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COLLECTION DE VIES DE SAINTS _____________ UN SAINT pour chaque jour du mois _____ DEUXIÈME SÉRIE _____

2 Février 2

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COLLECTION DE VIES DE SAINTS_____________

UN SAINT

pour chaque jour du mois

_____

DEUXIÈME SÉRIE_____

FÉVRIER

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SOMMAIRE_____

FÉVRIER_________

1. Saint Paul, évêque de Trois-Châteaux (fin du IVe siècle), A.L.2. Bienheureuse Jeanne de Lestonnac, fondatrice de l'Ordre de Notre-Dame (1556-1640), Dominique Roland-Gosselin.3. Saint Blaise, évêque de Sébaste, et ses compagnons martyrs (316), A.L. 4. Saint Gilbert de Sempringham, Abbé, fondateur des Gilbertins (1083-1189), Gilbert Roy.5. Saint Avit, évêque de Vienne et apôtre des Burgondes (vers 450-519), A.L.6. Saint Amand, évêque missionnaire et évêque de Maëstricht (590-vers 675), M.S. et Fr. Br.7. Saint Théodore d'Euchaita, martyr à Héraclée (319), R.B.D.8. Saint Jacut, abbé, fondateur de Saint-Jacut-de-la-Mer (Ve-VIe siècles), M. Le Berre.9. Saint Cyrille d'Alexandrie, évêque et Docteur de l'Eglise (vers 375-444), F.C.10. Sainte Austerberte, abbesse de Pavilly (630-704), Arthur d’Esprées.11. Saint Grégoire II, Pape (715-731), Dominique Roland-Gosselin. 12. Saint Riec ou Rieul, anachorète (Ve-VIe siècle), M. Le Berre.13. Bienheureux Etienne Bellesini, des Ermites de Saint-Augustin, curé de Genazzano (1774- 1840), F. Carret.14. Saint Valentin, prêtre, martyr à Rome (269), Fr. Bruno.15. Bienheureux Claude de la Colombière, prêtre de la Compagnie de Jésus (1641-1682), Emm. Varnoux16. Sainte Julienne de Nicomédie, vierge et martyre (290-vers 306), A.F.C.17. Saints Théodule et Julien de Cappadoce, martyrs à Césarée de Palestine (309), A.L.L.18. Bienheureux Jean-Pierre Néel, missionnaire, et ses trois compagnons chinois, martyrs (1852), A.P.19. Bienheureuse Lucie Y, vierge martyre chinoise (1813-1862), Denys Hutte.20. Saint Eucher, évêque d'Orléans (687-738), chanoine L.F. Laboise.21. Sainte Irène, sœur de saint Damase, vierge, à Rome (379), Fr. Br. et. Bl. L.22. Bienheureuse Jeanne-Marie Bonomo, religieuse Bénédictine à Bassano (1606-1670), C. De Loppinot.23. Saint Alexandre l’Acémète, fondateur des moines acémètes (vers 430), François Delmas. 24. Saints Montan, Lucius, Flavien et leurs compagnons, martyrs en Afrique (259), C. Octavien. 25. Saint Césaire de Nazianze, médecin (329-369), A.E.A.26. Saint Victor de Plancy, prêtre et solitaire (VIe ou VIIe siècle), Blaise Lezen.27. Saint Léandre, évêque de Séville (vers 550-603), A.L.28. Bienheureuse Villana de Botti, du Tiers-Ordre de Saint-Dominique (1332-1360), M.M. De J.

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SAINT PAULEvêque de Trois-Châteaux (fin du IVe siècle)

Fête le 1er février.

Les hagiographes des siècles passés se sont trouvés dans l'embarras en présence du saint évêque portant le nom de Paul, dont il était fait mention à la date du 1er février en divers martyrologes. Les uns plaçaient ce Saint sur le siège épiscopal de Troyes (Trecensis) ; d'autres en faisaient un évêque de Trois-Chàteaux (Tricastrum) ; les derniers enfin estimaient se trouver en pré-sence de deux évêques différents. L'existence de l'évêque de Tricastrum ne fait du reste plus de doute pour personne, et son nom même, qu'il a donné à la vieille cité romaine de la région dauphinoise, en est l'une des meilleures preuves.

Trois-Châteaux avant saint Paul.

Parmi les peuples nombreux établis dans les Gaules, à l'époque de la conquête romaine, se trouvaient les Tricastins. Fièrement campés sur les plateaux boisés de la rive gauche du Rhône, ils avaient résisté aux armées d'Annibal et tenu tête plus d'une fois aux conquérantes légions de César. Tricastrum, leur capitale (aujourd'hui Saint-Paul-Trois-Châteaux), se défendit longtemps dans ses trois camps retranchés, mais elle finit par succomber dans sa lutte désespérée contre Rome. Au 1 er

siècle de l'ère chrétienne, elle était devenue une colonie importante et avait pris le nom d'Auguste (Augusta Tricastrinorum). A saint Torquat, qui fut l'un de ses premiers évêques et qui a laissé son nom à un village des environs, devait succéder en 372 Paul, le plus illustre des pontifes de cette Eglise, et qui plus tard, comme jadis Auguste, mais avec plus de succès que l'empereur romain, laissera son nom à la ville qu'il aura évangélisée. Nous donnons ici l'histoire de sa vie d'après l'ancien Bréviaire de l'Eglise tricastine en la complétant par quelques précisions, autant toutefois que cela est possible, car il reste encore dans ce récit bien des lacunes ou des points obscurs.

Premières années. – Les deux colombes.

Paul naquit à Reims en Champagne, dans la première moitié du IVe siècle. C'était l'époque des grands évêques. Saint Nicaise gouvernait alors l'Eglise de Reims ; saint Hilaire de Poitiers et saint Martin de Tours remplissaient les Gaules de l'éclat de leur nom et du bruit de leurs miracles. L'enfant grandit auprès de ses parents, et apprit de bonne heure à connaître les grands exploits de ces hommes de Dieu. Lui aussi aimait les pauvres et il soulageait leurs misères « selon son petit pouvoir ». Il avait formé, dès lors, le projet de se retirer dans le sanctuaire. Mais, à peine arrivé à la fleur de sa jeunesse, il fut contraint par son père de s'engager dans les liens du mariage.

Il épousa une jeune fille de qualité, pieuse comme lui, et comme lui désireuse de se consacrer à Dieu. D'un commun accord, ils vouèrent leur virginité au Seigneur. Paul semblait avoir trouvé aux côtés de sa compagne les joies de la contemplation qu'il avait voulu demander au cloître. Mais la persécution ne tarda pas à venir troubler le bonheur tout surnaturel des deux serviteurs de Dieu. Vers 360, les Barbares, établis au delà du Rhin depuis plus d'un siècle, passèrent le fleuve et, malgré les légions de l'empereur Julien l'Apostat, qui se trouvait alors à Lutèce – il y séjourna au début de 358, puis, durant l'hiver de 359-360 – s'avancèrent en semant l'épouvante.

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« Devant la cruauté de ces vautours, dit le Bréviaire tricastin, nos deux jeunes colombes prirent la fuite » et vinrent chercher une solitude pour abriter leur innocence. Conduits par la main de Dieu, Paul et sa pieuse compagne arrivent à Lyon et s'embarquent sur le Rhône.

Le saint laboureur.

Le bateau qui les portait les déposa aux portes d'Arles, la métropole des Eglises de la Narbonnaise. Les deux fugitifs cherchèrent en vain auprès de la ville une solitude pour s'y établir  ; l'importance commerciale et politique de la cité avait peuplé d'habitations les campagnes environnantes. Paul et sa jeune femme s'avancèrent donc vers l'Ouest, sur les bords du Rhône, et vinrent se fixer dans un lieu retiré appelé Macerius, au territoire de l'ancienne Glanum, municipe romain, célèbre par son arc de triomphe, et qui prit plus tard le nom de Saint-Remy, lorsque Clovis en eut fait donation à l'évêque de Reims.

Ils obtinrent un petit champ et y établirent un oratoire. Paul cultivait lui-même les terres qu'il avait acquises ; l'histoire nous le représente conduisant la charrue et creusant péniblement les sillons qui devaient leur fournir la nourriture nécessaire. Comme saint Paulin et sa femme Thérasia à Nole, Paul et sa compagne avaient partagé leur temps entre la prière et le travail. Ainsi éloignés du monde, les deux solitaires espéraient vivre longtemps heureux au sein de cette obscurité volontaire où ils étaient venus cacher leur noblesse et leur gloire. Mais Dieu avait sur eux d'autres desseins. Il devait bientôt arracher Paul à ses travaux champêtres, comme autrefois il enleva David à ses troupeaux pour le mettre à la tête de son peuple.

La verge d'Aaron et le bâton de saint Paul.

Vers la fin de l'année 371, saint Torquat, évêque de Tricastrum, était mort. Selon l'usage de cette époque, le clergé et le peuple s'assemblèrent pour demander à Dieu de leur faire connaître leur nouveau pasteur. D'ordinaire, on procédait à une élection régulière, en consultant les suffrages des assistants. Mais il n'était pas rare que la volonté de Dieu se manifestât d'une façon miraculeuse. C'est ce qui eut lieu pour l'élection du successeur de saint Torquat. Plusieurs personnes pieuses déclarèrent que Dieu avait choisi pour évêque un solitaire de Glanum, en Provence, du nom de Paul.

Aussitôt, on dépêcha des messagers auprès de l'ermite, avec ordre de lui annoncer que le peuple tricastin l'avait choisi pour évêque. Les envoyés, après bien des recherches, arrivèrent à Glanum et trouvèrent un homme, à la figure noble, au port majestueux, occupé à conduire la charrue. Ils lui demandèrent s'il ne connaissait pas un solitaire du nom de Paul, retiré dans les environs. Le laboureur répondit qu'il portait lui-même le nom de Paul et qu'il s'était fixé, depuis quelques années, dans ce lieu retiré.

- Vous êtes donc celui que nous cherchons, s'écrièrent les envoyés.- Et pourquoi me cherchez-vous ? ajouta Paul.- Afin de vous apprendre, répondirent les députés, que le clergé et le peuple de l'Eglise

tricastine vous ont choisi pour leur évêque.- Moi ? pour leur évêque ! Mes amis, continuez votre route, je ne suis point le Paul que vous

cherchez. Vous voyez bien que je ne suis qu'un pauvre laboureur. Allez, et que Dieu dirige vos pas.Mais les envoyés répondirent qu'ils n'avaient pas trouvé, dans tout le pays, d'autre ermite du

nom de Paul, et qu'assurément le personnage, désigné par le ciel ne pouvait être un autre que lui. Ici se produisit, dit la tradition, le gracieux épisode que voici.

Le laboureur, qui les avait écoutés jusque-là sans quitter la charrue, tenait à la main l'aiguillon dont il se servait pour conduire les bœufs.

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Il répondit avec un sourire, en plantant dans un sillon son bâton desséché :- Quand ce bâton produira des feuilles et des fleurs, j'accepterai l'offre que vous me proposez.A peine avait-il fini de parler que le bâton était couvert de feuilles et orné de fleurs !C'est ainsi que Dieu avait choisi jadis Aaron pour son prêtre ; c'est également par un miracle

semblable que, d'après une tradition gracieuse et très populaire, saint Joseph fut donné pour époux à Marie. L'humble Paul, plus étonné que tous les autres à la vue de ce prodige, tombe à genoux et déclare qu'il se soumet à la volonté de Dieu, en acceptant la charge qu'on lui confie.

Les députés tricastins, au comble de la joie, se hâtent de revenir annoncer à leurs compatriotes l'heureux résultat de leur mission. A cette nouvelle, ce n'est qu'un cri d'allégresse dans Tricastrum, et la ville se prépare à recevoir dignement celui que Dieu lui destine pour évêque.

Les adieux de saint Paul à sa femme.

Il en coûtait néanmoins à Paul d'annoncer à sa compagne la nouvelle de la séparation demandée par Dieu. A vrai dire, si, depuis le temps des apôtres, les lois canoniques de l'Eglise prescrivaient aux hommes engagés dans les liens du mariage, qui voulaient entrer dans les saints Ordres, de se séparer de leur épouse, cette législation était bien loin d'une application commune. Les exigences du recrutement sacerdotal étaient telles et le nombre des candidats aux fonctions ecclésiastiques encore si restreint surtout dans les pays récemment christianisés, qu'au milieu du IVe siècle le diaconat, le sacerdoce et même l'épiscopat étaient encore conférés à des hommes mariés.

La femme de Paul semblait donc pouvoir continuer à demeurer près de celui-ci. Les conditions mêmes dans lesquelles vivaient ces deux époux chrétiens les rapprochaient de l'esprit de l'Eglise. L'un et l'autre voulurent être jusqu'au bout généreux dans leur sacrifice ; c'est pourquoi ils se séparèrent : la femme, malgré son attachement pour son mari, ne voulut point s'opposer à la volonté de Dieu et elle se soumit aux décrets de l'Eglise. Elle embrassa une dernière fois celui qu'elle ne devait plus revoir qu'au ciel, et alla s'enfermer dans un couvent de religieuses, à Arles. Elle y mourut en odeur de sainteté, quelque temps avant son mari, au dire de la tradition.

L'ordination du Saint.

Cependant, l'élu de Dieu, avant d'aller s'asseoir dans la chaire illustrée par saint Restitut, premier évêque de Tricastrum, et en qui on a voulu voir l'aveugle-né de l'Evangile, devait recevoir, avec l'habit des clercs, les premiers Ordres sacrés et la prêtrise. Il s'y prépara avec d'autant plus de ferveur qu'il était plus humble. Il avait autrefois étudié à Reims les lettres humaines et les sciencessacrées ; ce qui l’effrayait, c’était moins le défaut de science que le souvenir de ses fautes. Il passait des nuits entières à les pleurer. On raconte que Dieu, touché de sa douleur, lui envoya un ange pour l’encourager et lui annoncer que ses péchés lui étaient pardonnés.

Alors seulement il consentit à gravir la montagne du Seigneur et à entrer dans le sanctuaire, ainsi que s'exprime le prophète David parlant du sacerdoce.

Il parcourut en quelques jours les degrés de la sainte hiérarchie et vit orner, coup sur coup, son front vénérable de l'auréole des prêtres, puis de la couronne des évêques. Ce fui probablement dans son église même qu'il reçut, selon l'usage, la consécration épiscopale des mains de son métropolitain, l'évêque d'Arles. Cette cérémonie, une des plus belles de la liturgie catholique, était rendue plus émouvante encore par le souvenir des circonstances providentielles qui l'avaient précédée. Quand, enfin, il se releva comme transformé et, pour ainsi dire, tout embaumé des effusions de l'Esprit-Saint, les Tricastins s'inclinèrent avec amour et confiance sous la main paternelle du Père qui bénissait, en pleurant d'émotion, ses nouveaux enfants.

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Le Concile de Valence. – Saint Paul et les évêques au IVe siècle.

Le nouvel évêque ne trompa point les espérances de ses diocésains. Pendant les quarante années de son épiscopat, l'Eglise tricastine allait briller d'un éclat particulier. On vit Paul s'occuper activement et de ses clercs et de ses fidèles, s'attachant surtout, selon la recommandation de l'Apôtre dont il portait le nom, à leur servir d'exemple et de modèle par sa modestie, sa foi, sa charité et ses autres vertus. Il prit part aux grands événements de l'Eglise des Gaules durant cette époque agitée par les hérésies et menacée par les invasions barbares. En 374, saint Emilien, de Valence, avait pris l'initiative d'un Concile provincial, auquel seraient invités tous les évêques de la Gaule narbonnaise.

Le Concile se réunit à la date fixée, qui était le 12 juillet, sous la présidence de saint Florent, métropolitain de Vienne. L'histoire nous a conservé le nom de vingt-deux évêques présents au synode. Parmi eux se trouvent plusieurs Saints : saint Phébade, d'Agen, qui signa le premier la lettre collective adressée aux fidèles, apparemment comme le plus ancien dans l'épiscopat ; saint Concordius, d'Arles ; saint Vincent, de Digne ; saint Just, de Lyon ; Eortius, qui est peut-être saint Euverte, d'Orléans ; enfin saint Paul, de Trois-Châteaux.

Cette assemblée « ne prit, dit Mgr Héfélé, aucune part aux discussions théologiques et se borna à décréter des mesures disciplinaires ».

Ses quatre canons concernent l'irrégularité des « bigames », c'est-à-dire ici des hommes remariés ou maris des veuves ; la pénitence des femmes qui s'étaient mariées après avoir prononcé le vœu de virginité ; la miséricorde à l'égard des catholiques rebaptisés par les hérétiques ; l'obligation d'écarter du clergé ceux qui seraient accusés, ou se déclareraient coupables, même mensongèrement, d'une faute grave. Comme on le voit, les décisions des Pères tendaient à resserrer, au sein du clergé, les liens de la discipline ecclésiastique, et en même temps à assurer, tout en observant la fermeté requise, le pardon aux apostats pénitents arrivés à l'article de la mort. Saint Damase 1er ratifia leurs décisions en écrivant aux évêques de la province de Vienne : « Nous avons appris que plusieurs refusent le pardon aux mourants, même à ceux qui le demandent avec empressement. Nous avons horreur d'une pareille dureté. C'est une impiété que de désespérer de la miséricorde de Dieu. En user ainsi à l'égard des pécheurs mourants, n'est-ce point ajouter la mort éternelle à la mort temporelle ? »

La créance du juif. – Intervention miraculeuse de saint Torquat.

De retour dans son diocèse, Paul ne tarda pas à trouver l'occasion de mettre en pratique les sentiments de miséricorde dont s'imprégnaient les décisions du Concile. Un juif vint le trouver pour lui réclamer une forte somme d'argent, qu'il avait, disait-il, prêtée à saint Torquat, son pré- décesseur, et qui n'avait pas été remboursée.

L'évêque, ne trouvant aucun compte établi qui mentionnât cette dette, fut très étonné. Cependant, comme le visiteur insistait avec beaucoup de force, il répondit qu'il allait interroger Torquat lui-même. Le juif se demandait si son interlocuteur voulait se moquer de lui ; cependant, il commença bientôt à craindre. En effet, Paul se revêtit des habits pontificaux, puis, accompagné de l'israélite, il se rendit à l'église. Une foule nombreuse était accourue pour être témoin du spectacle. Après une courte prière, le pontife toucha de son bâton pastoral le tombeau de son prédécesseur et lui commanda, de la part de Dieu, de dire s'il avait payé le juif, ou s'il devait encore l'argent. A l'instant même, les assistants entendirent la voix de l'évêque défunt répondre très distinctement : « La somme a déjà été payée. »

Le peuple éclata en cris d'admiration et menaça de mettre à mort le juif à l'heure même ; mais Paul prit avec énergie la défense du coupable, et la tradition rapporte que celui-ci se convertit plus tard et reçut le baptême des mains de celui qui lui avait sauvé la vie.

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Un acte de reconnaissance.

Ainsi, grâce à la sainteté du pontife, la perfidie d'un homme cupide servait à confirmer dans la foi tout un peuple. Les habitants de Trois-Châteaux entouraient de respect et de vénération le Père dont ils recevaient tant de biens. Un souvenir de leur reconnaissance s'est transmis aux générations futures : Tricastrum, qui avait plusieurs fois modifié son nom, s'appelant tantôt Auguste, en l'honneur d'Octave Auguste, tantôt Diocletiana pour plaire à Dioclétien, voulut, après la mort de Paul, ajouter à sa première appellation le nom de son plus illustre défenseur, et s'appela désormais « Saint-Paul-Trois-Châteaux ».

Cet illustre pontife, dont le souvenir s'est ainsi maintenu depuis plus de quinze siècles, mourut plein de jours et de mérites après quarante années d'épiscopat. Le martyrologe romain le nomme au 1er février avec cet éloge : « Sa vie fut célèbre en vertus et sa mort précieuse en miracles. »

Nous ne connaissons pas en détail les merveilles opérées à son tombeau, mais le souvenir du Saint est demeuré vivant et dans le nom de la ville et dans la magnifique cathédrale construite en 762 pour abriter ses reliques. C'est à l'ombre de ces voûtes encore sombres, où l'ogive gothique apparaît déjà, que le corps de saint Paul reposa jusqu'en 1535. A cette époque fut enlevée la châsse d'argent, incrustée de pierres précieuses, qui contenait le corps du Saint. Quelques années plus tard, en 1561, les calvinistes brûlaient les précieuses reliques, sous le portique de l'église, pour en jeter les cendres au vent. La ville souffrit d'ailleurs beaucoup, durant le XVIe siècle, de la fureur des hérétiques ; ceux-ci, dit Moreri, en ayant été maîtres environ un demi-siècle, ruinèrent les églises, pillèrent les vases sacrés et chassèrent les évêques et le clergé. Antoine du Cros, qui fut nommé à cet évêché en 1599, put rétablir sa cathédrale et restaurer le culte divin après une interruption de quarante-quatre ans.

L' « aiguillado ».

Ce fut probablement à cette époque si troublée que disparut le bâton miraculeusement fleuri ; il était conservé à Saint-Remy, en Provence, dans l'église consacrée par l'évêque de Tricastrum. Le souvenir de saint Paul est demeuré vivant parmi les habitants de Trois-Châteaux. Tous les ans, au jour de sa fête, on porte en procession à la cathédrale un long bâton, l'aiguillado, entouré de rubans et de fleurs, en mémoire du miracle que nous avons rapporté. Les laboureurs se pressent nombreux autour de cet emblème traditionnel d'un Saint qui fut leur modèle dans les travaux pénibles des champs, et qui demeure leur protecteur et leur patron vénéré. Les anciens livres liturgiques de l'Eglise tricastine ont conservé les noms de plusieurs Saints qui, après saint Paul, brillèrent à la tête du même diocèse. Le dernier évêque de Saint-Paul-Trois-Châteaux, Pierre François-Xavier de Reboul, élu en 1744, mourut en 1791 sans être remplacé. Le territoire du diocèse était peu étendu, mesurant tout juste vingt kilomètres de long sur 16 de large. Lors de son incorporation au diocèse de Valence il comptait 35 paroisses, et possédait sur son territoire l'abbaye d’Aiguebelle, qui subsiste encore. Le nouveau Propre de Valence fait mémoire de saint Paul le 1 er février, celui d'Aix le 3 février.

A. L.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. 1er de février (Paris, 1863). – Boyer de Sainte-Marthe, Histoire de 1 Eglise cathédrale de Saint-Paul-Trois-Châteaux (Avignon, 1710). – Paul Allard, Julien l'Apostat (Paris, 1900). – (V.S.B.P., n° 682).

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BIENHEUREUSE JEANNE DE LESTONNACFondatrice de l'Ordre de Notre-Dame (1556-1640).

Fête le 2 février.

Notre-Seigneur fut, selon ses paroles mêmes, un signe de contradiction. Ceux et celles qui, sur ses traces divines, veulent le suivre en portant leur croix, doivent s'attendre à devenir l'objet préféré des railleries et des assauts contempteurs du monde. Nulle sainteté possible sans cela. Nulle vie chrétienne profonde et qui vaille. Très près du commun des fidèles, puisqu'ayant vécu de leur vie durant quarante-sept années, prélude de sa vie religieuse, Jeanne de Lestonnac en apporte une preuve qui ne passe pas et ne craint, d'aucune manière, qu'on la dise périmée.

Les premières années.

Rue du Marché, sur la paroisse de Sainte-Colombe, en 1556, elle naquit de parents illustres, à Bordeaux. Son père, Richard de Lestonnac, issu d'une famille connue dès 1347, était, le 4 mai 1554, entré comme conseiller au Parlement de cette ville. Sa mère, Jeanne Eyquem de Montaigne, sœur du grand écrivain Michel de Montaigne qui, plus tard, dira de sa nièce « que la nature avait fait un chef-d'œuvre, en alliant une si belle âme à un si beau corps, et logeant une princesse en un magnifique palais », n'était, hélas ! Catholique que d'étiquette et de nom. Son esprit, toute sa nature foncière allait aux erreurs de Calvin. Sans peine, il est aisé d'entrevoir état et condition de la petite Jeanne, placée, peut-on dire, à peine née, au carrefour de la vérité et de l'hérésie. Quelle épée de Damoclès, toujours plus menaçante ! Et d'autant que Mme de Lestonnac, mère, déposait sans vergogne les armes de la dissimulation. Elle voulait, orgueil maternel explicable, façonner sa fille à son image. Mais, heureusement, les exemples de piété du père se dressaient là. Ce n'est point en vain qu'il portait, de surcroît, ainsi que le rapporte de Boisville, le titre de « recteur de l'église paroissiale de Saint-Laurent-en-Médoc » et de « prieur de l'hôpital Saint-André de Bordeaux ». Il entendait que sa fille fût élevée dans la foi cathodique. Tout, au reste, y portait l'enfant : la voix de Dieu ; la voix ancestrale d'une longue lignée. La mère, toutefois, réussit à éloigner Jeanne du toit paternel et à remettre son éducation entre les mains d'une belle-sœur, calviniste sous le manteau.

Trames de toutes sortes furent employées pour la séduire : prêches fouaillant l'Eglise romaine, mauvais livres, adulations à l'envi pour faire passer le moins digestible. Mesures pour rien, même les menaces. La sainte Providence, maîtresse en toute chose, intervint. Montaigne en personne protesta auprès de M. de Lestonnac, lequel reprit son bien et choisit des personnes de confiance. Toujours aux aguets, sa femme multiplia les controverses. La jeune fille – elle allait avoir 15 ans – opposa de mâles résistances qui, de son aveu, parurent parfois fléchir sous l'apparence de silences complaisants. Elle tenta, mais sans succès, de convertir sa mère. Celle-ci le prenant mal, sa piété filiale n'en fut pas amoindrie.

Vie conjugale et veuvage.

Dans le recueillement et la solitude, un désir immense de sauver les autres de l'aveuglement de l'esprit et du cœur enflammait Jeanne de Lestonnac. Pour le réaliser, combien d'écueils infranchissables ! D'idées claustrales, son père n'en voulait rien entendre. Les monastères avaient quelque peu perdu le lustre de leur renom. Le relâchement, voire l'hérésie, s'y glissait. Résignée,

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Jeanne, par l'auguste médiation de son ange gardien et de saint Jean l'Evangéliste, son saint patron, se confia au bon plaisir divin, et fut fortifiée. Elle avait 17 ans, de la beauté, de l'intelligence, un caractère amène, une dot en relief. Prétendants, tous de qualité, posaient leur candidature. L'un fut agréé des parents qui l'imposèrent et qui docilement furent obéis.

Gaston de Montferrand, premier baron de Guienne, baron de Landiras et de Lamothe, soudan de la Trau, dont la Maison était alliée à celle de France, d'Aragon et de Navarre, dont ses ancêtres avaient très magnifiquement occupé les charges les plus élevées dans l'Eglise et dans l'Etat, donné à Bordeaux archevêques et gouverneurs, était pleinement digne d'un si grand bonheur. Le 12 sep-tembre 1573, eut lieu la signature du contrat. Le mariage s'ensuivit tout de suite après.

Conduite par une main infaillible, et toujours fidèle aux exigences de la grâce, la baronne de Montferrand franchit le seuil d'une vie nouvelle. L'oraison, don de Dieu reçu dès l'âge le plus tendre, l'acheminait vers les hauteurs. Elle eut sept enfants. Deux, tout jeunes, moururent. Fort chrétiennement, elle éleva les autres. À mesure qu'ils devenaient grands, telle la reine Blanche de Castille, elle leur inspirait l'horreur du péché mortel auquel il est d'obligation de préférer la mort. Celle-ci se pressa de plus en plus acharnée autour de la baronne de Montferrand. Michel de Montaigne s'en fut à meilleure vie ; puis, le 12 août 1595, Richard de Lestonnac, modèle du gentilhomme-magistrat. Deux années encore, et Gaston de Montferrand exhala sereinement le dernier soupir. Le calice n'était pas bu jusqu'à la lie : le fils aîné rendit l'âme à son tour.

Une à une, de chères attaches étaient brisées. Dieu poursuivait son œuvre d'amour. Jeanne de Lestonnac – elle avait repris son nom – se dévoua aux malades, aux prisonniers, aux pauvres, à l'éducation de ses enfants, à la gestion de leur avoir. Autant de manières renouvelées d'honorer le Seigneur. Au dehors, une floraison vigoureuse et vibrante redonnait de l'essor au catholicisme ; Jeanne sentait revivre en elle les aspirations du passé, d'appartenir à Dieu sans partage et d'assumer la tâche éducative des jeunes personnes de son sexe. Elle y était d'autant plus incitée que deux de ses filles, Marthe et Madeleine, entraient à l'Annonciade de Bordeaux. Un fils, François, baron de Montferrand, épousait, au mois de juillet 1600, Marguerite de Cazalis. Une fille, Jeanne de Montferrand, mariée, dans la suite, à François de Chartres, baron d'Arpailhan en Bazadais, demeurait encore sans établissement. Trois années durant, Jeanne de Lestonnac attendit l'heure de Dieu.

Jean de Saint-Etienne, provincial des Feuillants ou religieux réformés de l'Ordre de Cîteaux, homme docte et très avant dans la vertu, se trouvait alors à Bordeaux pour les affaires de son Ordre. Jeanne le conjura d'intercéder près les Feuillantines de Toulouse pour s'y voir agréée. Il seconda ses désirs et la désigna comme recrue d'élite à Mme de Sainte-Claire, la supérieure.

A sa fille, Jeanne de Lestonnac prit la résolution de cacher son départ. Son fils, elle ne l'en avisa que la veille. Lui serait le gardien de sa sœur. Dans sa douleur réprobatrice, mais impuissante, Fran-çois de Montferrand supplia sa mère de lui permettre de l'accompagner jusqu'à Toulouse. Récusant sa prière, elle lui enjoignit de garder envers sa sœur le silence.

Inconsciemment du moins, elle avait, en cela, compté sans le bon plaisir de Dieu qui, selon ses adorables secrets, renverse les sages édifices de prévoyance que la faiblesse humaine peut croire invulnérables. A l'aube, le lendemain, elle gagna les bords de la Garonne. Au port, une barque l'attendait. Les marins tardaient d'appareiller. La marée paresseuse reculait le départ. Entre temps, là-bas, des gémissements réveillaient en sursaut Jeanne de Montferrand. Accablés, les serviteurs pleuraient l'exode de leur bonne maîtresse. La jeune fille s'informa. Elle courut au rivage et tomba aux pieds de sa mère : « Madame, où allez-vous ? A qui me laissez-vous ?... Je n'ai plus de père ; vous vivante, voulez-vous que je n'aie plus de mère ? Dieu sera votre père et votre mère, ma fille », répondit l'héroïque femme avant de s'éloigner.

Chez les Feuillantines.

Le voyage dura de cinq à six journées. A l'abordage, vision saisissante : François de

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Montferrand, comme une barrière vivante, apparut. En dépit des objurgations faites et de la défense reçue, il était arrivé premier au galop de son cheval. Les ressources de son filial amour, de son éloquence et de sa colère, il les déploya vainement. Sa mère, ainsi que le fera un peu plus tard, et sous d'autres cieux, Jeanne de Chantal passa le seuil du monastère. On était au mois de mars 1603. Elle comptait 47 ans. Le 11 juin suivant, elle prit la vêture et reçut le nom de Sœur Jeanne de Saint-Bernard. Novice, elle fut la première en toutes choses : humilité, mortifications continuelles. On eût dit que son âge n'y entrait pas, qu'elle était la plus jeune parmi les jeunes, ne se souciant aucunement d'une santé délicate et susceptible de chanceler. Ses forces, cependant, au bout de cinq mois, la trahirent. Les médecins affirmèrent que c'était la mort à échéance très brève, si la malade persistait dans sa vocation. Tout plutôt que de renoncer au couvent. La décision fut donc différée. De suppliantes prières pour sa guérison, un miracle, s'élevèrent, de jour et de nuit.

Le mal ayant empiré, la prieure prononça l'inévitable sentence. D'énormes sanglots, une dépression navrante exprimèrent une espérance fauchée. Mais celle qui, pour quelques heures encore, s'appelait Sœur Jeanne de Saint-Bernard, n'était point femme à se décourager ; elle aimait trop pour effleurer l'amertume du désespoir. Très avancée dans les voies d'oraison, en obscurité, elle s'abandonnait, acceptait, se libérait de toute préférence. Dieu l'illumina et lui fit entendre qu'il la réservait à d'autres services de sa gloire ; elle vit s'ouvrir l'enfer prêt à engloutir des milliers d'âmes qui l'adjuraient de les secourir, et la Vierge Marie la regardait souriante, comme l'invitant à l'œuvre rédemptrice. Le jour suivant, la Mère Charlotte de Sainte-Claire retrouva Mme de Lestonnac docile, sereine et pleine de quiétude. Aussitôt que celle-ci eût abandonné l'habit des Feuillantines, elle sentit renaître ses forces. Le miracle avait eu lieu, et, sans remettre davantage, elle rentra à Bordeaux.

Prélude de la Fondation de l'Ordre de Notre-Dame.

La joie fut unanime. Occupée de l'avenir de sa fille, Mme de Lestonnac se rendit au château de Landiras, chez le baron de Montferrand, puis en Périgord où elle arracha, par son seul exemple, à l'hérésie une jeune fille de 20 ans, Suzanne de Briançon, future supérieure de la Maison de Périgueux. Elle élut, d'accord avec son fils chez qui elle était ensuite revenue, résidence en la terre de Lamothe-Darriet. Elle y vécut plus d'une année au cours de laquelle, obsédée par son désir d'éduquer les esprits dans l'erreur, elle regagna Bordeaux. Là, épreuve nouvelle. Deux Jésuites de renommée, le P. Marguestaud et le P. Ménage, n'entrèrent pas dans ses vues. Alors, elle multiplia ses actes héroïques en soignant les pestiférés, visitant les maisons les plus contaminées, marquées d'une croix rouge. En cet été de 1605, quelques jeunes filles s'offrirent à l'aider, tant que durerait le fléau. Mais celui-ci disparu, elles n'entendirent plus se séparer de Mme de Lestonnac qui, heureuse de telles dispositions, les réunit presque chaque jour et finit par leur exposer ses projets qui, en elles, éveillèrent un fervent enthousiasme. Dans le même temps, florissaient, faisant force propagande, les écoles hérétiques, organisées depuis l'édit de Nantes.

Les collèges des Jésuites endiguaient leur influence en leur disputant avec bonheur les fils de famille. Par contre, rien n'existait pour les filles de la noblesse et de la bourgeoisie. Deux apôtres, deux Jésuites aussi, s'en tourmentaient : le P. de Bordes et le P. Raymond, l'un Bordelais de naissance, ancien recteur des collèges d'Auch et d'Agen, l'autre, ardent missionnaire. Le 23 septembre 1605, fête de sainte Thècle, en célébrant, l'un et l'autre à la même heure, le Saint Sacrifice de la messe, ils ressentirent le même appel de Dieu : l'établissement, sur le modèle de la Compagnie de Jésus, d'un Ordre de religieuses consacrées à l'éducation des jeunes filles, sous la protection de la Très Sainte Vierge. S'étant mis en rapports avec Mme de Lestonnac, ils lui propo-sèrent d'être la fondatrice du nouvel Ordre. Effarouchée dans sa modestie, désireuse seulement d'en faire partie à titre de simple religieuse, elle requit des délais pour réfléchir, sinon pour opposer un brutal refus. Dieu veillait. Alors qu'elle assistait, un matin, à la messe du P. de Bordes, dans la chapelle, croit-on, Saint-François-Xavier, aujourd'hui l'église de paroisse da Saint-Paul, le Père vit

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saint Pierre, qu'accompagnait saint Jean, lui désigner du doigt Mme de Lestonnac agenouillée non loin de l'autel. Baignée, de son côté, d'une lumière intérieure et divine, elle comprit que Dieu lui ordonnait de se soumettre au choix dont elle était l'objet.

La fondation.

Bientôt, la vaillante et sainte femme, accroissant le petit groupe formé déjà autour d'elle et par elle, s’associa quelques jeunes filles parmi les familles les plus chrétiennes de l'endroit. Neuf exactement : Sereine Coqueau, Madeleine de Landrevie, Isabeau de Maisonneuve, Marie de Roux, Anne de Richelet, Françoise de Boulaire, Blanche Hervé, Henriette de Cazaubon et Raymonde de Capdeville. L'initiation commença. Le P. de Bordes, se conformant aux admirables Exercices de saint Ignace, prit la direction de ces âmes généreuses, enthousiastes, peut-être un peu trop fougueuses, qu'il fallait armer, fortifier, avertir. Sous l'égide sans tache de Notre-Dame, il leur enseigna encore plus parfaitement à se discipliner, et prépara avec Mme de Lestonnac un abrégé de la Règle et des Constitutions. Le 7 mars 1606, Mme de Lestonnac et ses compagnes se présentèrent pour la première fois devant le cardinal de Sourdis, archevêque de Bordeaux depuis 1599. D'une très zélée dévotion pour saint Charles Borromée, Son Eminence eût préféré que Mme de Lestonnac associât sa Congrégation à celle des Ursulines. En face de la filiale fermeté de l'impétrante, il n'insista pas, l'assura de son approbative sympathie et lui promit d'écrire lui-même à Sa Sainteté une lettre favorable.

Il signa, le 25 mars, fête de l'Annonciation, l'acte ratifiant la formule du nouvel Institut. Afin de solliciter la confirmation du Souverain Pontife, Pierre Moysset, chanoine de la Métropole, curé de Sainte-Colombe et licencié en théologie, fut désigné. En la fête de saint Dominique, le 4 août 1606, il partit, et, aux derniers jours de septembre ou au commencement d'octobre, toucha la Ville Eternelle. Les cardinaux Bellarmin et Baronius s'intéressèrent à sa cause et, pour lui, sollicitèrent une audience. Le doux, prudent et très ferme Paul V le reçut avec bienveillance et l'engagea de s'adresser, sans retard, à la Congrégation des évêques et réguliers. La procédure se poursuivit pendant sept mois, et Paul V signa le Bref le 7 avril 1607. A l'instant même, en son oratoire, Mme de Lestonnac aperçut dans une auréole lumineuse saint Jean l'Evangéliste qui lui révéla que sa cause était gagnée. Le 29 janvier 1608, l'acte d'agrégation du nouvel Institut à l'Ordre de Saint-Benoît fut dressé. Par un acte de donation du 26 février, le cardinal de Sourdis abandonnait à Mme de Lestonnac et à ses compagnes, non loin du château Trompette, près du couvent des Dominicains, un ancien prieuré du Saint-Esprit, moins le revenu réservé, par disposition de son prédécesseur, Mgr Prévot de Sansac, au Séminaire. Et, le 2 avril, M. Moysset, en qualité de procureur général de l'Ordre, prenait possession de la chapelle bellement restaurée. Le prieuré, où, vers le même temps, entraient les postulantes, était désormais devenu la maison de Notre-Dame.

La probation. – La supérieure. – L'apôtre.

Nulle rose sans épines. Des défections, définitives ou passagères, éclaircirent les rangs du pieux troupeau. Les langues, bridées jusque-là, se délièrent. Mme de Lestonnac, inébranlable, continua son chemin. Aux postulantes, le 1er mai 1608, le cardinal imposa le voile blanc de la probation. A la première d'entre elles, à la fondatrice, il donna, en outre, le voile noir, comme pour mettre en une seule, une même harmonie, ses vertus de novice et de mère, de supérieure et de compagne. L'enseignement gratuit reçu à « Notre-Dame » contribua au dépeuplement des écoles protestantes. On dut abandonner le prieuré du Saint-Esprit pour une maison, sise rue du Hâ, plus spacieuse et plus centrale. La solennité des vœux eut lieu, le jour de l'Immaculée Conception de la Sainte Vierge, 8 décembre 1610. Mme de Lestonnac, la veille de Noël, à l'unanimité des suffrages, fut élue pour trois ans « Mère première ». Le gouvernement de la Mère de Lestonnac ne pouvait pas ne pas

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être un gouvernement d'exemplaire autorité et d'édification. A la contemplation, s'alliait, chez elle, une action irradiante. Ses fondations se succédaient. Elle possédait, aussi, à un ineffable degré, le don du silence en face de l'injustice et de la calomnie. Supérieure triennale, elle gouvernait, depuis bientôt quatorze ans la maison de Bordeaux, quand une religieuse, Blanche Hervé, qui n'avait pas été désignée aux premiers emplois dans l'une des fondations, à cause de ses très moyennes aptitudes, s'employa, par compensation et d'accord avec le confesseur de la communauté, à la perdre dans l'estime et l'esprit du cardinal de Sourdis. Un misérable prétexte, une porte réparée sans permission de l'archevêque, fut exhibée. De publiques et humiliants reproches s'ensuivirent. Le temps des réélections advenu, les intrigues redoublant d'âpreté, Blanche Hervé fut nommée supérieure. Trois années de martyre muet et sanglant pour la fondatrice. Une fois de plus, la Providence intervint. Le jour de la Saint-Etienne, 26 décembre 1624, Blanche Hervé, touchée d'un rayon de la grâce, s'en fut se jeter aux pieds de la Mère de Lestonnac, qui, amoureusement, la releva en disant de ne parler jamais plus du passé.

Les dernières années. – La mort. – Le culte.

Agée de 70 ans, la Mère de Lestonnac se rendit à Pau, ouvrit les classes, se fit l'institutrice des enfants les plus jeunes et, pendant huit ans, prodigua son apostolat. Rappelée à Bordeaux par les exigences de l'Institut, elle y fit imprimer les Constitutions, unifia l'intégrité de l'observance, mit le sceau définitif à l'œuvre. Puis, elle ne pensa plus, gagnée par des infirmités grandissantes, qu'à se préparer à la mort. Le jour de la Purification, 2 février 1640, parmi ses filles, toutes réunies, la Mère de Lestonnac, paisiblement, doucement, s'endormit dans le Seigneur.

La nouvelle de sa mort remua la ville entière. Partout, l'on entendait ces mots : « Allons voir la Sainte ! » La dépouille, durant plusieurs jours, fut exposée dans une chapelle ardente. Devant l'enthousiasme populaire, il fallut cacher l'heure des funérailles qui eurent lieu, un soir, à 8 heures. Sous le chœur des religieuses, un tombeau de marbre, supporté par deux colonnes, avait été dressé. Là, pendant un siècle et demi, se déroulèrent merveilles et guérisons. En 1792, à l'aube de la Révolution, le corps de la Mère de Lestonnac fut déposé dans une caisse de clavecin et transporté par deux ouvriers de confiance chez M. de Galatheau, descendant de la défunte. En 1794, après une perquisition chez ce dernier, une fosse fut creusée dans un terrain inculte dépendant de la municipalité. Après la restauration de l'Ordre de Notre-Dame à Bordeaux, le 13 novembre 1822, des fouilles commencèrent. Une portion du crâne « d'une femme âgée, de taille moyenne et de saine conformation », et un grand nombre d'ossements furent découverts. La Commission archiépiscopale démontra qu'on était bien en présence des restes de Mme de Lestonnac, et la translation de la mairie au couvent du Palais-Gallien se fit solennellement le 28 décembre 1822. Proclamée Vénérable le 19 septembre 1834, Jeanne de Lestonnac fut béatifiée par Léon XIII, le 23 septembre 1900. La cause fut reprise le 23 août 1905 et la validité des miracles reconnue le 11 décembre 1923.

Dominique Roland-Gosselin.

Sources consultées. – Abbé R. Couzard, La bienheureuse Jeanne de Lestonnac (Paris, 1904). – Abbé Duprat, La digne fille de Marie, ou la bienheureuse Jeanne de Lestonnac (Paris, 1906). – (V.S.B.P., n° 1073 et 1074.)

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SAINT BLAISEEvêque de Sébaste et ses compagnons martyrs (… 316).

Fête le 3 février.

Un ancien martyrologe appelle saint Blaise le faiseur de miracles ; la piété du peuple a cru que Dieu lui avait conservé dans le ciel la même puissance, et, de fait, elle n'a pas été déçue.

Saint Blaise a mérité, par le nombre de ses bienfaits et des faveurs qu'il a obtenues, d'être classé au moyen âge parmi les Saints appelés Adjuteurs ou Auxiliateurs, c'est-à-dire secourables. On désignait de ce nom les Saints – généralement au nombre de quatorze ou de quinze – qui étaient particulièrement célèbres pour l'efficacité de leur intercession.

Le médecin.

Blaise naquit à Sébaste, ville de l'Arménie, vers la fin du IIIe siècle. Ses parents étaient illustres. Jeune, il s'adonna à l'étude des belles-lettres et il devint ensuite habile dans l'art de la médecine. On le vit alors, plein d'un dévouement peu commun, consacrer tous ses instants au soin des malades, ce qui lui valut une popularité du meilleur aloi.

Dans cette âme païenne, une révolution s'opéra un jour. Etait-ce le résultat du travail latent de la grâce qui se plaît parfois à récompenser les vertus purement naturelles ? Etait-ce le fruit de l'étude persévérante des écrits des chrétiens et de leurs apologistes ? Etait-ce surtout la vue de leurs exemples et leur intrépidité en face des supplices ? Quoi qu'il en soit, le jeune médecin embrassa la religion du Christ. Cette démarche augmenta encore le zèle qu'il apportait dans l'exercice de sa profession, si bien que sa vie put se résumer en deux mots : abnégation et charité.

L'évêque.

Comme Blaise vaquait à son ministère secourable auprès des malades, une nouvelle tempête fondit sur l'Eglise. Dioclétien venait de déchaîner la dixième persécution qui devait dépasser en cruauté toutes les précédentes. La ville de Sébaste fut plus particulièrement éprouvée ; c'est dans cette tourmente qu'elle acquit le nom de Ville des Martyrs, à cause de la mort violente de dix-sept mille de ses habitants. Telle fut l'œuvre sanglante d'Agricola, gouverneur de la Cappadoce et de l'Arménie. Convaincu qu'un troupeau sans pasteur est facilement dispersé le tyran commença par faire mettre à mort l'évêque de Sébaste.

C'était méconnaître l'impérissable vitalité de l'Eglise. Aussitôt, les fidèles se rassemblent et d'une voix unanime ils élisent Blaise à la place du martyr (309). Leur choix était un présage, car le nouveau pontife devait se montrer non moins parfait médecin des âmes qu'il l'avait été des corps. Cependant, comme il sentait l'impossibilité d'exercer son ministère dans un milieu où il serait bientôt découvert, il quitta la ville pour se retirer dans une grotte du mont Argée, à quelques milles de Sébaste. Ainsi de nombreux Papes avaient fui dans les catacombes, persuadés que la charité pour leurs frères devait l'emporter sur leur soif personnelle du martyre.

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Dans la solitude du mont Argée.

Les jours de Blaise se partageaient dans la solitude entre la prière et le soin des âmes qu'il semblait avoir délaissées. Les animaux sauvages apprirent bientôt le chemin de sa demeure ; subitement apprivoisés à sa vue, ils devinrent ses compagnons, et si l'un d'eux était malade, Blaise lui rendait la santé par la vertu du signe de la croix. Tous les jours un corbeau pourvoyait à sa nourriture en lui apportant un pain.

Cependant, l'évêque ne se désintéressait pas de son troupeau. Plusieurs fois, quittant sa retraite, il s'en fut consoler et soutenir les chrétiens, n'hésitant pas à pénétrer dans les prisons où les con-fesseurs de la foi gémissaient dans l'attente du martyre. L'édit de Milan, par lequel l'empereur Constantin, en 312, avait rendu la liberté aux chrétiens, permit à Blaise de rentrer dans sa ville épiscopale. Ce n'était qu'une trêve. Moins de deux ans après, Licinius, jaloux de Constantin qui s'appuyait sur le clergé, se mit à attaquer l'Eglise pour détrôner son rival. Blaise prit une seconde fois le chemin du mont Argée.

Saint Blaise est arrêté pour la foi.

Agricola avait résolu d'exposer aux bêtes tous les chrétiens enfermés dans ses prisons. Il envoya donc ses gens dans les forêts traquer les bêtes féroces. Les chasseurs, en courant le mont Argée, arrivèrent jusqu'à la caverne où se réfugiait l'évêque. Ils la trouvèrent environnée de lions, de tigres, d'ours, de loups, qu'ils durent écarter pour pénétrer dans l'intérieur. Blaise apparut alors à leurs yeux ; il était assis et ravi dans la contemplation. Les envoyés d'Agricola n'osèrent porter la main sur l'homme de Dieu et revinrent raconter la chose au gouverneur. Celui-ci envoya des soldats qui escaladèrent la montagne et trouvèrent Blaise toujours absorbé dans sa prière. Après l'avoir appelé par son nom, ils lui dirent :

- Le gouverneur Agricola vous demande.- Mes enfants, répondit l'évêque, soyez les bienvenus ! Il y a longtemps que je soupire après

votre arrivée ; allons au nom de Jésus-Christ !Ayant ainsi parlé, il partit avec les soldats.Blaise, en cours de route, les exhortait à se convertir au Christ, et de nombreux miracles

confirmaient sa parole. On apportait de tous côtés des enfants pour les lui faire bénir. Les places qu'il traversait étaient remplies de malades qui sollicitaient leur guérison d'un ton suppliant.

L'évêque, ému de pitié, leur imposait les mains, bénissant les enfants et guérissant les malades, ce qui détermina la conversion d'un grand nombre de païens. L'un des miracles opérés par Blaise, dans ce trajet mémorable du mont Argée à la prison de Sébaste devait avoir dans la suite des siècles un retentissement considérable. Le voici : une femme des environs avait un fils unique. Cet enfant, en mangeant du poisson, avala une arête, qui resta dans son gosier et qu'on n'en put arracher. Il paraissait près de mourir, et la mère, folle de douleur, ne savait plus que devenir. A ce moment, Blaise vint à passer : la pauvre mère, instruite des prodiges qu'il opérait, prit son enfant dans ses bras, courut vers l'évêque et, l'âme remplie de foi, déposa le pauvre petit à ses pieds, en le suppliant de le guérir. Blaise, touché de compassion, imposa les mains au malade, traça sur son gosier le signe de la croix, en demandant à Notre-Seigneur de délivrer l'enfant et, ajoutent les Actes, de secourir tous ceux qui, dans des maux de ce genre, se recommanderaient à lui. L'enfant fut aussitôt guéri.

L'interrogatoire.

Blaise entra à Sébaste avec son escorte de soldats ; il fut aussitôt jeté en prison, et le lendemain Agricola le fit amener devant son tribunal. Il chercha d'abord à le gagner par les flatteries :

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- Réjouis-toi, lui dit-il, Blaise, ami des dieux !L'évêque répondit :- Réjouis-toi aussi, illustre gouverneur, pourvu cependant que tu consentes à reconnaître que tes

dieux ne sont que des démons qui brûleront dans les flammes éternelles avec leurs adorateurs. Je ne puis donc, ô gouverneur, être leur ami, parce que je ne veux pas brûler éternellement avec eux.

Agricola, irrité de ce langage, fit battre de verges le saint évêque, puis ordonna de le conduire dans sa prison.

Quelques jours après, le fonctionnaire impérial, pour la seconde fois, fit comparaître Blaise devant lui et lui dit :

- Choisis entre ces deux partis : ou bien adore nos dieux et tu seras notre ami ; ou bien, si tu refuses, tu seras livré aux plus affreux supplices et tu périras de mort violente.

- Je t'ai déjà déclaré, répondit Blaise, que ces statues que tu adores ne sont pas des dieux mais les organes des démons ; je ne puis donc les adorer.

Supplice du chevalet.

Agricola, le voyant inflexible dans sa résolution, ordonna de l'attacher à un chevalet, puis il fit apporter des peignes de fer dont se servent les cardeurs de laine, et on lui en déchira le dos et tout le corps. Déjà le sang coulait, les chairs se détachaient, les bourreaux eux-mêmes étaient émus et pleuraient. Pendant ce temps-là, le martyr, se tournant vers le gouverneur, lui dit :

- Voilà ce que je désirais depuis longtemps : à savoir, que mon âme fût arrachée à la terre et mon corps élevé en haut. Maintenant, la chair et l'esprit sont d'accord, et la chair ne conspire plus contre l'esprit. Déjà voisin du ciel, je méprise toutes les choses de la terre ; je me ris de toi et de tes supplices. Ces tourments ne dureront qu'un instant, tandis que la récompense sera éternelle.

Les tortures ne faisaient qu'exalter le courage de Blaise ; ce que voyant, le gouverneur le fit détacher du chevalet et conduire en prison.

Conversion de sept femmes païennes.

Sept femmes païennes qui avaient contemplé en silence le supplice de Blaise le suivirent pour recueillir les gouttes de sang découlant de ses blessures. Arrêtées à leur tour, elles sont conduites au gouverneur : « Nous sommes chrétiennes ! » s'écrient-elles d'une commune voix. Agricola cherche à les gagner par des promesses, puis à les effrayer par ses menaces. Les vaillantes femmes demandent alors à être conduites au lac voisin de Sébaste pour s'y purifier avant de sacrifier aux idoles. Agricola y ayant consenti, on leur livra les statues des faux dieux. Aussitôt les néophytes les plongèrent dans l'eau, puis, les interpellant : « Sauvez-vous, disent-elles, si vous êtes vraiment des dieux. » A cette nouvelle le gouverneur, furieux d'avoir été joué, condamna les coupables à d'atroces supplices. L'une d'elles était accompagnée de ses deux enfants en bas âge : « Bonne mère ! les entendait-on implorer parmi les larmes, instruisez-nous donc de votre foi ; ne nous laissez pas orphelins, prenez-nous au ciel avec vous. »

Pour en finir avec la résistance des sept chrétiennes, Agricola les condamna à la décapitation. Avant de présenter la tête à la hache du bourreau, elles avaient fait à haute voix une longue prière et confié les deux orphelins à la protection de l'évêque.

Saint Blaise marche sur l'eau.

Au bout de quelques jours, Blaise fut de nouveau tiré de sa prison et traduit devant le tribunal du gouverneur. Agricola lui dit :

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- Je t'ai laissé le temps de délibérer, viens et sacrifie aux dieux ; si tu ne le fais pas, j'en finirai avec toi. Ton Christ, que tu dis être Dieu, ne te sauvera pas, si je te fais précipiter dans les profondeurs de l'étang voisin.

- Insensé ! lui repartit Blaise, toi qui adores les idoles, tu ne connais pas la puissance de mon Dieu. Le Christ, n’a-t-il pas marché sur la mer comme sur la terre ferme, et n’a-t-il pas ordonné au Prince des apôtres, Pierre, d’y marcher à sa suite ? Ce qu’il a fait pour son apôtre, il peut le renouveler pour moi, le dernier de ses serviteurs.

Le gouverneur, piqué au vif, fit conduire Blaise sur le bord de l'étang ; une grande foule suivait. L'évêque traça sur l'eau le signe de la croix, et elle devint aussitôt solide comme une glace épaisse et capable de porter ses pas. Alors, marchant d'un pas rapide sur l'onde comme sur le sol, l'évêque gagna le milieu de l'étang. Là il s'assit et interpella ainsi le gouverneur et tous les assistants :

- Si vos dieux ont quelque puissance, ou si vous avez en eux quelque confiance, entrez aussi dans les eaux, et, au nom de vos dieux, marchez sur les flots, afin de faire éclater leur pouvoir.

A ces paroles du serviteur du Christ, soixante-cinq hommes, invoquant le secours des dieux, se précipitèrent bravement vers lui, mais ils furent bien vite engloutis.

Dernière prière de saint Blaise. – Sa mort.

Un ange descendit du ciel, environné d'une lumière éclatante qui éblouit tous les assistants, et il dit :

- Courageux athlète du Christ, sortez de l'eau, hâtez-vous vers la glorieuse couronne que Dieu vous a préparée.

Blaise se leva et, de la même manière miraculeuse dont il y était venu, il sortit de l'étang, et tout le peuple qui se pressait sur le bord le vit éclatant de lumière et rayonnant de joie. Il fut rejoint par les deux orphelins de la veille devenus ses enfants adoptifs. Une dernière fois, Agricola leur posa à tous trois le terrible dilemme : ou sacrifier aux idoles, ou mourir ; devant leur attitude inébranlable, il les condamna à périr par le glaive. Blaise, entendant la sentence, se hâta de gagner avec le bourreau le lieu fixé pour l'exécution. Arrivé là, il demanda et obtint la permission de prier, se mit à genoux, levant les mains, et dirigeant ses regards vers le ciel.

Son biographe met alors sur ses lèvres la prière suivante :

Seigneur, mon Dieu..., exaucez votre serviteur. Soyez propice et exaucez les vœux de tous ceux qui feront quelque chose pour votre gloire, en mémoire du sacrifice de ma vie que je vous offre. Si quelqu'un a une arête ou un os fixé en son gosier, souffre de quelque maladie ou se voit en proie à la tribulation, exposé à quelque péril, affligé par quelque persécution, guérissez-le ou venez-lui en aide.

Le même auteur ajoute que le martyr était encore à genoux, lorsqu'une nuée lumineuse brilla sur lui, et de la nuée sortit une voix qui disait :

- Tout ce que tu as demandé, athlète courageux, je l'accomplirai. Et, comme je l'ai fait à ta prière pour une femme veuve, je bénirai les maisons de tous ceux qui honoreront ta mémoire. Je remplirai leurs greniers de tous biens, eu égard à ton martyre courageux et à la confiance que tu as mise en moi. L'évêque de Sébaste et les deux orphelins eurent alors la tête tranchée. C'était le 3 février 316.

Culte de saint Blaise.

Après la mort du saint évêque, beaucoup de personnes atteintes de maux de gorge ont été guéries par son intercession. C'était un fait tellement public et reconnu de tous, qu'un médecin chrétien de la cour impériale de Constantinople, Aétius, qui vivait à la fin du Ve siècle, à la suite des

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remèdes qu'il enseigne pour ce genre de maux, indique particulièrement l'invocation de saint Blaise.Dans des siècles peut-être plus fervents et surtout plus confiants que le siècle présent, ce moyen

de guérison était connu de l'univers entier, témoin le fait suivant emprunté à l'histoire religieuse du Japon. En 1589, une femme de ce pays, ayant une arête de poisson au gosier, ne pouvait plus ni parler ni respirer, au point qu'un Père Jésuite qu'elle fit appeler put à peine la confesser. Mais avant de la quitter, il lui ordonna d'invoquer saint Blaise, lui promettant de lui envoyer de ses reliques. A peine les eut-elle reçues, qu'elle les baisa trois fois avec respect, les appliqua sur sa gorge, et, sur-le-champ, elle respira et parla librement ; elle put même manger ; elle était guérie.

En 1632, dans le royaume de Naples, une épidémie d'angine parcourut tout le pays et sévit particulièrement dans la capitale ; attaquant d'abord les enfants dans l'âge le plus tendre, et ensuite les adultes, elle défiait toute l'habileté des médecins et causait une grande mortalité. On implora le secours de saint Blaise, et bientôt le mal diminua et finit par disparaître tout à fait. Alors le cardinal-archevêque de Naples, François Boncompagni, pour reconnaître cette puissante protection, lui fit ériger une magnifique église dont il bénit la première pierre le 19 avril 1632.

Saint Blaise est très honoré à Rome. Dans l'église qui lui est dédiée, via Giulia, sous le nom de Saint-Blaise de la Pagnotte, le 3 février, il y a une messe solennelle dans le rite arménien et on oint les fidèles à la gorge avec de l'huile bénite en ce jour. A Rome encore, dans l'église des Saints-Charles et Blaise, où est conservé un anneau que l'on croit être l'anneau épiscopal du Saint, son autel est richement orné, et sa chapelle est tapissée d'ex-voto qui attestent les faveurs obtenues par son intercession. Le jour de sa fête, les mères apportent ou amènent leurs enfants et leur font toucher l'anneau vénéré qui est appliqué sur la gorge.

Dans les autres églises romaines où l'on vénère saint Blaise, on prend de l'huile des lampes allumées devant son autel, et on s'en met sur la gorge. Beaucoup de familles conservent un peu de cette huile merveilleuse, appelée « huile de saint Blaise ». Les Bollandistes nous ont conservé, d'après un ancien Bénédictionnaire napolitain, des formules spéciales de bénédictions de pain, de vin, de fruits, de semences, pour obtenir la protection du Saint martyr... Mieux encore : l'Eglise romaine a inséré dans son Rituel une formule de bénédiction qui non seulement justifie, mais encourage grandement les fidèles à recourir à l'évêque de Sébaste pour être guéris ou préservés des maux de gorge : nous voulons parler de la bénédiction des cierges en la fête de saint Blaise. La formule en est assez longue ; après la messe qui a suivi la bénédiction, le prêtre prend deux cierges bénits, les approche allumés et entrecroisés du cou des fidèles et les tient ainsi en prononçant, toujours en latin, la formule suivante : « Par l'intercession de saint Blaise, évêque et martyr, que Dieu te délivre du mal de gorge et de tout autre mal. Au nom du Père... »

L'imposition des cierges de saint Blaise est une pratique courante chez les catholiques du Levant. On a cité en 1923 le cas d'une religieuse de Koum-Kapou, près de Constantinople, qui, après avoir avalé un os triangulaire, long de trois centimètres, fut préservée dans ces conditions d'une intervention chirurgicale imminente. Saint Blaise a été aussi choisi pour patron par des chanteurs d'église. Plusieurs corps de métiers reconnaissent saint Blaise pour leur patron, tels que les cardeurs et tisseurs de laine en souvenir des peignes – qui avaient été les instruments de son martyre – les ouvriers en bâtiment, les tailleurs de pierres et les laboureurs. Les cultivateurs recourent aussi à lui pour attirer les bénédictions de Dieu sur leurs récoltes, ou éloigner les maladies de leurs bestiaux.

Dans le nord de la France, particulièrement dans l'église d'Estrées-Blanche, au diocèse d'Arras, saint Blaise est honoré sous le nom de saint Lancy. On l'invoque surtout pour une maladie des bes-tiaux appelée « le feu de Saint-Lancy ». La multiplicité des reliques de saint Blaise trouve son explication dans le fait que l'Eglise honorant plusieurs Saints de ce nom, dont un figure au Martyrologe romain le 29 novembre, il est arrivé souvent qu'on a rapporté à l'évêque-martyr de Sébaste les reliques de tous les autres. C'est pourquoi un grand nombre d'églises d'Italie, d'Espagne, de France, se glorifient d'en posséder. Signalons au moins la relique conservée dans la basilique de Paray-le-Monial, au diocèse d'Autun. Le procès-verbal dressé le 26 octobre 1865 par les soins de la curie épiscopale, après l'examen canonique de cette relique, précise qu'il s'agit « d'un bras vénéré de temps immémorial à Paray comme étant de saint Blaise, évêque de Sébaste, en Arménie, et martyr.

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C'est l'avant-bras gauche, chair et os ; il y manque le cubitus tout entier et la chair du radius dans la moitié supérieure ; il y manque aussi deux phalanges du pouce et la chair de l'intérieur de la main, du côté du pouce et à l'extrémité du petit doigt. » Le document note encore que le bras est muni d'un sceau abbatial antique ; qu'il a été, de temps immémorial, considéré comme une relique ; qu'il était vénéré solennellement dans l'église bénédictine de Paray, le 3 février, au XVIIIe siècle ; qu'il a été fidèlement conservé pendant la Révolution et depuis.

Saint Blaise est le patron de l'Arménie, de Raguse, de Comiso en Sicile, de Cività-di-Penne, de Naples et de Mülhausen de Thuringe.

A. L.

Sources consultées. – Abbé L. Gauthey (plus tard archevêque de Besançon), Saint Blaise (Paray-le-Monial, 1878). – Chanoine Guiraud, Du culte de saint Blaise (Paris, 1912). – Dom Piolin, Supplément aux « Vies des Saints » (Paris). – (V.S.B.P., n° 156.)

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SAINT GILBERT DE SEMPRINGHAMAbbé, fondateur des Gilbertins (1083-1189)

Fête le 4 février.

Saint Gilbert est Normand par son père, Jocelin, gentilhomme de cette province. En l'année 1066, Jocelin accompagna Guillaume le Conquérant dans son expédition contre l'Angleterre et se fit remarquer à la bataille d'Hastings, par sa bravoure et son audace. Aussi, après la conquête, autant pour récompenser les services rendus que pour fixer dans le pays des soldats dévoués sur lesquels il pourrait compter, Guillaume partagea-t-il les terres conquises entre ses principaux officiers : Jocelin devint seigneur de Sempringham et de Tirington, dans le comté de Lincoln, et se maria à une jeune fille de la contrée, et dont l'histoire n'a pas conservé le nom.

Enfance de saint Gilbert. – Un « mauvais sujet ».

Né en 1083, le jeune Gilbert parut, dans ses premières années, ne point annoncer ce qu'il serait plus tard. Il était, en effet, d'un caractère indolent et insouciant. Sa tenue était négligée ; ses habits ordinairement déchirés et en désordre. Ses préférences allaient aux enfants du peuple, non dans un esprit de charité chrétienne, mais parce qu'il aimait leurs amusements, et il en adoptait surtout les défauts. Il semblait n'avoir aucun souci du rang dans lequel il était né, aussi fut-il peu à peu laissé de côté. Les domestiques de son père perdirent tout respect pour lui ; non seulement ils ne lui rendaient aucun service, mais ils ne négligeaient pas l'occasion de lui manifester leur mépris. Un jour, ils allèrent jusqu'à lui interdire de partager leur repas, alors que Gilbert, n'osant paraître sous les yeux paternels, était venu s'asseoir à leur table. L'enfant grandit dans cette condition humiliée. Cependant, on lui donna un maître pour l'instruire dans les lettres et les sciences. Mais Gilbert ne montra aucun goût pour l'étude ; il y apporta, comme en toutes choses, une paresse et une noncha-lance qui empêchèrent tout progrès.

La « conversion ».

Dieu, toutefois, avait fixé les yeux sur cet enfant, et sa grâce allait prévenir et changer Gilbert devenu adolescent. Soit que la réflexion apportât la lumière sur l'état méprisable dans lequel il se trouvait et qu'il eût honte de sa conduite ; soit que la foi, agissant de son côté, jetât dans son âme le trouble salutaire et la crainte surnaturelle qui déterminent les conversions, Gilbert résolut de changer de vie. Mais avec une énergie de volonté qu'on était loin de soupçonner en lui, il conçoit le dessein héroïque de s'enfuir de la maison paternelle et de s'exiler de sa patrie, afin de rompre absolument avec le passé. Un jour, il part à l'insu de tous, s'embarque pour la Normandie, le pays de ses ancêtres. Quel monastère reçut le jeune exilé ou quelle école lui ouvrit ses portes ? Nous ne le savons pas. Ses historiens, très sobres en détails, ne disent de lui que deux choses pendant son séjour en France qu'il fut d'une pureté angélique et qu'il s'adonna aux études avec une telle ardeur, qu'au bout de quelques années il acquit le nom et le grade de maître ès lettres et ès sciences.

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Retour en Angleterre. – Saint Gilbert se fait instituteur.

Instruit dans les sciences divines et humaines, et déjà avancé dans les voies de la sainteté, Gilbert regarda du côté de la patrie qu'il avait quittée, et résolut de retourner à la maison paternelle, afin d'apporter l'édification et l'exemple de toutes les vertus, là même où, quelques années auparavant, il avait paru, aux yeux de tous, comme un enfant abject et méprisable. Quels changements se sont opérés en lui ! Le pieux jeune homme ne pense qu'à procurer la gloire de Dieu, et son zèle le pousse à se donner entièrement à son prochain. Sachant, par son expérience, quelle est l'importance de l'éducation des enfants, et combien aussi parfois elle est négligée par des parents qui ne comprennent pas leurs devoirs, il se consacre à leur instruction et se fait instituteur.

Dans sa maison paternelle de Sempringham, il ouvre une école où les enfants de toute condition sont admis gratuitement. Il est lui-même leur maître ou plutôt leur père. Il leur enseigne les éléments des sciences profanes de l'époque ; mais surtout il leur apprend à connaître et à aimer Dieu, à pratiquer ses commandements, à fuir le péché et à estimer la vertu. Il va plus loin ; il forme avec ses enfants comme une petite communauté ; une discipline presque monastique règle l'emploi du temps ; le silence est observé à l'église et durant les heures d'études ; les enfants prennent leur repas dans une salle commune et leur repos dans un dortoir. Ce fut là le berceau de son Ordre. Il recruta parmi ses enfants ses premiers novices. Gilbert, du reste, ne voyait que le bien de ses frères et n'avait qu'une ambition : gagner des âmes à Dieu. Aussi ses paroles étaient-elles marquées au coin de la sagesse et de la prudence ; ses actes respiraient la justice et la charité, et dans toutes ses relations il montrait une douceur, une retenue, qui lui attirèrent bientôt les grâces et les faveurs de tous ceux qui l'approchèrent.

Le sacerdoce.

Son père, dont les sentiments à son égard étaient changés, et qui le tenait désormais en très haute estime, voulut le pourvoir des bénéfices de l'église de Sempringham et de Tirington. Gilbert refusa tout d'abord, mais, pour obéir à son père, malgré ses répugnances, il accepta par la suite. Toutefois, il ne garda pour soi-même que le nécessaire et distribua le reste aux pauvres. Avant tout, il se montra homme d'église, car étant obligé, en raison de sa charge, de réciter l'office, il le faisait avec une ferveur extraordinaire. On raconte qu'un jour il invita un de ses amis, comme lui pourvu de bénéfices, à réciter avec lui les louanges divines. Pendant la récitation, chaque fois que le saint nom de Dieu ou de quelques saints se rencontraient, il fléchissait les genoux. Le clerc, peu fervent, fut tellement fatigué par toutes ces génuflexions, qu'il se promit de ne jamais plus réciter l'office avec le pieux bénéficier. Cependant, la renommée de ses vertus s'étendait au loin ; l'évêque de Lincoln l'appela près de lui ; il le garda quelque temps et voulut ensuite lui conférer les ordres. Gilbert résista longtemps, se croyant indigne du sacerdoce. Mais, une fois devenu prêtre, il marcha d'un pas encore plus rapide dans les voies de la perfection ; sa ferveur et son zèle s'accrurent à un degré éminent ; son désintéressement et son mépris des honneurs parut bientôt aux yeux de tous, lorsqu'il refusa l'évêché de Lincoln qui avait de gros revenus, il déclara qu'il ne connaissait point de chemin plus court et plus facile pour se damner.

Premières fondations.

