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adrienne monnier eternelle libraire

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adrienne monnier eternelle libraire livre offert par la librairie des abbesses

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l i b ré t e r n e l l e

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AdrienneMonnier

eriAré t e r n e l l e

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Comme beaucoup d’aventures, le 7 rue de l’Odéon est né d’une catastrophe.En effet, c’est grâce aux indemnités d’un grave accident de chemin de fer dont fut victime

son père, qu’Adrienne Monnier a fondé La Maison des Amis des Livres… On pourrait trouver un peu candide cet intitulé, cette façon de baptiser son lieu, mais

maintenant que je connais bien Adrienne Monnier et qu’elle m’accompagne, j’aime cette idée de maison. Au fil des ans, elle n’a cessé d’y ajouter des pièces, jusqu’à la transcender en cathé-drale gothique littéraire, presque… Oui, le mot « amis », je le prends aussi puisque notre métier est avant tout un art des liens entre les livres, entre le présent et le passé, entre le libraire, le passant lecteur, les auteurs et les éditeurs.

Qui dit « amis » dit aussi « ennemis », parti pris, affinités électives, exigence, risque, courage de la solitude parfois, car le libraire invente son ciel, constellé de livres…

Le libraire ne prend pas tout, ne fait pas tout, n’est jamais tout. Sa maison est un microcosme. Contrairement aux espaces « googlelisants » prétendant à l’in-

fini, elle pose la limite d’un univers professionnel subjectif exprimant un goût, une vision, un style, une économie aussi. Mais ce qui est inimitable et ce que nous désirons vous faire entendre à travers ces textes d’Adrienne Monnier, c’est… le cœur qui bat devant les livres. Ce florilège de textes n’est pas l’hagiographie d’un être de papier, mais le portrait d’une passionnée toute consa-crée à la littérature, d’une intelligence qui a théorisé la première le métier de libraire.

Pourquoi Adrienne Monnier est-elle à ce point moderne ? Parce qu’elle n’a pas réduit notre profession à l’achat et à la vente comme beaucoup le sou-

haiteraient : organisant des soirées de lecture, elle était rédactrice en chef de revues, découvrait les premiers jets d’auteurs inconnus, les mettait en relation avec le monde plus établi de l’Édi-tion. À deux, avec son amie Sylvia Beach, n’ont-elles pas édité ce chef-d’œuvre difficile de l’histoire littéraire, Ulysse de James Joyce, monument de 700 pages qui a révolutionné le roman et l’interroge encore ? Cette épopée éditoriale démesurée est l’œuvre de deux libraires désignées pour accomplir une tâche que personne n’osait entreprendre. Seuls ces deux feux sacrés de femme pouvaient sans calcul l’accomplir.

Ce que ce livre raconte aussi, et je sais que mes confrères et amis libraires le comprendront, ce sont les petits matins silencieux d’ouverture et les soirées d’hiver où, seuls, assis parmi tous nos P

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livres, nous affûtons rêveusement, tel un ouvrier à l’établi, notre vocation. L’instrument que nous sommes, nous l’accordons à cet orchestre polyphonique de papier, mesurant tout ce que nous n’avons pas encore lu, saisissant au vol les quelques flèches que nous décocherons aux lecteurs...

La première fois que j’ai lu Adrienne Monnier, j’ai été touchée par sa définition, pleine d’humour, de son métier entre « le couvent et la ferme ». En effet, il faut à la fois atteindre au plus perçant discernement et assumer des tâches très prosaïques, de ménage même… Le libraire n’a pas l’occasion de sombrer dans un intellectualisme désincarné, il est tout de suite, rattrapé, sanctionné par le Réel. Et si Adrienne Monnier parle des « belles visites », récompenses de ces journées parfois contraignantes, elle ne cache pas les autres, « emmerdantes »…

Malgré les Cassandre du métier, il y a encore beaucoup de librairies indépendantes qui se créent en France : des « librairies d’auteur », se situant dans son héritage…

Cette année, c’est avec Adrienne Monnier à nos côtés, ou « Adrienne Découvreur » — ainsi qu’on la surnommait — que nous mobilisons plus de 450 libraires indépendants afin de redire notre attachement à la pérennité d’une littérature de création soutenue par une offre éditoriale audacieuse, variée, inattendue.

Nous perdurerons, j’en suis sûre, malgré le diktat des meilleures ventes, malgré les mutations du paysage culturel, malgré cette révolution numérique à laquelle il est artificiel de nous opposer…

Mais n’êtes-vous pas, vous aussi, Lecteurs, concernés lors de cette journée de combat ? Nos questionnements sont les vôtres. Vous êtes des acheteurs responsables au sein de la chaîne vivante du livre. Que voulez-vous lire et découvrir ? Que voulez-vous faire du cœur de vos villes quand vous vous promenez ? Quels interlocu-

teurs désirez-vous, quel imprévu acceptez-vous de rencontrer ? N’oubliez pas, lorsque vous franchissez la porte d’une librairie, que cet insensé voyage effec-

tué à travers étagères et tables est irrationnel. Vous amorcez une odyssée étrange, dialoguez avec la part muette de votre être, celle des deuils, des secrets, des consolations, peut-être ?

Seule une librairie et la présence des livres peuvent déclencher cette énigmatique mise en route de votre imaginaire.

Marie-Rose Guarniéri ~ Librairie des Abbesses ~ Association VerbesPr

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Il est des métiers que l’on choisit, il y en a peu.Libraire fait partie du lot, en bonne place. Beaucoup fantasment sur le sujet, d’autres se

coltinent avec la réalité, pas toujours facile. Rapidement, le plaisir de la lecture et du contact, du dialogue et de l’organisation se confrontent à la nécessité de servir « les clients », collaborer avec ses collègues, ses patrons ou/et ses employés, de réaliser un chiffre d’affaires, être compris des éditeurs…

La librairie est souvent le maillon faible de la chaîne du livre, où trouver des gains de pro-ductivité ? les cost killers, en français tueurs de coût, ont vite trouvé la solution : tuer le libraire, ben voyons, il n’y a qu’à avoir des self-services…

Par miracle et grâce à une loi, la loi Lang, la concurrence a été organisée sur le service et non pas sur la force financière et petit à petit les libraires, les vrais, malmenés par les Trente Glorieuses ont subsisté, évolué, modernisé les circuits, les lieux, et ils sont encore là, ils ne font pas de la fi-guration, ils incarnent, contre vents et marées, une société de compréhension, de voisinage.

La chaîne du livre est une chaîne de conviction et d’engagement, chacun y joue son rôle au service des auteurs et des lecteurs. Ce goût qui nous lie à un objet miracle qui véhi-cule tout le savoir du monde, quand le dernier ordinateur se sera éteint, nous permettra encore de nous reconnaître et de partager ce talisman : le livre.

Jean-Paul Capitani

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L’histoire littéraire est pleine de héros. Pour n’effleurer que la France, écoutez les échos que produisent, aux côtés de ces personnages de papier que sont Pantagruel, Phèdre, Saint-Preux, Charlus, Claudine, Nadja, Aurélien, Bardamu, Lol V. Stein, les noms bien réels de Rabelais, Montaigne, Racine, Rousseau, Flaubert, Colette, Proust, Aragon, Céline, Duras, Modiano, Ernaux, Echenoz, mais aussi Calmann-Lévy, Corti, Flammarion, Grasset, Gallimard… Galerie vivace, grouillante, traversée de compagnonnages, d’amitiés et de rivalités féroces, de jalousies mortelles comme de solidarités d’exception. Ce monde saturé de patronymes et d’épopées éditoriales, dont les historiens fouillent inlassablement les archives et détaillent le récit, a aussi ses personnages intermédiaires.

Ni tout à fait dans l’ombre, ni tout à fait dans la lumière, entre la rue sur laquelle don-nent leurs vitrines et l’arrière-boutique où s’amoncellent les cartons du dernier office, les libraires sont ces figures de l’entre-deux, passeurs, intercesseurs, au beau milieu de l’univers du livre et de la circulation des savoirs. Observez leurs manœuvres. Regardez-les faire. Écoutez leurs conseils. Discutez avec eux. Dans cette histoire littéraire pleine de figures bruyantes, ces personnages le plus souvent anonymes ne sont secondaires que dans la me-sure où, précisément, ils secondent, à savoir qu’ils aident, relaient, transmettent, établissent

Laure Murat

P r e f a c e

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des passerelles et des liens, aussi discrets et déterminants que les verbes justement dits auxi-liaires de notre grammaire. La librairie — espace et fonction — serait ce qu’en chimie comme en électronique on nomme une interface, à savoir une « surface de contact entre deux mi-lieux », « un dispositif qui permet la communication et l’échange entre différents ac-teurs ». En cheville avec les éditeurs, les représentants, les diffuseurs, en relation avec les auteurs, au service des lecteurs, ils sont le sommet d’une pyramide qui repose le plus sou-vent sur sa pointe. En mécanique, on appellerait cela une courroie de transmission. Essayez seulement de démarrer sans elle.

Médiane et médiatrice, la librairie travaille à la frontière et sur le seuil, dans une tour de Babel où les idées sont aussi des marchandises, où l’imaginaire s’incarne très concrè-tement dans les fibres d’un papier qu’il vaut mieux vendre pour qui a l’intention de sub-sister. Espace littéraire, plate-forme économique, la librairie indépendante occupe la der-nière place artisanale de la grande industrie du livre, dont on prophétise la mort ou du moins la transformation profonde, en agitant la menace électronique à l’irréversible toute-puissance. On ne songe pas assez que, pixelisé ou non, le conditionnement d’un livre ne change rien à l’activité humaine de lire et que, toute solitaire qu’elle soit, cette pratique suppose ou plutôt appelle un échange. Les éditeurs l’ont bien compris, qui savent désor-mais que le succès d’un titre, à une époque où la critique perd son pouvoir prescripteur, repose en priorité sur l’énergie du libraire, ses choix, ses goûts âprement défendus, en bref, sa politique d’acteur intelligent, à quoi rien ne se substituera — et sûrement pas la formule tristement familière (« les internautes ayant acheté cet article ont également acheté… »), spéculant sur l’improbable commande groupée du Jardin des plantes de Claude Simon et du dernier Guide de la phytothérapie. Un ordinateur, si diligent qu’il soit — et combien l’est-il —, ne remplacera jamais cette parole vive du libraire, directe, élaborée, que l’expérience a rendu aussi habile qu’opiniâtre, et qui peut tout simplement changer votre vie — la chose est arrivée.

