12
À PROPOS D'ERICH FROMM ERES | Le Coq-héron 2006/4 - no 187 pages 133 à 143 ISSN 0335-7899 Article disponible en ligne à l'adresse: -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-4-page-133.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Pour citer cet article : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « À propos d'Erich Fromm », Le Coq-héron, 2006/4 no 187, p. 133-143. DOI : 10.3917/cohe.187.0133 -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour ERES. © ERES. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit. 1 / 1 Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. © ERES Document téléchargé depuis www.cairn.info - Université d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. © ERES

À PROPOS D'ERICH FROMM

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: À PROPOS D'ERICH FROMM

À PROPOS D'ERICH FROMM ERES | Le Coq-héron 2006/4 - no 187pages 133 à 143

ISSN 0335-7899

Article disponible en ligne à l'adresse:

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------http://www.cairn.info/revue-le-coq-heron-2006-4-page-133.htm

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Pour citer cet article :

-------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- « À propos d'Erich Fromm »,

Le Coq-héron, 2006/4 no 187, p. 133-143. DOI : 10.3917/cohe.187.0133

--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------

Distribution électronique Cairn.info pour ERES.

© ERES. Tous droits réservés pour tous pays.

La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites desconditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votreétablissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie, sous quelque forme et de quelque manière quece soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur enFrance. Il est précisé que son stockage dans une base de données est également interdit.

1 / 1

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 2: À PROPOS D'ERICH FROMM

133

1. E. Fromm, Revoir Freud.Pour une autre approche enpsychanalyse, Paris, ArmandColin, 2000.

À la suite de la parution dans lenuméro 182 du Coq Héron consacré àErich Fromm d’une traduction pré-sentée comme inédite, alors qu’ellefigurait antérieurement dans l’ou-vrage Revoir Freud, pour une autreapproche en psychanalyse paru chezArmand Colin à l’automne 2000, il aété convenu qu’une analyse de celivre restituerait la traduction encause dans son contexte. L’analyse duDr Jacques Roland sera suivie d’untexte original de Gérard D. Khourypublié pour la première fois en fran-çais : Une rencontre décisive, ErichFromm.

Présentation de Revoir Freud, pourune autre approche en

psychanalyse 1

Ce livre ne saurait – à l’évidence– prétendre résumer l’œuvre foison-nante de Fromm. Tout au plus peut-ilapparaître représentatif de certainesde ses intuitions cliniques et théo-riques les plus originales, ne serait-ceque par la pluralité des approches quia présidé à la composition de RevoirFreud : – une première et une seconde partieoù Fromm expose ses concepts et sapratique personnelle et les confronteaux thèses freudiennes ;

– une troisième partie où, à traversdes entretiens que Gérard D. Khouryeut avec lui en tête-à-tête, apparaît unFromm intime chez lequel se dévoilela filiation directe entre l’homme etl’œuvre ;– une quatrième partie enfin constitueune approche critique pluridiscipli-naire autour d’une table ronde centréesur la modernité de Fromm, vingt ansaprès sa mort.

En ce qui concerne les deux par-ties rédigées par Fromm, on a préféréexposer quelques-uns de ses conceptsspécifiques les plus déterminants desa pratique, plutôt que de tenter lamise en forme d’un corpus théorique,ce à quoi Fromm s’est d’ailleursexplicitement toujours refusé, vu sadéfiance affirmée à l’égard del’« intellectualisation » et de la« rationalisation », facteurs possiblesselon lui d’un dessèchement réduc-tionniste de sens, et « d’aliénation »dans des « mots-idoles ».

Une tentative d’analyse compa-rative, terme à terme, des conceptionsrespectives de Freud et Fromm n’eûtpas été non plus opportune car elle seserait fourvoyée dans des oppositionsirréductibles stériles, d’autant plusartificielles que Fromm s’est toujoursrefusé à une dissidence ouverte et

Correspondance

À propos d’Erich Fromm

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 133

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 3: À PROPOS D'ERICH FROMM

Le Coq-Héron 187

134

qu’il est toujours resté « fils de Freudau sens même où il est un rebelle ».

Entre Freud et Fromm, la diffé-rence de fond est ailleurs : dans uneapproche de l’homme – malade ounon – radicalement différente, fonc-tion de leurs tempéraments, de leursconvictions, et de leur rapport àl’Autre.

Car, si l’œuvre est le reflet del’homme, ceci est particulièrementvrai pour Fromm et mérite que soientrepris à part les traits significatifsdans cette perspective de sa richenature. C’est pourquoi ont été préci-sés en une seconde partie les traits depersonnalité de Fromm qui paraissenten filigrane avoir inspiré ses écrits.

Quelles conceptions ont-ellesété retenues comme emblématiquesde la pensée de Fromm ? On exposerasuccessivement :– sa conception de l’Inconscient(social en particulier) ;– la relation centrale, clé de voûte desa pratique ;– la sexualité, et, parmi ses dévoie-ments pervers, le sadisme.

L’inconscient selon Fromm

Des découvertes de Freud, « il nereste aujourd’hui, pour l’essentiel, quela découverte de l’Inconscient »(p. 161). Cette affirmation restrictivede Fromm s’accompagne d’un rejetde l’approche métapsychologiquefreudienne de l’Inconscient : il énonceen revanche deux mécanismes origi-naux de formation de l’Inconscient :« la dissociation » et « l’aliénation ».

La dissociation

Le rôle du refoulement freudienest minimisé au profit de la notiond’Inconscient social refoulant, quidéplace la conflictualité humained’une confrontation interne entre ins-tances vers un affrontement avec lesobligations sociales introjectées.

La dissociation s’exerce à lafaveur d’une sorte de dédoublement

au sein du contenu de l’Inconsciententre ce qui n’est jamais parvenu à laconscience et ce qui – y ayant euaccès à un moment donné – a ensuitesédimenté.