Son père, en mourant, lui avait laissé des biens immenses, mais il n'en fut que l’économe et le dispensateur : aussi donna-t-il libre cours à sa charité et à sa compassion envers les indigents. Il aimait surtout à doter les filles pauvres, qui, exposées à se perdre parce qu'elles ne pouvaient point se marier, n'osaient faire connaître leur pauvreté. Ce fut avec ces humbles filles qu'il commença la fondation de ses religieuses. Il en choisit sept qui se distinguaient par une piété plus grande ; il les

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instruisit, les forma à la vie intérieure et les consacra à Dieu par le vœu de virginité. Sur l'ordre et avec l'autorisation de l'évêque de Lincoln, il les établit dans un monastère qu'il fit bâtir sur ses domaines de Sempringham, vers l'année 1146. Elles gardaient le plus étroit silence et menaient la vie contemplative ; désireux de leur éviter les préoccupations matérielles qui les auraient empêchées de vaquer librement à l'oraison, il chargea de pauvres femmes, choisies dans ce dessein, de leur préparer la nourriture en dehors du monastère, et de leur assurer tout ce dont elles pouvaient avoir besoin. Mais ces pieuses servantes, voyant la ferveur des religieuses, demandèrent bientôt à être admises à la profession, en qualité de Sœurs converses. Gilbert y consentit. Pendant un an, il les instruisit de leurs devoirs et les éprouva ; elles s'engagèrent ensuite par des vœux solennels, et furent enfermées dans le même monastère que les religieuses.

Le saint fondateur fut obligé aussi de prendre des hommes pour s'occuper des affaires extérieures du monastère et pour cultiver les terres qui en dépendaient. Il les plaça sous une règle commune. Le roi, les princes et plusieurs grands seigneurs, comprenant que Dieu était avec Gilbert, voulurent enrichir ses fondations par des dons magnifiques. Il en accepta quelques-uns par nécessité, mais il en refusa beaucoup, ne voulant pas que l'abondance des richesses vînt, comme de mauvaises herbes dans un champ, étouffer le bon grain qu'il avait semé. De tous côtés, de pieux chrétiens et de courageuses chrétiennes arrivaient et demandaient à se mettre sous sa direction. Gilbert fut obligé de fonder de nouveaux monastères.

Humilité de saint Gilbert.

Effrayé de se voir à la tête d'un aussi grand nombre de disciples, Gilbert crut ne pas posséder assez de lumières pour les conduire. Vers l'an 1148, il part pour la France et vient trouver les moines de Cîteaux, assemblés alors en chapitre général, sous la présidence du Pape Eugène III, afin de leur offrir le gouvernement et le soin de maisons. Mais les religieux, admirant ce désintéressement héroïque, n'eurent garde d'accepter, alléguant qu'il ne leur était point permis d'avoir la direction des moines d'un autre Ordre. Le Pape lui-même, informé d'une conduite aussi admirable, au lieu d'acquiescer à sa demande, lui enjoignit de ne point abandonner son troupeau, mais de le diriger avec confiance, parce que c’était le bon vouloir de Dieu.

Saint Gilbert et saint Bernard.

Gilbert, n'étant pas encore assez rassuré, voulut du moins puiser près de saint Bernard les vertus et les lumières dont il se croyait dépourvu. Il vint se mettre avec la docilité d'un disciple et l'humilité d'un Saint, aux pieds de l'illustre Abbé, et recueillit de sa bouche, pendant quelque temps, ses sages conseils et ses pieuses exhortations. Saint Bernard connut aussitôt la vertu du fondateur, et, loin de le détourner, il le confirma dans son entreprise. Il s'établit entre les deux serviteurs de Dieu une familiarité et une amitié si touchante, qu'avant de se séparer, saint Bernard voulut donner à Gilbert, comme témoignage de sa vénération et en souvenir de leur sainte amitié, sa crosse abbatiale et son livre de prières. Gilbert revint en Angleterre consolé et fortifié. Il mit la dernière main à son Ordre, et afin de donner à ses religieuses une direction forte et solide, il institua a cet effet une Congrégation de religieux sous le nom de Chanoines réguliers, auxquels il donna la Règle de saint Augustin, mais il laissa ses religieuses sous la Règle de saint Benoît. Il dressa ensuite ses Constitutions générales et les règles particulières pour chaque branche de son Ordre et les envoya au Pape Eugène III, afin que celui-ci put les censurer. Mais le Souverain Pontife ne trouva rien à changer à ce que la sagesse du fondateur avait établi. Il approuva les textes qui lui avaient été soumis, et dans la suite ses successeurs les confirmèrent.

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Constitutions et règles.

Les Constitutions étaient marquées au coin d'une sage prévoyance et d'une charitable discrétion. Ses Chanoines réguliers ne pouvaient commencer leur noviciat avant l'âge de 15 ans et n'étaient admis à la profession qu'à 20 ans ; les Frères convers ne faisaient la profession qu'à 24 ans. Les religieuses pouvaient être reçues au monastère dès l'âge de 12 ans, mais elles ne commençaient leur noviciat qu'à 15 ans, et, pour être admises à la profession, elles devaient savoir par cœur le psautier, les hymnes et les antiennes, usage nécessaire à cette époque où les manuscrits étaient rares. La charité de Gilbert se révèle dans l'habit que portaient ses religieux. Tandis que lui-même n'avait qu'un seul vêtement malgré la rigueur du climat, il voulait que ses religieux fussent bien vêtus. Les chanoines avaient trois tuniques : une pelisse de peau d'agneau, un manteau blanc et un capuce fourré de peau d'agneau. Les religieuses devaient avoir cinq tuniques : deux coules blanches très amples qu'elles portaient au cloître, à l'église, au Chapitre, au réfectoire ; une pelisse de peau d'agneau, une tunique de gros drap et un voile fourré aussi de peau d'agneau.

Les Sœurs converses étaient habillées de noir et, au lieu de coules, elles avaient, en raison de la rigueur du climat, des manteaux fourrés. Enfin, les Frères convers avaient trois tuniques blanches, un manteau de couleur tannée doublé de grosses peaux, une chape aussi tannée et un capuce. Ils pouvaient porter aussi pour le travail une pelisse faite de peaux de bélier. Quant à la nourriture et à la manière de vivre, l'une était aussi austère que l'autre. Les religieux ne mangeaient jamais de viande. La règle, sur ce point, était si sévère, qu'elle n'en permettait pas aux étrangers, sinon aux prélats et aux archidiacres, encore devaient-ils la faire apprêter par leurs suivants et non par les religieux. Le silence était rigoureusement gardé. Les Frères convers ne parlaient point pendant le travail et, s'ils devaient le faire, ils le faisaient par signes comme les Cisterciens, autant que cela était possible. Ils ne pouvaient posséder aucun livre et ne devaient savoir que le Pater, le Credo, le Miserere et quelques autres prières. Pour remplacer l'office, comme peuvent le faire encore les chrétiens laïcs inscrits dans un Tiers-Ordre, ils récitaient, dans un oratoire particulier, un certain nombre de Pater et d'Ave.

Vertus de saint Gilbert.

Nous avons vu plus haut un exemple de la profonde humilité du saint fondateur. Tout d'abord, il n'avait point pris l'habit de son Ordre ; plus tard, craignant que cela put avoir de fâcheuses consé-quences pour ses successeurs, il le revêtit ; mais il se démit aussitôt de sa supériorité en faveur de Roger Sempringham. Quand il visitait ses monastères, il allait toujours en compagnie. Dans ses voyages, il ne s'entretenait point de discours inutiles mais il récitait continuellement des psaumes et des hymnes, ou, le plus souvent, il s'adonnait à l'oraison de deux de ses religieux et d'un Frère convers, et ils emportaient avec eux de quoi faire abondamment l'aumône aux pauvres qu'ils rencontraient dans le chemin. Sa mortification était très grande : il jeûnait toute l'année et ne se nourrissait que de légumes et de racines ; encore mangeait-il si peu, que l'on ne concevait point comment il pouvait subsister. Il ne se servait que de vaisselle de bois et avait toujours sur sa table un plat qu'il appelait le plat du Seigneur Jésus, dans lequel il mettait ce qu'on lui servait de meilleur et le faisait distribuer aux pauvres. Habituellement, il portait le cilice, et il ne dormait que fort peu, seulement assis, passant la plus grande partie des nuits dans l'oraison. Ce fut là qu'il trouva les forces et les lumières qui l'élevèrent à une si haute sainteté. Aussi Dieu récompensa-t-il les vertus de son serviteur par des grâces merveilleuses. Il lisait dans les cœurs les pensées les plus intimes ; il accueillait avec une tendre charité les plus grands pécheurs et versait des larmes de joie quand ils revenaient à Dieu. Sa prière guérit des malades atteints de la fièvre ; à sa voix, les paralytiques se levaient et marchaient ; il rendit un moribond à la vie ; sa prière arrêta les incendies ; enfin, il prédit la mort d'Henri II avant que ce roi ne partit pour la Croisade (1189).

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Les épreuves.

Gilbert était l'ami de saint Thomas Becket, archevêque de Cantorbéry. Quand ce prélat, persécuté par Henri Il, se vit obligé de s'enfuir sous un déguisement, il fut reçu avec beaucoup de charité dans les monastères de Gilbert, où l'on favorisa son passage en France. Les ennemis du saint Chanoine régulier l'accusèrent près du roi d'avoir fourni de l'argent à saint Thomas et de lui en avoir envoyé en France. Comme on savait la grande vertu du saint homme, les juges, devant lesquels il fut cité, ne lui demandèrent que d'affirmer par serment si, vraiment, il avait envoyé de l'argent. Gilbert s'y refusa, car son serment eût été, vu les circonstances, interprété comme un acte de servilisme vis-à-vis du pouvoir public. On le menaça de jeter hors de leurs monastères ses religieux et ses religieuses, de détruire son Ordre ; on le tint lui-même enfermé pendant plusieurs mois, mais rien ne put l'ébranler. A la fin, le roi d'Angleterre, voyant qu'il ne pouvait lasser la patience du serviteur de Dieu, le renvoya avec ses religieux. Alors seulement il déclara aux juges, mais sans consentir à prêter serment, qu'il n'avait jamais envoyé d'argent à l'archevêque de Cantorbéry. Une autre épreuve, qui lui fut d'autant plus sensible qu'elle venait de ses propres enfants, lui fut suscitée par les Frères convers. Ces Frères, établis dans les différents monastères de l’Ordre et chargés des travaux matériels et des métiers, trouvant que leur Règle était trop dure et trop sévère, s'élevèrent contre le fondateur et voulurent le contraindre par force à modifier leurs constitutions. Gilbert fut inflexible et leur déclara qu'il souffrirait plutôt la mort que de changer des règlements approuvés par le Souverain Pontife. Quelques-uns se soumirent humblement et demandèrent pardon. Mais les autres persistèrent dans leur manière de voir, et voulant à tout prix obtenir ce qu'ils demandaient, ils recoururent à la calomnie et accusèrent Gilbert et ses religieux auprès du Pape des faits les plus cou-pables et des actions les plus atroces. Dieu permit que ces paroles mensongères eussent un instant accès près d'Alexandre III : le Souverain Pontife se prononça contre Gilbert et ses religieux. Le saint fondateur baissa humblement la tête et se tut. Mais les évêques d'Angleterre et le roi lui-même s'émurent devant cette condamnation ; ils écrivirent au Pape pour lui faire connaître l'innocence de Gilbert et la perfidie des accusateurs. Alexandre III reconnut la vérité et envoya aux évêques une lettre très élogieuse qui remplit de consolation le cœur du fondateur. Le Pape confirmait les constitutions déjà approuvées, et il y ajoutait de nombreux privilèges.

Mort de saint Gilbert.

Parvenu à une extrême vieillesse, Gilbert tomba malade pendant qu'il visitait ses monastères. Sentant que sa fin était proche, il se fit transporter à Sempringham où il reçut avec une admirable piété les derniers sacrements. Après quoi, ayant donné ses suprêmes recommandations, entouré de ses religieux, le saint patriarche mourut, le 4 février de l'année 1189, à l'âge de 106 ans. Beaucoup de personnes, après sa mort, aperçurent un globe de feu immense qui descendait du ciel, entouré d'une multitude d'autres lumières ; il s'arrêta quelque temps sur la basilique où était le corps du Saint et sembla y pénétrer. D'innombrables miracles s'opérèrent à son tombeau. Il n'y eut aucune maladie, dit l’un de ses historiens, qui ne put être guérie par l'intercession de saint Gilbert. Tous ces miracles étaient soigneusement constatés et procès-verbal en était dressé. Tant de prodiges opérés par le Saint forcèrent les évêques de la Grande-Bretagne de demander à Rome sa canonisation. Innocent III inscrivit Gilbert au nombre des Saints, le 3 octobre 1202. En vertu d'une décision du Pape Léon XIII, sa fête se célèbre maintenant en Angleterre, le 11 février. Lorsqu'il mourut, il laissait de nombreux monastères et une famille religieuse qui ne comptait pas moins de 700 Chanoines réguliers et 1500 moniales Bénédictines. Lors de la destruction de la religion catholique en Angleterre au XVIe siècle, l'Ordre des Gilbertins avait encore 21 monastères, en grande partie doubles. Il ne s'est pas relevé de cette persécution et n'est plus qu'un souvenir.

Gilbert Roy.Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. 1er de février (Paris, 1863) – Hélyot, Dictionnaire des Ordres

religieux, t. II (Collection Migne, Paris, 1848). – (V.S.B.P., n° 878.)

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SAINT AVITEvêque de Vienne et apôtre des Burgondes (vers 450-519).

Fête le 5 février.

Saint Avit ou Avite appartient à la lignée des grands évêques des Ve et VIe siècles qui ont bien mérité de l’Eglise et de la civilisation en travaillant avec succès à la conversion ou au retour à la foi de Nicée des barbares installés en maîtres dans la plupart des provinces de l’Empire romain ; commencé aussitôt après l’assassinat de Stilicon, en 408, le démembrement de l’immense Empire se poursuivra jusqu’en 475, année où le dernier empereur d’Occident, Romulus-Augustule, ne règne plus que sur l’Italie et se voit déposé. Impuissante à arrêter l’invasion, l’Eglise, par l’action morale des Papes et des évêques, réussit à en minimiser les dégâts et s’assure ainsi des titres immortels à la reconnaissance de la postérité.

La famille de saint Avit.

Alcimus Ecditius Avitus était né à Vienne, en Dauphiné, vers l'an 450. Suivant la coutume romaine, adoptée alors, il ne conserva dans l'usage que le nom propre, le dernier des trois. Sa famille, originaire de l'Auvergne, il nous l'apprend lui-même, était des plus puissantes. Son aïeul, Avitus, après avoir remplacé le général Aétius dans le gouvernement des Gaules, prit un moment le titre d'empereur, sur la demande de son ami, Théodoric II, roi des Visigoths. Il eut deux enfants : Papianilla, mariée à saint Sidoine Apollinaire, et Hésichius père d'Alcimus Ecditius.

Lui-même prend quelquefois les titres de sénateur romain et de sénateur catholique. C'était, à cette époque, une dignité plutôt qu'une charge ; mais on y tenait, dans les familles, comme à une illustration estimée, et les personnages qui en étaient honorés ne manquaient pas de revêtir, dans les cérémonies publiques, le laticlave et le manteau d’hermine.

Hésichius avait épousé une Gallo-romaine, Audentia. De ce mariage naquirent quatre enfants : Avit, futur évêque de Vienne ; Apollinaire, qui fut lui-même évêque de Valence et mérita d'être honoré comme Saint ; la vierge Fuscine et une autre fille morte avant cette dernière. Avit, dans une composition pleine de fraîcheur et de tendresse, adressée à sa sœur, nous a laissé une peinture de cette vie de famille si douce au cœur de l'enfant et si remplie de charmes innocents quand elle unit aux joies du foyer les consolations de la religion :

Quand tu naquis, ma sœur, dernier fruit d'une union quatre fois déjà bénie par Dieu, notre mère Audentia fit vœu de vivre désormais dans la continence. Et toi, cause bénie de cette promesse sacrée, tu fus offerte au Christ. Le Christ te reçut, alors que tes lèvres à peine écloses étaient encore fraîches de lait.

Avec une telle mère, l'éducation d'Avit devait être à la fois chrétienne et austère. Chrétien comme sa femme, Hésichius conservait quelque chose de cette sévérité des monts de l'Auvergne où il avait vu le jour. Il était, après saint Mamert, l'homme le plus honoré dans Vienne ; aussi, après la mort du grand évêque, en 415 ou 477, les acclamations du peuple le désignèrent-elles pour lui succéder.

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La jeunesse de saint Avit. – Son amour de la poésie.

Avit, qui nous a laissé des détails sur tous ses contemporains, nous parle très peu de soi-même. Il nous apprend seulement qu'il fut baptisé par saint Mamert et qu'il étudia à Vienne sous le célèbre rhéteur Sapaude. A son tour, il devint bientôt un maître.

Vienne, à la fin du Ve siècle, était un centre intellectuel très fréquenté : Arles seule, dans la vallée du Rhône, pouvait lui être comparée. Rome, Milan et Lyon étaient déchus de leur grandeur : la poésie païenne, qui avait pour beaucoup contribué à leur gloire, était bien près de s'éteindre, et une poésie nouvelle naissait dans les abbayes et sous les cloîtres des cathédrales.

A Vienne, saint Mamert, et surtout son frère, Claudien Mamert, l'auteur célèbre du Pange lingua en l'honneur de la sainte Croix, avaient déjà fait fleurir, à côté de la littérature surannée des maîtres de rhétorique, une littérature chrétienne brillante. Avit devait la perfectionner encore et ajouter à sa grâce antique. Quelles furent les occupations de sa première jeunesse ? Il ne nous en dit rien. A considérer ses écrits et son goût pour la poésie, on serait porté à croire qu'il se livra aux fonctions délicates de l'enseignement, dans une de ces écoles fondées à Vienne par saint Mamert ou par Hésichius lui-même. A quel âge entra-t-il dans les ordres ? Nous l'ignorons aussi. Aida-t-il son père dans les fonctions multiples de l'épiscopat ? Tout porte à le croire, car, du jour où il s'assied sur le siège de Vienne, il parle à ses fidèles, non point comme un étranger, mais comme quelqu'un d'habitué déjà à les instruire.

Les élections épiscopales au Ve siècle.

Hésichius étant mort en 490, le peuple demanda, pour lui succéder, Avit, l'aîné de ses enfants. De semblables élections ne doivent point nous étonner. Trois peuples barbares venaient de s'emparer des provinces de la Gaule : les Francs dominaient sur les rives de la Seine, les Burgondes sur les rives du Rhône, et les Visigoths sur les rives de la Garonne. Les magistrats de l'Empire romain avaient disparu devant l'invasion. Les populations n'avaient plus d'autre protecteur en face des chefs barbares que leurs évêques : c'était la seule autorité restée debout et capable d'imposer le respect. En outre, suivant un ancien usage, sanctionné au début du siècle précédent par Constantin le Grand, les fidèles avaient coutume de porter leurs différends au tribunal paternel de l'évêque. Pour toutes ces raisons, le clergé et le peuple du Ve siècle choisissaient de préférence leurs pontifes parmi les membres d'une des principales familles de la cité, et cherchaient un homme capable d'unir la magistrature au sacerdoce.

Saint Avit et Clovis.

Après avoir fait périr deux de ses frères, Gondebaud, oncle de sainte Clotilde, était devenu roi des Burgondes. Le prince, avec la majorité de son peuple, suivait les erreurs d'Arius, ennemi de la divinité de Jésus-Christ. Il respectait pourtant la science et les vertus d'Avit, qui ne négligeait rien pour l'éclairer. L'évêque de Vienne, attentif au bien de toute l'Eglise, tressaillit de joie en apprenant la conversion et le baptême du jeune roi des Francs, Clovis. Il s'empressa de le féliciter dans une lettre mémorable :

Votre foi, lui disait-il, est notre victoire... Voici qu'en occident brille un astre nouveau dans la personne d'un ancien roi, et son premier éclat coïncide avec la naissance du Sauveur ! Que ce jour, célèbre par la nais-sance de Jésus, le soit aussi par la vôtre ! Vous êtes né au Christ le jour où le Christ est né au monde !... Il n'y a plus qu'une chose, grand prince, que je souhaiterais pour augmenter votre gloire : c'est que le Seigneur voulût bien se servir de votre ministère pour gagner toute votre nation, et que vous étendissiez aussi votre zèle aux autres peuples de la Germanie.

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Des historiens antireligieux ont pris un malin plaisir à interpréter ces mots : Votre foi est notre victoire, comme si leur auteur, obéissant à des calculs politiques, avait voulu dire : Nous voilà les maîtres ; nous saurons bien, maintenant que votre glaive est à notre service, faire plier et abattre au besoin les têtes indociles. C'est prêter à l'évêque de Vienne des intentions étrangères à sa pensée. Avec tout l'épiscopat des Gaules, Avit se réjouit de la conversion du chef franc comme d'un triomphe pacifique de l'Eglise catholique ; il y voit le plus grand événement de son temps et comme la naissance d'une société nouvelle. La foi de Clovis est la victoire de l'Eglise, parce que l'exemple du chef va servir, dans l'esprit des Francs, de contrepoids à l'exemple des ancêtres jusque-là retenus dans l'idolâtrie.

L'apôtre des Burgondes.

Le roi des Francs ne tarda pas à recevoir de Burgondie un message moins juste et moins loyal : Godégisèle, frère de Gondebaud, et qui régnait à Genève sur une partie des Burgondes, l'invitait à se joindre à lui pour chasser Gondebaud et se partager ses provinces. Clovis, désireux de venger le meurtre des parents de sa femme et d'agrandir ses Etats, ne se fit pas prier. L'an 500, il prit Dijon, traversa en vainqueur toute la Burgondie et poursuivit Gondebaud jusque sous les murs d'Avignon. Le roi, vaincu, promit de payer tribut, et Clovis se retira. Pendant ce temps, Godégisèle s'était installé à Vienne. Dès qu'il fut débarrassé de Clovis, Gondebaud vint l'assiéger. Grandes furent les angoisses et les souffrances d'Avit et de son peuple durant cette guerre fratricide. Enfin, Vienne, décimée par la famine, fut conquise, et Godégisèle massacré avec ses défenseurs.

Cependant, Gondebaud comprit alors qu'il fallait asseoir son autorité sur l'affection de tous ses sujets, les Gallo-romains aussi bien que les Burgondes, et il promulgua des lois plus justes envers les premiers. Il eût fallu faire mieux encore, et embrasser la religion catholique, comme l'avait fait Clovis. Gondebaud n'osa pas. Déjà, en 499, dans une célèbre conférence tenue à Lyon, en sa présence, entre des évêques catholiques et des prélats ariens, Avit avait réduit à néant toutes les arguties des hérétiques et mis dans tout son éclat la vérité catholique. Gondebaud s'était déclaré convaincu et avait prié Avit de le réconcilier secrètement avec l'Eglise.

– Si vous croyez sincèrement, avait répondu l'homme de Dieu, il faut le manifester publiquement et sans hésitation. C'est le précepte de Jésus-Christ : « Celui qui aura confessé mon nom devant les hommes, je le glorifierai moi-même devant mon Père qui est aux cieux. » Vous êtes roi, qu'avez-vous à craindre ?

Gondebaud recula devant cette démarche, mais beaucoup de Burgondes commencèrent à se faire catholiques. Le roi lui-même continua à vénérer et à consulter Avit. Son fils et successeur Sigismond fut plus courageux. Il entra solennellement dans l'Eglise catholique, où ses vertus et sa patience dans le malheur lui méritèrent plus tard le titre de Saint. Cette conversion fut le triomphe de l'évêque de Vienne. Avit y avait travaillé depuis vingt-sept ans. Aussi, quand, en 517 Sigismond et ses deux fils, Sigéric et Suavegothe, en présence du clergé et du peuple réunis, renoncèrent solennellement à l'hérésie, l'évêque laissa parler son cœur, et prononça, dit saint Agobard de Lyon, une homélie « remplie des pensées les plus suaves, ornée des expressions les plus douces ».

Le Concile d'Epaone.

Avit s'empressa de profiter de ces heureuses circonstances pour le bien général de l'Eglise et des populations en Burgondie. En 517, un Concile national de tous les évêques du royaume fut convoqué à Epaone (aujourd’hui Yenne, près de Chambéry, ou, selon d’autres, Albon, près de Vienne). D’importants décrets y furent publiés pour la réforme du clergé, la moralisation du peuple, le maintien de la justice et la répression des abus. La salutaire influence de ces prescriptions devait être pendant longtemps un grand bienfait pour tout le pays. D’Epaone, Avit alla ensuite consacrer la

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nouvelle cathédrale de Tarentaise, celle de Genève et plusieurs autres.

Le défenseur de la Primauté romaine.

L'action du docteur de Vienne ne s'arrêtait pas d'ailleurs à la Burgondie ; depuis longtemps, elle avait franchi les frontières des Gaules et se faisait sentir jusqu'à Rome et à Constantinople. Avit est resté célèbre par son attachement au Siège de Rome.

L'idée de la primauté de Rome, écrit O. Bardenhewer, est pour ainsi parler son étoile, et c'est en union avec le Saint-Siège qu'il veut sauvegarder et protéger les intérêts de la civilisation chrétienne comme de l'autorité religieuse.

Le diacre Symmaque avait succédé au Pape Anastase II (498). Une faction schismatique lui opposa l'antipape Laurent, qui fut condamné au Concile de Rome (500). Alors les rebelles accu-sèrent Symmaque de crimes horribles et portèrent l'affaire devant l'arien Théodoric, roi des Ostrogoths. Celui-ci chargea un Concile d'examiner la conduite du Pape ; Symmaque, d'ailleurs, consentait à être jugé par les évêques. Il fut absous au Synode de la Palme, en 503. Quand le clergé des Gaules apprit que des évêques italiens avaient osé juger le Pape, il chargea Avit de traduire leurs sentiments d'indignation. Ce qu'il fit en termes aussi mesurés que formels. En voici le passage le plus remarquable, « le plus beau monument de l'Eglise gallicane », a-t-on pu dire :

Quoique cette sentence rendue dans un nombreux Concile soit respectable en soi, nous ne pouvons dissimuler cependant que le saint Pape Symmaque, poursuivi devant l'autorité civile, eût dû trouver dans ces évêques plutôt des consolateurs que des juges. On ne saurait comprendre comment le supérieur a été jugé par ses inférieurs... Si l'on a des reproches à faire à quelque évêque, on peut le réformer ; mais quand on attaque le Pape de Rome, tout l'épiscopat chancelle.

Plus tard, l'évêque de Vienne aida aussi le Pape saint Hormisdas à étouffer les discordes religieuses suscitées à Constantinople par les défenseurs de l'Hénotique de Zénon (décret d'union entre les catholiques et les Ariens).

Lettres et homélies.

La correspondance d'Avit nous révèle l'état de la société à la fin du V e siècle. Deux courants sont en présence, la civilisation chrétienne et la propagande hérétique favorisée par les Barbares. L'Eglise finit par triompher. On ne trouve que chez elle, à cette époque, des hommes véritablement influents. Avit fut l'un des plus marquants, ses lettres pleines de doctrine sont plutôt des traités que des missives, elles constituent ce que nous appellerions aujourd'hui des mandements. Nous trouvons dans un passage l'explication du mot messe, missa, usité dès lors pour désigner Les cérémonies liturgiques de la consécration. La messe indiquait, à proprement parler, le « renvoi » d'une assemblée civile ou religieuse ; on la prenait d'ordinaire pour l'assemblée elle-même, et, dans ce sens, on disait la « messe » du matin et la « messe » du soir. Plus tard, cette appellation fut réservée à l'assemblée réunie pour la célébration des saints mystères, enfin, au Saint Sacrifice lui-même. L'évêque de Vienne savait aussi se montrer aimable et délicat en écrivant à ses amis : nous avons encore plusieurs lettres de souhaits, appelées lettres festales, pleines d'une suavité tout évangélique. Ses homélies et ses traités ressemblent à ses lettres. Il parle à son peuple le langage simple d'un père, toujours grave, toujours pressant. Il aime la littérature sacrée et il sait faire entrer dans ses compositions ce parfum de l'Orient qui est un des charmes de la Bible. C'est par lui que nous connaissons les détails de l'institution de la fête des Rogations, par son prédécesseur saint Mamert. Il rappelait tous les ans à ses fidèles les calamités et les fléaux dans lesquels Mamert avait ordonné

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des prières au milieu des rues et des places publiques ; il leur rappelait aussi que, à la suite de ces prières ou Rogations, Dieu avait rendu à Vienne le calme et la paix.

Saint Avit poète.

Avit ne fut pas seulement un homme de doctrine, mais encore un poète, le plus distingué de tous ses émules aux VIe et VIIe siècles. La poésie, d'ailleurs, cette langue du ciel, est essentiellement chrétienne ; si la prose, dans la littérature chrétienne, contrairement au fait constaté dans les autres littératures, précéda la poésie, c'est que la doctrine nouvelle avait besoin d'être précisée. Le langage de la prose lui convenait mieux. Mais quand une fois le dogme fut établi, les poètes apparurent. Saint Paul recommande déjà aux chrétiens de Corinthe le chant des cantiques spirituels. Les vers de l'évêque de Vienne sont corrects, souvent bien venus, et le style en est relativement pur et élégant, avec une pointe de préciosité. Son chef-d'œuvre est un long poème de 2 552 hexamètres sur les Origines, qui chante la création, le péché originel, le jugement de Dieu, le déluge, le passage de la mer Rouge. Les trois premiers livres, étroitement liés, forment un véritable Paradis perdu. Avit avait entrevu tout ce qu'il y a de poétique dans ces conversations de Dieu avec le premier homme sous les ombrages de l'Eden ; ce qu'il y a de pathétique dans la chute de ce géant chassé par un ange, pris en pitié par un Dieu ! Plus d'une fois, Milton s'est inspiré de son devancier, mais souvent le poète aveugle de l'Angleterre n'arrive point à égaler la grâce et l'énergie du chantre de Vienne. Il y a dans Avit une étincelle de génie créateur, et dans son œuvre une ébauche, un essai brillant d'épopée latine chrétienne. Dans une de ses intéressantes leçons sur l'Histoire de la civilisation en France, M. Guizot, qui attira le premier l'attention des esprits sur cette époque obscure, a fait cette comparaison et il déclare que « l'analogie des deux poèmes est un fait littéraire assez curieux ». Un second poème, Eloge consolant de la chasteté, en 666 hexamètres, est adressé à sa sœur Fuscina, qui s'était faite religieuse. Le but de tous ses ouvrages, d'ailleurs, de ses poèmes comme de ses homélies – qui sont malheureusement perdues, sauf deux, très remarquables, sur les Rogations, et quelques fragments de huit autres était l'instruction des fidèles et non point leur amusement. Cette préoccupation constitue souvent la difficulté des compositions poétiques chrétiennes. La rigueur de la vérité, l'exactitude de la doctrine arrêtent parfois le poète dans son inspiration. Donnons aussi une mention à sa réfutation, sous forme de lettres écrites en 512 ou 513, des hérésies de Nestorius et d'Eutychès, ainsi que d'une réfutation de l'arianisme. Ses autres lettres, quatre-vingt-deux environ, sont des lettres exégétiques, disciplinaires ou familières.

Mort de saint Avit.

C'est au milieu de ces travaux si divers qu'Avit passa les trente-cinq années de son épiscopat. Les Saints aimaient à s'entretenir avec lui, et les rois s'honoraient de son amitié. Théodoric, roi des Ostrogoths d'Italie, lui envoya saint Epiphane de Pavie pour négocier un échange de prisonniers burgondes. L'entente fut facile entre les deux ambassadeurs. Avit se chargea lui-même de fournir la rançon : ses fidèles étaient vraiment pour lui ses enfants. Il mourut en 519, le 5 février, et fut enseveli dans l'église Saint-Pierre, hors des murs de Vienne. Le Martyrologe romain mentionne sa « naissance au ciel », selon l'expression chrétienne, dans les termes les plus élogieux: « A Vienne, naissance de saint Avit, évêque et confesseur; par sa foi, sa prudence et son admirable doctrine, il préserva les Gaules de la contagion de l'arianisme. » Sa fête figure dans les nouveaux Propres de Grenoble, Chambéry, Belley, Annecy, Tarentaise, Valence et Saint-Claude. Seize communes de France portent le nom de Saint-Avit, mais dans ce nombre plusieurs tiennent ce vocable de saint Avit, évêque de Clermont. A.L.

Sources consultées. – J.B. Klem, Clovis, fondateur de la monarchie française. – Chanoine Rondot, notice parue

dans l’Ami du Clergé (prédication, du 30 juillet 1925) (Langres). – Tixeront, Précis de patrologie (Paris). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. II (Paris). – Fulbert Cayré, A.A., Précis de patrologie (Paris). – (V.S.B.P., n° 731.)

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SAINT AMANDEvêque missionnaire et évêque de Maëstricht (590-vers 675)

Fête le 6 février.

Saint Amand est l'une des plus grandes figures d"évêques du VIIe siècle. Mais au milieu de ses confrères, attachés à leurs diocèses respectifs, il nous offre une physionomie originale celle d'un défricheur entreprenant, audacieux, prompt à abandonner un champ qui lui parait aride pour un autre tout aussi ingrat. Son action est plus profonde sur le terrain des institutions monastiques : il donna à celles-ci une impulsion telle qu'il en est considéré comme le père ; toutefois, on ignore généralement si c'est la règle de saint Colomban ou celle de saint Benoît qu'il donna aux religieux et religieuses vivant sous sa direction ou son influence.

Les origines de saint Amand. – Son éducation.

Amand vit le jour vers l'an 590, dans une bourgade de la Seconde-Aquitaine, à Herbauge, dit-on. Selon plusieurs hagiographes, Serein, son père, et Amance, sa mère, appartenaient à cette classe des tendes propriétaires des grands domaines ruraux, avec lesquels les descendants de Clovis durent compter avant d'abdiquer devant plusieurs d'entre eux, devenus maires du palais. Le foyer que vint réjouir l'enfant était chrétien ; cependant, l'âme du père n'était pas à la hauteur du sacrifice qu'allait bientôt lui demander le vouloir de sainteté du jeune Amand.

Ses parents le confièrent, en vue de le faire éduquer, au monastère établi dans la petite île d'Yeu, sur la côte vendéenne. Devenu jeune homme, il décida de marcher sur les trace de ceux qui l'avaient élevé, et mis sans doute en demeure de choisir ; Amand préféra le partage de Jésus-Christ à l'héritage dont la colère de son père devait le priver ; pour se dérober à ses violences, le futur cénobite résolut de quitter le pays ; il prit donc le chemin de Tours, afin d'aller prier au tombeau de saint Martin.

Vocation apostolique de saint Amand.

Au contact des cendres du grand évêque-moine, près desquelles il demeura sans doute quelque temps, Amand était venu affirmer ses résolutions de vie pénitente et contemplative, demandant même à Dieu de ne plus revoir son pays natal et de passer toute sa vie dans les pérégrinations. De là, déjà reçu dans la cléricature, il se rendit à Bourges, dans l'Aquitaine-Première, où il demanda à l'évêque saint Outrille ou Austrégésile, de Bourges, l'habit de solitaire et une retraite que celui-ci lui ménagea paternellement auprès de lui, contre la cathédrale Saint-Etienne. C'était aux environs de l'an 610. Saint Grégoire de Tours nous apprend qu'à la même époque le Berry, le Limousin, l'Aquitaine, l'Auvergne, s'édifiaient de la vie pénitente de célèbres anachorètes.

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Irrésistiblement attiré par Rome, le reclus y vint en pèlerin, vers 620, avec un seul compagnon, et tandis qu'il priait une nuit devant la porte close de la basilique vaticane, le Prince des Apôtres lui apparut, lui ordonna de retourner dans les Gaules et de s'y livrer à l'évangélisation des éléments restés païens au moins par certaines de leurs pratiques. A dire vrai, il ne faut pas se représenter le futur pays de France comme étant, à cette époque, entièrement sauvage : les évêques y sont nombreux, et, si l'on se maintient sur le terrain hagiographique, on peut citer les noms des saints Céraune ou Céran, évêque de Paris ; Didier, évêque d'Auxerre ; Bertichram, évêque du Mans ; Loup ou Leu, archevêque de Sens ; Bohaire, évêque de Chartres ; Prothade, évêque de Besançon ; Léonard ou Léodowald, évêque d'Avranches tous sont morts entre 620 et 630, c'est-à-dire durant une période de dix ans environ. Il n'en était pas de même dans les campagnes : ici et là, des statues de Diane et de Vénus s'y cachaient encore ; et l'on y pouvait voir des arbres sacrés que les hommes épargnaient avec intention. Certains missionnaires même, devant la dureté des cœurs et l'inutilité de leurs efforts, abandonnaient une région pour reporter leurs efforts vers des âmes peut-être encore plus profondément enténébrées mais moins rebelles à la grâce. Amand obéit et regagna par étapes son pays ; de ses premiers pas dans la carrière apostolique, les hagiographes n'ont retenu que la renommée des succès de son ministère de prédication. A cette époque le règne de Clotaire II s'achevait. Ce prince, au sortir d'une ère effroyable le guerres civiles, avait réuni toute la Gaule sous son sceptre ; sa patience à l'égard de ses leudes indociles ne fut pas un de ses moindres mérites.

L'évêque missionnaire.

C'est leur propre éloge que firent sans y songer les évêques francs qui recommandèrent Amand à Clotaire II ; d'accord avec lui, pour accroître le prestige et l'action de cet apôtre, ils sollicitèrent l'autorisation de l'élever à l'épiscopat. Les hagiographes croient pouvoir fixer cette consécration à Trèves, l'ancienne capitale romaine des Gaules, et lui assignent comme date le début du règne de Dagobert 1er, fils de Clotaire II, 629. Le nouvel élu aurait eu alors 40 ans.

Amand n'accepta l'imposition des mains que pour disposer de pouvoirs spirituels plus étendus en faveur des populations plongées dans l'ignorance ou l'hérésie qu'il évangélisait. Il n'aura donc pas de siège épiscopal, mais avec quelques collaborateurs, dont le nombre varie, il travaillera là où il croira ses efforts plus nécessaires. C'est dans ces conditions qu'il besognait quand lui parvint l'écho des scandales donnés par le roi Dagobert : ce prince, non content de répudier sa femme légitime, pratiquait ouvertement la polygamie ; la crainte mettait les prélats francs dans l'impuissance de stigmatiser ce libertinage royal. L'évêque missionnaire se hâta vers la cour, et l'Eglise franque humiliée retrouva sur les lèvres et dans le cœur de cet apôtre le courage et les accents vengeurs de Jean-Baptiste.

Si l'apôtre fut quelque temps exilé de la cour pour sa courageuse franchise – ce qui est après tout bien possible – le roi Dagobert ne dut pas pourtant lui en garder longtemps rigueur ; on voit, en effet, par la suite, ce prince racheter en partie les scandales de sa vie privée par l'appui qu'il donne à la christianisation de son royaume. Amand fut un des nombreux bénéficiaires de ses libéralités. Dagobert, longtemps privé d'héritier par une juste punition de ses désordres, venait enfin d'avoir un fils, en des conditions d'ailleurs peu honorables (629). Dans sa joie, mêlée peut-être de repentir, le roi décida de demander à l'évêque missionnaire le baptême de cet enfant. La cérémonie eut lieu à Orléans ; l'enfant reçut le nom de Sigebert, qu'il illustra par ses vertus ; objet d'une prédilection particulière de l'évêque, le jeune prince, devenu roi d'Austrasie, embrassa la vie parfaite et, plus tard, l'Eglise honora d'un culte public saint Sigebert II. Amand, durant cette période de sa carrière et après son épiscopat à Maëstricht, apparaît, d'après son biographe le plus ancien – un clerc de Noyon, presque son contemporain – comme un grand voyageur désireux d'imiter par ses tentatives missionnaires, ses fondations monastiques, ses voyages, la conversion des masses, le moine irlan-dais saint Colomban ; il fait un second pèlerinage à Rome, montrant pour le Siège apostolique un attachement peut-être plus étroit que son modèle. Nous parlerons plus loin de ses tentatives près des

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Slaves de la Carinthie et des Vascons ou Basques. On s'étonne de la facilité apparente avec laquelle se déplace le prélat en des temps où les voyages sont difficiles et dangereux. Son apostolat rayonne, avec le consentement des autres évêques, sur un territoire très étendu, tout comme un évêque de nos jours, il prête son concours ici et là pour des occasions importantes.

C'est ainsi que, le 22 février 636, nous le trouvons au diocèse de Meaux, au monastère de Rebais, fondé par un référendaire de la cour, Dadon, futur évêque, et plus tard connu sous le nom de saint Ouen. A ses côtés se trouvaient l'évêque diocésain saint Faron ; saint Eloi, évêque de Noyon et Tournai ; saint Adon, fondateur de l'abbaye de Jouarre et frère de saint Eloi. Ce fut Amand qui célébra l'office de la dédicace de l'église et qui offrit ensuite le Saint Sacrifice. Son intervention en un jour si mémorable lui vaudra par la suite d'être honoré en ce monastère.

Evangélisation du pays de Gand.

La région gantoise, qui appartenait au diocèse de Noyon-Tournai, échappait, au temps d'Amand, à toute influence chrétienne. L'œuvre d'évangélisation y avait donné des résultats à peu près nuls ; les évêques de Tournai semblaient se résigner, s'en désintéresser pour des tâches plus urgentes, et les évêques des diocèses voisins, qui n'avaient pas qualité pour y intervenir, estimaient non sans raison que le travail ne leur manquait pas sur leurs territoires respectifs. Pour un homme ardent comme l'était l'évêque missionnaire, c'étaient là autant de raisons excellentes pour intervenir. Son activité en cette région se place entre les années 625 et 640 et peut-être plus exactement entre 625 et 630, vers le temps où saint Achaire occupait le double siège épiscopal de Noyon-Tournai.

Amand se mit à l'œuvre dans des conditions assez particulières ; il avait obtenu ou tout au moins reçu du roi tout pouvoir pour provoquer, même par la force, des conversions. Ce système, nul ne saurait l'approuver ; mais, à dire vrai, l'on ne voit pas que l'évêque missionnaire l'ait jamais employé ; peut-être se contenta-t-il d’un acte qui, en conférant un caractère quasi officiel, du point de vue civil, lui permettait au moins de pénétrer dans un pays nettement hostile et de voir par soi-même les possibilités de conversion. Une fois de plus, Amand se heurta à des âmes rétives. Tout au moins, à défaut des hommes libres, reporta-t-il ses efforts sur les esclaves, les prisonniers, et de ce côté il fut plus heureux. Il en instruisit et en baptisa un certain nombre ; peut-être même recruta- t-il parmi eux, après les avoir achetés, des collaborateurs, même des prêtres et des religieux, ainsi qu'il le fit ailleurs. A cette période de sa carrière se rapporte un miracle qui suscita la conversion de plusieurs hommes libres : le comte Dotto avait condamné à la pendaison un captif accusé. Amand essaya vainement d'obtenir sa grâce ; la sentence, fut exécutée. On ne pouvait pas refuser à un protégé du roi le corps du supplicié : Amand le reçut, le lava avec soin, et, par ses prières, obtint le retour du cadavre à la vie.

L'évêque de Tongres-Maëstricht.

Ce que nous pouvons deviner, d’après les quelques faits ci-dessus rapportés par les plus anciens biographes d’Amand, de son caractère indépendant, de son goût des aventures, permet de penser combien lui fut pénible son élection épiscopale à un siège résidentiel, celui de Tongres. Cette épreuve lui échut aux environs de 647 : le clergé et le peuple de la civitas Tongrorum le choisirent alors, en effet, pour évêque. Le diocèse de Tongre, qu’on appelle aussi diocèse de Maëstricht parce que les évêques habitèrent cette seconde ville après la ruine de la première, embrassait un territoire immense, équivalant au territoire actuel de neuf diocèses de Hollande ou de Belgique. C’était assez pour occuper un homme, même de la trempe d’Amand ; néanmoins il put croire ou qu’il se sentirait trop lié ou qu'il n'aurait pas les aptitudes voulues pour occuper ce poste. Il protesta donc avec énergie, mais sans succès : l'élection fut confirmée au nom du jeune roi Sigebert, et Amand dut se soumettre. A cette époque fut fondé le monastère de Nivelles, sur le conseil d'Amand, et par la

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générosité de sainte Itta ou Iduberge, veuve du bienheureux Pépin de Landen, au profit de sa fille sainte Gertrude, dite de Nivelles. Un document de grande importance vient illustrer l'histoire de cet épiscopat : une lettre adressée à l'évêque de Tongres par le Pape saint Martin 1er. Une partie du clergé confié à Amand était notoirement inférieure à sa tâche, montrait les mêmes passions que le milieu à demi sauvage où se recrutaient ces clercs. Cette constatation renouvelée semble avoir provoqué chez l'évêque une crise passagère de découragement, et il sollicita la permission de reprendre sa liberté. En même temps, l'évêque interrogea le Pape sur l'attitude à prendre à l'égard des monothélites, qui niaient l'existence de deux volontés en Jésus-Christ et que le Concile du Latran avait condamnés en 649.

La réponse de Martin 1er s'ouvre par un tableau assez noir des mœurs du clergé de Tongres, celui qu'a brossé l'évêque sans doute. Désireux de déraciner le mal, le Souverain Pontife prescrit la sévérité. Mais il engage formellement le prélat à garder son siège. A l'égard du monothélisme, Martin 1er demandait la tenue d'un synode en Austrasie et une délégation d'évêques – parmi lesquels celui de Tongres-Maëstricht – allant de Rome à Constantinople afin de montrer à l'Orient l'unanimité de l'Eglise d'Occident contre l'erreur condamnée. On ignore pourquoi le synode n'eut pas lieu. Nous ne savons pas davantage quels faits nouveaux déterminèrent Amand à résigner son siège.

Saint Amand est-il allé chez les Slaves ?

Ce problème d'histoire ne peut être résolu avec certitude. Mais si l'on y réfléchit, la chose n'a rien d'invraisemblable. Saint Colomban, dès l'année 612, avait songé à missionner dans ces régions. Vers l'an 623, un Franc nommé Sauro, originaire du Hainaut, y était allé avec d'autres marchands pour faire du commerce ; par son habileté et son énergie, il était devenu roi et avait, sans doute, attiré dans le pays quelques missionnaires. Amand, qui nous apparaît à l'affût d'occasions nouvelles d'apostolat, a pu entendre l'appel de ces masses de peuple, alors en mouvement depuis un siècle soit vers l'ouest, soit vers le sud de l'Europe. Il nous y est montré faisant quelques baptêmes, au prix de durs sacrifices, puis secouant la poussière de ses sandales pour revenir vers la région du nord du pays des Francs. Rendu à la liberté de son action, Amand porta quelque temps ses efforts du côté de la Frise, entre le Weser et le Sincfal (Zwin). Il lui suffisait d'ailleurs, pour y accéder, de franchir les frontières du pagus de Gand. Il se fixa d'abord dans une île de l'Escaut. Le peu de conversions obtenues l'incita à se diriger d'un autre côté. Il n'en avait pas moins été un précurseur de saint Willibrord, l'apôtre des Frisons.

Saint Amand apôtre des Vascons.

Une raison semblable pousse l'évêque conquérant à descendre, malgré l'énorme distance, chez les Vascons. Il importe de se souvenir ici qu'il est lui-même originaire de la Seconde-Aquitaine, et que par conséquent, en dirigeant ses pas de ce côté, il retrouvera au moins sur sa route l'air du pays natal. On lui a dit qu'il y a des idolâtres parmi les Vascons, et sans doute aussi que ce peuple est encore sauvage – gens effera Vasconum, dit un contemporain, l'évêque Tajon de Saragosse. Il n'en faut pas davantage pour échauffer son cœur. L'historien du Béarn Pierre de Marca (… 1664) protestait avec indignation contre cette manière de raconter l'histoire, mais il est facile de répondre que les mêmes faits se produisaient alors au sud et au nord de la France actuelle : les villes constituaient autant de centres de catholicité, alors que dans les campagnes les îlots païens restaient nombreux. On a cru aussi pouvoir placer l'apostolat d'Amand près des Vascons au moment où il aurait encouru la disgrâce de Dagobert après avoir blâmé ses excès ; nous pensons que cette mission suivit son épiscopat de Maëstricht. Ayant constaté une fois de plus la faillite de sa méthode de con-version en masse, Amand décida de rejoindre le centre habituel de son activité, la région du Nord et

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Elnone en particulier. On croit qu'Elnone, jusqu'ici domaine ecclésiastique, quelque chose comme la résidence d'un vicaire apostolique et des missionnaires, ses collaborateurs, devint alors un monastère régulièrement constitué.

Testament de saint Amand. – Sa mort.

On s'accorde généralement à fixer la date de la mort de l'ancien évêque de Maëstricht vers l'année 674 ou 675. Le 17 avril de l'une de ces années, le vieillard dicta solennellement une sorte de testament, en présence de plusieurs évêques et Abbés : saint Réol – en latin Regulus ou Reolus – évêque de Reims, ancien moine de Rebais ; saint Mommolin, évêque de Noyon et Tournai, ancien moine de Luxeuil ; saint Vindicien, évêque de Cambrai ; saint Bertin, dont l'abbaye de Sithiu prit ensuite le nom ; d'autres encore. Dans le document en question, Amand supplie, « conjure » (d'où le nom de « conjuration » donné à cet acte), qu'après sa mort son corps soit laissé à Elnone ou y soit apporté, et menace en termes sévères – inspirés sans doute des épitaphes romaines des premiers siècles chrétiens – ceux qui oseraient contrevenir à ses intentions.

L'ardent apôtre dut rendre son âme à Dieu peu de temps après, probablement le 6 février et sans doute en son monastère favori où son grand âge et la maladie devaient l'avoir immobilisé. Ses restes furent inhumés selon son désir dans un des oratoires du monastère. Une église nouvelle fut érigée en son honneur et la dédicace en fut faite le jour même de la translation des reliques du Saint.

Les reliques de saint Amand.

Au moment des invasions normandes, le corps de saint Amand fut transféré à Paris et déposé dans l'abbaye de Saint-Germain-des-Prés, dont l'Abbé, Gozlin (plus tard, en 884, évêque de Paris), était en même temps Abbé d'Elnone. La tranquillité revenue, les reliques reprirent leur place primi-tive qu'elles devaient quitter au XIe siècle, en 1066, à la suite de l'incendie de la basilique élevée sur le tombeau du Saint et de la plus grande partie du monastère. Les moines, menacés de se trouver sans gîte, entreprirent une de ces processions qui se pratiquaient à l'époque en des cas exception-nels. Ils transportèrent les reliques d'un Saint sur un parcours considérable en sollicitant des aumônes. La procession passa par Cambrai, Coucy-le-Château, Laon, Chauny, Noyon, Douai, dans un village du diocèse de Beauvais, Verneuil, où deux miracles signalèrent le passage de la procession ; voyage fructueux, puisque l'église Saint-Amand, reconstruite, put être consacrée en 1088. Moins de vingt ans plus tard, en 1107, nouvelle procession, pour que le Saint provoquât lui-même la restitution de domaines volés au monastère : Grammont, Ninove et Gand, virent passer les restes de leur père en Dieu : l'effet de ce pieux cortège fut celui qu'on en attendait. A la fin du règne du bon roi de Franec Louis IX, en 1267, un a corps saint n fut retrouvé à Saint-Germain des Prés et donné comme étant celui de l'évêque de Maëstricht, la confusion ne peut s'expliquer que par le nombre important de reliques apporté dans l'illustre monastère dans les siècles précédents par crainte des invasions. Cette erreur ne saurait infirmer l'authenticité du corps conservé à Elnone –devenu Saint-Amand-les-Eaux – jusqu'à la Révolution, et brûlé peut-être en 1794 ; de ces reliques, deux ossements importants subsistent : l'un est conservé à Saint-Amand-les-Eaux ; l'autre à Flers-en-Escrébieuse, près de Douai.

M.S. et Fr. Br.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. 1er de février (Paris, 1863). – P. Edouard de Moreau, S.J., Saint Amand, apôtre de la Belgique et du nord de la France (Louvain, 1931). – Annuaire pontifical catholique (Paris, 1917).

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SAINT THÉODORE D'EUCHAITAMartyr à Héraclée (…319).

Fête le 7 février.

Saint Théodore le Mégalomartyr ou le Général, ainsi que l'appellent les Grecs, est l'une des victimes des persécutions locales qui sévirent en Orient après 313, c'est-à-dire après la publication de l'édit de Milan, édit par lequel l'empereur Constantin accordait à l'Eglise du Christ, jusque-là persécutée, une existence légale et par conséquent la liberté de pratiquer ouvertement sa religion et le droit de posséder. Ce grand chef guerrier fut très honoré chez les Byzantins, son image figurait sur leurs étendards avec celle de son homonyme saint Théodore le Tiron, c'est-à-dire « le Conscrit » ou peut-être le chef des recrues, des saints Démétrius et Procope, et enfin de saint Georges, dont l'histoire, la tradition et la légende en font un émule.

La persécution de Licinius.

Licinius, fils d'un paysan dace avait été d'abord simple soldat et s'était tellement avancé dans la faveur de Galère, son compatriote, que celui-ci avait fini par l'associer à l'empire en 307. Il reçut avec le titre d' « auguste » le gouvernement de la Pannonie et de la Rhétie. Après la victoire de Constantin sur Maxence, il resta seul maître de l'Orient. En 313, il s'était associé à Constantin, dont il épousa la sœur, pour publier l'édit de Milan. Si l'ère des persécutions générales était close, les persécutions locales ne devaient pas cesser de si tôt, et Licinius lui-même, à peine rentré dans sa capitale, Nicomédie, recommença à verser le sang chrétien. Cette persécution dura environ quatre ans, de 319 à 323, c'est-à-dire jusqu'à la bataille d'Andrinople, gagnée par Constantin sur son collègue. Les victimes furent nombreuses ; on connaît surtout la passion des quarante martyrs de Sébaste. Licinius s'en prenait de préférence aux personnages distingués par leur éducation et leur naissance, comptant beaucoup sur le scandale de leur apostasie pour ramener le peuple au culte des idoles.

Saint Théodore et le dragon.

Il y avait alors à Héraclée, sur le Pont-Euxin, un certain Théodore, vraisemblablement officier supérieur, jeune, riche, célèbre par son éloquence et sa beauté non moins que par son courage ; ce personnage, l'un des plus connus de sa province, était chrétien. Son nom ne tarda pas à arriver aux oreilles de Licinius. Un fait prodigieux lui était attribué et ne contribuait pas peu à le couvrir de gloire. Or, racontent les Actes, les environs d'Euchaïta étaient alors ravagés par un dragon redoutable que personne n'avait jamais pu dompter. L'existence de ces animaux dont les proportions nous paraissent monstrueuses est souvent affirmée dans l'hagiographie ; les découvertes modernes

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de la paléontologie, les exemples encore vivants que nous offre la faune d'autres continents, ne peuvent que confirmer ces affirmations. Quelle que fût l'espèce à laquelle appartenait ce monstre, il répandait la terreur, grossie peut-être encore par l'imagination populaire. Lorsqu'il sortait de la caverne qui lui servait de repaire, la terre, disait-on, tremblait à chacun de ses mouvements, et il dévorait tous les hommes et tous les animaux qu'il rencontrait sur son passage. Théodore, plein de confiance en Dieu, se munit d'une croix précieuse, revêtit son armure militaire, et partit à cheval au-devant du monstre redoutable. Etant arrivé à Euchaïta, il s'arrêta pour se reposer dans une prairie émaillée de fleurs et s'endormit profondément, ne se doutant pas qu'il était à quelques pas seulement de la caverne du dragon. Une femme des environs, appelée Eusébie – peut-être la même personne dont le nom se retrouve dans la biographie de saint Théodore le Tiron – accourut vers lui pour l'avertir du danger qui le menaçait :

- Lève-toi, mon frère, lui dit-elle, et éloigne-toi d'ici en toute hâte. Tu me parais ignorer combien ce lieu est redoutable.

Théodore se leva et lui demanda :- Qu'y a-t-il donc de si redoutable en ce lieu, bonne mère ? Eusébie lui répondit :- Mon fils, il y a ici même un dragon d'une taille épouvantable et que personne n'a encore pu

enchaîner. Tous les jours il sort et dévore tout ce qu'il rencontre, hommes ou animaux.Mais le soldat du Christ dit à la pieuse femme :- Eloigne-toi et regarde de loin la scène qui va se passer. Tu verras alors la puissance de Jésus-

Christ.Eusébie s'éloigna tout en larmes et assista de loin au combat, priant Dieu pour le héros chrétien.Celui-ci fit alors sur lui le signe de la croix, se frappa la poitrine, et, levant les yeux au ciel, il

pria en ces termes : « 0 Jésus, nom glorieux, lumière éclatante jaillie du sein du Père céleste, hâte-toi d'exaucer ma demande. Toi qui m'as fait triompher de tous mes adversaires dans les combats, fais-moi triompher encore cette fois de l'ennemi infernal. » S'adressant ensuite à son cheval, il lui parla comme à une créature raisonnable :

- Je sais que Dieu montre sa puissance non seulement dans les hommes, mais encore dans les animaux. Lutte donc courageusement avec moi, le Christ te donnera une force et une vigueur nouvelles pour triompher de mon ennemi.

Et comme s'il avait compris ce langage, le cheval se dressa et attendit courageusement l'apparition du monstre.

Théodore jeta alors ce cri de défi au dragon :- Au nom de Jésus-Christ, Rédempteur des hommes, sors de ta retraite et viens au-devant de

moi.Le monstre, à cette voix, poussa un rugissement terrible, le sol trembla, et il apparut à quelques

pas de l'endroit où se trouvait l'homme qui voulait sa mort. Au même instant, le cheval se jeta sur lui et le tint captif sous ses quatre pieds dont une vertu céleste avait centuplé la force. Théodore sauta à bas de sa monture, et, tirant son épée, il frappa l'ennemi à coups redoublés et le laissa mort sur place. A la nouvelle de son triomphe, les chrétiens se réjouirent et un grand nombre de païens se convertirent à la vraie foi.

Le message de Licinius.

Attirer Théodore à la cour, le séduire et l'amener à sacrifier aux idoles, pouvait-on trouver une plus belle occasion de porter un coup mortel à la religion du Christ ? Ainsi raisonna Licinius. Il envoya donc des messagers vers Théodore alors à Héraclée, sur le Pont-Euxin, avec ordre de le ramener avec eux à Nicomédie. Théodore reçut les envoyés impériaux avec les plus grands honneurs et pendant trois jours les combla de présents et de festins. Comme ses hôtes insistaient pour se remettre en route, le suppliant de les suivre auprès de l'empereur, qui, disaient-ils, le destinait à des charges encore plus élevées, Théodore laissa partir quelques-uns d'entre eux et leur

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remit une lettre pour Licinius. Il invitait l'empereur lui-même à venir à Héraclée, le priant d'apporter avec lui ses plus riches idoles et lui donnant à supposer qu'il était tout disposé à leur brûler de l'encens. Licinius fut ravi de la proposition ; il emmena avec lui une foule nombreuse de Nicomédie et des environs, et emporta ses plus précieuses idoles d'or et d'argent. Thēodore était encore couché lorsqu'on l'avertit de l'approche de l'empereur ; sur-le-champ il se leva, puis lava son visage, orna sa chevelure, après quoi, jetant sur ses épaules un manteau étincelant d'or et de pierreries, il monta sur un cheval richement harnaché et se rendit à la rencontre de Licinius. Dès qu'il fut devant lui, il lui adressa ce salut conforme aux usages de l'époque, mais dont les termes, en l'occurrence, semblent trop empreints d'ironie :

- Salut, seigneur, empereur très divin, empereur tout-puissant !Le prince embrasse le jeune homme et lui dit pour répondre à ses paroles de bienvenue :- Salut, soleil resplendissant, ravisseur des cœurs, tête digne du diadème, salut à toi que je veux

associer à ma puissance !Ils se rendirent ensuite jusqu'en milieu de la cité, et Licinius monta sur un trône élevé qu'on lui

avait préparé. Il prit alors la parole pour féliciter les habitants de leur accueil, puis se tournant vers Théodore il lui dit :

- Fixe toi-même le jour auquel tu sacrifieras publiquement à nos dieux !- Ainsi ferai-je, dit-il, mais auparavant accorde-moi la faveur d'accueillir tes dieux les plus

précieux dans mon sanctuaire domestique. Nous ne penserons au sacrifice public que lorsque je les aurai comblés dans le secret de libations et d'encens. Théodore parlait ainsi par ironie, comme on le verra bientôt. Licinius, barbare d'origine et peu habitué aux bons tours des Grecs, se réjouit dans son cœur à cette proposition. Tous ses dieux d’or et d'argent furent donc hébergés dans le palais de Théodore ; ce n'était point pour y trouver des honneurs et des sacrifices, car, vers le milieu de la nuit, leur hôte, peu respectueux, les réduisit en pièces et distribua leurs débris aux pauvres et aux indigents.

Colère de Licinius.

Deux jours s'étant écoulés, Licinius fit appeler Théodore et lui dit :- en reconnaissance des bienfaits et des honneurs dont te comblent nos dieux, hâte-toi de

montrer ton zèle à leur endroit et offre leur un sacrifice solennel en présence de tous, afin que les autres te voient et suivent ton noble exemple.

Un centurion, nommé Maxence, qui se trouvait présent, l'interrompit :- Par les dieux, ô prince, ta puissance divine a été tournée en ridicule par cet homme. N'ai-je

point vu, de mes yeux, ce matin, la tête d'or de ton Artémis entre les mains d'une mendiante qui s'en allait toute fière de son aubaine.

A cette révélation, Licinius, hors de lui, ne put proférer une parole, se demandant s'il fallait s'en rapporter au témoignage de l'officier, Théodore lui enleva ce doute :

- Par la puissance du Christ, ô empereur, Maxence a dit vrai. Ce que j'ai fait, je m'en réjouis. Considère maintenant la puissance de tes dieux, s'ils n'ont pas pu se défendre eux-mêmes, comment pouvons-nous compter sur leur secours ?

Licinius, devenu blême, serrant les genoux entre ses mains, se plaignait à ses dieux en disant :- Hélas ! Hélas ! Faut-il qu'un souverain puissant comme moi, doive essuyer un semblable

affront ! Avoir rassemblé tant de biens qui vont être les témoins de ma défaite, et plus que cela, apprendre que tous mes dieux sont brisés et réduits en poussière et entre les mains des pauvres ! Cela est-il possible ?

Alors, avec une généreuse ardeur, égale à celle d'un néophyte, Théodore lui parla en face, comme pour l'exaspérer et hâter ainsi son propre martyre :

- Tu rugis, ô monarque, moi je tressaille ; tu grondes et j’exulte ; tu blasphèmes Dieu, je l’honore ; tu adores des dieux morts, j’adore le Dieu vivant ; tu sers le dieu Sérapis, et moi je sers Celui qui est au-dessus des séraphins ;

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Saint Théodore brise les statues des dieux sur leur autelet en distribue les morceaux aux indigents.

Tu te prosternes devant Apollon dont le nom signifie « destructeur », je me prosterne devant Jésus, dont le nom signifie, « Sauveur » ; on t’appelle Licinius, c’est-à-dire « le fléau » ; on m’appelle Théodore, « le don de Dieu ».

Allons, empereur, ne t'irrite pas, ne regimbe pas ; car, en agissant ainsi, tu t'avoues humilié et vaincu, et tu te donnes l'air d'un âne ou d'un mulet.

Licinius, au comble de la fureur, ordonna qu'on dépouillât Théodore de ses vêtements ; il lui fit infliger quatre-vingts coups de nerfs de bœuf sur le dos et cinquante sur le ventre. Ensuite, il commanda qu'on lui frappât violemment le cou avec des balles de plomb. Non content de tous ces sévices, il fit labourer les chairs du martyr avec des ongles de fer, tandis que des bourreaux appro-chaient des torches enflammées de ses blessures béantes. Après avoir assouvi les premières ardeurs de sa rage, il fit conduire Théodore en prison, avec ordre de serrer étroitement ses pieds dans des entraves et de le priver de toute nourriture pendant cinq jours.

Saint Théodore mis en croix et livré à la fureur des enfants.

Après cinq jours, Licinius fit dresser dans la cour du palais une croix à laquelle fut attaché le courageux martyr. Ses bourreaux lui ouvrirent ensuite la poitrine et le ventre jusqu'à lui découvrir les entrailles, tandis que de petits enfants païens étaient invités à lui crever les yeux avec des flèches. Parmi les témoins de cette scène, se trouvait celui qui nous en a laissé le récit. Laissons-le parler lui-même.

Moi, Augarus le tachygraphe, j'étais présent à ces injures, et, ayant entendu les gémissements étouffés du martyr, je jetai mes tablettes loin de moi et me prosternai au pied de la croix. Mais alors mon seigneur Théodore, 1e confesseur du Christ, me fit entendre doucement ces paroles : « Augarus, ne renonce pas à ton

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œuvre et continue à écrire le récit de ce qui me touche. »Théodore jeta alors un grand cri vers Dieu :- Seigneur, ne m'aviez-vous pas dit : Je suis avec toi. Pourquoi donc êtes-vous loin de moi ?

Seigneur, sauvez-moi de mes ennemis ! On a crevé la pupille de mes yeux, le feu a détruit mes chairs, mes cheveux et ma barbe ont été violemment arrachés, mes dents sont brisées, mon visage est devenu livide, et ce n'est plus qu'un squelette qu'on a attaché à cette croix. Souvenez-vous, Seigneur, que c'est pour votre nom qu'on m'a crucifié !

Après avoir parlé ainsi, il se tut et ne fit plus aucun mouvement, si bien que Licinius, le croyant mort, ne s'en soucia pas davantage et le laissa suspendu sur son gibet.

Un ange vient délivrer le martyr.

On était encore à la première veille de la nuit, lorsqu'un ange du Seigneur descendit vers le saint martyr, le détacha de la croix et le guérit de toutes ses blessures :

- Réjouis-toi, lui dit-il revêts-toi de la force de Notre-Seigneur Jésus-Christ. Tu vois bien que Dieu est avec toi. Pourquoi donc as-tu osé lui dire qu'il t'avait abandonné ? Achève maintenant ta carrière et viens ensuite auprès de Jésus-Christ recevoir la couronne d'immortalité.

A ces mots, l'ange disparut. Quant à Théodore, rendu à la santé, il remercia de toute son âme le divin Maître, s'écriant avec le psalmiste :

- Je vous exalterai, ô mon Dieu, ô mon roi, et je bénirai votre nom pendant tous les siècles des siècles.

Conversion de deux centurions et de quatre-vingt-deux soldats.

Au lever du jour, Licinius fit venir les deux centurions Antiochus et Patrice et leur dit :- Allez donc, et rapportez-moi le corps de ce menteur Théodore, afin que nous le déposions

dans un cercueil de plomb pour le jeter au fond de la mer, de peur que les chrétiens insensés ne s'en emparent pour le vénérer.

Les deux centurions sortirent pour se rendre au lieu du crucifiement, mais, à leur grande stupéfaction, ils ne trouvèrent que le bois de la croix. Ils se dirent alors entre eux :

- Les Galiléens racontent que le Christ est ressuscité d'entre les morts. En serait-il de même pour Théodore ?

Patrice, s'étant approché encore, aperçut non loin de là, le martyr plein de santé plongé dans une fervente prière. Il ne put s'empêcher de s'écrier :

- C'est un Dieu puissant que le Dieu des chrétiens !Ils s'approchèrent tous tes deux de Théodore et lui dirent :- 0 serviteur de Dieu, nous aussi nous voulons être chrétiens !Ils crurent et firent partager leur foi à quatre-vingt-deux de leurs compagnons d'armes.

Nouvelles conversions. – Mort de saint Théodore.

A la nouvelle de ce qui venait d'arriver, Licinius envoya un officier et trois cents soldats pour mettre à mort Théodore et les nouveaux convertis. Mais lorsque les envoyés impériaux eurent vu de leurs yeux les merveilles accomplies par Théodore, ils crurent, eux aussi, au Christ. Une foule nombreuse se joignit à eux, invectivant contre l'empereur, acclamant un Dieu unique, le Dieu des chrétiens. Il se produisit alors un grand tumulte entre chrétiens et païens. Un soldat nommé Léandre voulut se jeter sur le serviteur du Christ pour le tuer, mais l'officier converti lui arracha son épée et la lui passa à travers le corps. Un autre païen vint à la défense de Léandre et tua l'officier.

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Théodore parvint enfin à apaiser la foule :- Du calme, mes enfants, s'écria-t-il ; mon Maître Jésus-Christ a consenti à se laisser crucifier,

bien qu'il eût à son service des légions d'anges.Le cortège passait devant les prisons de la ville. Ceux qui y étaient enfermés criaient de toutes

leurs forces : « Aie pitié de nous, serviteur du Dieu Très-haut ! » Théodore d'une seule parole, brisa leurs liens et leur dit en leur rendant la liberté : « Allez tous en paix, et souvenez-vous de moi. »

On ne compta bientôt plus le nombre des païens qui se convertirent ce jour-là, ni celui des malades et des possédés qui recouvrèrent par l'intercession de Théodore la santé de l'âme ou celle du corps. Le mouvement paraissait devenu général. Lorsque l'empereur Licinius apprit que toute la ville abandonnait les dieux pour adorer le Christ, il fut saisi de rage et envoya un sicaire chargé de trancher la tête du serviteur de Dieu. La foule l'aurait empêché d'accomplir son œuvre si Théodore lui-même n'avait demandé avec instance à tous ses défenseurs de ne point le priver de la couronne des martyrs :

- Mes frères, leur dit-il, ne vous irritez pas contre Licinius, il n'est que le ministre de son père le diable. Quant à moi, j'ai hâte de retourner vers le Christ.

Il dit ensuite à Augarus, celui qui devait écrire le récit de ces événements :- Aie soin de relater pour la postérité les Actes de mon martyre. De plus, je te prie de faire

déposer mes restes à Euchaïta, dans mon tombeau de famille.Il pria longuement, embrassa les frères, puis, se présentant au bourreau, il inclina la tête qui fut

tranchée d'un coup d'épée. Le martyre de saint Théodore eut lieu le 7 février de l'année 319, qui était un samedi.

Ses restes furent portés, comme il l'avait désiré, à Euchaïta.Les miracles de saint Théodore rendirent son nom illustre ; il était invoqué dans les combats.