Or cet exercice d’équilibrisme, sur le fil tendu reliant l’objet et la pensée, le com-merce et l’esprit, qui mieux qu’Adrienne Monnier l’aura accompli et lui aura donné la première ses lettres de noblesse ? Michel Cournot en témoigna en son temps, lorsque, encore adolescent, il ouvrit la porte de La Maison des Amis des Livres. « “ Auriez-vous

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Le Potomak”, venait de dire ce garçon. Adrienne restait assise, regardait les passants dans la grande verrière au-dessus des livres présentés à plat, posait son porte-plume, croisait les doigts : “ Vous êtes bien sensible à l’art de Jean Cocteau ? ”, dit-elle en prenant son temps. Les armes étaient inégales, la lutte fut brève. Un quart d’heure plus tard, assis au Luxembourg […], Le Potomak à côté de moi sur le banc, je lisais Henri le Vert 1. » L’épisode se déroulait vers 1938. Changez les titres : il n’a rien perdu de son actualité. Revenir à l’histoire d’Adrienne Monnier, à ce moment où la librairie est sortie de son étroite fonc-tion de vendeur de volumes, c’est à bien des égards parler de notre temps.

Une PetIte bOUtIqUe GRIse

En 1922, René Lalou remettait à une jeune libraire son Histoire de la littérature française contemporaine accompagné de ces mots : « Pour Adrienne Monnier, qui sut aux Amis des Livres “trouver le lieu et la formule”. » Juste dédicace, littéralement et dans tous les sens.

Le lieu, Adrienne Monnier l’a trouvé en 1915, au 7 rue de l’Odéon, entre un carrefour et un théâtre, sous le signe conjugué du croisement et de la représentation. Un ancien magasin d’armoires normandes, dont le plancher manquait de s’effondrer, qu’elle achète avec les 10 000 francs d’indemnités que son père, employé des Postes blessé dans un accident de chemin de fer, lui a aussitôt donnés pour qu’à vingt-trois ans elle réalise son rêve. Elle y aménage sa « petite boutique grise », dresse les étagères, pose une table au centre de la pièce, dispose quelques chaises paillées pour les visiteurs espérés, alimente le gros poêle trônant dans le fond et tapisse petit à petit les murs des portraits d’écrivains qu’elle affec-tionne. La Maison des Amis des Livres, de l’aveu même de sa directrice, n’aura jamais vrai-ment l’air d’une librairie, plutôt d’une « chambre magique 2 », dont l’aspect tient « de la

1. Michel Cournot, « Reine reinette », in Le Souvenir d’Adrienne Monnier, Mercure de France, n° 1109, 1er janvier 1956, p. 85-86. Henri le Vert (1855) était le premier roman de Gottfried Keller.

2. Adrienne Monnier, « La Maison des Amis des Livres », in Rue de l’Odéon, Paris, Albin Michel, 1989, p. 219.

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ferme et du couvent », où l’on s’exerce à la causerie mieux qu’à la conversation de salon. Rien d’affecté ni de rigide, de technocrate ou de mondain. Ici, on aime la littérature. Et c’est une affaire sérieuse, même si elle est menée joyeusement.

Quant à la formule, elle pourrait tenir dans ces quelques mots : le commerce de l’esprit. Adrienne l’a toujours répété avec sérénité et sans prétention inutile : la librai-rie est d’abord un commerce. Mais pas seulement. L’originalité du lieu tient à ses deux autres fonctions : le cabinet de lecture et les séances de la librairie. Le principe peut sembler curieux, mais Adrienne, conjuguant avec un talent sans pareil idéalisme et pragmatisme, considérait que l’on ne pouvait pas acheter un livre sans l’avoir lu… Aussi monte-t-elle une bibliothèque de prêt, dont elle loue les volumes soigneusement recouverts de papier cristal à des abonnés libres de poursuivre leur geste jusqu’à l’achat. Ceux-là sont les fidèles, le noyau dur d’une clientèle qui vient régulièrement assister aux séances de la maison : lectures d’inédits (Gide, Valéry, Jammes se prêteront à cet exercice), soirées poétiques ou musicales (Erik Satie y donnera son Socrate), expositions (les premiers portraits photographiques en couleurs de Gisèle Freund y seront projetés en 1938).

Les registres d’abonnés conservés à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) et les souvenirs d’Adrienne Monnier rassemblés dans Rue de l’Odéon le consignent : en quelques années, La Maison des Amis des Livres est devenue le repaire et le repère du monde des lettres. Toutes les tendances et les générations s’y confondent, les cadets — André Breton, Louis Aragon, Jacques Lacan, qui ont à peine vingt ans et poursuivent alors leurs études de médecine — ayant là une occasion rêvée de rencontrer leurs aînés — Guillaume Apollinaire, André Gide, Paul Claudel, Valery Larbaud, Léon-Paul Fargue… De Rainer Maria Rilke à Walter Benjamin, de Jules Romains à Michel Leiris, le spectre est large, et le goût affirmé.

Comment, en si peu de temps, Adrienne Monnier a-t-elle réussi à donner corps à son projet, de façon (rétrospectivement) si spectaculaire ? En 1915, alors que les hommes sont au front et l’activité au ralenti, Adrienne Monnier, qui vivait jusque-là de travaux subalternes de secrétariat littéraire, a compris qu’il y avait une place à prendre.

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Son goût la porte vers la littérature moderne, celle qui, précisément, peine à trouver un pu-blic — ne perdons pas de vue que Les Caves du Vatican, sorti en 1914, ne s’est vendu qu’à 122 exemplaires. C’est celle-là qu’elle défendra, avec l’ardeur et la détermination que lui donnent un sens critique aiguisé et un appétit à tout dévorer. Patiente, déterminée, cette jeune femme mystique et gourmande cisèle de sa voix cristalline des jugements charpentés. Il faut se méfier de ses rondeurs, de sa silhouette de sœur converse — toute sa vie, elle sera vêtue d’une immémoriale robe grise sans âge —, d’épicurienne aux allures flamandes, qui parle de cuisine avec autant de talent qu’elle met à rôtir le poulet. Cette image rabelaisienne un peu composée s’accommode très bien d’une répartie à toute épreuve et de fin de non-recevoir sans appel. Elle fait des choix, s’y tient, les justifie. Reconnaît ses erreurs à l’occa-sion, révise ses jugements à force d’écoute, de travail et de relectures. Claudel, au premier abord, la laisse froide. Mais elle sent qu’une force singulière se meut dans ces lignes. Elle reprend, comprend, se ravise. Il figurera en bonne place dans son cénacle.

On lui reprochera ses amitiés avec les écrivains et une atmosphère de coterie qui auraient faussé son jugement littéraire. Breton s’y risque, en lui disant bien en face qu’elle soutient Claudel parce qu’il est son ami. À quoi la libraire lui répond sans mollir qu’elle avait beaucoup d’affection pour lui, certainement plus que pour Claudel, mais qu’elle n’aimait pas ce qu’il écrivait. Fin de partie. Adrienne œuvre pour la reconnaissance de la modernité, mais la révolution la laisse dubitative : elle préfère l’unanimisme de Jules Romains à un surréalisme trop radical, les promenades de Fargue à Proust ou Céline qui ne sont pas de son monde. Ce qui ne l’empêche pas d’admirer Apollinaire, Reverdy, Artaud, Leiris. De ces choix motivés, construits contre l’esprit d’école, l’embrigadement théorique, très soucieux d’éviter de céder à un quelconque « effet de mode », elle parvient à faire une profession de foi. Elle accueille les écrivains, dans sa librairie ou en plaçant leurs textes dans les revues, défend leur œuvre auprès d’un public non averti, mène en somme une véritable politique du livre, qui repose sur une crête singulière. Car ses goûts, au fond, sont d’un classicisme très français, même si « Adrienne Découvreur 3 », comme on la surnommait,

3. En référence à la fameuse actrice racinienne Adrienne Lecouvreur (1692-1730).

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n’a pas son pareil pour reconnaître la nouveauté. Elle préfère les alexandrins de La Jeune Parque à Monsieur Teste, mais soutient Michaux et Benjamin contre vents et marées. Ses relations complexes avec l’œuvre et la personne de Joyce sont à verser au même dossier : le flair presque infaillible avec lequel elle identifie l’avant-garde ne signifie pas forcément que cette même avant-garde corresponde à sa pente.

ULysse en OdéOnIe

Dès 1916, une jeune Américaine de séjour à Paris, fille de pasteur, pousse la porte de cette librairie d’un autre genre. À vingt neuf ans, Sylvia Beach, après avoir tâté du journalisme et du secrétariat, n’a pas encore trouvé sa voie. Émerveillée par le modèle de La Maison des Amis des Livres et conquise par la personnalité de sa directrice, elle décide de se lancer à son tour, en créant sur le même principe une librairie de langue anglaise, Shakespeare and Company. En quelques mois, la communauté anglo-saxonne de Paris s’y donne déjà rendez-vous : Gertrude Stein, Djuna Barnes, Ernest Hemingway, Francis Scott Fitzgerald, Sherwood Anderson, Robert McAlmon, sont de ces premiers habitués.

D’abord au 8 rue Dupuytren, Sylvia Beach s’installe en 1920 au 12 rue de l’Odéon, en-térinant ainsi l’histoire d’amour et le partnership professionnel qui l’unissent désormais à Adrienne Monnier. Les deux femmes vivent ensemble et travaillent face à face. Défi géomé-trique : exercer le même métier dans des lieux analogues, l’un de l’autre à portée du regard quotidien, sans jamais risquer la jonction des parallèles, la confusion des genres ; constituer un couple de femmes en marge de l’ordre symbolique, mais aussi — et surtout — en dehors des légendes du même, de la fusion, de l’osmose ; se dérober à l’effet de miroir provoqué par la symétrie de leur fonction et de leur position pour se consacrer plutôt à l’idée de passerelles, de relais, métaphores de leur activité de libraires, d’éditrices, de traductrices. Distinctes mais pas séparées, ensemble mais inassimilables, elles imaginent chaque jour, dans le mouvement alternatif liant les deux boutiques, un espace voué au livre qui est aussi une scène de la construction de soi. En cela, mademoiselle Monnier et miss Beach ont inventé une formule parfaitement originale dans l’histoire des mœurs et de la librairie réunies.

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En 1920, elles rencontrent James Joyce à un dîner donné par le poète André Spire. S’ouvre alors un chapitre considérable de l’histoire de « l’Odéonie », destiné à leur ouvrir la porte de la postérité… et des difficultés financières. Sylvia Beach, sans aucune expérience de l’édition, décide alors de publier l’ouvrage auquel Joyce tra-vaille et dont les extraits parus en revues aux États-Unis et en Angleterre lui ont valu les foudres de la censure : Ulysses paraîtra finalement en 1922 à l’enseigne de Shakespeare and Company et en 1929 à celle de La Maison des Amis des Livres, après plusieurs an-nées d’une aventure homérique de traduction, réunissant Auguste Morel, Stuart Gilbert et Valery Larbaud.