Donc, pour Fromm, « toutdemeure en nous » et « nous connais-sons tout de nous-même mais nousnous en défendons » : ceci à rappro-cher de son intérêt pour les différentsdegrés de lucidité (diminuée parexemple par le consumérisme demasse), et « d’éveil » (de l’awarenessà l’awakeness) ainsi que les états deconscience intermédiaires, tels quel’extase, l’hypnose, le zen.

Comment se produit ce dédou-blement constitutif de l’Inconscient ?Par dissociation – au sein de l’expé-rience vécue, globale par nature –entre une partie intellectuelle et lenoyau affectivo-émotionnel (auquelparticipe initialement le corps :« nous pensons avec nos muscles »)qui va sédimenter dans l’Inconscient.

Ce qui reste de l’expérience à laconscience est un simple constatappauvri de la réalité, rationnel, telque la culture nous l’a inculqué.

Mais la globalité initiale de l’ex-périence vécue peut être éventuelle-ment récupérée par une « parolevraie » du psychothérapeute, car lavérité libère et le sujet ne peut s’ydérober puisqu’au fond de lui-mêmeil la connaissait déjà.

L’aliénation

En référence aux concepts deprojection et d’introjection, Fromm aélaboré une notion de vaste portéesociologique, et qui par ailleurs parti-cipe à la formation de l’Inconscient :c’est l’aliénation, où un sujet projetteson expérience vécue sur un tiers, uneinstitution, un objet matériel, et ytranspose un quantum d’énergievitale qu’il détache de lui. D’où unerelation complexe dont le sujet estdésormais tributaire. Il peut chercherà se libérer de cette dépendance maisen règle générale il en tire des béné-fices suffisants pour maintenir le lien.

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 134

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 4: À PROPOS D'ERICH FROMM

135

CorrespondanceL’aliénation est un processusrepérable dans les domaines les plusvariés, dont le dénominateur communest « l’idolisation ». Ce peut êtrel’aliénation dans l’idolâtrie, dans lacroyance religieuse, dans l’investisse-ment politique, dans le consumé-risme. Ou bien aussi dans l’institutionbureaucratique qui peut jouer un rôle« d’idole décisionnaire ».

Même les modalités du langageparticipent de l’aliénation : la mise enmots surinvestie génère des « mots-idoles » au détriment de la complé-tude initiale de l’expérience qu’ilssont censés traduire.

À un niveau plus général, le pro-cessus d’aliénation met en cause lastructure même de l’Être : c’est l’alié-nation du Self (c’est-à-dire l’êtrecomplet « s’éprouvant comme sujethumain » dans sa complexité origi-nelle) dans l’Ego (c’est-à-direl’image sociale fabriquée « révéréecomme une personne sur la scènesociale » et « présentoir phallique »).

On conçoit que l’aliénation duSelf dans l’Ego entraîne « la non-accession à la conscience de l’expé-rience la plus profonde de soi » etqu’elle participe, de ce fait, directe-ment à la formation de l’Inconscient.

Surtout, Fromm insiste sur ladiffusion généralisée du processusd’aliénation dans la société d’aujour-d’hui, société malade dont la patholo-gie décrite ailleurs (« la pathologie dela normalité ») constitue l’un de sesapports les plus originaux.

Ainsi, alors que Freud a eud’emblée une conception topogra-phique et dynamique de l’Inconscient,présenté comme un réservoir souspression pulsionnelle, Fromm fait ladémarche inverse : déspécifier, désin-dividualiser (Inconscient social), pré-senter l’Inconscient non plus commeun lieu mais comme une fonction,éventuellement réversible.

La relation centrale

C’est probablement l’élément leplus original et le plus révélateur de

l’art de guérir selon Fromm. Il consti-tue l’essentiel de la cure et, plus lar-gement, le paradigme de la relationinterhumaine, telle qu’il l’a conçue etl’a promue. On pourrait la ramener àquelques propositions de base : – chaque être humain porte en lui engerme tous les fantasmes, toutes lesvirtualités pulsionnelles : chacunrecèle, latente, une part de folie quipourra – fait essentiel – faire écho àcelle du patient. « Il n’y a pas d’expé-rience vécue par un homme qui nepuisse être vécue par un autre », et ceci,quelle que soit l’infinie variété des per-sonnalités et des problématiques ;– la compréhension intime du patientpar le thérapeute l’amène à éprouveren lui-même les fantasmes de celui-ci, « qu’ils soient psychotiques, cri-minels ou puérils ». C’est à ce prixqu’il pourra parler, non plus dupatient, mais bien de lui-même, de cequ’il aura éprouvé dans le décentre-ment de soi.

Ainsi le patient aura-t-il « soi-gné » le thérapeute en l’obligeant àvivre pour son propre compte des fan-tasmes qu’il n’aurait sans doute paslaissés advenir spontanément à saconscience ; Fromm s’estime enconséquence avec humilité garder« une dette de savoir » à l’égard deses patients.

Tout ceci suppose que le masquepropre à l’Ego que porte chaque êtresocial soit ôté de part et d’autre pourqu’émerge le Self dans sa richesseoriginelle ; une thérapie ne sauraitdonc s’engager fructueusement quede Self à Self.

En particulier, le thérapeute doitrenoncer à la position défensive decelui qui « sait », qui « juge », qui« nomme » le trouble et l’identifie ense posant lui-même en étalon debonne santé mentale.

Il doit abdiquer les positionssécuritaires habituelles : neutralitédistante, intellectualisation, et s’expo-ser « désarmé » en se voulant délibé-rément « vulnérable ».