Une église fut édifiée en son honneur à Euchaïta qui prit le nom de Théodoropolis. La république de Venise l'honorait comme l'un de ses patrons, et une chapelle lui était dédiée dans la cité des doges, en la basilique de Saint-Marc, et le Saint y avait sa statue. Son corps fut apporté en cette ville au XIIIe siècle par Jacques et Marc Dandolo, et déposé en l'église Saint-Sauveur. On possède des reliques de Saints du nom de Théodore à Cologne et en Belgique ; d'autres se trouvaient à Saint-Denis, mais rien n'indique avec certitude qu'il s'agisse du « Mégalomartyr ». L'église Saint- Onuphre en conserve de celui-ci et de son compatriote et homonyme saint Théodore le Tiron.

R.B.D.

Sources consultées. – Acta Sanctorum. t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Acta graeca S. Theodori Ducis, dans Analecta Bollandiana (Bruxelles, 1883). – (V.S.B.P., n° 1570.)

…………

PAROLES DES SAINTS________

Les mauvais chrétiens.

Plusieurs n'osent se séparer de l'Eglise parce qu'ils craignent la justice de Dieu ; mais ils ne veulent point aussi se séparer du monde, parce qu'ils aiment les plaisirs qu'il leur promet. Ils prient, parce qu'ils craignent ; ils pèchent, parce que leur inclination les y porte. Ils se disent chrétiens, et ils vivent comme des païens.

Saint Hilaire.

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(Sur les Psaumes.)

SAINT JACUTAbbé, fondateur de Saint-Jacut-de-la-Mer (Ve –VIe siècles)

Fête le 8 février.

Bien qu'une obscurité assez grande règne sur les circonstances de la vie de saint Jacut, Jagut ou Jaigu, et de la fondation de son monastère, ce Saint n'en a pas moins laissé au pays breton, où plusieurs localités portent son nom, des traces profondes et un souvenir durable. Son abbaye, dont le nom primitif était Notre-Dame de Landouar, s'est perpétuée jusqu'à la Révolution, et la paroisse de Saint-Jacut-de-la-Mer, à quelques lieues de Dinan, paroisse dont le monastère fut le berceau, se glorifie d'avoir été le théâtre des vertus pratiquées par le saint Fondateur.

Une famille de Saints.

Malheureusement le lieu a gardé ses secrets, et l'on en est réduit à conclure des vertus et des mérites de l'Abbé de Landouar surtout par ce que l'on sait du genre de vie des cénobites de son temps. Le savant Dom Lobineau, qui vécut et mourut à l'abbaye de Saint-Jacut, consacre au saint Abbé, dans sa Vie des Saints, quelques lignes seulement, en l'absence de documents précis. Il y a bien cependant une « Légende » ou « Vie latine », écrite au XIIe siècle, et dont le fond ne manque pas de certitude. Mais nous connaissons le mépris en lequel l'austère Bénédictin tenait les récits tant soit peu légendaires, en dépit de la part de vérité qui s'en dégage 1e plus souvent. Un des continuateurs de la Vie des Saints de Bretagne-Armorique, du P. Albert Le Grand, écrivit, sans doute sur ces données, une Vie de saint Jacut. Nous lui empruntons en partie le récit que l'on va lire.

Jacut vint au monde vers le milieu du Ve siècle, à l'époque des émigrations qui, de Grande-Bretagne ou Bretagne insulaire, amenaient sur le continent les populations chassées par les Saxons. A la tête d'une de ces émigrations était Fragan, père de Jacut et de Guéthenoc. Avec la bande dont il était le chef, sa femme Guen, dont le nom signifie « Blanche », et ses deux fils, que la tradition dit jumeaux, il débarqua au port de Bréhac, en la baie de Saint-Brieuc. Le premier soin de Fragan fut de pourvoir à l'établissement de sa suite. Ayant rencontré une source qui alimentait un terrain d'apparence fertile, à l'endroit appelé depuis, de son nom, Ploufragan, il le défricha, aidé des siens. Son labeur fut bientôt récompensé par de belles récoltes, mais la culture du sol ne préoccupait pas seule le chef qui avait peut-être, de l'autre côté de l'eau, fréquenté lui-même une de ces écoles monastiques ouvertes aux clercs et aux laïques. Jacut et Guéthenoc, grandis au sein de cette vie pas-torale, atteignaient l'âge d'être appliqués à l'étude. En ce pays inconnu, à qui leur père allait-il les confier ? En Petite-Bretagne existait-il quelque monastère-école analogue à ceux de la grande île ?

L'école de Budoc.

Fragan n'allait pas avoir à le chercher très loin. Contigu à l'île enchanteresse de Bréhat, au nord de la même baie de Saint-Brieuc, était la petite île de Lavret. Un moine, Budoc, renommé pour sa science, à telle enseigne qu'on l'appelait le « Docteur très élevé », y avait édifié un monastère, sur les ruines d'une villa gallo-romaine, l'aménageant selon le type à peu près uniforme du monastère celtique : une série de cellules ou logettes, groupées en cercle, autour de l'église, du cimetière et de quelques bâtiments de service. Des fouilles pratiquées de 1890 à 1891 ont remis à jour la cité

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monastique de Budoc, que Fragan n'eut pas de peine à reconnaître pour une sœur de celles d'outre-mer. Edifié par la haute réputation du maître, le chef breton lui confia ses deux aînés comme il devait le faire plus tard pour son benjamin Guénolé. Dernier-né, après sa sœur sainte Clervie, d"une famille dont tous les membres sont honorés comme Saints, Guénolé en sera le plus illustre rejeton. Une différence d'âge assez sensible le tiendra sans doute éloigné de ses frères, dont les noms sont rarement réunis au sien. Cependant, Albert le Grand joint Jacut à Guénolé dans la très problématique ambassade envoyée à Tours pour obtenir de saint Martin ou, plus vraisemblablement du Métropolitain, le sacre de saint Corentin comme évêque de Quimper. Au demeurant, on ne peut certifier que l'hagiographe n'ait parfois emprunté à la vie de Guénolé quelques-uns des faits qu'il rapporte de Jacut et de Guéthenoc.

Il est dit que des deux écoliers, Jacut et Guéthenoc, le premier fut le préféré de leur maître en raison de la vertu précoce qui émanait de lui. Cependant, nous verrons celui-ci, en compagnie de son frère, accomplir, un jour que les deux enfants se promenaient dans la campagne, un gracieux miracle. Ainsi leur arrivera-t-il, après leur mort, de guérir, de concert, le visage tuméfié d'un malheureux qui s'était confié à leur intercession.

Sur leur chemin, nos adolescents font rencontre d'un aveugle. L’infirme, intérieurement illuminé sur la sainteté des deux promeneurs, les arrête et les supplie de le guérir. Surprise des enfants, qui protestent de leur impuissance à le satisfaire et de leurs regrets. Mais l'aveugle insiste, il les prie au nom du christ. Alors, très simplement, mettant leur confiance en Dieu, l'un, de sa salive, lui lave les yeux, l'autre fait le signe de la croix. Aussitôt la vue est rendue à cet homme. Mais voici nos deux guérisseurs effrayés de leur action pour l'échec que son retentissement peut causer à leur humilité. Tout tremblants, autant qu'après une faute, ils regagnent le monastère. Hélas ! Le miraculé les y avait précédés, mettant la communauté en émoi par le récit de ce qui venait de lui arriver, et criant à tous les échos que deux des écoliers de Budoc lui avaient enlevé sa cécité. Cependant, Jacut et Guéthenoc avaient réussi à se glisser sans bruit dans les rangs de leurs condisciples, lorsque Budoc averti de ce qui se passait, conduisit l'aveugle guéri devant les écoliers réunis, l'invitant à lui indiquer auxquels d'entre eux il était redevable d'avoir été délivré de son infirmité, ce qu'il fit sans aucune hésitation.

Formation religieuse.

Au milieu de la confusion où cette reconnaissance jetait les deux enfants, confusion augmentée par la guérison d'un lépreux dont Jacut n'avait pas craint de baiser les plaies, ils perçurent nettement le péril de vaine gloire qui les menaçait. Ce fut pour tous deux le point de départ de leur résolution de « donner du pied au monde »  – selon la très suggestive expression du vieil hagiographe – et à ses honneurs éphémères. Vers le même temps, Fragan, qui venait d'échapper à un grave danger, avait consacré au Seigneur tous ses enfants. Aussi Jacut et Guéthenoc n'eurent-ils point de peine à convaincre leur père de leur vocation. Les voici donc recevant désormais, non plus comme des écoliers mais comme de futurs religieux, les enseignements de Budoc, un maître dans l'art de plier à l'humilité et à l'amour du travail et de la prière les novices confiés à ses soins. Après leur en avoir, en des paroles pleines de sagesse, exposé l'utilité, il terminait ainsi ses homélies : « Les (trois) recommandations que je viens de vous faire embrassent, si vous les comprenez bien, tous les avantages de la vie active et de la vie contemplative. »

Le travail, qui était, on le sait, avec la mortification et la prière, la grande occupation du monastère celtique – on verra un Gildas, par exemple, exceller à la fonderie des métaux – prenait environ dix heures de la journée. Celle-ci commençait de bonne heure, puisque « au chant du coq (les moines) sautaient promptement de leur lit pour chanter laudes », encore que l'heure de minuit les trouvât occupés au chant des hymnes et des psaumes. L'oraison entrecoupant le labeur matériel, voilà bien le mélange de vie active et contemplative vers lequel tendait l'enseignement de Budoc.

Entre ses nombreux disciples, Jacut se distingua par son ardeur à l'exercice de toutes les vertus religieuses. Son amour de l'humilité n'avait d'égal que celui de la mortification tant corporelle que

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spirituelle, et en cette matière encore, le monastère celte faisait école. Quant à Jacut, son ordinaire se composait de racines, de pain assaisonné de cendre et arrosé

d'eau. Ses veilles étaient constantes, constante aussi son oraison, si bien qu'on a pu dire de lui qu'il a « avait le cœur continuellement élevé en Dieu ».

Quoique parvenu à un haut degré de perfection, Jacut ne se tenait point pour satisfait. D'autre part il était celte, et par conséquent tourmenté d'un désir d'inconnu, aspiration inconsciente vers l'éternel idéal, entrevu au travers de l'idéal humain. Le voici, à son tour, rêvant de repasser la mer pour voir de près l'œuvre de ce grand saint Patrice, dont la renommée a franchi les espaces jusqu'à la petite île de Lavret. Mais comme il se demande de quelle manière il accomplira son dessein, il voit en songe Patrice et apprend de lui que la volonté de Dieu est qu'il demeure en Petite-Bretagne pour l'illustrer de ses vertus. Albert le Grand prête cette même vision à saint Guénolé, et le cartulaire de Landévennec ne la met pas en doute. Loin de l'enorgueillir, un tel songe, en le détournant de son projet, l'engagea dans une voie plus étroite d'austérités et de prières. En même temps un vif désir de solitude s'emparait de lui.

Le monastère de Landouar.

La vie en commun, avec ses occupations multiples, et la société de ses frères, semblait à Jacut désormais incompatible avec ce besoin profond de recueillement, nécessaire au perfectionnement de son âme. Aussi bien, la règle des monastères celtes ne retenait-elle point d'une façon absolue ceux qui s'y engageaient. Si donc Budoc éprouva du regret de se séparer de ce disciple de choix, il ne s'opposa point à son désir ni à celui de son frère. Jacut et Guéthenoc firent alors leurs adieux à l'île de Lavret, où, après la grande île qui leur avait donné le jour, ils étaient nés à une vie surnaturelle ardente et généreuse. Le lieu où ils s'arrêtèrent ne nous est point connu. Bien que certains auteurs en tirent occasion de mettre en doute cette étape entre Lavret et Landouar, elle n'a rien que de très vraisemblable, et le biographe peut, en toute assurance, y dépeindre la vie des deux ermites, loin du monastère dont les préoccupations leur paraissaient encore opposées au souci de leur perfectionnement intime. La sainte émulation à laquelle ils se livrèrent dans l'exercice des vertus n'a besoin pour preuve que l'extraordinaire affluence qui attira vers eux les foules et les malades dès que leur présence fut, par la volonté de Dieu, connue dans les environs. Pas plus que l'aveugle guéri par les écoliers de Budoc, une femme aveugle, elle aussi, venue se prosterner à leurs pieds qu'elle frôla de son visage, et ayant recouvré l'usage de la vue, ne saura taire la faveur dont elle a été l'objet. Bien au contraire, elle proclamera le miracle par toute la contrée, dès lors, c'en sera fait de la solitude tant souhaitée !

Pour échapper à une renommée qu'ils s'obstinaient à fuir et qui les retrouverait bientôt, les deux cénobites se mirent en quête d’un refuge plus certain. Une petite île, près du rivage, se présentait à eux. Mais comment y aborder ? Dans cette occurrence ils s’adressèrent au Seigneur. S’étant relevés de leur prière, ils virent les eaux se retirer à un endroit donné, suffisamment pour leur permettre le passage. Cette île, qu’un phénomène dont l’époque est inconnue a depuis reliée à la terre, se nommera Landouar… Dieu n’allait pas, déjouant leurs pieux calculs, tarder à manifester la sainteté de ses deux serviteurs. L’occasion en fut une violente tempête, en laquelle deux nautoniers, inspirés d’invoquer à l’heure du danger Jacut et Guéthenoc, les virent apparaître, l’un au devant du navire, l’autre au gouvernail, et apaiser les flots agités, prodige qui allait ramener vers eux la foule déjà attirée par leurs miracles et leurs exemples.

Proche de la solitude des pieux anachorètes, vivait un passeur nommé Cadreuc. Habituellement, cet homme passait les pauvres sans rétribution. Or, un jour, mû par un sentiment d’avarice, il se montra impitoyable envers un malheureux. Alors le vent se leva en tempête, tandis que, pris d’une sorte de possession, l’infortuné, après maintes convulsions, tombait mort aux pieds de Cadreuc. Au matin, apprenant ce qui s’était passé, Jacut et Guéthenoc vinrent au lieu même où était le mort. Après avoir, en termes très vifs, blâmé la cupidité du passeur, ils se mirent en prières et obtinrent la

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résurrection du cadavre.

Saint Jacut et son frère guérissent un aveugle.

Un tel miracle, après celui que les nautoniers avaient propagé par toute la contrée, amena auprès des deux frères nombre de compagnons désireux de partager un état de sainteté aussi manifeste. Cadreuc en fut des premiers, et sa vie pénitente lui valut d'être honoré comme un Saint. Il fallut, de toute nécessité, se décider à élever un monastère, le monastère de Landouar que Jacut, son fondateur et son premier Abbé, plaça sous le vocable de Notre-Dame. Il se peupla avec une telle rapidité que l'enceinte en devint vite trop étroite et que l'on dut songer à essaimer. Ce fut alors la séparation des deux frères dont l'existence avait été jusqu'alors si étroitement unie. Jacut resta à Landouar, tandis que Guéthenoc allait assumer une fondation nouvelle. Cette séparation fut assu-rément pénible de part et d'autre, mais la reconnaissant nécessaire à la gloire de Dieu, ils n'hésitèrent pas à l'accepter. En retour, le Seigneur se plut à répandre ses bénédictions sur Landouar par des dons considérables de possesseurs de terres, entre lesquels le chef Ritwall, et peut-être bien la famille de l'Abbé, dont l'établissement n'était pas très éloigné.

Désormais toute documentation cesse sur la vie de Jacut, jus qu'au jour où ayant sagement administré son abbaye, travaillé à sa propre sanctification et à celle de ses fils, il « rendit enfin l'âme à son Créateur, le huitième jour de février, environ l'ai 44o, auquel jour l'Eglise célèbre sa fête n. Ici nous devons relever l'erreur du biographe et substituer à la date indiquée la chronologie plus certaine de M. de La Borderie qui permet de situer la vie de Jacut entre 45o ou 455 et Sao ou 53e.

Culte et patronage de saint Jacut.

Tôt après sa mort, saint Jacut manifesta par des miracles sa protection spéciale sur sa chère abbaye, à tel point, nous dit l'auteur d'une ancienne relation, que « les moines de Saint-Jacut ne manquaient jamais de recourir à leur bienheureux Père, et jamais, jusqu'à la funeste invasion de la

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Scandinavie, la protection de saint Jacut ne leur fit défaut ». Sa fête se célébrait jadis par des offices propres qui se retrouvent dans des bréviaires et missels des XVe et XVIe siècles, comportant, les uns, la fête en juillet, les autres en février. « A la fin du XVIIIe siècle, écrit M. l'abbé Lemasson, auteur d'importants travaux sur saint Jacut et l'abbaye, saint Jacut était encore fêté dans les diocèses de Saint-Brieuc et de Dol ». Au Livre de paroisse de Saint-Jacut-de-la-Mer, on remarque un office spécial pour le Bréviaire, et un office spécial pour la grand'messe. Quant au patronage du Saint il s'étendait fort loin, avec les « redevances » de l'abbaye, d'abord à Plestin-les-Grèves, où, dans la fort jolie chapelle de Saint-Jacut, une messe de fondation se disait au XVIe siècle « à jour de samedy en l'honneur de Dieu, Notre-Dame et Monsieur saint Jacut, mais spécialement de Notre-Dame ».

Il s'étendait encore à la pittoresque région de Collinée, près Montcontour (Saint-Jacut du-Méné), en Léon, en Cornouailles, dans le Vannetais, où la paroisse de Saint-Jacut-sur-Ars le fête particulièrement. Cette paroisse possède une ancienne statue en bois du Saint, ainsi que des reliques notables, mais malheureusement non authentiquées, bien que M. l'abbé Lemasson émette l'opinion que l’« authentique » pourrait se trouver dans le reliquaire. On les expose le jour de la fête du Saint, prié particulièrement pour la guérison des rhumatismes. Avant la Révolution, saint Jacut aurait été le patron de la frairie du Gros-Chêne en Besné, au diocèse de Nantes. Une curieuse figuration le représente à la chapelle de Saint-Vennoc, en Briec (Finistère), avec ses frères les saints Guéthenoc et Guénolé aux pieds de leur mère « Santez Gwenteirbron » (Trimammis), ainsi appelée de la légende qui fait naître les trois frères le même jour, et, en cette occurrence, pourvoit la mère d'un troisième sein.

Que reste-t il de l'abbaye primitive fondée par saint Jacut dans l'ancien Landouar ? Rien n'en subsiste plus. De celle qu'a détruite la Révolution, existe seule la moitié d'un ancien corps de logis désigné sous le nom d'« abbaye ». De même, de l'ancien culte de saint Jacut, autrefois invoqué pour la guérison des possessions, ou de la folie, voire de l'épilepsie, on ne se souvient plus guère. Ce culte est cependant confirmé par le fait qu'en 1330, lors de l'enquête de canonisation de saint Yves, deux témoins de Pleslin déposèrent qu'un fou, guéri depuis par saint Yves, avait été porté d'abord à Saint-Jacut... « On vient à Saint-Jagu en pèlerinage pour la folie, et on fait une eau bénite exprès pour les fous », précise Dom Le Gallois. Actuellement, la procession du Pardon du second dimanche de juillet se rend bien à la fontaine, mais il n'est fait mention d'aucune eau spéciale. Un panégyrique du Saint est prononcé chaque année à cette occasion, Saint-Jacut-de-la-Mer tenant à honneur de garder et perpétuer son souvenir. Si l'église moderne ne lui est pas dédiée, elle possède toutefois quelques reliques du Saint. De plus, sa statue surmonte l'autel qui lui est consacré, et des vitraux rappellent par l'image l'heureuse arrivée dans l'île des deux frères Jacut et Guéthenoc.

Enfin, dans le couvent élevé au lieu et place de l'ancienne abbaye, et occupé par les religieuses de la Congrégation de Saint-Méen, a été érigée, vers 1885, sous l'épiscopat de Mgr Bouché, une statue de pierre du saint Fondateur. Sur son socle se peut lire, naïve et brève formule, une inscription qui témoigne de l'admiration de la postérité envers saint Jacut et les siens :

Saint Jacut, fils de saint Fracan et de sainte Gwenn. Frère de saint Gwenolé et de saint Gwethenoc, disciple de saint Budoc.

L'inscription ne donne pas de date, n'offre pas la plus petite documentation, mais à Saint-Jacut-de-la-Mer on ne pourrait rencontrer un profane ignorant la qualité du Saint qui lui a donné son nom. Sainte Guen est la patronne de Plouguen, comme son pieux époux est le patron de Ploufragan ; dans la Haute-Bretagne, elle est parfois honorée sous le nom de « Blanche ».

M. LE Berre.

Sources consultées. – A. De La Borderie, Histoire de Bretagne (Rennes, 1906). – Albert Le Grand, O.P., Vie des Saints de Bretagne-Armorique (Quimper, 1901). – Abbé Auguste Lemasson, Histoire du royal monastère de Saint-Jacut-de-l’Isle-de-la-Mer (Saint-Brieuc) ; Saint Jacut, son histoire, son culte, ses vies anciennes (Saint-Brieuc).

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PAROLES DES SAINTS_______

Dieu notre Père.

Notre prière est publique et commune à tous. Dieu, qui est notre Père et le maître de la concorde, qui nous a appris à être bien unis, a voulu qu’un seul priât pour tous, comme il nous a tous portés dans un seul.

Saint Cyprien.

(De l’Oraison dominicale.)

La vraie sagesse.

Nul ne se peut passer pour sage s’il ne l’est pour lui-même, en sorte que tout sage sera d’abord sage pour soi et boira le premier de l’eau de sa propre fontaine. En conséquence, que votre considération non seulement commence, mais aussi finisse par vous. Si elle s’égare ailleurs, ce sera toujours avec profit pour votre salut que vous la ramènerez à vous ; soyez-en le premier et le dernier terme, prenez exemple sur le souverain Créateur de toutes choses, qui envoie son Verbe et le retient en même temps ; votre verbe à vous, c’est votre considération ; si loin qu’elle aille, il ne faut pas qu’elle vous quitte tout à fait ; qu’elle fasse des excursions, mais qu’elle ne cesse pas néanmoins d’avoir toujours sa résidence dans votre âme.

Saint Bernard.

(De la considération.)

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SAINT CYRILLE D’ALEXANDRIEEvêque et Docteur de l'Eglise (vers 375-444).

Fête le 9 février.

Chaque année, dans sa liturgie, l’Eglise redit les titres glorieux de ce Pontife et Docteur. Dieu le constitua le défenseur invincible de la maternité divine de la Vierge Marie. Comme délégué du Pape saint Célestin 1er, il présida le Concile d'Ephèse où l'hérésie nestorienne fut étouffée dans sa racine et la primauté pontificale reconnue et acceptée ; où furent proclamés les dogmes de l'unité de personne divine dans le Christ et celui de la maternité divine de Marie, aux applaudissements enthousiastes du peuple chrétien. Défenseur de la foi catholique, saint Cyrille est spécialement le Docteur de l'Incarnation et de l'Homme-Dieu. C'est le théologien le plus puissant par la pénétration et la force de l'intelligence qu'ait possédé l'Eglise grecque après Origène ; aussi, occupe-t-il le premier rang parmi les Pères et les écrivains ecclésiastiques d'Orient.

Une éducation ecclésiastique sérieuse et complète.

Cyrille naquit à Alexandrie d'Egypte, probablement entre les années 370 et 376. Il était le neveu du patriarche Théophile, célèbre dans l'histoire par ses luttes contre les erreurs origénistes et surtout par sa violente hostilité contre son collègue de Constantinople, saint Jean Chrysostome. Sa famille établie à Alexandrie y occupait un rang fort honorable. On ne sait presque rien sur la jeunesse du futur évêque. Grâce à ses parents et sans doute aussi à son oncle, il reçut une éducation soignée. Les ouvrages apologétiques, scripturaires et dogmatiques qu’il écrira plus tard attestent une connaissance approfondie de la Bible et des travaux des Pères grecs. Dans une réfutation des trois livres composés contre le christianisme par Julien l’Apostat, il se montre très au courant aussi des sciences profanes. Vécut-il, comme plusieurs évêques, ses contemporains, parmi les cénobites d’Egypte ? Plusieurs historiens conjecturent qu’il fut disciple de saint Isidore de Péluse (….440). Esprit très cultivé, règle vivante de la perfection monastique, cet Abbé exerça une influence considérable sur le clergé et les moines. La liberté qu’il prend à l’égard de Cyrille devenu patriarche, dans quatre lettres assez vives qu’il lui adresse, fait supposer qu’il était son Père spirituel. En 403, Cyrille, aux côtés de son oncle, assiste, on ne sait à quel titre, au triste conciliabule réuni dans la villa du Chêne, près de Chalcédoine, pour déposer saint Jean Chrysostome.

Sur le siège de saint Marc. – En lutte avec les Juifs.

Le patriarche Théophile mourut en octobre 412, après un épiscopat de vingt-sept ans. Malgré une vive opposition, son neveu fut désigné, à la suite d'une élection difficile et orageuse, pour lui succéder sur le siège d'Alexandrie. Par sa science théologique, son zèle à défende la foi et ses qua-lités morales, Cyrille paraissait digne d'une si haute charge. C'était un caractère énergique, combatif, avec quelque chose d'autoritaire et de passionné, héritage de famille, semble-t-il, mais fortement développé par la longue fréquentation d'un oncle vénéré comme un maître. La grâce de Dieu et l'expérience des hommes adouciront dans le cours des années la rudesse presque violente de ce tempérament égyptien. Chef incontesté des églises et des monastères de son patriarcat, gardien jaloux de ses prérogatives, Cyrille serait homme à faire valoir son autorité, à défendre la foi

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orthodoxe et aussi les idées théologiques de la fameuse Ecole d'Alexandrie.A peine installé, il fit fermer les églises que les Novatiens possédaient dans la ville épiscopale :

il exécutait ainsi une décision prise depuis plusieurs années par le pouvoir impérial contre ces hérétiques et leurs biens. Les Juifs d'Alexandrie ayant massacré dans un odieux guet-apens un grand nombre de fidèles, furent, par représailles, chassés de la cité et privés de leurs synagogues. Le gouverneur de la ville, Oreste, ennemi personnel du patriarche dont il repoussait dédaigneusement les avances, protesta contre cette expulsion accomplie par les chrétiens eux-mêmes : l'empereur Théodose II donna raison à ces derniers.

La célèbre Hypatie, philosophe néo-platonicienne, exerçait alors une grande influence sur l'esprit et la conduite d'Oreste. Est-ce parce qu'on la soupçonnait d'empêcher sa réconciliation avec l'évêque que des « Parabolans » – membres d'une florissante association chrétienne qui assurait le soin des malades contagieux – la massacrèrent ? On ne sait : mais Cyrille ne put que déplorer et blâmer un pareil crime.

Zèle pour la conversion des païens. – Homélies pascales.

L'empire était officiellement chrétien depuis un siècle et cependant le paganisme avait encore de nombreux adeptes en Egypte. En particulier une bourgade du nom de Manutha formait un centre païen qu'aucune prédication évangélique n'avait sérieusement entamé. Dieu inspira à Cyrille la pensée d'y transporter avec une grande solennité une partie des reliques de saint Marc et de saint Cyrus (médecin alexandrin martyrisé sous Dioclétien). Il le fit ; la présence des ossements des martyrs opéra de nombreux miracles qui eurent peu à peu raison de l'obstination incrédule des idolâtres de l'endroit. Comme saint Athanase, Cyrille adressait chaque année à ses fidèles une homélie pascale, sorte de mandement de Carême, pour leur rappeler le devoir du jeûne et fixer la date de la fête de Pâques. Il les instruisait en même temps sur leurs devoirs chrétiens, les confirmait dans telle ou telle vérité de foi, leur montrait la nécessité de la mortification et au besoin ne leur ménageait pas les reproches mérités. Ce fut aussi pendant ces premières années de son épiscopat qu'il composa plusieurs écrits importants traités sur la Trinité, commentaires des prophètes et des psaumes, réfutation de l'ouvrage de julien l'Apostat. Il apparaissait déjà comme un puissant théologien. En 419, les évêques d'Afrique réunis en synode lui demandent une copie exacte des décisions du Concile de Nicée. Hélas ! Cyrille resta longtemps, en raison de son éducation et de sa vénération pour son oncle, du parti opposé à saint Jean Chrysostome : il écrivit même sur ce dernier la plus étonnante et la plus regrettable de ses lettres d'évêque. C'est probablement en 417 que cédant, dit-on, aux prières de saint Isidore de Péluse, il consentit à inscrire dans les dyptiques de son Eglise patriarcale le nom du grand orateur.

Mission providentielle. – L'hérésie de Nestorius.

Après les difficultés et les contradictions des premières années d'épiscopat, la figure et la destinée du successeur de Théophile s'éclairent lumineusement. Dieu l'a choisi pour combattre les hérétiques qui, divisant le Christ, lui ravissent en réalité la personnalité divine et refusent en conséquence à la Vierge, sa mère, la plus excellente et la plus fondamentale de ses prérogatives, la maternité divine. Dans les Premiers mois de 428, Nestorius, moine syrien d'un couvent situé aux portes d'Antioche, était devenu, après rejet des candidats locaux, patriarche de Constantinople. Ses succès d'orateur l'avaient désigné, semble-t-il, au choix de la cour impériale. A peine intronisé, il déploya un zèle extraordinaire et presque cruel contre les hérétiques ariens, novations et macédoniens de la capitale. Bientôt cependant des bruits fâcheux firent douter de l'orthodoxie de ce nouveau pasteur. Un de ses prêtres prêche publiquement qu'on ne doit pas donner à Marie le titre de Mère de Dieu. Nestorius approuve l'acte et l'enseignement, et lui-même dans ses discours affirme

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que l'expression Mère de Dieu (Théotocos) appliquée à la Vierge est un blasphème, car le Christ n'est qu'un homme plus parfait que les autres, à qui le Verbe s'est intimement uni, mais par une simple union morale. La Vierge est mère du Christ en tant qu'homme ; on peut l'appeler Mère du Christ, mais elle ne peut être dite Mère d'un Dieu, puisqu'une créature ne peut engendrer Dieu.

Grave erreur. Elle refusait de voir dans le Christ une personne unique, la personne même du Verbe incarné ; sous prétexte d'affirmer la dualité des natures, elle introduisait, au fond, dans le Sauveur une double personnalité et privait ainsi nécessairement Marie de son glorieux titre de Mère de Dieu. La foi traditionnelle et commune de la Théotocos était violemment combattue par le patriarche. La nouvelle doctrine devait susciter, à Constantinople même et dans l'empire, près du clergé, des moines et des fidèles, de violentes protestations que n'apaisèrent pas les explications subtiles et d'ailleurs peu sincères du novateur qui continua à prêcher ses erreurs.

Saint Cyrille réfute l'hérésie nestorienne.

Informé assez tôt des opinions de son collègue de la ville impériale, Cyrille déclara n'y voir que des affirmations blasphématoires et hérétiques. Il consacra l'homélie pascale de l'année 429 à exposer avec précision et clarté à ses fidèles le dogme de l'Incarnation. « Ce n'est pas un homme ordinaire que Marie a enfanté, y dit-il ; c'est le Fils de Dieu fait homme ; elle est donc bien Mère du Seigneur et Mère de Dieu. »  Nestorius n'était pas nommé mais ses erreurs étaient réfutées. Peu après, des moines avertissent le patriarche d'Alexandrie que les écrits de l'hérétique parviennent jusqu'aux déserts égyptiens et troublent l'esprit des cénobites. Cyrille s'empressa, par une longue lettre dogmatique adressée aux moines d'Egypte, de leur prouver, par le témoignage de l'Ecriture et de la Tradition, l'unité de personne divine dans le Christ et la légitimité de l'appellation de Mère de Dieu donnée à Marie par l'Eglise et les Pères : elle est véritablement Théotocos. Ecrivant ensuite directement à Nestorius, il lui demanda, comme à un frère, de donner à Marie le titre traditionnel et de désavouer les ouvrages pernicieux qui circulaient sous son nom.

Il n'obtint qu'une réponse dédaigneuse : son adversaire alla même, pour ruiner la force du défenseur de l'orthodoxie, jusqu'à soutenir des gens tarés qui répandaient d'atroces calomnies contre lui. Dans une seconde lettre, Cyrille se plaignit de pareils procédés : de nouveau, il invitait Nestorius à se rétracter et lui prouvait comment il est vrai de dire que Dieu est né, qu'il a souffert, que Marie est Mère de Dieu. Peine perdue. Au lieu de revenir à la vraie doctrine, le patriarche de Constantinople écrivit au Pape en accusant Cyrille d'hérésie ; entre temps il continua à propager ses erreurs. C'est pour prémunir l'empereur contre les subtilités nestoriennes et l'empêcher de soutenir l'hérésiarque que Cyrille fit parvenir à Théodose II un exposé très précis de la doctrine orthodoxe. Deux traités semblables furent envoyés, l'un aux impératrices Pulchérie et Eudocie, l'autre aux princesses Arcadie et Marine, sœurs du souverain.

Intervention et sentence du Pape saint Célestin 1er.

Dès le milieu de 429, le Pape saint Célestin 1er avait demandé au patriarche d'Alexandrie des renseignements doctrinaux sur son collègue de Constantinople. Un an après, cette demande n'avait pas encore eu de réponse. Connaissant la démarche faite auprès du Pape par Nestorius, Cyrille, désireux de savoir ce qu'il devait faire, envoya à Rome son diacre Posidonius. Le messager emportait un volumineux dossier : une lettre relatant les péripéties diverses du débat entre les deux patriarches, un Commonitorium résumant les points fondamentaux de la nouvelle hérésie, enfin les écrits publiés contre elle par Cyrille. Saint Célestin avait déjà fait examiner par Cassien les idées et les discours de Nestorius. Au mois d'août 430, dans un synode romain, il condamna sa doctrine et déclara légitime l'appellation de Mère de Dieu donnée à Marie par la Tradition. Des lettres

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adressées aux patriarches d'Antioche et d'Alexandrie leur notifiaient la sentence pontificale : Nestorius était sommé, sous peine d'excommunication et de déposition, de se rétracter dans les dix jours ; Cyrille était chargé, en qualité de représentant du Pape, de faire exécuter la sentence. « L'autorité de Notre siège, écrivait le Souverain Pontife, vous est communiquée, et vous en userez à Notre place pour exécuter rigoureusement Notre décret. »

Saint Cyrille notifie à Nestorius la sentence pontificale.

Au mois d'octobre 430, Cyrille réunit en synode les évêques d'Egypte. Une lettre synodale fut rédigée pour être remise à Nestorius en même temps que la notification de la sentence romaine. C'était un exposé, selon les idées et les formules de l'École d'Alexandrie, de la doctrine christologique : il se terminait par douze propositions rédigées sous forme d'anathèmes que Nestorius devait souscrire. Ces Anathématismes étaient une imprudence, ils allaient causer dans la suite au patriarche d'Alexandrie de graves difficultés. Par contre, la sentence pontificale notifiée à Nestorius devait rester sans effet. L'empereur, à la suggestion de l'hérétique, convoqua le 19 novembre tous les métropolitains à un Concile qui se tiendrait à Ephèse, le 7 juin de l'année 431. Le Pape ne fut même pas consulté pour une affaire qui était de son ressort. Cyrille était sommé, comme un accusé, de comparaître à Ephèse. Il écrivit à saint Célestin pour savoir s'il y avait lieu de revenir sur la sentence portée contre Nestorius. La réponse fût apportée par les légats qui vinrent au Concile afin de donner au coupable la possibilité de s'amender, le délai pour la résipiscence serait prorogé jusqu'à la réunion des évêques, la sentence portée étant ainsi suspendue. Si le coupable ne se rétractait pas, le Concile se contenterait de le déposer de manière à donner toute son efficacité à la sentence du Pape. Cyrille devrait, avec le conseil des évêques, mettre fin aux troubles suscités dans l'Eglise.

Le Concile d'Ephèse (431).Proclamation de la maternité divine de Marie.

La date fixée pour l'ouverture du Concile coïncidait avec la fête de la Pentecôte. Or, quand arriva ce jour – 7 juin – ni les légats pontificaux ni le patriarche d'Antioche et ses suffragants n'étaient arrivés. On les attendit vainement jusqu'au 22 juin. Enfin, malgré les protestations du représentant de l'empereur et de plusieurs évêques, sur l'initiative de Cyrille, plus de cent cinquante évêques se réunirent le 22 juin dans une basilique de la ville, pour ouvrir le Concile. Cyrille présida, en qualité de représentant du Pape et de patriarche d'Alexandrie, cette première session. Une tradition veut que pour accroître l'autorité de Cyrille au Concile, saint Célestin lui ait envoyé une mitre dont le patriarche se serait servi dans les cérémonies conciliaires. La sacristie patriarcale de Moscou a gardé jusqu'à la Révolution russe une mitre dite de saint Cyrille, qui, dans sa forme actuelle, ne remonte qu'au milieu du XVIIe siècle, mais qui présente des éléments peut-être beaucoup plus anciens.

Après la lecture du Symbole de Nicée, les Pères examinèrent la doctrine de Cyrille et celle de Nestorius ; la première fut approuvée, la seconde condamnée. Ensuite, les évêques prirent connaissance de la sentence portée par saint Célestin contre Nestorius, ainsi que de la lettre synodale qui la notifiait à l'intéressé : forcé par les canons et la lettre de Célestin, le Concile prononça la déposition de l'hérétique et la lui fit notifier le lendemain ; le coupable, sommé par trois fois de se rendre devant l'assemblée, avait refusé de comparaître. La séance avait duré depuis le matin jusqu'au coucher du soleil. La nuit était venue quand les évêques purent quitter la basilique. Aussitôt la condamnation connue, des cris de joie, des acclamations enthousiastes, remplirent les rues de la cité : on escorta les prélats jusqu'à leurs demeures avec des flambeaux et des torches, en glorifiant Dieu et en répétant : Théotocos ! Théotocos ! (Mère de Dieu ! Mère de Dieu !)

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Au lendemain du Concile. – Saint Cyrille est mis en prison

Le patriarche d'Antioche, enfin arrivé avec ses suffragants, refusa de souscrire à la décision du Concile. Avec les partisans de Nestorius, il tint un conciliabule qui déposa Cyrille et excommunia les autres évêques. Les légats survinrent à leur tour au début de juillet ; après examen, ils approuvèrent et la conduite de Cyrille et l'œuvre du Concile qui exécutait la sentence portée à Rome contre Nestorius. Dans les diverses sessions que tint encore le Concile, Cyrille exerça une grande influence ; il prononça aussi à Ephèse plusieurs homélies à la gloire de la divine Mère. Cependant, ses adversaires paraissaient l'emporter près de la cour impériale, qui le fit mettre en prison en août 431. Après une réclusion de quelques mois, consacrés à écrire une explication de ses Anathématismes, il obtint sa liberté, grâce à l'intervention de ses amis et à celle de l'ascète saint Dalmate. Théodose II sanctionna enfin la condamnation et la déposition de Nestorius ; l'hérétique fut reconduit à son ancien couvent d'Antioche et ses écrits furent interdits. Cyrille rentra victorieux à Alexandrie. Dans une « Apologie » adressée à l'empereur, il n'eut pas de peine à se justifier des accusations dont ses ennemis l'avaient chargé. Grâce à son courage, à son zèle pour la foi, le titre de gloire par excellence de la Vierge Marie, la maternité divine, lui était reconnu à la face de l'Eglise d'une manière éclatante et définitive.

Les dernières luttes. – La mort.

L'heure du repos n'avait pas encore sonné pour l'infatigable lutteur. Le schisme menaçait de séparer plus que jamais les patriarcats d'Alexandrie et d'Antioche, ce dernier refusant de souscrire à la condamnation de Nestorius et traitant Cyrille en hérétique. A force de douceur (sans jamais d'ailleurs faire de concessions sur les dogmes de l'unité de personne dans le Christ et de la maternité divine de Marie), à force de patience et d'abnégation dans ses rapports envers ses adversaires comme envers des amis trop zélés, par la plume et la parole, il évita un schisme imminent. Jean d'Antioche et un groupe important d'évêques syriens rejetèrent Nestorius et ses impiétés. Mais si la paix était désirable, elle ne devait pourtant pas se faire au détriment de l'orthodoxie : Cyrille le rappela à ceux qui faisaient preuve de faiblesse à l'égard des partisans de Nestorius.

Jusqu'à sa mort, le patriarche d'Alexandrie se montra le gardien vigilant de la foi en la maternité divine de Marie. Démarches, lettres, écrits doctrinaux, exhortations, il ne négligea rien pour convaincre et ramener les évêques orientaux qui refusaient encore de condamner l'hérésie nestorienne ou qui lui prêtaient à lui-même des erreurs apollinaristes, lesquelles aboutissaient pratiquement à ne voir en Jésus-Christ qu'une seule nature. Il mourut à Alexandrie en 444, le 27 juin, selon les Bollandistes, après un épiscopat de trente-deux ans. L'Eglise grecque l'honore le 18 janvier et le 9 juin, l'Eglise copte, le 3 juillet, le calendrier du rite ambrosien parle de lui au 30 janvier. Le Martyrologe romain mentionne à la date du 28 janvier cet illustre défenseur de la foi catholique. Le 28 juillet 1882, le Pape Léon XIII a étendu à l'Eglise universelle la fête de ce Docteur de l'Eglise et lui a assigné la date du 9 février dans le calendrier liturgique.

F. C.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. II de janvier (Paris, s.d.). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. II (Paris, 1897). – J. Marré, article « Cyrille » dans Dictionnaire de théologie catholique, de Vacant-Mangenot, t. III (Paris, 1908). – (V.S.B.P., n° 209.)

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PAROLES DES SAINTS________

La souffrance.

Les pensées de Jésus ne sont pas nos pensées, et ses voies ne sont pas nos voies. Il nous présente un calice aussi amer que notre faible nature peut le supporter... Ne retirons pas nos lèvres de ce calice préparé par sa main divine, souffrons en paix.

Sainte Thérèse De L’Enfant-Jésus.

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SAINTE AUSTREBERTEAbbesse de Pavilly (630-704).

Fête le 10 février.

Parmi les propagateurs de la vie religieuse au VIIe siècle, nous voyons briller la belle figure de saint Philibert ou Philbert, ancien compagnon d’armes de Dagobert 1er, honoré par celui-ci d’une amitié toute particulière. Il obtint du monarque franc la concession d’un terrain assez considérable dans une forêt de la Neustrie. Il y jeta vers 654 les fondements d’un monastère qui allait devenir célèbre sous le nom de Jumièges, au diocèse de Rouen. La nouvelle fondation était à peine établie qu’un noble Gaulois, nommé Amalbert, édifié de la vie angélique qu’on y menait, vint offrir à l’Abbé une propriété située dans ses domaines, distante d’environ dix milles du monastère de Jumièges : c’était Pavilly. Saint Philibert accepta l’offre qui lui était faite, et députa aussitôt quelques religieux pour fonder à Pavilly un monastère de femmes, qui devait être transféré à Montreuil-sur-Mer vers l’an 1000. Certains auteurs disent que le couvent de Pavilly existait dès avant 648, ce qui le rendrait antérieur à la constitution régulière de Jumièges.

Saint Baufroi à la cour de Dagobert. – Sainte Framechilde.Naissance de sainte Austreberte.

Quoique la cour ne soit pas d’ordinaire le séjour de la sainteté, celle de Dagobert, cependant, eut plusieurs personnages, comme saint Ouen, saint Eloi, saint Adon, saint Arnoul, saint Germer, dont les vertus honorèrent l’Eglise et la France. Parmi eux, brillait le comte palatin saint Baufroy (en latin Balfridus). Ce seigneur avait son château à Marconne, ville située sur les rives de la Canche et de la Ternoise. Ses vastes domaines s’étendaient entre les deux rivières jusqu'au Ponthieu. Issu de la famille des premiers rois francs, Baufroi était remarquable par la chasteté de ses mœurs, sa grande sagesse et sa remarquable prudence, que relevait encore une inviolable humilité. Le ciel lui donna pour épouse une princesse aussi belle que vertueuse, Framechilde, qui était la fille d:un souverain de la Germanie. Les deux époux, animés d'un même esprit et préoccupés de la vérité du salut éternel, s'encourageaient mutuellement à la pratique de la perfection chrétienne. Cette union fut bénie ; Framechilde reçut du ciel l'assurance que le premier enfant qui en naîtrait serait la mère d'une nombreuse famille dans la maison du Seigneur, et la colonne du peuple chrétien. Plus tard, elle eut encore une autre vision, ou plutôt un entretien avec un messager du ciel, qui lui annonça les grandes destinées de sa fille et lui fit connaître le nom quelle devait porter : Austreberte, c'est-à-dire « froment caché de la protection ». Enfin, vers 630, elle mit au monde l'enfant tant désiré, et qu'elle ne fut pas la joie des pieux parents quand ils virent une blanche

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colombe se reposer doucement sur la tête de la petite Austreberte, et une éclatante lumière remplir toute la maison ! L'enfant grandit sous le regard de Dieu et sous la garde vigilante de Baufroi et de Framechilde. Les deux époux mirent leur sollicitude à éloigner d'Austreberte toute impression capable d'altérer la candeur de son âme angélique, et leur unique préoccupation était de rendre intact au Seigneur le précieux dépôt qu'il leur avait confié.

Vision mystérieuse. – Présage de la vocation. – Fuite de la maison paternelle.

Cependant, avec l'âge grandissait dans le cœur d’Austreberte le désir de se consacrer à Dieu ; et ce désir se manifestait dans toutes ses paroles et dans toutes ses actions. On ne remarquait pas en elle ces enfantillages naturels aux jeunes filles de son âge, et elle avait un goût prononcé pour la prière et la solitude. Cette solitude, elle la trouvait sur la rive gauche de la Canche, au bord d'une fontaine où elle aimait à se retirer.

Or, un jour qu'elle s'amusait à se mirer dans l'eau limpide, il lui sembla voir un voile noir descendre du ciel sur sa tête, l'envelopper de ses sombres plis et lui donner l'aspect d'une vierge consacrée à Dieu. La merveilleuse vision fortifia les aspirations secrètes de son âme, et, dès lors, elle se considéra comme appartenant à Dieu seul. Encore dans le siècle, elle menait la vie d'une véritable religieuse cloîtrée : elle avait ses heures de prière, de silence, de travail, de récréation et suivait avec une stricte exactitude le règlement qu'elle s'était tracé. Cependant, ses parents quelque pieux qu'ils fussent, avaient sur leur fille des vues plus mondaines.

Un jeune seigneur de la cour manifesta si hautement le désir de posséder ce trésor de grâces et de vertus, il intéressa si chaleureusement le monarque lui-même à sa cause, que Baufroi et Framechilde n'osèrent décliner sa proposition. Le mariage fut décidé. Mais Austreberte avait de tout autres désirs. Quand on vint la prier d'accepter, elle ne répondit que par des supplications et des larmes : « Ma chère mère, disait-elle à Framechilde, l'amour des créatures ne peut pas satisfaire mon cœur ; j'y sens un vide accablant en considérant combien peu elles peuvent me donner d'affection ; du reste, j'ai choisi pour époux Celui dont l'amour saura toujours répondre au mien, je lui ai voué ma vie, et je mets mon cœur à trop haut prix pour qu'un homme puisse y prétendre. »

Malgré ces protestations, le temps et le jour du mariage furent fixés. Que va faire Austreberte en face de la volonté de Dieu si clairement manifestée par la vision qu'elle avait eue, et en présence de l'ordre formel de ses parents ? Elle se mit à prier, et, se souvenant de la parole du Seigneur : « Si quelqu'un aime son père, sa mère, plus que moi, il n'est pas digne d'être mon disciple », elle n'hésita pas à fuir avec plusieurs amies.

Passage de la Canche débordée. – Saint Omer donne le voileà la fugitive.

Austreberte quitta donc le château paternel, le cœur brisé par la pensée de la douleur de ses parents, mais animée de l'espérance de faire comprendre ainsi son inébranlable résolution. Elle fuyait précipitamment quand un obstacle imprévu se présenta sur son passage : les eaux de la Canche étaient tellement grossies qu'elles avaient renversé les ponts et inondaient la vallée, toute communication était impossible. A cette vue, les compagnes d'Austreberte sont saisies d'effroi et proposent de rebrousser chemin. Mais la jeune fille se met aussitôt en prières, et, dans un vif élan de foi, les prend par la main, traverse la rivière débordée et gagne l’autre rive. Les eaux se durcirent sous ses pas et toute sa suite traversa à pied sec, en poussant des cris d'admiration. Arrivée à Thérouanne, Austreberte se hâta d'aller trouver l'évêque saint Omer, et, se jetant à ses pieds, elle lui dit : « Mon Père, je veux n'appartenir qu'à Jésus-Christ ; pour son amour, j'ai quitté mes parents qui veulent me fiancer à un époux mortel ; prenez pitié de moi, et au nom de Dieu, donnez-moi le voile

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des vierges. » Surpris d'une telle résolution, saint Omer hésita un instant en voyant la grande jeunesse d'Austreberte ; mais rassuré sur ses dispositions intérieures, et, du reste, instruit du prodige qu'elle venait d'obtenir, il lui donna le voile, c'était en 648. Ensuite pour ne pas prolonger les poignantes angoisses de ses parents, il la ramena au foyer paternel. Austreberte resta quelque temps encore entre Baufroi et Framechilde, puis, avec leur consentement, elle alla s'enfermer dans le monastère du Port, près d'Abbeville, sons la direction de l'abbesse Burgoflède. Ses parents la conduisirent jusqu'à la porte du cloître, lui donnèrent leur bénédiction et se séparèrent en versant d'abondantes larmes. Saint Baufroi devait mourir sous l'habit monastique; sainte Framechilde termina sa carrière en 683 ; elle est honorée à Montreuil le 17 mai.

Vertus de sainte Austreberte. – Une bonne intendante.

Entrée au monastère, la jeune fille s'appliqua à donner un nouveau lustre aux vertus dont elle était déjà ornée dans le monde. Loin de s'enorgueillir de sa noblesse et des prodiges qui avaient accompagné sa naissance, elle en tirait un nouveau sujet d'humilité, en pensant au compte qu'elle aurait à en rendre. Elle voyait dans ses Sœurs les images de Jésus-Christ, et leur disait souvent : « Pourquoi ne vous vénérerais-je pas, vous qui êtes si avancées dans la perfection, qui portez depuis si longtemps le joug du Seigneur, tandis que moi, je suis toute remplie du siècle. Non, mes Sœurs, jamais je ne pourrai vous respecter assez… » Mais plus elle s'abaissait, plus le Seigneur prenait plaisir à l'exalter. Burgoflède, admirant en elle tant de vertus réunies, la nomma intendante du monastère. Malgré les oppositions de son humilité, Austreberte dut accepter cette charge, et elle donna bientôt de nouvelles preuves de son éminente vertu, car c'était pour elle une occasion de pratiquer la charité envers ses Sœurs. Le fait suivant prouvera combien son obéissance était agréable à Dieu.

Il était d'usage dans les communautés que les religieuses fissent tour à tour cuire le pain. Austreberte fut un jour engagée dans cet emploi avec une novice qui devait l'aider. Le four était chauffé, les pains prêts à cuire, et elle se disposait à ôter les cendres et les charbons, lorsque le balai qui servait à cet usage fut entièrement brûlé. La servante de Dieu, joignant alors les mains, s'écria en soupirant : « Ma Sœur, qu'allons-nous faire ? Les pains sont perdus, impossible de réparer cet accident ! » Alors, elle fait fermer la porte de la maison, trace le signe de la croix, et, pleine de cette foi qui transporte les montagnes, elle entre dans le four ; la novice pousse des cris, mais quelle n'est pas sa surprise, quand elle voit Austreberte se promenant au milieu des flammes sans en être touchée et se servant des grandes manches de sa robe pour balayer la fournaise. Enfin, elle sortit du brasier aussi fraîche que si elle se fût promenée dans un jardin de plaisance. Elle fit alors ouvrir les portes et ordonna à la jeune fille de garder un silence absolu sur ce qui venait de se passer. Mais, comme elle savait que l'orgueil se glisse même dans les bonnes choses, elle déclara simplement à un serviteur de Dieu tout ce qu'elle avait fait. Ce saint homme, admirant lui-même pareille faveur du ciel, dissimula cependant et lui dit d'un ton de reproche : « Gardez-vous bien, ma fille, de renouveler une pareille chose, de peur de tenter Dieu et de vous perdre par l'orgueil », mais il publia lui-même ce miracle, et la sainte religieuse, en cherchant à s'humilier, fut encore plus exaltée aux yeux des hommes.

Sainte Austreberte quitte le monastère du Port. – Elle se rend à Pavilly.

Après la fondation du monastère de Pavilly, Amalbert vint prier Philibert d'en prendre la direction. Le Saint y fit revivre la ferveur des temps apostoliques par l'empressement et le soin avec lesquels il dirigeait les religieuses confiées à sa garde. Cependant, malgré ses efforts, il sentait qu'il ne pouvait assurer le strict maintien de la règle et qu'une habile supérieure était nécessaire au

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monastère de Pavilly. Il jeta les yeux sur Austreberte dont il avait entendu louer la haute sagesse et l’éminente vertu. Mais quand deux religieux vinrent faire cette proposition à l'humble femme, elle refusa net, quoiqu'elle fût vivement désireuse de se mettre sous la direction de saint Philibert. La députation n'ayant pas réussi, le saint Abbé accourut lui-même. Avec les accents les plus éloquents, il supplia Austreberte de ne pas résister à ce qu'il appelait la volonté divine, et conjura ses religieuses de ne point mettre obstacle au sacrifice que Dieu leur demandait. Enfin, la future supérieure s'arracha aux larmes de sa communauté ; elle fit ses adieux à ses compagnes, leur donna sa bénédiction et partit là où Dieu l'appelait. Elle reçut la bénédiction abbatiale des mains de saint Ouen, évêque de Rouen, dans le diocèse duquel se trouvait Pavilly.

Pavilly. – Persécution qu'y souffre sainte Austreberte.

Le temps des luttes et des épreuves était revenu pour Austreberte, car plus Dieu appelle une âme aux sommets de la perfection, plus il sème la tribulation sous ses pas. La nouvelle prieure n'allait pas échapper à cette règle par toutes sortes de souffrances et d'épreuves. La première et peut-être la plus douloureuse qu'elle eut à supporter lui vint du sein de son propre couvent. En effet, dans ce monastère embaumé des vertus suaves que le Dieu de la virginité faisait germer en abondance, il se trouvait malheureusement plusieurs religieuses dont la ferveur primitive s'était refroidie. Elles ne savaient plus s'accommoder à la vie d'austérité et d'obéissance qu'impose le cloître. Aussi ne purent-elles supporter l'abbesse, dont les exemples condamnaient leur vie de tiédeur et de négligence. Exaspérées de son admirable patience, elles conçurent même le projet infâme de se débarrasser d'elle. Elles empoisonnèrent la boisson qui lui était destinée et la lui présentèrent comme d'ordinaire. Mais Dieu protégeait sa servante. Avertie du danger par une révélation céleste, Austreberte fit appeler devant elle les religieuses rebelles, et, en leur présence, but le breuvage empoisonné. Elle n'en ressentit aucun mal.

Alors, elle leur dit ces quelques mots : « Qu'avez-vous fait, mes enfants ? Dieu veuille vous pardonner le mal que vous avez commis ! » Sans être confondues par une protection si visible du ciel et par l'admirable bonté de leur Mère, les malheureuses révoltées aiguisèrent contre elle l'arme des lâches, la calomnie. Amalbert, fondateur du couvent, étant venu voir sa fille Aure ou Aurea, qui était religieuse à Pavilly, elles portèrent sur l'abbesse une accusation mensongère de sévices. Le père, qui aimait profondément son enfant, devint fou de colère et de rage. Il s'approcha d'Austreberte et lui reprocha amèrement son ingratitude et la conduite qu'elle tenait à l'égard de sa fille ; puis, s'animant toujours, il tira son épée et en menaça l'abbesse. Celle-ci, sans rien perdre de sa sérénité, prend le voile qui couvre sa tête, le croise sur sa poitrine, se recommande à Dieu, et s'adressant à l'homme irrité qui se tient devant elle : « Frappe, lui dit Austreberte, je suis prête et ne crains rien. » Stupéfait devant un tel courage, Amalbert se sent arrêté par une force invisible ; il laisse tomber son glaive et sort pleinement convaincu de l'innocence de l'abbesse. Cette nouvelle victoire toucha enfin le cœur des Sœurs rebelles ; elles vinrent se jeter aux pieds de leur Mère et implorèrent leur pardon. Austreberte n'eut pas de peine à le leur accorder ; elle les embrassa avec tendresse, en leur disant que tout était oublié.

Prospérité du monastère de Pavilly.

Cependant, le bruit de sa renommée se répandait au loin, et l'on vit bientôt arriver de tous côtés des jeunes vierges désireuses de se consacrer à Dieu. Comme leur nombre croissait de jour en jour, saint Philibert se vit obligé de bâtir un autre monastère qu'il dédia à la bienheureuse Vierge Marie. Austreberte était la règle vivante de la communauté ; elle veillait avec une maternelle sollicitude sur tous les membres qui la composaient. Toujours la première à la tâche, elle était la dernière à quitter le travail. Et, pour attirer sur ses Sœurs les bénédictions du ciel, elle soumettait son corps aux plus

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rudes macérations. Pendant le Carême, elle ne mangeait que trois fois la semaine, dormait peu ; et tandis que les moniales confiées à ses soins reposaient, elle allait prier à la chapelle, ou bien veillait pour s'assurer que le bon ordre régnait partout. Or, un jour qu'elle parcourait après Matines le dortoir des religieuses, pour s'assurer que toutes étaient recouchées, l'intendante, qui la prit pour une des Sœurs, la gourmanda vivement, et lui donna pour pénitence d'aller prier à la croix placée dans la cour du couvent. Austreberte, sans se faire connaître, profita de l'occasion, et se rendit à l'endroit indiqué. Elle y demeura jusqu'au matin en chantant des psaumes et des hymnes. L'intendante, s'étant aperçue de son erreur, se jeta aux pieds de l'abbesse. Mais celle-ci la releva en souriant, et la félicita du soin qu'elle prenait pour maintenir l'ordre dans la communauté. Sous une telle administration, le couvent de Pavilly devint l'un des plus fervents et des plus réguliers. Mais l'enfer allait user de toute sa malice pour éteindre ce foyer de prière et d'amour.

Miracles opérés par sainte Austreberte. – Le démon est vaincu.

Vers ce même temps, il y avait à Pavilly une Sœur qui souffrait vivement d'une tumeur à la figure. Le mal empirant de jour en jour, elle en perdit la vue. En vain, eut-on recours à des médecins réputés, ils durent s'avouer impuissants. L'abbesse fit appeler la malade, posa la main sur la partie souffrante, et l'infirmité disparut. Une autre fois, tandis que tout reposait dans le monastère, une voix se fit entendre à l'une des religieuses profondément endormie, et lui dit : « Levez-vous en toute hâte et courez avertir l'abbesse d'appeler les Sœurs à l'œuvre de Dieu (c'est-à-dire à la récitation de l'Office divin). » Mais, oppressée par le sommeil, la Sœur ne fit aucune attention à cette voix. Les mêmes paroles résonnèrent une deuxième, puis une troisième fois. La religieuse, saisie d'effroi, se lève précipitamment et va trouver Austreberte.

Celle-ci veillait dans l'église selon sa coutume. Elle fait aussitôt sonner les cloches, et en un instant toute la communauté se trouve réunie à la chapelle, sauf deux jeunes novices restées dans le dortoir. On commence l'office des Matines. Mais à peine le premier psaume était-il achevé qu'un bruit épouvantable, semblable au grondement du tonnerre, se fit entendre. Le monastère s'ébranle jusque dans ses fondements, les fenêtres se brisent, les murs tombent avec un sinistre fracas, et l'on entend dans le silence de la nuit les voix confuses des deux novices demeurées au dortoir. Les Sœurs terrifiées courent instinctivement vers la porte, mais l'abbesse leur ordonne de regagner leur place et de continuer l' « œuvre de Dieu ». Pour elle, une lampe à la main, elle se dirige à travers les décombres jusqu'au dortoir, et trouve les deux enfants pleines de vie, l'une sous une table, et l'autre dans l'embrasure d'une fenêtre.

La désobéissance punie.

Cependant, sous le coup de la plus profonde terreur, une religieuse s'était échappée de l'église malgré la défense de l'abbesse. On la retrouva n'ayant plus qu'un souffle de vie sous des monceaux de ruines. A cette vue, Austreberte, touchée de compassion, fit porter l'infortunée à l'infirmerie, prit de l'huile de la lampe du sanctuaire, en oignit la religieuse et la ranima devant la communauté entière. Puis, elle lui dit : « Levez-vous, ma Sœur, levez-vous ; Dieu vous a punie de votre désobéissance, une autre fois sachez que ce n'est pas en vain qu'on manque, même légèrement, à un vœu prononcé à la face des saints autels. »

Mort de sainte Austreberte. – Ses derniers avis.

Cependant, l'heure approchait où Dieu allait accorder à sa servante la récompense de ses vertus.

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Tourmentée par une fièvre en apparence très légère, Austreberte ne se relâcha en rien de ses exer-cices. Obligée bientôt de garder le lit, elle connut que le jour de sa mort n'était pas éloigné. Elle réunit ses filles autour d'elle et leur annonça qu'elle allait les quitter : « Mes enfants bien-aimées, leur dit-elle, demeurez toutes unies dans le lien puissant de la charité fraternelle, aimez-vous les unes les autres, car l'amour est la perfection de la loi, et si vous aimez, l'austérité de la règle se changera en douceur. Mon Dieu, dit-elle alors, je vous fais pour mes chères filles la même prière que vous adressa mon Sauveur pour ses disciples : qu'elles ne fassent qu'une entre elles, et qu'elles ne fassent qu'une en vous. «  Le l0 février 704, après avoir reçu le Corps de Notre-Seigneur, vers 9 heures, elle bénit une dernière fois ses filles, leur donna rendez-vous au ciel, et s'éteignit doucement. Les reliques de sainte Austreberte étaient autrefois conservées à Montreuil-sur-Mer dans un monastère érigé sous son vocable en 1032. La châsse qui les renfermait a été brisée sous la Révolution. Le culte de la Sainte s'est perpétué dans les diocèses d'Amiens et de Rouen qui la fêtent le l0 février.

Arthur D’Esprées.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Simon Marin, Vie parfaite de sainte Austreberte (Paris, 1635). – (V.S.B.P., n° 363.)

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SAINT GRÉGOIRE IIPape (715-731).

Fête le 11 février.

Le VIIe siècle avait assisté – réalité accomplie désormais – à la chute définitive du monde romain. De cette immensité qui fait songer au déluge, surgissait, s'affermissait, s'étendait peu à peu, à l'aurore du siècle suivant, un continent nouveau que l'Eglise, avec quelle ardeur et quel durable éclat ! – sut entraîner et enclore dans son orbite. En effet, la religion chrétienne, en une même loi et dans un commun culte, réunissait les restes de la nation latine et les peuples germains. En face d'une telle union et d'une telle force grandissante, l'Orient arabe, dans le jeune épanouissement de sa puissance, aiguisait son glaive contre l'Occident.

La Providence veillait. Elle veillait plus jalousement encore dans Rome et par Rome. Depuis près de cinquante années, Rome n'était-elle pas devenue l'attrait, le point de mire universel ? Laissant les contrées les plus lointaines et les plus solitaires, vers elle s'en venaient d'Espagne, de Bretagne, de Gaule et d'Angleterre nombre de pèlerins. Le désir qui les emportait hors de leurs foyers n'était ni la curiosité ni la convoitise humaine, mais l'unique piété envers le tombeau de l'Apôtre et le dévouement au Saint-Siège. Certains d'entre eux n'étaient point retournés en leur terre natale ; ils avaient, en quelque sorte, pris droit de cité. La force morale de la Papauté était plus que jamais rayonnante depuis saint Serge, Jean VI et Jean VII, Sisinnius et Constantin.

Origine de saint Grégoire II.Sa jeune activité avant son pontificat.

Le vieux nom de Marcellus, qui était celui de son père, évoque la souvenance des temps de l'antiquité et donne à penser qu'il descendait d'une race patricienne illustre. Certains rares auteurs, sans grands arguments d'ailleurs, s'ingénient à le rattacher à la famille Savelli. Ce qui demeure incontestable, c'est que, par la naissance, il était déjà célèbre avant d'en imposer bientôt par les dons de son esprit et de son cœur et par ses vertus d'honnêteté sans pareille, de sagesse et de force. Sa mère avait nom Honesta. Dès l'enfance – honneur pour des parents fort considérés – il avait été, pour ainsi dire, adopté, puis éduqué, formé et gardé par le Palais apostolique. Avant de devenir Pape lui-même, il avait été, depuis la fleur de l'âge, à la rude autant que pieuse et savante école des Papes. Saint Serge, en personne, l'avait initié aux sciences sacrées et profanes et ordonné sous-diacre ; non seulement il lui avait confié le soin des oratoires et des chapelles pontificales, mais encore il avait créé pour lui la charge de bibliothécaire de l'Eglise romaine. Fervent, fidèle à ses devoirs et à ses fonctions, Grégoire était cité en exemple à tous quant à la pureté rayonnante de son être, à la mâle sûreté de son jugement et de son savoir, à la belle concision de ses arguments et de ses reparties. Ainsi la pourpre cardinalice ne pouvait-elle manquer de venir rapidement peser à ses humbles épaules. Selon l'attestation d'Anastase et celle de Pagi dans son Bréviaire, saint Serge la lui avait conférée, bien que Ciacconius, non moins péremptoire, attribue cette initiative au Pape Constantin.

Avec le Pape, à Byzance.

Le 5 octobre 710, Constantin s'était embarqué, faisant voile vers Constantinople, à Porto.

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Quelques-uns des personnages les plus insignes de l'épiscopat, tels Nicet, évêque de Silva Candida, et Georges, évêque de Porto, ainsi que plusieurs cardinaux et officiers du palais, accompagnaient le Saint-Père qui prenait édification et un insigne plaisir à s'entretenir avec ses compagnons de voyage ; Grégoire, sans y tendre et sans même y penser, était le plus en vue de ceux-ci, tant restent irrésistibles l'exemple, le prestige et l'attrait de la perfection en toutes choses. On fit escale à Naples, on gagna la Sicile, peut-être Messine, puis Reggio, Cortone et Gallipoli. A Otrante furent établis les quartiers d'hiver, et, le printemps venu, le noble cortège, reprenant son chemin, parcourut les côtes de la Grèce, toucha l’île de Céos et, de là, Byzance. Partout les magistrats avaient ordre d'accueillir le Pape avec honneur. De la capitale sortirent à sa rencontre Tibère, fils de l'empereur, à la tête du Sénat, et le patriarche à la tête du clergé. L'empereur Justinien Rhinomète se trouvant à Nicée, le Pape et son escorte allèrent au-devant de lui, et l'entrevue eut lieu à Nicomédie. Ce prince, cruel pour les chrétiens, s'abîma en protestations de repentir et de ferme propos. Grégoire, qui jouissait de plus en plus de la confiance du Saint-Père, suscita son admiration par la lumière de ses vues et de ses raisonnements. Admiration qui devait bientôt se prolonger et grandir au Concile de Constantinople in Trullo, où le futur successeur de Pierre parla avec une douceur véhémente, en Docteur de l'Eglise. L'évêque de Rome et sa suite, à l'automne de l'an 711, étaient de retour dans la Ville Eternelle.

Saint Grégoire II est élu Pape. – Restauration des murs de Rome. Premiers heurts avec les Lombards.

Moins de cinq ans s'étaient écoulés lorsque mourut Constantin (8 avril 715). Par l'accord le plus harmonieux, comme aussi le plus empressé, du clergé et du peuple, Grégoire II, le 19 mai suivant, troisième année du règne de l'empereur Anastase, fut élevé à l'auguste dignité papale. Après la succession de sept Pontifes d'origine grecque ou syrienne, il était le premier des Romains qui monta les degrés de la Chaire de saint Pierre. L'un des premiers soucis de Grégoire II fut de restaurer la muraille chancelante d'Aurélien. Souci qui s'imposait à sa grande sagesse réaliste et prévoyante. D'un mot, il s'agissait bel et bien de l'indépendance et de la sécurité du Siège apostolique. Luitprand, roi des Lombards, ne venait-il pas de se refuser à confirmer la donation des Alpes Cottiennes qu'avait faite, en lettres d'or, Aripert, l'un de ses prédécesseurs, au Pape Jean VII ? Oubliait-il donc que ce présent n'était qu'une restitution due en toute justice ? Plein de prudence autant que de charité, Grégoire avait réussi, par ses envoyés, à ne pas irriter le souverain, catholique d'ailleurs et courtois en ses pourparlers. Mais cela ne suffisait pas à garantir, protéger et épargner l'avenir. Des fours à chaux furent ouverts ; sans tarder, l'on entreprit de relever les murs situés à la porte Saint-Laurent. Des obstacles, œuvre des convulsions de la nature, d'abord, puis de la rébellion des hommes, surgirent, arrêtant et ruinant l'exécution conçue.

Le Tibre grossit en de telles proportions que la cité fut dangereusement inondée. L'immense affluence des dommages désola le Champ de Mars. Les eaux submergèrent la porte Flaminienne ou porte Saint-Valentin, se répandirent jusqu'aux alentours de la basilique de Saint-Marc, étendirent leur ravage de la porte de Saint-Pierre au pont Milvius et, dans la Via Grande, s'élevèrent à une fois et demie la hauteur d'un homme. La lune, alors, parut comme dans un halo de sang jusqu'au milieu de la nuit. Le Pape, le clergé et le peuple multiplièrent vers le ciel leurs supplications, et, le huitième jour, le fléau se retirait. Le calme des éléments revenu, on se voyait, d'un coup, dans l'impossibilité de reprendre et de poursuivre le labeur initial. Les matériaux, naguère préparés par Sisinnius, gisaient là, sans que l'on eût le loisir de les utiliser. Plus forte, en effet, que les pacifiques désirs de Grégoire II, la frénétique ambition des Lombards de Bénévent déchaînait un conflit armé. Ceux-ci, à l'improviste, s'emparaient de Cumes, précieux point stratégique qui faisait partie du patrimoine napolitain. A Jean, duc de Naples, le Souverain Pontife demandait aide et secours. C'était vraiment la lutte pour la vie de l'Eglise dont les phases devaient s'amplifier, au spirituel comme au temporel, sur des scènes infiniment variées, souvent ténébreuses et tragiques, pendant ce magnifique pontificat. Cumes était arrachée à ses agresseurs, et, en récompense d’une si glorieuse libération, le

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duc Jean recevait du Pape Grégoire soixante-dix livres d'or.Saint Grégoire II et saint Boniface.