Bien qu’elle maîtrise mal l’anglais, Adrienne Monnier va mettre une énergie considé-rable dans ce projet, dont elle sent toute l’importance, malgré ses réserves envers le texte. Claude Roy l’avait bien saisi, lorsqu’il lui dit : « Comment est-ce qu’une personne aussi raisonnable que vous a pu nous faire débouler entre les jambes ce monstre d’Ulysses 4 ? » Soucieuse de ne pas se laisser prendre par des « procédés », elle regarde le monologue inté-rieur avec un peu d’agacement, avoue sa « perplexité » ou sa souffrance devant son « obs-curité morale », reconnaît ailleurs sa « lassitude » à lutter contre ce monstre. Mais le voyage a tenu sa promesse : la lecture d’Ulysse lui procure cette impression d’avoir accompli et dé-couvert quelque chose d’inouï, « comme l’arrivée à Lhassa, la ville interdite 5 ». Cette pro-pension d’Adrienne Monnier à combattre ses préjugés, à faire exister une littérature neuve malgré ses éventuelles réticences personnelles aura été son atout majeur, la marque même de sa perspicacité et de sa générosité intellectuelle. Ce serait peu dire que de qualifier d’odyssée la traduction d’Ulysse et sa diffusion auprès du public français : séances collec-tives, lectures à la librairie, mobilisation de la communauté littéraire pour lutter contre les affaires de piratages de l’édition de Sylvia Beach aux États-Unis, négociations avec les exi-gences de Joyce, manœuvres de conciliation avec les différents traducteurs et, pour finir, brouille définitive avec l’ami Larbaud.

4. Adrienne Monnier, « L’Ulysse de Joyce et le public français » in Les Gazettes, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », p. 230.

5. Ibid., p. 243.

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Ce livre dont personne ne voulait, consacré aujourd’hui comme l’un des plus grands chefs-d’œuvre du XXe siècle, sera récupéré par Gallimard en 1937, comme beaucoup des textes défendus pour la première fois par les deux femmes, notamment dans Le Navire d’argent (1925-1926), l’éphémère revue d’Adrienne, où l’on croise les noms de quelques débutants qui s’appellent Antoine de Saint-Exupéry ou Ernest Hemingway.

C’est d’ailleurs avec la fin du Navire d’argent que se clôt un certain âge d’or de l’Odéo-nie. En 1926, acculée, Adrienne doit combler le déficit creusé par sa revue et se résoudre à mettre en vente sa bibliothèque personnelle. Il en faut plus pour la décourager. D’autant que nombreux sont ceux qui lui rachètent les exemplaires, pour lui offrir à nouveau. La li-braire reprend la route, continue de découvrir, de faire connaître, en publiant des textes sous la marque de La Maison des Amis des Livres, comme Littérature de Paul Valéry en 1929 ou La Photographie en France au XIXe siècle, la thèse de Gisèle Freund en 1936. À cette époque, Adrienne Monnier est devenue une institution. On la presse d’écrire ses mé-moires. Elle résiste.

L’œUvRe d’AdRIenne MOnnIeR

Écrire. Adrienne Monnier a fait plus qu’y songer. Elle a publié quelques courts recueils, vers et prose : La Figure (1923), Les Vertus (1926) et Fableaux (1932). Rompue à reconnaître la valeur des textes, cette femme dont l’humilité n’a d’égale que son orgueil, ignore la fausse modestie mais devine ses limites et n’a pas d’illusion sur son avenir d’auteur. Sa plume, qui n’est jamais aussi à l’aise que pour saisir l’air du temps, elle la mettra avec bonheur au service de ses Gazettes, manières de chroniques à la première personne qu’elle inaugure dans Le Navire d’argent et poursuivra dans diverses revues, avant de les reprendre en 1938 sous forme de petits bulletins à couverture vieux rose, sous le titre La Gazette des Amis des Livres.

Qui veut saisir l’esprit d’Adrienne Monnier, l’acuité et la singularité de son regard, sa sensualité, son discernement, son humour qui s’arrête (presque) toujours avant la rosserie, doit lire Les Gazettes. C’est la traversée d’une époque, par coups d’œil furtifs et touches

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vives, où l’on croise la revue nègre, Charlot, la peinture surréaliste, le symbolisme de la swastika, une visite à Luna-Park, Fernandel… Gide, qui vantait « le style d’Adrienne Monnier », est un inconditionnel de ces billets.

Pourquoi Adrienne Monnier n’a-t-elle pas creusé cette veine du récit personnel et poussé jusqu’au récit de soi, en livrant l’autobiographie ou les mémoires que ses amis lui récla-maient ? La fatigue, le manque de temps, l’invasion quotidienne de « la poussière et la pa-perasse » qu’elle dénonce dans son métier, une forme de pudeur aussi, auront sans doute joué dans ce renoncement. Elle songe plutôt à écrire une histoire de sa librairie. Rue de l’Odéon, recueil posthume de textes en partie inédits, sorti en 1960, en tiendra lieu.

Les écrits d’Adrienne Monnier se composent donc de fragments, de textes épars qui, pour être disparates n’en sont pas moins déterminants, comme autant de fenêtres sur la vie littéraire de l’entre-deux-guerres. Est-ce à dire qu’Adrienne Monnier n’aurait pas eu d’« œuvre » ? Loin s’en faut. Mais cette œuvre doit être envisagée au-delà de la galaxie Gutenberg et des sentiers traditionnels de l’histoire littéraire, qui n’accorderait de crédit qu’à l’imprimé. Elle a été bâtie dans l’oralité et la performance, dans les mises en relation, les contacts, l’entraide, l’échange, les invites, les conseils, les interventions, les rencontres, dans une sphère publique, et même internationale, qui rayonnait à partir de sa librairie. Évanescente, cette œuvre sans trace et sans enregistrement doit être recomposée ou plutôt imaginée, rêvée, à partir des photographies, des souvenirs, des correspondances. Cette « chambre magique » du dialogue, chambre d’échos en somme, aura été la vie même d’Adrienne Monnier.

Aujourd’hui, les deux librairies n’existent plus, remplacées par d’autres commerces, ici un salon de coiffure, là une galerie d’art. Sylvia Beach, américaine et donc ennemie de l’oc-cupant, arrêtée en 1942, avait renoncé à rouvrir Shakespeare and Company à la Libération, quand la communauté anglo-saxonne s’était déjà dispersée depuis la crise de 1929. Adrienne Monnier, fatiguée, malade, décide de se retirer en 1951. Usée par des rhumatismes articu-laires et par la maladie de Ménière, dérèglement de l’oreille interne provoquant d’insoute-nables acouphènes, elle met fin à ses jours en juin 1955. Le soir même de son suicide, elle encourage Sylvia Beach à se rendre au théâtre. Puis absorbe la quantité nécessaire de barbi-turiques. Elle laisse cette lettre : « Je mets fin à mes jours : ne pouvant plus supporter les

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bruits qui me martyrisent depuis huit mois, sans compter les fatigues et les souffrances que j’ai endurées ces dernières années. / Je vais à la mort sans crainte, sachant que j’ai trouvé une mère en naissant ici et que je trouverai une mère également dans l’autre vie 6. »

L’œuvre invisible d’Adrienne Monnier, invitation à une archéologie de la lecture au XXe siècle, fait désormais partie de l’histoire. Est-ce à dire qu’elle n’a plus rien à nous apprendre ? Elle nous lègue au contraire cet héritage, en forme de modèle intem-porel : toujours et en tout lieu, des espaces peuvent s’inventer pour défendre, transmettre et, surtout, ne jamais renoncer. Son action quotidienne en faveur de la lecture et de la dé-couverte de la littérature contemporaine touchait une foule d’inconnus pour qui un geste, un conseil, a pu un jour se révéler décisif. Laboratoire, lieu de rencontres, foyer de résis-tance, l’Odéonie aura surtout été ce théâtre de l’échange vivant des idées, c’est-à-dire ce qui fait la matière de l’histoire littéraire et le tissu même de son développement. Aujourd’hui, plus que jamais.

6. Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, op. cit., p. 256.

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Adrienne Monnier & la Maison des Amis des Livres, textes et documents réunis et présentés par Maurice Imbert et Raphaël Sorin, Paris, Imec éditions, 1991.

Adrienne Monnier, Les Gazettes, Paris, Gallimard, « L’Imaginaire », 1996.

Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, Paris, Albin Michel, 1989, rééd. 2009.

Sylvia Beach, Shakespeare and Company, traduit de l’américain par George Adam, Paris, Mercure de France, 1962.

Noel Riley Fitch, Sylvia Beach and the Lost Generation. A History of Literary Paris in the Twenties & Thirties, New York, Norton & Company, 1985.

Laure Murat, Passage de l’Odéon, Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Paris, Fayard, 2003, rééd. Gallimard, « Folio », 2005.

B i B l i o g r a p h i e

Laure Murat, spécialiste de l’histoire culturelle, est professeur au département d’études françaises et francophones de l’univer-sité de Californie à Los Angeles. Elle est l’auteur de plusieurs livres dont La Maison du docteur Blanche : histoire d’un asile et de ses pensionnaires, de Nerval à Maupassant (Lattès, 2001, Goncourt de la biographie et Prix de la critique de l’Académie française), Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire dans l’entre-deux-guerres (Fayard, 2003) et La Loi du genre : une histoire culturelle du « troisième sexe » (Fayard, 2006). Elle travaille actuellement à un livre analysant l’impact des événements politiques sur le discours de la folie, intitulé L’Homme qui se prenait pour Napoléon, à paraître chez Gallimard.

B i o g r a p h i e

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La Figure, Adrienne Monnier, 1923.

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Comme la religieuse anciennequi trouvait en elle sa règleet qui, aidée par ses compagnes,établissait une maisonMoitié ferme et moitié couvent,J’ai fait ainsi ma LibrairieMais moi, je n’ai pas de dieu !Ce nom m’offense, me blesseJusqu’au cœur de mes racines,Il m’ôte le goût de vivre,Il arrache le bandeauqui recouvre cette plaiedont rien n’a pu nous guérir.quelques-uns de mes frèresOnt un pouvoir sur moi,Leurs ordres me rassurent,Je travaille pour eux,J’oublie alors ma peine,Je les console aussi.Le voyageur perduC’est moi qui le ramène,Je me réchauffe au feuque j’allume pour lui,Je mêle à ses prièresMa voix pleine de nuit.