Ceci dit, le thérapeute « garanticontre toute dérive par une analyse

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 135

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 5: À PROPOS D'ERICH FROMM

Le Coq-Héron 187

136

réussie » ne saurait perdre de vue leseul but de ce qu’il a entrepris : l’en-traide de deux êtres humains cher-chant leur chemin dans les ténèbresde l’Inconscient. C’est ce que Frommnomme « la psychanalyse transthéra-peutique », partage humaniste de lasouffrance dans le respect du sem-blable, quelles que soient ses dérivespathologiques.

La sexualité et les perversions

Si Freud a découvert qu’au-delàde l’instinct et du besoin génital, lasexualité est déterminante dans touteactivité humaine, il n’a pas, selonFromm, questionné la qualité del’acte sexuel ; celui-ci doit intéresserle corps total, relaxé, et doit consti-tuer la réponse globale d’une person-nalité non refoulée, non défensive,activement libre.

C’est pourquoi la libérationsexuelle moderne n’a pas réponduaux espoirs de Reich : dévoyée par leconsumérisme, la consommationsexuelle à tout va a fait prévaloirl’Avoir sur l’Être, et réifier le parte-naire, banaliser la relation ; et surtout,a transformé un comportementconformiste en véritable trait destructure aliénant pour la personnalitéglobale.

En ce qui concerne les perver-sions, si l’on définit l’acte perverscomme « un échange réduit à uneconvoitise réciproque où chacun resteseul et demeure pour l’autre unsimple objet », et si l’on pose qu’unesexualité libérée admet comme nor-males des modalités antérieurementjugées pathologiques, on conçoit quela limite de la perversion soit devenueimprécise.

En fait, la perversion ne se réduitpas à un comportement sexuel aber-rant circonscrit mais constitue untrouble atteignant la personnalité toutentière, le caractère global (et sa com-posante anale-possessive).

Certes, il est des formesmineures de sadisme, bien acceptéessocialement (telles qu’un « excès de

zèle » éducatif), des formes souventconjoncturelles où se déchaîne unerage destructrice, mais surtout desformes extrêmes, froidement détermi-nées à exterminer toute forme de vie :c’est la nécrophilie telle qu’on l’aconnue plus particulièrement auXXe siècle.

Fromm en miroir de son œuvre

« L’œuvre, dit-on, c’est l’hom-me. » Ceci est particulièrement vrai deFromm, tant sa personnalité d’excep-tion, ses convictions ardentes, sonamour de la vie et de l’homme trans-paraissent à travers ses écrits, lesquels– par cette grille de lecture – se trou-vent renforcés dans leur cohésion etleur logique interne.

En un premier lieu, on retiendrason aspiration à l’universel (au « glo-bal » dans sa théorie), la diversité deses formations successives, la multi-plicité de ses centres d’intérêt, leurubiquité de par le monde sans soucides frontières, des langues ou des« races ». Il s’intéresse à l’hommeplus encore qu’au patient, à la sociétéau-delà de l’individu, à « l’ici et main-tenant » davantage qu’au passé. Cetuniversalisme conditionne sa concep-tion de l’homme qu’il veut en tout lieuson égal, son semblable, au-delà desparticularismes ou des pathologies.

Dans le droit fil de son attractionpour la « totalité », Fromm se veutdans la réparation de l’unité de l’Êtremenacée par la « dichotomie »,« l’aliénation », la perte du symbo-lique.

D’où aussi sa foi exigeante en laperfectibilité de l’homme, en sespotentialités virtuellement illimitées,qu’il faudra seulement faire advenir.

En second lieu, Fromm se carac-térise par sa passion pour la liberté,pour toutes les libertés : celle d’abordde penser, puis de s’affranchir detoute filiation, de toute pressionconformiste, de toute vision hiérarchi-sée du rapport à l’Autre. Pour lui,l’homme est un homme pourl’homme, et, placé sous le signe d’une

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 136

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 6: À PROPOS D'ERICH FROMM

137

Correspondanceégalité volontariste, son rapport aupatient est vécu comme un échange,où il reçoit autant qu’il donne.

En troisième lieu, Fromm appa-raît comme un spiritualiste inspiréd’une éthique de la vérité, de l’authen-ticité qui, avec une certaine humilité,sont la marque de sa démarche théra-peutique, si l’on y adjoint un certainmode de rapport à la réalité : le« Jada », ce qui signifie en hébreu laconnaissance active, vivante, chaleu-reuse, pénétrante (avec même uneconnotation sexuelle), concept quis’oppose à la connaissance grecqueabstraite, impersonnelle et détachée.Implicitement il se réfère aussi au« Tsedek » qui signifie l’alliance de lasagesse du Juste avec la disponibilitéaffective, celle du cœur avec l’espritdans l’empathie.

Enfin, son Idéal de Soi transpa-raît dans sa définition de la personna-lité biophile qui préfère construireplutôt qu’accumuler, s’émerveiller dunouveau plutôt que se réfugier dans leconfort du déjà connu, préférer lesaléas de l’aventure aux certitudes sta-tiques, placer la relation à autrui sousle signe de l’amour et de la raison,préférer une jouissance sereine de lavie à une excitation passagère.

Dernière approche de l’hommeFromm : celle du patient vis-à-vis deson thérapeute ; dans ses entretiens –malheureusement interrompus par samort – avec Gérard D. Khoury, etdans un exposé de celui-ci sur leurpremière rencontre, apparaît un cha-risme exempt de toute séduction, fas-cinant par sa totale disponibilité, sonart de susciter une relation égalitaire.Il s’y exposait, volontairement vulné-rable (« Je suis présent à vous, totale-ment »).

Finalement, les conceptions deFromm – pourquoi le taire ? – restentfluides, paradoxales parfois, rebellesà toute mise en forme académique ;mais ne faut-il pas percevoir là unemanière indirecte de faire passer lasingularité des phénomènes incons-cients, par nature ineffables, effusifs,hors d’atteinte de la pensée ration-

nelle qui ne peut les décrire sans lesdénaturer ? Ceci étant à rapprocher dece que – faute de mieux – nous appe-lons ses conceptions « humanistes »qui rendent Fromm si intimementproche que sa lecture nous fait oublierle long temps passé depuis sa mort.

