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Éditorial À propos de la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent : la perspective du développement en psychopathologie générale J.F. Allilaire* Secrétaire général de la Société médico-psychologique, professeur de psychiatrie, université Paris VI, chef de service, service Chaslin, CHU Pitié Salpêtrière, 47, bd de l’Hôpital, 75013 Paris, France La Société médico-psychologique se réjouit à plusieurs titres de l’organisation de cette journée consacrée prin- cipalement à la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent : en effet cet événement est placé sous l’égide de la fédération fran- çaise de psychiatrie, avec la participation de la Société de psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, du Collège national universitaire de psychiatrie et l’Association des psychiatres d’intersecteurs. Rappelons qu’à sa création, en 1852, le but de notre société savante est l’étude du psychisme humain et de ses troubles, la prévention, le traitement, la recherche en ce domaine et les apports de discipline connexes. Par la suite et en particulier depuis le dernier demi- siècle, de très nombreuses sociétés apparaissent pour étudier de façon plus spécifique certains aspects parti- culiers du fonctionnement psychique humain, notam- ment en fonction des populations d’âge ou bien à partir des approches scientifiques et professionnelles suivant lesquelles ces questions se développent. Petit à petit ces sociétés se mettent à fonctionner comme des lieux de débat spécialisés et indépendants permettant de moins en moins une confrontation avec le débat scientifique général poursuivi et approfondi à la Société médico-psychologique. Il faut dire et rappeler que la psychiatrie générale a eu fâcheusement tendance dès sa création et jusqu’au milieu du XX e siècle à plaquer, sur ce qui n’est pas encore la psychiatrie de l’enfant, les concepts et les problématiques scientifiques développés chez les adultes. C’est la raison pour laquelle on peut considérer comme légitime et totalement justifiée cette évolution avec la nécessité d’organisation d’espaces de réflexion indépendante des sur-spécialités diverses en psychiatrie et notamment en psychiatrie de l’enfant et de l’adoles- cent. C’est à partir de ce constat que nous voulons souli- gner maintenant à quel point il est remarquable d’observer de nos jours le renversement de cette problé- matique avec « l’exportation » des concepts de la pédo- psychiatrie vers la psychiatre des adultes : il est un fait qu’un mouvement de reflux marqué en provenance de la pédopsychiatrie oblige de plus en plus la psychiatrie d’adultes à interroger à nouveau ses propres perspec- tives à partir du concept majeur de la psychopathologie de l’enfant qu’est la perspective du développement. Alors que jusque-là, on considérait que la maturité était atteinte à l’âge adulte et constituait de façon explicite ou implicite le terme ultime du développement, il est devenu depuis ces dernières années de plus en plus clair que la notion de développement doit s’appliquer à l’ensemble du cycle de vie, incluant donc les différentes transformations qui se produisent au cours de l’âge adulte, y compris par la suite le processus de dégénéres- cence et de mort. On est loin actuellement de la concep- tion du premier courant développé par Gesell vers 1929, pour lequel le développement humain était essen- tiellement réglé par des facteurs de maturation interne. On est peut-être un peu moins loin du constructi- visme de J. Piaget pour lequel le développement est le produit des interactions entre organisme et milieu, interactions elles-mêmes réglées par des mécanismes fonctionnels innés et procédant par assimilation, accom- modation et équilibration. *Correspondance et tirés à part. Adresse e-mail : [email protected] (J.F. Allilaire). Ann Méd Psychol 2002 ; 160 : 205-7 © 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés S0003448702001567/EDI

À propos de la Classification française des troubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent : la perspective du développement en psychopathologie générale

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Éditorial

À propos de la Classification française des troublesmentaux de l’enfant et de l’adolescent : la perspectivedu développement en psychopathologie générale

J.F. Allilaire*Secrétaire général de la Société médico-psychologique, professeur de psychiatrie, université Paris VI,chef de service, service Chaslin, CHU Pitié Salpêtrière, 47, bd de l’Hôpital, 75013 Paris, France

La Société médico-psychologique se réjouit à plusieurstitres de l’organisation de cette journée consacrée prin-cipalement à la Classification française des troublesmentaux de l’enfant et de l’adolescent : en effet cetévénement est placé sous l’égide de la fédération fran-çaise de psychiatrie, avec la participation de la Sociétéde psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, du Collègenational universitaire de psychiatrie et l’Association despsychiatres d’intersecteurs.

Rappelons qu’à sa création, en 1852, le but de notresociété savante est l’étude du psychisme humain et deses troubles, la prévention, le traitement, la rechercheen ce domaine et les apports de discipline connexes.

Par la suite et en particulier depuis le dernier demi-siècle, de très nombreuses sociétés apparaissent pourétudier de façon plus spécifique certains aspects parti-culiers du fonctionnement psychique humain, notam-ment en fonction des populations d’âge ou bien à partirdes approches scientifiques et professionnelles suivantlesquelles ces questions se développent.