Le royaume des âmes fut, par excellence, celui de Grégoire II. Le soin de la cause de Dieu et de la vérité ne lui laissa ni trêve ni repos. Une activité de tous les moments montra à quel fervent degré d'élévation ses yeux vigilants regardaient le monde entier pour le protéger, pour le consoler. Sous son règne furent évangélisées l'Angleterre où le schisme prit fin, et par elle, dans un de ses fils les plus magnanimes, l'Allemagne, proie vivante de l'idolâtrie. Ce fils, né à Kirton dans la seconde moitié du VIIe siècle, s'appelait Winfried. De bonne heure il prit le nom de Boniface et se fit remar-quer par ses vertus. Malgré la résistance réitérée de son père, il se déclara, sans faillir, décidé d'embrasser la vie monacale. Par la grâce divine, vainqueur enfin de tous les obstacles, il entra au monastère d'Exeter d'où, après trois ans d'existence exemplaire, studieuse et mortifiée, il fut envoyé à celui de Nutcell. Ordonné prêtre dans la trentième année de son âge, il dédia toutes ses forces au service de la parole.

Comme il était très en considération chez les évêques de la province, ceux-ci avaient recours à ses lumières et à son conseil dans les affaires de haute importance. Boniface, lui, n'ayant d'autre et saint désir que celui d'éclairer, d'enseigner les peuples plongés dans les ténèbres et l'ombre de mort, obtint de son Abbé, en 716, licence de s'acheminer vers la Frise.

Arrivé à Utrecht, qui en était la capitale, il se présenta au roi pour requérir la liberté d'exercer son ministère, mais, sur un refus sans appel, il fut contraint de regagner son couvent. Le Père Abbé étant mort peu après son retour, les voix unanimes désignèrent Boniface comme son successeur. L'humble religieux, tout ému, résigna cet honneur entre les mains consentantes de l'évêque de Winchester. Libéré d'un tel fardeau, envahi plus que jamais du zèle conquérant d'un apôtre, il sentit logiquement naître en lui la résolution suprême d'aller à Rome se jeter aux pieds du Pontife, d'impétrer l'agrément et de recevoir la bénédiction, grâce à quoi, dès lors, il pourrait courir vers les infidèles.

Il n'est pas besoin, si grande est l'évidence, d'insister sur cette première rencontre de Grégoire II et de saint Boniface. Lorsque l'amour de Dieu est le lien, le seul lien des âmes, elles se recon-naissent à première vue, s'harmonisent et agissent sous les rayons d'une inextinguible charité. Muni, maintenant, d'augustes réconforts, le moine anglais pouvait porter ses pas en Bavière, en Thuringe et dans la Frise, dont le roi venait de mourir. Là, de concert avec l'évêque Willibrord, il fut l'instrument de conversions multiples et retentissantes, au point d'être chaleureusement choisi comme devant succéder au prélat. Alors, laissant la contrée, il se réfugia dans la Hesse et parcourut ensuite une partie de la Saxe, baptisant, pardonnant, érigeant des églises sur les ruines du paga-nisme. Ce qu'ayant appris avec beaucoup de joie, Grégoire lui manda par une lettre autographe l'ordre de revenir à Rome. La dignité que Boniface redoutait tant y attendait ce docile serviteur de Dieu. Après avoir reçu sa profession de foi, le Pape le consacra évêque. Boniface, ensuite, reprenant son bâton de voyageur-apôtre, s'en fut de nouveau aux pays qu'il avait quittés et qui bientôt lui devraient leur pleine régénération spirituelle.

Abdication du roi des Saxons.Léon l'Isaurien et le culte des images. – Complots.

Le prestige de Grégoire, le rayonnement de sa mâle autorité, l'exemple de ses vertus toujours grandissantes attiraient les puissances de la terre et leur donnaient la salutaire vision du néant des choses qui passent. Ainsi en advint-il, en 725, d'Ina, roi de Wessex, l'un des royaumes de l'heptarchie anglo-saxonne, qui, déposant sa couronne, vint avec sa femme, Oethelbuch, en pèlerinage au tombeau de saint Pierre et s'enferma dans un cloître où, moine, il finit ses jours en 726. C'est lui qui, avant d'abdiquer, avait pris, pour lui et ses successeurs, l'obligation d'être tributaire du Saint-Siège en faisant, chaque année, une large aumône à l'Eglise de Rome, et s'était,

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de la sorte, institué fondateur du denier de saint Pierre.L'affaire principale, si l'on peut dire ainsi d'une hérésie, source de mort spirituelle et corporelle,

qui occupa, angoissa, illustra à jamais le pontificat de Grégoire II, fut celle des icônes et des images. Connue entre toutes, elle est une leçon qui demeure, en même temps que le témoignage éclatant de l'assistance du Christ envers son Vicaire. L'on garde en mémoire le sanglant panorama des faits qui se déroulent sous le règne de l'empereur de Byzance, Léon III l’Isaurien.

Profitant des révoltes militaires qui détrônèrent successivement Anastase II et Théodose III, lesquels se sont réfugiés l'un et l'autre dans un monastère, Léon, par ses propres soldats, s'est fait donner le pouvoir le 25 mars 717. Guerrier valeureux, et qui saura, quand l'exigera l'intérêt de sa sauvegarde et de sa politique, défendre les chrétiens contre les infidèles, il a le tort, l'indomptable orgueil de prétendre juger en dernier ressort des questions théologiques. Empereur, il se croit, il veut être le Pontifex Maximus, comme au vieux temps romain. En dernière analyse, il sert de vastes intrigues, ourdies par des ennemis du catholicisme.

Seulement, et c'est là le piège, l'argument a quelque apparence de justification. L'Orient se plaint de ce que le peuple voue aux images un culte idolâtre, ou, tout au moins, les entoure, au détri-ment du vrai Dieu, d'une vénération outrée et superstitieuse. Leur plainte n'est pas isolée. Déjà s'en est élevée d'Occident une semblable par la bouche de saint Sérénus, évêque de Marseille. Grégoire II avait toutefois à celui-ci écrit de sa main : « Le zèle que vous déployez pour empêcher que l'on adore l'œuvre des mains de l'homme est louable, mais je juge que vous avez mal fait de détruire ces images. »

Il y a donc, selon la doctrine de l'Eglise, confusion entre la répression sage d'un abus et l'arbitraire condamnation d'une dévotion vénérable. Mais Léon l'Isaurien ne l'entend pas ainsi et il porte au paroxysme, en les défigurant, les doléances murmurées, jette l'émoi dans l'épiscopat d'Orient par des persécutions contre tous ceux qui possèdent ou révèrent les saintes images et icônes. Paternellement, le Pape se prodigue à ramener l'empereur dans la voie de l'équité et du bon sens. Il envoie vers lui ses légats qui sont odieusement incarcérés, puis exilés et mis à mort. Alors, messagère de soulèvements inévitables, l'indignation se propage d'Orient jusqu'en Occident. Plus solennelle et redoutable, la voix de Grégoire II s'élève :

Sachez que les Pontifes romains furent, de tout temps, médiateurs et arbitres de la paix entre l'Orient et l'Occident ; qu'ils sont même aujourd'hui, pour ainsi dire, le mur de soutien qui unit entre eux les deux peuples, et que les empereurs auxquels vous succédez auraient difficilement obtenu la paix, s'ils ne se fussent abandonnés à la foi des Souverains Pontifes.

Remontrances vaines. Les insidieuses prétentions et persécutions de Léon III redoublent. Avec la manière de Byzance, il rêve de faire périr le Vicaire du Christ avant de l'attaquer de front. Trois conjurés, avec l'agrément de Maurice, spathaire impérial (garde du corps), sont choisis pour le meurtre : Basile, duc de Rome ; Jourdain-le-Chartrier et le sous-diacre Jean, dit Lurion. La trame éventée, ils reviennent à la rescousse, cette fois, à l'instigation du patricien Paul, l'exarque de Ravenne ; mais, avertis et las de clémence, les Romains assassinent Lurion et Jourdain. Quant à Basile, qui sera le dernier duc envoyé par les empereurs d'Orient pour gouverner Rome et les villes de sa dépendance, il s'enfuit dans un couvent où, bientôt, il demande la robe de moine.

Nouvelles hostilités. – Extension de l'édit de 726.Victoire pontificale.

Ces événements pleins de gravité tragique ne sont que le prélude d'autres attentats et de luttes dont, seul, le raccourci permet de mesurer l'étendue et la ténacité. L'exarque Paul, pour complaire à son maître et souverain, frappe les provinces d'impôts fabuleux, ordonne que soient dépouillées de leurs richesses et de leurs vases sacrés les églises, sous prétexte de détruire les images, et s'efforce en vain de faire élire un antipape. Nul insuccès n'arrête, ne contraint l'empereur Léon III à rentrer en

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lui-même. Il frète des navires, envoie à Rome un autre spathaire pour chasser Grégoire, étend à l'Occident son édit de 726 contre les icônes. Le Pape, par lettres, proteste en des termes d'une vigueur qui, jamais peut-être, n'a été encore dépassée : « Pour t'écrire, dit-il à l'Isaurien dans sa pre-mière lettre, nous devons recourir à un style inculte et brutal, car tu es un homme inculte et brutal. »

Cependant, les fidèles de Grégoire, l'armée des Vénitiens et la Pentapole se lèvent de concert pour empêcher l'exécution des ordres impériaux et défendre la vie de Grégoire II sans cesse menacée. Leur ardeur est si unanime, si exaspérée, que le vertueux Pontife doit les retenir. Ils voudraient renverser l'empereur de Constantinople, mais le Père commun ne veut point d'humaine vengeance. Grégoire, tout en excommuniant l'exarque Paul, qui a promulgué l'édit odieux, espère, par sa modération dans le domaine temporel, ramener dans la voie droite l'orgueilleux Léon III. Ces efforts sont superflus ; le Pontife demeure le point de mire de la haine byzantine. Léon entraîne à lui prêter main-forte. Exclarat, duc de Naples, et son fils Adrien, qui envahissent la Campanie et enjoignent le peuple à se rebeller contre Grégoire. Les Romains les mettent l'un et l'autre à mort, ainsi qu'un certain Pierre, coupable d'avoir écrit à l'Isaurien contre le Pape. L'empereur dépêche alors à Naples Eutychius, avec des présents pour gagner les Lombards à sa cause. Eutychius échoue, parce que l'on devine l'enjeu : la mort de Grégoire. Ce dernier excommunie Léon III en 730, le déclare impénitent et hérétique, et dispense toutes les villes d'Italie de payer, désormais, tribut à ce César. Devant une telle libération, les Lombards et leur roi Luitprand songent à s'emparer de Rome, d'autant plus que Léon III, craignant l'intervention possible de Charles Martel, a cessé les hostilités. Il arrive jusqu'au cirque de Néron, mais, pris de remords, il tombe aux pieds de Grégoire qui l'absout.

Activité artistique et liturgique de saint Grégoire II.Mort et sépulture.

Admirable règne d'amour divin, de fermeté, d'activité sous toutes les formes de l'énergie et du beau, tel fut celui de Grégoire II. Sous son pontificat, les Sarrasins, qui tentaient de conquérir le midi de la France, furent repoussés par Odon d'Aquitaine et perdirent, en une seule bataille, trois cent cinquante mille des leurs. Les soucis extérieurs ne paralysèrent point chez le grand Pape son soin vigilant de l'essor intérieur et du prestige de l'Eglise. Il créa les Stations des jeudis de Carême en diverses églises de Rome, tint divers Conciles, nomma cent cinquante évêques, ordonna trente-cinq prêtres et quatorze diacres. Par lui furent restaurées nombre de basiliques ou églises dont Saint-Paul hors les murs, Sainte-Croix-de-Jérusalem et Saint-Laurent. Il édifia dans son palais, en l'honneur de saint Pierre, une chapelle aux murs argentés où figuraient les douze apôtres. Après la mort d'Honesta, sa mère, il convertit la demeure paternelle en une église et un monastère placés sous le patronage de sainte Agathe, vierge et martyre. Il régna saintement quinze ans, huit mois et vingt-trois jours, mourut le 10 février 731 et fut, le lendemain, inhumé au Vatican, selon le Liber Pontificalis, et non le 13, suivant l'assignation des Martyrologes.

Dominique Roland-Gosselin.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. II (Paris, 1897). – Annuaire pontifical catholique, passim (Paris). – P. Moncelle, article « Grégoire II » dans Dictionnaire de théologie catholique de Vacant et Mangenot, t. VI (Paris, 1920). – (V.S.B.P., n° 676.)

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PAROLES DES SAINTS________

Possession de Dieu.

Parce que nul ne possède Dieu, si Dieu ne le possède réciproquement, soyons la possession de Dieu, et Dieu sera la nôtre. Et si ce bonheur nous arrive, qu'y a-t-il de plus heureux que celui qui a le Sauveur pour son revenu et la divinité pour son partage ?

Saint Augustin.(Du Salut, ch. 10.)

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SAINT RIEC ou RIEULAnachorète (Ve-VIe siècle).

Fête le 12 février.

La vie de saint Riec, Rioc, ou même Riou, en français Rieux ou Rieul, et, en latin, Riocus, est malheureusement voilée d'obscurités. Pour en reconstituer l'histoire, au moins dans les grandes lignes, nous n'avons guère que les textes du Cartulaire de Landévennec, les Actes de saint Riec reproduits par les Bollandistes et une légende mentionnée par les mêmes hagiographes, légende qui, au dire de Dom Lobineau, a été créée par le chanoine Yves Le Grand, oncle de l'historien breton et religieux Dominicain Albert Le Grand. A en juger par le nombre des paroisses ou des lieux auxquels il a donné son nom, même s'il n'en est pas resté le patron, saint Riec semble bien cependant avoir été, parmi les disciples de saint Guénolé, l'un de ceux qui, en leur temps, ont laissé le plus de traces.

Origines païennes de saint Riec.

D'après le récit d'Albert Le Grand, Riec naquit en Bretagne-Armorique. Il avait pour père Elorn, seigneur de La Roche-Maurice, dont le château s'élevait non loin de la ville de Brest, où régnait le roi Bristokus. Ce roi est certainement légendaire, et son nom, comme celui de Conan Mériadec, recouvre sans doute la personnalité d'un chef quelconque, plus réel et plus tardif. Contrairement à Albert Le Grand, qui fait naître Riec au IVe siècle, époque qu'il avait du reste assignée à saint Guénolé, les Bollandistes indiquent, pour l'un et pour l'autre, le VIe siècle. Ils se montrent, de plus, très affirmatifs sur le personnage de Riec ressuscitant sa mère, prodige raconté d'abord en prose dans le livre II du Cartulaire de Landévennec, puis dans la Récapitulation de ce même Cartulaire, en dix-sept vers hexamètres. Le biographe morlaisien et ses annotateurs attribuent ce miracle à un disciple de saint Guénolé, nommé Riou. Dom Lobineau fait, avec raison, semble-t-il, de ce Riou et de Riec un seul et même personnage. Quant aux Bollandistes, ils déclarent qu'ils ont, en dehors du Cartulaire de Landévennec, une autre version, dans laquelle le nom du fils de la ressuscitée n'est pas prononcé.

Le récit d'Albert Le Grand fait intervenir deux héros bretons insulaires, Derrien et Neventer (dont le nom gallois est Nevenhyr), que l'Eglise bretonne a mis au nombre de ses Saints. Ils paraissent bien appartenir, eux aussi, aux émigrations bretonnes. Tous deux ont donné, comme Riec, leurs noms à plusieurs paroisses ou localités de la Bretagne, et il n'est pas impossible que l'époque de leur venue de l'île voisine soit celle de la génération de Fragan, père de saint Guénolé.

Le voyage en Terre Sainte, dont Albert Le Grand nous montre Derrien et son compagnon revenant après y « avoir été bien recueillis » – c'est-à-dire accueillis – de sainte Hélène, mère du pieux empereur Constantin, pourrait donc parfaitement s'accorder avec l'histoire si, au lieu d'avoir été « recueillis » par sainte Hélène, ils avaient seulement vénéré sa mémoire, ou reçu l'hospitalité dans un hôpital-hôtellerie placé sous le vocable de la Sainte.

Quoi qu'il en soit, d'après la légende, les deux Saints – les deux chevaliers, nous dit-on – au trot de leur monture, gagnaient Brest où les attendaient leurs vaisseaux, en voyageant à travers le pays, ayant pèleriné à Nantes aux tombeaux déjà célèbres des saints Similien, Donatien et Rogatien. Tandis qu'ils suivaient les bords de la rivière Dour-Doun, ils virent un homme se jeter à l'eau. Ayant réussi à le sauver, ils apprirent de lui qu'il se nommait Elorn (et la rivière, depuis, conserva son nom), seigneur de La Roche-Maurice. Pressé d'expliquer son acte de désespoir, il conta à ses

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bienfaiteurs comment le pays était ravagé par un affreux dragon qui, lorsque la faim le rejetait hors de sa tanière, dévorait hommes et bêtes ; comment, pour apaiser le monstre, le roi Bristokus avait décrété que, chaque samedi, le sort désignerait celui qui s'offrirait en victime, lui ou quelqu'un des siens :

- Or, ajoutait Elorn, ce sort est si souvent tombé sur moi, que j'y ai envoyé tout mon monde, et ne m'est plus resté que ma femme que voici, et ce petit enfant qu'elle tient entre ses bras, âgé seule -ment de 2 ans, sur lequel le sort étant tombé, j'aime mieux être suffoqué par les eaux que de le livrer à une mort si cruelle.

Riec devenu chrétien est chassé de la maison paternelle.

Les charitables chevaliers, ayant entendu ce récit, assurent Elorn que, s'il embrasse la foi du Christ, dont ils se promettaient de l'instruire, ils extermineront le dragon. Mais attaché à ses superstitions, Elorn ne veut rien entendre. Il consent toutefois à voir sa femme, son fils Riec et ceux de sa maison qui le désireront baptisés au nom du Christ. Enfin, sur la promesse qu'il construira une église sur son domaine, Derrien et Neventer s'emparent du dragon qu'ils donnent à conduire à l'innocent Riec, nonobstant la terrible description que fait de la bête Albert Le Grand : serpent « long de cinq toises » et gros par le corps comme un cheval, la tête faite comme un coq, retirant fort au basilic », c'est-à-dire ayant l'aspect d'un basilic, serpent dont la réputation était jadis effroyable et dont, affirmait-on, l'odeur ou le regard suffisaient à provoquer la mort. Puis, accompagnés du seigneur Elorn, les deux chevaliers jetèrent le monstre à la mer au lieu dit : « Poulbeuzaneval » (trou où fut noyée la bête), qui est Pontuzval, en Plounéour-Trez. Ils s'embar-quèrent alors pour leur pays et Elorn revint à La Roche.

Conformément à sa promesse, Elorn autorisa sa femme, son fils et ceux des siens qui le demandèrent à se faire baptiser. Quant à l'église, il ne se pressait pas de l'édifier. Il s'y décida enfin sur les prières de Riec et de sa mère, mais, au lieu de la construire à l'endroit convenu, Barget, il choisit un lieu éloigné de sa demeure. Alors se produisit ce prodige, que les matériaux, mis en place le jour, étaient, la nuit, transportés à Barget. Croyant à la magie de la part des chrétiens, Elorn s'en prit à sa femme et à son fils. Il conçut contre eux une grande fureur et les chassa de sa maison, leur défendant de jamais se retrouver en sa présence. Albert Le Grand ajoute que, de ce fait, l'église qui a aujourd'huy est la parrochiale de Plouneventer demeura imparfaite ». Quant aux fugitifs, ils se retirèrent, d'après le même auteur, en une solitude appelée la Forest, même lieu que celui que les Bollandistes désignent par Ars Forestium, peut-être le pays d'Ac'h, aux alentours de Brest.

Saint Riec ressuscite sa mère.

Si Riec est bien, ainsi que le pensent Dom Lobineau et les Bollandistes – et les dérivés de son nom, par le jeu naturel de l'étymologie, autorisent à le croire – le même personnage que Riou, sa mère dut l'envoyer, de bonne heure, au célèbre monastère de Landévennec, fondé par saint Guénolé, sur la rivière du Faou, à l'entrée de la rade de Brest. C'est là, en tout cas, que nous retrouvons le futur anachorète, en une circonstance mémorable de sa vie. Peut-être n'était-il plus seulement élève, mais faisait-il partie de la communauté, en qualité de disciple. On doit le supposer encore jeune, en raison du nombre d'années qu'il passera par la suite dans la solitude.

Ecolier ou disciple, Riec résidait donc au monastère de Landévennec lorsqu'on vint lui annoncer que sa mère, qui vivait solitaire et dans l'exercice de la pénitence, était gravement malade, et désirait le revoir. Voici, en substance, pour ce qui suit, le récit du Cartulaire de l'abbaye : Guénolé, qui avait eu révélation de la mort de cette femme, s'opposa d'abord au départ de Riec. Puis, sur les instances du jeune homme, il le laissa aller, non sans lui avoir remis une provision d'eau, bénite par lui. Riec partit aussitôt avec un compagnon. Dès le seuil de la maison maternelle, il chassa tous ceux qui

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faisaient du bruit autour de celle que son fils croyait toujours en vie.

Comme en une réminiscence d'une scène évangélique, il s'adresse à ces gens et leur commande :

- Allez-vous-en ! Pourquoi agir sottement ? Cela ne sert à rien ! Aspergeant alors le corps de sa mère, il prononça sur elle ces paroles :

- Seigneur Jésus-Christ, au nom duquel mon maître Guénolé fait tant de choses merveilleuses, daigne la guérir !

Ceux qui se tenaient aux portes se moquaient de lui, puisqu'ils savaient la pauvre femme morte avant l'arrivée de Riec, mais, à leur grande stupéfaction et à leur grand effroi, la voici qui se dresse sur son séant et essuie sa sueur, précise le Cartulaire, comme au retour d'une besogne fatigante. Alors ceux qui s'étaient moqués de Riec se jetèrent à ses pieds et, faisant allusion à Guénolé son maître :

- Celui-là, s'écrient-ils, est vraiment proche de Dieu, dont le disciple, en son absence et par l'évocation de son nom, a pu faire éclater un pareil prodige !

Ici se place un fait d'ordre bien celtique, rapporté encore par le Cartulaire. Il s'apparente soit aux visions des Brandan, des Patrice, et plus près de nous, au XVIIe siècle, d'une Catherine Daniélou, pénitente du vénérable Julien Maunoir, soit encore, en ce même XVIIe siècle, au mystère de la vie et de la mort de Louis Eunius, dont le texte a été publié au XXe siècle par Georges Dottin. L'esprit de ces personnages, comme celui de Dante, est conduit aux enfers, mystérieux voyage que la mère de Riec, interrogée après sa résurrection sur les lieux vers lesquels elle avait été conduite et ramenée, conte ainsi :

- Avant de rendre le dernier soupir, je voyais autour de moi des nains très noirs, semblables à des charbons glacés, prêts à me dévorer et, quand ils l'eurent fait, enchaînés à nouveau, et me pro-mettant mille tourments. Aussitôt ce fut autre chose, car dès que j'eus été arrachée de mon corps, et cela brutalement, des êtres féroces m'entourèrent et me lièrent les pieds et les mains ; ils me traînèrent d'endroits rocailleux en endroits rocailleux. Et comme ils voulaient m'entraîner ensemble vers des endroits épouvantables. Guénolé s'y opposa, leur disant d'une voix terrible : « Laissez-moi cette femme, pourquoi tenter si audacieusement de perpétrer un crime si considérable contre ma servante ? » Ceux-ci, consternés et stupéfaits, voulaient combattre encore, mais, effrayés par l'ordre divin et terrible, ils m'abandonnèrent enfin à cet homme de Dieu (on se rappelle que Riec avait invoqué l'intercession de son maître), et avec la permission de Dieu, il voulut me replacer, délivrée de mes ennemis, dans ce petit corps.

Vocation érémitique de saint Riec.

A la suite de cet événement, qui détermina sa mère à mener une vie plus sainte encore que précédemment et à s'enfoncer dans une solitude profonde, Riec conçut pour lui-même l'attrait du désert. Au reste, qu'il fût simple écolier de Guénolé ou déjà l'un de ses moines, rien n'entravait sa liberté d'orienter son avenir comme il l'entendrait. On sait en effet, que la règle du monachisme celte, dès longtemps établie en Irlande, autorisait le moine à quitter temporairement ou même pour toujours la monastère, s'il lui plaisait de se retirer du milieu de ses frères. Cependant, la vie en communauté, fortement organisée outre-mer dès l'apparition du christianisme, ne permet pas, le plus souvent, de donner tout son sens à ce mot de « désert », dont parlent les hagiographes, l'appliquant aux ermites qui peuplaient, aux premiers siècles, la Grande-Bretagne. Ce désert était lui-même discipliné, et ses tenants demeuraient en contact avec le monastère dont ils sortaient, Tel Colomban, imposant sa règle à Luxeuil et se retirant, à temps marqué, dans sa grotte, aux périodes précédant les grandes fêtes, par exemple. Il n'y avait donc là rien de l'anachorétisme oriental où chaque solitaire vivait selon un mode éminemment individuel, sans souci de la reprise d'une vie commune qui n'avait jamais été sienne. Par contre, dans la Bretagne-Armorique, les Ve et VIe siècles sont encore, pour la vie religieuse, une période de formation, de tâtonnements, pourrait-on dire, et

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l'anachorète, à l'exemple des solitaires de la Thébaïde, n'a pas plus qu'eux de rapports proches ou éloignés avec des religieux résidant en un monastère.

Ce fut le cas de Riec, à l'époque où il quitta Guénolé. On le vit alors vendre tous ses biens et en disposer pour les pauvres. Il devait cependant en réserver une partie importante qu'il offrit au monastère de Landévennec ; elle forma, dans les possessions dépendant de l'abbaye, des enclaves parmi lesquelles on relève le bourg de Batz et Guérande. Le Cartulaire de Landévennec parle à deux reprises de la donation faite par Riec « à son maître saint et chéri » des biens de ses parents. Il dit que Guénolé hésite d'abord à accepter une telle donation, dont la valeur est attestée par l'intervention de Gradlon qui authentique « la donation faite par Riec à Dieu et à saint Guénolé de toute sa portion d'héritage séparée de celle de tous ses parents ». Le roi ne s'oublie pas dans la fondation ainsi faite : et pro anima mea (pour le salut de mon âme), a-t-il soin de spécifier. M. de La Borderie et, d'autre part, M. Loth sont bien d'avis qu'il s'agit là de Lanriec (Lan-Riec, monastère de Riec), près de Concarneau. Cela est d'autant plus croyable que, dans la pièce suivante, sont cités les noms de Scathr (Scaër) et de Plebe Turch (Tourc'h), localités situées sensiblement dans la même région.

L'anachorète.

Ainsi débarrassé du souci des biens de ce monde, Riec pouvait désormais penser uniquement à acquérir ceux du ciel. Dans ce but, il se retira à Kamlet (Camaret), sur la rade de Brest, à vol d'oiseau assez peu éloigné de Landévennec, mais situé en Cornouailles. Albert Le Grand lui donne alors 15 à 16 ans, tandis que le Cartulaire n'indique point son âge. Riec vécut là dans l'exercice rigoureux de la pénitence et de l'oraison continuelle. Sa nourriture était d'herbes, de petits poissons et de fruits sauvages. Son vêtement consistait en une tunique de mousse qu'il s'était tissée. Mais Albert Le Grand, beaucoup plus joliment, dit que « lorsqu'il monta sur ce rocher il était vêtu d'une simple soutane, laquelle étant usée par longueur du temps, lui couvrait tout le corps d'une certaine mousse roussâtre, laquelle le garantissait des injures du temps ». Ce fut dans ce lieu et dans cet état que saint Guénolé, fort âgé déjà, le découvrit, après quarante et un ans de vie érémitique.

D'après Albert Le Grand qui fait, on le sait, de Riec et de Riou deux personnages différents, saint Guénolé ne connaissait Riec en aucune façon. Il était seulement attiré par la réputation des vertus du solitaire. Mais soit qu'il ait prié celui-ci de raconter sa vie, comme le veut Albert Le Grand, à tort sans doute, soit qu'il ait reconnu en Riec son ancien disciple, 1'Abbé de Landévennec le persuada de finir ses jours dans son monastère, à quoi Riec se rendit. La tunique de mousse fit place à celle de peau de chèvre, qui était « l'habit de son Ordre ». Le même historien nous montre Guénolé revêtant l'ascète et, amateur de merveilleux, ne résiste pas au plaisir d'ajouter ce détail :

« Il est remarquable que sa peau fut retrouvée aussi blanche et nette que si elle eût toujours été couverte de fin lin et de soie. » Riec vécut quelques années au monastère et y mourut, assisté de Guénolé et de ses religieux. Les Bollandistes, pas plus qu'Albert Le Grand, ne parlent des miracles opérés à son tombeau. Mais on est fondé à les supposer nombreux, puisque saint Budoc, évêque de Dol, le « déclara Saint » en 633 selon l'hagiographe morlaisien, en 554 d'après les Bollandistes, mieux informés quant aux dates.

Les litanies du Missel de Saint-Vougay.

La vie du saint anachorète est, comme nous le disions au début de cette étude, enveloppée d'ombres, puisqu'on ne peut, d'une façon absolue, la confondre avec celle de saint Riou. Il en est de même de son culte, ignoré, le plus souvent, des lieux mêmes qui portent son nom. Ce culte était cependant d'importance. L'inscription du nom de Riec aux Litanies du Missel de Saint-Vougay en est une preuve. Il est fait assez souvent mention, en l'hagiographie bretonne, des Litanies contenues dans le Missel de Saint-Vougay, pour qu'il soit donné de ce Missel, à propos d'un Saint qui y est

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invoqué, une brève explication. Ce Missel tire son nom du fait d'appartenir à l'église dédiée à saint Vougay, et non, ainsi que semble le croire Albert Le Grand, parce que datant de saint Vougay lui-même. N'écrit-il pas aux dernières lignes de la Vie de ce Saint : « Son Missel se garde comme relique en son église, à l'attouchement duquel les fébricitants se trouvent soulagés ? »

Sans avoir une aussi lointaine origine, le Missel de Saint-Vougay est tout de même un précieux manuscrit du XIe siècle, témoin authentique du culte des Saints en Bretagne-Armorique, antérieurement au IXe siècle. D'un point de vue général, il apporte sa contribution au chant d'Eglise, car il donne les neumes avant la notation de Guy d'Arezzo. Mais la principale matière de ce Missel, malheureusement détérioré et réduit à quarante-six feuillets et quart que l'on conserve en un précieux écrin, traite de la Messe. Dom Plaine a compté soixante-dix messes ou parties de messes, comprises entre le jour de Noël et le samedi des Quatre-Temps du printemps. Les Litanies dont nous parlions se trouvent au Samedi-Saint et elles se chantaient au baptême solennel de ce jour. Elles sont, dit Dom Plaine, spécialement écrites pour la Bretagne, bien que s'accordant au Missel romain, et l'on y trouve, mélangés aux noms des Saints romains, ceux des Saints bretons, dont le culte est le plus en honneur auprès du peuple, tels les saints Corentin, Brieuc, Guénolé, Tugdual, etc.

Le culte de saint Riec.

Le nom de saint Riec, sous sa forme vocative Riance, se présente en assez bonne place dans ces Litanies pour permettre de réduire qu'il ne souffrit pas toujours de l'obscurité où il est aujourd'hui. De culte, en effet, il n'est question nulle part, à notre connaissance, pas même aux lieux auxquels le nom de Riec, sous quelqu'une de ses formes, est resté attaché. Il faut cependant en excepter Lanriec, près Concarneau, où une petite chapelle a pour patron saint Riou, et noter à Saint-Rieul, en Hénanbihen (Côtes-du-Nord), une statue attribuée à ce Saint et située au pignon d'une maison. Il s'y trouve aussi une ferme du même nom. A Pouldergat, sur le bord de la voie romaine, qui conduisait au Cap-Sizun, il existe un village du nom de Lanriec, mais qui n'a ni chapelle ni trace d'ancienne chapelle. Relevons, sans préjudice de quelques autres, et sans plus, les noms des localités de Riec-sur-Bélon, près Quimperlé ; Saint-Rieux, en Saint-Cast ; Roz-Landrieux, en Ille-et-Vilaine. « Il est intéressant, remarque le celtisant F. Gourvil, de noter que ce nom apparaît sous la forme vannetaise, Rio, dans un nom en loc qui indique la sainteté de l'éponyme », c'est-à-dire du personnage qui donne son nom à un lieu déterminé. Cette même forme se retrouve, dans la même contrée, comme nom de famille. Dans le Finistère, tout au moins, nombreuses sont les familles du nom de Riou. Mais on ne doit pas confondre le Saint, objet de cette biographie, avec le saint Rioch, insulaire, parent de saint Patrice, et dont le nom se retrouve dans l'hagiographie du Cornwal. Quant aux reliques, elles sont inexistantes. Le pillage de l'abbaye de Landévennec par les Normands suffirait à en justifier la carence, et l'on sait que de saint Guénolé lui-même il n'est conservé que des restes bien rares. Cependant, l'abbaye de Beaufort aurait gardé, avant la Révolution, le chef d'un Saint du nom de Riou.

M. Le Berre.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Cartulaire de Landévennec, édition La Borderie (Rennes, 1888). – Vie des Saints de Bretagne-Armorique (Quimper, 1902). – Dom Lobineau, O.S.B., Vie des Saints de Bretagne (Rennes, 1725). – A. De La Borderie, Histoire de Bretagne, t. I (Rennes, 1906). – G. Loth, Les noms des Saints bretons, dans Revue celtique (1909). – Giorges Dottin, Annales de Bretagne (1917). – Dom Gougaud, Les chrétientés celtiques (Paris).

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PAROLES DES SAINTS________

La Sainte Eucharistie.

Le ciel couronne les Saints, c’est l’Eucharistie qui les fait.

Bienheureux Pierre-Julien Eymard.

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BIENHEUREUX ÉTIENNE BELLESINIDes Ermites de Saint-Augustin, curé de Genazzano (1774-1840)

Fête le 13 (ou 3) février.

La Révolution française, on le sait, supprima les Ordres religieux, proscrivit la religion et le culte catholiques, laïcisa l'enseignement partout où elle put établir sa domination politique. C'est ce qui eut lieu dans le Tyrol. Mais là, comme ailleurs, la Providence suscite un apôtre zélé qui, l'orage passé, travaillera à rechristianiser l'école et l'éducation de la jeunesse, et dont l'influence moralisatrice et pédagogique durera plus d'un siècle. Appelé ensuite à former les âmes aux vertus religieuses et enfin chargé d'une paroisse, ce même prêtre sera un modèle et un martyr de la charité envers le prochain ; comme l'apôtre saint Paul, il se dépensera, jusqu'à en perdre la vie, au service des enfants, des pauvres, des malades, de ses paroissiens comme de ses novices, montrant par son exemple comment et jusqu'où il faut aimer les âmes pour les gagner ou les ramener à Dieu.

La famille Bellesini.

La famille Bellesini était, dit-on, d'origine espagnole et s'était ensuite fixée à Venise, puis à Trente, dans le Tyrol ; ce qui est plus sûr, c'est qu'un des ancêtres du futur Bienheureux, lequel résidait dans cette dernière ville, obtint en 1666 un titre de noblesse héréditaire ; les armes de la famille représentent une rose rouge à feuilles vertes protégée par un chêne contre les rayons ardents d'un soleil d'or se détachant sur fond d'azur. Joseph Bellesini, marié à Marie-Ursule Meichlpeck, cette dernière d'origine belge, croit-on, était notaire. Il eut trois fils et une fille. Louis-Joseph-Joachim, appelé à devenir célèbre sous le nom d'Etienne, qui fut son nom de religieux, était le plus jeune des fils. Il naquit le 25 novembre 1774 et fut baptisé dans l'église Sainte-Marie Majeure où se tinrent, de 1545 à 1563, les sessions du Concile œcuménique qui a rendu célèbre le nom de la ville de Trente, dans le Tyrol italien. La mère, femme d'une piété et d'une vertu éminentes, éleva ses enfants dans la crainte de Dieu et dans l'amour de la religion. Etienne profita si bien des leçons et des exemples maternels qu'il put faire sa première Communion alors qu'il n'avait pas encore 7 ans révolus. Trois années plus tard, Mgr l'évêque de Trente lui administrait le sacrement de confirmation. En grandissant et en suivant les cours du collège de sa ville natale, l'enfant ne perdit rien de sa piété sérieuse. Souvent il se rendait au couvent de Saint-Marc, chez les Pères Augustins, pour voir son oncle maternel, le P. Fulgence Meichlpeck.

Une vocation religieuse bien décidée. Etudes théologiques interrompues.

En pleine adolescence, aux environs de 1790, à l'appel de Jésus, le jeune homme décida d'entrer dans l'Ordre augustinien. Sa vertueuse mère le donnait volontiers à Dieu ; le père, opposé d'abord à la vocation de son fils, finit par céder devant les instances de celui-ci. Après avoir revêtu l'habit monastique au couvent de Saint-Marc, à Trente, Etienne partit pour le noviciat de Bologne. A l'expiration du temps fixé pour la probation religieuse, il prononça les vœux solennels qui le

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consacraient à Dieu d'une façon absolue et définitive. La vertu de ce novice modèle avait été signalée au Prieur général de l'Ordre. Aussi fut-il, après sa profession, envoyé à Rome pour y faire ses études de philosophie et de théologie. Là, comme ensuite à Bologne où il revint en 1796 achever sa formation théologique, Etienne Bellesini se fit remarquer par son rare talent, son habileté à réfuter dans les soutenances de thèses les objections plus ou moins subtiles des adversaires de la vérité, et aussi par une modestie que les succès ou les louanges n'altérèrent jamais. En 1197, à la veille de recevoir l'onction sacerdotale, il fut contraint par les événements politiques de quitter le monastère de Saint-Jacques le Majeur de Bologne et de revenir à Trente chez les Augustins de Saint-Marc qui l'accueillirent avec bonheur. Les armées de la République française avaient en effet envahi les Etats de l'Eglise ; la ville de Bologne, qui en faisait partie, fut occupée, et l'autorité militaire ordonna l'expulsion de tous les religieux étrangers à l'Etat pontifical. Bellesini était de ce nombre ; il dut regagner sa ville natale.

Au service des âmes dès avant le sacerdoce.La dispersion des religieux.

Au couvent de Saint-Marc on lui confia le soin de la sacristie de l'église conventuelle. En outre, quoiqu'il ne fût encore que diacre, ses supérieurs l'appliquèrent au ministère de la prédication pour lequel il manifestait les plus heureuses dispositions. Il réussit, en effet, à attirer les foules et à les rendre attentives et dociles à la loi et à la voix de Dieu ; le jeune diacre se donna avec tant de zèle et de dévouement à cet apostolat de la chaire qu'il y épuisa ses forces et tomba gravement malade. Quand arriva le jour de son ordination sacerdotale, il n'était pas encore complètement rétabli, il fallut le porter à la cathédrale pour la cérémonie. Rendu à la santé, il reprit son fructueux ministère auprès des âmes qu'il convertissait encore plus par ses prières et sa vie pénitente que par ses enseignements ou ses exhortations au tribunal de la pénitence. Il se montrait déjà l'homme d'oraison qu'il sera toute sa vie. Après avoir prêché longuement, passé plusieurs heures à entendre les confessions, il prolongeait encore fort avant dans la nuit sa prière et ses adorations au pied de l'autel. Il ne s'arrêtait que vaincu par le sommeil ou épuisé de fatigue ; plus d'une fois on le trouva ainsi endormi, agenouillé, gardant toujours l'attitude du respect devant le Maître qui veillait sur son fidèle et dévoué serviteur. Le Tyrol avait été enlevé à l'Autriche par Napoléon en 1805 et cédé à la Bavière qui s'empressa d'introduire la persécution religieuse dans ce pays profondément catholique.

En 1809, un décret de Napoléon 1er, supprima les Ordres religieux dans le Tyrol et obligea les religieux à se disperser. Etienne Bellesini se retira près de son frère et de sa mère ; cette dernière eut le bonheur d'être assistée par son fils, lorsqu'elle mourut dans la nuit de Noël. Le ministère de la prédication et de la confession, auquel il continua à se livrer, lui devint bientôt impossible : sa conscience lui interdit, en effet, de prêter le serment imposé par l'autorité civile à tous les prêtres dans le ministère. La Providence offrit alors à l'apôtre un nouveau champ d'apostolat.

Les écoles gratuites.Directeur officiel de l'enseignement primaire.

Il fallait lutter avec énergie contre l'irréligion qui envahissait les populations tyroliennes par le moyen des écoles élémentaires, dites normales, neutres ou athées. Etienne Bellesini résolut de se dévouer à la préservation de la foi chrétienne chez les enfants en les détournant des écoles publiques et en les attirant dans des écoles gratuites qu'il s'occupa d'établir à Trente. Dans cette ville et aux environs, il recueillit les garçons et les fillettes qu'on voulut bien lui confier. La plupart d'entre eux appartenaient à la classe pauvre ; il les amena dans sa maison, trouva pour les petites filles des maîtresses dévouées ; lui se chargea de l'instruction des garçons. Toutes ses ressources, la petite

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pension qu'il recevait du gouvernement, les biens de sa famille, les aumônes reçues furent consacrés à l'œuvre des écoles. Les fournitures scolaires, les vêtements et la nourriture distribués aux indigents, l'entretien des maîtres, la location d'un local assez vaste pour abriter quatre ou cinq cents enfants, tout cela était à la charge du religieux. Il ne se contentait pas de faire la charité à ses écoliers, il venait aussi en aide aux parents indigents. Ceux-ci abusaient parfois de sa grande bonté. Ils venaient lui emprunter de l'argent et laissaient en gage des paniers qui semblaient pleins de beau linge. Quand le prêteur en vérifiait le contenu, il ne trouvait, à part quelques pièces en bon état, que des mauvais chiffons, dont il devait se contenter, car il ne revoyait plus, bien entendu, ni ses débiteurs ni son argent. Il ne se plaignait jamais de ces tromperies et ne pouvait croire qu'on voulût spéculer sur sa bonne foi et sa charité. Bien souvent, il lui arriva de donner à un pauvre telle ou telle partie de ses vêtements ou la presque totalité de sa nourriture. Il visitait les écoliers malades en procurant, tant aux âmes qu'aux corps, les secours nécessaires ; il ne quittait pas les moribonds avant que ceux-ci eussent rendu le dernier soupir entre ses bras.

Laissant par la suite aux autres maîtres l'enseignement des matières profanes, le zélé religieux se réserva dans ses écoles la surveillance générale et le catéchisme. Il accompagnait les enfants à l'église, les préparait à la réception des sacrements, les excitait à la ferveur. Le gouvernement autrichien, dont le Tyrol dépendait de nouveau, sut reconnaître, malgré les critiques et les calomnies des adversaires, les mérites, le dévouement, les services du fondateur des écoles gratuites. Etienne fut établi directeur général des écoles de la province et se vit allouer à cet effet plus de cent mille florins par an. Dès lors, ainsi investi d'une autorité officielle, le Père va s'employer pendant cinq années à détruire l'esprit, les méthodes, les règlements des écoles athées de la région. Pour remplacer tout cela, il rédige un code de l'instruction de la jeunesse en âge de scolarité : l'éducation morale, l'instruction religieuse, la piété, y sont mises à la première place. Ces règlements si sages et si salutaires, expérimentés par Etienne Bellesini, dans les écoles qu'il avait fondées, furent approuvés par le gouvernement et restèrent en vigueur pendant tout le XIXe siècle.

Séparation définitive du pays natal et de la famille.Le retour dans le cloître.

Même au milieu des difficultés inhérentes à sa situation de religieux exclaustré, de directeur d'écoles, le serviteur de Dieu gardait, aussi consciencieusement que possible, les Constitutions et les coutumes de son Ordre, observant les jeûnes et autres austérités prescrits par la règle, interdisant l'accès de sa chambre, même à sa sœur ou à sa mère – lorsque celle-ci vivait encore – consacrant à la prière une partie de ses nuits. Il regrettait cependant d'autant plus la solitude et le silence du cloître qu'il devait vivre, de par son ministère et sa fonction officielle, davantage dans le monde ; il demandait avec insistance à Dieu la grâce de pouvoir rentrer dans un couvent. Cette prière allait bientôt être exaucée. De retour dans la Ville Eternelle, en 1814, le Pape Pie VII avait rétabli dans les Etats pontificaux les Ordres religieux supprimés par la Révolution. Etienne Bellesini, l'ayant appris, résolut de gagner le territoire pontifical pour y reprendre, dans une maison de son Ordre, l'habit et la vie monastiques. Il tint secrète sa résolution. Sa ville natale, qui venait de lui offrir un canonicat, sa famille, le gouvernement surtout, ne l'auraient pas laissé partir. A l'automne de 1817, il quitta la ville de Trente, feignant d'aller prendre plusieurs jours de vacances, comme il en avait l'habitude, dans quelque localité voisine. Il partit sans passeport (il ne pouvait l'obtenir, car la loi interdisait aux religieux expulsés des couvents d'émigrer pour rentrer dans le cloître) ; la Providence le protégea visiblement dans les postes-frontières : ils les franchit sans difficultés sérieuses. Arrivé à Ferrare, le voyageur se présenta au légat pontifical, le cardinal Spina. Après l'avoir entendu, ce dernier lui donna l'autorisation écrite de continuer son voyage. De Ferrare, Etienne Bellesini adressa à sa famille une lettre pleine de tendresse pour rassurer et consoler les siens. Puis il donna sa démission de directeur des écoles de la province. Le gouvernement autrichien lui intima l'ordre de revenir, le menaçant de l'exil perpétuel et de la confiscation d'une partie de son traitement.

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Instances, menaces, sanctions, rien ne put modifier la décision du religieux, fidèle à sa vocation. Il continua sa route vers Rome, et là, il se rendit au couvent de Saint-Augustin.

Maître des novices : l'exemple avant les paroles.

Le P. Rotelli, Prieur général de l'Ordre, lui confia la charge importante et délicate de maître des novices. Etienne Bellesini l'exerça pendant quatre années à Rome, puis cinq ans durant à Città di Pieve où le noviciat fut transféré. Il sut allier, dans la formation des futurs religieux, la douceur à la fermeté, la charité la plus dévouée à l'observance rigoureuse de la règle. Quand il reprenait ou punissait, il savait en même temps toucher le cœur du coupable et le gagner à la discipline de l'obéissance. Il prêchait d'exemple plus que de parole. Il arrivait le premier aux exercices. Son lit était une chaise ou la terre nue : souvent, d'ailleurs, il passait la nuit en prière, à genoux devant son Crucifix. Il jeûnait presque tous les jours. Pour réconcilier un jour deux de ses enfants, il les conduit au pied du tabernacle, demande pardon à Dieu pour eux, va s'agenouiller successivement devant chacun des coupables, lui demandant pour l'autre l'oubli de l'offense, et arrive, par cette héroïque humilité, à toucher leurs cœurs et à en chasser tout ressentiment et tout désir de vengeance.

En 1826, Léon XII rétablit la vie commune et la stricte observance dans le couvent de Genazzano. Le P. Bellesini demanda aussitôt la faveur d'aller dans cette maison. Il l'obtint lorsque sa charge de maître de novices prit fin. Les supérieurs étaient convaincus que pour les exemples de sa vie si sainte il contribuerait efficacement à implanter la réforme dans sa nouvelle résidence.

Le curé de Notre-Dame du Bon-Conseil à Genazzano :ses vertus et son zèle.

Au cœur de la charmante bourgade de Genazzano, dans le diocèse suburbicaire de Palestrina, s'élève le célèbre sanctuaire dédié à Notre-Dame du Bon-Conseil. Les Ermites de Saint-Augustin sont les desservants de l'église et les gardiens de l'image miraculeuse. Quatre ans après son arrivée dans le couvent, Etienne Bellesini fut nommé curé de la paroisse, et les neuf années, les dernières de sa vie, qu'il passa dans cette charge, apportèrent à sa vertu de nouvelles et incessantes occasions de se manifester avec éclat. Il fut, durant tout ce temps, le parfait modèle du pasteur et du père des âmes. Affaibli par l'âge, brisé par la mortification, tourmenté par une infirmité chronique fort douloureuse, il ne recule devant aucune des obligations que lui imposent ses fonctions : il leur con-sacre tout son temps, toujours prêt, la nuit comme le jour, à confesser, à visiter les malades, à secourir les malheureux. Il prêche tous les dimanches, aux fêtes, et chaque jour pendant le Carême. Il aimait à faire le catéchisme aux enfants de la paroisse et à les préparer à la réception des sacrements. Il déploya un zèle infatigable à combattre le blasphème et organisa même, avec les curés des environs qui l'invitaient souvent à prêcher, une sorte de ligue contre ce vice. De concert avec le bienheureux Gaspard del Buffalo, fondateur des Missionnaires et des Sœurs du Précieux-Sang, il établit les Sœurs de Charité dans la paroisse. Pour elles et pour leurs pauvres, il quêtait du vin, de l'huile, du blé et autres objets nécessaires. Afin de subvenir aux besoins des indigents et des malades, il ne reculait devant aucune fatigue, devant aucun ennui ; il s'oubliait lui-même : les paysans de Genazzano le surnommaient le « Père aux savates » (il Padre ciavattone), à cause du pitoyable état de ses chaussures ; il ne craignit même pas de s'endetter pour les pauvres.

Victime de son dévouement. – La gloire des autels.

En 1839 une épidémie de typhus désola la bourgade de Genazzano. Malgré l'âge et la maladie, le P. Bellesini parcourut jour et nuit les rues et les maisons pour offrir à chacun de ses paroissiens

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des consolations, des soins et des secours. Il assistait les mourants, soignait les malades, exhortait les fidèles à la prière et à la pénitence pour obtenir la cessation du fléau. C'est dans l'accomplis-sement de son devoir de pasteur et dans l'exercice de la charité et du dévouement envers ses ouailles qu'il contracta la maladie dont il mourut, le 2 février 1840, en la fête de la Purification de la Sainte Vierge. Il avait prédit l'heure de sa mort. Peu de temps après, la réputation de ses éminentes vertus, les nombreux miracles et faveurs surnaturelles obtenus par son intercession, firent naître le désir de sa canonisation. Introduite en 1852 après les procès juridiques de règle, la cause aboutit, quarante-quatre ans plus tard, au décret d'héroïcité des vertus, le 14 mai 1896. Les dernières étapes jusqu'à la béatification furent franchies en 1904, c'est-à-dire dès le début du Pontificat de Pie X : décret d'approbation des miracles, 24 juin ; décret de tuto, 15 août ; bref de béatification, 1er novembre. Enfin, le 27 décembre 1904, par la cérémonie de la béatification dans la basilique de Saint-Pierre, le Pape Pie X mettait l'humble religieux Augustin Etienne Bellesini au nombre des Bienheureux à qui l'Eglise rend un culte liturgique particulier. Le Bref de béatification le proposait comme « un juste et salutaire exemple pour le clergé, les Ordres religieux et pour tous les curés ». A cause de la Purification, la fête liturgique du Bienheureux fut renvoyée au 13 février. Elle se célèbre maintenant le 3 février dans l'église de Notre-Dame du Bon-Conseil, dans le diocèse de Palestrina et dans l'Ordre augustinien ; elle est précédée d'un triduum solennel durant lequel les reliques du Bienheureux sont exposées dans une châsse somptueuse sur l'autel majeur de l'église.

Les reliques du bienheureux Etienne Bellesini.

Les restes du saint curé de Genazzano, inhumés le 3 février 1840 dans la sépulture commune des religieux Augustins, sous le chœur de l'église paroissiale, furent, huit mois après, l'objet d'une première reconnaissance officielle, en présence du cardinal Pedicini ; si son habit monastique était en lambeaux, son corps était intact ; mieux encore : sa jambe droite, qui avait été rongée par la gan-grène, apparut absolument saine. Un nouveau miracle se produisit alors : la position des bras du défunt ne permettant pas de placer commodément le corps dans le cercueil préparé, sur un signe du Père prieur, ils prirent une attitude nouvelle. A la suite de cette reconnaissance, les restes d'Etienne Bellesini furent inhumés dans l'église, devant l'autel de Notre-Dame du Bon-Conseil, et ils y restèrent jusqu'au 18 octobre 1873. A cette date, fut pratiquée une nouvelle reconnaissance, à laquelle assistait le cardinal Sacconi ; le corps était dans un tel état de conservation, que beaucoup de paroissiens reconnurent leur curé. On remit alors ses restes au même endroit.

La troisième reconnaissance fut effectuée le 26 septembre 1904. Cette fois, l'on constata que le tombeau avait été envahi par l'eau et que les lois de la nature avaient fait sentir leurs effets. Les ossements du saint curé furent alors disposés habilement dans leur position naturelle, à l'aide d'un squelette de métal fin recouvert d'un « gisant », selon la coutume italienne. On le revêtit de l'habit augustinien, avec l'étole blanche ; on lui mit dans les mains l'image de Notre-Dame de Bon-Conseil qu'il avait tant aimée, et c'est dans ces conditions que présentement les reliques se voient sous l'autel de Saint-Thomas de Villeneuve, dans une châsse dorée où elles ont été placées en 1904 par le cardinal V. Vannutelli.

F. Carret.

Sources consultées. – P. Gelasio Lepore, O.E.S.A., Compendio della vita del beato Stefano Bellesini, parroco agostiniano (Rome, 1933). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. XV (Paris, 1897). – Propre augustinien. – (V.S.B.P., n° 1240.)

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SAINT VALENTINPrêtre, martyr à Rome (… 269).

Fête le 14 février.

Le Martyrologe Romain cite pour le même jour, 14 février, deux martyrs du nom de Valentin : l'un évêque de Terni, où il trouva la mort, l'autre prêtre de Rome immolé sur la voie Flaminienne. C'est ce dernier dont nous allons raconter la vie, ou plus exactement la Passion, avant de dire le culte par lequel il fut honoré dès la pacification de l'Eglise, c'est-à-dire moins d'un demi-siècle après son glorieux trépas.

Les lacunes de l'histoire de saint Valentin.

On ne sait autant dire rien sur Valentin avant le moment de son arrestation. La date de sa mort ne nous est connue que par le nom de l'empereur sous le règne duquel il souffrit, et par des déductions. L'empire était alors gouverné par un prince du nom de Claude ; ce ne peut être Claude 1er, père de Britannicus et père adoptif de Néron, car ce personnage se montra tolérant pour tous les cultes ; il s'agit donc de Claude II, dit le Gothique à cause du triomphe qu'il remporta sur les Goths, et qui régna du 24 mars 268 au début de l'année 270. Comme la date de la mort de saint Valentin est le 14 février, cette date ne se présentant qu'une fois sous le règne de Claude II, la mort du martyr se place nécessairement en l'année 269. Les quelques données que l'on possède sur la fin de la carrière du martyr se trouvent dans les Actes des Saints Maris, Marthe, Audifax et Abbacum, quatre martyrs persans dont le nom figure plus loin ; on les retrouve aussi à part dans deux manuscrits, celui de Saint-Sauveur d'Utrecht et celui des Pères de l'Oratoire de Rome. C'est ce même récit traduit assez librement qui est reproduit dans la présente notice.

Saint Valentin devant l’empereur.

Au temps où Claude persécutait les chrétiens, on arrêta un prêtre de Rome nommé Valentin qui fut emprisonné avec des entraves et des chaînes. Deux jours après, l'empereur donna l'ordre de le faire comparaître dans son palais, situé près de l'amphithéâtre. Lorsque le prêtre du Christ fut en sa présence, le souverain lui dit :

- Pourquoi ne profites-tu pas de notre amitié, en vivant en bonne intelligence avec les citoyens de l'Etat ? J'ai entendu dire de toi que tu montres une sagesse remarquable ; or, malgré ta sagesse que l'on te prête, tu professes la superstition avec toute sa vanité.

Valentin répondit :- Si tu savais le don de Dieu, tu te réjouirais, toi aussi, et avec toi l'Etat ; tu rejetterais le culte

des démons, celui des idoles faites de la main des hommes, et tu confesserais un seul Dieu, Père tout-puissant, Créateur du ciel et de la terre, de la mer ainsi que de tout ce qui s'y trouve, et son Fils Jésus-Christ.

Or il y avait là un conseiller juridique qui se tenait près de l'empereur ; s'adressant à haute voix à Valentin il lui dit :

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- Quelle est ton opinion sur le dieu Jupiter et sur le dieu Mercure ?Valentin répondit :- Ce furent des êtres misérables et honteux, qui toute leur vie ont vécu dans l'ordure, les plaisirs

du corps et les querelles. Montrez-moi seulement leur histoire, et je vous prouverai que ce sont d'immondes personnages.

Le jurisconsulte s'écria d'une voix retentissante :- Il a blasphémé les dieux et les chefs de l'Etat !

Le travail de la grâce. – Un nouveau Pilate.

Le même jour, cependant, Claude écouta avec plus de patience les paroles de Valentin, et il répondit à Valentin en ces ternes où l'on peut voir comme un reflet de la grâce offerte à son âme :

- Si le Christ est Dieu, pourquoi ne me fais-tu pas connaître la vérité ?Valentin de répliquer :- Que votre piété prête attention à mes paroles. Daignez m'écouter, prince, et vous sauverez

votre âme. En même temps que, je vous le promets, vous accroîtrez la puissance de l'Etat ; vos ennemis seront anéantis, car vous triompherez de tous ; et après avoir joui de l'empire terrestre, vous connaîtrez les joies sans fin du siècle à venir. Que devez-vous faire pour obtenir de tels avan-tages ? Ceci seulement : vous repentir d'avoir versé le sang des chrétiens, croire en Jésus-Christ, vous faire baptiser, moyennant quoi vous serez sauvé.

Claude, de plus en plus ébranlé, dit à toute l'assistance :- Citoyens romains, écoutez la doctrine sensée que proclame cet homme.Ces paroles provoquèrent une vive émotion. Le préfet de Rome, Calpurnius, ne craignit pas

d'élever la voix pour répondre :- Prince, vous avez été séduit par une fausse doctrine. Et vous tous qui êtes ici présents, je vous

fais juges de ce problème : convient-il, est-il juste que nous renoncions à ce que nous avons honoré et adoré depuis notre enfance ?

A travers l'histoire, Pilate a connu plus d'un imitateur : le proconsul romain, lui aussi, était attiré par les paroles de Notre-Seigneur, en qui il voyait un juste, et la pureté de sa doctrine séduisait son âme, certainement au-dessus du vulgaire ; mais la crainte de mécontenter César, son maître, c'est-à dire l'empereur de ce temps-là, fit de lui un lâche.

Ici c'est l'empereur lui-même qui faiblit parce qu'il a peur du préfet, son subordonné, peur du Sénat et du peuple. Il ne rougit pas de livrer le prêtre Valentin à Calpurnius en disant :

- Je me suis montré patient en écoutant cet homme : si son enseignement n'est pas conforme à la sagesse, applique-lui les lois qui punissent les sacrilèges ; si sa demande est justifiée, quelle soit mise à exécution.

Croyant avoir ainsi rendu une solution équitable, et surtout assuré la tranquillité parmi le peuple, Claude abandonna Valentin au préfet.

Guérison d'une jeune fille aveugle et conversion de sa famille.

Calpurnius, à son tour, consigna le détenu aux mains d'un magistrat important, probablement ou tribun nommé Astérius ou Astère, avec ces recommandations :

- Si tu peux changer les dispositions de cet homme par des entretiens persuasifs, je ferai part de ton succès à l'empereur, et je te promets qu'alors il te considérera comme un ami et qu'il te comblera de ses faveurs.

Astérius accepta d'essayer et emmena Valentin dans sa maison. Et dès que celui-ci en eut franchi le seuil, il s'agenouilla et fit une prière fervente.

- O Dieu de toutes choses, visibles et invisibles, auteur et créateur du genre humain, pour nous

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délivrer des maux du siècle présent et nous conduire des ténèbres à la vraie lumière, vous nous avez envoyé votre Fils Notre-Seigneur Jésus-Christ, Celui-là même qui nous a donné ce précepte : « Venez à moi, vous tous qui peinez et qui êtes accablés, et je referai vos forces. » Venez donc, et convertissez cette demeure ; donnez-lui la lumière succédant aux ténèbres ; et faites que ceux qui l'habitent vous connaissent, Seigneur; qu'ils connaissent aussi le Christ, dans l'unité du Saint-Esprit, pour les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

Astérius entendant ce langage, peut-être nouveau pour lui, se contenta de faire cette remarque :- Je m'étonne de voir ta prudence en défaut, lorsque tu dis que votre Christ est la vraie lumière.Valentin lui répondit avec assurance :- En vérité, Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui est né, par l'opération de l'Esprit-Saint, de la

Vierge Marie, est la lumière véritable, qui éclaire tout homme venant en ce monde.- Si vraiment ce personnage éclaire tout homme, je vais le constater bientôt ; je vais bien voir

s'il est Dieu ; mais si c'est là une imposture de ta part, je me charge de la châtier.Et il continua :- J'ai une fille adoptive, que j'aime beaucoup depuis le temps où elle était au berceau. Voilà près

de deux ans qu'elle a la vue obscurcie par la cataracte. Je vais te l'amener, et je m'engage, si tu m'obtiens sa guérison, à faire tout ce que tu commanderas.

Valentin, loin d'être effrayé, dit seulement :- Au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ, va me chercher la malade.Le magistrat ne se le fit pas répéter et revint bientôt, conduisant la jeune fille aveugle. Alors

Valentin, dans un élan de foi et les yeux pleins de larmes, s'écria :- Seigneur Dieu tout-puissant, Père de Notre-Seigneur Jésus-Christ et Père des miséricordes,

vous qui avez envoyé votre Fils Notre-Seigneur afin de nous faire passer des ténèbres à la vraie lumière, je vous invoque, moi qui suis un indigne pécheur. Vous voulez que tous les hommes soient sauvés et que nul ne périsse ; faites donc que ces hommes connaissent que vous êtes Dieu, le Père de tous et le Créateur, vous qui avez ouvert les yeux de l'aveugle-né et ressuscité du tombeau Lazare, dont le corps répandait déjà une odeur infecte. Je vous invoque, vous qui êtes la vraie lumière, le Maître de tous les grands et de tous les puissants, et je demande que votre volonté, non la mienne, s'effectue sur votre servante ; daignez donc l'éclairer de la lumière de votre intelligence.

Après avoir prononcé ces paroles, il posa ses mains sur les yeux de l'infirme en disant :- Seigneur Jésus-Christ, illuminez votre servante, parce que vous êtes le vrai Dieu, la vraie

lumière.Sur-le-champ, les yeux de l'aveugle s'ouvrirent. Devant un pareil miracle, Astérius et sa fille

tombèrent aux pieds du thaumaturge et tous les deux s'écrièrent :- Au nom du Christ, par qui nous avons connu la lumière, nous vous supplions de faire tout ce

que vous pouvez pour que nos âmes soient sauvées.Valentin leur répondit :- Faites donc ce que je vais vous indiquer : si vous croyez de tout votre cœur, brisez toutes les

idoles, jeûnez, pardonnez à tous, les offenses que vous avez pu recevoir, que chacun reçoive le bap- tême et vous serez sauvés.

Alors il leur prescrivit un jeûne de trois jours, et comme Astérius avait sous sa surveillance un grand nombre de chrétiens, il leur rendit la liberté. Et quand les trois jours furent passés, le dimanche venu, le prêtre Valentin baptisa le magistrat avec toute sa famille et ses serviteurs.

Et il pria l'évêque – on lui donne le nom de Calixte ou Calliste, mais ce ne peut être le Pape de ce nom, mort depuis quarante ans – de leur conférer le sacrement qui fait les forts ; ce qui fut fait ; le nombre des nouveaux chrétiens était de quarante-quatre, ou de quarante-six d’après un autre manuscrit.

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L'empereur Claude le Goth écoute avec attention l'exposé des vérités Chrétiennes que lui fait saint Valentin.

Supplice de saint Astérius, de saint Maris, de sainte Martheet de leurs familles.

Or il y avait alors à Rome une famille de chrétiens persans venus en pèlerinage au tombeau du Prince des apôtres. Elle se composait de saint Maris et de sainte Marthe, son épouse, de leurs enfants Audifax et Abbacum. De races nobles et riches, ils avaient vendu tous leurs biens et ils en employaient l'argent à venir en aide aux chrétiens persécutés, à visiter et à soulager les prisonniers, à ensevelir avec honneur les corps des martyrs. A la nouvelle des événements qui se passaient dans la maison d'Astérius, tous les quatre s'y rendirent, et ils y demeurèrent trente-deux jours, louant la miséricorde divine. Ce temps s'était écoulé lorsque, l'empereur ayant réclamé la présence d'Astérius, on lui rapporta ce qui était arrivé.

Claude, irrité, envoya des soldats, avec l'ordre d'arrêter tous ceux qui seraient rencontrés dans la maison. L'empereur commanda que l'on séparât les quatre pèlerins étrangers des autres chrétiens, se réservant de les interroger lui-même, et qu'Astérius, avec toute sa maison, fût conduit à Ostie pour y être mis à mort. Nous lisons, en effet, au 18 janvier, dans la liste des additions faites au Martyrologe d'après les Bollandistes et autres hagiographes :

« A Ostie, en Italie, les saints Astère, Fortunat, Zénon Zosime, Ménélape, Dédale et Valens, martyrisés près de cette ville par le juge Gélase ; le premier, qui avait été baptisé par l'évêque Calliste, fut torturé sur un chevalet, et les autres, qui étaient tous gens de sa maison, lapidés ou égorgés. Vers l'an 269. »

Traduits devant l'empereur, les quatre chrétiens persans restèrent fermes dans la foi. Après d'horribles supplices pendant lesquels la mère encourageait ses fils à souffrir, ils furent conduits en un lieu appelé alors les Nymphes de Catabassi (aujourd'hui la Nymphe sacrée) à treize milles de la ville, sur la voie Cornélienne ; le père et les deux fils furent décapités et leurs corps jetés au feu, la

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mère noyée dans un étang. C'était le 20 janvier 269.Une pieuse femme recueillit les restes de ces quatre martyrs et les fit déposer dans un loculus

des Catacombes. Plus tard ils furent transférés à Rome dans l'église Saint-Jean Calybite et dans celle de Saint-Adrien. La plus grande partie fut transportée en France dès les VIe et VIIe siècles.

Martyre de saint Valentin, églises qui lui sont dédiées.

Quant à Valentin, il devait rester quelques jours encore en prison, puis être fustigé et battu à coups de bâton jusqu'à rupture des os, enfin décapité. La décollation du martyr eut lieu le 14 février sur la via Flaminia, qui, de Rome, conduisait à Rimini et à Ravenne. Son corps fut recueilli par une pieuse matrone nommée Savinella ou Sabinella ; elle l'inhuma au lieu même du supplice, peut-être dans sa propre sépulture de famille. Au témoignage d'Anastase le Bibliothécaire, le Pape saint Jules 1er (337-352) construisit non pas au-dessus du tombeau, mais sur le côté, à cause d'une masse rocheuse qu'il eût fallu abattre, une église en l'honneur du martyr ; le même Pape fit aménager près de là un cimetière, auquel furent donnés le nom de ce Pape et celui de saint Valentin.

L'église primitive ayant été détruite, le Pape Théodore 1er (642-649), au témoignage du même historien, la reconstruisit complètement, en fit lui-même la dédicace, et l'enrichit de plusieurs dons. Saint Benoît II, qui gouverna l'Eglise de 684 à 685, apporta à ce sanctuaire de précieux embellissements ; par la suite, un Pape du nom d'Adrien, puis saint Léon III (795-816) firent de même ; ce dernier Pape offrit au martyr une couronne d’argent du poids de six livres et refit la toiture qui menaçait ruine. Grégoire IV (827-844) offrit à son tour de magnifiques ornements.

L'église Saint-Valentin comptait parmi les plus vénérables de Rome. Elle était particulièrement chère aux pèlerins arrivant de la région du Nord-Est dans la cité sainte, car pour eux ce sanctuaire était le premier qu'ils rencontraient, celui où ils pouvaient commencer à épancher leur ferveur.

Par la suite, l'église dédiée au martyr fut élevée au rang d'église abbatiale, et on appela le monastère abbaye de Saint-Valentin juxta Pontem, mais bien qu'au XIe siècle l'Abbé Théobald y eût fait des réparations importantes, l'édifice tomba en ruine, et couvent et église disparurent.

Bosio, qui fut, au XVIe siècle, l'un des précurseurs du grand mouvement d'archéologie chrétienne dont le XIXe et le XXe siècles ont été les témoins, possédait une villa précisément au dessus du cimetière de Saint-Valentin ; il poussa ses investigations dans ces ruines, puis de nouveau le silence se fit.

Entre 1877 et 1888, Horace Marucchi, disciple éminent de Jean-Baptiste de Rossi – le découvreur des Catacombes – fit d'importantes découvertes : c'est alors qu'apparurent les fondations de l'église, la chapelle funéraire du martyr ; et, sous les ornements plus modernes, les restes de peintures byzantines remontant au pontificat d'Honorius 1er – notamment une image de la Sainte Vierge et un Christ en croix, revêtu d'une tunique, entre Marie et l'apôtre Jean. Près de la chapelle fut retrouvé un petit hypogée, peut-être la sépulture de famille de Sabinella.

Les inscriptions en grec et en latin que l'on a trouvées sur l'emplacement du cimetière qui surmontait l'hypogée s'échelonnent entre 318 et 523, et composent l'une des collections les plus riches. Parmi elles il en est une du Ve siècle, en latin, bien conservée malgré la chute des fins de lignes. Elle fait allusion à l'embellissement de la « basilique » par un personnage ainsi désigné : Pastor Médicus : Marucchi traduit par « un médecin nommé Pastor » et le cardinal Schuster par   « un prêtre médecin » ; ce qui importe, dans le cas présent, c'est que ce personnage du Ve siècle voulut avoir son tombeau près de celui du martyr

Reliques de saint Valentin.

Depuis longtemps, les reliques de saint Valentin ne sont plus là : au XIIe ou au XIIIe siècle, le corps avait été transféré, par mesure de sécurité, à l'intérieur de Rome, dans l'église Sainte-Praxède ;

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le chef fut donné à l'église Saint-Sébastien, située hors de la ville, et qui ajouta à son nom primitif celui de saint Valentin ; la basilique de Saint-Clément reçut de son côté un doigt du martyr.

Bologne possède ou a possédé des reliques notables de saint Valentin ; Macerata et l'abbaye belge de Saint-Denis, respectivement, un bras ; l'église Saint-Pierre, à Melun, une relique impor-tante. Pour plusieurs d'entre ces reliques, il est difficile de préciser si elles appartenaient au martyr de la via Flaminia ou à l'un de ses homonymes.