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la maison

des livresdes amis

extraits de Rue de l’Odéon, Adrienne Monnier, Albin Michel, 1989.

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LA LIbRAIRIe, Un ACte de fOI

« La Maison des Amis des Livres » - extrait - 1918

Nous avons fondé La Maison des Amis des Livres avec foi ; chacun de ses détails nous semble correspondre à un sentiment, à une pensée.

Le commerce, pour nous, a un sentiment émouvant et profond. Une boutique nous paraît une véritable chambre magique : à cet instant où le passant

franchit le seuil de la porte que tout le monde peut ouvrir, où il pénètre dans ce lieu imper-sonnel, semble-t-il, rien ne dénature l’air de son visage, le ton de ses paroles ; il accomplit dans un sentiment d’entière liberté un acte qu’il croit sans conséquences imprévues ; il y a une correspondance parfaite entre son attitude extérieure et son moi profond, et si nous savons l’observer, à cet instant où il n’est qu’un inconnu, nous pouvons, maintenant et pour toujours, le connaître dans sa vérité ; il révèle toute la bonne volonté dont il est doué, c’est-à-dire la mesure dans laquelle il est accessible au monde, ce qu’il peut donner et recevoir, le rapport exact qui existe entre lui et les autres hommes.

Cette connaissance immédiate, intuitive, ce fixage furtif de l’âme, qu’ils sont faciles dans une boutique, lieu de transition entre la rue et la maison ! Et quelles découvertes sont possibles dans une librairie où passent forcément, parmi les innombrables passants, les Pléiades, ceux d’entre nous qui semblent déjà un peu des « grandes personnes bleues » et qui, dans un sourire, donnent la justification de ce que nous appelons nos meilleurs espoirs.

Vendre des livres, cela paraît à certaines gens aussi banal que de vendre des objets ou des denrées quelconques, et basé sur la même tradition routinière qui n’exige du commerçant et de l’acheteur que le geste d’échange de l’argent contre la marchandise, geste qui s’accom-pagne, généralement, de quelques phrases de politesse.

Nous pensons, d’abord, que la foi que nous mettons à vendre des livres, on peut la mettre dans tous les actes quotidiens ; on peut exercer n’importe quel commerce, n’importe quelle profession, avec une satisfaction qui est, à certains moments, du véritable lyrisme. L’être parfaitement adapté à sa fonction, et qui travaille en harmonie avec les autres, éprouve une plénitude qui devient facilement de l’exaltation quand il est en rapport avec des hommes

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situés sur le même plan de vie que lui ; dès qu’il peut communiquer et faire ressentir ce qu’il éprouve, il se multiplie, il s’élève au-dessus de lui-même et il s’efforce d’être aussi poète qu’il le peut ; cette élévation, cette tendresse, n’est-ce pas l’état de grâce où tout s’illumine d’un sens éternel ? Mais si tout homme conscient peut s’exalter sur son métier et saisir les rapports admirables qui le lient à la Société, quels ne seront pas nos sentiments à nous, li-braires, qui, avant toute pensée de gain et de travail basée sur les livres, les avons aimés avec transport et avons cru à la puissance infinie des plus beaux !

Certains matins, seuls dans notre librairie, entourés seulement des livres rangés dans leurs casiers, nous sommes restés de longs moments à les contempler ; nos yeux les fixant, au bout d’un moment, ne voyaient plus que les lignes verticales et obliques marquant les limites de leurs dos, sages lignes appliquées sur le mur gris comme des bâtons tracés par la main d’un écolier. Devant cette apparence élémentaire que charge une âme faite de toutes les idées et de toutes les images, nous étions transis d’une émotion si puissante qu’il nous sem-blait parfois qu’écrire, exprimer, nous soulagerait ; mais au moment où notre main cher-chait la plume, le papier… quelqu’un entrait, d’autres gens venaient après, et les figures de la journée absorbaient le grand élan du matin.

Nous avons senti souvent que nous étaient rendus « toute grâce du travail, et tout hon-neur, et tout génie », comme dit Claudel dans La Ville ; il y a, d’ailleurs, dans cette œuvre, bien d’autres paroles qui nous semblent écrites pour nous, et avec Lala nous pourrions dire :

« Comme l’or est le signe de la marchandise, la marchandise aussi est un signe,« Du besoin qui l’appelle, de l’effort qui la crée,« Et ce que tu nommes échange, je le nomme communion. »Quand nous avons fondé notre maison, en novembre 1915, nous n’avions aucune expé-

rience du commerce, nous ne connaissions même pas la comptabilité, et avec cela, nous avions si peur de passer pour des commerçants mesquins que nous affections sans cesse de négliger nos intérêts, ce qui était, d’ailleurs, de l’enfantillage.

On croit volontiers que la vie éteint l’enthousiasme, déçoit le rêve, déforme les concep-tions premières et réalise un peu au hasard ce qu’on lui propose. Cependant, nous pouvons affirmer qu’au début de notre entreprise notre foi et notre enthousiasme étaient bien moins grands qu’aujourd’hui. Notre première idée était très modeste : nous ne cherchions qu’à

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mettre sur pied une librairie et un cabinet de lecture dévoués surtout aux œuvres modernes. Nous avions très peu d’argent et c’est ce détail qui nous poussa à nous spécialiser dans la littérature moderne ; si nous avions eu beaucoup d’argent, il est certain que nous aurions voulu acheter tout ce qui existe en fait d’ouvrages imprimés et réaliser une manière de Bibliothèque nationale ; nous étions persuadés que le public demande surtout une grande quantité de livres et nous pensions avoir bien de l’audace d’oser nous établir avec trois mille volumes à peine, quand certains catalogues de cabinets de lecture en annonçaient vingt mille, cinquante mille et même cent mille ! La vérité est qu’un seul de nos murs était garni de livres ; les autres s’ornaient d’images, d’un grand bureau ancien, d’une commode où nous rangions les papiers d’emballage, les ficelles et tout ce que nous ne savions pas où mettre ; nos chaises étaient les chaises anciennes de campagne que nous avons encore. Cette librairie n’avait guère l’air d’une boutique et ce n’était pas exprès ; nous étions loin de nous douter qu’on nous louerait tant par la suite de ce qui nous semblait de malheureux pis-aller. (…)

Il est vraiment indispensable qu’une maison consacrée aux livres soit fondée et dirigée avec conscience par quelqu’un qui joigne à une érudition aussi vaste que possible l’amour de l’esprit nouveau et qui, sans tomber dans les travers d’aucun snobisme, soit prêt à aider les vérités et les formules neuves.

Nous avons compris ainsi la tâche du libraire, nous nous sommes appliqués à l’exercer de notre mieux, et nos résultats ont certainement dépassé notre attente. Il est vrai que nous avons fondé notre maison dans le quartier le plus studieux et le plus charmant de Paris ; nous y avons trouvé tout de suite un public qui a l’amour et le respect des livres, qui a compris et aidé nos efforts. Aurions-nous trouvé cela en d’autres rues, en d’autres villes ? Nous n’osons l’affirmer. Cependant, il nous semble que, dans n’importe quel quartier d’une ville, pour toute librairie intelligente basée sur le principe de prêt et de vente, il y a un public dont il est facile de former le goût.

Ayez confiance en la bonne volonté des gens, soyez sûrs qu’ils respecteront et suivront tout ce que vous accomplirez avec foi, patience et ordre ; connaissez-les par une observation constante, donnez-leur autant de vous-même qu’il est possible, vous verrez qu’ils ne sont pas si différents, si loin de vous, et qu’en somme, vivre en eux, c’est vivre plus largement en soi.

Voici donc, construite en un temps de destruction, La Maison des Amis des Livres. Adrienne Monnier y écrit ces pages en août 1918. Dehors, la menace est moins grande,

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mais ici, au milieu des livres qui gardent toutes les formes vivantes comme les bêtes de l’arche, elle fut préservée de la révolte et de la crainte, elle acquit la certitude que tout de-meure et s’accroît par-delà les nuits de sommeil et de mort, et que tout est fidèle à la meilleure volonté.

AUtOUR des POtAssOns

« Souvenirs de l’autre guerre » - extrait - 1940

(…) Que de jeunes filles, que de femmes m’ont enviée, ont rêvé de mon sort ! Quelques-unes ont tenté d’ouvrir boutique comme moi. Elles ont presque toujours été découragées au bout de peu de temps. Elles ont vu qu’il ne s’agissait pas simplement de faire salon, mais qu’il y avait un gros boulot, un tas de corvées dont certaines fort matérielles. Des rangements, des pa-quets, des comptes… On est sans cesse envahi par la poussière et la paperasse.

Les potassons à la fête du Quai-d’Orsay, juin 1924.

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À tout cela il faut s’habituer, car le métier n’est pas assez lucratif pour vous permettre d’avoir beaucoup d’aide, et l’on n’est jamais si bien servi que par soi-même. Quand on est habitué, d’ailleurs, on n’en souffre pas. On accueille même la corvée avec une certaine sa-tisfaction : c’est une sorte de pénitence, avec tous les avantages des pénitences bien accep-tées. Un rangement sérieux instruit mieux que la plupart des traités de sagesse ; les petits problèmes éclairent les grands. On comprend l’aspiration à l’espace vital. Le grand drame d’une librairie, c’est le manque de place. Chaque année, les livres s’ajoutent aux livres, chaque année il faut découvrir un nouveau coin où l’on peut poser un casier. Et l’on comprend aussi que toute la Terre vous serait-elle donnée, la place arriverait quand même à manquer. L’espace vital… encore un mythe ! L’espace ne manque pas tant que l’esprit ne manque pas, tant qu’il reste vigilant. Les quantités ne submergent pas, ou pas longtemps, les lieux voués aux qualités, ceux où les combats sont livrés presque totalement dans l’intelligence et le moins possible dans la matière ; où l’homme ne donne corps et emplacement qu’à ce qui mérite corps et emplacement ; où les décisions sont prises sans trop de complaisance envers soi, cette complaisance étant la source des pires dérangements.

Ce que je dis là, c’est au sujet de la librairie, naturellement. Dans le métier de libraire, il y a des compensations aux corvées, ce sont les belles visites :

celles des auteurs et des amateurs éclairés. À ces moments, la vie brille de tout son éclat ; la conversation devient diaprée ; on en reste parfois ivre et pantelant.

Mais il n’y a pas que les belles visites, il y a toutes les allées et venues d’une clientèle plus ou moins aimable, plus ou moins exigeante. Un libraire, à bien des égards, est un commerçant comme un autre : il lui faut être « dévoué aux ordres », toujours au port d’armes. Le difficile, dans notre métier, c’est de concilier la générosité et la gentillesse — qui sont le bon air du pays des livres — avec le souci des intérêts matériels, souci qu’il faut bien prendre si l’on ne veut périr.