Dr Jacques Roland

Une rencontre décisive, Erich Fromm

Il est des êtres qui vous mar-quent pour la vie et sans lesquelscelle-ci aurait eu une tout autre tour-nure. Erich Fromm est de ceux-là. Il amodifié le parcours de ma vie et m’adonné les moyens – quand j’avais lavingtaine – d’affronter les impassesd’une histoire familiale et nationaleancrée dans un univers proche-orien-tal que j’ai mis plus de trente ans, parla suite, à comprendre, parce qu’ilobéit à d’autres codes culturels etanthropologiques. Élevé dans unmonde bourgeois, où le commerce etl’argent étaient les seules valeursreconnues, assurant non seulement lasécurité et le statut, mais aussi l’iden-tité et la liberté, j’ai eu beaucoup demal à me constituer, à me libérer decet univers.

J’étais ainsi soumis à une déva-lorisation relative de la culture et del’art, et il fallait braver milieu familialet social pour oser croire à la forcedes idées, celles qui pouvaient chan-ger ce monde largement inégal etinjuste déployé sous mes yeux. Je nesavais pas alors que ces valeurs mar-chandes allaient devenir en Occidentaussi prégnantes, sous l’influenced’autres légitimations liées probable-ment à l’éthique du protestantisme età celle de l’Amérique libéralecontemporaine qui érige le marché enarbitre suprême.

Sans aborder le détail de cemoment décisif, ma rencontre avecErich Fromm avait été précédée parma lecture de ses œuvres durant lesannées 1959-1960. Je me débattais

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 137

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 7: À PROPOS D'ERICH FROMM

Le Coq-Héron 187

138

alors face à l’autorité paternelle, cequi n’était pas une mince affaire. Bienplus tard seulement, je me rendiscompte qu’au Proche-Orient tout étaitencore régi par la famille, le clan, lacommunauté. Je me heurtais à un murde déterminisme. Aucun choix n’étaitpossible hormis celui que me présen-tait mon père. M’opposer à lui étaitinvraisemblable et, si je m’y risquais,c’était source de colère de sa part etde culpabilité de la mienne. Aucuneliberté ne semblait possible, et quandj’échappais momentanément auxfoudres paternelles, je devais ne pascéder aux pressions affectives de mamère, qui essayait par d’autresmoyens de me conduire au même butque celui souhaité par mon père. Ellecherchait à me convaincre de suivrela voie commerciale tracée par monpère en la faisant évoluer vers unmonde financier plus moderne quecelui des affaires paternelles, sommetoute restées archaïques et artisanales.

Fromm m’écrivait en mars1964 : « The real problem seems to bea certain lack of determination andaim in your life, a certain passivity,perhaps some amount of narcissism. Ialso cannot help thinking how muchall this has to do with your father andyour family. Whether you are notavoiding the solution of the conflictbetween independence and tempta-tions of what I assume to be the pro-tective and powerful family. »

De nouveau en août 1964, ilinsistait : « When I read your last let-ter my main impression was that youare in the situation in which so manypeople are, especially if they are thesons of wealthy fathers, that they can-not really put themselves on theirown feet because their wish for inde-pendence is so weakened by theseduction of the comforts of luxurywhich they can have if they do notbreak with their fathers. You appa-rently live with this conflict all thetime. I do not know whether what Iam saying here is correct, but I cannothelp thinking it because that is what Isense between the lines. As I wrote in

my previous letter, I think the mainproblem is this decision, and to over-come the fear of standing on yourown, and the longing for the “flesh-pots of Egypt”. You must also consi-der that in your past you wereprobably so afraid of life that yourwish for security has an undue weightin your decision 2. »

Tout choix personnel semblaitexclu : un garçon était supposéprendre la succession de son père,épouser sa cousine germaine, vivreauprès de ses parents dans la mêmemaison, « le reste de son âge » pourciter Joachim du Bellay… Ce n’estque bien longtemps plus tard que jecompris ce que signifiait l’endogamie.

Sur le plan politique, écono-mique et social, je parvenais difficile-ment à analyser la réalité libanaise. Àcette époque, on parlait volontiers demiracle libanais, de la force d’un Étatfaible, de Beyrouth comme d’un Parisoriental, d’un pays jeune de6 000 ans, de Suisse du Proche-Orientet de tant d’autres clichés. Ce petitpays, à peine indépendant, scintillaitde tous les feux du libéralisme et de laréussite matérielle, et semblait imper-méable à l’histoire de la région, saufpour profiter des coups d’États et desmalheurs consécutifs pour les bour-geoisies nationales qui venaient seréfugier avec leurs capitaux dans cehavre de paix. Les inégalités socialesne troublaient apparemment personnedans les cercles du pouvoir. À l’âgede la révolte et du besoin de justice,tout m’angoissait et m’était incom-préhensible. Tout me paraissaitconfus : l’histoire du Liban, l’originedes États du Proche-Orient, l’exis-tence d’Israël, la présence au Libandes réfugiés de Palestine, etc.