Culte liturgique. – Traditions populaires.

Saint Valentin est nommé, avec la qualité d' « illustre martyr », dans le sacramentaire grégorien. C'est à ce livre qu'est empruntée l'oraison qui figure dans le Bréviaire et le Missel romain. Le même texte se retrouve dans la plupart des bréviaires. Cependant, en quelques-uns, saint Valentin est réuni à un groupe d'autres martyrs romains honorés le même jour, les saints Vital, Félicule et Zénon, le martyr de la via Flaminia étant nommé le premier.

Au moyen âge, le jour de la Saint-Marc, tout le peuple romain, accompagnant le clergé, se rassemblait près de l'église Saint-Laurent in Lucina ; après quoi, la procession se rendait à l'église Saint-Valentin ; de là, par le pont Milvius et les prés de Néron, elle allait à la basilique de Saint-Pierre. Mais cela n'est plus qu'un souvenir. Les jeux de mots, comme on le sait, ne sont pas toujours absents des traditions populaires gravitant autour du culte des Saints. Le sens du mot Valentinus, qui est un diminutif de Valens, indique l'idée de force, de vigueur. Et comme la date de la fête du Saint coïncide avec une époque où apparaissent les signes avant-coureurs du printemps, le nom du martyr de Rome s’est trouvé choisi comme d'heureux augure, pour l'échange de présents entre jeunes gens et jeunes filles et surtout entre fiancés. Le mois de février était, du reste, il y a plusieurs siècles, l'un des mois préférés pour célébrer les mariages, et le poète connu Charles d'Orléans (…. 1465) fait allusion dans un de ses « rondels » à cette coutume à propos du « jour saint Valentin ». Cette fête est restée en Angleterre la fête des fiancés, ou, comme on les appelle en l'occurrence, des « Valentins » et des « Valentines ». Saint Valentin est le patron de la ville de Tarascon.

Fr. Bruno

Sources consultées. – Acta sanctorum, t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Cardinal Schuster, O.S.B., « Liber Sacramentorum », Notes historiques et liturgiques sur le Missel romain, t. VI (Bruxelles, 1930). – Louis du Broc de Serange, Les Saints patrons des corporations, t. I (Paris, s.d.) – Mariano Armellini, Le chiesa di Roma (Rome, 1891). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. I et II (Paris, 1897.)

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BIENHEUREUX CLAUDE DE LA COLOMBIÈREPrêtre de la Compagnie de Jésus (1641-1682).

Fête le 15 février.

Mon Souverain Maître m'envoya le P. de La Colombière, me faisant connaître que c'était un de ses plus fidèles serviteurs et de ses plus chers amis. Ainsi s'exprime sainte Marguerite-Marie. Avec celle qui reproduit cet éloge incomparable, comme sorti de la bouche même du Sauveur, le bienheureux Claude de La Colombière a été, vers la fin du XVIIe siècle, l'âme et la voix de la dévotion au Sacré Cœur de Jésus, qui féconde toute la terre.

Une famille bénie de Dieu.

Claude Colombier, appelé aussi La Colombière ou de La Colombière, naquit à Saint-Symphorien-d'Ozon, en Dauphiné, le 2 février 1641, de Bertrand Colombier, notaire royal, et de Marguerite Coindat. Sept enfants étaient venus réjouir ce foyer chrétien. L'aîné, Humbert de La Colombière, plus tard conseiller au Parlement de Grenoble, quoique engagé dans le monde, y vécut plutôt dans les exercices d'un religieux. Isabeau et René moururent en bas âge. Une fille, Marguerite, fut Visitandine, et édifia durant soixante ans son monastère. Les fils cadets devinrent prêtres : Joseph évangélisa le Canada ; Floris était archidiacre de l'église primatiale de Vienne. Quant à Claude, après avoir fait profession dans la Compagnie de Jésus, il devait être choisi, par le Sauveur lui-même, comme apôtre de la dévotion à son divin Cœur. Ses parents se faisaient un honneur d'être membres de la Confrérie du « Très haut et très auguste Sacrement de l'Eucharistie ».

Dieu avait ainsi ménagé à cet enfant de bénédiction de grands exemples dans sa vertueuse famille, qu'on appelait couramment dans le pays « la famille des Saints ». À peine eut-il atteint l'âge de recevoir les sacrements, qu'il y fut préparé par son père et sa mère. À cette époque où le jansénisme commençait seulement à produire ses ravages – le Livre de la fréquente communion, d'Antoine Arnauld, parut en 1643 – les jeunes chrétiens, dans le diocèse de Vienne, étaient admis à la Communion dès leur neuvième année. Ce fut dans cette ville, où son père habitait après avoir résigné ses fonctions, que Claude reçut son Dieu pour la première fois.

Etudes. – Entrée dans la Compagnie de jésus.

Peu après, en 1650, il fut conduit pour faire ses études chez les Jésuites de Lyon, d'abord au petit collège de Notre-Dame de Bon-Secours, placé au flanc de la colline de Fourvière, puis à l'important collège de la Trinité. « Une complexion assez robuste, un esprit vif et naturellement poli, un jugement solide, fin et pénétrant, une âme noble, des inclinations honnêtes, de l'adresse même et de la grâce à toutes choses », voilà les traits sous lesquels il se révélait dès lors.

Docile à l'appel de Dieu, il entra, à peine âgé de 17 ans, au noviciat de la Compagnie de Jésus, à Avignon, le premier qui eût été établi en France. Il s'y décida, malgré des répugnances qu'il rappelait plus tard en ces termes : « J'avais une horrible aversion de la vie à laquelle je me suis engagé lorsque je me fis religieux. »

Ce fut à Paris, au Collège de Clermont, aujourd'hui lycée Louis-le-Grand, qu'après son premier noviciat Claude de La Colombière fit ses études théologiques. Quelque temps, il fut précepteur des

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enfants de Colbert, le tout-puissant ministre de Louis XIV. Il succédait dans cet emploi à un de ses confrères, le P. Dominique Bouhours, le spirituel auteur des Entretiens d'Ariste et Eugène, et devait veiller sur la conduite des deux jeunes gens ; l'aîné est connu sous le nom de marquis de Seignelay ; le second devint archevêque de Rouen. Le ministre l'aimait beaucoup et le Jésuite fit, chez lui, con-naissance avec Olivier Patru, membre de l'Académie française, qui, de son côté, le tint bientôt en grande estime. Ordonné prêtre en 1669, Claude revint à Lyon enseigner la rhétorique au collège de la Trinité, qui comptait alors deux mille élèves. En même temps, il dirigeait la Confrérie des Saints-Anges, créée pour les plus jeunes étudiants. On le demandait comme prédicateur dans les principales églises paroissiales ou conventuelles de la ville. Au collège, la prédication des Dominicales révéla en lui un orateur à part, donnant à sa parole un cachet tout de grâce et d'onction céleste.

Le second noviciat et la « Retraite spirituelle ».

La Compagnie de Jésus n'admet ses membres à prononcer leurs derniers vœux que longtemps après leur entrée en religion. Le P. de La Colombière avait déjà passé quinze ans dans la Compagnie lorsqu'il fit, en 1674, en la maison de Saint-Joseph de Lyon, sa retraite de trente jours, pendant laquelle il s'engagea par un vœu vraiment héroïque à observer toutes les Règles et Constitutions de son Ordre. Le serviteur de Dieu nous a laissé un monument de sa piété dans le Mémorial intitulé : La Retraite spirituelle du P. La Colombière, que les Jésuites se décidèrent à faire imprimer après sa mort.

Je n'ai trouvé en moi, y disait-il, aucune répugnance à m'occuper de l'instruction des enfants et des pauvres. Après tout, l'âme d'un pauvre est aussi chère à Jésus-Christ que celle d'un roi, et il importe peu de qui c'est que l'on remplisse le paradis...

Un apôtre n'est pas appelé à une vie molle ni au repos, il faut suer et se fatiguer, ne pas craindre le chaud ni le froid, ni les jeûnes ni les veilles ; il faut user sa vie et ses forces dans cet emploi ; et s'il arrive de mourir en servant Dieu et le prochain, je ne vois pas que cela doive faire peur à personne. Tous les emplois, tous les lieux, tous les états où le corps peut se rencontrer, sain, malade, perclus, vif, mort, me sont, par la grâce de Dieu, très indifférents.

L'année suivante (2 février 1675), au trente-quatrième anniversaire de sa naissance, il prononça ses vœux solennels de religion.

Paray-le-Monial. – La confidente et l'apôtre du Sacré-Cœur.

Nommé aussitôt après supérieur de la résidence de la Compagnie de Jésus à Paray-le-Monial, il partit pour ce nouveau poste. Au monastère de la Visitation de cette petite cité vivait une religieuse prévenue de grâces extraordinaires, sainte Marguerite-Marie, que Notre-Seigneur avait choisie pour en faire la confidente des miséricordieuses tendresses de son Cœur. Et comme elle était en butte à toutes sortes de contradictions et aux plus cruelles angoisses, son divin Maître lui avait dit pour la rassurer : « Sois tranquille, je t'enverrai mon serviteur. » Et à la première exhortation que le P. de La Colombière adressa à la communauté, la Sainte entendit intérieurement cette parole : « Voilà celui que je t'envoie. » Son nouveau directeur allait devenir son associé dans la mission que daignait lui confier le divin Maître.

« Seigneur, disait-elle, à qui vous adressez-vous ? A une si chétive créature, à une si pauvre pécheresse que son indignité serait capable d'empêcher l'accomplissement de votre dessein ! »

Le Sauveur lui répondit : « Adresse-toi à mon serviteur, le P. La Colombière, et dis-lui de ma part de faire son possible pour établir cette dévotion et donner ce plaisir à mon Cœur. »

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Sans manquer aucunement au devoir de la prudence, le religieux ne se déroba point à cette sainte et glorieuse mission. Quelques jours après, le 21 juin 1675, le vendredi qui suivait l'octave de la fête du Saint Sacrement, au jour même demandé par Notre-Seigneur, il se consacrait au Cœur de Jésus, dont ses paroles et ses écrits allaient dès lors répandre la connaissance et l'amour. Après avoir rendu la paix à l'humble Visitandine que tous traitaient de visionnaire, il réforma la paroisse de Paray-le-Monial, arracha les catholiques notables au joug des huguenots et les unit fortement dans une action vigoureuse pour le bien de tous. La Congrégation des hommes fondée par lui en l'honneur de la Sainte Vierge a subsisté jusqu'à la Révolution, et l'hospice de la petite ville se glorifie d'avoir été restauré et agrandi sous son inspiration. Et cependant, en fait, Paray le posséda moins de deux années.

Londres, le « pays des croix ».

Tandis que d'heureux succès couronnaient son zèle, le Seigneur retira de Paray le P. de La Colombière pour l'employer à la conversion des âmes parmi les hérétiques. C'est à la cour même d'Angleterre qu'il était envoyé par ses supérieurs en qualité de prédicateur de Marie-Béatrix de Modène, duchesse d'York, future reine de la Grande-Bretagne.

Arrivé à Londres le 13 octobre 1676 et devenu l'hôte du palais Saint-James, le P. de La Colombière y vécut en vrai religieux, étranger au tumulte et aux magnificences de la cour. Fuyant toute curiosité, même la plus légitime, il ne jeta jamais un coup d'œil sur la magnifique vue de Londres qui se déroulait sous les fenêtres de sa royale habitation, ne visita aucun des monuments, ne parcourut aucune des promenades de la grande cité. Il ne sortait que pour voir les malades ou les personnes à qui il espérait être utile. Il avait pour lit un matelas étendu sur des planches et ne prenait aucune précaution contre le froid le plus rigoureux.

Redoublant ses austérités habituelles, il trouvait dans la fidélité à ses vœux et aux règles de son Institut le secret de n'être pas plus troublé par le tumulte de la cour que s'il eût été dans un désert.

Sa grande tristesse était de vivre en un pays où le Dieu de l'Eucharistie était méconnu et exposé à tous les outrages :

Touché de compassion pour ces aveugles qui ne veulent pas se soumettre à croire ce grand et ineffable mystère, je donnerais volontiers mon sang pour leur persuader cette vérité que je crois et que je professe. Dans ce pays où l'on se fait un point d'honneur de douter de votre présence réelle dans cet auguste Sacrement, je sens beaucoup de consolation à faire, plusieurs fois le jour, des actes de foi touchant la réalité de votre Corps adorable sous les espèces du pain et du vin.

Abondants furent les fruits de son zèle et de ses mortifications, hérétiques ou apostats ramenés à l'Eglise, impies touchés de la grâce, personnes du grand monde arrachées à une vie de plaisirs, vocations religieuses suscitées, missionnaires envoyés dans les colonies anglaises, et surtout introduction dans l'ancienne « île des Saints » de la dévotion au Sacré Cœur. La pieuse duchesse d'York devait être la première à solliciter du Saint-Siège l'institution d'une fête officielle.

Arrestation à Londres du bienheureux Claude de La Colombière,Le « complot papiste » de Titus Oates.

La persécution allait enrayer cet apostolat. Le point de départ en est rapporté dans les termes suivants par l'illustre historien anglais Macaulay, un protestant :

Un certain Titus Oates ecclésiastique de l'Eglise anglicane, sur qui sa vie désordonnée et ses doctrines hétérodoxes avaient attiré la censure de ses supérieurs spirituels, obligé d'abandonner son bénéfice et ayant mené depuis lors une vie vagabonde et honteuse, inventa de toutes pièces un monstrueux roman, plus

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semblable au songe d'un homme malade qu'à des combinaisons admissibles dans le monde réel. Ce fut le « complot papiste ».

Il s'agissait d'une prétendue conjuration attribuée au pieux Pontife Innocent XI, lequel voulant, disait-on, s'emparer du trône d'Angleterre, avait chargé le P. Oliva, Général des Jésuites, d'organiser une vaste conspiration dans laquelle entraient Louis XIV, le P. de La Chaise, les principaux seigneurs catholiques anglais, le P. Withbread, Provincial des Jésuites. Et cette pseudo-conspiration de grande envergure ne visait à rien de moins qu'à renverser et assassiner le roi Charles II, brûler Londres, et enfin étouffer le protestantisme dans le sang pour établir le règne du catholicisme.

Le duc et la duchesse d'York, la reine elle-même, n'étaient pas à l'abri de tout soupçon de complicité. Cet amas de fables odieuses trouva dans le Parlement et une partie de la nation une aveugle crédulité, qui aboutit à une sanglante persécution.

Malgré l'absurdité de l'accusation, les preuves démonstratives de l'imposture, les variations des témoins, milord Stafford, d'autres personnes de mérite et quelques Jésuites furent mis à mort, comme convaincus de crime de haute trahison, et l'on donna une pension au scélérat Oates... Sous le règne de Jacques II la mémoire des suppliciés fut réhabilitée, et Oates condamné comme parjure à une prison perpétuelle, à être fustigé par la main du bourreau quatre fois l'année et mis ces jours-là au pilori... (Feller-Pérennès.)

L'imposteur et ses complices envoyèrent à la mort nombre de leurs compatriotes. Métier horrible, mais productif : deux misérables, dont l'un, Oliver Dufiquet, était Dauphinois, songèrent à l'exercer pour remplir leur bourse vide.

Je fus accusé, écrivait le P. de La Colombière, par un jeune homme du Dauphiné que je croyais avoir converti et que j'avais, depuis sa prétendue conversion, entretenu durant l'espace de trois mois. Sa conduite, dont j'avais quelque sujet de me plaindre, l'impuissance où j'étais de lui continuer les mêmes services, m'ayant obligé de l'abandonner, il crut qu'il s'en vengerait s'il découvrait le commerce que nous avions eu ensemble ; il le fit, et m'imputa en même temps certaines paroles contre le roi et le Parlement... Sur sa déposition, je fus arrêté en ma chambre, à 2 heures après minuit, et ensuite mené en prison, d'où je fus tiré deux jours après pour être examiné et confronté avec mon accusateur, devant douze ou quinze commissaires de la Chambre des seigneurs ; après quoi on me ramena en prison où je fus gardé étroitement durant trois semaines.

Le serviteur de Dieu était accusé d'avoir dit :

1 - que le roi était catholique dans l'âme ; 2 - que le Parlement ne serait pas toujours le maître ; 3 - d'avoir conseillé à un moine apostat de rentrer dans son couvent ; 4 - à une femme retournée au protestantisme d'abjurer ses erreurs ; 5 - de prendre soin d'un couvent de religieuses cachées dans Londres ; 6 - d'avoir fait envoyer des missionnaires à la Virginie et à Terre-Neuve.

Je demande à tout homme raisonnable, écrivait Antoine Arnaud dans son Apologie de clergé de France et des catholiques d'Angleterre, s'il y a rien dans ces six articles qui ait l'ombre de conjuration contre la vie du roi et contre l’« Etat !

La prison et l'exil.

Devant la Chambre des lords, l'attitude de l'accusé, pleine de calme et de dignité, frappa d'admiration toute l'assistance. Inutile de dire qu'on ne put rien tirer de lui sur une conspiration imaginaire. Quelques seigneurs le traitèrent assez civilement, et on n'allégua que les conversions auxquelles il avait travaillé. Mais reconnaître innocent un prêtre romain, un Jésuite, eût été étaler au

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grand jour la scélératesse et l'infamie des dénonciateurs. Après son interrogatoire, le Père fut donc enfermé dans l'affreuse prison de King's Bench, où le typhus faisait chaque année plus de victimes que le gibet. Enfin fut rendue la sentence portée par les lords spirituels et temporels : « le sieur La Colombière était banni à jamais du royaume et de tous les domaines de Sa Majesté ».

Un officier du roi eut ordre de le conduire jusqu'au vaisseau qui devait le ramener en France.Mais les souffrances endurées pendant sa captivité avaient gravement atteint sa santé ; des

crachements de sang survinrent, et il fallut demander à la Cour d'Angleterre un sursis. On lui accorda dix jours pendant lesquels on le laissa prisonnier sur parole. Son cœur gémissait de n'avoir point le sort de quelques-uns de ses confrères qui devaient être immolés pour le Christ dans cette persécution. Il lui fallut, l'âme navrée, partir loin d'une Eglise désolée, ruinée pour longtemps, quitter cette ville de Londres qu'il avait si bien nommée le « pays des croix ».

Mort dans le divin Cœur.

Revenu en France au commencement de 1679, le saint religieux passa à Paray quelques jours qui lui suffirent pour faire beaucoup de bien et consoler encore sainte Marguerite-Marie. A Lyon, où il dut soigner sa santé presque complètement délabrée, il fut chargé de la direction spirituelle des jeunes scolastiques de la Compagnie de Jésus. C'étaient, entre autres, les futurs Foresta, de Ruolz, de Dortans, de Raousset, de Boyer, de Colonia, de Grimaldi, et celui qui devait être à Rome le champion de la dévotion au Sacré-Cœur, le P. de Galliffet. Ce qui lui restait de vie était pour la gloire de ce divin Cœur.

Il écrivait à sa sœur, Visitandine à Condrieu :

Je vous conseille de communier le lendemain de l'octave du Saint Sacrement pour réparer les irrévérences qui auront été commises contre Jésus-Christ... Cette pratique m'a été conseillée par une personne d'une sainteté extraordinaire. Tâchez de porter doucement vos amies à la même chose. J'espère que plusieurs communautés commenceront cette année à faire cette dévotion pour continuer toujours ensuite...

Une délicate attention de la Providence le ramena de nouveau à Paray au cours de l'automne de 1681 ; et c'est dans la cité des apparitions que l'apôtre du Sacré Cœur devait mourir. En effet, sur l'avis des médecins, le P. de La Colombière y fut envoyé avec l'espoir que sa santé s'y rétablirait. Comme ses forces déclinaient de plus en plus, il allait en repartir pour se rendre à Vienne avec son frère, l'archidiacre, lorsque sainte Marguerite-Marie lui fit savoir par ces mots les intentions divines : « Il veut le sacrifice de votre vie ici. »

Quelques jours après, le soir du 15 février 1682, à l'âge de 41 ans, Claude de La Colombière expirait doucement dans le Cœur de son Maître divin, goûtant à cette heure suprême la vérité de ces paroles écrites au journal de sa Retraite spirituelle : « Il n'y a que ceux qui ont été à Dieu sans réserve qui doivent s'attendre à mourir avec douceur. »

Hommages. – La béatification.

« Il est proclamé saint par tout le peuple, disaient au lendemain de sa mort les Contemporaines de Marguerite-Marie, bien qu'il ne puisse pas encore être canonisé, mais on espère qu'avec le temps il le sera. » La Sainte elle-même, chacune des huit années pendant lesquelles elle lui survécut, célébrait, dans sa dévotion privée, la fête de l'apôtre du Sacré Cœur, « plus puissant que jamais, disait-elle, pour nous secourir ». Le docteur en théologie Vuillielmot, curé de La Guillotière-lès-Lyon, chargé de réviser les écrits du défunt, disait en 1687 : « Il n'a pas manqué au martyre si le martyre lui a manqué. » Dans son ouvrage célèbre sur la béatification des serviteurs de Dieu, l'illustre Pape Benoît XIV fait cette déclaration : « Le nom de Claude La Colombière, de la Compagnie de Jésus, est célèbre parmi les prédicateurs de l'Evangile. »

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Les restes vénérés du héraut du Sacré Cœur demeurèrent à Paray-le-Monial, dans la maison qui porte son nom, et de nombreux pèlerins y sont venus implorer près de son tombeau des grâces spiri-tuelles et temporelles par son intercession. La commission d'introduction de sa cause fut signée par Léon XIII le 3 janvier 1880 ; le procès sur les vertus se termina le 11 août 1901, le procès sur les miracles le 8 mai 1929, le procès de tuto le 7 juin suivant. La cérémonie de béatification eut lieu sous le pontificat de Pie XI, le 16 juin de la même année.

EMM. Varnoux.

Sources consultées. – Sermons, retraite spirituelle et lettres du P. La Colombière. – Antoine Arnaud, Apologie pour les catholiques (1682). – Lingard, Histoire d'Angleterre. – Histoire du P. La Colombière, par les PP. Seguin (1876), Charrier (1894), Perroy (1923), etc. – Dictionnaire de biographie chrétienne et antichrétienne (Feller), publié par François Pérennès, t. III (Paris, 1851). – (V.S.B.P., n° 1111 et 1148.)

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SAINTE JULIENNE DE NICOMÉDIEVierge et martyre (290-vers 306).

Fête le 16 février.

La ville de Nicomédie (aujourd'hui Ismidt) est située en Asie Mineure, au fond d'un golfe ravissant de la mer de Marmara. Vers la fin du IIIe siècle, l'empereur Dioclétien y plaça de fait la capitale de l'empire et y établit sa résidence. C'est là que sous l'impulsion du César Galère, païen grossier et farouche, furent publiés les édits d'une nouvelle persécution des plus sanglantes. Dans la cité et dans les provinces avoisinantes, les chrétiens étaient fort nombreux de même que dans l'armée et les palais impériaux : innombrables furent les martyrs : plusieurs milliers en un mois dans les murs de Nicomédie. La vierge Julienne périt dans cette persécution. Son culte est très ancien et fort répandu. Les Actes ont été publiés par les Bollandistes : nous allons en reproduire les principaux épisodes. Le lecteur remarquera sans peine ce qu'ils peuvent avoir de commun avec ce qui est raconté d'autres martyrs : c'est la même variété dans les supplices, la même inutilité de ces tourments, enfin le couronnement d'une miraculeuse carrière dans la décapitation supportée pour le nom de Jésus-Christ.

Un lis entre les épines.

Le père de Julienne, dont le nom ou le surnom était Africanus ou Africain, très zélé pour le culte des faux dieux, était par là même un grand ennemi des chrétiens. Sa mère, femme frivole et timide, désapprouvait les cruautés des persécuteurs, mais n'osait point prendre parti pour les disciples de Jésus-Christ, dont la morale sainte paraissait d'ailleurs trop sévère à son amour des plaisirs. Elevée dans un pareil milieu, la jeune fille semblait destinée à n'être toute sa vie qu'une païenne vulgaire, mais sa fidélité et son courage à répondre aux miséricordieuses prévenances de la grâce de Dieu la firent passer des ténèbres du paganisme aux lumineuses clartés de la foi.

Elle éprouva, dès son enfance, du dégoût pour l'idolâtrie ; elle se mit en rapport avec les chrétiens, fut instruite des saintes vérités et reçut le baptême à l'insu de son père. Fidèle à la foi de Jésus-Christ, elle grandit en âge et en vertu ; le père, fier de sa fille, admirait ses qualités sans en savoir la cause, et songeait à lui préparer un brillant mariage. Grande fut sa joie quand Evilatius ou Eluze, jeune homme riche, bien vu des empereurs, vint lui demander la main de Julienne. Le païen s'empressa de donner sa parole sans même consulter sa fille, et le prétendant, qui était aussi un adorateur des idoles, prépara ses fiançailles.

Sainte Julienne refuse d'épouser un païen.

Il serait difficile de peindre la surprise et la tristesse de Julienne à cette nouvelle ; elle ne songeait point à ce moment au mariage, mais surtout elle ne voulait à aucun prix épouser un païen. Avouer qu'elle était chrétienne, c'était exaspérer son père et peut-être s'ouvrir le chemin des supplices. Croyant décourager Evilatius ou du moins gagner du temps, elle lui déclara, peut-être assez imprudemment, qu'elle n'écoutera aucune proposition de sa part avant qu'il ne soit préfet de Nicomédie. Cette réponse le déconcerta d'abord mais telles étaient son estime et sa passion pour la jeune fille qu'il mit tout en œuvre pour arriver à la première magistrature. A force de démarches et moyennant une grosse somme d'argent donnée à dessein à l'empereur, il obtint la charge tant désirée. Aussitôt, il envoie un message à Julienne : « Vous ne vouliez épouser qu'un préfet, je suis préfet ! »

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Cette fois, il fallait se préparer au combat. Julienne le comprend. Par le jeûne et la prière, elle supplie le Seigneur de venir à son aide, puis entre franchement en lice. « Je suis chrétienne, fait-elle dire à son prétendant, je n'épouserai jamais un adorateur des idoles ; renoncez à ce culte impie des démons, adorez le Dieu des chrétiens, seul véritable, et alors seulement je consentirai au mariage que vous souhaitez. Il vous est d'ailleurs facile de comprendre que si nous sommes de deux religions différentes, quand même nos corps seraient unis, nos cœurs seraient séparés. »

A la lecture de ce message, le préfet appelle immédiatement le père de Julienne et le renseigne. Stupeur et colère d'Africain : « J'en jure par tous nos dieux, s'écrie-t-il, si cela est vrai, je vous la livrerai malgré elle, avec le droit d'en faire ce que vous voudrez. »

Le père retourne chez lui, en proie à la honte et à la colère ; il a hâte de revoir sa fille et de lui demander compte de sa conduite. A la vue de son aimable enfant, sa tendresse paternelle l'emporte d'abord sur son indignation : « Julienne, dit-il, ma très douce fille, ma chère enfant, le préfet t'offre sa main et tu refuses ! Pourquoi ? Moi qui comptais célébrer prochainement vos noces ! »

Confiante en Jésus-Christ, Julienne répond avec fermeté qu'elle n'épousera jamais un homme d'une autre religion que la sienne.

Le païen frémit de colère :- Tu ne veux pas m'obéir ?... Par Apollon et Diane, si tu persistes dans ton entêtement, je te fais

jeter aux bêtes féroces.- Ne pensez pas m'effrayer, mon père. Avec l'aide de Jésus-Christ, fils du Dieu vivant, jamais je

ne consentirai à ce que vous demandez.Africain ne s'attendait pas à trouver tant de courage dans sa fille ; il se radoucit, et reprenant le

ton de la prière, il recommence ses supplications :- Julienne, sois raisonnable, ne perds pas par ta faute un si brillant avenir. Ma fille, ne m'inflige

pas l'affront de manquer à ma parole. Toi, toujours si obéissante, pourquoi refuses-tu maintenant d'écouter ton père ?

- Je suis chrétienne, répondit la jeune fille. J'affronterai tous les supplices plutôt que de renoncer à l'obéissance que je dois d'abord à mon Dieu et à mon Maître Jésus-Christ.

- Tu es chrétienne !… dit Africain bondissant de rage.Et oubliant qu'il est père, il appelle des esclaves, en fait des bourreaux, leur ordonne de

dépouiller sa fille et de la flageller en sa présence :- Adore les dieux ! lui dit-il pendant que les fouets rougissent de sang ses innocentes épaules.Et Julienne de répondre d'une voix forte :- Des idoles sourdes et muettes n'auront ni ma foi, ni mes adorations, ni mes sacrifices, mais

j'adore Notre-Seigneur Jésus-Christ, qui vit et règne dans les siècles des siècles.Voyant que la décision de sa fille était inébranlable, Africain la fit conduire au préfet de la ville,

son prétendu fiancé, afin qu'il avisât lui-même.

Sainte Julienne devant le préfet. – Cruels supplices.

Evilatius la fit donc comparaître à son tribunal. Julienne arrive grave et modeste ; elle ne paraît point effrayée, le supplice de la veille n'a pas altéré la beauté de ses traits. A sa vue, le préfet sent en lui-même un rude combat s'élever entre son amour et sa colère. Le premier l'emporte. Le magistrat exhorte la jeune fille à le prendre pour mari ; il l'assure qu'il ne l'empêchera pas d'être chrétienne, lui-même se ferait chrétien si les édits impériaux ne le défendaient pas. Qu'elle obéisse à son père ; si elle refuse le mariage qu'on lui propose, ce sera la mort. La vierge ne se laisse pas tromper par ces promesses menteuses ni effrayer par la menace de la mort. Elle répond au préfet que s'il veut l'avoir pour épouse, il doit d'abord se faire baptiser. Elle ne changera point sa résolution de n'épouser qu'un chrétien, même en présence des supplices les plus terribles. A ces mots, l'amour du préfet se change en une fureur de prétendant humilié et vaincu. Sur son ordre, Julienne est renversée par terre st trois soldats se succèdent pour l'accabler de coups. Enfin, le juge cruel ordonne de cesser :

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- Ce n'est là qu'un commencement, crie-t-il à sa victime, lève-toi, adore la déesse Diane, et tu seras délivrée. Sinon, je le jure par le grand dieu Apollon, je ne te ferai point grâce.

- N'espère pas, répond doucement la jeune chrétienne, pouvoir m'arracher à l'amour de Jésus-Christ mon Dieu.

Le tyran la fait élever en l'air par quatre courroies, et ordonne de continuer la flagellation. Ce supplice ne lui paraît pas encore assez raffiné ; alors on suspend la martyre par les cheveux, et une douzaine de bourreaux se succèdent autour d'elle pour la flageller avec des verges flexibles et des nerfs de bœuf. Cet affreux supplice dura plusieurs heures, le sang ruisselait à terre, le visage de la victime était défiguré, ses yeux tuméfiés, ses sourcils relevés jusqu'au sommet du front, la peau de la tête et ses cheveux arrachés. « Jésus-Christ, Fils de Dieu, venez à mon secours ! » murmurait la vierge.

Quand les bourreaux furent las de la frapper, ils allumèrent au-dessous d'elle des fagots de paille pour brûler ses plaies, et lui percèrent les mains avec un fer rouge. Lorsqu'on la détacha, après six heures de suspension, elle vivait encore et conservait sa connaissance. Elle tourna vers le juge sa figure sanglante et dit :

- Malheureux, tu ne pourras pas me vaincre par tes tourments ; mais moi, par la puissance de Jésus-Christ, je triompherai de ta cruauté et je te ferai rougir du diable ton père. Le tyran ordonne de verser sur elle de l'eau bouillante, mais elle ne ressent aucun mal de ce supplice. Alors le préfet commanda de la charger de chaînes et de la jeter dans un cachot.

Le père du mensonge.Sainte Julienne mène le démon enchaîné.

Quand la martyre se vit seule, abandonnée, toute meurtrie et déchirée de plaies, sur le sol humide de son obscure prison, elle se tourna vers Jésus-Christ, le céleste Epoux de son âme :

« Seigneur, Dieu tout-puissant, disait-elle, venez à mon secours dans ce périlleux passage. C'est pour l'amour de vous que j'ai été réduite en cet état, ne m'abandonnez point. Vous qui avez délivré Daniel de la gueule des lions et les trois enfants de la fournaise ardente, soyez mon protecteur, soyez mon secours et ma force au milieu des tourments ; donnez-moi la victoire contre le préfet, afin que sa cruauté impie soit confondue et que gloire vous soit rendue dans les siècles des siècles. »

Elle priait de la sorte, quand tout à coup une vive lueur vint irriter ses yeux malades et éclairer les murs du cachot ; elle aperçoit devant elle un homme d'où semblait jaillir toute cette lueur et qui affectait la majestueuse gravité d'un ange du ciel :

- Julienne, bien-aimée de Dieu, dit-il, voici que le préfet te prépare des supplices plus atroces encore ; mais déjà tu as assez souffert, tu as suffisamment montré ton courage ; Dieu est content de toi et ne veut pas que tu affrontes de nouveaux supplices. Demain, on viendra te chercher pour te forcer à sacrifier aux idoles ; tu obéiras cette fois, pour éviter de nouveaux tourments.

Un trouble extrême s'empara de l'âme de la prisonnière en entendant un pareil langage.- Qui es-tu ? demanda-t-elle à l'apparition.- Je suis un ange de Dieu, envoyé pour te sauver de la mort qu'on te prépare.Un ange de Dieu qui conseille l’apostasie et la lâcheté, était-ce possible ? Julienne reconnaît

bien vite à ce trait l’ange des ténèbres, traîtreusement transformé en ange de lumière, pour la tromper et la perdre. Elle pousse un gémissement et levant au ciel ses yeux pleins de larmes.

- Seigneur, roi du ciel et de la terre, dit-elle ne m’abandonnez pas. Toute ma confiance est en vous, ne me laissez pas succomber aux tentations de l’ennemi. Faites-moi connaître quel est celui-là qui me conseille d’adorer les idoles.

Aussitôt une voix suave se fit entendre :- Julienne, aie bon courage, je suis avec toi, saisis celui qui te parle, je te donne la puissance de

le dominer et de lui faire dire son nom.Ces mots pénètrent jusqu’au fond de l’âme de la martyre, y portant avec eux la joie et la paix ;

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Sainte Julienne roue de coups un démon qui l’engageait à apostasier.

En même temps, elle ne sent plus la cruelle douleur de ses blessures ; elle se lève, elle se voit guérie, elle est pleine de vigueur et de santé, et elle voit son ennemi, le monstre infernal, enchaîné à ses pieds.

Il a perdu maintenant sa beauté factice et la laideur de son corps emprunté est digne de lui. Julienne fait le signe de la croix et saisissant le diable par ses chaînes :

- Qui es-tu ? lui demande-t-elle, d'où viens-tu ? Qui t'a envoyé vers moi ?Le démon, forcé de parler et maintenu enchaîné comme un esclave coupable, répond qu'il est

l'un des principaux auxiliaires de Satan venu pour la séduire et la faire apostasier comme il a fait pour tant d'autres. Mais aujourd'hui, c'est lui qui a été vaincu et humilié par la vierge chrétienne.

Le four embrasé. – Merveilles et conversions.

Le lendemain, le préfet envoie des soldats à la prison, avec ordre de lui ramener Julienne si elle vit encore. La vierge chrétienne les suit avec intrépidité, traînant à sa suite, au moins sur une partie du parcours, son ennemi toujours enchaîné à qui elle rendit enfin la liberté. Julienne l'abandonna dans un fossé encombré d'immondices, et aussitôt le démon disparut. La surprise du préfet fut extrême quand il vit sa victime pleine de force et de santé. Le visage, si défiguré la veille, rayonnait d'une joie et d'une beauté célestes. Le païen n'en fut pas ému Quelle magicienne ! pensa-t-il ; elle a des secrets pour mettre à son service les génies infernaux, triompher des supplices et guérir les blessures.

- Dites-moi, Julienne, lui demande-t-il, qui vous a appris cet art mystérieux ?- Mon maître est Jésus-Christ ; c'est lui qui m'a appris à adorer en vérité le Père et l'Esprit-Saint.

C'est par la puissance du Dieu unique et véritable que j'ai vaincu le diable ton maître. Mais toi, malheureux, tu ne sais pas les tourments éternels qui t'attendent, quand le Dieu souverainement juste te jettera dans les ténèbres de l'abîme, en punition de ton impiété cruelle. Cependant, il est

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temps encore de les éviter si tu te repens avec sincérité, car Jésus-Christ, miséricordieux et bon, pardonne au repentir.

Le préfet ne voit dans cet avertissement que des injures, et, dans sa colère, ordonne de jeter la jeune fille dans un four embrasé. Devant cette sentence, la vierge ne tremble pas ; elle invoque avec confiance le secours de Jésus-Christ.

A peine est-elle au milieu des flammes qu'un ange paraît auprès d'elle pour la protéger ; le feu ne consume que ses liens, et, comme autrefois les trois enfants de Babylone, Julienne, intacte et libre au milieu du brasier, élève les mains au ciel pour bénir son Sauveur Jésus.

A la vue de cette merveille, les bourreaux et dans la foule des voix nombreuses s'écrient :- Il est vraiment tout-puissant, le Dieu de Julienne ; il n'y a pas d'autre Dieu que lui. Préfet, nous

aussi nous sommes chrétiens, nous voulons partager le sort de JulienneComment exprimer la fureur du magistrat ? Il requiert une compagnie de soldats, fait arrêter

sur-le-champ plus de cent trente personnes, hommes et femmes, et envoie demander à l'empereur quel châtiment il convient de leur infliger. Le prince répond par une sentence de mort, et le préfet ordonne immédiatement aux soldats de leur trancher la tête. Tous moururent courageusement pour Jésus-Christ et, par un instant de souffrances, obtinrent le bonheur sans fin.

Julienne enviait leur sort ; ils étaient entrés après elle dans le combat, ils la précédaient dans la victoire. Mais le persécuteur ne l'avait épargnée que parce qu'il n'avait pas encore perdu l'espoir de la vaincre ou du moins de lui arracher la vie dans un supplice plus cruel. Les flammes l'avaient respectée, Evilatius lui prépare un bain d'huile bouillante, ou de plomb fondu selon quelques his-toriens. Les bourreaux y plongent la vierge chrétienne avec tant d'empressement qu'une partie du liquide brûlant rejaillit sur eux, les blessant de telle sorte qu'ils ne tardent pas à expirer dans d'atroces souffrances. Julienne, au contraire, loin d'éprouver aucun mal dans la chaudière, semblait y puiser de nouvelles forces comme autrefois l'apôtre saint Jean soumis à un semblable supplice. A cette vue, le préfet, ne sachant plus qu'inventer pour faire souffrir sa victime, la condamne à avoir la tête tranchée.

Dernier combat. – Victoire et immortalité.

La jeune fille accueillit la sentence avec joie : ses combats allaient donc finir, et au lieu des noces terrestres si éphémères, elle allait célébrer son union éternelle avec l'Agneau divin et s'asseoir au banquet céleste, ornée de la double palme de la virginité et du martyre. Elle exhorta la foule à quitter le culte des idoles pour adorer le seul vrai Dieu créateur du ciel et de la terre. Arrivée au lieu de l'exécution, elle pria Jésus Christ son divin roi d'agréer le sacrifice de sa vie. Elle fut décapitée, probablement en 306, à Nicomédie ; on ne connaît pas exactement le jour du martyre.

Les chrétiens recueillirent son corps et l'ensevelirent. Quelque temps après, une vertueuse femme, nommée Sophie, sur le point de partir pour Rome, prit les précieuses reliques pour les emporter avec elle, mais son navire ayant été jeté par la tempête sur les côtes de la Campanie, elle laissa son trésor à Pouzzoles où un beau mausolée fut érigé.

Le corps de sainte Julienne ne resta pas longtemps à Pouzzoles par crainte des barbares, il fut transféré à Cumes, et enseveli dans la basilique de saint Maxime, diacre et martyr. La ville de Cumes ayant été détruite dans une guerre, l'an 1207, l'archevêque de Naples envoya chercher les reliques de la basilique. « Jamais, dit un témoin oculaire, je n'ai senti un parfum si suave que celui qui s'exhala des ossements de saint Maxime et de sainte Julienne au moment de l'ouverture de leurs deux tombeaux ; ils remplissaient tout mon être d'une douceur céleste. » La translation s'accomplit au milieu d'un grand concours de peuple et fut un triomphe pour les Saints. Le corps de sainte Julienne fut déposé dans l'église du couvent de Sainte-Marie de Donnaromata, à la grande joie des religieuses, et celui de saint Maxime dans l'église de Saint-Janvier.

Le culte de sainte Julienne a été célèbre en Orient et en Occident ; au Val-Saint-Germain, près de Dourdan, au diocèse de Versailles, une église dédiée en l'honneur de cette Sainte, est un ancien lieu de pèlerinage, source de beaucoup de grâces.

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Plusieurs villes ou églises de France, de Belgique, d'Allemagne prétendent posséder quelques parties de ses reliques : il se pourrait que toutes ne fussent pas de sainte Julienne de Nicomédie, car, ainsi que l'atteste le Martyrologe romain, il y eut plusieurs vierges et martyres du nom de Julienne, victimes de la persécution de Dioclétien ou de Maximin Daïa au IVe siècle.

Le Martyrologe mentionne la vierge de Nicomédie ainsi que les diverses tortures qu'elle eut à endurer ; mais l'on se demande si la date du 16 février est l'anniversaire de sa mort ou bien celle de la translation de ses reliques à Pouzzoles.

A.F.C.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. II de février (Paris et Rome, 1864). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. II (Paris, 1897). – (V.S.B.P. n° 523.)

…………

PAROLES DES SAINTS________

Jésus serviteur et maître.

Réfléchissez à ce mystère. Le Fils de Dieu est sorti du sein de la Vierge, portant la qualité de serviteur et de maître : de serviteur, pour obéir et faire la volonté de son père ; de maître, pour commander et pour établir dans le cœur des hommes le royaume de Dieu. Heureuse servitude qui nous fait libres ! Glorieuse servitude qui lui a acquis un nom qui est par-dessus tout nom !

Saint Ambroise.

(Préface aux Psaumes.)

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SAINTS THÉODULE et JULIEN DE CAPPADOCEMartyrs à Césarée de Palestine (t 309).

Fête le 17 février.

Au 17 février, le Martyrologe commémore comme suit les deux héroïques confesseurs dont nous allons retracer, autant que faire se peut, l'histoire glorieuse :

A Césarée de Palestine, le saint vieillard Théodule – il était l'un des serviteurs du préfet Firmilien – fut touché par l'exemple des martyrs, persista dans la foi du Christ, fut mis en croix et dans un noble triomphe mérita la palme du martyre. Au même lieu, saint Julien de Cappadoce ; pendant qu'il baisait dévotement les corps des victimes récemment immolées, il fut dénoncé comme chrétien, conduit devant le préfet, et par ordre de ce dernier fut brûlé à petit feu.

Ces vaillants qui, pareils à tant d'autres, n'ont laissé que des traces fugitives dans les annales de l'Eglise persécutée, nous invitent surtout à faire revivre, dans toute son horreur, la tourmente de haine antichrétienne dont ils furent victimes. A ce titre, ils prennent justement place dans cette galerie, et si nous regrettons, d'une part, l'absence de documents sur leur vie et leur mort, nous saisissons, d'autre part, avec joie, l'occasion de rappeler une fois de plus les difficultés de l'Eglise naissante et ses victoires, gages éloquents de son triomphe définitif.

La confusion politique du monde romain.

L'année qui précéda la date de la mort de Théodule (309) vit s'accroître encore la confusion politique où se débattait le monde romain. Le nombre des empereurs qui prétendaient le gouverner grandissait sans cesse. Il semblait qu'on allait revoir l'ère fameuse des Trente Tyrans. Les chrétiens ne pouvaient que supporter plus durement que quiconque les conséquences de ce chaos, l'arbitraire dont ils étaient les victimes s'en trouvant en quelque sorte multiplié. A Rome, Maxence fait césar son jeune fils Romulus. En Afrique, Alexandre, vicaire du préfet du prétoire, refuse de reconnaître Maxence et prend la pourpre. Hercule, n'ayant pu obtenir que Galère lui refît une place dans le collège impérial et lui rendît des Etats, retourne vivre en Gaule, près de son gendre Constantin ; puis, pendant que celui-ci luttait contre les Francs, reprend à Arles les insignes de la souveraineté.

Constantin n'eut point de peine à dompter cette rébellion, et fit grâce à l'incorrigible ambitieux. Mais une autre ambition, plus redoutable parce que jointe à la force, s'agitait à l'extrémité de l'empire. L'élévation de Licinius au rang d'auguste, en novembre 307, avait blessé Maximin Daia. N'occuper que la troisième place parmi les empereurs et ne porter que le titre de césar lui parut une cruelle injure. Le neveu de Galère ne possédait ni l'élévation d'âme ni la hauteur de génie de Constantin, à qui le rang et le titre étaient indifférents pourvu qu'il gouvernât ses sujets et combattit les Barbares en véritable empereur. Envieux comme tous les esprits étroits, Daia n'eut de repos que lorsqu'il eut contraint son oncle à satisfaire ses désirs.

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Les persécuteurs aux prises les uns avec les autres.

On éprouve un sentiment de justice satisfaite en voyant tous ces persécuteurs se tourmenter les uns les autres. Lactance nous a bien décrit la rivalité, dépourvue de toute noblesse, qui fit expier d'avance à Maximin le martyre de Théodule et de nombre de ses compagnons.

Galère, dit-il, envoya plus d'une fois des messagers à Maximin, le priant de lui obéir, de respecter l'ordre qu'il avait établi, d'avoir égard à l'âge et de rendre honneur aux cheveux blancs de Licinius. Mais le césar dresse les cornes, allègue son ancienneté, déclare que celui-là doit être le premier qui le premier a reçu la pourpre, et méprise les ordres comme les prières de son oncle. La « mauvaise bête » exhale alors sa douleur et ses mugissements ; un si ignoble césar n'avait été choisi qu'à condition d'obéir ; et maintenant, oublieux des bienfaits dont il a été comblé, il repousse en impie les désirs et la volonté de son bienfaiteur  ! Vaincu cependant par l'obstination de Maximin, Galère supprime le titre de césars et, gardant avec Licinius celui d'augustes, donne l'appellation de fils des augustes à Maximin et à Constantin. Maximin répond par l'annonce officielle qu'au dernier Champ de Mars il a été proclamé auguste par son armée. Galère dut céder tristement et ordonna que les quatre empereurs eussent le titre d'augustes.

Finalement, les quatre empereurs étaient donc, avec Galère, Licinius, Maximin et Constantin ; mais autour de ces astres fixes du ciel impérial gravitaient sans ordre et sans accord, Maximien Hercule en Gaule, Maxence et son jeune fils à Rome, Alexandre en Afrique, tandis que de l'horizon dalmate l'étoile pâlie de Dioclétien jetait sur le désordre un rayon désolé.

La résistance douce et calme des chrétiensaux mesures arbitraires.

Maximin avait eu facilement raison de Galère qui, arrogant avec les faibles et les timides, cédait quand il rencontrait un plus violent que lui. Mais si le succès qui flattait son orgueil lui donna l'il-lusion de triompher de la conscience des chrétiens comme il avait triomphé de l'obstination de son oncle, le nouvel auguste ne tarda pas à être détrompé. L'éclat nouveau dont brillait sa pourpre ne fit aucune impression sur leurs regards : en 308 aussi bien qu'en 309 ils opposèrent à ses menaces une douce et calme résistance. L'arbitraire et le caprice avaient de tout temps présidé aux mesures prises par les magistrats contre les fidèles. Pourquoi celui-ci était-il condamné à mort, celui-là retenu en prison, cet autre envoyé aux mines ? Presque toujours la raison de ces divers traitements nous échappe. On ne se rend pas compte davantage des motifs pour lesquels des forçats chrétiens étaient parfois transférés d'une mine à l'autre. En 308, un ordre de ce genre fut plusieurs fois donné.

Chrétiens condamnés aux mines en Palestine.

Quatre-vingt-dix-sept hommes avec leurs femmes et leurs enfants (car des familles entières étaient plongées d'un seul coup dans les ténèbres des mines) furent un jour conduits des carrières de porphyre de la Thébaïde jusqu'en Palestine. Cette translation n'avait pu être commandée par le gouverneur de l'une ou l'autre province, dont l'autorité ne s'étendait point hors de leurs limites ; mais l'ordre émanait, soit du vicaire du « diocèse » d'Orient, soit de Maximin lui-même. On se figure la pitoyable caravane se mouvant avec peine sous le poids des fers, et marquant sa route sur les bords de la mer Rouge ou dans les sables du désert par les ossements de femmes et d'enfants qui n'avaient pu suivre. Arrivés à Césarée, les forçats comparurent devant le gouverneur Firmilien et confessèrent unanimement le Christ. Le gouverneur les envoya aux mines de cuivre de la Palestine, où le travail, dit un Père du IVe siècle, était si dur et si malsain qu'on y mourait en peu de jours.

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Mais avant de partir pour cette nouvelle destination, les confesseurs furent soumis à un traitement horrible. Non seulement Firmilien voulut qu'on leur brûlât les jointures du pied gauche comme son prédécesseur Urbain l'avait fait à d'autres condamnés, mais obéissant, dit-il, à un ordre spécial de l'empereur, il ordonna de leur crever à tous l'œil droit avec un poignard et de cautériser au fer rouge les orbites sanglants. Eusèbe stigmatise avec ironie cette marque particulière de cruauté en laquelle il voit la décision d'hommes tellement saturés de meurtres « qu'ils devinrent doux et humains à leur façon », et il ajoute :

Cette bénignité nous a valu cette multitude de borgnes et de boiteux, qu'ils condamnaient ensuite aux mines, non pour les travaux dont ils étaient désormais incapables, mais pour les vexations dont on les y abreuvait.

Le même traitement fut ensuite infligé, devant Maximin en personne, aux trois chrétiens qui, depuis l'année précédente, refusaient d'apprendre le métier de gladiateurs ; d'autres fidèles de Césarée subirent une semblable mutilation avant d'être dirigés aussi vers les mines de la province. En Egypte, aux mines mêmes, des condamnés furent torturés de la même manière ; pour comble d'horreur, cent trente chrétiens, tirés en cet état des carrières égyptiennes, durent se mettre en marche, traînant la jambe et à demi-aveugles, les uns vers celles de Palestine, les autres vers celles de la Cilicie.

Touchante solidarité des communautés chrétiennes.

La charité chrétienne pour laquelle, même à cette époque, les distances n'existaient pas, venait souvent chercher sous terre les victimes de la barbarie païenne. De fréquents messages, de tou-chantes visites leur apprenaient que les amis, les frères, ne les avaient pas abandonnés. Des contrées occidentales, où régnait déjà la paix religieuse, des envoyés portaient aux fidèles qui souffraient en Orient, particulièrement aux détenus des mines, les secours matériels ou les consolations spirituelles. Telle avait été dans tous les temps la coutume de l'Eglise de Rome, animée, en vertu de sa primauté même de « sollicitude pour toutes les Eglises ». Eusèbe atteste que, pendant la dernière persécution, jouissant du repos longtemps avant ses sœurs d'Asie, elle n'oublia pas de leur faire parvenir de généreux dons. Ce fut peut-être, abstraction faite de tout détail légendaire, la mission de Boniface, député de Rome en Cilicie, et qui gagna en route la couronne du martyre. Des pays mêmes où durait la persécution, des fidèles se mettaient en marche pour aller rejoindre les condamnés aux mines et s'enrôler près d'eux comme ouvriers afin de les servir. Le dévouement admirable de ces chrétiens ne parvint pas toujours à déjouer la surveillance de leurs ennemis. Après le départ de la double chaîne de forçats égyptiens pour la Palestine et la Cilicie, une petite troupe d'amis sortit volontairement d'Egypte et suivit leurs traces.

Passage à Césarée de cinq Egyptiens. Leur arrestation et leur martyre.

Tandis qu'un certain nombre de confesseurs de la foi étaient transférés des mines d'Egypte à celles de Cilicie, cinq chrétiens charitables avaient tenu à accompagner les pauvres mineurs, afin de leur venir en aide durant leur pénible voyage. Cette mission accomplie, ils retournaient en Egypte et ils voulurent s'arrêter à Césarée pour s'y reposer sans doute. C'était le 15 février 309. Interrogés par les gardes préposés aux portes de la cité au sujet de leur identité et de leur intentions, ils ne jugèrent pas devoir ceder leur qualité de chrétiens et furent aussitôt arrêtés et mis en prison. Le lendemain, 16 février, Firmilien se les fit amener avec un groupe de chrétiens dont un prêtre, célèbre par son éloquence et ses travaux sur l'Écriture sainte, saint Pamphile, et les soumit à toutes sortes de

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supplices. Le magistrat ayant demandé à l'un des confesseurs égyptiens d'où il était, celui-ci répondit qu'il était de Jérusalem. Ce mot, dans sa pensée, prenait un sens figuré, car depuis qu'une colonie romaine, envoyée par l'empereur Adrien en 122 ou en 131, s'était installée parmi les ruines de la ville déicide, Jérusalem avait perdu jusqu'à son nom et s'appelait Aelia Capitolina. Firmilien le questionna pour savoir où se trouvait cette ville, le pressant même par les tourments de dire la vérité. On alla jusqu'à lui briser les poignets en les lui tournant derrière le dos, puis on lui écrasa les pieds avec des machines. Le martyr continuait toujours à dire qu'il était de Jérusalem. Comme le juge insistait pour savoir ce qu'était cette cité (ce qui marque que son nom était bien peu connu dans la Palestine même), il répondit que c'était la patrie des serviteurs de Dieu, dont les chrétiens étaient seuls les citoyens, et qu'elle était à l'Orient. Le juge feignit peut-être alors de croire que c'était une ville où les chrétiens voulaient s'établir pour s'y fortifier contre les Romains. N'ayant pu tirer d'autres éclaircissements, il condamna les cinq Égyptiens à être décapités séance tenante. Tous les cinq, Elie, Jérémie, Isaïe, Samuel et Daniel, figurent au Martyrologe le 16 février.

Mort de saint Pamphile.Un serviteur qui suit son maître : saint Porphyre.

Les autres témoins du Christ furent aussi condamnés à la décapitation : tel fut le sort de saint Pamphile, dont la mémoire est vénérée le 1er juin avec celle des saints Valens, diacre, et Paul, sans qu'on puisse savoir pourquoi leur fête est si éloignée de la date probable de leur mort. Pamphile avait un domestique nommé Porphyre, âgé seulement de 18 ans, et qui était encore catéchumène. Le jeune homme, qui savait fort bien écrire, lui servait de secrétaire, mais par humilité il cachait ce talent, conformément aux instructions qu'il recevait de son maître. Aussi Pamphile le considérait-il, non comme un serviteur ou un esclave, mais comme son fils. Porphyre, qui portait l'habit de philosophe, ayant entendu prononcer la sentence de mort contre son maître et les compagnons de celui-ci, sollicita du juge la permission d'enterrer leurs corps.

C'était une faveur qu'on refusait rarement, étant donné le culte que les païens eux-mêmes avaient pour les morts. Firmilien eut alors l'idée de demander au jeune philosophe si par hasard il était chrétien lui aussi. Sur la réponse affirmative de Porphyre, il donna ordre aux bourreaux de le saisir et de le mettre à la torture. Comme le martyr refusait absolument de sacrifier malgré les tourments, on le déchira jusqu'aux os et aux entrailles. Cette scène affreuse dura longtemps, sans que la patience de la victime réussît à émouvoir la cruauté du juge Condamné, séance tenante, à être brûlé vif et à petit feu, Porphyre alla au supplice avec un visage souriant, n'oubliant même pas de faire ses dernières recommandations à ses amis. Quand on l'eut attaché au poteau et qu'on eut allumé le feu autour de lui, on le vit qui attirait la flamme vers lui en l'aspirant avec la bouche. Lorsqu'il fut près d'être étouffé, il jeta un grand cri pour invoquer Jésus, Fils de Dieu, et il expira.

Un vétéran des armées romaines : saint Séleucus.

Parmi les personnes qui assistaient à ce spectacle douloureux et consolant tout à la fois, il y avait un jeune homme nommé Séleucus. Grand, fort, robuste et très agréable de visage, il était originaire de Cappadoce et avait servi quelque temps dans l'armée, où il avait occupé un haut grade. Puis il avait brisé son épée au début de la persécution, probablement à cause des vexations nombreuses auxquelles étaient soumis les soldats chrétiens. Depuis ce temps, Séleucus était le meilleur des chrétiens ; il servait de père aux pauvres orphelins abandonnés, défendait l'honneur des veuves réduites à la misère, et d'une manière générale se montrait secourable à toutes les détresses. Il ne faut pas s'étonner si cette charité lui mérita de Dieu la grâce insigne de mourir pour la foi. Séleucus s'étant donc approché de quelques-uns des martyrs pour les baiser en signe de profonde

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vénération, il fut aussitôt arrêté par les soldats et conduit devant Firmilien qui lui fit trancher la tête. Le nom des saints Porphyre et Séleucus est cité au Martyrologe romain le 16 février.

Le serviteur fidèle du gouverneur : saint Théodule.

Il semblait que le martyre de saint Pamphile rendît ce jour-là plus facile l'entrée du ciel. Séleucus fut, en effet, suivi dans son triomphe par Théodule et Julien. Théodule était un vieillard appartenant à la maison du gouverneur. Celui-ci le chérissait et l'honorait plus que tous ses autres serviteurs, en raison d'une fidélité éprouvée. Firmilien l'estimait encore pour son âge et aussi parce que Théodule était père de trois enfants, ce qui était un honneur chez les Romains. Aussi, quelle ne fut pas la colère du gouverneur d'apprendre que son serviteur de prédilection était allé, lui aussi, donner le baiser de paix aux martyrs ! Dans son emportement, il le condamna à mourir comme le Sauveur, attaché à une croix, supplice ordinaire des esclaves.

Le baptême du sang. – saint Julien de Cappadoce.

La série des victimes de Firmilien se compléta, momentanément, par un étranger de Cappadoce nommé Julien. C'était un homme dont la piété, la foi et la sincérité étaient éminentes. D'un caractère de feu, il avait surtout une âme remplie de l'Esprit-Saint, bien qu'il ne fût encore que catéchumène. Julien arrivait ce jour-là à Césarée. Comme il entrait dans la ville, on lui apprit ce qui se passait. Il accourut aussitôt pour voir les martyrs, et ayant trouvé leurs corps étendus par terre, il se mit à les embrasser avec bonheur. Il fut aussitôt dénoncé à Firmilien, qui le condamna à être brûlé vif comme Porphyre. Il fut ravi de cette sentence, et après en avoir rendu grâce tout haut à Notre-Seigneur, il reçut la couronne du martyre.

Raffinements d'impiété.Les bêtes respectent les dépouilles des martyrs.

Firmilien voulut infliger aux restes de ses victimes l'outrage qui, l'année précédente, avait fait pleurer les pierres. Pendant quatre jours et quatre nuits, les corps des condamnés demeurèrent étendus sur le sol, gardés par des sentinelles qui avaient ordre d'écarter les chrétiens et de laisser approcher les bêtes fauves ou les oiseaux de proie. Mais pas un chacal, pas un chien, pas un corbeau, n'osa toucher les martyrs ; bientôt, la surveillance cessa et les fidèles purent venir chercher les reliques de leurs frères, auxquels ils donnèrent une honorable sépulture.

A.L.L.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. I de juin (Paris et Rome, 1867). – Paul Allard, La persécution de Dioclétien et le triomphe de l'Eglise, t. II (Paris, 1890). – Eusèbe, Histoire ecclésiastique, I. IX-X, traduction de l'abbé Emile Grapin (Paris, 1913). – P. Paul Chenin, O.F.M., Les Saints d'Egypte, t. I (Jérusalem et Paris, 1923).

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PAROLES DES SAINTS_______

Le sel de la terre.

En quel sens les apôtres sont-ils appelés le sel de la terre ? Ont-ils assaini ce qui était gâté ? Non, le sel ne fait pas disparaître la pourriture, et les apôtres n'ont point fait cela... Mais lorsque, par sa grâce, Dieu avait renouvelé les cœurs, et qu'après les avoir délivrés de leur corruption, il les confiait aux apôtres, alors ceux-ci montraient vraiment qu'ils étaient le sel de la terre en les conservant dans la vie nouvelle qu'ils avaient reçue de Dieu.

Il n'appartient qu'à Jésus-Christ de délivrer les hommes de la corruption du péché, mais c'est aux apôtres ensuite à employer tous leurs soins pour les empêcher de retomber dans le même état. Remarque comment Jésus-Christ met les apôtres au-dessus des prophètes. Il les appelle, non pas les Docteurs de la Judée, mais les maîtres de la terre, et des maîtres sévères et terribles. Ce qu'il y a d'admirable, c'est que, sans s'occuper de plaire, mais en piquant et en brûlant à la manière du sel, ils se sont ainsi fait aimer de tous les hommes.

Saint Jean Chrysostome.

(Commentaire sur S. Matthieu.)

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BIENHEUREUX JEAN-PIERRE NÉELMissionnaire et ses trois compagnons chinois, martyrs (…1862).

Fête le 18 février.

Jean-Pierre Néel naquit au hameau de Soleymieux, paroisse de Sainte-Catherine-de-Riverie, diocèse de Lyon, d'une famille de « propriétaires cultivateurs », le 18 octobre 1832, et reçut le saint baptême dès le jour suivant. Son père, Jean Néel, était un homme de foi et de devoir ; sa mère, Antoinette Poulat, originaire de Saint-Martin-en-Haut, appartenait à une famille profondément chrétienne, qui n'avait pas craint au moment de la Révolution, de donner asile aux prêtres proscrits. Deux sœurs du futur martyr devaient être religieuses Trinitaires.

L'élève silencieux. – Vocation héroïque.

A l'école de son village, l'enfant se fit remarquer par son application : « Il n'avait pas beaucoup de facilité pour l'étude », dira plus tard son instituteur ; mais il avait deux précieuses qualités, « il était silencieux et travailleur ». Jean-Pierre fut ensuite confié à l'un de ses parents, M. Bonnard, lui-même parent de Jean-Pierre Bonnard, de Saint-Christo-en-Jarez qui devait être mis à mort au Tonkin en 1852, et être béatifié en 1900. L'enfant fit sa première Communion à Sainte-Catherine en 1846 ou 1847 ; c'est vers cette époque qu'il fit connaître à ses parents son désir du sacerdoce ; son père le confia alors à un vicaire de l'Aubépin, puis le plaça, en 1850, au Petit Séminaire de Montbri-son, où le jeune écolier se fit remarquer par sa docilité, son application, son calme et sa modestie. Il en sera de même au Petit Séminaire de Largentière, où il passe les années 1853 et 1854. Déjà il avait ressenti l'appel de Dieu pour les missions lointaines, mais, n'osant s'en ouvrir à ses parents, dont il prévoyait l'émotion, il sollicita en secret, son admission au Séminaire des Missions Etrangères de Paris. En même temps, il se rendit à Lyon, comme s'il devait entrer à titre définitif au Grand Séminaire de cette ville. Trois jours après, il recevait de Paris l'annonce que sa demanda était agréée. Il partit immédiatement pour Paris où il arriva le 25 octobre. Jean-Pierre avait redouté pour ses parents, et peut-être aussi pour lui, le déchirement d'un « au revoir au paradis », mais le père et la mère accomplirent dans la résignation le sacrifice que Dieu leur demandait.

Mme Néel, pourtant, «était toujours inconsolable de son absence », Le futur missionnaire s'en aperçoit et commence alors une correspondance vibrante de foi et d'amour du sacrifice. Jean-Pierre Néel fut ordonné prêtre le 29 mai 1858 ; le 29 août suivant, après avoir adressé à ses parents une lettre d'adieu aussi affectueuse qu'héroïque, il quitta Paris à destination des missions du Kouy-Tchéou. Le 10 septembre, il s'embarquait à Bordeaux, au chant du Salve Regina ; au mois d'avril 1859, il arrivait à Hong-Kong.

Les travaux du missionnaire.

On était alors en pleine période de troubles ; tout l'empire était déchiré par la guerre civile, après l'expédition franco-anglaise de 1857, et les rebelles avaient envahi plusieurs des provinces que le P. Néel devait traverser pour gagner le Kouy-Tchéou. C'est donc, dès son début en Chine, l'apprentissage de la vie fugitive et persécutée. Le 28 mai, les missionnaires se sont embarqués sur une jonque qui doit les conduire à Lo-Tchang. Le triomphe des rebelles, qui se sont emparés de Chao-Kouang, les arrête ; ils doivent demeurer trois semaines caché dans leur jonque. Une nouvelle victoire des révoltés rend la situation plus difficile encore. Il faut enfin se décider coûte que coûte à marcher. Au point du jour, les missionnaires descendent donc de leur barque ; ils traversent la ville

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sans être remarqués et dépassent un poste ; là, on les poursuit ; des hommes « armés jusqu'aux dents » apparaissent. Cependant, « tout en récitant leur acte de contrition », les missionnaires font bonne contenance ; on leur prend leurs bourses avec la menue monnaie qu'elles contenaient. Et, les bousculant, on leur tire la natte dont chacun s'était affublé en prenant l'habit chinois. Hélas ! les nattes restent aux mains des soldats. Les Européens, ainsi reconnus, sont ramenés vers le port ; mais « leur courrier » se montre énergique, et tout le cortège finit par passer. Ce ne fut pas pour aller bien loin. Le soir, les missionnaires se trouvaient presque en face des rebelles. Ils durent rebrousser chemin, traverser de nouveau Chao-Kouang, au milieu de la plus vive curiosité, se rembarquer dans leur jonque et reprendre la direction de Hong-Kong.

Une nouvelle tentative réussit mieux, grâce à un sauf-conduit obtenu du vice-roi des Deux Kouang, par l'intervention du commandant français Martineau des Chesnez, et, le 2 décembre 1859, Jean-Pierre Néel entrait à Kouy-Yang, capitale de la province qui lui était échue en partage dans l'œuvre apostolique. Les premiers mois de son séjour furent consacrés à l'étude des coutumes et de la langue chinoise. Le missionnaire s'y appliqua si bien que, contre toute attente, il fut, de ses quatre compagnons, « le premier en état de recevoir un district ».

Mgr Faurie, vicaire apostolique du Kouy-Tchéou et évêque titulaire d'Apollonia, lui confia alors un groupe d'une vingtaine de chrétientés, dont les principales étaient Tchuen-Tsay-Pin et Tchou-Tchang-Pong. La prudence et la douceur de Jean-Pierre Néel le firent chérir des chrétiens.

Il y avait deux ans qu'il était arrivé dans sa mission, lorsque le vicaire apostolique le chargea de répondre au désir d'un groupe de païens, du village de Kia-Cha-Long, qui, à la suite de l'instruction d'une famille par un catéchiste, demandait la lumière de l'Évangile. Le 5 janvier 1862, le missionnaire était arrivé à ce nouveau poste, et, dès le 18, il pouvait donner à son évêque les meil-leures espérances. Deux baptiseurs ambulants, Martin Ou et Jean-Baptiste Hoang, prêchaient dans les villages environnants ; bientôt venait se joindre à eux la vierge Lucie Y, qu'une famille avait consenti à recevoir, et qui allait instruire les personnes de son sexe.

Déjà le missionnaire songe à acheter une maison pour servir de lieu de réunion aux néophytes et d'asile aux vierges catéchistes. L'évêque, toutefois, s'y oppose parce que, dit-il, il est sans exemple « qu'une seule station se soit jamais ouverte sans que le diable y ait mis sa patte noire ; il faut attendre et laisser subir à cette jeune chrétienté les inévitables épreuves ». Mgr Faune voyait juste ; la tempête allait s'élever, et Jean-Pierre Néel et ses collaborateurs allaient recevoir, au lieu d'une maison sur la terre, une demeure glorieuse parmi ceux qui sont morts pour le Christ et son Eglise.

Les auxiliaires du missionnaire : le bienheureux Martin Ou.

Martin Ou, baptiseur et catéchiste, était né vers 1815, au village de Tong-Eul-Po ; fils d'honnêtes cultivateurs chrétiens et neveu d'un catéchiste, il s'était marié à 20 ans avec Agathe Tchang. Plus tard, abandonné par cette femme qui se livra dès lors au libertinage, et qui ne se convertirait qu'à sa mort, Martin, après avoir en vain cherché à la ramener au bien, s'était consacré au service de la Mission, en 1850. Il déploya la plus grande activité. Pendant le jour, il recherchait les enfants moribonds, afin de les baptiser et de leur assurer ainsi la possession du ciel. Le soir, il instruisait les néophytes et donnait aux infidèles les premières notions pour les engager à se convertir. Martin Ou remplit sa mission dans le silence, dans l'obéissance, dans la soumission. Il va où l'évêque l'envoie, prêche ce que le missionnaire lui dit de prêcher, et amène au missionnaire pour recevoir le baptême les recrues qu'il a arrachées à l'idolâtrie. Martin Ou avait été jeté dans l'action apostolique par les chagrins domestiques ; son compagnon Jean Tchang y fut appelé par Dieu, du sein même d'une heureuse vie de famille.

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Un bonze devenu catéchiste : le bienheureux Jean Tchang.

Originaire de Kia-Cha-Long, Jean Tchang était né vers 1805. On l'appelait Tchang-Tien-Cheou, ce qui signifie qu'il était le troisième des enfants de son père. Il avait été marié deux fois ; sa pre-mière femme lui donna quinze enfants, et la seconde, nommée Agathe Lo-che, lui en donna douze. Trois seulement grandirent ; après la conversion de leur père, ils furent baptisés sous les noms de Pierre, Jeanne et Françoise. Tchang était né dans la religion bouddhiste, dont il pratiquait fidèlement les observances. Il avait même pris la résolution d'embrasser la vie des bonzes et s'était à cet effet construit, à l'entrée du village, une tour en l'honneur de Bouddha. Bien plus, il s'était affilié à la secte des jeûneurs : ce qui veut dire qu'il s'était engagé à ne manger ni graisse, ni viande, ni poisson, et à pratiquer des œuvres de charité autant que sa modeste situation le lui permettait. Ce que peut faire une âme aussi bien disposée, lorsqu'aux idoles vaines et froides elle a substitué la connaissance du vrai Dieu, Tchang devait le montrer bientôt : un jour, amené par les affaires de son commerce dans la ville de Kay-Tchéou, le bonze rencontra un baptiseur nommé Tang ; la conversation vint à tomber sur la religion chrétienne, et, fidèle, aux obligations des catéchistes, Tang s'empressa d'exposer à son interlocuteur la vanité des idoles et l'existence d'un seul Dieu. Enthousiasmé, Tchang se déclara prêt à le suivre. Consumé d'un saint zèle, le païen rentre chez lui et jette au feu toutes les idoles qui ornaient sa maison. Sa femme éclate en reproches ; doucement, Tchang lui expose ce qu'il vient d'apprendre ; mais sa femme n'en est que plus irritée. Le brave homme ne s'émeut pas ; il laisse passer l'orage, reprend sans impatience ses instructions et amène enfin sa femme à ses convictions.