Petit à petit ces sociétés se mettent à fonctionnercomme des lieux de débat spécialisés et indépendantspermettant de moins en moins une confrontation avecle débat scientifique général poursuivi et approfondi à laSociété médico-psychologique.

Il faut dire et rappeler que la psychiatrie générale a eufâcheusement tendance dès sa création et jusqu’aumilieu du XXe siècle à plaquer, sur ce qui n’est pasencore la psychiatrie de l’enfant, les concepts et lesproblématiques scientifiques développés chez lesadultes.

C’est la raison pour laquelle on peut considérercomme légitime et totalement justifiée cette évolutionavec la nécessité d’organisation d’espaces de réflexionindépendante des sur-spécialités diverses en psychiatrieet notamment en psychiatrie de l’enfant et de l’adoles-cent.

C’est à partir de ce constat que nous voulons souli-gner maintenant à quel point il est remarquabled’observer de nos jours le renversement de cette problé-matique avec « l’exportation » des concepts de la pédo-psychiatrie vers la psychiatre des adultes : il est un faitqu’un mouvement de reflux marqué en provenance dela pédopsychiatrie oblige de plus en plus la psychiatried’adultes à interroger à nouveau ses propres perspec-tives à partir du concept majeur de la psychopathologiede l’enfant qu’est la perspective du développement. Alorsque jusque-là, on considérait que la maturité étaitatteinte à l’âge adulte et constituait de façon explicite ouimplicite le terme ultime du développement, il estdevenu depuis ces dernières années de plus en plus clairque la notion de développement doit s’appliquer àl’ensemble du cycle de vie, incluant donc les différentestransformations qui se produisent au cours de l’âgeadulte, y compris par la suite le processus de dégénéres-cence et de mort. On est loin actuellement de la concep-tion du premier courant développé par Gesell vers1929, pour lequel le développement humain était essen-tiellement réglé par des facteurs de maturation interne.

On est peut-être un peu moins loin du constructi-visme de J. Piaget pour lequel le développement est leproduit des interactions entre organisme et milieu,interactions elles-mêmes réglées par des mécanismesfonctionnels innés et procédant par assimilation, accom-modation et équilibration.

*Correspondance et tirés à part.Adresse e-mail : [email protected] (J.F. Allilaire).

Ann Méd Psychol 2002 ; 160 : 205-7© 2002 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservésS0003448702001567/EDI

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Toutefois, les conceptions interactionnistes qui sesont développées depuis le milieu du XXe siècle ontamené à postuler l’existence de deux filières de dévelop-pement : l’une qui repose sur l’action de facteurs inter-nes ; l’autre qui résulte de l’appropriation et del’intériorisation par l’individu de significations précons-truites dans l’environnement.

Ainsi, c’est sous l’effet du milieu et plus précisémentdes contingences des renforcements que le processus dedéveloppement apparaît comme un produit de l’appren-tissage et entraîne un enrichissement du répertoire com-portemental humain. Il en est de même des aptitudesmentales, des structures émotionnelles et intellectuellesque décrit le développement cognitif, mais aussi ledéveloppement psychosexuel sous une perspective dyna-mique et tous les phénomènes d’organisation progres-sive et évolutive que cherchent à théoriser les nouvellesorientations sur le développement neurobiologique.

Il me semble donc qu’on assiste depuis quelquesannées à un renversement de la tendance ancienne etabusive qui consistait à utiliser les concepts de la psy-chiatrie de l’adulte, et l’heure a sonné pour la légitimitéd’une problématique inverse qui devra cependant restercritique. Il faut dire que la coupure artificielle de deuxspécialités à l’âge de 18 ans rend plus difficile le déve-loppement d’études, de concepts, de structures spécia-lisées pour les grands adolescents de 15 à 25 ans. Chacunest pourtant convaincu de la nécessité d’étudier defaçon prospective le devenir des pathologies apparuesavant 18 ans et affectant tous les cycles ultérieurs de viedu patient.

Les difficultés de l’enfant, quelle que soit la com-plexité de leur étiopathogénie, sont vécues douloureu-sement par la famille, en particulier lorsqu’elle a recoursau service psychiatrique.

Les troubles et la souffrance familiale s’expriment àtravers les interactions qui s’y organisent et qui s’ydéveloppent. On sait qu’aucun traitement de l’enfantne pourrait se poursuivre sans qu’on apporte une aide àla famille. Cette aide est parfois très spécialisée et justifiele recours à un service psychiatrique d’adultes, ce qui estpossible lorsque dans ce secteur les services pour lesenfants et pour les adultes fonctionnent en étroite col-laboration. Inversement les services psychiatriques desadultes ont besoin de leurs homologues pour enfants,lorsqu’ils dépistent des troubles mentaux chez les enfantsdes familles dont ils ont la charge ; ils peuvent aussisolliciter leur intervention en cas de crises.