Étudiant en troisième année desciences économiques, je bénéficiaisd’une invitation, émanant du départe-ment d’État américain, à me rendreavec un groupe d’étudiants arabesaux États-Unis. Une des raisons quime firent l’accepter, c’était l’idéesecrète de rencontrer Erich Fromm,

2. Fromm m’écrivait en mars1964 : « Le vrai problèmesemble être le manque dedétermination et d’objectifdans votre vie, une forme depassivité, peut-être même uncertain narcissisme. Je nepeux pas m’empêcher depenser que tout cela a trait àvotre père et à votre famille.Ne cherchez-vous pas à évi-ter la solution du conflit entrel’indépendance et les tenta-tions de ce que je supposeêtre une famille protectrice etpuissante ?De nouveau en août 1964, ilinsistait : « Quand j’ai luvotre dernière lettre, monimpression générale était quevous vous trouviez dans unesituation semblable à celle debeaucoup de gens, particuliè-rement s’ils sont les fils depères fortunés, qui ne peu-vent pas se tenir debout seulsparce que leur souhait d’indé-pendance est très affaibli parles séductions du confort etdu luxe qu’ils pensent préser-ver en ne coupant pas lesponts avec leurs pères. Vousvivez tout le temps, semble-t-il, avec ce conflit. »Je ne sais pas si ce que jevous dis est exact, mais je nepeux pas m’empêcher de lepenser parce que c’est ce queje ressens et lis entre leslignes. Comme je l’écrivaisdans une précédente lettre, jeconsidère que le problèmecentral tient à cette décision,à la nécessité de dépasservotre souhait de préserverl’aisance et puis de parvenir àsurmonter la peur d’être auto-nome. Vous devez aussi voussouvenir que vous aviez dansle passé si peur de la vie quevotre désir de sécurité a unpoids excessif dans votredécision.

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 138

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 8: À PROPOS D'ERICH FROMM

139

Correspondanceaprès avoir lu l’ensemble de ses écritspubliés en anglais.

J’écrivais à Erich Fromm chezRoutledge and Kegan, son éditeuranglais, sans savoir quelle serait saréaction. Quelle ne fut ma surprisequand je reçus quelque temps aprèsune réponse d’Erich Fromm parlaquelle il m’invitait à le rencontrer àNew York.

Je prévenais aussitôt ErichFromm des dates de mon séjour etsans tarder il me proposa de l’appelerdès que j’y serais pour me donner unrendez-vous.

Le fait que je vienne du Proche-Orient, d’un pays arabe, alors queErich Fromm était Juif allemand,ayant d’abord milité dans les jeu-nesses sionistes, puis combattu lacréation d’un État juif, devenu anti-sioniste, avait-il piqué son intérêt ? Jerestais saisi de la chance qui s’offraità moi et me sentais pousser des ailes !

Un autre hasard allait doublerl’invitation américaine par une invita-tion au Mexique où se tenait uncongrès de sociologie où je fus conviéà représenter le Liban, ceci n’étantpas indifférent à la suite. Quand j’ap-pelais Erich Fromm en lui proposantde le rencontrer à New York durantl’été 1960, avant mon départ pourMexico, il me répondit en effet quenous nous verrions plus à loisir auMexique, et il m’engagea à lui télé-phoner dès la fin du congrès.

La première rencontre dans lebureau d’Erich Fromm à Mexico

La première rencontre à Mexico– il me l’avouera plus tard – le surprit.Il attendait un professeur dans la qua-rantaine et c’était un jeune étudiant de22 ans qui lui faisait face. Après lapremière surprise, il chercha à com-prendre les raisons de ma venue de siloin et ce que j’attendais de lui, puissans hésiter, il me proposa de venirm’installer à Cuernavaca dans unehacienda qu’il connaissait, apparte-nant à un Français, une maison fai-

sant office de pension de famille quiétait momentanément fermée, maisoù il se ferait fort de m’obtenir unechambre, et il m’assura qu’il trouve-rait le temps de me voir d’unemanière intensive. Et il en fut ainsi…Deux ou trois fois par semaine, il meconsacrait quatre à cinq heures d’affi-lée entre 15 h ou 16 h et 20 h.

De ces rencontres à Cuernavaca,il ne sera pas question ici car ellessont d’un ordre strictement intime,mais je voudrais évoquer la figured’Erich Fromm, telle qu’elle m’estalors apparue.

Le pacte tacite de Fromm

Ce qui m’a frappé dès le premierabord, c’était son regard clair, intenseet doux, pénétrant et respectueux. Ceregard exprimait immédiatementl’entière disponibilité, transmettait legage non dit de la confiance, rassuraitet interrogeait tout à la fois. Ce regardcommuniquait – je le saurais plus tard– toute l’humanité d’Erich Fromm,qu’il offrait à son interlocuteurcomme une vulnérabilité et une forcetout à la fois, signifiant son ouvertureà l’autre et l’invitant s’il le souhaitait,par contagion peut-être, à s’ouvrir luiaussi dans un pacte tacite. En prépa-rant l’ouvrage Revoir Freud, que j’aipublié en France à l’occasion du cen-tième anniversaire de sa naissance, jeretrouvais la théorisation que faitErich Fromm de cette relation desujet à sujet et qu’il nomme la rela-tion centrale.

L’homme des Lumières et celui de l’expérience mystique

Après ce regard de fraternité etde partage, je fus frappé – cela aussim’a marqué pour l’avenir – par laconcordance entre l’œuvre etl’homme. Erich Fromm vivait sesidées sans hiatus. Juif allemand, nédans une famille orthodoxe, il s’étaitlibéré des carcans de la religion sanstoutefois renoncer à la spiritualité du

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 139

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 9: À PROPOS D'ERICH FROMM

Le Coq-Héron 187

140

judaïsme. Homme des Lumières, ilgardait la capacité d’une pensée para-doxale ; défenseur de plus de raison,il explorait le monde de la religiositéet de la mystique, qu’elle fût orientaleou occidentale. C’est ainsi qu’il s’estsa vie durant penché sur l’expériencemystique, celle de saint Jean de laCroix, de Maître Eckhart, de Hallaj etsurtout des bouddhistes zen. Sa ren-contre avec Suzuki et l’ouvrage qu’ilsont rédigé ensemble, avec de Mar-tino, établit des ponts entre expé-rience mystique et psychanalyse.