Dès lors, dans cette famille déjà chrétienne de cœur, le père consacre ses loisirs à se retirer dans sa tour pour étudier les livres chrétiens et enseigner à ses enfants les premiers éléments du catéchisme. Tchang, en effet, habitué au travail intérieur de la réflexion et même de la méditation, s'instruisait dans la religion véritable avec assez de rapidité pour pouvoir commencer à se faire apôtre à son tour.

Un prêtre indigène l'avait admis au nombre des catéchumènes, et le catéchiste Tchéou avait passé quelques jours dans sa demeure. Ainsi préparé, Tchang s'empresse d'appeler à l'Eglise ses parents et amis. Bientôt, au lieu des quatre catéchumènes que le missionnaire avait trouvés en arrivant à Kia-Cha-Long, il en eut, grâce au bonze d'hier, plus de cinquante. Ne craignant ni les moqueries ni les rebuffades, Tchang expliquait bravement les vérités fondamentales, et sa grande joie était de pouvoir, lorsqu'il avait décidé quelque païen à s'instruire, enlever les idoles qui ornaient la maison de cette recrue. Le zèle de Tchang était si dévorant, que le missionnaire comptait se le faire donner pour catéchiste dès qu'il serait baptisé. Dieu en avait décidé autrement : ce n'est pas, en effet, comme catéchiste, mais comme compagnon de martyre et de gloire, que Tchang s'attacha aux pas de Jean-Pierre Néel. Le 16 février 1862, c'est-à-dire l'avant-veille du martyre du missionnaire, Tchang était régénéré dans les eaux du baptême et entrait dans l'Eglise sous le nom de Jean.

En dehors de Martin Ou, catéchiste très zélé, et de Jean Tchang, jusqu'ici catéchiste bénévole, le missionnaire avait un autre auxiliaire attitré en la personne d'un païen converti, Jean Tchen. Ce dernier était né aux environs de Tchen-tou, dans le Su-Tchuen. Sa jeune sœur ayant été admise dans la maison des nobles matrones pauvres, à Kouy-Yang, Jean s'y rendit pour la chercher au moment où elle devait se marier et épouser un mandarin. A Kouy-Yang, il eut occasion d'entrer en relations avec des chrétiens ; son âme simple fut touchée de leurs paroles ; il céda à la grâce, et bientôt il fut instruit et baptisé. A la vue de sa bonne volonté et de sa piété, les missionnaires résolurent de l'employer dans la pharmacie de la mission, en qualité de baptiseur. En même temps, Jean servait de cuisinier aux missionnaires de passage. Au bout d'un an, Mgr Faurie le donnait pour auxiliaire à Jean-Pierre Néel. Enfin, le personnel de la mission se complétait, comme nous l'avons vu, par une catéchiste : la vierge Lucie Y. Elle aussi devait être martyre, mais seulement après le missionnaire et ses compagnons ; d'ailleurs, sa vie est si particulièrement édifiante qu'elle mérite d'être traitée à part.

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Arrestation et martyre des Bienheureux.

C'est le 16 février, nous l'avons vu, que Jean Tchang a été baptisé avec sa famille. Les espérances que donne la nouvelle chrétienté s'annonçaient belles, et cependant, ainsi que son évêque, le P. Néel sent déjà l'orage menacer. Il sait que le sous-préfet Tay-lou-tche est un ennemi déclaré des chrétiens. Vers le l0 ou 12 février, on a vu rôder dans le village des figures suspectes. Le 15, le chef de la garde nationale a, sans aucun motif apparent, arrêté un néophyte et menacé de le tuer. Le missionnaire pressent alors l'avenir. Il sollicite l'appui de son évêque et conclut ainsi sa lettre d'appel : « Je reste au poste pour soutenir mes néophytes, dont le plus ancien, Jean Tchang, mon hôte, est baptisé depuis ce matin. »

Mgr Faurie fit aussitôt écrire au sous-préfet par un mandarin de Kouy-Yang, pour le prier de ne rien faire contre les traités signés avec les puissances occidentales. Mais les événements s'étaient précipités. Le 18 février au soir, une centaine de gardes nationaux et de satellites, commandés par des mandarins à cheval ou en palanquin, arrivaient au village à l'improviste et cernaient la maison du nouveau baptisé. Jean s'écrie : « N'arrêtez pas mes hôtes ; si quelque crime a été commis, prenez-moi et conduisez-moi en prison. »

Cependant, le missionnaire, barricadé dans sa chambre, mettait son passeport dans sa poche et cachait le calice et les ornements sous le lit. La porte vole en éclats ; Jeanne, fille de Jean Tchang, s'efforce en vain de s'opposer aux soldats qui la maltraitent et la renversent deux fois de suite à terre. Ils veulent l'arrêter comme prédicatrice ; mais ils la relâchent pour aller chercher à Héou-pa la vraie prédicatrice, Lucie Y.

Cependant, Jean-Pierre Néel, Martin ou, Jean Tchang et Jean Tchen étaient liés et attachés, par une chaîne de fer passée au cou, à un pieu qui servait à immobiliser les chevaux que l'on ferrait. La maison fut alors mise au pillage ; puis, attachés par les cheveux à la queue d'un cheval, le P. Néel et ses trois compagnons furent emmenés à Kay-Tchéou. Les parents et les amis de Jean Tchang s'empressaient autour de lui, disant : « Dites seulement une parole ; une fois l'affaire passée, vous pourrez, si vous le voulez, adorer votre Dieu. » Mais Jean répondait : « Mon Père spirituel va sans doute mourir ; moi non plus, je ne refuse pas de mourir pour mon Dieu. » En vain on cherche à le tenter en lui présentant sa fille âgée de quelques mois et qu'il aime tendrement. « Il ne lui arrivera, répondit le généreux chrétien, que ce qu'il plaira à Dieu. »

Le jour même, les martyrs sont conduits devant le juge. S'inspirant sans doute d'un trait de la vie de saint Paul, qui revendiquait son titre de citoyen romain, Jean-Pierre Néel refuse de se mettre à genoux, en alléguant qu'il est étranger, mais un coup de chaîne sur les épaules le fait tomber la face contre terre. Il veut exhiber son passeport. « Connu ! s'écrie le mandarin ; ce passeport t'a été délivré par ton gouvernement et non par le nôtre. Il ne fait pas foi pour nous. D'ailleurs, il ne s'agit pas de cela ; renonce à cette religion ou je te fais tuer. – Cette injonction est inutile ; tuez-moi si vous voulez. – Cela ne va pas tarder ! Et vous autres, imbécile, continue le mandarin en s'adressant aux autres prisonniers, renoncez-vous à cette religion ? – Jamais ! répondent-ils tous d'une voix. –Tuez-moi toute cette canaille, et qu'on n'en parle plus. »

Il prend alors un pinceau et écrit cette courte sentence : « J'ai découvert une conspiration avant qu'elle éclate, et j'en punis de mort les auteurs. » Puis, à l'observation d'un des assesseurs : « Tu vas voir bientôt qu'un Français est aussi facile à tuer qu'un Chinois. » Il ordonna ensuite de dépouiller entièrement les condamnés de leurs vêtements. Ils durent céder à la force, et, complètement nus, ils furent liés et conduits à la Porte de l'Ouest. En marchant, le missionnaire priait en latin ; Martin Ou et Jean Tchen récitaient le Miserere. De nouveau, Jean Tchang était sollicité par ses parents qui l'engageaient à l'apostasie, il leur répondait avec fermeté : « Mon Père spirituel n'a pas peur de mourir ; je mourrai avec lui. » Et comme le missionnaire l'encourageait en lui montrant le ciel, Jean répondit avec une humilité touchante : « Père, je le veux, mais mes péchés sont nombreux ; cependant, je place en Dieu ma confiance. » La foule qui suit les quatre martyrs est stupéfaite de ce qu'elle appelle leur « entêtement ». Cependant, on sort de la ville ; presque en même temps y arrivait Lucie Y, qui venait d'être arrêtée. Il était 7 heures du soir.

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Le brouillard rendait la nuit lugubre. La scène était éclairée par des torches, comme au jardin de Gethsémani. Le chef de la garde nationale voulut exécuter lui-même la sentence, et c'est par ses mains que Jean-Pierre Néel, Martin Ou et Jean Tchen, agenouillés, furent successivement décapités à coups de sabre et « expédiés au ciel ». Tous ces événements dramatiques s'étaient déroulés dans la seule journée du 18 février. On raconte qu'au moment de la mort de Jean-Pierre Néel, une nuée lumineuse apparut un instant au-dessus de sa tête : Tay-lou-tche, qui présidait au supplice, s'écria : « Cet homme avait une étoile, je me suis trompé en le tuant. Plus tard, Mgr Faurie, à qui le fait fut rapporté, le commentait ainsi : « Ce prodige n'étonnera personne de ceux qui ont connu M. Néel ; c'était un Saint. »

Le missionnaire et les deux premiers catéchistes avaient déjà rendu leur âme à Dieu quand on essaya une dernière fois, par des promesses et des menaces, d'ébranler la constance de Jean Tchang ; mais celui-ci répondit en ces termes : « A votre volonté ; que vous me tuiez ou non, je ne renierai jamais ma religion ; je ne désire pas vos champs, et ma maison est encore bonne ; je ne désire rien, à part l'éternel héritage du ciel de Dieu. » Son souhait fut réalisé, car la main du bourreau l'envoya aussitôt rejoindre ces compagnons.

Les reliques et le culte des martyrs.

Les païens avaient laissé les corps des martyrs sur le lieu du supplice. Les loups les dévorèrent avant qu'on eût pu les recueillir. Seules les têtes, qui avaient été exposées sur le rempart, purent être soustraites par des chrétiens. Ils les apportèrent à Mgr Faurie, qui, après avoir lavé ces chefs vénérables, encore souillés de boue et de sang, les cacha dans une urne de faïence et, de nuit, les inhuma dans un champ désert ; puis, lorsqu'on ne craignit plus de perquisitions, il en fit la reconnaissance officielle, en y joignant le chef de la vierge Lucie Y qui avait été décapitée le 19 février. Une seconde reconnaissance eut lieu le 26 janvier 1893. Dès le 9 mai 1878, les cinq martyrs de Kay-Tchéou étaient déclarés vénérables.

Le 2 mai 1909, ils furent béatifiés par Pie X, en même temps que vingt-neuf autres témoins du Christ en Extrême-Orient, savoir neuf martyrs de Chine, dont le bienheureux François de Capillas, Dominicain (…1648) ; treize martyrs de Cochinchine, dont un évêque, le bienheureux Etienne-Théodore Cuénot, et sept martyrs du Tonkin, dont les bienheureux Pierre-François Néron et Jean-Théophane Vénard. A cette cérémonie, la famille du bienheureux Jean-Pierre Néel offrait un spectacle particulièrement touchant : à sa tête, venaient les deux sœurs du martyr, et le groupe comptait tant de prêtres et de religieuses que, n'eût été la diversité des costumes, on eût cru voir une communauté assistant à la glorification de son fondateur.

A. P.

Sources consultées. – I Venerabili servi di Dio Stefano-Teodoro Cuenot, vescovo, con 32 compagni martiri... (Rome, 1909). – Adrien Launay, M.E., Les Bienheureux martyrs des Missions Etrangères (Paris, 1929). – (V.S.B.P., n° 1532.)

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BIENHEUREUSE LUCIE YVierge martyre chinoise (1813-1862).

Fête le 19 février.

La Providence a voulu de tout temps associer la femme chrétienne à la grande œuvre de la diffusion de la foi dans le monde, et si son sexe et sa faiblesse ne lui permettent pas de remplir les fonctions ecclésiastiques, elle n'en reste pas moins la coopératrice de l'apôtre sur le terrain plus modeste de la charité et de l'enseignement. C'est ainsi qu'en Chine, dans les moments les plus difficiles de la persécution, nous rencontrons aussi de ces généreuses chrétiennes, dont l'abnégation et le courage méritent d'être proposés aux femmes d'Europe. Cette biographie d'une martyre montrera une fois de plus que la femme chinoise, si méprisée en son pays, est capable d'atteindre aux plus sublimes vertus.

Une sage folie.

Lucie Y, plus souvent appelée Y Kou-po, du nom que les chrétiens ont l'habitude de donner aux jeunes filles qui font profession de virginité, naquit vers 1813 à Houanglongtchen, sous-préfecture de Laomientcheou, province de Sutchuen. Cette province a une population si compacte que, malgré la richesse de son sol, elle parvient difficilement à la nourrir. Aussi voit-on assez souvent un certain nombre de ses habitants passer dans les régions voisines, en particulier dans le Kouytcheou, où ils espèrent gagner avec moins de peine le pain quotidien. C'est à un exode de ce genre que Lucie Y dut la joie et la gloire de verser son sang pour Jésus-Christ.

La future martyre avait quatre frères ou sœurs et était née la dernière ; aussi l'appelait-on quelquefois Yao-mang, qui veut dire « la plus jeune ». Aussitôt après sa naissance, elle reçut les sacrements de baptême et de confirmation. Vers l'âge de 15 ans, elle commença à étudier la doctrine chrétienne chez Lieou-Ta-Koupo, alors maîtresse d'école à Ykotong, village situé à deux jours et demi de marche. « Deux ou trois ans auparavant, a raconté Lucie, mon frère Paul Y Tin-song, voulant absolument me marier, m'avait fiancée contre mon gré. Mais comme je m'étais proposé de garder la virginité, j'usai de ruse, et simulai la folie jusqu'à ce que la famille de mon fiancé eût rendu les gages donnés par mon frère. »

« Cette simulation fut telle, dit le P. Launay, que tout le monde s'y trompa. Lucie s'emparait des fruits ou des pâtisseries qu'on offrait aux visiteurs, enlevait aux buveurs leurs tasses à thé, touchait à tout avec une maladresse parfaite. Elle gardait un mutisme absolu pendant quelques jours ; puis, brusquement, elle allait au-devant des étrangers et les invitait à entrer dans la maison ; elle chaussait ses souliers à l'envers, parfois même elle les quittait, chose absolument contraire à la modestie chinoise, et les jetait dans la rue… »

Témoin de ces actes bizarres, la famille du fiancé conclut : « Certainement, cette jeune fille est folle. » On rendit donc les gages échangés, et le fiancé chercha une autre épouse.

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Vie de prière, de travail, de silence, et de pérégrinations.

Lucie avait 18 ou 20 ans lorsqu'elle tomba gravement malade ; elle fut soignée et guérie par son second frère, le médecin Jean Y. Pendant sa convalescence, à la suite d'une conversation où il avait été question de persécution, elle demanda à son frère :

- De quelle province sont les martyrs dont j'ai entendu parler ? - De la province du Kouytcheou.- Pourquoi n'allons-nous pas dans ce pays ?- Qui donc pourrait émigrer en des contrées si éloignées ? répliqua le médecin.L'entretien en demeura là.Après sa guérison, Lucie mena chez ses parents une vie très édifiante, priant, étudiant, se livrant

au travail manuel et enseignant la doctrine chrétienne à quelques parentes ou amies ; elle parlait peu et demeurait autant que possible dans sa chambre ; chaque jour elle se levait de grand matin et se livrait à une longue méditation ; ensuite elle réveilla toute la famille pour réciter la prière en com-mun. Le soir, elle priait fort tard, et la nuit elle abrégeait assez souvent ses heures de repos.

En 1833, avec l'approbation de Mgr Fontana, vicaire apostolique du Sutchuen, le P. Tchong choisit Lucie pour instruire les filles du chrétien Yang Tan-Kouan. De là, l'institutrice passa à Yuinkiaouan et à Mientcheou, qu'elle habita pendant quatre ans. Quand ses fonctions lui laissaient des loisirs, elle retournait chez elle, et sa piété, son activité, son esprit d'ordre édifiaient les siens.

Après avoir été très prospère, la situation de la famille Y était devenue gênée. Jean Y partit pour Tchongkin, espérant y trouver une clientèle de malades. Au bout d'une année, ayant assez bien réussi, il appela près de lui sa sœur Lucie. Le prêtre indigène Mathieu Lieou apprécia vite les qualités de la nouvelle venue et la chargea de catéchiser les femmes de Tsykouse. Les petits secours que lui procurait son frère Jean Y, les ressources qu'elle tirait de la confection des bas et des scapulaires, les cadeaux des chrétiens lui permettaient de vivre sans rien recevoir de la mission. A trois ans de là, Lucie, après diverses pérégrinations à Tchongkin, à Longki, à Zutsongto, eut la consolation d'adoucir par sa présence les derniers moments de sa mère. Elle rejoignit ensuite son frère Jean Y, qui était allé s'établir à Kouyyang, dans la province du Kouytcheou, où il s'occupait activement de l'œuvre de la Sainte-Enfance, tout en exerçant la médecine.

Désir du martyre. – Amour de l'humilité et de la modestie.

Ainsi, par étapes, et comme par la main, Dieu avait conduit sa servante dans cette province du Kouytcheou, que, depuis longtemps, dans son désir d'y trouver le martyre, elle avait rêvé d'habiter.

L'expression de ce désir se retrouvait souvent sur ses lèvres, et à maintes reprises elle pressa les siens de demander, comme elle-même à Dieu, la grâce de souffrir toutes les tortures et de refuser les présents les plus riches, plutôt que de renier le nom de Jésus-Christ. Elle avait une grande dévotion envers sa patronne, sainte Lucie, ainsi qu'envers sainte Agnès, et elle aimait à entretenir les élèves de la courageuse mort de ces deux vierges. On l'entendait, quand elle était malade, adresser à Dieu cette prière : « Ne me laissez pas mourir de cette maladie, parce que mes péchés sont trop nombreux ; mais faites que je termine ma vie par le martyre pour les expier. »

Quoi qu'elle pensât et dit de ses fautes, ses contemporains ont loué ses vertus, particulièrement son humilité et sa modestie. Aucune femme n'était plus simplement vêtue, et sous ce rapport ses compagnes la citaient comme un modèle. Elle ne prêtait l'oreille à aucun discours mondain et s'occupait fort peu des affaires extérieures. Sa piété était tendre : souvent, en faisant le chemin de la croix, elle versait d'abondantes larmes. Chaque fois que le prêtre passait dans la station qu'elle habitait, elle se confessait et communiait ; à Kouyyang, elle s'approcha très souvent des sacrements. D'une charité particulière pour les pauvres, elle leur faisait largement l'aumône, leur distribuant des vêtements, des aliments et de l'argent.

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Elle était à Kouyyang depuis une année, habitant le petit couvent qu'elle avait préféré à la maison de son frère, parce qu'elle y vivait dans un plus grand recueillement, quand le supérieur de la mission, M. Perny, l'envoya à Pinyue et à Onggan, afin d'enseigner la religion aux femmes catéchumènes. Grâce à son intelligence et à son amabilité, elle y acquit bien vite, comme partout où elle passa, une heureuse influence. Les femmes sur le point de devenir mères se recommandaient à ses prières ; à l'exemple des chrétiennes, les païennes s'adressaient aussi à elle. Lucie feignait de n'accéder à la demande de ces dernières que si elles promettaient d'embrasser le catholicisme. La promesse était souvent oubliée, mais la maîtresse d'école restait l'âme de la famille, ce qui lui donnait la facilité de baptiser les enfants en danger de mort.

Une maladie qui s'aggrave d'une épreuve morale.

La rébellion ayant gagné la région qu'elle habitait, Lucie revint à Kouyyang ; malheureusement, ses craintes avaient été si vives que sa santé en subit le contre-coup. Elle s'affaiblit peu à peu, et enfin tomba gravement malade, vomissant le sang, et parfois délirant. Un soir qu'elle se trouvait seule, elle chanta les Vêpres et d'autres prières ; ses compagnes accoururent, fort étonnées d'en-tendre ces chants prolongés. La supérieure du couvent, Agathe Mong, les deux vierges Agathe Lieou et Marie Ly, ne comprirent rien à cet état. Ces deux dernières, mues par un sentiment de jalousie, se laissèrent même aller à des imputations calomnieuses, attribuant à la maladie de Lucie une cause qui blessait sa vertu. Deux ou trois jours plus tard, l'institutrice ayant mangé des champignons mal cuits en ressentit une indisposition qui se traduisit par une agitation très grande ; et le médecin appelé en consultation confirma au nom d'une science qui lui était bien étrangère les dires d'Agathe Lieou et de Marie Ly. L'écho en étant venu aux oreilles du supérieur de la mission, Lucie fut renvoyée dans sa famille. On était au commencement de la Semaine Sainte, une belle semaine pour souffrir en union avec Notre-Seigneur. Lucie le comprit et supporta sans murmurer l'épreuve qui lui était imposée ; elle quitta le couvent, et le lendemain on la vit assister pieusement à la messe au milieu des simples fidèles, fort édifiés par un tel témoignage d'humilité. Et comme son poste de catéchiste lui avait été enlevé, elle se remit à tisser de la toile pour gagner sa vie.

Collaboratrice du bienheureux Jean-Pierre Néel.

Quelques mois plus tard, Mgr Faurie, devenu vicaire apostolique du Kouytcheou, rappela Lucie Y et la pria de se rendre à Yangtchang pour y instruire les femmes chrétiennes. En la voyant se disposer aussitôt à partir, sa nièce, Paule Y Yunche, étonnée de sa rapide obéissance, ne put s'empêcher de s'écrier :

- L'an passé, le supérieur vous a chassée ; aujourd'hui l'évêque vous dit de revenir. Vraiment, irez-vous ? N'avons-nous plus de riz à vous donner à manger ? Restez avec nous, n'allez pas à Yangtchang.

Lucie répondit avec un profond sentiment de respect et de soumission :- Le supérieur m'ordonna de sortir, je suis sortie ; l'évêque m'ordonne de revenir, je reviens. Je

ne sais qu'obéir.Et elle prit le chemin de Yangtchang. Quelques mois après, Mgr Faurie l'envoya, à Kiachalong,

aider le bienheureux Jean-Pierre Néel. Quand elle s'y rendit, son frère, le médecin Jean Y, qui con-naissait son désir du martyre lui dit ces paroles d'adieu :

- Va, ma sœur, sois obéissante et travaille avec zèle au salut des âmes, comme si tu devais être martyre à la fin de ta campagne.

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Supplice de la bienheureuse Lucie Y.

Et elle lui répondit :- Plaise à Dieu ! Mais je n'ose plus guère l'espérer.Arrivée dans son nouveau poste le 25 décembre 1861, Lucie fut envoyée par Jean-Pierre Néel à

Heoupa, hameau voisin de Kouyyang, mais elle n'y exerça pas longtemps ses fonctions de catéchiste.

Arrestation et interrogatoire de la bienheureuse Lucie.

L'orage, en effet, n'allait pas tarder à s'abattre sur cette belle chrétienté. Le Bienheureux fut emprisonné au mois de février 1862 avec trois indigènes. Lucie fut recherchée, elle aussi, arrêtée quelque temps après, et amenée devant le juge Tay Loutche. Celui-ci lui ordonna de renoncer à sa religion et l'engagea à se marier.

- Je n'abandonnerai pas le nom chrétien, répondit la vierge, et je ne me marierai pas. J'ai plus de 40 ans ; jusqu'à présent j'ai été fidèle à Dieu, j'ai gardé la virginité. J'ai dit et je dis de nouveau je ne veux ni me marier ni apostasier.

- Si vous ne voulez pas vous marier, poursuivit le mandarin, du moins renoncez à la religion chrétienne, et je vous renverrai dans votre famille.

- Je refuse absolument d'apostasier, et je ne consentirai pas non plus à retourner dans ma famille ; je suis ici pour y enseigner la religion chrétienne, je mourrai ici.

Tay Loutche, espérant que la réflexion et les conseils changeraient ces sentiments, fit venir une « kouamey ». Les « kouamey » sont des femmes qui font métier de négocier des mariages ; trop souvent leur moralité laisse à désirer ; celle qui avait la garde de Lucie n'était heureusement pas dans ce cas. Elle ne fit aucune proposition inconvenante à Lucie ; sur la question religieuse seulement elle raisonna en païenne et exhorta sa prisonnière à abandonner la foi.

En entendant un pareil langage, la pauvre vierge laissa échapper cette plainte :- Se peut-il que je sois venue de si loin pour trouver une telle médiatrice !

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Puis, s'adressant à sa gardienne, elle lui dit :- Nous, chrétiens, nous ne changeons pas de sentiments ; jusqu'à la mort nous conservons notre

foi. J'aime mieux mourir que de m'éloigner de Dieu.Et pendant toute la nuit, l'âme profondément émue, Lucie pria Notre-Seigneur de lui accorder la

grâce de la persévérance.

Entretien suprême avec la fille d'un martyr.

Le lendemain, 19 février, de grand matin, elle vit avec bonheur arriver Jeanne Tchang, la fille de Jean Tchang, lequel avait été décapité pour la foi le jour précédent, à Kaytcheou, avec les bienheureux Jean-Pierre Néel, Martin Ou et Jean Tchen. La jeune fille était venue s'enquérir du sort des captifs. Elle avait appris leur mort, vu leurs corps devenus déjà en partie la proie des loups ; puis elle s'était mise à la recherche de l'institutrice.

- Oh ! ma fille ! s'écria Lucie en la voyant entrer, je t'attendais.Et les deux pauvres femmes mêlèrent leurs larmes en songeant à ceux qui venaient de mourir ;

puis Jeanne dit à Lucie :- Les persécuteurs veulent nous prendre, moi, ma mère et ma plus jeune sœur, et nous jeter

toutes au fond d'un lac.La prisonnière exhorta son amie à la confiance et à la persévérance :- Ils me tueront certainement, dit-elle ; mais vous, ne craignez rien ; continuez à prier et à servir

Dieu ; si l'on vous met à mort en vous jetant dans un lac, ou en vous faisant subir un autre supplice, d'un seul pas vous entrerez avec nous dans le paradis.

Elle lui confia ensuite son chapelet et la croix qu'elle portait au cou. Jeanne pleurait, elle voulait encore espérer qu'on ne tuerait pas la maîtresse d'école :

- Détrompez-vous, ma fille, lui affirma Lucie ; je vais mourir, c'est sûr, et je m'en réjouis ; j'ai souvent demandé à Dieu la grâce du martyre, je n'espérais pas qu'il m'exauçât si tôt.

Le martyre.

Ce même jour, vers 10 heures, les soldats viennent chercher la vierge chrétienne pour l'amener devant Tay Loutche.

- Avez-vous réfléchi durant la nuit ? lui demande le juge. Dites moi, quelle est votre résolution, ce matin ?

- J'ai pensé à vos paroles d'hier, et je répète la même chose aujourd'hui.- Ne renoncez-vous pas à la religion chrétienne ?- Moi, votre servante, je n'ai plus qu'un pas à faire pour être dans le ciel, comment pourrais-je

retourner en arrière ?Le mandarin, irrité devant tant de fermeté, ne recule pas devant des insinuations grossières, puis

il ajoute, s'adressant aux soldats : - Enlevez-lui ses vêtements, et qu'on la conduise au supplice ! Lucie tendit les bras en avant

comme pour se protéger :- Nous avons tous une mère, s'écria-t-elle ; en souvenir de la vôtre, m'infligerez-vous cette

honte ?Ainsi rappelé au sentiment des convenances, le mandarin répondit :- Elle a raison, laissez-lui ses habits. Puis il ajouta d'un ton sévère : Maintenant, tu vois que c'est

sérieux, on va te tuer : oui ou non, veux-tu renoncer ?- Non ! Non ! Dix mille fois non !- Eh bien, prononça le mandarin, qu'on lui tranche la tête ! Lucie fut aussitôt emmenée et le

bourreau la frappa de son glaive, mais si maladroitement que la tête ne tomba qu'au troisième coup.

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Un remède peu ordinaire.

Mgr Faurie a raconté en ces termes une guérison obtenue par l'intercession de Lucie :« Le docteur Y, son frère, avait revendiqué le petit bonnet ensanglanté qui était encore sur la

tête de sa sœur quand nous la reçûmes. Or, en ce même temps, la femme de son second fils était à l'extrémité. Il avait épuisé toutes les ressources de son art, et avait fini par lui déclarer qu'il fallait se disposer à mourir. Elle avait reçu les derniers sacrements depuis quelques jours. Le vendredi 7 mars, lendemain du jour où nous avions reçu les têtes des martyrs, le docteur Y, de retour à la ville, va voir sa bru et lui dit :

- Je t'apporte aujourd'hui le seul remède qui me reste ; ranime ta foi. Voici le bonnet ensanglanté de ta tante ; mets-le sur ta tête un instant ; récite dévotement cinq Pater et cinq Ave Maria, et adjure ta tante de montrer son crédit auprès de Dieu.

La prière finie, il retire le bonnet et sort pour aller à notre pharmacie de la Sainte-Enfance, où il réside ordinairement. La jeune femme s'endormit paisiblement. (Elle n'avait pas fermé l'œil depuis quinze jours.) Au bout, de deux heures de sommeil, elle s'éveille et tourne la tête. Sa belle-mère, qui veillait près d'elle, lui demanda ce qu'elle regardait :

- J'entends, dit-elle, une voix qui prie à mon oreille, mais je ne vois personne.Puis elle se rendormit. La même chose se renouvela une seconde fois. A la troisième fois, la

voix qui priait à son oreille termina en disant tout haut :- Mais délivrez-nous du mal. Ainsi soit-il.Cette voix la réveilla entièrement.Elle se dit aussitôt à elle-même : « Est-ce que je vais mourir ? »A ce moment, nous terminions les nocturnes des morts. La malade sentit en même temps, dit-

elle, comme une odeur de sang encore fumant. Un moment après, il lui prend la fantaisie de se lever. Elle le fait sans difficulté, s'assied près du feu et demande à manger. Après quelques jours de convalescence, elle est venue entendre la messe en action de grâces. Tous les chrétiens regardent cette guérison comme miraculeuse. »

Reliques et culte de la bienheureuse Lucie.

Sur l'ordre formel de Tay Loutche, le corps de la martyre avait été inhumé, mais des voleurs le déterrèrent pour s'emparer des vêtements qui le recouvraient, et le cadavre abandonné sur le bord de la fosse fut dévoré par les loups pendant la nuit.

Quant au chef vénérable de cette vaillante femme, les chrétiens le rapportèrent à Kouyyang avec ceux de Jean-Pierre Néel et de ses trois compagnons. Il était littéralement haché et couvert de sang. Les cinq chefs furent placés dans une longue caisse à cinq compartiments remplis de chaux en poudre que l'on déposa dans le caveau de Mgr Albrand, à Kouyyang. Le 26 janvier 1883, au cours d'une visite canonique, cette caisse fut retrouvée intacte et à la même place que Mgr Faurie lui avait assignée en 1862. Le 2 mai 1909, Lucie Y et les quatre autres martyrs de Kaytcheou ont été béatifiés par Pie X avec vingt-neuf autres témoins du Christ en Extrême-Orient.

Denys Hutte.

Sources consultées. – R.P. Adrien Launay, de la Société des Missions étrangères de Paris, Les trente-cinq vénérables serviteurs de Dieu : Français, Annamites, Chinois, mis à mort pour la foi en Extrême-Orient, de 1815 à 1862 (Paris, 1907). – (V.S.B.P., n° 1549.)

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SAINT EUCHEREvêque d'Orléans (687-738)

Fête le 20 février.

L’Eglise d'Orléans s'honore de présenter au monde chrétien une succession d'évêques remarquables par les qualités les plus variées et par une sainteté que la gloire de la canonisation ou du culte public légitimement reconnu a consacrée définitivement. La tradition de cette Eglise, conforme en cela à celle de l'antique Eglise de Sens, fait remonter son origine aux temps apostoliques. Son premier évêque, saint Altin, aurait été, d'après cette tradition, un des soixante-douze disciples de Notre-Seigneur, envoyé dans les Gaules par le prince des apôtres, avec les saints Savinien et Potentien, fondateurs de la chrétienté sénonaise. Et, depuis lors, le martyrologe romain a enregistré les noms de sept de ses pontifes.

Parmi eux est saint Eucher, qui vécut à la fin du VIIe siècle et couronna sa vie, en 738, par une mort précieuse devant Dieu, rendue plus méritoire encore par l'épreuve de la persécution et de l'exil.

Nobles origines de saint Eucher. Sa naissance annoncée par un ange.

La terre orléanaise qui, dans les siècles antérieurs, avait produit saint Aignan, évêque d'Orléans, saint Loup, archevêque de Sens, et nombre d'autres Saints et Saintes honorés d'un culte public, allait préparer dans la personne d'Eucher une fleur nouvelle de sainteté. C'est, en effet, à Orléans que vint au monde celui qui devait, lui aussi illustrer cette Eglise et embaumer d'autres régions encore du parfum de ses vertus. La ville d'Orléans était, au temps des premiers rois de France, la capitale d'un royaume, et les familles les plus distinguées y avaient leur demeure. Les parents d'Eucher appartenaient à ces nobles familles, mais ils ajoutaient à l'éclat de leur nom celui d'une éminente piété. Nous verrons plus loin que son oncle Soavaric, ou Suevaric, fut évêque d'Orléans ; presque à la même époque un autre évêque d'un nom similaire, Savaricus, avec qui le premier a été confondu, occupait le siège d'Auxerre. La mère d'Eucher profitait des loisirs que lui donnait sa haute position sociale pour s'adonner aux exercices de la religion, et l'une de ses occupations favorites était d'assister presque quotidiennement aux offices liturgiques célébrés dans les églises.

Dieu voulut montrer à ces époux chrétiens combien il estimait cette vie qui se partageait entre l'accomplissement des devoirs d'état et le service religieux. Il se servit pour cela d'un songe, comme il le fit maintes fois dans le cours de l'histoire, soit du peuple juif, soit du peuple chrétien, selon les récits que nous en donnent et l'Evangile lui-même et la Vie des Saints.

Quelque temps avant la naissance d'Eucher, sa mère vit en songe un homme vénérable, vêtu d'une blanche tunique et les yeux brillant de l'éclat des pierres précieuses. Il s'approcha d'elle et lui dit : « 0 femme bénie du Seigneur, j'ai reçu mission de vous annoncer que l'enfant dont vous attendez la naissance est appelé à une haute destinée : il sera évêque de cette ville ; Orléans sera illustrée par ses vertus, et par lui s'opérera le salut d'un grand nombre. »

En entendant ces paroles, l'heureuse mère fut remplie d'une joie sans égale, et elle pria celui en qui elle voyait un ange de Dieu de ne point la quitter sans lui avoir donné sa bénédiction, à elle et à son enfant. Ce que fit l'envoyé du Seigneur. A son réveil, elle raconta à son époux le songe merveilleux, et ensemble ils remercièrent Dieu de la grâce annoncée, attendant avec confiance la réalisation de la céleste promesse.

C'est en 687 que se produisit l'heureux événement.

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Baptême et première éducation de saint Eucher.

En vertu d'un usage que réprouve la discipline actuelle de l'Eglise, les enfants n'étaient pas obligatoirement présentés au baptême dès leur naissance. Il n'y a pas à douter que les inconvénients résultant de cet usage n'aient attiré l'attention de l'Eglise et déterminé sa décision, consacrée depuis des siècles, de ne point différer le baptême des enfants. Eucher ne reçut donc que tardivement la grâce de ce sacrement. Ses parents voulaient que leur enfant prédestiné fût baptisé par un Saint, et ils le conduisirent à saint Ansbert ou Aubert, évêque d'Autun depuis 696. Ayant appris ce que devait être cet enfant de bénédiction, le pontife demanda d'être son parrain, et il lui administra, aussitôt après le baptême, le sacrement de confirmation.

L'enfant, dont les parents ne perdaient pas de vue les hautes destinées, fut initié aux sciences ecclésiastiques dès l'âge de sept ans, dans la mesure où le permettait son intelligence. Le soin de son éducation fut confié à des maîtres qui, pendant plusieurs années, cultivèrent son esprit et formèrent son cœur par une discipline conforme aux desseins providentiels. L'esprit précoce et les qualités morales du jeune homme répondaient d'ailleurs merveilleusement à tous les efforts tentés pour lui inspirer le goût des sciences humaines et divines. Il sut mener de front les unes et les autres, et les Saintes Ecritures aussi bien que les lois canoniques furent l'objet de toutes ses attentions et lui assurèrent tous les succès.

Le danger pour lui eût été de céder à l'orgueil. Il est si facile de se laisser enfler par la science  ! Il évita cet écueil en cultivant avec non moins d'ardeur les vertus chrétiennes et surtout l'humilité qui devint sa sauvegarde.

Les mortifications les plus dures ne l'effrayaient pas. Il trouvait dans la pratique de cette vertu une force de résistance qui lui permettait de triompher de tous les assauts du démon.

Entré de bonne heure dans les rangs du clergé d'Orléans, il s'y distingua par l'accomplissement de fonctions importantes qui le préparaient, à son insu, à sa future mission d'évêque.

Saint Eucher religieux à Jumièges.

Mais avant de l'appeler à cet emploi sublime, Dieu voulut qu'il trouvât dans l'état religieux un moyen de plus pour avancer dans la perfection évangélique. L'étude de la Sainte Ecriture lui donna la notion juste des choses de ce monde. Il apprit dans la lecture et la méditation des Epîtres de saint Paul la vanité des biens terrestres et l'inappréciable valeur des biens éternels, et il résolut de renoncer à ce qui passe pour s'attacher à ce qui est durable.

Dans cette disposition d'âme, il fixa son choix sur le monastère bénédictin de Jumièges, fondé en 655 par saint Filbert ou Philibert, sur les rives de la Seine à quelques lieues en aval de Rouen. Elle était dans son premier éclat et Eucher espérait y ensevelir sa vie et gagner le ciel. En cette maison de prière et de travail il allait commencer à réaliser les desseins que Dieu avait sur lui, en immolant la nature. En effet, celui qui avait été dans sa jeunesse le modèle des étudiants devenait, à 27 ans, le modèle des moines par sa régularité et la pratique parfaite des vertus de son nouvel état. Sa dévotion envers la sainte Eucharistie lui faisait trouver trop court le temps qu'il passait devant l'autel. Il puisait d'autre part dans sa dévotion envers la Sainte Vierge l'amour de la pureté ; c'était un ange dans un corps mortel.

L'évêque d'Orléans.

Au temps où Eucher se perfectionnait ainsi dans le cloître, le siège épiscopal d'Orléans était occupé par son oncle Soavaric. Terminant par une sainte mort une vie de labeur et d'édification, l'évêque était aller recevoir au ciel sa récompense (717). Le clergé et le peuple, auxquels était dévolu à cette époque le choix des évêques, s'unirent, d'un commun accord, pour demander Eucher

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comme successeur de Soavaric. Il fallait, pour l'obtenir, l'assentiment d'un homme dont la puissance venait de s'affirmer, Charles, duc d'Austrasie, le futur « marteau » des Sarrasins, et qui allait, comme « maire du palais », gouverner la Neustrie et l'Austrasie sous l'autorité d'un roi fantôme.

Les députés orléanais présentèrent au duc leur requête, et ils le supplièrent avec larmes de faire droit à leur demande, au nom de la fidélité qu'eux-mêmes avaient toujours témoignée à leur prince. Comme gages de cette fidélité ils lui offrirent de magnifiques présents. Charles Martel accéda volontiers à leurs désirs, et, afin de manifester son plein agrément, il fit accompagner la délégation par un de ses officiers, avec mission de se rendre à Jumièges, de tirer de gré ou de force le jeune moine Eucher – il n'avait guère plus de 30 ans – de sa solitude et de le conduire à Orléans pour y être sacré évêque.

Comment décrire la stupéfaction de l'humble religieux lorsqu'il apprit ce que l'on attendait de lui ? Il supplia ses frères en religion de ne point permettre qu'on l'arrachât de cette maison où il avait résolu de vivre et de mourir. Malgré leur profonde affection pour l'élu, les religieux ne voulurent point s'opposer aux suffrages du peuple orléanais, et Eucher dut quitter pour n'y plus revenir le pieux asile qui lui était si cher. Il le fit après avoir obtenu l'assurance que ses frères l'aideraient de leurs prières à porter le fardeau de l'épiscopat. Le nouveau pasteur reçut à Orléans un accueil triomphal : le peuple, tout le clergé de la ville et du diocèse, des évêques des cités voisines même, se portèrent à sa rencontre et lui prodiguèrent les témoignages de la plus profonde vénération.

Ministère pastoral de saint Eucher. – Ses œuvres.

Le ministère pastoral d'Eucher, qui commença vers l'an 717, fut celui que tous les saints évêques se font un devoir d'accomplir. La note particulière qu'il imprima à son épiscopat fut la visite assidue des églises de son diocèse, une vigilante sollicitude pour son clergé et le souci de l'instruction de son peuple auquel il dispensait sa parole toujours pleine de sagesse et de prudence. L'expérience que lui avait donnée sa vie religieuse du grand bienfait que représente pour l'Eglise les Ordres monastiques l'incita à consacrer une notable partie de ses ressources personnelles à fonder des monastères ; il aimait à les fréquenter lorsque ses fonctions épiscopales lui en laissaient le loisir.

Tant de zèle déployé pour le bien de tous augmentait chaque jour, de la part de ceux qui en recueillirent le bénéfice, une vénération pour sa personne et une sainte émulation d'obéissance à ses avis ou à ses ordonnances.

Charles Martel et les biens de l'Eglise. – Résistance énergiquede saint Eucher.

On a peine à croire que le vengeur de la chrétienté, le vainqueur des Sarrasins à Poitiers, le sauveur de l'Eglise de France, ait terni sa gloire par des usurpations sacrilèges de biens ecclé- siastiques. Il est malheureusement trop vrai que cette flétrissure reste attachée à son nom. Cet outrage a été si sensible à l'Eglise que des écrivains, d'ailleurs sans autorité, n'ont pas craint de déclarer qu'un jour Eucher avait appris par révélation que Charles Martel était en enfer. Cette affirmation est de pure invention et ne mérite aucune créance. La mémoire de Charles Martel n'en est pas moins entachée de ce fait qu'il paya sans aucun scrupule les services de son armée en disposant des biens des églises, des abbayes et même des évêchés. Les frais de ses guerres l'entraînèrent à ces déplorables excès que ne justifient pas les victoires remportées sur les ennemis du nom chrétien. Un des premiers à se plaindre de ces usurpations fut l'évêque d'Orléans qui ne craignit pas d'adresser au prince lui-même une sévère admonestation :

- Comment, s'écria le prélat, vous que Dieu a choisi pour protéger l'Eglise et la défendre contre ses ennemis, osez-vous abuser de votre puissance pour l'opprimer vous-même ? Songez, ô prince ! que Jésus-Christ, au jour du jugement, vous demandera compte des maux que vous aurez fait souffrir à ses membres. Il considère comme son bien propre le bien de ses fidèles, et malheur à celui

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qui leur ôte ce bien, parce qu'il s'attaque à Dieu même !Il est vrai que certains historiens ont atténué la faute de Charles Martel et présenté sous un

aspect moins sévère les observations que fit Eucher au vainqueur des Sarrasins. Ce seraient, d'après eux, non pas les usurpations du prince qu'Eucher aurait incriminées (la nécessité où se trouvait Charles de récompenser la noblesse franque pouvant servir d'excuse aux mesures qu'il avait prises), mais les concussions dont se rendaient coupables les commissaires royaux dans la levée des impôts. Ce qui est certain, c'est que les sentiments du prince à l'égard d'Eucher changèrent entièrement.

Dans l'état d'esprit où se trouvait Charles Martel, ce langage apostolique eût suffi pour l'irriter. D'habiles flatteurs, dont la vertu et la fermeté d'Eucher condamnaient la conduite, profitèrent de ces dispositions du maire du palais pour essayer de perdre l'évêque. Ils inventèrent sur son compte des calomnies de toutes sortes ; ils éveillèrent la susceptibilité de Charles en représentant le prélat comme un homme séditieux, un ennemi de sa famille ; l'accusant d'avoir encouragé les menées politiques en faveur de la dynastie des Mérovingiens, d'être du parti de Rainfroi, maire du palais qui s'était mis à la tête des Neustriens révoltés contre la domination de l'Austrasie, et qui avait essayé de rétablir le roi Chilpéric II sur le trône de Neustrie. Enfin, ils lui firent entendre qu'en exilant le pontife il se débarrasserait d'un adversaire dangereux.

Charles Martel était alors dans tout l'éclat de sa gloire. Il venait de faire face aux 400 000 Sarrasins qui avaient envahi la France après avoir dévasté l'Espagne et qui se proposaient de faire subir le même sort aux pays des Francs. 300 000 hommes étaient restés sur le champ de bataille de Poitiers, alors que l'armée chrétienne n'avait perdu que 1500 soldats. Le marteau des Sarrasins était devenu le sauveur de la chrétienté. On s'explique dès lors, dans une certaine mesure, l'attitude de ce vainqueur en face du blâme que lui infligeait l'Eglise dans la personne de ses évêques, à lui qui se considérait comme l'auteur de leur salut. Le temps des faveurs était donc passé pour Eucher, et le complot tramé contre lui allait obtenir un plein succès.

Charles, passant par Orléans au retour de sa victoire, ordonna à l'évêque de le suivre à Paris, d'où il l'envoya avec tous ses parents en exil à Cologne (733). Les ennemis d'Eucher avaient donc gain de cause ; ils servaient en même temps leurs intérêts personnels, car ils espéraient, en faisant exiler le prélat avec tous les siens, réussir à se faire attribuer les grands biens patrimoniaux que sa famille possédait à Orléans.

L'exil.

Seize ans s'étaient écoulés depuis qu'Eucher avait pris possession du siège épiscopal d'Orléans, et chacune de ces années n'avait fait que resserrer les liens entre le pasteur et le troupeau. La sage administration du pontife, sa charité et toutes les vertus dont il donnait un constant exemple, lui avaient concilié les cœurs de ceux que n'aveuglait pas la haine du bien. Aussi, lorsque le moment fut venu ce faire ses adieux à ce peuple qu'il ne devait plus revoir, on entendit chez tous les fidèles comme l'explosion d'une immense douleur. S'élevant au-dessus des sentiments humains, le Père fit entendre à ses enfants le langage de la foi ; il leur montra dans ce cruel événement la conduite de la Providence et leur prêcha la résignation à la volonté de Dieu. L'exilé fut reçu à Cologne comme un envoyé de Dieu et comme la victime de la persécution la plus injuste. Le clergé et le peuple s'efforcèrent de lui faire oublier sa disgrâce et de lui donner l'illusion qu'il se retrouvait au milieu de ses diocésains. Cette popularité porta ombrage à Charles Martel ; le duc fit enlever secrètement Eucher qui fut déporté à Liège et fut confié à la garde du duc Robert. Celui-ci ne tarda pas à reconnaître les qualités de son illustre prisonnier ; il l'entoura de toutes les marques de la plus grande vénération et le chargea, comme son aumônier, de distribuer aux pauvres ses libéralités.

Dernières années et mort de saint Eucher.

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Les aspirations de l'évêque exilé étaient plus élevées. Privé de son siège, recueillant partout où l'envoyait la jalousie de ses ennemis les hommages les plus éclatants de l'estime et de la vénération publique, Eucher voulait la paix et le silence du cloître pour terminer dans une union complète avec Dieu une vie qu'il lui avait consacrée tout entière. Il demanda donc au duc Robert de lui permettre de se retirer auprès des religieux du monastère bénédictin de Saint-Trond, non loin d'Hasselt, dans le Limbourg, ce qui lui fut accordé. C'est là qu'il passa les six dernières années de sa vie, partageant son temps entre la prière et la pratique des vertus religieuses et faisant l'édification de tous ceux qui l'enfermaient. Dieu se plut à achever l'œuvre de la sainteté de son serviteur en le soumettant à l'épreuve de la maladie qu'il supporta avec une patience héroïque. Lorsque le Créateur jugea le moment venu de récompenser les sacrifices de l'exilé en l'appelant aux joies de la céleste patrie, il le retira de ce monde le 20 février de l'an du Seigneur 738 (d'autres disent 743).

Eucher reçut sa sépulture dans l'église de Saint-Trond, et il s'opéra à son tombeau de nombreux miracles par la vertu de ses précieuses reliques. On remarqua entre autres merveilles que des cierges, mis à son sépulcre, brûlèrent longtemps sans se consumer ; et même l'un d'eux étant tombé sur le drap qui le recouvrait, continua à brûler sans communiquer la flamme aux objets inflammables qui l'entouraient ; une autre fois, l'huile des lampes que l'on entretenait devant le tombeau se multiplia au point de remplir sept autres lampes semblables, et elle guérit plusieurs malades, en particulier des aveugles. Un ossement du bras de saint Eucher fut envoyé solennellement à l'Eglise d'Orléans par l'abbaye de Saint-Trond, en l'an 1606. Les différents martyrologes qui contiennent l'éloge de saint Eucher font ressortir que les miracles obtenus par son intercession sont la juste compensation des persécutions qu'il subit de la part de ses calomniateurs.

Chanoine L.-F. Labroise.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. III de février (Paris et Rome, 1865). – Godescard, Vie des Saints et des Pères de l'Eglise. – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. II (Paris, 1897). – (V.S.B.P., n° 313.)

................PAROLES DES SAINTS

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Jésus est la vigne.

« Je suis la vigne, vous êtes les branches ; celui qui demeure en moi et en qui je demeure porte beaucoup de fruit, parce que, sans moi, vous ne pouvez rien faire. » Ainsi les branches tiennent à la vigne, sans lui rien apporter, mais en en recevant tout ce dont elles vivent ; mais la vigne est de telle manière dans les branches qu'elle leur apporte l'aliment vital qu'elle ne reçoit pas d'elles...

Même si la branche porte peu, le vigneron l'émonde, afin qu'elle porte davantage ; toutefois, si elle ne demeure attachée à la vigne, et ne vit de sa racine, elle ne peut porter elle-même si peu de fruit que ce soit. Les ceps de vigne sont d'autant plus méprisables, s'ils ne demeurent pas attachés à la vigne, qu'ils seraient plus féconds en y demeurant ; retranchés d'elle, ils ne sont utiles aux vignerons pour aucun usage ; nul artisan n'en tire parti. Une seule chose entre les deux convient au rameau : ou la vigne, on le feu ; s'il n'est pas attaché à la Vigne, il sera dans le feu ; donc, pour qu'il ne soit pas dans le feu, qu'il demeure attaché à la vigne.

Saint Augustin.

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SAINTE IRÈNESœur de saint Damase, Vierge, à Rome (… 379)

Fête le 21 février.

Depuis le début de la propagation du christianisme à Rome, la vertu de pureté et l'état de virginité n'avaient cessé d'être honorés parmi les chrétiens. L'hagiographie abonde en noms de saintes femmes, épouses modèles, vertueuses veuves, vierges consacrées sans retour à Celui qui « se complaît parmi les lis ».

La virginité chrétienne à Rome au IVe siècle.

Le IVe siècle connut dans cet ordre d'idées un mouvement de renouveau, une merveilleuse efflorescence qu'inspira en partie la connaissance des héroïques mortifications pratiquées en Orient et en particulier dans les déserts de l'Egypte, des conversions mémorables de femmes : actrices, danseuses, et d'autres pires encore, dont la beauté avait été pour beaucoup un agent de perdition et qui achevaient leur vie de péchés dans des pénitences qui faisaient frémir.

Lorsque des récits de ce genre parvenaient aux oreilles des chrétiennes de Rome, appartenant aux classes élevées, comment leurs âmes ne se seraient-elles pas enflammées ? Parmi ces patriciennes, plusieurs, assoiffées de perfection, se sentaient comme honteuses de mener une existence sans doute très honnête, très vertueuse même, mais trop commode à leur gré, que n'aiguillonnait plus la menace de la persécution. C'est ainsi que l'on verra se constituer peu à peu de petits cénacles, des couvents avant la lettre, où des jeunes filles, des femmes, suivant les conseils de quelque prêtre éminent par sa vertu ou par son savoir – ici l'on pense tout de suite à saint Jérôme – s'initient aux secrets de la vie parfaite en même temps qu'elles approfondissent l'étude des saintes lettres. D'autres enfin restent dans leurs familles mais s'isolent dans la partie la plus retirée de leurs somptueuses demeures, et y vivent, telles des recluses, n'ayant avec le monde extérieur que les rapports strictement indispensables, pratiquant les vertus religieuses exactement comme le font de nouveau, au XXe siècle, certaines chrétiennes aspirant au cloître, objet de tous leurs vœux, mais retenues temporairement au dehors par quelque obligation de famille, par l'état de leur santé ou par des oppositions irréductibles. C'est dans cette atmosphère que va se dérouler la carrière terrestre d'Irène, aussi appelée Hirène, Erène ou Heira ; ce nom dérive du grec Eirénè, qui signifie « la Paix ».

Origine espagnole de la famille de sainte Irène.

De nombreuses obscurités entourent les origines d'Irène et, par conséquent, du Pape Damase, son frère. La famille est revendiquée depuis des siècles par l'Espagne ; aux environs de 1830, François Pérez-Bayer publiait un mémoire, dans lequel il s'efforçait de démontrer que saint-Damase et saint Laurent étaient bien de la péninsule ibérique. Pour ne parler ici que de Damase et de sa sœur qui fait l'objet de cette notice, la position n'a pas beaucoup varié depuis un siècle. Car on ne sait pas ni de quel lieu ni même de quelle province la famille était originaire. Il est permis de croire, en tout cas, que, quel que soit le lieu de naissance d'Irène, son père et peut-être sa mère venaient d'Espagne. Cette opinion est autorisée par le Liber pontificalis qui, parlant du Pape Damase, le dit natione hispanus, et fils d'Antoine.

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Sources de la biographie de sainte Irène.Les inscriptions damasiennes.

Les quelques « Actes » de la vierge Irène que nous possédons, proviennent d'un très ancien martyrologe espagnol ; la découverte en est due au P. Thomas de Herrera, de l'Ordre des Augustins, recteur provincial de la province de Castille, auteur d'un Alphabet augustinien qui fait honneur à son jugement. Ces Actes furent édités, d'après le martyrologe en question, par Jean Tamayo Salazar, dans son Martyrologe espagnol, au 21 février parce que c'est la date indiquée dans les Actes pour la mort de la Sainte. La seconde source, d'ailleurs peu abondante, d'informations sur Irène, consiste dans quelques-unes des nombreuses inscriptions composées par son frère Damase.

L'un des côtés les plus caractéristiques de la physionomie de ce Pape est son culte passionné pour les martyrs de la Rome des premiers siècles, son désir d'empêcher l'oubli d'envelopper leurs noms. Pour cela il recourut à des inscriptions, et comme il possédait un vrai talent de versificateur – saint Jérôme dit qu'il composait avec élégance – ces inscriptions sont métriques, c'est-à-dire qu'elles comportent un mètre, une mesure, un rythme ; il les faisait graver, du moins à partir d'une certaine époque, par un artiste nommé, ou mieux surnommé, Philocalus (Ami du beau), dont le dessin est si personnel que ses caractères ont mérité d'être appelés « philocaliens ».

Ce que Damase a fait pour les martyrs inhumés aux Catacombes, il l'a renouvelé pour sa famille, pour son père, pour sa mère ; de même aussi et en termes particulièrement touchants, pour sa sœur cadette Irène. C'est à cela que nous devons les quelques précisions – qui ont d'autant plus de valeur qu'elles sont plus rares – qui viennent s'ajouter aux données des anciens Actes.

Mais nous devons avouer la survivance de nombreuses obscurités, notamment la difficulté de concilier la chronologie avec ce qu'on sait de l'âge de Damase lors de son élection ; Irène est morte en 379, âgée de 24 ans à peine ; ce qui la fait naître en 355, alors que son frère aîné avait déjà 50 ans ; mais cela suppose que la mère aurait été âgée d'au moins 65 ans lors de la naissance de sa fille. Il est difficile de se prononcer. L'avenir apportera peut-être aux historiens des documents nouveaux pour résoudre ces difficultés.

Enfance de sainte Irène. – Le culte des martyrs.

Nous avons dit que le père d'Irène avait nom Antoine. Ce personnage était un écrivain, qui fut successivement lecteur (l'un des ordres mineurs), diacre, puis prêtre. Damase lui-même l'affirme dans une inscription placée en l'église Saint-Laurent in Damaso. Quant à la mère d'Irène et de Damase, elle s'appelait Laurence ou Laurentia, comme le précise une autre inscription placée par le même Pontife dans la sépulture de famille, sur laquelle nous aurons à revenir. Les deux époux étaient peut-être venus d'Espagne à Rome ; était-ce avant ou après leur union, nous ne le savons pas davantage. Ce qui est certain, c'est qu'ils habitaient la capitale de l'Empire, le centre de la chrétienté.

D'Antoine, son fils dit qu'il avait été un exceptor ; ce mot signifie un notaire de l'Eglise à l'époque des persécutions ; que de souvenirs, par conséquent, ont dû être évoqués dans ce vertueux foyer !

Les martyrs y sont restés l'objet d'un culte fervent. Moins d'un demi-siècle s'était écoulé depuis la pacification de l'Eglise : le paganisme survivait avec des ressauts spasmodiques d'influence, comme un monstre frappé à mort et qui s'efforce de revenir à la vie.

Et puis Damase lui-même ne rappellera-t-il pas plus tard, comme un de ses plus importants souvenirs d'enfance, qu'il a connu un bourreau de la dernière persécution, qu'il a pu le questionner sur le martyre des saints Pierre et Marcellin ?

Irène, de même que son frère, a grandi dans une atmosphère d'épopée et d'héroïsme comparable à celle où se trouvaient en France les enfants de vers 1830, qui entendaient des lèvres de leurs parents le récit des massacres de la Révolution ou des guerres de Vendée.

Bien souvent, dit l'ancien biographe, Irène passait les nuits en prière avec sa pieuse mère dans

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les Catacombes. Servante dévouée au Christ, elle ne se lassait point de lui demander pour elle-même, pour ses parents, le pardon de ses péchés et la vie éternelle. Encore ne faut-il pas se représenter la jeune fille et sa mère sans cesse cachées dans l'obscurité des cryptes. Les églises se faisaient nombreuses à Rome : pour nous en tenir à un seul pontificat, saint Sylvestre, qui monta sur le siège de Pierre au moment de la pacification et régna de 314 à 335, eut la joie de voir les foules acclamer le Christ dans la basilique, justement dénommée « constantinienne », de Saint-Jean de Latran ; dans la nouvelle basilique des Saints-Pierre et Paul, dans les églises des Saints-Pierre et Marcellin, Saint-Laurent, Sainte-Agnès hors les murs, Sainte-Croix-de-Jérusalem, Saint-Martin aux Monts ; mais cette liste elle-même ne prétend pas à être complète.

Charité de sainte Irène. – Mort de son père.

En elle la sainteté grandissait avec l'âge, et avec la sainteté un tel amour de Dieu et une telle charité envers les pauvres, que bien qu'elle assurât chaque jour la subsistance de plusieurs malheureux affamés, sa généreuse compassion resta toujours inconnue de ses parents et de son frère. D'après l'épitaphe de Laurence, et si l'on interprète correctement une expression assez peu nette, Antoine serait mort de bonne heure ; quant à sa veuve, qui s'était consacrée à Dieu, elle lui survécut de longues années, avant de mourir nonagénaire. Cette dernière indication nous parait plus exacte que l'opinion d'après laquelle Irène serait demeurée complètement orpheline.

Dans la maison de saint Damase.Situation du haut clergé de Rome vers 450.

En tout cas, la jeune fille reçut l'hospitalité dans la maison de son frère, qui, depuis longtemps engagé dans l'état ecclésiastique, occupait une situation très élevée et exerçait une haute influence. En 355, il était, en effet, diacre de l'Eglise romaine, ce qui représente l'équivalent de la dignité cardinalice, et sa personnalité était, ainsi que le prouva l'événement, l'une de celles à qui l'on pouvait penser comme devant occuper dignement un jour le trône pontifical.

Pour permettre de mieux comprendre la situation d'Irène, nous pouvons reconstituer le train de vie d'un prince de l'Eglise à son époque. Nous allons d'abord citer le témoignage d'un écrivain païen, Ammien Marcellin :

« Quand je considère la splendeur de Rome, je ne nie pas que ceux qui désirent cette place (c'est-à-dire le titre d'évêque de Rome) ne doivent faire tous leurs efforts pour y arriver ; car, parvenus là, ils sont sûrs de s'enrichir des offrandes des dames, de paraître en public assis sur des chars, vêtus avec magnificence, et de faire de si splendides festins que leurs tables surpassent celles des rois. »

Le parti pris de l'auteur est, sinon tout à fait excusable du moins très compréhensible si l'on réfléchit qu'Ammien Marcellin, auteur païen, traite ici d'une religion hier ignorée, ou plus exactement traquée, persécutée, parfois de la manière la plus inhumaine, et qui, au moment où il écrit, se présente, et en pleine lumière comme une concurrente dangereuse de l'ancienne religion officielle de l'Etat. Néanmoins, même dans ses exagérations, le passage cité ne laisse pas d’être intéressant. De même qu’au XXe siècle l’Eglise se sert des découvertes les plus récentes de la science pour faciliter la diffusion du catholicisme jusque dans les contrées les plus reculées du globe, de même, au siècle qui vit l’aurore de la pacification, l’Eglise sortie des Catacombes éprouve le besoin de s’affirmer au grand jour, et au moins sur le pied d’égalité – Constantin lui a donné davantage – avec le paganisme.

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Sainte Irène et sa mère dans les Catacombes.

Pour ce motif, l'évêque de Rome, ses diacres, ses ministres les plus importants, auront donc un train de vie approchant de celui des dignitaires religieux qui servent encore les idoles : la pratique des vertus que le Christ exige de ses serviteurs et la différence des rites devant faire reconnaître - pour nous en tenir aux signes extérieurs - les tenants de la religion nouvelle.

La maison de Damase sera donc, semble-t-il, une demeure confortable, peut-être plus riche qu'a pu l'être la demeure d'un prince de l'Eglise au moins à la fin de l'ancienne monarchie pontificale. Mais il y a bien longtemps que le christianisme enseigne à se détacher encore plus en esprit qu'en réalité – et c'est là le plus difficile – des biens de la terre. Or, Damase mène une vie si pure, que saint Jérôme, qui a résidé à ses côtés, l'appelle « vierge » et « Docteur de l'Eglise vierge ». Un usage immodéré des richesses, une existence molle, ne sont guère conciliables avec la pratique de la « belle vertu », ce qui signifie que la maison de Damase était une maison austère, digne d'accueillir une épouse du Christ.

Saint Damase compose pour sa sœur un traité « de la virginité ».

Or, Irène, en s'établissant dans la demeure de son frère, ne souhaitait que deux choses : vaquer aux choses de Dieu, et, pour le faire plus à l'aise, fuir les plaisirs mondains. C'est pourquoi elle promit à Damase, continue l'ancienne biographie, de vivre chez lui dans l'état de chasteté et dans la retraite, jusqu'au moment où Dieu l'appellerait à la gloire éternelle. Damase, en entendant sa sœur exprimer cette pensée, ne put qu'admirer et louer une telle intention. Il ne se lassait pas de l'exhorter, en parole et en action, à suivre fidèlement la voie de la chasteté, dans laquelle la vertueuse jeune fille s'était engagée. Quelque temps après, afin de mieux fixer ses enseignements, il composa pour elle un petit livre, De virginale (De la virginité), au sujet duquel le cardinal César Baronius, le savant historien de la Congrégation de l'Oratoire, faisait au XVIe siècle les réflexions suivantes :

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« Nous pensons que cet opuscule d'or sur la virginité, adressé à sa sainte sœur, vierge du nom d'Irène, a été écrit par saint Damase ; après sa mort, Damase l'a continué par une épitaphe qui, demeurée longtemps cachée, est revenue à la lumière à notre époque, avec la permission de Dieu. »

Cet écrit avait, aux yeux de la servante du Christ, une valeur inestimable : chaque jour elle en relisait quelque passage, et dans une telle lecture elle recueillait des fruits abondants de perfection et de persévérance.

Saint Damase est élu Pape.Sainte Irène et le schisme d'Ursicin.

Les pratiques d'une piété angélique et les œuvres partageaient les journées d'Irène, lorsque son frère Damase fut élevé, le 15 septembre 367, au Souverain Pontificat, succédant au Pape Libère, vis-à-vis de qui Damase s'était montré un modèle de fidélité au point de le suivre en exil. Or, le titre et les prérogatives d'évêque de Rome étaient ardemment ambitionnés par un autre diacre, nommé Ursin ou Ursicin. Ce personnage trouva parmi les clercs comme parmi les laïques des hommes pour l'aider à fomenter un schisme. L'évêque de Tibur (Tivoli), notamment, d'une intelligence médiocre, se laissa entraîner et consentit à procéder seul à la consécration d'Ursicin. Le fait était d'autant plus choquant que la tradition voulait que le Souverain Pontife fût consacré par l'évêque suburbicaire d'Ostie, et d'autre part, comme aujourd'hui encore, que l'évêque consacrant ait à ses côtés deux évêques coconsacrants. Le peuple romain s'en mêla et – dans les siècles à venir des interventions de ce genre seront fréquentes – se divisa en partisans du Pape légitime, Damase, et de l'antipape, Ursicin. Le préfet de Rome, puis finalement l'empereur Valentinien, durent intervenir pour mettre fin aux luttes et rétablir la paix. Cela ne se fit que par le bannissement d'Ursicin, qui fut envoyé dans les Gaules, et l'exil de ses meilleurs appuis. Ces épreuves avaient en Irène une douloureuse répercussion et affligeaient son cœur de chrétienne et de sœur. Tout le temps que dura le schisme, elle multiplia les jeûnes et les prières, et, réfugiée en Dieu, elle suppliait le divin Maître de délivrer l'Eglise, de mettre fin à ce schisme qui ensanglantait sa robe sans couture.

Mort de sainte Irène. – Sa sépulture.

Depuis près de douze ans, Damase gouvernait la barque de Pierre lorsque Irène, saisie par une fièvre violente, rendit au Rédempteur son âme pure et sans tache, le 21 février, vers l'année 379. Le Pontife fit déposer le corps de sa sœur près de celui de leur mère, Laurence, dans une crypte antérieure, au dire de Dom Leclercq, à la moitié du IVe siècle, et qui lui appartenait en propre à lui-même et à sa famille, au cimetière de Damase. On appelle ainsi un cimetière situé sur la via Ardeatina au delà de la porte Appia ou de Saint-Sébastien et de la porte Capène, où se trouve la chapelle du Domine quo vadis ? dans l'angle compris entre la via Ardeatina et la via Appia ; il est très rapproché du Cimetière de Marc et Marcellien, avec lequel il semble se confondre. On l'a com-pris aussi dans la désignation générale de Cimetière de Balbine, et Jean-Baptiste de Rossi l'explora le 14 février 1865. Le corps d'Irène fut déposé dans un arcosolium, c'est-à-dire sous l'arc d'une sorte de niche aménagée dans la paroi, tandis que sa mère avait un tombeau proprement dit. Entre les deux, Damase fit creuser sa propre tombe. On sait peut-être qu'après la paix de l'Eglise les Papes ne se font plus enterrer dans les catacombes, mais dans les cimetières, ou mieux, à l'intérieur des églises qui s'élèvent en ces cimetières.

Sur le tombeau de sa sœur, saint Damase fit graver une inscription qui fut, nous l'avons vu, retrouvée au XVIe siècle, souvent publiée depuis par Gruter, qui avait réuni un certain nombre d'inscriptions antiques, puis par les Bollandistes, par H. Leclercq, par Horace Marucchi, et d'autres peut-être. Cette inscription répète en partie, sous une forme plus poétique, l'essentiel de ce que nous venons de dire, mais elle exprime aussi en termes délicats des sentiments mêlés d'affection, de

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regret et de résignation chrétienne. « Elle n'avait pas encore vu deux fois douze hivers ; ... chez elle la vertu avait devancé les années. 0 ma sœur... quelle preuve de ton amour tu m'avais donnée en fuyant le monde... Je souffre, je l'avoue, de perdre en toi le charme de ma vie. Souviens-toi de nous, maintenant que te voilà auprès de Dieu. »

Quant à Laurence, morte peut-être au début du pontificat de son fils, elle fut inhumée dans un cubicule, puis sans doute dans la « basilique » que Damase fit élever plus tard, après l'extinction du schisme d'Ursicin, au-dessus de la crypte funéraire. La plaque de marbre gravé que le Pontife plaça sur la tombe de sa mère est perdue ou brisée, mais on en a découvert par bonheur une empreinte qui nous en fait connaître le texte, du moins en sa plus grande partie : « Ici reposent les restes de Laurentia, mère de Damase ; elle consacra à Dieu soixante années, pendant lesquelles elle survécut à son mari, et elle eut le bonheur de voir la quatrième génération de ses descendants. »

Détail particulier : cette inscription n'est pas en caractères dits philocaliens, ce qui fait croire qu'à cette date saint Damase n'avait pas encore adopté ce remarquable type de lettres.

Le nom de sainte Irène, ce qui paraît assez surprenant, ne figure pas au Martyrologe romain. Le Jésuite François Lahier, auteur d'un Ménologe des Vierges, a placé l'éloge de sainte Irène au 11 décembre, qui est la date où est honoré son saint frère, le Pape Damase. Cet éloge s'inspire du Viridarium Portugalliae (Jardin du Portugal), de Louis dos Anjos, lequel réunit en un seul récit les Actes de saint Damase et de sa sœur sainte Irène. Georges Cordoso fait de même dans les Offices des Saints du Portugal, en donnant à la Sainte le nom d'Erène.

FR. Br. et Bl. L.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. III de février (Paris et Rome, 1865). – Rohrbacher et abbé Guillaume, Histoire universelle de l'Eglise catholique, t. III (Paris, 1879). – F. Hervé-Bazin, Les grandes journées de la chrétienté (Paris, 1890). – H. Leclercq, article « Balbine (Cimetière de) » dans Dictionnaire d'archéologie chrétienne de Dom Fernand Cabrol, t. II (Paris, 1910 ) ; article « Damase » dans le même ouvrage, publié sous la direction de F. Cabrol et de Dom Henri Leclercq, t. IV (Paris, 1920 ).