Je me souviens, à mes débuts, de la souffrance que me donnait l’arrivée d’une personne revêche, ou même simplement banale, alors que j’étais plongée dans une belle et bonne conversation, dans une belle et bonne lecture. Quel déchirement de quitter le livre ou l’amie ou l’ami. Je sentais la grimace se former sur ma figure. Mes diables intérieurs se tou-chaient du coude et me clignaient de l’œil : « Alors qu’est-ce que tu attends pour nous l’envoyer ? » À la longue, je me suis dit : « Ça ne peut pas durer ; il faut, comme les vrais

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religieux, ne pas avoir de préférence, ou si peu. » L’esprit des livres est un sourire universel. Je m’efforçai donc de sourire à tous ; ce fut d’abord appliqué et souvent contraint, puis les petites victoires en amenèrent de grandes : mon sourire me faisait sourire.

(…) Je connus Léon-Paul Fargue très vite, en février 1916. Une de mes premières clientes — jeune fille aimable et lettrée — May Raynaud, m’avait invitée chez ses parents pour l’y rencontrer. À cette époque, je lisais volontiers les lignes de la main et je me faisais ainsi tout un petit succès. Naturellement, Fargue me tendit ses paumes. Avant que j’eusse dit un mot, il m’interrogea : « Je vais devenir fou, n’est-ce pas ? — Oh ! que non, lui répon-dis-je, vous l’êtes déjà bien assez comme ça. »

Le lendemain de ce beau jour, Fargue vint à la boutique (qu’il appela par la suite la vou-kike) avec un paquet de Tancrède sous le bras. J’avais entendu parler de Tancrède par certains bibliophiles comme d’une plaquette fort rare et je ne l’avais jamais vue. Elle était blanche, à titre jaune d’or, imprimée par les soins de son ami Pierre Haour, me dit l’auteur.

Cette plaquette introuvable allait donc se trouver chez moi, et je ne paierais les exemplaires qu’après les avoir vendus, et j’aurais 50 % de commission. Ça c’était une noble proposition !

Fargue devint tout de suite le meilleur ami de la maison. On le voyait tous les jours ; il allait d’abord rue de Vaugirard, à la Rythmique de son ami Couvreux, voir danser les jeunes filles, puis il arrivait rue de l’Odéon, où il restait souvent fort tard.

Il m’apparut bientôt encore beaucoup plus poète-en-personne que Paul Fort (je ne juge pas ici les œuvres, mais les hommes). Paul Fort était quelqu’un du Moyen Âge, fort gentil, mais, en un certain sens, immobile comme une image. Fargue appartenait aux temps moder-nes ; ses esprits étaient beaucoup plus évolués et mieux différenciés. C’était à la fois un homme du monde (dans le vrai sens du mot) et un enfant, comme doit l’être tout poète. Je lui dois beaucoup. Il a été pour tout notre petit groupe un merveilleux instructeur ; il nous a bien dessalées. Les leçons étaient baroques. À la manière des maîtres de sagesse zen, il nous traitait par le choc, ou si vous aimez mieux, il nous disait des choses choquantes ; il nous infligeait de subtiles brimades. Il défaisait devant nous la vie sur toutes ses coutures, puis il nous montrait comment ça se recoud. On écrirait aisément sur Fargue un ouvrage en plusieurs volumes : quelque chose comme les Souvenirs entomologiques de Fabre. Je ne fais ici qu’un petit bouquet. Il faut tout de même que je parle des potassons.

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Nous fûmes « potassons » à l’arrière comme on était « poilus » à l’avant. Le mot « potasson » avait été trouvé par Fargue, du vivant de Charles-Louis Philippe.

Il désignait, je crois, à l’origine, un bon gros chat, carré en soi comme un pot. J’ai déjà tenté de le définir ; je ne puis que répéter à peu près ma définition :

Potasson. — Variété de l’espèce humaine se distinguant par la gentillesse et le sens de la vie. Pour les potassons, le plaisir est un positif : ils sont tout de suite à la page, ils ont de la bon-homie et du cran. Quand les potassons s’assemblent, tout va bien, tout peut s’arranger, on s’amuse sans effort, le monde est clair, on le traverse de bout en bout, du commencement à la fin, depuis les grosses bêtes des origines — on les a vues, on y était — jusqu’à la fin des fins où tout recommence, toujours avec bon appétit et bonne humeur.

(…) C’est en décembre 1916 que j’écrivis, pour la première fois, à André Gide pour lui demander de faire cadeau d’un exemplaire des Nourritures terrestres, non pas à moi, mais à ma bibliothèque de prêt. C’est May Raynaud qui m’avait prêté son exemplaire et, naturel-lement, j’avais été enthousiasmée. Voici ce que Gide me répondit :

« Madame ou Mademoiselle,Votre exquise lettre me touche et je suis réellement attristé de ne pouvoir vous en-

voyer aussitôt ce livre que vous demandez. Je serais à Paris que je ne pourrais pas da-vantage : les Nourritures terrestres, après avoir attendu d’introuvables lecteurs, sont introuvables à leur tour, et j’ai remis à l’imprimeur, en vue d’une réimpression, le der-nier exemplaire qui me restait. Il y a quelques mois de cela et j’aurais dû déjà recevoir des épreuves — mais nous sommes en temps de guerre.

Le Prométhée mal enchaîné et le Voyage d’Urien sont-ils également épuisés ? Je m’étonne.Votre lettre est venue m’apporter un peu de réconfort, à une heure où j’en avais

grand besoin.Je vous remercie de tout mon cœur. »André Gide

Oui, Les Nourritures manquaient, et Le Prométhée et Urien. C’était excessivement ennuyeux. On les trouvait bien chez Camille Bloch qui venait de rentrer de la guerre, sourd et boiteux, mais il les vendait cher, à juste titre. Et c’était le diable pour dénicher

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Les Cahiers d’André Walter dont on demandait plusieurs centaines de francs. Paul Léautaud, que je voyais souvent en allant faire mes réassortiments au Mercure, m’avait raconté que, pendant je ne sais combien d’années, une des plaisanteries familières de la maison était de dire aux visiteurs, en désignant la case où reposaient les volumes de Gide : « Vous ne voulez pas emporter quelques nourritures ? Il y en a là qui se perdent. »

Ce même Léautaud, quand j’exprimais mon admiration pour Claudel, disait : « Ah non, pas de ce type-là, il va nous ramener les curés. »

Le bureau que ledit Léautaud occupait au Mercure était transformé en grenier à croûtes ; on ne pouvait y faire un pas, le sol étant recouvert de journaux sur lesquels séchaient une grande variété de croûtons. Pendant toute la guerre, Léautaud collectionna le pain pour ses chats et ses chiens qui formaient, comme on sait, une forte maisonnée. Je lui en portai plusieurs fois de pleins filets. Le soir, on le voyait se profiler le long des grilles du Luxembourg, le dos courbé sous un gros sac qu’il emportait vers sa banlieue.

C’est encore ce Léautaud qui passa un jour en compagnie d’Apollinaire devant ma li-brairie. Apollinaire revenait du front, gravement blessé à la tête. Je ne l’avais jamais vu, mais Dieu sait si j’en avais entendu parler par Breton. Quelqu’un dans la librairie me dit : « C’est Apollinaire. » Je regardai attentivement ce gros homme en uniforme, à la tête en forme de poire, assez père Ubu, couronné d’une curieuse petite lanière de cuir. Les deux hommes restèrent un bon moment devant la vitrine, pointant du doigt plusieurs livres et faisant force grimaces, puis ils passèrent. Trois minutes après, la porte s’ouvrit brusque-ment et notre Apollinaire entra en m’aspergeant de ces mots : « C’est tout de même un peu fort qu’il n’y ait pas un seul livre de combattant dans cette vitrine ! » Je ne me décon-certai pas trop et lui répondis assez doucement que c’était bien par le plus méchant des hasards qu’Alcools ne se trouvait pas là, que je l’avais vendu la veille et m’apprêtais à le réas-sortir et à le remettre en vue. Toutefois, qu’il se dise bien que ce n’était pas sa qualité de combattant qui comptait ici, mais celle de poète, de poète vivement admiré. Nous fûmes tout de suite bons amis.

C’est vers cette époque, il me semble, que nous vîmes souvent Blaise Cendrars. Nous avions beaucoup de sympathie pour lui. C’était un homme bien de son temps, et d’aucun autre, vivant tout entier dans le « profond aujourd’hui » — un lyrique des machines.

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Il apportait avec lui une atmosphère de film d’aventures parce qu’il parlait peu et qu’il avait de la gueule. On sait qu’il avait perdu le bras droit à la guerre (Suisse, il s’était enga-gé). Cette infirmité, loin de le diminuer, ajoutait à son style héroïque ; sa gaucherie n’était pas sans grâce. On racontait sur lui cette belle histoire :

Revenant de la guerre, sans le sou, il avait été porter au Mercure un poème qu’on avait accepté. Il demanda qu’on lui fît une petite avance. Mais, lui répondit-on, les poèmes ne sont jamais payés au Mercure. Eh bien, répondit-il, foutez-le en prose et donnez-moi cent sous.

Les séances de Lyre et Palette 7 groupaient tous les grands fauves d’alors : Apollinaire, Cendrars, Max Jacob, André Salmon, Pierre Reverdy et Jean Cocteau qui se glissait crâne-ment parmi eux. Dans un vaste atelier de la rue Huyghens, les auteurs lisaient souvent leurs œuvres eux-mêmes. Je faisais volontiers quelques pas dans leur sens, mais je n’arrivais pas à marcher ; ce présent me semblait trop limité, je le sentais vieillir sous le poids de sa propre in-cantation, comme ces plantes que les fakirs font naître, croître et dépérir en un rien de temps.

Je me souviens du jour où je reçus de Zurich les deux premiers numéros de Dada ; ils me firent franchement horreur ; je les rangeai dans un tiroir, décidée à ne pas les montrer (vous le voyez, j’étais « réac » comme dirait notre ami Saillet). À quelque temps de là, Jean Paulhan, qui s’apprêtait à publier Le Guerrier appliqué, vint me voir et me demanda si je n’avais pas reçu Dada, il voulait l’acheter. Je veux bien vous le prêter, à vous, répondis-je, mais à condition que vous n’en coupiez pas les pages. Je veux pouvoir le retourner, dès qu’on m’en adressera la facture.