Pour ma part, au Liban, où lareligion était indiquée sur la carted’identité et où donc tout est impré-gné par elle, je commençais avecErich Fromm – je songe à sonouvrage The Dogma of Christ ou àYou Shall be as Gods – un parcourslong et complexe de compréhensiondes cadres de pensée de ma culture.Cela m’a aidé à mettre mes distancesavec tout ce qui touche aux diversesformes d’emprise du groupe (famille,clan, communauté) et a renforcénécessairement mes aspirations indi-viduelles. Il me restait à séparer aspi-rations individuelles et narcissisme,ce qui fut un tout autre travail. Lerenoncement progressif à la toute-puissance de l’ego et l’apprentissagedu partage m’ont aidé à défendre desvaleurs à portée politique.

Au Proche-Orient, dans lamesure où les individus n’existentque comme des personnes membresd’un groupe (communauté, clan,etc.), il est ontologiquement impos-sible pour cette société de mettre enœuvre un projet politique qui assurela liberté individuelle, et cela danstous les domaines. Pourtant le projetpolitique d’une société tient aux rela-tions de ses membres comme indivi-dus avec cette société.

L’engagement politique

Dans le domaine politique, ErichFromm, en socialiste engagé, savaitque l’on ne bâtissait rien sans respec-ter les legs du passé et que les révolu-

tions n’étaient plus possibles de lamême manière qu’au XVIIIe siècle, oumême au moment de la révolutionrusse de 1917, depuis que les sociétésoccidentales étaient devenues dessociétés de techno-structures 3. Laconnaissance approfondie de l’œuvrede Marx, y compris de ses manuscritsphilosophiques de 1844 et lesouvrages d’Erich Fromm sur lui, Leconcept de l’homme chez Marx, ouencore Au-delà des chaînes de l’illu-sion m’ont introduit au marxisme enm’évitant d’emblée les dérives ducommunisme ou du dogmatismeidéologique des exégètes de Marx.

Ce que j’appellerai le cadeau deconfiance que m’a fait Fromm enm’accueillant, et en m’aidant àdébusquer le langage caché de la réa-lité psychique, mais aussi celui de laréalité économique, politique etsociale, a changé ma vie et m’a donnéle courage de toutes les questions etde tous les combats. Il m’a aussiconseillé un programme de lecturestrès vaste allant des présocratiques àOrwell. C’est dire que Erich Fromm,au-delà de la psychanalyse dont ilm’a ouvert le champ, m’a attiré versle monde des idées, en me transmet-tant la conviction que leur force peutsoulever les montagnes, même si enapparence elles sont inopérantes.Dans la tradition prophétique, il m’aaussi sensibilisé au courant de penséequi nourrit, avec la pensée grecque –et je le saurai par la suite avec la pen-sée arabe – la modernité occidentale.Il est vrai qu’aujourd’hui, à l’heure oùnous traversons une crise de civilisa-tion à l’échelle mondiale, on peut seprendre à douter de la capacité desidées à changer le monde !

Les idées d’Erich Fromm, entout cas, ont certainement changé mavie. Elles m’ont dès le départ appris àme méfier de la dichotomie entre pen-sée et sensibilité, entre l’utilisation dela pensée pour renforcer le pouvoir etla domination, et l’usage de la penséepour renforcer la libération et laliberté. Je manquais de confiance enmoi et en mes capacités à penser par

3. C’est ce qu’il développadans un livre – programmepolitique en 1968 pour lacampagne présidentielle deEugène McCarthy contreRichard Nixon, que j’ai tra-duit sous le titre Espoir etrévolution et qui est paru fin1970 chez Stock à Paris.

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 140

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 10: À PROPOS D'ERICH FROMM

141

Correspondancemoi-même et c’est Fromm qui m’aappris à me méfier d’une penséeconventionnelle, uniquement descrip-tive ; il m’a encouragé à toujoursrechercher la part cachée, intérieurede la réalité. Comprendre l’autre,c’est tenter de le comprendre de l’in-térieur, analyser les problèmessociaux et politiques, c’est chercher àen saisir les ressorts profonds etinternes et non se contenter de lesdécrire et de les cataloguer. Celadevait me servir dans mon travaild’historien. Je savais que ErichFromm était un héritier de Spinoza etde Marx, dont il a fait fructifier l’hé-ritage, je découvre aujourd’hui qu’ilse situe aussi dans la filiation deGiambattista Vico.

En relisant les lettres échangéesavec Erich Fromm entre les années1960 et 1980, je retrouve sa présence,sa pénétration d’esprit, son ouvertureet sa disponibilité aux autres, sa luci-dité, son attention aux mots. Nejamais accepter que les mots soientdes coquilles vides mais des symbolesde chair et de vie, des mots incarnésoù pensée et émotion sont réunies.Ainsi, les mots amour, liberté, justice,respect, courage constituaient tout unprogramme, un hymne à la vie.

Ce dont je suis redevable à Fromm

D’abord, je voudrais insister surle fait que les écrits d’Erich Frommsont lisibles et clairs et ne sont pasprotégés par un système de codagepour n’être accessibles qu’aux spécia-listes, protégeant par ce codage laconnaissance et le pouvoir. ErichFromm s’offre et se lit sans protec-tion, avec cette ouverture qui est don.On a pu lui reprocher une théorisationparfois faible, mais à la limite, cen’était pas sa préoccupation majeure.Ce qui lui importait, c’est la penséevivante.

Sans le savoir, quand je le lisaisen 1959 et les années suivantes, sonapproche théorique convenait parfai-tement à mon histoire, et n’est-ce pascela une vraie rencontre d’êtres et

d’idées ? Né au Liban, je baignaisentre deux cultures, entre deuxmondes, entre deux sensibilités. L’insistance d’Erich Fromm sur lecaractère schizoïde des sociétéscontemporaines, comparé au carac-tère hystérique de celles duXIXe siècle, ne pouvait pas mieuxrépondre à mes attentes.