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PAROLES DES SAINTS________

La charité.

L'amour divin est un trésor inépuisable. Celui qui le possède est véritablement riche ; qui ne l'a pas, eût-il tous les biens de la terre, est véritablement pauvre.

Saint Basile Le Grand

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Bienheureuse Jeanne-Marie BonomoReligieuse Bénédictine à Bassano (1606-1670).

Fête le 22 février.

Jean Bonomo, père de Jeanne-Marie, était un marchand d'Asiago, au diocèse de Vicence ; sa mère, Virginie, appartenait à la famille des Ceschi, dont un membre était naguère encore grand-maître de l'Ordre de Malte. Mariée le 29 octobre 1605, elle donna le jour, le 15 août 1606, à la future Bienheureuse. Au moment de la naissance, mère et fille furent en si grave péril que Jean fit vœu de se rendre à Lorette si ces deux vies précieuses étaient épargnées. L'enfant, ondoyée sous le nom de Marie à son premier instant, fut baptisée solennellement cinq jours plus tard, en la fête de saint Bernard.

Merveilleuse enfance de Jeanne-Marie.

Le père était un homme à la foi vive et ardente, aimant passionnément sa femme, mais la faisant beaucoup souffrir par une jalousie maladive et injustifiée. Il se laissa entraîner jusqu'à tuer de ses propres mains un innocent qu'il supposait l'avoir trahi, et, quelques jours après, il menaçait sa femme de son poignard, quand la petite Marie, âgée de 10 mois seulement, se leva dans son berceau, en descendit et vint se précipiter aux genoux du malheureux en s'écriant :

- Oh ! Père !C'étaient ses premières paroles ; ce prodige convainquit Bonomo de l'innocence de sa femme ;

la paix revint dans le ménage, mais le meurtrier ne tarda pas à être enfermé dans la prison de Vicence. En 1610, Jeanne-Marie avait à peine 4 ans, quand, un soir, elle annonça à diverses reprises à sa mère le retour de son père : celle-ci lui dit qu'elle rêvait, mais l'enfant persista en assurant que le lendemain matin Jean Bonomo serait à la maison ; l'événement lui donna raison, car, le jour suivant, dès l'aurore, le prisonnier était revenu. A la suite des souffrances qu'il avait endurées, il ne tarda pas à tomber gravement malade. Sa grande foi le sauva ; en effet, ayant fait tracer par l'enfant le nom de Jésus sur un petit morceau de papier, il le plaça sur sa poitrine et fut aussitôt guéri.

Jeanne-Marie n'avait que 5 ans lorsque, durant la première messe d'un jeune prêtre, elle vit dans la sainte Hostie, au moment de l'Elévation, Notre-Seigneur entouré d'anges ; en même temps, elle reçut d'abondantes lumières sur la sainte Eucharistie, la Trinité et l'Incarnation ; aussitôt, elle prit la résolution d'assister chaque matin au Saint Sacrifice et elle n'y manqua jamais volontairement.

Elle avait 6 ans quand sa mère fut gravement atteinte, probablement d'un mal contagieux, car Jeanne-Marie fut envoyée à la campagne. Au moment où la malade expira, l'enfant la vit s'élever vers le ciel et s'écria :

- Regardez, regardez ma mère qui va en paradis !Peu après, l'enfant fut prise de la petite vérole, ainsi qu'une de ses cousines ; les deux petites

malades furent alors séparées ; quand Jean Bonomo vint voir sa fillette, celle-ci lui dit, sans que personne lui eût parlé de sa cousine :

- Elle est morte à telle heure, et montée au ciel avec d'autres petits anges ; je voulais la suivre et lui ai demandé de m'attendre, de me prendre avec elle, mais elle m'a répondu : « Non, il faut encore rester, votre heure n'est pas encore venue. »

Après sa guérison, Jeanne-Marie passa trois ans avec son père, qui la mit ensuite en pension au monastère de Sainte-Claire, à Trente.

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Vocation religieuse.

La jeune fille reçut l'éducation habituelle des personnes de sa condition ; nous savons qu'elle était bonne musicienne et qu'elle consacrait son remarquable talent de broderie à l'embellissement des autels. Elle obtient d'accompagner les religieuses au chœur, de les imiter dans leurs jeûnes et dans leurs disciplines ; la nuit, elle passe de longues heures dans sa chambre, agenouillée devant un petit guichet qui a vue sur l'église, et elle offre pour les âmes du purgatoire une large part de ses prières. A 9 ans, sur ses supplications, et après l'avoir examinée sur la religion et sur ses dispositions, son confesseur l'admet au divin banquet. Dès lors, elle n'aspire plus qu'à entrer en religion et, sachant que bien des années devront encore se passer avant la réalisation de son désir, elle fait vœu de virginité au pied d'une image de la Vierge et, dans sa simplicité, elle demande à Dieu de guérir une religieuse qui se meurt d'une esquinancie, si le don qu'elle lui fait de soi-même lui est agréable ; au même moment, la malade guérit, et l'enfant comprend que son vœu est accepté.

Les deux années suivantes se passèrent pour Jeanne-Marie tant à Asiago qu'à Vicence, ville très riche où l'on s'amusait beaucoup. Comme son père voulait la marier, elle dut prendre part à la vie mondaine, où elle fut brillamment accueillie, car, outre la fortune considérable que possédait sa famille, elle était douée d'une beauté et d'une intelligence remarquables. Jean Bonomo, qui l'aimait tendrement, lui laissa en tout la plus grande liberté, excepté pour suivre sa vocation. Or, un jour que le père assistait à un sermon sur le compte terrible que les parents ont à rendre à Dieu lorsqu'ils mettent obstacle à la vocation de leurs enfants, il sembla au malheureux que le prédicateur ne parlait que pour lui, ne regardait que lui ; il rentra en hâte et dit à sa fille :

- Mon enfant, je ne m'opposerai plus à votre vocation ; seulement, au lieu de retourner à Trente, choisissez un des monastères de Vicence.

La jeune fille y consentit ; elle ne désirait qu'un monastère fervent, suivant ponctuellement sa règle, et il fut décidé qu'elle entrerait chez les Bénédictines du couvent de Saint-Jérôme, à Bassano, à quinze milles de Vicence.

Profession. – Faveurs célestes.

Le jeudi 8 septembre 1622, la jeune novice fit profession, et elle observa le silence complet jusqu'au dimanche matin. Pendant ce temps, elle eut une vision admirable : elle était à genoux aux pieds de la Sainte Trinité, qu'entouraient des anges et des Saints ; Notre-Seigneur lui passa au doigt trois anneaux, l'un de diamants, l'autre de rubis, le troisième de saphirs, et les trois ne firent qu'un.

En le contemplant, Jeanne-Marie eut d'admirables lumières sur le mystère de la Sainte Trinité.Durant ses sept premières années de vie religieuse, Notre-Seigneur lui fut constamment présent

d'une manière sensible ; il lui apparaissait tantôt comme un petit enfant, tantôt à l'âge de 12 ans, tantôt comme aux jours de sa vie publique, et cela lui semblait tout naturel ; elle aimait tant le Maître qu'elle n'était pas étonnée qu'il la payât de retour. Ces grâces signalées l'excitaient à pratiquer la vertu à un degré héroïque. Très mortifiée, elle ne gardait sur sa couche qu'une cou-verture par les rudes hivers de l'Italie septentrionale ; serviable avec toutes ses Sœurs, elle manifestait une prédilection pour les malades et elle fut chargée de l'infirmerie.

Comme elle était appelée très souvent au parloir, elle n'y allait jamais sans son ouvrage, et quand ses visiteurs se plaignaient de ce travail continuel elle leur disait :

- On écoute avec son cœur et non avec ses yeux !Il semble que ce soit dans ces conditions un peu particulière que Jeanne-Marie copia beaucoup

de Vies de Saints et de livres ascétiques.La servante de Dieu qui, selon les usages de sa communauté, ne pouvait communier que les

dimanches et jours de fête, était dévorée du désir de la communion. Le 2 septembre 1625, Notre-Seigneur lui apparut, trempa son doigt dans son côté et la désaltéra de son sang. En 1626, il lui offrit, non plus un anneau, mais un triple collier de diamants, de saphirs et de rubis ; ce collier que

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le divin Maître lui passa au cou était visible à ses yeux et à ceux des religieuses les plus ferventes, mais son or se ternissait si la charité diminuait dans son cœur. Ses compagnes entendaient souvent les mélodies des anges qui l'entouraient. Cependant, Jeanne-Marie n'avait pas que des consolations ; elle subit son temps d'épreuves et resta trois ans dans un sentiment très douloureux de sa misère et se croyant damnée. Alors, loin de se relâcher, elle cherchait avec un redoublement de courage un adoucissement de ses peines dans la souffrance, se donnant quotidiennement la discipline et portant des chaînes de fer. Seuls étaient au courant de ses mortifications son confesseur, l'abbesse et la Sœur converse qui, chaque matin, venait laver le plancher et les murs de sa cellule maculés de sang.

Les merveilles de Dieu à son endroit recommencèrent en 1632, époque où elle reçut les stigmates. Ses mains, ses pieds, son côté présentaient de larges taches rouges qui noircissaient et saignaient chaque vendredi. Une enfant, qui avait besoin de soin et qui, pour ce motif, couchait dans la cellule de la stigmatisée, vit une nuit des rayons lumineux s'échapper de la plaie des mains de Jeanne-Marie ; d'autres personnes les aperçurent aussi, mais la servante de Dieu obtint par ses prières et ses larmes la cessation de ce prodige ; la disparition des stigmates des mains et des pieds lui fut accordée au bout d'un an ; quant à la plaie du côté, elle ne se ferma jamais.

Nouveaux faits miraculeux.

Le 16 juillet 1636, un orage épouvantable ayant éclaté sur la ville vers midi, une religieuse converse, Sœur Suzanne Fortuno, fut tuée par la foudre. Alors Jeanne-Marie, s'étant mise en prières, lui fit une croix sur la bouche, et aussitôt la morte se leva et marcha : elle déclara regretter d'être revenue à la vie après avoir été assurée de son salut, car elle avait été mise en purgatoire. Un jour que cette même converse, étant prise de scrupules après sa confession, craignait de s'être mal expliquée, elle demanda à Dieu, avec une confiance touchante, que Sœur Jeanne, qui était en extase, lui traçât un signe de croix sur le front, la bouche et la poitrine, si son accusation était bonne ; elle s'approcha de Sœur Jeanne-Marie Bonomo, qui lui fit aussitôt les trois signes demandés.

Une autre Sœur venait d'apprendre la mort de sa mère, nommée Agnès, et, ayant des inquiétudes sur le salut de celle-ci, elle voulut aller questionner la Sœur Jeanne-Marie ; elle entrait dans sa cellule et n'avait pas encore ouvert la bouche, quand sa compagne s'écria :

- O Agnès, combien vous êtes heureuse, quelle gloire est la vôtre !Dans son humilité, Jeanne-Marie eût voulu être inconnue et méprisée de tous, mais sa

réputation allait toujours croissant ; de fort loin on venait lui demander conseil. Devant cette affluence elle suppliait le Seigneur de l'attirer par des voies moins extraordinaires. Ces prières furent en partie exaucées, car ses extases, ayant lieu désormais presque toujours la nuit, passaient inaperçues et la laissaient capable de suivre les exercices de la communauté. Pendant plus de dix ans, elle eut à souffrir des assauts réitérés du démon, qui se montrait à elle, mais Notre-Seigneur l'encourageait par de douces et suaves visions ; à partir d'une apparition de la Vierge, qui l'avait enveloppée d'un grand manteau blanc, elle n'eut plus jamais la moindre tentation contre la pureté.

Jeanne-Marie fut favorisée du don de la vue à distance et de la lecture dans les âmes, de sorte qu’elle disait à son confesseur quel emploi il avait fait de ses journées et quel avait été le texte de ses méditations. Ce prêtre ayant perdu son frère, elle vit le défunt en purgatoire, chargé d’un lourd sac de froment ; on sut, en effet, après information prise, qu’il avait négligé de payer un sac de blé. Dès que cette dette fut acquittée, Jeanne-Marie vit l’âme s’envoler vers le ciel.

Elle possédait également le don de discernement des esprits ; elle devinait les doutes, les inquiétudes, les troubles de ses compagnes et savait y porter remède. Ses conseils et ses avis étaient fort estimés des personnes du monde qui venaient se recommander à ses prières. Quand des malades ne devaient pas guérir, elle leur faisait dire de se préparer à la mort. Un grand nombre d’évêques, de prélats, de religieux et de nobles personnages recouraient à elle, non seulement au parloir, mais par des lettres ; aussi sa correspondance était-elle très étendue.

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Un enfant que la bienheureuse Jeanne-Marie soignait dans sa cellulevoit des rayons lumineux sortir des stigmates de ses mains.

Elle eut également des relations très fréquentes avec le monastère des Bénédictines de Saint-Pierre, à Vicence ; dans une lettre à une religieuse de ce couvent, nommée Placida, elle dit avoir visité le monastère trois fois en esprit et elle rapporta sur la maison plusieurs petits détails prouvant qu'elle la connaissait parfaitement. Le don de bilocation lui permit de visiter les grands sanctuaires de Milan, Lorette, Assise, Rome et Jérusalem. Un Père Franciscain, du nom de Bénédict, natif de Bassano, avait été envoyé en 1634 à Jérusalem ; il ne fut pas peu étonné de voir à sa messe, quarante jours de suite, Sœur Jeanne-Marie dont il avait pris congé avant son départ. Un jour, on avait recommandé à ses prières un petit garçon malade ; en faisant son action de grâces, elle se vit auprès du lit de l'enfant, l'encourageant à se lever ; au même instant, le petit infirme, qui la voyait auprès de lui, la décrivait minutieusement à son entourage.

Pénibles persécutions.

En 1644, l'évêque de Vicence, le cardinal Marc-Antoine Bragadino, étant venu faire la visite pastorale à Bassano et ayant écouté des rapports défavorables contre Sœur Bonomo, ne consentit pas à ce qu'elle fût nommée abbesse, malgré le désir de la communauté qui, à l'exception de quatre religieuses, la regardait comme la plus capable d'assumer cette charge. L'évêque ajouta que, si une moniale se croyait plus favorisée que d'autres, elle devait se taire et surtout ne jamais rien écrire ; toutes pensèrent que cette recommandation était faite pour Jeanne-Marie ; celle-ci écrivit au cardinal à diverses reprises pour expliquer les faits, et, à la fin, l'évêque lui manda de n'écrire à personne, sinon à son père, de ne plus aller au parloir et de ne conserver de relations qu'avec ses plus proches parentes. Au même moment, un nouveau confesseur était imposé à la communauté : brusque et raide, il prétendait supprimer toute tendance mystique chez Jeanne-Marie et il prescrivit

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à celle-ci de garder avec lui un silence absolu à ce sujet ; sans l'aider ni l'encourager, il ne songea qu'à la mortifier et à l'humilier, ce qu'elle acceptait joyeusement de la main de Dieu. Pendant des semaines et des mois, la religieuse se vit refuser les sacrements, si bien que la curie épiscopale, qui pourtant lui était hostile, ordonna d'en user avec plus de discrétion envers elle et recommanda au confesseur de ne pas outrepasser ses pouvoirs.

Un jour vint où ce prêtre fut convaincu de la sainteté de sa pénitente ; il avait consacré exactement le nombre d'hosties suffisant pour tous les sujets de la communauté, à l'exception de Sœur Jeanne-Marie, à qui il avait défendu de communier ; mais un ange vint lui présenter une des hosties consacrées, et la dernière religieuse qui se présenta ne put faire la sainte communion. Inquiet, le prêtre fait venir Jeanne, il l'interroge et apprend la vérité. Devant cette révélation, la lumière se fit dans son esprit ; il reconnut courageusement ses torts et même il voulut les expier en faisant construire une chapelle.

La Bienheureuse est nommée abbesse.

En 1652, Jeanne-Marie est nommée abbesse ; saint Pierre lui apparaît et lui remet les clés du monastère ; effrayée de sa charge, elle se jette aux pieds de l'apôtre, qui sourit de son humilité. Son gouvernement ferme et doux ne laisse rien à l'aventure, ni pour le spirituel ni pour le temporel. Grande était sa charité pour les Sœurs converses ; elle se traduisit d'une façon merveilleuse en faveur d'une Sœur Justine qui, ayant avalé une épingle, accourt auprès de son abbesse ; celle-ci la reprend d'abord de son peu de soin et lui dit :

- Cela ne vous serait pas arrivé si vous n'étiez pas si distraite ; allez dans la chapelle de Notre-Dame de Lorette dire un Ave Maria; je prierai Dieu de vous délivrer de ce mal et de ce qui pourrait en résulter. Quand Sœur Justine eut récité son Ave, elle baisa la terre et l'épingle sortit de la bouche.

La servante de Dieu elle-même avait éprouvé les miséricordes du Seigneur à son endroit ; un jour qu'elle était très gravement malade, Jésus la guérit instantanément la veille de l'Exaltation de la Sainte-Croix. De 1647 à 1650, elle eut à souffrir, au moment de ses plus grandes épreuves, d'une maladie analogue à la lèpre ; maladies et douleurs se succédaient sans relâche, et Dieu parfois lui venait merveilleusement en aide : un mal intérieur rendait nécessaire une opération chirurgicale à laquelle, par modestie, elle ne voulait pas consentir ; mais Notre-Seigneur lui étant apparu flagellé, elle comprit qu'elle devait se soumettre et elle accepta l'intervention du praticien, sans, du reste, en souffrir ni physiquement ni moralement, ayant été saisie par l'extase.

Lavina Concetto, femme de chambre de la comtesse Scroffa, s'était cassé la jambe en accompagnant sa maîtresse de Venise à Bassano, et avait été reçue dans la partie du monastère réservée aux étrangers ; le médecin lui ordonna six semaines de repos absolu, mais l'abbesse lui envoya une bande d'étoffe avec recommandation d'en entourer sa jambe ; l'infirme le fit et se leva aussitôt, parfaitement guérie.

On ne pouvait approcher Jeanne-Marie sans devenir meilleur ; le comte Buzzacarini ayant été assassiné par un inconnu, sa femme n'avait qu'un désir, découvrir le meurtrier pour le livrer à la jus-tice ; mais à peine eut-elle connu l'abbesse que le calme, la paix et la miséricorde rentrèrent dans son cœur ulcéré. En 1668, le cardinal Bragadino mourut à Rome. Il y avait alors quinze ans que la servante de Dieu était tenue en suspicion par ce prélat. Quand, au cours de ces épreuves, on l'engageait à recourir à Rome, elle répondait :

- Mes filles, enseignez-moi à prier et non à désobéir à ceux qui tiennent la place de Dieu.Quand elle eut appris la mort de ce personnage qui l'avait tant éprouvée, elle multiplia pour lui

prières et suffrages. Le défunt l'en remercia en lui annonçant son entrée au ciel.

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Dernières années et mort.

La vie de Jeanne-Marie avait été une suite de miracles, de prophéties, de guérisons et d'apparitions des âmes du purgatoire. Son humilité était toujours plus profonde, et rien ne la rendait plus heureuse que les mépris. En 1660, elle commence à parler fréquemment de sa mort prochaine ; elle aspire à plus de repos, de solitude ; horriblement tourmentée d'une sciatique et d'un feu intérieur, elle ne manque pourtant aucun exercice de la communauté. Le 18 février 1670, elle tombe gravement malade et continue encore pendant deux jours la vie commune, mais les médecins appelés déclarent qu'il n'y a plus de remède. Le 22 février, selon les uns, d'autres disent le 1 er mars, elle s'endormit dans le Seigneur, et plusieurs personnes virent son âme s'envoler sous l'apparence d'une flamme. Jeanne-Marie Bonomo a été béatifiée par Pie VI le 9 juin 1783. En 1883, la ville de Bassano a célébré par des manifestations triomphales le centenaire de cet événement glorieux pour elle.

C. De Loppinot.

Sources consultées. – The life of Blessed Joanna Mary Bonomo (Rome, 1896). – Dom du Boug, La bienheureuse Jeanne-Marie Bonomo (1606-1670) (Paris). – (V.S.B.P., n° 1627.)

…………

PAROLES DES SAINTS________

Près de la crèche de Jésus.

Demeurez bien près de la crèche... Si vous aimez les richesses, vous y trouverez l'or que les rois y ont laissé ; si vous aimez la fumée des honneurs, vous y trouverez celle de l'encens, et si vous aimez les délicatesses des sens, sentez-y la myrrhe odorante qui parfume toute l'étable.

Saint François de Sales.

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SAINT ALEXANDRE L'ACÉMÈTEFondateur des moines acémètes (… vers 430).

Fête le 23 février.

Les réformes et les idées de ce moine grec qui s'apparente sous plusieurs aspects au futur François d'Assise ont été fort discutées de son vivant et après sa mort. Sa doctrine monastique s'autorise, on ne peut en douter, d'une exégèse étroite et trop absolue de certains préceptes ou conseils de l'Evangile : mais elle est évangélique et inspiratrice d'une haute perfection. La vie pauvre et toute de zèle apostolique d'Alexandre en est la démonstration.

Une vocation généreuse : soldat puis moine.

Alexande naquit, vers le milieu du IVe siècle, de parents fort riches, probablement dans une des îles de l'archipel comprises entre Ténédos et Rhodes. C'est là qu'il passa les premières années de son enfance. Il se rendit ensuite à Constantinople pour suivre les cours de grammaire et doter son esprit de la formation littéraire qui était alors l'apanage des jeunes gens de famille. Ses études terminées, il entra dans la troupe placée sous les ordres du préfet du prétoire ou du préfet de la ville, et ne tarda pas à y occuper un rang élevé. Tout en s'acquittant avec conscience de ses devoirs militaires, Alexandre s'exerçait assidûment à la pratique de la religion chrétienne, suivait les offices, visitait les pauvres, lisait et relisait dans ses moments libres les ouvrages de l'Ancien et du Nouveau Tes-tament. La méditation du livre des Evangiles l'eût bientôt convaincu qu'il ne pourrait longtemps allier le souci de sa carrière avec la poursuite de l'idéal évangélique. Il donna donc sa démission, distribua aux malheureux toute sa part d'héritage et les sommes importantes qu'il avait gagnées au service de l'Etat, et il résolut de renoncer au monde. C'était aux environs de l'année 380, au lendemain du long règne de l'empereur sectaire Valens. Il n'y avait alors dans Constantinople qu'un seul moine catholique, le Syrien saint Isaac, qui avait bravé toutes les persécutions ; c'est probablement à lui qu'Alexandre dut sa vocation religieuse, comme la lui devait presque en même temps un autre brillant officier de la garde impériale, saint Dalmate, et c'est sans doute sur ses indications qu'il se retira dans un monastère de la Syrie, pays d'origine de saint Isaac.

A la recherche d'un nouvel idéal monastique.

Ce couvent était dirigé par un archimandrite du nom d'Elie. Alexandre n'y resta que quatre ans, juste le temps d'apprendre les psaumes par cœur et d'en pénétrer le vrai sens. Du reste, depuis le jour de son arrivée, son esprit était sous le coup d'une grave préoccupation. Le novice avait lu souvent dans l'Evangile qu'il ne fallait pas avoir souci du lendemain, et c'était pour se conformer à cette recommandation de Notre-Seigneur qu'il avait distribué tout son avoir aux malheureux. Or, au couvent d'Elie, comme d'ailleurs dans tous les autres, les supérieurs veillaient à l'entretien de leurs religieux, et ceux-ci étaient assurés du nécessaire pour le jour même, pour le lendemain et même pour toute leur vie. N'était-ce pas contrevenir au texte de l'Evangile ? Alexandre le crut, et, le livre en main, il se présenta un jour devant son supérieur :

- Père, lui dit-il, tout ce qui est écrit dans ce livre est-il vrai ?L'archimandrite, croyant son subordonné victime d'une tentation contre la foi, fit mettre aussitôt

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la communauté en prière, puis, après deux heures de supplications, il s'approcha avec tous les Frères pour essayer de ramener la foi dans l'âme d'Alexandre. Celui-ci se contenta de demander de nouveau :

- Ce que contient l'Évangile est-il vrai ?- Sans doute, lui fut-il répondu avec énergie, puisque c'est la parole même de Dieu.- Mais alors, continua Alexandre en montrant le passage qui le tourmentait depuis si longtemps,

pourquoi ne le pratiquons-nous pas ?- Parce que ce n'est pas possible, lui dirent ses confrères.Au lieu de poursuivre la discussion avec eux, Alexandre quitta sur l'heure le monastère d'Elie,

et, l'Evangile en main, il s'enfonça dans le désert, où il demeura sept ans, pour exécuter à la lettre tous les enseignements de Jésus-Christ.

Nous serions tentés de trouver quelque peu excessif ce zèle du jeune religieux, si nous ne savions que le même amour pour « dame Pauvreté » embrasa huit siècles plus tard le cœur de saint François d'Assise. Comme ce dernier, Alexandre était appelé à inaugurer un nouveau genre de vie monastique, basé avant tout sur l'observance de la pauvreté la plus absolue, chose qui, évidemment, devait apparaître aux moines cénobites comme irréalisable et en conséquence non exigée par l'Evangile.

Pratique rigoureuse de la pauvreté évangélique.

Chaque jour plus attentif aux enseignements évangéliques, Alexandre s'efforce de reproduire et de faire reproduire par ses disciples la vie apostolique du Sauveur. Et, d'abord, il impose à tous la pauvreté la plus complète. Soit dans les déserts de Syrie, soit à Constantinople, quand il fondera son grand couvent qui compta d’abord cent religieux et par la suite jusqu'à trois cents, il oblige tous les moines à ne posséder qu'une seule robe. Pendant les nombreuses années qu'il vécut sur les bords de l'Euphrate, il ne fut jamais assuré, non seulement de la nourriture du lendemain, mais encore de celle du jour présent ; il passait le jour en prière sur les montagnes ou dans les villages qu'il évangélisait ; la nuit, dans un tonneau fixé en terre et qui lui offrait un abri médiocre contre les intempéries de l'air. Ce qu'il mangeait, il le devait à la seule charité, allant mendier de porte en porte ou d'une tente à l'autre ce dont il avait besoin.

Il ne se contenta pas de pratiquer lui-même ce détachement de toutes choses, il l'imposa comme une règle inviolable à tous ceux qui vinrent se placer sous sa conduite. Dans son monastère de Syrie qu'il dirigea pendant vingt ans, ne vivaient pas moins de quatre cents religieux, sans ressource assurée, mangeant au jour le jour le pain qui leur provenait d'aumônes quêtées ou de dons volontaires apportés par les fidèles, sans que le fondateur ait, durant ces vingt ans, conçu la moindre inquiétude à leur sujet, remarque simplement son historien qui fut aussi l'un de ses disciples. Bien plus, à la fin de chaque journée, tout ce qui pouvait rester de provisions était incontinent distribué aux pauvres, et l'austère supérieur ne permit jamais que son monastère abritât pendant la nuit le moindre morceau de pain qui aurait été donné la veille. Il en fut de même dans son couvent de Constantinople. L'amour d'Alexandre pour sa vertu préférée allait si loin qu'il ne tolérait pas la moindre infraction. Un jour, au cours d'une mission et après quelques marches particulièrement pénibles, des bienfaiteurs, profitant de son absence, font préparer, d'accord avec les autres religieux, un bon repas pour restaurer les voyageurs fatigués de leur course. Leur supérieur, en arrivant, est mis au courant de ce qu'il considère comme une atteinte grave apportée à la pauvreté et à l'obéissance ; alors il élève l'Evangile et entonne à haute voix le Gloria in excelsis Deo, qui marquait le signal du départ. Aussitôt, tous les missionnaires s'ébranlent à sa suite, laissant là marmites pleines et bienfaiteurs stupéfaits mais édifiés par une pareille abnégation. Et si grand était l'ascendant exercé par cet homme sur ses disciples, que, malgré la faim, pas un moine n'osa rester près de ce repas servi, auquel personne n'avait encore touché. Et pourtant, si dur qu'il fût pour lui-même et pour les bien portatifs, Alexandre nourrissait des trésors de tendresse pour les religieux malades, auxquels il faisait servir chaque jour un repas différent de celui de la communauté, avec

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toutes les douceurs que réclamait leur état de santé. Sa prédication était accompagnée partout d'œuvres de bienfaisance, hospitalisation des infirmes, soins donnés aux malades, argent distribué aux pauvres, etc. Lui qui ne possédait absolument rien faisait sans cesse appel à la charité des favorisés de la fortune, et leur bourse, à sa demande, s'ouvrait toute grande pour lui faciliter ses généreuses libéralités.

Saint Alexandre et le travail manuel.

C'est dans le même esprit de pauvreté qu'Alexandre avait proscrit de ses couvents le travail des mains sous toutes ses formes. Le travail, en effet, crée nécessairement des ressources, et, par là, il peut constituer un sérieux obstacle à la pratique de la pauvreté aussi bien que de la prière et de l'apostolat, les trois points fondamentaux de la nouvelle règle monastique. Son biographe nous montre le réformateur interdisant la culture d'un simple jardin, sous prétexte que pareille occupation constituait un obstacle à la vertu parfaite.

C'est le côté le plus faible de la règle d'Alexandre, celui que l'Eglise désapprouva même de son vivant et qui fut l'occasion de persécutions acharnées contre lui. A cette époque, nul ne comprenait que le moine put rester moine en se passant du travail manuel. De sa cellule du Sinaï, saint Nil ne voyait dans les théories d'Alexandre qu'une porte ouverte à la paresse et au mal.

Ne cachons pas, écrivait-il, notre répugnance pour le travail sous le prétexte de prier sans interruption. A des jeunes gens, à des hommes dans la force de l'âge, il faut des fatigues qui les mâtent, des labeurs pénibles qui les domptent ; leur supprimer toute besogne, c'est lâcher la bride à leurs passions et leur donner le loisir de se livrer à des pensées étrangères. Un beau jour, avec ce régime, leur prétendue prière s'envole au vent et tout est perdu.

Ce n'était pas uniquement pour vaquer à la prière qu'Alexandre avait interdit tout travail des mains, et non tout labeur intellectuel, à ses religieux ; il voulait avant tout en faire des apôtres. Et il jugeait que le travail matériel assidu, quotidien et de presque tous les instants, tel qu'on le pratiquait dans un certain nombre de monastères, ne convenait pas à la vie religieuse d'hommes appelés à régénérer les âmes. De là cette proscription du travail manuel qu'il eut tort de ne pas atténuer, ne serait-ce que pour ne pas être confondu avec les hérétiques qui en avaient fait la base de leurs réformes, ou pour imposer silence aux âmes jalouses et envieuses qui ne lui pardonnaient pas ses éclatants succès.

Amour de l'apostolat.

« Que les moines pussent être des apôtres actifs, ce n'était pas une chose réglée au début du Ve

siècle. On avait déjà vu, il est vrai, quelques solitaires et quelques cénobites se lancer individuellement dans l'apostolat, mais les couvents étaient encore très loin de passer pour des écoles de missionnaires. Alexandre, lui, rencontre dans l'Evangile ces mots du divin Maître : « Allez, enseignez : Euntes, docete », et il n'admet pas que l'on puisse ne pas obéir à cet ordre. Aussi le voyons-nous, tel le Christ désignant les 70 disciples, choisir 70 de ses moines, puis un plus grand nombre, et s'en aller prêcher avec eux. Sa troupe, dans les courses qu'elle fait à travers la Mésopotamie, reste une communauté religieuse ; elle dépend tout entière et en tout de son chef, elle respecte strictement la loi de la pauvreté, elle entretient autant que possible le cours de la psalmodie, elle conserve presque toutes les pratiques du monastères. C'est, peut-on dire, un monastère ambulant et combattant. Milice apostolique, elle a pour drapeau le livre de la bonne nouvelle et pour clairon le cantique des anges ; son commandant, quand il veut donner le signal du départ, se contente d'élever l'Evangile et d'entonner le Gloria in excelsis Deo. »

Les missions prêchées par cet apôtre infatigable sont nombreuses et occupent une grande partie

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de son existence. Dès le début, il se propose de se rendre en Nubie, près de l'île de Philae, pour évangéliser les sauvages tribus des Nobades et des Blemmyes. De graves difficultés paralysent l'exécution de ce projet ; alors Alexandre abandonne le couvent qu'il dirigeait en Mésopotamie et s'enfonce dans l'horrible solitude qui séparait l'empire romain de celui des Perses. De l'Euphrate à Palmyre et de Palmyre à Antioche, sur une distance de plusieurs centaines de kilomètres, il visite toutes les bourgades, tous les campements arabes, tous les postes militaires de la frontière, prêchant partout, fortifiant tout le monde dans la foi. Il ne se contente pas de demander des aumônes pour ses moines : il en veut aussi pour les pauvres, importunant les riches sans relâche, et s'at tirant, à lui et à sa troupe, des injures et parfois des mauvais traitements.

Mais aussi, que de conversions n'a-t-il pas opérées ! Tombé dans le désert aux mains de brigands, il ne les quitte qu'après les avoir fait renoncer à leur vie de rapines et d'assassinats et avoir transformé leur repaire en une maison religieuse. A peine arrivé dans la ville de Chalcis, il s'empresse de démolir un temple des idoles que le peuple entourait d'une profonde vénération, manque y laisser la vie, puis discute avec les prêtres des faux dieux et transforme la plupart des idolâtres en fervents adeptes du christianisme. S'il quitte précipitamment cette ville, c'est qu'on le réclame pour évêque et qu'il refuse tous les honneurs ecclésiastiques.

Les missions d'Antioche.

Deux missions de l'infatigable moine à Antioche, la capitale de la Syrie, nous sont connues. Il s'y rendit une première fois vers l'année 404, pour soulever la population contre le patriarche Porphyre, qui, d'accord avec l'évêque d'Alexandrie et la cour impériale, avait fait exiler saint Jean Chrysostome. Plus tard, ce fut sous le patriarche Théodote, qui, « prévenu par des hommes méchants et hypocrites », le fit repousser, lui et ses moines, à coups de bâton. Alexandre et sa troupe n'en pénétrèrent pas moins dans la ville pendant la nuit, s'installant dans des bains abandonnés, prêchant et priant. En peu de semaines, la ville se trouva changée ; les aumônes affluaient si nombreuses que le missionnaire ordonna aussitôt la construction d'un hospice. Il se plaisait surtout à rendre gratuitement la justice et à réconcilier les chrétiens, fonctions réservées jusque-là aux clercs du patriarcat. Son influence était si grande, qu'un jour, à la suite d'un sermon, il fit brûler par les riches qui l'entendaient les pièces que ceux-ci pouvaient invoquer contre leurs débiteurs. Ce succès et ce désintéressement attirèrent à Alexandre des inimitiés terribles. « Je n'avais que cela pour vivre, disait au patriarche le sous-diacre Malchus qui exerçait les fonctions de juge ecclésiastique, et voilà que ce moine me l'enlève ! » Malchus ne se contenta pas de se plaindre. En pleine rue, devant la foule, il cria un jour à Alexandre : « Sors de cette ville, scélérat  ! » et il lui appliqua un vigoureux soufflet. Le moine se contenta de sourire et de citer ce passage de l'Evangile : « Et il s'appelait Malchus... » C'était le nom d'un des serviteurs de Caïphe qui s'était montré le plus violent contre Notre-Seigneur lors de son arrestation au Jardin des Oliviers.

La prière continuelle : Les « Acémètes ».

Il est temps de mentionner la principale caractéristique de l'œuvre d'Alexandre, celle qui a perpétué son nom, la « doxologie » perpétuelle ou prière liturgique sans interruption. Mais comment l'observer ? Ce qu'Alexandre ne saurait imposer à l'individu, il l'impose à la communauté. Que les moines quittent le chœur pour aller à table ou au lit, soit ; mais que jamais dans le chœur ne se taisent les accents de la prière publique. Et le réformateur établit parmi ses religieux un roulement qui assure la perpétuité de la psalmodie. Là est le point capital de sa règle. Même hors du couvent, les membres de sa brigade apostolique sont tenus de s'y conformer dans une certaine mesure. Le biographe nous les montre à plusieurs reprises plongés dans le chant de leurs psaumes.

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Dès qu'ils ont de quoi loger, fût-ce de simples bains en ruines, comme à Antioche, ils s'empressent d'y instituer leur chère pratique de la prière sans fin. Et l'on comprend que le peuple de Constantinople, émerveillé de voir ces hommes, jour et nuit, chanter à tour de rôle et sans inter-ruption les louanges du Seigneur dans leur église, les ait appelés acémètes ou « non dormants », mot qui est resté dans l'histoire comme le plus beau titre de gloire d'Alexandre et de ses disciples.

Dernières persécutions.

Accompagné de vingt-quatre moines syriens, ses disciples, Alexandre quitta la Syrie pour venir à Constantinople. Là, il établit une maison religieuse selon ses idées près de l'église Saint-Mennas, prêchant la pauvreté absolue, la fuite de tout travail manuel, la charité incessante, l'apostolat par les missions, enfin la prière liturgique continuelle. Ce programme de vie et d'action sortait tellement des voies suivies par le monachisme byzantin qu'il étonna tout le monde. Les religieux se laissaient séduire par la nouveauté et désertaient en foule leurs monastères pour peupler celui d'Alexandre qui compta bientôt plus d'une centaine de moines. De là, chez les archimandrites des monastères dépeuplés, des rancunes ou des animosités, accrues bientôt par les critiques que lançait le réformateur contre certains représentants des sociétés civile et ecclésiastique.

Une ligue se forma contre lui, et il semble bien que, dans une assemblée d'évêques tenue en 426 ou 427, il ait été condamné. Ce qui est sûr, c'est qu'il fut prié de retourner en Syrie avec ses Syriens. Les disciples qu'il s'était faits à Constantinople devaient réintégrer leurs anciens monastères. Les proscrits franchissent le Bosphore, et, à une heure de Chalcédoine, font halte dans la basilique des Saints Apôtres, à Rufinianes. L'évêque de Chalcédoine l'apprenant envoie la populace jeter les fugitifs hors de l'église. Ils sont frappés et maltraités ; leur chef surtout est à moitié assommé : il ne peut plus marcher. Le supérieur du couvent de Rufinianes, saint Hypace, recueille dans son monastère Alexandre et ses moines et les traîte avec charité. Bientôt, grâce à la protection de l'impératrice, un revirement s'opéra dans l'opinion en faveur du hardi missionnaire, qui fut autorisé à suivre sa règle de vie dans un nouveau monastère fondé par lui à Gomon, en Asie, près de l'endroit où se rencontrent le Bosphore et la mer Noire. C'est là qu'il termina sa vie agitée, peut-être le 15 janvier de l'année 430. Plus tard, ses restes furent transportés par ses disciples, les saints Jean et Marcel, dans le monastère des Acémètes, qui succéda à celui de Gomon et qui se trouvait à Tchiboucli, sur la rive asiatique du Bosphore. Bollandus reproduit sa vie au 15 janvier, jour où l'on fête saint Jean, son disciple et successeur dans la direction des Acémètes. Mais certains documents liturgiques slaves mentionnent sa fête au 23 février ou même au 3 juillet.

François Delmas.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. 1er de janvier (Paris, 1863). – Tillemont, Mémoires pour servir à l'histoire ecclésiastique, t. XII (Paris, 1707). – E. De Stoop, Vie d'Alexandre l’Acémète (Paris, 1911). – P. J. Pargoire, Les débuts du monachisme à Constantinople, dans Revue des questions historiques, t. LXV (Paris, 1899) ; Acémètes, dans Dictionnaire d'archéologie chrétienne, de dom Cabrol, t. 1er

(Paris,1907). – S. Vaihlé, Acémètes, dans Dictionnaire d'histoire et de géographie ecclésiastique (Paris, 1912). – (V.S.B.P., n° 1754.)

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…………

PAROLES DES SAINTS________

La foi sans les œuvres est une foi morte.

La foi est une grande vertu, mais elle n'est utile à rien si l'on n'a pas la charité. Enlève la foi, ce que tu crois est perdu ; enlève la charité, ce que tu fais périt ; car la foi a pour but que tu croies, et la charité, que tu agisses. Car si tu crois et que tu n'aimes pas, tu ne te mets pas en mouvement vers la bonne œuvre ; et si tu le fais, ce n'est pas comme un fils, mais comme un serviteur ; par crainte du châtiment, et non par amour de la justice. Donc, la foi qui purifie le cœur est celle qui opère par l'amour. Si tu as cru dans le Christ afin de pécher en sécurité, tu te trompes beaucoup.

Saint Augustin.

Le chrétien.

Vous êtes chrétien, et parce que vous avez reçu ce nom, vous devez imiter le Christ et obéir à ses lois par tous vos actes.

Saint Jean Chrysostome.

(Discours 5 contre les Juifs.)

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SAINTS MONTAN, LUCIUS, FLAVIEN et LEURS COMPAGNONS

Martyrs en Afrique ( … 259).

Fête le 24 février.

En l'an 258, quelques clercs de Carthage, emprisonnés pour la cause du Christ et attendant un martyre qui ne pouvait beaucoup tarder, adressaient aux prêtres et aux fidèles de leur cité une lettre touchante :

Nous vous envoyons, frères bien-aimés, le récit de nos combats. La tendresse fraternelle nous a portés à vous adresser cette lettre afin de laisser à ceux qui viendront après nous un témoignage fidèle de la bonté de Dieu et un souvenir de nos travaux et de nos souffrances pour le Seigneur.

La huitième persécution.

Ces vaillants confesseurs de la foi avaient nom Montan, Lucius, Julien, Victoric, Flavien et Rénus. Deux catéchumènes, Primole et Donatien, complétaient leur groupe. De cette lettre, « où tout est digne de la gravité chrétienne, où tout est ardent de la charité des premiers siècles », comme le remarque Tillemont, l'authenticité est reconnue sans difficulté par les critiques, comme l'est aussi celle des Actes de Montan et de ses compagnons. Aujourd'hui encore, leur témoignage offre le plus touchant intérêt. Combien plus devait-il émouvoir alors les généreux chrétiens, amis de ces martyrs, émules de leur sainte ardeur, et destinés pour la plupart à verser aussi leur sang pour Jésus-Christ !

En ce temps-là, en effet, on pouvait aspirer, sans trop craindre d'être déçu, à la palme du martyre. L'empereur romain Valérien venait d'ouvrir, en 257, la huitième persécution ; Rome, centre de la chrétienté, en avait subi les premières atteintes, et le Pape saint Sixte II y avait succombé. L'Eglise d'Afrique ressentit bien vite le contre coup des événements d'Italie. L'une des premières et des plus illustres victimes de cette persécution qui visait plus spécialement la hiérarchie ecclésiastique, les évêques, les prêtres, les diacres, fut sans contredit saint Cyprien, évêque de Carthage. Condamné à mourir par le glaive, il répondit simplement : Deo gratias !

Peu après le martyre de saint Cyprien, le proconsul Solon, par ses exactions et ses cruautés, excita une émeute dans Carthage, et il y eut plusieurs personnes tuées. Il était naturel que Solon recherchât les auteurs du trouble ; mais, loin de le faire, il déchargea sa fureur sur les chrétiens pour s'assurer l'affection des païens. Il ordonna donc, entre autres mesures persécutrices, l'emprison-nement de ceux qui sont nommés au début de ce récit.

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Une captivité inhumaine.

Montan et ses compagnons furent gardés une nuit dans la maison des gardes municipaux de Regium. Le matin, ils apprirent qu'ils avaient failli être brûlés vifs par ordre du proconsul, mais que, celui-ci ayant changé d'avis, ils allaient être transférés dans la prison commune. Ils y trouvèrent, déjà enchaînés, le prêtre Victor et la matrone Quartillosa. De leur propre aveu, les tourments qu'ils eurent à endurer surpassent toute imagination. « Les longues nuits que nous avons passées dans ces lieux, disent-ils, aucune parole humaine ne pourrait les décrire. » Soit avarice, soit cruauté, on les laissa plusieurs jours sans nourriture, leur refusant même un peu d'eau froide pour se désaltérer.

Ces durs traitements n'abattirent point le courage des prisonniers. On pourra s'en convaincre par leur propre témoignage, qui nous découvre le fond de leur âme en ces heures de souffrance.

Nous entrâmes sans pâlir dans ce lieu de ténèbres. Nous y descendîmes comme si nous fussions montés au ciel. Nous ne voulons pas néanmoins, par une fausse modestie, dissimuler la vérité et taire ce qu'elle avait d'atroce. Mais ce ne sont pas nos combats que nous racontons, c'est plutôt la grandeur et la victoire du Dieu qui nous protège. Après quelques journées de prison, nous eûmes la visite de plusieurs de nos frères, et ce nous fut une grande consolation ; la joie d'un si beau jour effaça toutes les douleurs de la nuit. Nous sortîmes une fois de notre cachot pour être conduits devant le procurateur, remplaçant le proconsul qui venait de mourir. O l'heureux jour ! ô glorieuses chaînes ! ô fers plus précieux que l'or ! ô bruits des anneaux s'entre-choquant l'un l'autre ! Nous attendions depuis longtemps cette fête, cette comparution qui nous permît de confesser notre foi. Incertains du lieu où le procurateur voulait nous entendre, nos satellites nous firent faire plusieurs fois le tour du forum et nous traînèrent çà et là, en toutes les directions. Enfin le magistrat nous donna audience. Mais l'heure de la passion n'avait pas encore sonné pour nous. Ayant vaincu le diable et répondu à toutes ses sollicitations, nous fûmes ramenés en notre prison.

Visions réconfortantes. – Martyre de saint Victor.

Attentifs aux moindres signes de la bonté de Dieu envers eux, l'esprit habituellement nourri des plus saintes pensées, les martyrs accueillent comme des grâces les douces visions dont la Providence vient récréer leur sommeil, et, le matin venu, ils se les confient mutuellement. Rénus a vu en songe des hommes conduits au supplice. Un flambeau précédait chacun d'eux ; à mesure que le cortège s'avançait, il y distinguait l'un après l'autre tous ses compagnons de captivité : personne n'était excepté. Cette unanimité lui donna confiance et réjouit aussi les prisonniers auxquels il fit part de sa vision, ils se sentirent assurés de marcher tous vers la palme, précédés du flambeau de la foi, de suivre le Christ, parole de Dieu qui éclairait leurs pas.

Le prêtre Victor, l'une des premières victimes choisies, en fut comme averti par un enfant au visage lumineux, qui lui donna cette douce et fine leçon. Le prenant par la main, cet être mystérieux le conduisit successivement à toutes les portes de la prison, toutes également fermées. Alors il lui dit : « Encore quelques jours de souffrances en ce lieu. Mais, ayez confiance, je suis avec vous. Dites à vos frères que leurs couronnes seront d'autant plus glorieuses qu'ils auront plus longtemps souffert. »

Le prêtre, croyant reconnaître le Seigneur, lui demanda :- Où est le paradis ?- Hors du monde, répondit l'enfant.- Montrez-le-moi.- Et où serait alors la foi ?...Le prêtre hésitait encore à donner entière créance à son céleste interlocuteur il lui dit :- Je ne puis remplir l'ordre que vous m'avez donné, laissez-moi un signe qui serve de

témoignage à mes frères.- Dis-leur que mon signe est le signe de Jacob. Ce sera l'accomplissement même de ce que je

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vous ai annoncé.L'enfant disparut sur ces mots. Peu après, le prêtre Victor subissait le martyre.

La charité chez les premiers chrétiens.

Voici qui prouvera la droiture des captifs et la candeur de leur récit.

Et maintenant, mes frères, y lit-on ailleurs, il faut que nous vous disions combien sont étroits les liens de l'amour qui nous unit. Loin de nous la pensée de vous en remontrer sur ce point c'est un simple récit que nous devons à votre charité. Si nous n'avons toujours eu qu'un cœur et qu'une âme, c'est que nous vivions tous unis à Dieu dans la prière...

Il y eut entre Montan et Julien quelques instants de froideur, à la suite d'une discussion élevée entre eux au sujet de l'admission d'une femme à la communion.

La nuit suivante, Montan eut la vision que voici :

J'ai aperçu, nous a-t-il rapporté, des centurions qui venaient vers nous. Ils nous entraînèrent à leur suite. Nous arrivâmes sous leur conduite à une immense plaine où Cyprien et Lucius s'avançaient à notre rencontre. Une blanche Lumière les entourait de toutes parts. Leurs vêtements étaient d'une blancheur éclatante, leurs corps plus blancs encore. Nous nous regardâmes, nous étions transformés, nous aussi ; notre chair, devenue toute blanche, était en quelque sorte transparente, et l'œil pouvait apercevoir les replis les plus cachés du cœur. Je regardai ma poitrine et j'y vis des taches. A cet instant, la vision cessa ; je venais de m'éveiller, et allant trouver Lucius, je lui dis, après lui avoir retracé mon rêve : « Sais-tu d'où viennent ces taches ? De ce que je ne me suis pas réconcilié tout de suite avec Julien. »

Sans nul doute, dès ce moment, la charité la plus exquise régna dans la petite assemblée, et plus un nuage, si léger fût-il, ne vint l'assombrir.

Frères bien-aimés, conclut l'auteur de la lettre, conservons la concorde, la paix, l'union de nos âmes dans la charité. Soyons dès ici-bas ce que nous devons être au ciel. Nous prions Dieu de vous conserver votre santé.

Les premiers immolés.

Déjà, nous l'avons vu, la tête du prêtre Victor est tombée sous le glaive. Avant lui, les deux catéchumènes avaient succombé à leurs souffrances. Donatien, malade, fut baptisé dans le cachot, et son âme, exempte de toute souillure, alla jouir de l'immortalité On n'eut pas le temps de donner à Primole ce sacrement de la régénération ; le sacrifice de sa vie, en témoignage de la foi, lui tint lieu du baptême. Rénus rendit aussi le dernier soupir en prison. Quartillosa, dont le mari et les enfants avaient été massacrés quelques jours auparavant, ne tarda pas à les suivre. Dieu voulut fortifier sa faiblesse par l'apparition en songe de l'un de ses fils martyrisés, qui lui dit : « Dieu voit votre oppression et votre souffrance. » En même temps, un grand et beau jeune homme lui présentait à elle et aux autres prisonniers deux coupes de lait en disant : « Ayez confiance, le Dieu tout-puissant s'est souvenu de vous. » Tous burent : les coupes cependant ne désemplissaient pas. Soudain le mur du cachot s'écroula et laissa apercevoir le ciel. Le jeune homme posa les coupes à droite et à gauche : « Vous voilà rassasiés, dit-il alors, cependant les coupes sont encore pleines. Bientôt, l'on vous en apportera une troisième. » Quartillosa put voir son rêve se transformer en réalité, quand, le lendemain, le sous-diacre Hérennius et le catéchumène Janvier, envoyés par le prêtre Lucien, vinrent apporter à tous les prisonniers l’Eucharistie, l’aliment si pur « qui ne diminue pas » ; Au reste, c’était à peu près la seule nourriture qui leur parvint.

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Pour prolonger un peu leur misère et leurs souffrances, plutôt que pour les soutenir, l'administrateur leur laissait un peu d'eau glacée. Plus tard, quelques chrétiens furent admis à les visiter et réussirent à leur procurer quelque soulagement.

Sur le chemin du martyre.

Le martyre et le ciel étaient désormais leur seul désir. Les derniers survivants y furent appelés enfin, au bout de huit mois d'une affreuse captivité. Un chrétien prit la plume tombée de la main de ces héros, au moment des derniers procès et de leur supplice. Il complète ainsi très heureusement leur narration, puisque son récit est l'œuvre d'un témoin oculaire.

En mai 259, les prisonniers furent cités devant le tribunal du nouveau proconsul : l'intérim du procurateur avait certainement cessé. Ils eurent l'occasion de rendre à Jésus-Christ un glorieux témoignage, et selon leurs prévisions furent condamnés à la décapitation.

Chrétiens et païens les suivirent en grand nombre jusqu'au lieu du supplice, les uns par curiosité, les autres par un sentiment de foi ; jamais l'assemblée des frères n'avait été plus complète : saint Cyprien ne leur avait-il pas recommandé d'assister de leur présence les serviteurs de Dieu conduits au martyre ! Leurs regards ne pouvaient se détacher des bienheureux soldats du Christ qui s'avançaient joyeux dans une noble et fière attitude. Chacun des condamnés disait aux frères quelques saintes paroles. Lucius, d'un naturel doux et timide, précédait tous les autres, escorté et soutenu par quelques amis ; les tortures de la prison et une maladie grave avaient épuisé ses forces. Il s'écartait de la foule pour n'être pas entraîné dans un remous et privé ainsi de l'honneur de cueillir la palme si désirée.

- Souviens-toi de nous, lui disaient les frères.- Et vous, souvenez-vous de moi, répondait-il.Julien et Victoric, de leur côté, exhortaient à la concorde les chrétiens de Carthage, si prompts à

se diviser, leur recommandaient le sort des clercs, de ceux surtout qui souffriraient en prison les tourments de la faim – ils pouvaient en parler en connaissance de cause.

Montan était de tous, le plus entouré. Sa haute taille, sa démarche imposante, sa vigueur physique, imposaient le respect. Il avait coutume de dire sa pensée sans ménagement ; il ne perdit rien de son énergie à l'approche du supplice.

Aussi criait-il d'une voix forte :- Quiconque sacrifiera à d'autres qu'au seul vrai Dieu périra.Aux hérétiques, il demandait de reconnaître enfin la vérité pour laquelle tant de martyrs

répandaient leur sang ; aux païens, il montrait l'inanité de leur culte ; il exhortait les chrétiens à la persévérance. « Que la lâcheté de ceux qui sont tombés ne vous entraîne pas. Demeurez fermes dans la foi. Que nos souffrances vous apprennent comme on conquiert la couronne. »

Abaissant sur quelques pauvres apostats un regard de pitié, il les engageait à faire pénitence et à ne pas demander de rentrer dans la communion des fidèles avant d'avoir donné des gages d'un vrai repentir. Il avait un mot édifiant pour tous : exhortant les vierges à garder inviolable leur pureté, conseillant aux prêtres de rester unis entre eux et en paix avec leur peuple, aux fidèles d'honorer et de consoler leurs prêtres. On arriva ainsi au lieu de l'exécution. Les quatre confesseurs Lucius, Montan, Julien et Victoric eurent la tête tranchée.

La dernière victime.

On aura remarqué l'absence du nom de Flavien dans la liste des décapités. Etait-ce oubli  ? Serait-il réservé pour un supplice plus cruel ?

C'est dans le dernier interrogatoire que Flavien fut séparé de ses compagnons et ramené, à sa grande tristesse, dans la prison, tandis qu'eux s'en allaient conquérir la couronne.

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Interrogé sur sa condition, il s'était déclaré diacre. Mais, comme avant de recevoir les ordres sacrés il avait enseigné les belles-lettres, ses anciens disciples voulurent l'arracher à la mort et prétendirent d'une commune voix que Flavien n'était pas diacre. Les persécuteurs ayant surtout en vue de frapper le clergé, séparèrent la cause de Flavien de celle de ses frères ; il eut beau protester de sa véracité, on ne le crut pas et on le laissa seul.

Son courage n'en fut pas ébranlé ; il consolait sa mère, femme incomparable, digne imitatrice de la mère des macchabées, et qui s'affligeait de ce que son fils n'avait pas été jugé digne de verser son sang.

- Vous savez, ô la plus tendre des mères, lui disait Flavien, comment j'ai tout fait pour avoir le bonheur de mourir martyr. Jusqu'ici, l'on a différé mon supplice. Mais aujourd'hui, mes désirs sont comblés, séchez vos pleurs. Glorifions-nous au lieu de nous désoler.

Les pressentiments de Flavien étaient fondés. Trois jours à peine s'étaient écoulés depuis la mort de ses frères quand les geôliers ouvrirent de nouveau la porte de la prison et intimèrent au captif l'ordre de les suivre au prétoire. Une foule d'impies, d'incrédules, de curieux, s'y était rassemblée.

On rapporte, en effet, qu'avant de mourir, Montan, emporté par une affection toute surnaturelle pour son compagnon absent, et craignant peut-être, pour lui une défection, s'était jeté à genoux et, les bras étendus en forme de croix, avait demandé à Dieu, à voix haute, de manière à être entendu des païens et des chrétiens, « que Flavien, séparé de ses compagnons par la voix du peuple, les suivît dans trois jours. » Même, il avait déchiré le bandeau dont on allait lui couvrir les yeux, en disant aux bourreaux : « Réservez cette moitié pour qu'elle serve à Flavien. »

Païens et chrétiens voulaient vérifier la réalisation de ce désir et voir l'issue de toute cette affaire. Les disciples de Flavien se trouvaient dans la foule et se lamentaient : « Renonce à ton obstination, disaient-ils. Sacrifie. Tu feras ensuite ce que tu voudras. »

Quant à nous, écrit l'auteur des Actes, nous étions à ses côtés dans la salle des gardes, nous tenant étroitement serrés autour de lui. Nos mains pressaient les siennes et nous rendions au martyr les hommages d'un cœur chrétien et la tendre affection due à un ami.

Celui-ci, doux et tranquille, remerciait les uns et les autres. Mais il demeurait ferme contre toutes les sollicitations qui tendaient à le détourner du sacrifice suprême. « Sauver la liberté de sa conscience, disait-il, vaut mieux que d'adorer des pierres. Il n'y a qu'un Dieu, créateur de tout : à lui seul est dû notre culte. » Enfin, le proconsul l'appelle et il entre dans la salle du prétoire.

- Pour quel motif, demanda le proconsul, avez-vous prétendu être diacre ?- C'est qu'en réalité je le suis, dit Flavien.Aussitôt, une protestation s'élève du sein de la foule. Un centurion s'avance, tenant en main une

déclaration signée de plusieurs citoyens et contraire aux dires de l'accusé.L'argument était faible. Flavien le réfuta d'un mot.- Vous n'avez rien pour prouver que l'auteur de cette déclaration dise vrai. N'y a-t-il pas plus de

probabilité pour que mes paroles soient la vérité ?Le peuple, prenant part au débat et appuyant, sans comprendre, l'assertion des disciples de

Flavien, s'écriait avec colère :- Tu mens !- Quel intérêt aurais-je à mentir ? dit Flavien au proconsul.- La torture ! Qu'on le mette à la torture ! criait la foule des païens.Sans se plier à ce caprice, le magistrat conclut le débat et prononça la peine capitale.

C'est alors qu'il me pria, dit l'un des assistants, d'écrire ses Actes et de les joindre aux mémoires qu'il avait déjà laissés.

- Ajoutez-y, me dit-il, une vision que j'ai eue. Peu après le martyre de saint Cyprien, j'ai vu en songe le saint évêque et lui ai demandé :

« Souffre-t-on beaucoup dans le dernier combat ? - Ce n'est plus notre chair qui souffre quand l'âme est au ciel, dit-il. Le corps ne sent plus quand l'esprit s'abandonne tout entier à Dieu. »

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La mort de Flavien fut un triomphe. Dieu permit à cet instant qu'une pluie torrentielle dispersât tous les curieux et qu'il ne restât près de lui que les vrais amis et les bourreaux. Il put distribuer à ses frères ses derniers conseils pleins de tendresse. Avec l'autorité d'un martyr, il leur désigna le successeur digne d'occuper le siège laissé vacant par Cyprien, le prêtre Lucien. Puis, s'agenouillant, il lia lui-même autour de sa tête le bandeau que lui avait laissé Montan et reçut le coup de la mort en priant.

C. Octavien.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. III de février (Paris et Rome, 1865). – Actes des saints martyrs Montant, Lucius et leurs compagnons, extraits de la Collection de Dom Ruinart, par les RR. PP. Bénédictins. – Paul Allard, Histoire des dernières persécutions du IIIe siècle. - (V.S.B.P., n° 1150.)

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SAINT CÉSAIRE DE NAZIANZEMédecin (329-369)

Fête le 25 février.

Comme les Béotiens dans l'ancienne Grèce, les Cappadociens étaient généralement méprisés dans l'antiquité. Sous l'empire romain, comme de nos jours encore chez les Grecs, on les traitait de gens lourds et grossiers. Ce mépris était-il bien mérité au IVe siècle ? Nous ne le croyons pas. Tout alors indique que la Cappadoce avait largement participé au mouvement civilisateur qui avait suivi l'établissement du christianisme ; la piété y florissait avec l'éloquence, la culture des lettres et des arts. Rien n'est alors plus commun que les Saints en Cappadoce.

Des familles entières s'y lèguent de père en fils la sainteté, comme un patrimoine plus précieux à leurs yeux que les terres et les richesses. Basile de Césarée, par exemple, nous apparaît avec sa grand'mère, sainte Macrine l'Ancienne ; ses parents, saint Basile l'Ancien et sainte Emmélie ; ses frères et sœurs, saint Grégoire de Nysse, saint Pierre de Sébaste et sainte Macrine la Jeune ; en face de cet admirable groupe, nous pouvons citer la famille de Grégoire de Nazianze qui comprend son père et sa mère, saint Grégoire l'Ancien et sainte Nonna ; sa sœur, sainte Gorgonie, et enfin son frère saint Césaire le Médecin, dont il nous a fait connaître lui-même la belle figure de savant chrétien et la sainte mort.

Naissance de saint Césaire.

Les historiens sont loin d'être d'accord pour fixer les dates de naissance dans cette famille de Nazianze. Les uns, poussés par un zèle exagéré pour la défense de la discipline ecclésiastique, y font naître tous les enfants avant l'épiscopat du père, saint Grégoire l'Ancien (329) : ils placent la naissance de Césaire entre 318 et 320. Pour d'autres, au contraire, Grégoire le Théologien ou Grégoire de Nazianze vit le jour en 329, l'année même où son père était appelé à gouverner l'évêché de Nazianze que lui-même devait administrer plus tard. Dès lors, la date de naissance de Césaire est considérablement reculée, car, au témoignage de son frère Grégoire, il était le dernier de la famille, et par conséquent il serait venu au monde durant les premières années de l'épiscopat du père.

Ceci d'ailleurs n'intéresse en rien la discipline de l'Eglise qui, en Orient, n'était pas uniforme au sujet du célibat ecclésiastique. Ces deux manières de compter servent encore à fixer le lieu de naissance de Césaire. Suivant la première opinion, le petit bourg d'Arianze aurait vu son berceau ; pour les partisans de la seconde, Césaire serait né à Nazianze même. Son père, Grégoire l'Ancien, d'abord païen affilié à la secte mi-païenne, mi-juive des hypsistariens ou adorateurs de Zeus hypsistos, « le dieu suprême », dut sa conversion aux prières, aux larmes et aux exemples vertueux de son épouse, sainte Nonna, et fut baptisé en 325. Nous le retrouvons quatre ans après, sur le siège épiscopal de Nazianze où il restera quarante-cinq ans durant, entouré de la vénération universelle et de l'affection de ses ouailles.

Education et études de saint Césaire.

Nonna, dit son fils saint Grégoire le Théologien, « comparable par ses vertus aux saintes femmes de l'Evangile qui suivaient Jésus », fit elle-même l'éducation de ses enfants. Elle savait que les premières leçons et les premiers exemples reçus dans la famille s'apprennent le mieux et se retiennent toute la vie. Chez une telle mère, les préceptes n'étaient pas, comme il arrive malheureusement trop souvent, en contradiction avec les exemples.

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Pourtant, pas plus que son frère Grégoire, Césaire ne semble avoir reçu le baptême dans son jeune âge. L'habitude de le retarder jusqu'à complète maturité était alors devenue générale dans les grandes familles. Néanmoins, chaque étape de la vie de Césaire révèle la profondeur et la vivacité de la foi que ses pieux parents avaient su lui inspirer.

L'évêque de Nazianze voulait donner à ses enfants une instruction brillante, digne de leur naissance et de leurs heureuses dispositions. C’est pourquoi, aussitôt que son âge le permet, nous voyons Césaire accompagner son frère aîné aux écoles de Césarée de Cappadoce, où tous deux se lièrent intimement avec saint Basile. Nous savons peu de chose sur leur séjour en cette ville. Cependant, saint Grégoire nous dit que, dès cette époque, son frère dépassait tous ses condisciples par l'étendue, l'élévation et la facilité prodigieuse de son esprit.

Il fallut bientôt un plus vaste champ d'action à l'ardent désir de science qui dévorait ces deux jeunes hommes. Ils quittèrent leur province et se dirigèrent vers Césarée de Palestine, célèbre en ce temps par ses écoles et sa bibliothèque. La littérature et l'éloquence profanes y avaient grande vogue sous l'habile maître Thespésius. Épris de l'art oratoire, Grégoire s'arrêta longuement en Palestine. Mais l'esprit plus positif de Césaire réclamait autre chose que des déclamations souvent fastidieuses ; son goût le portait irrésistiblement vers l'étude des sciences exactes. Pour la première fois, il quitta son frère et se rendit à Alexandrie qui passait alors, selon l'expression de saint Grégoire, pour le laboratoire de toutes les sciences.

Là devait prendre fin pour Césaire ce curieux pèlerinage à la recherche de la science ; il était désormais dans l'élément rêvé par lui depuis longtemps. Son frère aîné vint peu après l'y rejoindre. Mais le séjour du futur théologien dans cette ville ne dut guère se prolonger ; à la première occasion il fit voile vers Athènes. Pendant ce temps, Césaire acquérait à Alexandrie diverses connaissances qui pouvaient servir à faire de lui un médecin consommé. Voici du reste le portrait que trace du vertueux étudiant saint Grégoire de Nazianze, c'est-à-dire un témoin qui n'a coutume ni de mentir ni de flatter :

Qui fut plus attaché à ses maîtres et plus cher à ceux de son âge ? Qui évita avec plus de soin la société et la fréquentation des méchants ? Qui se lia plus étroitement avec les sens les plus vertueux, tant parmi les étrangers que parmi les plus connus et les plus distingués de ses compatriotes – car il savait combien les liaisons ont d'influence, soit pour la vertu, soit pour le vice. Aussi qui fut plus estimé que lui des magistrats ? Et, dans cette ville immense où tous vivent ignorés, qui fut plus connu pour sa vertu, plus illustre pour son savoir ?...

Quelle science n'a-t-il pas connue à fond ? Ou plutôt laquelle n'a-t-il pas étudiée avec une ardeur que d'autres ne mettent pas à une étude unique ? Qui donc a pu l'approcher, même de loin, je ne dis pas parmi ceux de son âge, mais même parmi ceux qui avaient consacré le plus de temps à l'étude ? Il s'était perfectionné dans toutes les parties des sciences, comme s'il n'en avait étudié qu'une, et dans chacune comme dans toutes... Par sa vivacité, il l'emportait sur les plus vifs ; par son application, sur les plus appliqués ; par l'une et l'autre, sur ceux qui brillaient par ces deux qualités.

Cependant, Grégoire de Nazianze ajoute que, entre toutes les sciences, son frère préféra toujours, après la médecine, l'arithmétique, la géométrie et l'astronomie. Tout jeune, il achevait ses cours et sortait de l'école, éclipsant même les plus fameux disciples d'Hippocrate de son temps. C'était vers les années 354 ou 355.

Le médecin.

La plus belle renommée l'avait précédé à Constantinople où il arriva bientôt. Dès lors, il passait pour une célébrité médicale, et nous voyons les habitants de la capitale envoyer une députation à l'empereur Constance, pour le prier de fixer à jamais parmi eux le célèbre médecin. Volontiers le prince se rend à leur demande ; il offre à Césaire un riche mariage, la dignité de médecin de la cour, un titre honorifique et une place dans le Sénat. Mais le jeune savant ne veut, pour le moment, prêter l'oreille à aucune combinaison ; il souffre depuis longtemps de l'absence de ses parents ; il a hâte

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d'aller les embrasser et de revoir sa terre natale. D'ailleurs, Grégoire de Nazianze, à son retour d'Athènes, est venu le surprendre à Constantinople. Il craint pour son jeune frère les séductions et la corruption de la grande ville. Ses instances affectueuses font disparaître toute hésitation : Césaire reprend avec lui le chemin de Nazianze et consacre à ses concitoyens les prémices de son art. Pourtant son séjour dans la maison paternelle ne dura guère. Habitué depuis longtemps aux mœurs polies des capitales intellectuelles, il se sentait fasciné par Constantinople. Il y revint bientôt, et ce fut pour y accomplir l'acte le plus héroïque de sa vie.

La lutte pour la foi.

Constance le reçoit avec honneur et fait de lui son conseiller intime. La parfaite pureté de mœurs du médecin qui, ainsi que le dira son frère, « ne connut jamais de femme et n'eut point d'enfants, qui exerçait sa profession sans aucune vue de gain même à l'égard des riches », son entier désintéressement et ses profondes connaissances dans son art lui concilient tous les cœurs.

Cependant la mort de Constance laisse l'empire romain tout entier au pouvoir de Julien que l'histoire a stigmatisé du surnom d'Apostat. Aussitôt commence contre l'Eglise une guerre à outrance. La réaction païenne s'attaque tout d'abord aux familiers de l'empereur défunt : tous ceux qui refusent de sacrifier aux nouveaux dieux perdent leur grade ou leur place.

L'amitié de l'empereur défunt, le dévouement absolu de Césaire à la foi catholique semblaient autant de titres à une glorieuse disgrâce. Elle n'eut pas lieu cependant. Julien s'appliqua au contraire de tout son pouvoir à s'attacher le jeune praticien. Cette conduite de l'empereur semble une inexplicable énigme pour qui se rappelle la haine particulière qu'il portait aux Cappadociens, jugés par lui comme des barbares, intraitables dans leur attachement à l'orthodoxie. Il est pourtant facile d'expliquer les ménagements de l'empereur à l'égard de Césaire : quelle gloire, en effet, ce serait pour lui s'il gagnait à ses idées, s'il réussissait à enlever à la religion qu'il veut détruire un homme d'un aussi rare mérite, le fils d'un évêque renommé et vénéré dans toutes les Eglises d'Orient !

La nouvelle des tentatives de séduction dont Césaire était l'objet de la part de l'autocrate abhorré suscita un grand émoi et une profonde douleur dans la famille de Nazianze. Le père, le vieil évêque, considéra la faveur du César pour son fils comme un outrage à sa dignité d'évêque catholique. On rapporte qu'il ne daignait même plus prononcer le nom de l'enfant prodigue. Quant à la mère, on eut soin de la tenir dans la plus grande ignorance de ce qui se passait : saint Grégoire de Nazianze nous rapporte que, dans sa foi intransigeante, Nonna s'était fait une loi de ne jamais donner la main à des infidèles et même de ne leur rendre aucune civilité ; que fût-il advenu, si jamais elle eût appris qu'un de ses enfants servait un apostat et un persécuteur ?