Voilà une sorte de politique que je ne ferais peut-être plus maintenant. Et encore, que faire d’autre, en telle circonstance ? Faut-il traiter de la même manière ce qu’on aime et ce qu’on n’aime pas, ce qui vous semble bon et ce qui vous paraît mauvais ? On peut se trom-per, c’est entendu, mais le mieux est encore de suivre son sentiment, surtout si ce senti-ment est suffisamment réfléchi, c’est-à-dire longuement confronté avec tout l’aperçu des formes d’éternité. (Je dois dire que, par la suite, je pris une certaine estime pour Tzara qui m’apparut comme une figure fort significative, et un poète, à n’en pas douter.)

7. À Montparnasse, l’association organisait des soirées réunissant des peintres (Picasso, Modigliani…), des musiciens (Satie…), et des poètes.

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AndRé bRetOn

« Mémorial de la rue de l’Odéon », 1946 - extrait

(…) Quand je connus Breton, tout au début de 1916, il portait l’uniforme bleu horizon de médecin auxiliaire aux armées. Il séjournait dans je ne sais plus quelle ville de pro-vince, mais il venait assez souvent à Paris. Il ne connaissait pas encore Aragon et Soupault. Lui, comme les deux autres, fut d’abord client de passage puis client assidu de ma librairie.

Nous eûmes tout de suite de grandes conversations. Je crois bien que nous ne fûmes jamais d’accord. Même sur les sujets où nous aurions pu nous entendre : Novalis,

Rimbaud, l’occultisme… il avait des vues exclusives qui me dépaysaient tout à fait. Il était beaucoup plus « avancé » que moi. Je lui paraissais certainement réactionnaire, tandis qu’aux yeux de ma clientèle courante je faisais figure de révolutionnaire : je venais de décou-vrir Romains et l’unanimisme et j’étais plongée dans l’expérience unanimiste comme d’autres, quelques années plus tard, allaient être plongés dans l’expérience surréaliste.

Breton était encore loin d’être un chef d’école ; il acceptait même d’être disciple — dis-ciple d’Apollinaire qu’il aimait fanatiquement. Il essaya bien de me gagner à son clan, mais au lieu d’ébranler mes convictions, il ne fit que les renforcer. Nous n’étions d’ailleurs pas tout à fait de la même génération, j’étais plus vieille que lui de trois ou quatre ans. (Oui, j’avais vingt-quatre ans et il devait en avoir vingt et un.)

D’autre part, je ressentais moins que lui le besoin de nouveauté violente. Je n’avais pas à réagir contre le despotisme d’un milieu bourgeois, étant dotée d’admirables parents qui m’avaient toujours laissée libre et même aidée à le devenir ; ma mère, en particulier, était toujours prête à aller plus vite et plus loin que moi. Je n’avais pas non plus à réagir contre la société ; on ne me mettait pas en uniforme et on ne m’envoyait pas à la guerre.

J’étais trop jeune et trop éprise de littérature pour me sentir solidaire d’un autre monde que celui des livres, où j’étais heureuse, tant qu’on ne me dérangeait pas.

André Breton à la librairie d’Adrienne Monnier vers 1917.

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Apollinaire, à mon sens, ne laissait pas le temps de souffler. Pourquoi dire : « Allons plus vite, nom de Dieu, toujours plus vite » ? Pourquoi vouloir, à tout prix, de « nouveaux sons » et que « tout ait un nom nouveau » ? Les choses ne sont nouvelles que tant qu’il y en a d’anciennes qui les suivent des yeux.

L’esprit nouveau… mais l’esprit est toujours nouveau. Ce sont les formes dans lesquelles il s’incarne et qu’il laisse derrière lui qui vieillissent. L’invention sans répit entasse les dé-froques et ne donne même pas à la surprise le temps d’être une surprise.

Nous savons bien que la machine ouvre une ère nouvelle et qu’il faut nous y adapter. Mais ce n’est pas nous y adapter que d’aller plus vite qu’elle et de lui jeter en pâture à l’avance ce qu’elle ne nous demandera peut-être pas.

Par ailleurs, j’étais loin d’être insensible au génie poétique de l’auteur d’Alcools ; c’était un génie-chat très gracieux, très malin et très souple ; il pouvait se jeter d’un sixième et retomber sur ses pattes, et je crois qu’il aimait assez voir les autres se casser les pattes.

Au début de nos relations, Breton éprouvait autant que celle d’Apollinaire la domina-tion de Mallarmé. Il était fasciné par La Dernière Mode qu’il connaissait à merveille. N’était-il pas en rapports avec le docteur Bonniot 8 ? Je ne me rappelle plus. Mais je sais qu’il fréquentait Jean Royère qui avait déjà publié des vers de lui dans La Phalange 9. C’est chez Jean Royère qu’il entendit, en 1917, Paul Valéry lire La Jeune Parque encore manuscrite et il fut le premier à m’en parler. Aux questions que je lui posais à ce sujet, il me répondait simplement : « C’est transparent et c’est gris. » Impression que je ne re-trouvai pas quand je lus moi-même le poème ; Breton était frappé par son classicisme et je fus frappée par son drame. À travers la forme glacée, je sentais la vie de la Parque « convulsive », « explosante-fixe », comme aurait pu dire le futur auteur de L’Amour fou.

Revenons à Mallarmé. Breton, donc, en était charmé et hanté au point qu’il écrivait ses lettres en prenant le ton courtois et précieux du maître — très vieille France. Cela m’éton-nait beaucoup, moi qui étais simple et familière. Son écriture, également, me plongeait en

8. Gendre de Mallarmé qui hérita des feuillets d’Igitur et les fit publier en 1914.

9. Revue mensuelle et littéraire (1906-1914), fondée par le poète symboliste Jean Royère.

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rêverie : appliquée, égale, lissée comme des cheveux avec de fines boucles. C’était, semblait-il, une écriture angélique.

En plus d’un sens, sa physio-nomie allait avec son écriture. Il était beau, d’une beauté non pas angélique, mais archangé-lique. — J’ouvre une parenthèse : les anges sont gracieux et les ar-changes sérieux. Les anges sou-rient toujours, ils sont faits d’un sourire, leur ouvrage est aimable, alors que les archanges ont géné-ralement de grosses besognes : des gens à chasser du paradis, des dragons à tuer, etc. — Le visage était massif, bien dessiné ; les cheveux étaient portés assez longs et rejetés en arrière avec noblesse ; le regard restait étran-ger au monde et même à soi, il était peu vivant, il avait la cou-leur du jade.

Breton ne souriait pas, mais il riait parfois d’un rire court et sardonique qui surgissait dans le discours sans déranger les traits de son visage, comme chez les femmes soucieuses de leur beauté.

Oui, il avait nettement le type archangélique, comme T. S. Eliot avec lequel il n’a aucune ressemblance, sauf celle d’appartenir à cette famille de figures qu’on voit se dresser aux porches des cathédrales.

Guillaume Apollinaire à la librairie d’Adrienne Monnier en 1916.

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Le visage du poète anglais est certainement moins impassible ; il est plus tourmenté, mais d’un tourment inactuel, pétrifié.

Breton, c’est la violence qui le fait statue. Il est porte-glaive. Il a la diligence immobile des médiums.

Que cela était apparent quand il était en présence d’Apollinaire ! Je me souviens d’une ou deux scènes vraiment inoubliables : Apollinaire assis devant moi, causant familière-ment, et Breton debout, adossé au mur, le regard fixe et paniqué, voyant non pas l’homme qui était présent, mais l’Invisible, le dieu noir, dont il fallait recevoir l’ordre.

Ce que je dis là peut sembler curieux, mais paraîtrait tout naturel en Orient. Les Hindous, par exemple, connaissent mieux que personne le mystère des rapports de maître à disciple. Songez à la deuxième entrevue de Ramakrisna et de Vivekananda : ce dernier, au seul contact du pied droit de son maître, est pris d’une sorte de terreur. Il voit, suivant son propre récit, les murs de la chambre tournoyer et s’abattre, il ne reste rien devant lui que le néant, comme un gouffre où son moi risque d’être englouti.

Je ne dis pas que les choses atteignirent ce degré pour Apollinaire et Breton. Et je ne dis pas non plus qu’ils fussent des saints, bien qu’il y ait une sainteté à rebours et que ce genre-là soit justement à la mode à notre époque qui est, comme dirait monsieur Guénon, la pé-riode extrême du Kali-Yuga, autrement dit le règne de l’Antéchrist.

Ce que le visage de Breton avait peut-être de plus remarquable, c’était la bouche lourde et excessivement charnue. La lèvre inférieure, d’un développement presque anormal, révé-lait, suivant les données de la physiognomonie classique, une forte sensualité gouvernée par l’élément sexuel, mais la fermeté de cette bouche et son dessin rigoureux dans l’excès même indiquaient une personne très concertée qui mélangerait singulièrement le devoir et le plai-sir, ou plutôt qui les imbriquerait.

J’étais, en ce temps-là, très portée à l’exercice des sciences dites occultes. Je ne man-quai pas de regarder aussi les lignes de sa main. Une chose m’y frappa plus que tout : c’est la bizarrerie de la ligne de tête. Cette ligne indiquait clairement la prédilection du sujet pour la folie et tout ce qui s’en approche. J’avoue que cela me fit un peu peur, à moi qui ne devais pas être une des figures motrices du Kali-Yuga. Oui, cela me fit peur et me mit sur la réserve.

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Et pourtant, quel charme et quelle autorité avait ce garçon ! Ses amis, plus tard, subirent tous son ascendant. Jacques Prévert a noté qu’on l’aimait comme une femme. Il avait réel-lement ce que Freud appellerait le pouvoir libidineux du chef. Je l’éprouvai, moi aussi, mais ne pris que plus de soins à m’en défendre. Je n’avais d’ailleurs pas de mérite à résister, ma résistance s’organisait d’elle-même. Mon mérite eût été plus grand, peut-être, de faire quelques pas en sa compagnie.

eRnest heMInGwAy

« Hemingway libère la rue de l’Odéon » - 1945

…Mais savez-vous qui [de tous nos amis américains] nous fit visite le premier, en même temps que la Libération ?... Ernest Hemingway. Son arrivée rue de l’Odéon fut assez remar-quable pour que je la raconte.

C’était le samedi 26 [août 1944], jour de l’attentat manqué contre le général de Gaulle. Nous étions partis avec l’intention de nous rendre à Notre-Dame, mais la fusillade nous saisit boulevard du Palais et nous obligea à prendre le chemin du retour, un retour ponctué des fameux coups tirés des toits.