Je citerai aussi sa critique dumonde de l’argent et des apparences,qui me confortait dans ma propre cri-tique à l’égard de la société libanaise.Je rappelle ici que le dernier livrepublié du vivant de Fromm est Avoirou être et que nous nous en étionsentretenus avant sa mort en 1978 et1979 4.

Je garde enfin de ces dernièresrencontres à Locarno, au moment desentretiens entrepris avec lui, le souve-nir des soirées de discussion sur beau-coup de sujets, et notamment sur laquestion d’Israël et de la Palestine, etdonc sur le terrorisme déjà très actif àl’époque ! Sa critique du terrorisme,qu’il soit palestinien ou israélien,allait de pair avec sa défense de lacause juste des Palestiniens et il futparmi les premiers en 1948 avec Han-nah Arendt à réclamer le retour desréfugiés de 1948. Au moment où jetraduisais The Revolution of Hope, ilm’avait interrogé sur les organisationspalestiniennes et je lui avais fait, dansune lettre du 7 mars 1970, un petitrésumé des plus connues, à commen-cer par Al Fateh, en lui indiquant lesleaders et les principes de ces organi-sations. Il me répondait le 4 avril :

« […] It was enlightening to meand I have now for the first time anidea of the various currents and grou-pings in the Arab resistance move-ment. This is really very helpful to meand I appreciate very much thetrouble you have taken to send mesuch a detailed memo.

[…] I am against terror tactics. Iwas against them when the Israelisapplied them against the British, and Iam against them when the Arabsapply them against the Israelis. I donot believe in hate as a constructive

4. Ces entretiens avec ErichFromm ont fait l’objet d’unepage du Monde (Le Mondedu 21 octobre 1979). La tota-lité de ces entretiens ont étépubliés dans Revoir Freud,pour une autre approche enpsychanalyse, Paris, ArmandColin, 2000.

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 141

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 11: À PROPOS D'ERICH FROMM

5. Il me répondait le 4 avril :« Cela m’a clarifié leschoses et j’ai pour la pre-mière fois une idée de ce quesont les divers courants etgroupes dans le mouvementde résistance arabe. Celam’est très utile et je vousremercie d’avoir pris la peinede m’envoyer une note sidétaillée. […] Je suis contrela tactique de la terreur.J’étais opposé à cela quandles Israéliens l’ont utiliséecontre les Britanniques et j’ysuis tout aussi opposé quandles Arabes l’appliquent auxIsraéliens. Je ne crois pas à lahaine comme démarcheconstructive pour la libéra-tion d’aucune nation, et je nesuis naturellement pas un amidu nationalisme, qu’il soitarabe ou israélien. Cela n’arien à voir avec la capacité decomprendre sincèrement lamotivation du nationalismearabe et ma critique sévère dela politique israélienne, nonseulement depuis la fonda-tion de l’État, mais globale-ment comme État juif en tantque tel. Je pense que la solu-tion serait comme l’avait sug-géré le Rabbin Magnus d’unÉtat bi-national judéo-arabe,avec un système semblable àcelui des cantons suisses. »6. Je lui répondais le 31 mai1970: «L’État bi-nationalserait une solution rationnellesi les deux parties étaient sin-cèrement convaincues des’accepter réciproquement etde vivre en paix. La résistanceet la guerre sont des consé-quences de l’occupation et dela violence (peut-on parler deterrorisme sauf quand desgroupes extrémistes palesti-niens s’attaquent délibéré-ment à des civils, comme lesextrémistes israéliens l’ontfait dans le passé (le groupeStern) quand ils ont, parexemple, attaqué l’hôtel KingDavid. Dans ce sens, je suisaussi contre la terreur, mais leconcept de résistance a unautre contenu quand il s’agitde la seule possibilité laisséeaux Palestiniens d’affirmerleurs droits. »

Le Coq-Héron 187

142

sentiment for the liberation of anynation, and of course I am not a friendof nationalism, whether it is Arab orIsraeli. This is something differentfrom understanding deeply the moti-vation for Arab nationalism and frommy severe criticism of Israeli policy,not only since the foundation of theState, but altogether, if a completelyJewish state as such. I think the onlysolution would have been that sug-gested by Rabi Magnus, of a by-national Jewish-Arab state, similar tothe Swiss canton system 5. »

Je lui répondais le 31 mai 1970 : « The by-national Jewish-Arab

state would be a rational solution ifonly the two parts were sincerelywilling to accept each other and live inpeace. Resistance and war are logicalconsequence of occupation and vio-lence (can we speak of terrorismexcept when some Palestinian extre-mist group deliberately attack civilians,as the Israeli extremists did in the past(The Stern), when they for instanceattacked the King David Hotel). In thismeaning, I am also against terror, butresistance has another content when itis the only possibility left for the Pales-tinians to assert their rights 6. »

Pour terminer ce témoignage, jeciterai la réponse d’Erich Frommconcernant le terrorisme, qui me paraîttoujours actuelle, à l’heure où la poli-tique américaine ne fait que renforcerle terrorisme arabe, auquel elle adéclaré la guerre, avec des accents decroisade contre le mal : « Thank youfor your letter of May 31st just arrived.I have read with great interest yourremarks on the Arab-Jewish situation.I realise what you mean by differentia-ting between resistance and terror but Ithink that while the distinction can bemade theoretically, it is very difficultto uphold it practically. As long as theguerrilla fighters can attack an oppo-sing army, the distinction is prettyclear and realistic. But when the libe-ration fighters do not attack an army,and for practical reasons this is oftenimpossible, and instead attack peace-ful settlers or other civilians, then the