Les troubles des adolescents exigent aussi souvent lacollaboration des deux types de services. L’adolescentaccepte mal en effet d’être conduit dans un serviced’enfants par ses parents, et les possibilités d’aide parl’étude des conditions de travail et de leur aménage-

ment sont souvent meilleures dans les services d’adultes.D’un autre côté, les spécialistes des équipes psychiatri-ques pour enfants sont mieux formés à la psychothé-rapie des adolescents, qui pose les mêmes problèmesque chez les sujets plus jeunes.

Enfin les troubles graves de l’enfance dans le domainede l’insuffisance mentale, des désordres névrotiques,psychotiques ou autres, exigent une action prolongée etparfois un suivi très durable qui doit parfois se pour-suivre dans les services d’adultes. Cette collaborationétroite permet d’utiliser aussi de la meilleure façon lesdiverses structures de soins en santé mentale. Les recher-ches contemporaines en psychiatrie ont mis en évidenceles relations étroites des troubles mentaux qui apparais-sent à l’âge adulte avec des distorsions psychiques évo-luant dès les premières années de la vie, et qui seremanient sans cesse pendant toute l’enfance. Cetteperspective a donné à la psychiatrie de l’enfant et del’adolescent son statut particulier, tout en permettantde grands espoirs dans le domaine de la prophylaxiementale.

La clinique des troubles de l’enfant a spécifiquementpour objectif de reconnaître, au-delà d’une symptoma-tologie souvent difficile à interpréter, les indices per-mettant de détecter les dangers d’évolution vers desétats mentaux pathologiques qui gêneront le sujetdurant toute sa vie. Elle conduit à une conception del’organisation des troubles mentaux, en fonction deplusieurs ordres de facteurs et de plusieurs modèlesthéoriques.

Tout d’abord, un certain nombre de tendances élé-mentaires sont transmises génétiquement, mais il estencore aujourd’hui très difficile de les délimiter defaçon rigoureuse. Les hypothèses concernant l’héréditérésultent en particulier d’enquêtes épidémiologiquesqui doivent tenir compte de l’importance des interac-tions psychologiques, de l’éducation, de l’héritage cul-turel qui différencie très précocement les individus, defaçon plus brutale que les données génétiques, dontl’indiscutable effet est souvent plus subtil.

Ensuite, les variations biologiques doivent jouer unrôle important : il peut s’agir d’altérations somatiquesmanifestement pathologiques dont il faut étudier l’effetimmédiat ou retardé sur le développement mental oubien de dysharmonies évolutives n’ayant pas en soi decaractère franchement pathologique, mais amenantl’enfant à affronter des situations difficiles ou simple-ment nouvelles avec un équipement neuropsychiquepassagèrement inadéquat. Des distorsions mentalesdurables peuvent alors s’organiser et donner lieu à cestroubles dont le destin devra être reconsidéré en fonc-tion des données de la psychiatrie générale.

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Enfin, dès sa naissance l’enfant est pris dans l’histoirevécue de ses parents. Cela donne à chacune de sesconduites un sens humain, en fonction des donnéesculturelles et personnelles de ces mêmes parents, déter-minés par leurs propres souhaits et par leur environne-ment socioculturel. L’attitude de la mère et rapidementcelle du père ont un rôle organisateur majeur. Lesréactions des parents ont par la suite un impact essentielpour permettre à l’enfant de ne pas se désorganiser defaçon durable et pathogène dans les situations difficilesqui émaillent la vie de l’enfant normal. Le défaut desoins maternels lié à l’absence matérielle ou à des dispo-sitions psychiques particulières des parents peut ainsiinfluencer de façon parfois difficilement réversible l’évo-lution psychique de l’enfant. De nombreux autres fac-teurs familiaux et d’apprentissage au cours dudéveloppement jouent encore un rôle déterminant dansla fixation des fonctionnements mentaux et, en l’absenced’intervention, peuvent constituer un point de départpour l’organisation d’états pathologiques ultérieurs.

Toutes ces raisons ont joué leur rôle dans la prise deconscience croissante du fait que le débat entre psychia-tres d’enfants et d’adolescents et psychiatres d’adultesdoit impérativement s’intensifier, et c’est le privilèged’une société telle que la Société médico-psychologiquede l’organiser et le développer.

La Présidence en 2001 de Roger Misès a donnél’occasion de renouer avec cette tradition de confronta-tion entre différents courants majeurs de la psychiatrie.

Le travail accompli autour de Roger Misès pour mettreau point la 4e révision de la Classification française destroubles mentaux de l’enfant et de l’adolescent (CFT-MEA) est à cet égard exemplaire et nous montre dans cenuméro des Annales à quel point les concepts déve-loppés autour d’un domaine particulier de la psychia-trie peuvent nous éclairer et venir enrichir la réflexiond’ensemble sur les bases méthodologiques et scientifi-ques du savoir psychiatrique.

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