Notre rue n’était pas des plus calmes. En la remontant d’un pas prudent et rasant les murs, nous vîmes à la hauteur du 12, c’est à dire de Shakespeare and Company, quatre pe-tites autos (pas des jeeps), marquées B.B.C. à l’arrière, en grandes lettres blanches ; nous n’y fîmes guère attention.

Notre quatrième étage regagné, nous entendîmes au bout d’un moment une voix s’éle-ver de la rue : « Sylvia ! Sylvia ! » Nous courûmes à la fenêtre et là, nous vîmes Saillet devant la porte et criant, ses mains en cornet : « Sylvia, Hemingway est là ! » Sylvia descendit les étages quatre à quatre et ma sœur et moi nous vîmes en bas, comme on voit un saut de carpe, la petite Sylvia soulevée par deux bras michelangelesques, ses jambes battant l’air. Je dévalai l’escalier à mon tour. Eh oui, c’était Hemingway, plus géant que jamais, tête nue, en bras de chemise, homme des cavernes au regard fin et studieux derrière de placides

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lunettes. Il était avec un soldat portant, lui, casque et vareuse : un Français nommé Marceau qu’il nous présenta comme son affectueux garde du corps. Les quatre voitures étaient les siennes, la division Hem, seize hommes en tout, mi-Américains, mi-Français, vêtus du même uniforme ; les Français, gens du maquis auxquels il s’était joint, combat-tant tout le long de la route depuis la Bretagne. Quelques jours auparavant, ils avaient pris Rambouillet à eux seuls ; la veille, ils avaient pris le Ritz d’assaut et, naturellement, s’étaient installés dans les meilleures chambres. Pour le moment, peu pressés de poser les armes, ils venaient purger la rue de l’Odéon de ses tireurs des toits. Ils étaient déjà montés dans plusieurs maisons suspectes, que les badauds leur indiquaient à l’envi. Ma foi, ils n’avaient encore rien trouvé. Mon immeuble n’ayant pas encore été visité, il convenait d’en faire l’ascension et de s’y rafraîchir.

J’allai vers les hommes qui, debout auprès des petites autos ou assis à l’intérieur, atten-daient les ordres de leur capitaine, et les invitai à venir boire le vin que j’avais gardé pour eux, comme tout Français qui se respecte. Mais on les avait déjà tant fait boire qu’ils se ré-cusèrent, après m’avoir vigoureusement serré la main. Seul le brave Marceau accepta d’ac-compagner Hemingway, lui et un jeune Américain qui vint pour nous faire politesse et comme en délégation des autres ; ils se contentèrent de tremper leurs lèvres dans le vin.

Hemingway, le front barré, à travers les broussailles de nos questions et de ses réponses, frayait passage à une idée : trouver un savon de Marseille pour laver sa chemise ce soir même dans son lavabo du Ritz. Je lui offris, sans trop hésiter, mon dernier morceau. (Soyons franc, c’était l’avant-dernier.)

Une autre idée le préoccupait : n’avais-je pas, moi, Adrienne, durant ces années d’occu-pation, été amenée à collaborer un peu ? — auquel cas il s’offrait à me tirer de tout danger possible. (Évidemment, devait-il penser, cette grosse gourmande n’a pas pu endurer les res-trictions ; elle a dû faiblir à un moment ou à un autre.) Je fis sérieusement mon examen de conscience : ma foi non, je n’avais pas « collaboré ». Il prit Sylvia dans un coin et lui ré-péta la question : « Vous êtes sûre, Sylvia, qu’Adrienne n’a pas collaboré et n’a pas besoin d’un petit coup de main ? — Mais non, répondit Sylvia, si elle a collaboré, c’était avec nous, les Américains. » Hemingway parut montrer quelque regret de ne pouvoir être le Chevalier — un léger regret moirant les ondes de son bon visage rasséréné.

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Ernest Hemingway chez Sylvia Beach en 1921.

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les gazettesdesCRIPtIOn de LA vOIx de PAUL CLAUdeL

Le Navire d’argent, n°7, décembre 1925

On ne peut la comparer qu’à l’action de manger. Elle se repaît des mots, elle les mâche, elle en éprouve le goût et en assimile la substance ; elle ne les savoure point avec longueur mais elle s’en délecte avec force ; elle y trouve moins des plaisirs subtilement accordés à l’intelligence que des manifestations profondément organiques ; elle écrase les voyelles et broie les consonnes ; elle est comme la dévoration d’un lion. Il n’y a rien de fluent dans le discours ; toutes les eaux de la salive sont absorbées par le pain du verbe et le dissolvent moins qu’elles ne s’incorporent à sa solidité.

Cependant, elle ne donne le sentiment ni de la grossièreté ni même de la matière. Par une transsubstantiation immédiate l’aliment des sons prend la qualité de l’atmosphère ; c’est une évaporation qui opère sur des corps plus épais et plus organisés que l’eau et qui produit de l’air, des brumes, des milices de nuages, d’étonnants cumulus.

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LA vOIx de PAUL vALéRy Le Navire d’argent ,n°9, 1er février 1926

Paul Valéry nous fit l’autre jour une vi-site. — Je voudrais pouvoir reproduire ses propos, mais je ne me sens pas capable de le faire avec exactitude. Tout au plus, puis-je me souvenir d’un parallèle entre Mallarmé et lui : « On croit toujours, disait-il, que j’ai les mêmes idées que Mallarmé, mais nous différions grandement, et surtout dans nos façons de concevoir l’art ; Mallarmé en fai-sait une métaphysique ; il pensait que le monde était créé pour être représenté, et que la représentation — l’art — était la chose en soi. Moi, je n’ai jamais donné à l’art, littéraire ou autre, une importance essen-tielle, je ne l’ai jamais mis au-dessus des autres manifestations de la vie ; pour moi, c’est un jeu. »

Valéry est causeur. Il ne vise ni à l’effet ni à l’esprit, mais ce qu’il dit réveille et passionne. Il a le don d’élever à lui l’auditeur, il en fait toujours son élève, insensiblement. Avec amé-nité il met à sa portée les fruits de l’intelligence, mais sa voix tantalise.

Essaierai-je de décrire sa voix ? Si l’on dit qu’elle est sourde, comme celle de M. Teste, cela ne donne pas idée de sa to-

nalité assourdie, certes, mais où l’on perçoit le métal, comme des cuivres bouchés.Elle est rapide, peu saisissable. Elle a du Midi les voyelles brèves, mais pas les consonnes

qu’elle mortifie.

Le Navire d’argent, n°1.

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Il me semble qu’on peut lui appliquer le terme de crible machinal. Elle fait penser à la machine qui sépare la terre des cailloux où se trouvent les pierres précieuses (j’ai vu cette machine au cinéma). Triage inattentif, on voit passer des reflets. Lui s’en désintéresse, le travail c’est après. Comme en se dédaignant, elle fait tourner et retourner la matière où gisent les idées, elle livre un ensemble encore brut sur un sujet donné qu’elle prend, triture et soumet.

Paul Valéry lisant Mon Faust dans l’appartement d’Adrienne Monnier le 1er mars 1941.

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LettRe à Un JeUne POète Le Navire d’argent, n°12, 1er mai 1926

avril 1926 Monsieur,Je vous remercie de la confiance que vous me témoignez, mais j’ai bien peur de ne pou-

voir vous aider à résoudre les problèmes que vous posez. Vous êtes poète, dites-vous, et non pas poète par accident, mais poète par vocation, tourmenté depuis l’enfance de vous expri-mer en un langage plus intense, plus libérateur que la prose, désireux d’ajouter votre voix au chœur des grands poètes morts ou vivants. Et pourquoi, demandez-vous, le monde est-il si hostile aux poètes puisqu’il dit ne rien mettre si haut qu’eux ? Où est le public qui lit la poésie, qui la jauge, qui lui ouvre les chemins de la postérité ?

Avant d’essayer d’étudier des questions auxquelles je ne vois, d’ailleurs, pas de réponse définitive, examinons un peu votre cas particulier.

Évidemment, de tels problèmes doivent vous paraître singulièrement aigus et doulou-reux. Vous vivez en province, sans ami, sans milieu ; vous n’êtes point professeur par choix, mais par nécessité ; rien là-bas qui vous soutienne, qui vous aide à vivre, pas de concerts symphoniques, pas de spectacles, pas de grand musée, personne avec qui vous puissiez échanger des idées ; seule la compagnie idéale des poètes que vous aimez, leur consolation, leur appel ; c’est une présence, certes, mais une présence que les forces de l’esprit n’arrivent pas toujours à assurer, et souvent, n’est-ce pas, après de grandes concentrations, de grands élans, quelle nuit de l’âme !

Eh bien ! tenez, dans un cas comme le vôtre, le mieux serait encore d’essayer d’assimiler complètement votre vie poétique à une vie mystique. Remarquez, d’ailleurs, que ce faisant, vous retourneriez à la source très véritable de la poésie, toute activité poétique étant plus ou moins d’essence religieuse. Un saint est toujours un sur-poète, mais un poète n’est pas un saint : dès son ouvrage terminé, il n’a, la plupart du temps, que le souci de le produire et de le voir applaudi, et s’il ne récolte pas des autres presque tout l’assentiment qu’il se prodigue à lui-même, il s’aigrit, il se rend odieux à son entourage s’il vit en compagnie, et tombe dans

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un véritable délire s’il vit en solitaire. Son inspiration lui donnait commerce avec la Bonté du monde, sa publication le fait devenir un démon de la plus méchante espèce. Le succès de ses confrères, succès pas toujours dû au mérite, le rend extraordinairement venimeux. On dit que dans la formation du monde les reptiles ont donné naissance aux oiseaux, mais dans le cas que nous envisageons, ce sont des oiseaux qui deviennent serpents.

Et qu’y faire, mon Dieu ! Oserai-je vous parler de moi-même ? — Comme vous, je suis pour mon bonheur et mon

malheur, attirée par la poésie. Mais sans doute parce que je suis femme, c’est-à-dire d’es-sence passive, habituée depuis plusieurs siècles à faire peu de cas de mon esprit et de ses « chétives productions », comme disait Hroswitha 10, il m’est donné plus de désintéresse-ment, peut-être, qu’il n’en est donné à la plupart de mes frères. Comme vous, j’ai fait des poésies dès l’âge de neuf ans, comme vous, j’ai souffert un martyre, vers la vingtaine, alors que les revues auxquelles j’envoyais mes vers, je ne dirai même pas les refusaient, ç’aurait été tout de même une consolation de recevoir une de ces lettres qui commencent par la for-mule : « J’ai lu vos vers avec beaucoup d’intérêt, mais… » Non, comme à tant d’autres, on ne me répondait même pas.