resistance necessarily employs terro-ristic methods. With attacks againstindividual settlements, buses, etc., theliberation fighters have actually, itseems to me, used terroristic methodsjust as the Zionist extremist groupslike the Stern gang used the samemethod of terror in their fight againstthe British. I do not for a moment for-get that the air attacks of the Israeliarmy against so-called military targetsnear Cairo are also for all practicalpurposes terroristic and that it is noexcuse if it is explained that killingchildren wad due to an error or whate-ver excuse is. It seems to me oneshould introduce another element andthat is the question whether militarymoves of the resistance have any rea-listic chance to change the politicaland military picture or whether theyjust vent indignation and hate of thosewho have been deprived of their landagainst those who sit on it. It is quiteclear and has proved for many years,that the resistance of the NLF in Viet-nam has a real and indubitable militaryfunction. It is not clear to me whetherat this moment the Arab resistance hasany such function. I should like tocomment on the fact that until andincluding the First World War, the useof force had been voluntarily restrictedby certain compassionate considera-tions mainly in two directions. One didnot kill civilian populations, and byand large did not use torture event if itsuse would produce important militaryinformation. Since and during theSecond World War these restrictionshave been abandoned first by all greatpowers and are now in a situationwhere force is used on all sideswithout restrictions. Of course all thishas nothing to do with the fullcondemnation of Israeli aggressive-ness, its refusal to evacuate theconquered territories, etc. The refusalof the Israeli government even to per-mit Nahum Goldman, the most intelli-gent, realistic and humanist of Zionistleaders, to meet with Nasser is only aglaring example of the intransigenceof Israeli government 7. »

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 142

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES

Page 12: À PROPOS D'ERICH FROMM

143

CorrespondanceTrente-cinq ans après, l’analysed’Erich Fromm reste prophétique etrejoint celle d’Edward W. Said, l’intel-lectuel palestinien récemment disparu :face aux impasses de la violence soustoutes ses formes et aux réalités de ladémographie dans les prochainesannées, la seule solution n’est-elle pasun état bi-national et le renoncement auterrorisme ? Ou bien continuera-t-onen Israël à pratiquer une politique del’exclusion, se protégeant par un murqui fait de l’État juif un grand ghetto,

avec l’approbation des États-Unis, tan-dis que s’accentueront les extrémismesislamiques et le terrorisme internatio-nal, que la guerre américaine en Irak nefait que conforter ? Il est à craindre quele Proche-Orient reste encore pourlongtemps une zone sismique, imper-méable aux solutions équitables dans lerespect de tous, malgré la vision pro-phétique d’hommes justes commeFromm et Said.

Gérard D. Khoury(Aix-en-Provence, 6 août 2005)

7. « Merci de votre lettre du 31 mai qui vient de me parvenir. J’ai lu avec le plus grand intérêt vos remarquesconcernant la situation israélo-arabe. Je comprends la distinction que vous établissez entre résistance et terro-risme, mais je pense que si la distinction peut se faire théoriquement, il est très difficile de la maintenir prati-quement. Tant que les combattants de la guérilla peuvent s’attaquer à une armée régulière, la distinction est bienclaire et réaliste. Mais quand les combattants pour la libération ne s’en prennent pas à une armée et nous savonsque pour beaucoup de raisons pratiques ce n’est pas souvent possible, et se rabattent au lieu de cela sur des habi-tants paisibles et autres civils, alors la résistance emploie forcément des méthodes terroristes. Avec des attaquescontre des établissements individuels, des bus, etc., les combattants pour la libération ont naturellement utilisé,il me semble, des méthodes terroristes, comme les groupes extrémistes sionistes tel le groupe Stern l’avaient faiten leur temps dans leur combat contre les Britanniques. Je n’oublie pas un seul instant que les attaques aériennes de l’armée israélienne contre de soi-disant objectifsmilitaires près du Caire sont aussi pour toutes les raisons possibles des attaques terroristes, et ce n’est pas uneexcuse si on déclare que tuer des enfants était due à une erreur ou à toute autre raison du même ordre. Il mesemble qu’il faudrait introduire un autre élément qui est le suivant : est-ce que les actions de la résistance ontune chance réelle de changer la situation politique et militaire ou vont-elles simplement donner libre cours àl’indignation et la haine de ceux qui ont été privés de leur terre contre ceux qui y sont installés ! Il est bienclair et prouvé depuis quelques années que le Front de libération nationale au Vietnam a une fonction militaireréelle et indubitable. Je me demande pour autant – et ce n’est pas évident pour moi, si la résistance arabe pré-sente la même fonction. Je voudrais souligner le fait que pendant et depuis la Première Guerre mondiale, l’uti-lisation de la force a été volontairement restreinte en raison de considérations de compassion humaine et celadans deux directions : on ne tue pas des populations civiles et on n’utilise pas la torture même si son usageprocurerait des informations militaires importantes. Durant et depuis la Seconde Guerre mondiale, ces restric-tions ont été abandonnées, d’abord par les grandes puissances et maintenant par tout le monde qui utilise laforce partout et sans aucune restriction ! Naturellement, tout cela n’a rien à voir avec la totale condamnationd’Israël pour son agressivité, son refus d’évacuer les territoires occupés, etc. Le refus du gouvernement israé-lien d’autoriser quelqu’un comme Nahum Goldman – l’homme le plus intelligent, le plus réaliste et le plushumaniste que l’on peut trouver parmi les leaders sionistes –, à rencontrer Nasser est un exemple frappant del’intransigeance du gouvernement israélien. »

XP Coq 187 27/12/06 14:12 Page 143

Doc

umen

t tél

écha

rgé

depu

is w

ww

.cai

rn.in

fo -

Uni

vers

ité d

'Evr

y -

- 1

94.1

99.9

0.54

- 0

6/12

/201

2 13

h50.

© E

RE

S

Docum

ent téléchargé depuis ww

w.cairn.info - U

niversité d'Evry - - 194.199.90.54 - 06/12/2012 13h50. ©

ER

ES