Les lettres alors fréquentes que saint Grégoire envoie à son frère, pour le persuader de quitter la cour, nous révèlent combien son cœur souffrait de la conduite ambiguë de Césaire. Il lui écrit le désespoir de leur malheureux père, las de vivre sous les reproches qu’on lui adresse de toutes parts à son sujet. Il dépeint en termes émus le chagrin de toute la famille, le déshonneur que son attitude fait rejaillir sur elle, la honte que devrait ressentir le fils d’un évêque en se voyant le favori d’un persécuteur. D’ailleurs, pourquoi rester en service ? Les biens déjà acquis ne permettent-ils pas de vivre honnêtement et libéralement ? Mais Césaire ne répondait pas ; fort du témoignage de sa conscience loyale et pure, il conserva sa charge et demeura à la cour.

L’empereur veut tenter un dernier moyen pour entraîner le jeune médecin dans l’apostasie. Il lui propose une conférence en règle à laquelle il se prépare lui-même avec le plus grand soin, comme si derrière Césaire il apercevait Grégoire et Basile eux-mêmes. Puis, pendant plusieurs heures, en présence de sa cour assemblée, dit M. De Broglie, il déploie tout ce que la nature avait mis en lui de ressources d’esprit et de grâce de langage. Mais Césaire avait étudié à bonne école ; il eut réponse à tout, déjoua toutes les insinuations, tous les pièges, résolut tous les sophismes, et, soutenant sans baisser les yeux le courroux du regard impérial : « En un mot, dit-il, je suis chrétien et veux l’être toujours. »

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Saint Césaire au chevet d'un malade.

Julien était vaincu et l'on rapporte qu'il s'écria alors, dans ce langage d'hiérophante, qu'en sa qualité de grand pontife il aimait à prendre : « 0 l'heureux père qui a de si malheureux enfants ! »

C'était la rupture définitive ; Césaire résigna sa charge et retourna à Nazianze, « exilé plein de joie, triomphateur non sanglant, plus illustre de la perte de ses honneurs que des plus grands honneurs » 

Saint Césaire intendant de Bithynie.

La scène que nous venons de raconter eut lieu au moment même où Julien partait en guerre contre les Perses ; il y périt (363). Sa mort ramena Césaire à la cour. L'empereur Jovien lui rendit ses anciennes charges et l'admit dans son intimité. Un an ne s'était pas écoulé qu'un nouveau maître s'imposait à l'empire, et, sous Valens, Césaire marchait rapidement dans la voie des honneurs. Ce prince le nomma d'abord trésorier de ses domaines et, peu après, il lui demanda d'aller prendre possession de l'intendance de Bithynie avec résidence à Nicée.

Loin d'applaudir à la fortune de Césaire, saint Grégoire et saint Basile voyaient avec déplaisir ces nouveaux honneurs s'accumuler sur la tête de leur frère et ami. Valens était un prince ennemi de l'Eglise, tout entier dévoué à l'hérésie ; ses faveurs étaient autant d'obstacles nouveaux se dressant devant le but auquel les deux amis avaient comme juré d'amener tôt ou tard Césaire : le retirer du monde et le consacrer tout entier au service de Dieu. Grégoire surtout souffrait de voir une nature si excellente et si élevée prendre plaisir à s'occuper des choses de ce monde, une âme si noble s'embarrasser des affaires de l'État. De nouveau, ses lettres devinrent plus fréquentes et plus pressantes. Césaire, à en croire les extraits que ses deux amis nous ont gardés de ses réponses, recevait fort bien leurs sages avis, promettait d'y songer sérieusement, mais ne se pressait pas de les mettre à exécution.

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Tremblement de terre de Nicée.

Un triste événement dans lequel Césaire faillit périr devait terminer cette longue résistance.Le 11 octobre 368, un des plus violents tremblements de terre dont l'histoire ait fait mention

détruisit de fond en comble la ville de Nicée, ensevelissant sous les décombres un nombre incal-culable de victimes. Le palais habité par Césaire fut renversé comme les autres, et quand on retira le fonctionnaire impérial de dessous les ruines il était grièvement blessé. Cette terrible catastrophe fournit à Grégoire de Nazianze une occasion fort opportune de renouveler à son frère ses délicates insinuations et de lui prêcher la retraite.

Les frayeurs mêmes ne sont pas inutiles aux sages, lui écrivait-il. Tout homme qui échappe à un danger s'attache plus fortement à celui qui l'a sauvé. Ne soyons donc pas fâchés d'avoir été compris dans la catastrophe, mais soyons reconnaissants d'en avoir été délivrés. Ne nous montrons pas autres pour Dieu, au moment du péril, et autres après le péril, mais prenons la résolution, où que nous soyons, de nous attacher uniquement à Celui qui nous a sauvés, en retirant notre estime aux petites choses d'ici-bas...

A son tour saint Basile, informé de l'événement, écrit à Césaire il le fait en des termes peut-être plus pressants encore, parce que plus graves et plus contenus. Le but apparent de sa lettre est de féliciter son ancien condisciple de sa délivrance presque miraculeuse, mais le but réel est d'en tirer les conclusions qui s'imposent.

Nous aurons beaucoup gagné, écrivait-il, si nous sommes résolus à demeurer dans la disposition où nous avons été au moment du péril. Alors s'est montrée à notre esprit la vanité de la vie ; nous avons compris qu'il n'y a rien de solide dans les choses humaines. Nous avons senti en même temps un repentir du passé et nous avons promis de mieux servir Dieu à l'avenir. L'imminence du danger nous a rendu la mort présente... Mais tu as contracté une dette. Voilà pourquoi, heureux de la grâce que Dieu t'a faite et préoccupé de l'avenir, j'ose te parler ainsi.

Césaire était homme à comprendre de pareils accents. Il reconnut le paternel avertissement de la Providence ; les instances de son frère et de son ami l'émurent profondément. Il répondit qu'il renonçait au monde et à tous les avantages que l'avenir lui promettait encore. Et, comme il l'avait fait sous Julien, il brisa sa carrière et se prépara à recevoir le baptême. Après quoi, il se retirait auprès de ses parents, pour y mener, à leur exemple, une vie toute dévouée à Dieu.

Le baptême. – Une sainte mort.

Aidé par de tels maîtres, soutenu par de telles leçons, le dernier fils de Grégoire l'Ancien et de Nonna se donna tout entier à l'œuvre de sa perfection. L'ambition trop humaine, le seul défaut qui retenait jusqu'alors cette belle âme éloignée de la vraie sainteté, l'épreuve venait de la briser. A sa place fleurissait désormais une ambition toute chrétienne et toute céleste qui dirigeait les forces vives de ce cœur généreux vers la possession du Bien suprême. On devine, dès lors, avec quelle piété Césaire reçut le sacrement régénérateur. Il n'était que tant d'ailleurs, car sa santé n'avait pu se remettre complètement de la secousse reçue. Dieu, dans sa miséricorde à l'endroit de cette âme choisie, se contenta de ce premier acte : il lui ouvrit le ciel dans les premiers jours de l'année 369. Césaire, à peine âgé de 40 ans, mourut de la mort des Saints, sans doute dans une des bourgades voisines de Nicée, et sans avoir pu revoir sa famille.

Son testament faisait les pauvres héritiers universels de ses vastes domaines et indiquait son frère Grégoire comme exécuteur testamentaire. Cette charge occasionna à ce dernier, d'un caractère assez timoré, bien des tracas, et il fallut que saint Basile, l'homme d'affaires et de gouvernement par excellence, vînt au secours de son ami, mal à l'aise dans ces questions pécuniaires.

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Oraison funèbre de saint Césaire par son frère saint Grégoire.

L'empereur lui-même avait accepté, sur la demande de la famille, de prendre à sa charge le transfert du corps du brillant médecin à Nazianze. Ses parents l'inhumèrent de leurs propres mains, dans le tombeau qu'ils s'étaient préparés pour eux-mêmes, dans une église dédiée à des saints martyrs. En cette circonstance, saint Grégoire de Nazianze prononça l'oraison funèbre de son frère. Pour être complètement édifié sur la conduite de Césaire, il faudrait lire en entier cet admirable discours où, avec l'histoire de sa vie, l'orateur semble se complaire à nous retracer les vertus qui firent la sainteté de cette existence mouvementée. Fidèle observateur de ses devoirs de chrétien, Césaire mérita, dès avant son baptême, le titre glorieux de confesseur de la foi. Chaste comme une vierge, par son désintéressement et sa charité pour les pauvres, il se faisait, de ceux qui le fréquentaient, autant d'amis. Vers la fin de son discours, saint Grégoire s'adresse directement à son frère, lui fait les plus touchants adieux, et lui promet que, chaque année, on lui rendra des honneurs solennels, même dans la postérité. Cette prédiction fut accomplie, et l'Eglise, se basant sur les témoignages du grand évêque qui assure, en maints endroits, avoir vu Césaire au milieu des phalanges des Saints, l'inscrivit en son martyrologe au jour du 25 février. Les Grecs l'honorent le 9 mars.

A.E.A.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. III de février (Paris et Rome, 1865). – Dom Cellier, Histoire générale des Auteurs sacrés. – P. Allard, Histoire de saint Basile (Paris, 1899). – Poèmes, lettres, discours de saint Grégoire de Nazianze. – Lettres de saint Basile. – (V.S.B.P., n° 1356.)

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SAINT VICTOR DE PLANCYPrêtre et solitaire (VIe ou VIIe siècle).

Fête le 26 février.

Le nom de Victor qui, en latin, signifie « le Vainqueur » ou « le Victorieux », a été porté par un très grand nombre de Saints : en effet, les divers répertoires des Acta Sanctorum n'indiquent pas moins de cent quarante trois personnages, de toutes conditions. Saint Victor de Plancy, ainsi appelé parce qu'il vivait dans le voisinage de la paroisse de ce nom, qui est située dans le diocèse de Troyes, est beaucoup plus connu que la plupart d'entre eux, bien que l'on ignore si son existence sur cette terre remonte au VIe ou VIIe siècle.

Par erreur, on a vu parfois en lui un moine Cistercien, alors qu'il a vécu cinq siècles au moins avant la fondation de l'Ordre de Cîteaux, ou encore un Bénédictin de Montiéramey, parce que, comme on le verra, son corps a reposé plus tard dans l'église de ce monastère. Sa notoriété lui vient non seulement de ce qu'il a eu son biographe à une époque très lointaine, mais encore et surtout de ce qu'il a été célébré, en prose et en vers, dans des conditions que nous relatons plus loin, par un grand Saint qui n'est autre que saint Bernard. Au surplus, il n'existe pas d'autre source originale au sujet de l'ermite de Plancy, sauf en ce qui concerne son culte, et le biographe d'aujourd'hui ne peut faire mieux que de suivre pas à pas les données du biographe d'autrefois dont s'inspira l'illustre Abbé de Cîteaux.

Naissance de saint Victor. – Education cléricale.

Victor naquit au diocèse de Troyes. Son biographe atteste qu'il justifia ce nom longtemps avant sa naissance, et que le démon, qui avait pris possession du corps d'un homme, laissa exhaler cette plainte :

- 0 Victor, Saint de Dieu, pourquoi nous tourmentes-tu alors même que tu n'as pas encore vu le jour ?

Quelque temps après sa naissance il reçut le baptême, et comme il avait été reposé dans son berceau ses parents virent à l'éclat de ses traits que l'Esprit-Saint habitait en lui. Il grandissait peu à peu, mais déjà sous les traits d'un petit enfant, il montrait l'attachement d'un vieillard pour la science de Dieu. En même temps qu'il se livrait à l'étude, il pratiquait le jeûne et l'oraison et donnait constamment son repas aux pauvres. Les connaissances profanes n'avaient point grand attrait pour lui il leur préférait la science des choses divines, et sa plus grande joie était de répandre autour de soi les paroles de l'Ecriture Sainte et les enseignements du Christ. Lorsqu'il eut atteint l'âge requis, il reçut les premiers ordres de la cléricature, et enfin le diaconat et la prêtrise. Peu de temps après, il quitta ses parents et se rendit sur le territoire d'Arcis-sur-Aube, et là il se fixa sur un domaine nommé Saturniacus ; il s'y attira l'affection des habitants les plus éminents et de toute la population. Et cependant, retiré nuit et jour dans sa cellule, il se livrait sans relâche à la prière et aux mortifications, intercesseur efficace pour obtenir le pardon et la rémission des péchés.

Visite royale. – la multiplication du vin.Châtiment et repentir d'un voleur.

Tandis qu'il vivait de la sorte, le roi des Francs, d'après les uns, Chilpéric (.. 584) ; d'après d'autres, Clotaire II (..628), à moins que ce ne fût Childéric II (..673), vint chasser dans la région et se trouva sous les ombrages des rives de la Seine avec des cavaliers. Ayant entendu vanter les

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vertus de l'homme de Dieu, le prince se dirigea tout joyeux vers la modeste demeure du solitaire. Celui-ci, qui avait eu connaissance de la visite des chasseurs, se hâta à leur rencontre.

Le prince, arrivé près de l'homme de Dieu, l'embrassa avec respect. Alors, le solitaire prit la parole en ces termes :

- Si Votre Majesté ne dédaigne pas l'humilité de ma demeure, qu'elle veuille entrer dans la maison de son serviteur.

Cette invitation fut acceptée ; aussitôt, Victor dit à un enfant :- Donne-moi le vase dans lequel tu apportes ordinairement le vin.Et cet ordre ayant été exécuté, comme le vase était à peu près vide, le prêtre fit cette prière :

O Dieu, qui par votre puissance l'emportez sur tous les rois ; qui avez suspendu le ciel au-dessus de la terre et l'avez orné d'astres variés, semblables à de magnifiques pierres précieuses ; qui avez voulu que ma mère me donnât le jour et que je vinsse confesser votre nom, bénissez ce vase, remplissez-le d'une rosée céleste ; et de même que nos pères, dans le désert, ont été rassasiés de la manne, faites que nous soyons remplis du don de votre bénédiction.

Il traça alors le signe de la croix, et aussitôt le vase se trouva rempli d'un vin d'un goût plus doux que le miel. Or, le roi en but, et derrière lui les membres de son escorte ; après ce prodige, qui rappelle celui des noces de Cana, les cavaliers continuèrent leur route.

Voici encore un miracle entre plusieurs autres un jour, Victor envoya des ouvriers semer du blé dans un champ ; l'un de ces travailleurs, poussé par la tentation, creusa un trou dans le sol et y enfouit, avec l'intention de l'y reprendre pour soi-même, une quantité de blé d'environ deux boisseaux. Aussitôt le démon s'empara du voleur, et celui-ci semblait vomir des flammes. L'homme de Dieu, témoin du fait à distance, se hâta de libérer d'un signe de croix le malheureux ; celui-ci, repentant, ne fut pas moins prompt à restituer le bien mal acquis.

Visions de saint Victor.

Une nuit, après avoir accordé un peu de repos à son pauvre corps brisé par les jeûnes, la prière sans fin et les privations, Victor s'était levé au milieu des ténèbres et prosterné sur le sol, abîmé dans l'oraison. Lorsqu'il se redressa, il vit le ciel entr'ouvert ; la croix du Seigneur y brillait avec l'éclat de l'or ; des pierres précieuses y étincelaient. Alors le solitaire entendit une voix qui disait :

- Vous voyez les âmes des Saints qui par amour pour le Christ ont teint leur robe dans le Sang de l'Agneau.

Saisi de terreur, il tomba de nouveau la face contre terre, glorifiant le Seigneur qui lui avait dévoilé les célestes secrets. A partir de ce jour, il demeura enfermé dans sa cellule, et, tandis qu'il refusait d'avoir tout contact mondain avec le dehors, de nombreux malades recouraient à lui et en obtenaient leur guérison. Le serviteur de Dieu parvint à un âge très avancé. Une magnifique chevelure blanche ajoutait à son air vénérable ; la perfection de sa charité était telle que, malgré son mépris des choses extérieures, les hommes les plus attachés aux biens de la terre l'affectionnaient eux-mêmes d'une façon particulière.

Saint Victor à Cupidiniacum. – Ses prédications. – Sa mort.

Victor avait un fils spirituel de haute naissance, lequel habitait un domaine appelé Cupidiniacum, et que l'on a identifié avec Queudes, dans le canton de Cézanne. Ce personnage, que le saint prêtre avait lui-même baptisé, supplia celui-ci de venir sur son domaine, toute sa famille désirant ardemment recevoir la visite du saint vieillard. Tels étaient les souvenirs qui liaient ce dernier au seigneur de Cupidiniacum, que Victor ne voulut pas se dérober et se mit en route ; ses

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hôtes vinrent à sa rencontre et le reçurent avec une véritable allégresse.Malgré la richesse dont il se voyait entouré, le solitaire ne voulut rien changer à son genre de

vie ; c'était la même pratique des mortifications : il ne prenait de nourriture que le soir, n'accordant à ses membres fatigués par l'âge que quelques instants de repos. Une nuit, selon son habitude, il s'était levé, et jusqu'à l'aube il avait récité les psaumes et les hymnes de l'Office. Au matin une foule d'hommes accoururent pour l'entendre parler des choses de Dieu. Comme l'entretien se prolongeait, l'heure de la messe était arrivée, et chacun se hâtait vers l'église. Pendant ce temps, Victor, l'âme pleine de splendeurs qu'il venait d'évoquer, s'arrêta, et voilà que tout à coup il entendit les chœurs des anges qui récitaient l'oraison dominicale. Le saint prêtre, frappé de stupeur, inclina la tête et il se frappa la poitrine à deux mains en disant :

- Hélas ! Pauvre de moi ! Bien que j'en sois indigne, Seigneur Jésus, j'ai entendu de mes oreilles, récitée par la voix des anges, la prière que vous avez vous-même enseignée à vos disciples !

Et après cette exclamation, il dit simplement :- Retournons à la maison, car les divins mystères sont déjà terminés dans les cieux.La pensée de la gloire humaine n'effleura point son esprit, au souvenir de ce qu'il avait entendu ;

tout au contraire, il considérait avec étonnement et avec humilité la bonté de Dieu à son égard. Or, ceux qui étaient là passèrent avec lui le reste du jour. Le lendemain, laissant toute cette foule en parfaite santé, il regagna avec joie sa cellule. Il mourut le 26 février, après avoir semé des bienfaits sans nombre, et son corps reçut comme il convenait une sépulture honorable, à Saturniacus, dont l'emplacement correspond peut-être à celui qu'occupe une chapelle appelée communément la Pénitence Saint-Victre et qui est située entre Arcis-sur-Aube et Plancy, mais beaucoup plus près de cette dernière localité.

Délivrance miraculeuse d'un prisonnier.

Un oratoire plus ou moins somptueux abritait ses restes ; des solliciteurs venaient demander des grâces à l'ermite dont le nom était resté en vénération.

Le biographe rapporte à l'intercession de saint Victor la délivrance miraculeuse d'un prisonnier. Il s'agit d'un homme qui, accusé de vol, fut enfermé dans la citadelle d'Arcis et jeté dans un cachot. Le serviteur de Dieu lui apparut, toucha de son bâton l'ensemble des chaînes du prisonnier. Celui-ci, éveillé en sursaut, sentit qu'une puissance surnaturelle avait opéré en lui, car les chaînes qui gênaient les mouvements de ses mains et de son cou étaient tombées ; seules étaient restées les chaînes qui entravaient ses pieds. Il se demandait que faire, lorsque la pensée lui vint de chercher asile à la chapelle du Saint, avec l'espoir de voir tomber à leur tour les chaînes de ses pieds.

Le gardien de la prison dormait alors profondément d'un sommeil pesant où l'on peut voir une intervention surnaturelle. Le captif, se levant, s'efforçait de marcher, mais ses pas étaient mal assurés. Cependant, la porte s'étant trouvée ouverte, il saisit in javelot à sa portée et s'avance d'abord avec peine, le corps recourbé ; bientôt il se sent revenir à la santé et, désormais, aucun obstacle ne peut arrêter cet homme délivré par la puissance divine. Et, en effet, au milieu de la nuit il parcourt une distance de six mille pas, avec autant de rapidité qu'en d'autres temps il eût parcouru seulement la distance d’un stade, et il semblait que la main d’un ange soutînt sa marche.

Et comme il arrivait dans l’atrium de l’église, au moment même où il en touchait les portes, les entraves de ses pieds se brisèrent et toutes ses chaînes furent réduites en pièces ; il montra au peuple émerveillé cet instrument qui peu d’instants auparavant le tenait immobile au fond de son cachot.

Le tombeau de saint Victor, dit en terminant l’ancien biographe, a vu beaucoup d’autres miracles, mais l’auteur ne les précise pas davantage. En 837, les restes vénérés du solitaire furent transférés dans un monastère bénédictin situé à quatre lieues de Troyes et fondé par l’Abbé Adremar, d’où son nom de Monasterium arremarense, devenu en français Montiéramey.

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A la prière de saint Victor, un vase se remplit de vin.

La glorification de saint Victor par saint Bernard.

Au XIIe siècle, un Abbé de ce même monastère, Guy, écrivit à saint Bernard, le priant de composer, pour la fête du saint ermite, un texte latin destiné à le glorifier. A la lettre en question était joint le texte, dont on a pu lire plus haut la traduction à quelques détails près ; texte qui, publié jadis pour la première fois par Nicolas Camuzat, chanoine de l'église de Troyes, a aussi trouvé place dans les Acta Sanctorum. Saint Bernard répondit favorablement et avec ampleur à cette requête ; son envoi était accompagné d'une bonne lettre, précieuse d'autre part en raison des conseils qu'elle donne sur le chant d'église en général, et dont voici quelques passages.

Vous me demandez, mon bien cher Abbé Guy, et avec vous vos Frères, de composer quelques textes qui puissent être lus solennellement ou chantés en la fête de saint Victor dont le très saint corps repose près de vous... J'ai donc exécuté ce que vous avez demandé. Je veux dire j'ai réalisé ce qui a pu venir non pas selon votre désir, mais sous ma main, d'après mes possibilités, non d'après votre volonté. En conservant toutefois la vérité des écrits anciens que vous m'aviez transmis au sujet de la vie du Saint, j'ai composé deux sermons, qui sont dans mon style donné pour ce qu'il vaut ; j'ai fait attention autant que je le pouvais à ne pas les rendre obscurs par la brièveté ni ennuyeux par la prolixité. Voici maintenant pour ce qui est du chant : j'ai composé une hymne, en négligeant le mètre pour ne pas nuire au sens ; j'ai disposé à leur place douze répons avec vingt-sept antiennes, ajoutant un répons que j'ai destiné aux premières Vêpres, et deux autres, assez brefs, à chanter le jour même de la fête, d'après votre coutume régulière, le premier à Laudes, le second à Vêpres.

En terminant, Bernard réclamait pour récompense les prières de la communauté.Des deux sermons composés en la circonstance par le grand Docteur de l'Eglise, les

Bollandistes ont reproduit en entier seulement le premier ; on y trouve, en effet, disent-ils, plus de données historiques que dans le second, lequel, en retranchant peu de chose, pourrait s'appliquer à n'importe quel saint confesseur. Cette réflexion est juste, mais les détails historiques du premier

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sermon sont précisément empruntés au récit que Guy de Montiéramey avait communiqué à saint Bernard. Bien que très général, le second sermon contient un enseignement utile et consolant : il rappelle, en effet, aux chrétiens que les Saints, loin de nous oublier, vivent bien réellement près de nous :

(Victor) n'a pas revêtu pour lui le vêtement de la gloire pour s'envelopper dans l'oubli de notre misère et de sa propre miséricorde. Ce n'est pas une terre d'oubli qu'habite l'âme de Victor ; ce n'est point une terre de labeur, dans laquelle il doive être occupé ; ce n'est pas enfin la terre : c'est le ciel. Est-ce que la demeure céleste refroidit les âmes qui y sont admises ? Les prive-t-elle du souvenir ? Les dépouille-t-elle de la pitié ? Mes frères, l'étendue du ciel dilate les cœurs au lieu de les resserrer ; elle réjouit les âmes au lieu de les attrister ; elle ne contraint pas les affections, elle les développe. A la lumière de Dieu, le souvenir est rasséréné ; il n'est point obscurci... Ceux qui sont venus d'entre nous peuvent-ils nous oublier, et pourraient-ils ne pas compatir à des souffrances qu'ils ont éprouvées ? Eux qui ne ressentent plus les douleurs connaissent cependant les nôtres ; et après s'être arrachés à de grandes tribulations, comment pourraient-ils ne pas reconnaître l'état dans lequel ils se sont trouvés ?...

Les trois hymnes sont composées sur le rythme, bien connu depuis Horace, de l'hymne Iste Confessor. On en trouve le texte, avec une antienne et une oraison, dans les Acta Sanctorum ; la Patrologie de Migne contient à la fois la lettre de saint Bernard à Guy de Montiéramey, les deux sermons, et les textes liturgiques au complet.

Voici, à part la doxologie, c'est-à-dire la strophe finale en l'honneur de la Sainte Trinité, la traduction de l'hymne des premières vêpres :

L'existence de Victor, éclatante par ses mérites, présente, afin que nous l'imitions, un homme vivant sur la terre, mais qui n'est pas de la terre, et qui semble nous être donné du ciel.

C'est le Christ qui a vécu en lui, et non point lui-même. Cet homme céleste s'est offert comme un miroir de vie chrétienne à ceux qui sont morts au monde et il cherche des imitateurs.

Ayant embrassé un état plus éminent, Victor a brillé par la forme de sa sainteté, conservant pure et sans corruption une vertu qui est sa gloire.

C'est pourquoi il a mérité d'avoir des visions de Dieu et de voir le ciel s'entrouvrir sous ses yeux : car les célestes visions ne sont offertes qu'à de chastes regards.

L'invitatoire des Matines est un pieux jeu de mot sur le sens du nom de Victor ; saint Bernard nous engage à nous réjouir de la victoire que Victor a remportée sur le monde, afin que nous soyons nous-mêmes victorieux à notre tour. Quant à l'hymne qui suit, elle fait surtout allusion à la glorifica-tion de saint Victor avant sa naissance, à la terreur qui, pour ce motif, s'empare des démons à la vue de sa mère. Enfin, dans l'hymne des vêpres, deux strophes rappellent le miracle du vin obtenu par le saint prêtre en faveur de son royal visiteur, et une autre, le miracle du voleur tourmenté par le démon. Citons encore l'antienne de Sexte qui se termine d'une manière si priante :

Celui qui a remporté la victoire a été reçu dans le sein de Dieu qui lui avait insufflé son Esprit dans le combat ; vous qui êtes partout, inspirez-lui, ô Dieu, de songer aux malheureux ; lorsqu'il vous supplie pour les malheureux, ô Dieu, accueillez sa prière ; et lorsqu'il intercède pour les malheureux, ô Dieu, exaucez-le.

Le culte de saint Victor au diocèse de Troyes et en Espagne.

Au début de la Révolution, les reliques de saint Victor avaient été transférées de Montiéramey à Arcis-sur-Aube ; elles sont revenues par la suite à Montiéramey, où elles continuent à être vénérées en l'église paroissiale. Autrefois, de nombreux pèlerins venaient le prier le 11 octobre en souvenir de la translation de ses restes. Plusieurs églises de la région, notamment celles de Chervey, Neuville et Prugny, possèdent aussi des reliques du Saint. La paroisse de Plancy semble avoir conservé une dévotion particulière envers le saint prêtre qui est sa plus pure gloire.

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Les Espagnols, depuis plusieurs siècles, continuent, à vénérer saint Victor comme un Saint de leur pays, qui aurait mené la vie érémitique près de la roche de Alàjar, dans la province de Huelva, en un lieu où la Très Sainte Vierge est honorée sous le vocable de Notre-Dame des Anges ; d'Espagne, son corps, disent-ils, aurait été par la suite transféré en France.

L'identité du personnage est bien certaine ; la date de la fête coïncide ; c'est également de saint Bernard que s'inspire un dévotionnaire en l'honneur du saint ermite publié en 1927. En réalité, cela vient d'une erreur d'interprétation d'un texte : là où il faut lire Arcis, dans l'Aube, les Espagnols ont vu Arcilas, en Bétique ; cependant, les Bollandistes ont déclaré depuis longtemps que cette opinion ne peut se soutenir avec vraisemblance.

Blaise Lezen.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. III de février (Paris et Rome, 1865). – S. Bernardi, Abbatis Ii Clarae-Vallensis, Opera omnia, t. I et II, Migne, t. 182 et 183 (Paris, 1854). – J. Collin De Plancy et abbé E. Darras, Grande Vie des Saints, t. IV (Paris, 1878). – Mgr Paul Guérin, Les Petits Bollandistes, t. III (Paris, 1897). – La reina de Los Angelès de Alajar (Nérida, 1927).

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PAROLES DES SAINTS________

Le Christ veut nous nourrir.

Jésus-Christ ne peut souffrir que ses enfants reçoivent leur nourriture d'autres que de lui. Il nous nourrit lui-même de sa propre chair, il nous incorpore avec lui. Ne demeurons donc pas dans l'insensibilité après avoir reçu des marques d'un si grand honneur et d'un si prodigieux amour. Vous voyez avec quelle impétuosité les enfants prennent le sein et avec quelle avidité ils se nourrissent du lait de leur mère. Imitons-les en nous approchant avec joie de cette table sacrée, courons-y avec plus d'ardeur et d'empressement pour attirer dans nos cœurs la grâce de son Esprit-Saint et que la plus sensible de nos douleurs soit d'être privés de cette nourriture céleste.

Saint Jean Chrysostome.

(Commentaire sur S. Matthieu.)

La charité.

Oh ! Que la charité est un grand trésor ! Car si elle nous manque, le reste est inutile ; et si nous l'avons, le reste ne peut nous manquer.

Saint Prosper.

(Sermon CCCXXVII)

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SAINT LÉANDREEvêque de Séville (vers 550-603).

Fête le 27 février.

Il n'existe pas de biographie ancienne de saint Léandre, évêque de Séville, dont il est aussi l'un des patrons. Ce que nous connaissons de lui est emprunté à des passages des écrits d'Isidore de Séville, de saint Grégoire le Grand, qui l'honora de son amitié, enfin de saint Grégoire de Tours et de quelques autres historiens.

Une famille de Saints.

Léandre, qui devait être le véritable apôtre des Goths d'Espagne, naquit avant l'an 550 à Carthagène, d'une famille aussi noble par la vertu que par le sang. Il était l'aîné de quatre enfants que l'Eglise à tous placés sur les autels ; saint Fulgence fut évêque d'Ecija, en Espagne ; saint Isi-dore succéda à son frère aîné sur le siège épiscopal de Séville ; sainte Florentine passe pour avoir été supérieure de cinquante monastères. Plusieurs y ajoutent la princesse Théodosia, épouse de Léovigild, roi des Wisigoths d'Espagne et mère de saint Herménégild, roi et martyr (.. 585).

Le père de Léandre, Sévérien, était de la province de Carthagène. Son départ de la ville du même nom pose plusieurs problèmes qui ont exercé la sagacité de Dom Paul Séjourné, en tête d'une étude sur le rôle d'Isidore dans l'histoire du droit canonique. Il semble que Sévérien fut contraint de s'expatrier au milieu du VIe siècle ; du moins on peut interpréter dans ce sens la lettre émue que Léandre adressa à sa jeune sœur Florentine, et dans laquelle il lui parle de « cette patrie désolée qu'il ne faut plus songer à revoir ». Nous empruntons en grande partie la traduction de cette lettre à l'écrivain Bénédictin.

Je t'en prie, ma sœur Florentine, par la bienheureuse Trinité de l'unique Divinité, toi qui es sortie de ton pays et de ta parenté avec Abraham, ne va pas avec la femme de Loth regarder en arrière... Ne te laisse pas tenter par la pensée de revenir jamais au sol qui t'a vue naître. Dieu ne t'en aurait pas chassée s'il avait voulu que tu y demeurasses. Mais c'est parce qu'il a vu que ce départ devait servir ton dessein (de te faire religieuse) qu'il t'a arrachée aux Chaldéens comme Abraham, et il t'a retirée, comme Loth, de Sodome. Aussi bien j'avoue moi-même mon erreur, j'ai souvent parlé à notre mère commune, désirant savoir si elle voulait retourner au pays. Mais elle, qui savait en être sortie par la volonté de Dieu et pour son salut, prenait Dieu à témoin, disant qu'elle ne voudrait point en ce moment voir cette patrie qu'elle ne la reverrait jamais. Et elle ajoutait en versant beaucoup de larmes : « L'exil m'a fait reconnaître Dieu : je mourrai exilée, et j’aurai ma sépulture là où j'ai reçu la connaissance de Dieu. »

On peut supposer que les parents de Léandre et de Florentine furent chassés par les Byzantins en 554. On s'expliquerait ce dur traitement infligé à une famille hispano-romaine en supposant que Sévérien remplissait une fonction publique au nom du roi arien des Wisigoths, ce qui se comprendrait particulièrement bien si Sévérien lui-même et sa femme appartenaient à l'arianisme. Celle-ci se serait convertie en s'exilant à Séville dans un milieu catholique ; mais elle pouvait redouter une rechute en retrouvant à Carthagène ses biens et son entourage. En résumé, voici ce que l'on peut affirmer sur la famille de Léandre : elle appartenait par ses origines à Carthagène, elle pro-fessait, au moins à partir d'une certaine date, la religion catholique, et les noms de ses membres étaient des noms romains ; enfin, il est extrêmement probable qu'elle appartenait à l'élément hispano-romain de la population.

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Loin du monde.

Léandre, dans sa jeunesse, s'adonna avec tant de zèle et de piété à la vertu et aux sciences sacrées, qu'on le tenait pour l'homme le plus éclairé et le plus éloquent de son temps. Par la force et la solidité de ses raisons, et aussi par une douceur à laquelle rien ne résistait, il jetait facilement la persuasion dans l'âme de ses auditeurs. Mais, redoutant le monde et ses vains attraits, il résolut de se donner plus intimement à Dieu, et se retira dans un monastère de Séville. Là, il prit l'habit religieux et s'appliqua avec plus d'ardeur que jamais à l'étude et à la vertu. Mais Dieu ne l'avait conduit dans cet asile que pour le préparer dans le silence du cloître aux grandes luttes qu'il lui était réservé de soutenir sur un théâtre plus éclatant.

Saint Léandre est élu évêque de Séville. Voyage à Constantinople.

La renommée de Léandre s'était répandue dans toute l'Espagne ; aussi, le siège épiscopal de Séville étant venu à vaquer, le clergé et le peuple, d'une commune voix, l'acclamèrent comme pasteur en 579. L'heure de la lutte avait sonné pour lui ; mais fort de la grâce qu'il avait puisée dans sa retraite, il mit la main à l'œuvre avec une fermeté inébranlable. Au moment où l'Eglise de Séville fut confiée à Léandre, Léovigild était roi des Wisigoths d'Espagne ; toutes les faveurs de ce prince étaient pour les ariens. Cependant, son fils Herménégild, né d'un premier mariage avec Théodosia, avait épousé la princesse Ingonde, fille de Sigebert 1er, roi d'Austrasie, et de Brunehaut (579). Sur l'ordre de son père, il était venu s'installer à Séville avec sa jeune femme qui était catholique. Son influence et celle de l'évêque Léandre, qui était peut-être, nous l’avons dit, le parent du jeune prince, déterminèrent celui-ci à recevoir le baptême (580).

Cette nouvelle mit le roi en fureur. Pour échapper au péril de mort qui le menaçait, Herménégild résolut de faire appel au secours des Byzantins qui avaient encore des possessions dans la péninsule, et, à cette fin, il envoya l'évêque de Séville à Constantinople près de l'empereur Maurice. Léandre rencontra dans cette ville un moine nommé Grégoire, chargé par le Pape Pélage II de venir traiter des intérêts de Rome et de l'Italie et qui devait bientôt lui-même illustrer la chaire apostolique sous le nom de saint Grégoire le Grand. Entre eux deux se forma une tendre et persévérante amitié. Plus tard, quand saint Grégoire fut monté sur le siège de saint Pierre, il dédia à l'évêque de Séville son Livre des Morales, ou Commentaire de Job, qu'il avait composé à sa prière.

Martyre de saint Herménégild. – Persécution contre les catholiques.

La démarche de Léandre ne rencontra pas tout le succès espéré. En effet, Léovigild avait déjà déclaré la guerre à son fils. Sans doute, de Constantinople, l'empereur Maurice avait bien ordonné à quelques troupes grecques qu'il entretenait dans la péninsule de prendre le parti d'Herménégild, mais elles ne surent point résister à l'attrait de l'or, et quand vint le jour du combat, elles trahirent. lâchement le jeune prince qu'elles avaient mission de défendre. Herménégild, abandonné par les siens, se réfugia dans une église, comme dans un asile sacré, se flattant de pouvoir apaiser la colère de son père. Pendant qu'il était prosterné au pied de l'autel, son frère Récarède vint, au nom du roi, lui promettre sa grâce, s'il voulait faire sa soumission. Confiant dans cette promesse, le jeune prince vint se jeter aux pieds de Léovigild ; mais ce père dénaturé, qui avait juré la perte de son fils, le dépouilla des insignes de la royauté à laquelle il l'avait autrefois associé, et le fit jeter dans une étroite prison. Herménégild y demeura trois ans, toujours inébranlable dans sa foi. Il se couvrit le corps d'un cilice, et chercha sa force dans la prière et la pénitence. A l'approche des solennités pascales, ayant refusé de recevoir un évêque arien qui l'invitait à une communion sacrilège, il eut la

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tête tranchée par ordre de son père, le 13 avril 585. L'Eglise l'honore en ce jour comme martyr. Léovigild, de père devenu bourreau, ouvrit alors une persécution plus violente que jamais contre l'Eglise d'Espagne, bannissant les évêques qui en étaient les colonnes vivantes. Les premiers exilés furent Léandre et son frère Fulgence, que le tyran accusait d'avoir favorisé les résistances de son fils.

Saint Léandre en exil. – Ses écrits.

Léovigild croyait avoir pour toujours aboli la religion catholique dans son royaume ; mais du sein de leur exil, les généreux pasteurs, séparés de leur troupeau, ne cessaient pas de lui prodiguer les soins les plus vigilants, malgré la distance qui les en séparait. Une telle union s'était faite entre l'âme du pasteur et celles de ses ouailles que rien ne pouvait rompre ces nœuds de la charité.

Léandre, en particulier, ne cessait de lutter ; toujours sur la brèche, au premier rang, il ne laissait aucun repos aux hérétiques qu'il harcelait de ses coups redoublés. Il composa à cet effet deux ouvrages contre les ariens et les répandit par toute l'Espagne, afin de faire connaître la religion chrétienne aux ignorants et de ramener à la foi catholique ceux qui avaient eu la faiblesse d'em-brasser l'hérésie. Il écrivit aussi un traité de l'Institution des vierges et du mépris du monde, qu'il adressa à sainte Florentine, sa sœur. Celle-ci lui avait autrefois demandé quelle succession il lui laisserait en mourant, et Léandre, ne trouvant rien sur la terre qui fût digne de cette grande âme, lui avait conseillé de prendre Jésus-Christ pour son unique trésor et de consacrer à Dieu sa virginité.

On aime à recueillir dans les écrits du Saint les traces de son affection et de sa fraternelle sollicitude.

Ne cherche pas, disait-il à sa sœur en jouant sur le nom de leur pieuse mère, Turtur – ce mot signifie en latin tourterelle – qui avait elle aussi terminé sa vie dans le cloître, ne cherche pas à t'envoler du toit où la tourterelle dépose ses petits. Tu es fille de l'innocence et de la candeur, toi qui as eu la tourterelle pour mère. Mais aime encore plus l'Eglise, cette autre tourterelle mystique, qui t'engendre tous les jours à Jésus-Christ. Repose ta vieillesse sur son sein, comme tu dormais autrefois sur le cœur de celle qui soigna ton enfance...

Ah ! Sœur bien-aimée, comprends donc l'ardent désir qui enflamme le cœur de ton frère de te voir unie au Christ !... Tu es la meilleure partie de moi-même... Malheur à moi si un autre allait dérober ta couronne ! Tu es mon boulevard auprès du Christ, mon gage chéri, mon hostie sainte, par laquelle je mériterai de sortir de l'abîme de mes péchés.

Rappel de saint Léandre. – Récarède devient catholique.

La dernière heure de Léovigild était venue, et, à l'approche des jugements de Dieu, le cœur du tyran se troubla ; le sang qu'il avait fait verser était sans cesse devant ses yeux, et de cruels remords torturaient son âme. Dans cette angoisse, il prit le meilleur parti, et, demandant pardon à Dieu, il s'efforça de réparer ses fautes. Léandre fut rappelé de l'exil, et le roi mourant lui remit le soin de son fils Récarède ; il le supplia de veiller sur lui et de le diriger comme il l'avait fait pour Herménégild. D'autre part, il recommanda à son fils de suivre en tout les conseils du saint évêque. Récarède n'oublia pas les sages avis du mourant, et son premier soin, dès son arrivée au trône, fut de se faire instruire par Léandre de la foi catholique ; il en reconnut la vérité et demanda le baptême. Son exemple fut bientôt suivi par toute la nation des Wisigoths, qui embrassèrent le catholicisme.

Saint Léandre au concile de Tolède.

Pour affermir cette conversion de tout un peuple, Récarède réunit en Concile les évêques des pays soumis à son autorité, l'Espagne et la Gaule narbonnaise. Cette assemblée se tint à Tolède. Léandre semble y avoir joué un rôle prépondérant ; il fut aidé dans sa tâche par le bienheureux

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Eutrope, alors Abbé d'un monastère, et plus tard évêque de Valence. L'assemblée s'ouvrit le 1 er mai 589.

Le roi était présent et proposa de rendre grâces à Dieu de la conversion de nombreuses personnes à la foi orthodoxe. Il lut ensuite une déclaration composée par lui. Elle contenait la foi orthodoxe au sujet du Fils et du Saint-Esprit, sans oublier le Filioque ; elle disait ensuite la persécution de la foi orthodoxe en Espagne, et le retour du roi à l'Eglise universelle. Il avait engagé tout son peuple à faire de même. La célèbre et magnifique nation des Goths, dit-il, avait, en parfaite intelligence avec lui, pris part à la communion de l'Eglise catholique. Il avait aussi gagné à la vérité les Suèves qu'il avait soumis, et qui avaient été infectés d'hérésie par Léovigild. Le devoir des évêques était maintenant d'instruire ces peuples ; quant à lui, il avait réuni ce Concile afin de lui donner des preuves de son orthodoxie. Il anathématisait donc Arius et sa doctrine, et reconnaissait les Conciles de Nicée, de Constantinople, d'Éphèse et de Chalcédoine, de même que les Conciles de tous les évêques orthodoxes qui n'avaient pas déviés de la foi de ces quatre grands Conciles. Il ajouta à sa déclaration les professions de foi de Nicée, de Constantinople et de Chalcédoine, donna la formule de Constantinople avec ces mots : ex Patre et Filio procedentem, et souscrivit ce document avec la reine Bada. Le Concile répondit à cette communication par des acclamations en l'honneur de Dieu et du roi, et il engagea les évêques goths nouvellement convertis, les clercs et les nobles, à émettre, eux aussi, une profession de foi.

Les évêques goths dont il est fait mention étaient des ariens rentrés dans le sein de l'Eglise. Vingt-trois anathèmes furent prononcés par l'assemblée contre les partisans d'Arius et contre ceux qui rejetaient la foi des quatre grands Conciles indiqués plus haut.

Le procès-verbal fut signé en premier lieu par Récarède et après lui par soixante-quatre évêques et par les sept clercs représentant d'autres évêques.

A la vue de ce miracle de la grâce qui avait transformé en si peu de temps tous les cœurs, Léandre ne pouvait contenir les transports de sa joie : « Nos persécuteurs d'autrefois, s'écriait-il dans le discours qui termina le Concile, sont devenus, par leur conversion, notre couronne. Tressaille d'allégresse, réjouis-toi et chante, ô sainte Eglise de Dieu ! Lève-toi dans la splendeur de ton unité, ô corps mystique de Jésus-Christ ! Revêts-toi de force dans la jubilation des triomphes, parce que tes larmes ont été changées en joies, tes habits de deuil en vêtements de gloire. Ne pleure plus la mort de tes enfants immolés ; il t'en revient d'autres par centaines de mille. Ceux-là furent la semence, ceux-ci sont la moisson. » Et, jetant son regard dans l'avenir, il ajoutait : « Et ce qui se passe parmi nous se réalisera dans tout l'univers. Le monde entier est fait pour croire au Christ et pour s'identifier dans l'unité de la catholique Eglise. S'il est encore, dans de lointaines contrées, des races barbares que le rayon du Christ n'ait point illuminées, leur jour viendra, et elles croiront. »

Plus que tout autre, l'évêque de Séville avait contribué à ce triomphe de la foi ; aussi mérita-t-il le glorieux surnom d'apôtre de la nation gothique.

L'amitié d'un grand Pape pour un grand évêque.

Grégoire le Grand reçut ces heureuses nouvelles au commencement de son pontificat. Il se hâta de répondre à Léandre pour le féliciter et se réjouir avec lui :

J'ai reçu, disait-il, votre lettre que je reconnais avoir été dictée par l'abondance de votre charité. C'est dans votre cœur que vous avez trempé votre plume. Les gens sages et honnêtes qui l'ont entendu lire ont été sur l'heure émus jusqu'au fond de leurs entrailles. Chacun s'est mis à vous tendre la main de l'amour.

Puis il se recommanda humblement aux prières de l'évêque de Séville, avouant son impuissance et sa faiblesse. Et pour récompenser les services considérables que Léandre avait rendus à l'Eglise et à la religion, en travaillant si efficacement à la conversion de Récarède et de ses sujets, saint Grégoire lui envoya le pallium, marque d'honneur et de distinction que les Papes ont coutume d'accorder aux archevêques.

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Quand Léandre eut fait part au Pontife des intentions pures et droites de Récarède le Catholique, saint Grégoire lui répondit :

Mes paroles ne sauraient vous exprimer la joie que ressent mon cœur en apprenant la conversion sincère à la foi catholique, le zèle et la piété de notre commun fils, le très glorieux roi Récarède. Ce que vous me dites de ses mœurs me le fait chérir avant même que je l'aie pu connaître. Que notre sainteté veille attentivement sur cette âme noble et généreuse. L'antique ennemi devra chercher encore à le séduire, car il s'attaque de préférence à ceux qui l'ont déjà vaincu une première fois. Enseignez donc à votre royal disciple à persévérer dans la voie de la vertu, à glorifier, par des œuvres saintes, la pureté de sa foi ; préservez-le de l'orgueil, afin qu'un règne long et heureux sur la terre soit pour lui le prélude de la gloire du ciel.

On croit que ce fut saint Grégoire lui-même qui fit don à Léandre de l'image de Notre-Dame faite par saint Luc et que l'on vénère à Guadeloupe en Espagne. Cette Vierge est entourée d'une grande vénération et ceux qui, devant cette image, invoquent avec ferveur et persévérance la Reine du ciel, voient toujours leurs prières favorablement écoutées.

Mort de saint Léandre.

Léandre ayant achevé la conversion de la nation wisigothique, vivait au milieu de ses ouailles comme un bon pasteur, éloignant les obstacles apportés par le démon, et donnant toute son activité au soin de son troupeau. Sa tâche était accomplie, et il attendait l'heure suprême, matant son corps par les mortifications malgré son âge avancé, se livrant à l'oraison et vaquant à l'étude. Enfin, Dieu considéra les œuvres de son fidèle serviteur et le jugea digne des récompenses éternelles.

Léandre avait atteint l'âge de quatre-vingts ans quand il s'endormit dans le Seigneur, et son âme s'envola vers le ciel escortée des anges qui chantaient les victoires de l'apôtre des Wisigoths. Cette heureuse mort arriva le 27 février de l'an 603, si l'on s'en tient à une épitaphe commune à Léandre, à sa sœur et à son frère Isidore. Cependant, J.B. De Rossi admet l'année 600. Son corps fut inhumé dans l'église dédiée aux saintes vierges martyres Juste et Rufine. Après plusieurs translations successives, il fut définitivement placé dans l'église Notre-Dame, à Séville, à côté du corps du roi Ferdinand qui avait délivré cette ville de la domination des musulmans. On trouve dans un ancien bréviaire cet éloge de saint Léandre :

Il obtint par toute l'Espagne un nom illustre ; il fut un homme plein de la crainte de Dieu, d'une grande prudence, large dans ses aumônes, équitable dans ses jugements. Il fut un évêque sobre dans ses sentences, assidu à la prière, défenseur remarquable de toutes les Eglises ; il s'éleva contre les orgueilleux et fut d'une charité si éclatante qu'il ne refusa jamais rien à ceux qui lui demandaient.

Liturgie.

Saint Léandre étendit aussi ses soins à la liturgie et la restaura en Espagne. Depuis des temps très reculés a été maintenu à Tolède un rite spécial, encore existant au XXe siècle et qu'on appelle le rite mozarabe. Ce nom lui vient de ce qu'il se conserva après les invasions des Maures dans la péninsule, les chrétiens ayant obtenu de leurs vainqueurs la permission de conserver leur religion tout en « vivant au milieu des Arabes » c'est le sens de l'épithète de mozarabe. En réalité, le rite était plus ancien et remontait au temps de la domination des Wisigoths ; saint Léandre, en effet, s'il ne l'a pas composé, en a été en tout cas le réorganisateur, et, toute proportion gardée, son œuvre dans cet ordre d'idées peut être comparée à celle que réalisa son ami le Pape saint Grégoire le Grand sur le terrain du chant religieux.

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Saint Léandre est honoré comme Docteur de l'Eglise dans l'Ordre bénédictin, moins en considération de ses écrits qu'en raison de l'activité qu'il déploya au Concile de Tolède, d'une importance capitale.

A.L.

Sources consultées. – Comte De Montalembert, Les moines d'Occident, t II (Paris, 1873). – CH.-Jos. Hefelé, Histoire des conciles, t. III, 1er vol. (Paris, 1909). – Dom Paul Séjourné, 0.S.B., saint Isidore de Séville (Paris, 1929). – (V.S.B.P., n° 834.)

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PAROLES DES SAINTS________

Prospérité et adversité.

La prospérité est un don de Dieu qui console ; l'adversité est un don de Dieu qui corrige et avertit.

Saint Augustin.

(Epître 87.)

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BIENHEUREUSE VILLANA DE BOTTIdu Tiers-Ordre de Saint-Dominique (1332-1360).

Fête le 28 février.

Seule peut-être parmi les futures Bienheureuses ou Saintes de l'Ordre dominicain, Villana eut besoin de ce qu'on appelle une « conversion ». Toutefois elle ne fut jamais une pécheresse dans le sens ordinaire du mot ; mais une bonne partie de son existence fut marquée par l’abandon aux attraits de la vie mondaine, par la résistance à la voix de la conscience et aux sollicitations de la grâce divine, jusqu'au jour où d'un élan courageux elle répondit enfin aux pressants appels du divin Maître, patient et miséricordieux.

Une enfant gâtée.

Villana di Lapo vit le jour à Florence en 1332, dans une famille qui joignait aux avantages de la noblesse ceux d'une très grande fortune. Son père, messire André di Lapo, apparenté à la famille des Botti – d'où l'appellation de dei ou de Botti ajoutée à son nom – était un magistrat de la République ; il s'adonnait au commerce, comme le faisaient à cette époque les plus nobles citoyens de la ville ; sa mère appartenait à la famille Stradi ; tous deux habitaient le palais Botti, situé dans le quartier « Oltr'Arno » (au delà de l’Arno). Autour d'eux grandissait une jeune et nombreuse famille, au sein de laquelle Villana était, de l'aveu de tous, la préférée de son père, qui, par une affection trop tendre et même imprudente, s'étudiait à prévenir le moindre désir, à satisfaire tous les caprices de sa fille chérie. Heureusement celle-ci put recevoir une éducation chrétienne, qui fit un peu contrepoids à la faiblesse paternelle et facilita la conversion de cette âme, livrée alors aux futilités du monde. Sans les germes de vertus reçus dans son enfance, comment Villana aurait-elle pu quitter la vie douce et molle que lui procurait le luxe et pratiquer héroïquement l'humilité et la mortification chrétiennes ?

A vrai dire, par un contraste vraiment providentiel, la petite fille adulée, dont toutes les volontés avaient force de loi, se sentait irrésistiblement attirée vers d'austères pratiques, bien au-dessus de la portée de son âge. La prière était pour elle un besoin du cœur et elle y donnait beaucoup de temps ; elle se livrait aussi avec un étonnant courage à la pénitence et s'exerçait même à la pauvreté au milieu des raffinements du bien-être et des superfluités de tout genre.

Fuite au désert.

Villana entendit raconter les légendes et les traits de la vie des Saints, et, tout impressionnée par la pensée des fins dernières, elle entrevit, comme idéal de l'union avec Dieu, l'existence des solitaires, loin de tout commerce avec le monde. Du projet à l'exécution, pas de retard ; l'enfant ne se préoccupe d'aucun détail. Sa résolution est prise aussitôt, elle vivra au désert ; le voyage, les provisions, les vêtements, les ressources, rien de tout cela ne figure dans son plan, elle veut partir et c'est tout. Sans se demander où et par quel chemin elle trouvera le désert, ne doutant même pas qu'il ne soit préparé pour elle, notre future ermite quitte à la dérobée le palais familial, protégée par les ombres de la nuit. A peine a-t-elle fait quelques pas qu'elle ne sait plus où aller, n'étant jamais sortie seule ; alors, rentrant à la maison, elle veut se cacher jusqu'aux premières lueurs du jour pour exécuter plus facilement son dessein. Un réduit obscur, non loin de la porte, lui semble un asile favorable ; elle s'y installe en toute confiance. Mais la pauvre petite avait compté sans la sollicitude de sa nombreuse famille, sans les recherches empressées des serviteurs, qui parcourent en tous sens

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le palais et ses dépendances ; le petit coin obscur n'échappe pas aux investigations, on y trouve l'enfant tant aimée, qui seule demeure inconsolable, car elle a compris que désormais c'en est fait pour elle du désert et de la vie érémitique. En effet, à partir de cette tentative, les parents redoublent de vigilance à l'égard de leur fille, lui rendant impossibles non seulement une évasion, mais encore les longues prières, les jeûnes, les mortifications jusqu'alors inaperçues, et qui maintenant ne peuvent échapper à la surveillance continuelle dont elle est l'objet. Villana ne perd pas courage. Privée de ses pénitences habituelles, elle y supplée en jetant le soir dans son lit quelques pierres qu'elle a grand soin de faire disparaître le matin à son réveil, avant que sa mère entre dans la chambre.

Mariage et vie mondaine.

On le voit, ses aspirations étaient tout opposées au milieu dans lequel elle vivait ; car le luxe le plus effréné régnait alors à Florence, et la famille di Lapo de Botti suivait le courant général dans la mesure de son immense fortune. C'est beaucoup dire, mais ce n'est que la vérité, ainsi que nous le prouvent les lois somptuaires, aussi sévères qu'impuissantes, portées à cette époque contre les dépenses scandaleuses qu'amenait la toilette des femmes. Un fléau terrible, qui désola l'Europe tout entière, commença ses ravages dès 1340 en divers lieux, et surtout dans les ports d'Italie et de Sicile. Puis ce fut la « peste noire » de 1348 qui, en six mois à peine (de mars à octobre), fit périr le cinquième de la population de l'Europe et causa dans Florence seule la mort de 60 000 personnes.

Alors les villes les plus peuplées devinrent de véritables déserts, ou plutôt des cimetières remplis de cadavres, qu'on laissait sans sépulture tant la crainte de la contagion régnait partout. Les familles décimées par la mort étaient de plus rongées par l'égoïsme, et ce sentiment, accru par la peur, brisait les liens les plus forts et les plus intimes. Il semblait qu'après un tel fléau et tous les maux qui en résultèrent, un changement radical, ou du moins notable, dut se produire dans les mœurs publiques et privées ; il n'en fut rien. Florence reprit de plus belle sa vie mondaine, son activité, son commerce ; en peu de temps les traces et presque le souvenir de l'épouvantable peste noire disparurent complètement.

Tout entier à cette recrudescence d'affaires et de plaisirs, messire André voulut assurer l'avenir de sa fille, et celle-ci, malgré l'attrait pour la vie religieuse qu'elle avait conservé dans son cœur, ne put tenir contre les assauts de la tendresse paternelle. Elle accepta pour époux Rosso di Piero Benintendi, que lui avaient choisi ses parents. Le contrat de mariage, qui existe encore, est daté du 15 janvier 1350. Rosso était un noble seigneur, fort riche et adonné comme son beau-père aux entreprises commerciales ; il offrait à sa jeune femme une vie agréable et luxueuse telle qu'on la comprenait alors, c'est-à-dire un bien-être somptueux, artistique dans tous ses détails d'ameublement, de parures, de fêtes de tournois, etc.

Villana se laissa faire, et bientôt, sans aucune résistance, elle fut entraînée par le courant. Les divertissements et les futilités ne lui laissèrent plus de temps pour la prière ; la mortification lui devint impossible, la vie agitée du inonde réclamait toutes ses forces. Sans doute, ce n'était pas là ce qu'on peut appeler une vie absolument coupable, puisque jamais Villana n'oublia ses devoirs d'épouse ni sa qualité de chrétienne ; mais, après les grâces de choix qu'elle avait reçues dans son enfance et auxquelles d'ailleurs elle avait d'abord répondu généreusement, n'eût-elle pas dû comprendre qu'elle était l'objet de desseins particuliers de l'amour divin et que sa vie devait être toute différente ?

Quoi qu'il en soit de la faiblesse plus ou moins consciente avec laquelle elle céda aux propositions de sa famille en acceptant un époux mortel, une fois mariée elle se rattacha entièrement au monde et se montra bientôt heureuse du sort qui lui était fait. Loin de réagir contre les séductions au milieu desquelles s'écoulait sa vie, elle se laissa prendre et entraîner par le luxe, la vanité et les plaisirs.

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Terrible vision. – Conversion.

Villana s'abandonnait sans réserve à sa nouvelle existence ; elle aimait surtout la parure et s'efforçait en toute occasion de l'emporter sur ses rivales. Un jour donc qu'elle se préparait à une grande fête, elle réunit pour sa toilette tout ce que le luxe mis en œuvre par le désir de plaire put trouver de plus magnifique : l'or et les pierreries étincelaient sur ses vêtements et même sur sa chaussure ; sa tête portait un splendide diadème de perles et de diamants, en un mot rien n'avait été oublié pour rehausser les charmes naturels de la jeune mondaine. Avant de quitter le palais, elle s'approche d'une glace pour juger de l'effet que produira cette éblouissante toilette, mais, ô surprise ! au lieu de son visage, elle aperçoit un monstre épouvantable, moitié femme, moitié démon, couronné de serpents, étincelant de flammes, et qui répand une odeur infecte. Villana se croit le jouet d'une illusion et court à un autre miroir, puis à un troisième ; partout la même image hideuse et terrifiante ! Avec la rapidité de l'éclair, elle a compris l'avertissement du ciel : elle voit que son âme est au bord de l'abîme, que l'enfer peut s'ouvrir devant elle et que cette vie mondaine la conduirait, si elle n'y prenait garde, à l'éternelle damnation !

Cette âme, au fond sincèrement chrétienne, mais subjuguée momentanément par les bagatelles de la terre, sort aussitôt de sa torpeur ; le courage de ses jeunes années reprend son empire, et la conversion est aussi complète que subite. La femme vaniteuse et mondaine fait place à une humble pénitente remplie de générosité et que l'Eglise glorifiera un jour.

Sans perdre un instant, sans discuter avec la grâce, sans compter avec le respect humain, avec les conséquences de cette conversion, Villana arrache ses bijoux, se dépouille de ses vêtements précieux et, couverte d'habits fort simples, elle sort de son palais pour se rendre, non plus à la fête brillante où elle était attendue, mais à l'église Santa-Maria-Novella, desservie par les Frères Prêcheurs. Là, se jetant aux pieds d'un des religieux, elle lui fait, avec d'abondantes larmes, l'aveu de ses fautes passées, et commence une vie nouvelle.

Sera-t-elle une chrétienne ordinaire, pieuse même ? Non, une grande âme comme la sienne ne fait pas les choses à demi : elle se donnera tout à Dieu, plus entièrement encore qu'elle ne s'était livrée au monde. Elle veut désormais que des œuvres méritoires rachètent les jours d'oisiveté futile ; rien ne lui semblera trop dur pour expier ses résistances à la grâce et les refus qu'elle a opposés aux sollicitations de l'amour divin. Plus ardemment que jadis son cœur se reporte vers le désert, cet idéal de son enfance, mais elle n'a plus sa liberté ; Rosso Benintendi, son mari, refuse tout consentement, et même la situation politique de l'époque serait un obstacle, en raison des dangers auxquels un genre de vie si extraordinaire exposerait une femme sans défense.

Le devoir était donc pour Villana de rester où Dieu l'avait mise et de s'y sanctifier par la pratique généreuse, héroïque même, des obligations de son état. Le confesseur de la nouvelle convertie n'eut pas de peine à l'en convaincre, et la guida prudemment dans le choix des moyens à prendre pour correspondre aux desseins de Dieu. Sous sa direction et dans la mesure où il l’y autorisa, Villana s’adonna aux jeûnes, aux veilles, aux austérités de tout genre, ceignit ses reins d’une chaîne de fer, qu’on eut beaucoup de peine à lui ôter après sa mort ; bientôt elle entrait dans le Tiers-Ordre de Saint-Dominique, sans toutefois en porter publiquement les livrées afin de ne pas déplaire à son mari.

Le temps que la jeune femme passait autrefois en visites ou en conversations mondaines fut désormais consacré à l’étude sérieuse de la Sainte Ecriture et particulièrement des Epîtres de saint Paul. Elle trouvait dans cette lecture un charme, une consolation indicibles. Parfois, lorsque son directeur l’engageait à modérer sa rigide abstinence, elle répondait : « Mon Père, en lisant saint Paul, j’éprouve tant de consolation et de joie que tout autre aliment ne m’inspire que du dégoût ! »

Chaque jour elle revenait prier longuement au pied de l’autel, avec la famille religieuse de Saint-Dominique à laquelle elle s’estimait heureuse d’appartenir. Quand il lui était impossible de s’y rendre, elle montait au sommet d’une tour de son palais pour regarder la campanile de sa chère église.

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Une terrifiante vision rappelle les vanités du monde à Villana,qui ne vivra plus désormais que pour Dieu.

Grâces extraordinaires.

Cette assiduité à la prière et à l'étude des Livres Saints fut souvent récompensée par des grâces extraordinaires ; Notre-Seigneur et sa sainte Mère apparaissaient à Villana, accompagnés des Saints qu'elle invoquait habituellement. Sa compassion pour les pauvres et les malheureux croissait dans la même proportion que son amour pour Jésus-Christ ; elle s'ingéniait à les soulager dans leurs besoins, non seulement avec ses propres richesses, ce qui lui était facile à tous égards, mais en quê-tant pour eux auprès des personnes de sa connaissance, ajoutant ainsi au mérite de l'aumône celui des humiliations, des rebuffades et des railleries. Mais tout cela importait peu à cette grande âme qui eût voulu, si son mari et ses proches n'y eussent mis obstacle, aller de porte en porte mendier le pain de ses protégés et le sien propre.

Un jour qu'elle sortait de l'église Santa-Maria-Novella, elle rencontra un pauvre qui semblait à bout de forces, ne pouvant se soutenir ni faire un pas. Tout émue, Villana s'arrête et veut le conduire à l'hôpital, mais l'infortuné est incapable de marcher seul ; alors, n'écoutant que sa charité et foulant aux pieds tout respect humain, elle le soutient dans ses bras, traverse ainsi une bonne partie de la ville et dépose son pieux fardeau à l'hôpital du quartier d'Oltr’Arno, sur la place où se trouvait le palais Botti, habité par sa famille et par elle-même jusqu'à son mariage. La sainte femme prépare un lit pour le mendiant et s'éloigne afin de lui chercher de la nourriture. A son retour, le lit était vide ; car, dit naïvement un vieil historien, « Jésus-Christ s'en était allé, lequel avait pris la figure de ce pauvre ».

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Epreuves et apostolat.

La jeune femme si entièrement donnée à Dieu ne vivait plus pour ainsi dire que pour le ciel, s'occupant des choses de ce monde seulement dans la mesure où elle y trouvait à pratiquer le dévouement, la charité et les autres vertus. Le moment approchait où des épreuves de divers genres allaient fondre sur elle et sur les siens. Dieu l'y avait préparée, elle les traversa sans faiblir.

Messire André, son père, vit tout à coup s'effondrer une immense fortune à laquelle il tenait de toute son âme de commerçant : un vaisseau chargé de ses marchandises fit naufrage avec toute sa cargaison. Puis survinrent plusieurs deuils de famille, et la maladie fondit ensuite sur le vieillard. Celui-ci ne pouvait se résigner à la perte de cette fortune si laborieusement amassée, mais sa sainte fille veillait. Connaissant par une vue prophétique d'autres malheurs qui le menaçaient, elle réussit, par la prière et la persuasion, à convaincre son père de la vérité de cette parole : « Que sert à l'homme de gagner l'univers, s'il vient à perdre son âme ? » Peu à peu, André se résigna sincèrement à la volonté divine et oublia les intérêts du temps pour ne plus penser qu'à ceux de l'éternité.

Le don de prophétie départi par le ciel à Villana fut souvent pour elle une cause de souffrances et d'humiliations. Connaissant l'intérieur des consciences, les châtiments qui menaçaient les coupables, elle n'avait pas le droit de garder le silence quand Dieu par ces vues surnaturelles lui donnait mission de parler, et que d'ailleurs le salut des âmes était en jeu. Alors, dit son biographe, elle annonçait ses prophéties dans les rues ou sur les places, et par suite recueillait une ample moisson de railleries, d'injures et de mépris. Souvent éprouvée par la maladie, cette femme modèle lui faisait bon accueil ; heureuse d'expier les fautes de sa vie mondaine, elle allait parfois jusqu'à demander à Dieu la prolongation des souffrances qu'il lui envoyait. C'est ainsi qu'un jour, entrant en convalescence, elle se prit à regretter la fin de ses souffrances et pria Dieu de les lui rendre, et même plus aiguës. Dieu l'exauça. Ayant demandé pour la fête de saint Laurent une participation au supplice de ce martyr, elle fut saisie par une fièvre ardente qui ne la quitta plus jusqu'à son dernier soupir.

Sainte mort.

L'heure de la récompense approchait. Villana pouvait l'attendre sans crainte, elle avait si pieusement vécu depuis sa conversion, fait tant de bonnes œuvres, pratiqué si héroïquement l'humilité et la pénitence ! Après avoir fait l'aveu de ses fautes et reçu la sainte Communion, pendant qu'on lui lisait le récit de la Passion, elle s'endormit doucement dans le Seigneur le 29 janvier 1360. Son mari, Rosso Benintendi, se montrait inconsolable ; il venait prier souvent auprès de son corps, et ne retrouvait que là le courage et l'espérance. Il en était de même de son jeune fils, Jacques, qui pourtant ne comprenait pas toute l'étendue du malheur qui le frappait.

On revêtit la défunte de l'habit du Tiers-Ordre dominicain, et tout le temps qu'elle demeura exposée dans sa demeure il y eut une affluence considérable de personnes qui venaient prier auprès d'elle et contempler son visage transfiguré. Parmi les personnes qui veillaient auprès des saintes dépouilles se trouvait une Tertiaire franciscaine, amie de Villana, et à qui celle-ci avait dit un jour : « Je t'enverrai des fleurs du paradis. » La promesse était oubliée, lorsque tout à coup la pieuse Tertiaire et les personnes qui étaient avec elle virent une pluie de fleurs tomber autour de la couche mortuaire de Villana.

Funérailles. – Culte.

Les Frères Prêcheurs de Santa-Maria-Novella transportèrent sur leurs épaules le corps de Villana dans cette belle église qui était pour elle un sanctuaire particulièrement aimé. Son corps

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demeura exposé pendant trente-sept jours, souple, flexible et répandant de suaves parfums, ainsi que l'attestèrent les religieux qui le veillaient constamment ; on dut, à diverses reprises, renouveler ses vêtements, dont le peuple se partageait les morceaux avec une pieuse avidité.

En 1475, les descendants de Villana lui élevèrent, toujours à Santa-Maria-Novella, un magnifique tombeau, chef-d'œuvre de la première Renaissance. L'expression du visage de la statue est douce, recueillie et transfigurée ; deux anges d'une merveilleuse beauté soutiennent un baldaquin. Ce tombeau a été transporté de la chapelle Ruscellai dans la nef latérale de droite, mais les ossements de la Bienheureuse n'y reposent plus ; ils sont placés dans la nef latérale de gauche, sous le dernier autel avant le transept.

De temps immémorial, l'anniversaire de sa mort fut célébré, grâce à des fondations ; en 1691, il l'était encore, soit le 29 janvier, soit le dernier dimanche du même mois. Les Acta Sanctorum publièrent sa vie au 26 août, date qui correspond à une translation de ses reliques effectuée en 1569.

Le Pape Léon XII avant reconnu et confirmé en 1824 le culte plusieurs fois séculaire rendu à la bienheureuse Villana, l'Ordre des Frères Prêcheurs en célèbre la fête le 28 février.

M.-M. DE J.

Sources consultées. – Acta Sanctorum, t. V d'août (Paris et tome, 1868). – M.C De Ganay, Les Bienheureuses Dominicaines, d'après des documents inédits (Paris, 1913).

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PAROLES DES SAINTS________

Pour les juifs.

Est-ce que l'Eglise ne remporte pas sur les Juifs un triomphe de plus de prix, en les convainquant chaque jour, en les convertissant, que si elle les détruisait par le glaive et les exécutait en masse ! Est-ce donc en vain qu'a été établie cette prière de l'Eglise universelle, offerte de l'Orient à l'Occident, pour les Juifs infidèles, afin que le Seigneur Dieu écarte le voile de leurs cœurs et les ramène de leurs ténèbres à la lumière de le vérité ? Si elle n'espérait que ces incrédules arriveront un jour à la foi, il serait bien inutile de prier pour eux. Mais elle les considère avec un regard de bonté, sachant que Dieu a des retours de grâce pour celui qui rend le bien pour le mal et l'amour pour la haine...

Saint Bernard.

(Lettre 365, à Henri, archevêque de Mayence.)