Je vois bien, maintenant, que les rédacteurs de ces revues n’étaient pas si coupables. Voilà douze mois que je dirige Le Navire d’argent, et j’ai beaucoup de crimes de ce genre sur la conscience. Nous recevons tant de poésie ! et il faut le dire, il n’y a pas plus de cinquante personnes qui veuillent bien lire les jeunes poètes, et encore leur demandent-elles, et c’est juste, d’apporter une tendance ou une formule neuve. Évidemment, il y a une élite, disons… de trois ou quatre cents personnes pour la ville de Paris, plus cent pour la province, plus cent pour tous les pays étrangers *. Ces quelque six cents personnes (qui en paraissent douze cents à cause des reflets) n’attendent pas qu’un poète soit mort pour le trouver grand ; ils ont, à très peu de chose près, des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. C’étaient, en 1913, 1914, les lecteurs des Cinq grandes odes de Paul Claudel et des Odes et Prières de Jules Romains. Mais, même cette élite ne se tient pas au courant de tout ; il faut que le tri ait déjà

10. Hroswitha de Gandersheim, poétesse et chanoinesse allemande née vers 930, écrivant en latin.

* Note dans le texte d’origine : Par rapport à la littérature française, naturellement.

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été fait par la petite Société des cinquante qui aiment les petites revues, même et surtout si elles sont obscures, qui s’y abonnent souvent, tout en sachant que, suivant toute probabili-té, ces revues n’iront pas au-delà de quelques numéros. — Ces cinquante personnes repré-sentent, certainement, tout ce que l’humanité peut donner de meilleur ; je n’hésite pas à proclamer certaines d’entre elles supérieures aux poètes qu’elles choisissent et qu’elles élèvent ; elles sont elles-mêmes, non pas élues par les hommes, mais par les Génies de la Terre ; la tentation leur vient rarement de s’exprimer, c’est assez pour elles de contenir une juste et ineffable mesure intérieure à laquelle elles doivent tout rapporter. D’ailleurs, s’il leur arrive de succomber à la tentation, elles ne tardent pas à perdre tout ce qui les rendait agréables à elles-mêmes et aux Grands Dieux.

Mais voilà bien des diversions, je vous parlais de moi, je crois, moi qui n’ai fait qu’entre-voir la vraie gloire des Cinquante. — Je vous disais donc que, moi aussi, j’ai cru à la Mission du Poète, moi aussi, j’ai remâché les griefs du Chatterton de Vigny. Mais, par bonheur, cette erreur n’a pas duré longtemps, car c’est une erreur de croire que le monde doit quelque chose aux poètes ; ce qu’il leur devait, il le leur a donné en les douant d’inspirations ; à eux, après, de se satisfaire de l’état de grâce dans lequel ils ont loisir de vivre, à eux d’être doux et humbles de cœur, à eux de se sentir coupables quand ils sollicitent la louange d’autrui, à eux de remplir un métier comme les autres, mieux que les autres, car en somme, quel est le but de la poésie, sinon de percevoir l’essence même des choses, de comprendre les raisons cachées, de voir n’importe quelle action, n’importe quel objet dans sa félicité. Et voici que nous revenons à ce que je vous disais tout à l’heure : il est facile d’assimiler les états poé-tiques aux états mystiques.

Vous me demanderez, d’abord, comment je définis l’état mystique et le mysticisme en général. — Le Littré donne cette définition : « Croyance religieuse ou philosophique qui admet des communications secrètes entre l’homme et la divinité. » — Le Larousse dit : « Doctrine philosophique et religieuse d’après laquelle la perfection consiste en une sorte de contemplation qui va jusqu’à l’extase et unit mystérieusement l’homme à la divinité. Le R. P. Poulain, qui est une autorité en matière de théologie mystique et qui a écrit un traité Des grâces d’oraison, définit ainsi les états mystiques : « On appelle mystique des actes ou états surnaturels que nos efforts, notre industrie ne peuvent pas réussir à produire, et cela

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même faiblement, même un instant. » Il ajoute : « La définition précédente est celle que sainte Thérèse a donnée dans un tout petit traité adressé sous forme de seconde lettre au P. Rodrigue Alvarez. » Elle commence par définir les états mystiques en employant le terme synonyme d’états surnaturels d’oraison : « J’appelle surnaturel ce que nous ne pouvons ac-quérir par nous-mêmes, quelque soin et quelque diligence que nous y apportions. À cet égard, tout ce que nous pouvons faire, c’est de nous y disposer. »

Que j’aime ce nous y disposer ! Mais est-ce que cette disposition ne suppose tout de même pas une certaine industrie personnelle ?

Oserai-je, maintenant, proposer ma définition du mystique : « Tendance à concevoir le Bien ou un Bien suprême et à s’identifier avec lui. » Il me semble que cette définition concilie assez bien toutes les idées qu’on peut se faire du mysticisme qui ne me paraît, en aucun cas, devoir appartenir exclusivement à la Religion ou à la Philosophie, étant donné le sens actuel de ces mots. On peut être savant avec mysticisme, poète avec mys-ticisme. — Valéry est un mystique, plus mystique même que Claudel au point de vue stric-tement poétique. — On peut être épicier avec mysticisme, comme Chesterton l’a compris dans un épisode du Napoléon de Notting-Hill. On peut être pédéraste avec mysticisme, Gide le prouve amplement.

Bien me direz-vous, alors quelle utilité, pour un poète, d’être un mystique. — Mais c’est, qu’alors, presque autant qu’un saint, il pourra se passer de l’adhésion du monde. S’il n’est attentif qu’à son progrès spirituel, il sera réjoui dans la mesure même où il touchera au Bien qui lui paraît suprême. Il comprendra que l’inspiration est le premier ou un des pre-miers degrés de l’extase ; elle est, en effet, la considération des choses dans leurs rapports d’identité de principe ou d’effet avec nous ; l’extase nous baigne dans cette identité. Dans l’état d’inspiration, l’esprit sent la distance qui le sépare de ce qu’il considère, mais il sent aussi la possibilité de l’atteindre et il s’y efforce en exprimant son état et en le renforçant. Dans l’extase, le but étant atteint, toute manifestation extérieure devient inutile. — Un sage poète n’essaiera pas d’utiliser toutes ses inspirations, puisque ce faisant, il ne choisit qu’un moyen terme, en aucun cas capable de le rendre parfaitement heureux, mais il tentera souvent de se disposer à l’extase, cela en renonçant à toute expression et en laissant simple-ment régner en lui l’idée de son Bien.

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Ce que je dis là aurait sans doute besoin de développements, d’éclaircissements, d’exemples ; c’est tout un livre qu’il faudrait écrire sur ces questions ; je ne sais si je trouverai le temps et la patience de le faire ; en tout cas, si vous voulez encore me poser des questions particulières, je tâcherai d’y répondre.

Mais, me demanderez-vous peut-être, le poète ne doit-il publier aucunement, doit-il gar-der ses œuvres en manuscrit ? — Ce manuscrit long et roulé qui sortait de la poche des ro-mantiques et des symbolistes à la famélique figure. Vous n’avez pas connu ça, vous, et moi j’étais bien petite, vers 1898 il y avait un excellent dessinateur qui s’appelait Heidbrinck ; il faisait des dessins terribles sur les poètes malheureux ; je me souviens d’un : on voyait dans une salle de rédaction un type affalé, un tuyau de poêle minable sur sa tête aux cheveux longs, le fameux ours dans sa poche, et la légende était : « Voilà vingt ans que je me dis que les commencements sont durs. »

Évidemment, le poète peut et doit envoyer ses vers aux revues, soit aux deux ou trois grandes revues qui ne sont pas insensibles à la Poésie, soit aux trois ou quatre petites revues éphémères, sans cesse mourantes et sans cesse renaissantes, qui, elles, ne publient presque que de la poésie. Dans les deux cas, même en supposant notre poète doué de talent, il peut échouer. — S’il s’adresse à une grande revue, il risque de trouver des juges extrêmement sévères et blasés qui ne l’accueilleront que s’il montre des tendances suffisamment nou-velles et une expression bien formée.

S’il s’adresse à une jeune revue, il risque de trouver un petit groupe coopératif qui, très légitimement d’ailleurs, ne veut faire de dépenses que pour soutenir les seuls intérêts de ses membres ; il n’a chance d’être accueilli que s’il apporte de l’argent, ou souscrit vingt abon-nements à lui tout seul.

Bon, je suppose que dans ces deux cas vous échouez. Vous prenez la chose stoïquement, vous vous dites ce qu’il faut toujours se dire, que vous avez encore des progrès à faire, soit dans la voie de l’expression, soit dans la voie de l’inspiration. — La lumière qui est votre amie, comme elle est celle de tous les poètes, entre le matin dans votre chambre d’un pas égal, d’une aile sans distance, elle touche les choses et leur confère une amoureuse perma-nence, et à vous-même que n’assure-t-elle pas ? Vous la recevez avec béatitude. À la fenêtre de la maison en face, il y a une ménagère qui s’est arrêtée, le balai à la main, et qui reste

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immobile, les yeux perdus dans le ciel, vous sentez qu’elle est aussi, à cet instant, un poète.Certains matins, vous écrivez. Vous n’avez plus envie d’envoyer des vers aux revues, vos es-

sais vous ont découragé, mais tout de même, vous souffrez de ne pas vous voir imprimé, ne serait-ce que pour vous seul.

Eh bien, faites-vous imprimer. Ne vous adressez pas à un éditeur qui publie à compte d’auteur, c’est inutile, c’est

même quelquefois dangereux. N’espérez pas que le public puisse croire que vous avez trouvé un imprimeur, tout le monde sait à quoi s’en tenir. — Non, allez simplement chez n’importe quel éditeur, demandez-lui de vous faire un devis ; si vous n’êtes pas un peu initié à la typographie, apportez-lui en modèle une plaquette dont la présentation vous a plu ; demandez un tirage à quinze, cinquante, cent exemplaires au plus. La plaquette achevée, après avoir corrigé à la main les trois ou quatre magnifiques fautes d’impression qui ne manqueront pas de l’orner, vous l’enverrez à tous les poètes, écrivains ou artistes que vous admirez, à vos amis et connaissances, à quelques critiques, à la Bibliothèque nationale, à la bibliothèque municipale de votre ville. — Donnez-la à votre mère, dût-elle, après avoir lu quelques pages, la fermer en haussant les épaules, comme fit la mère d’un poète que je connais. Envoyez-la, même, comme un autre poète de mes amis, à votre an-cien adjudant pour lui montrer que vous êtes devenu quelqu’un et qu’il vous est permis, maintenant, de le regarder de haut. — Et après, attendez les événements, n’espérez rien, c’est un moment dur à passer ; il est probable que la plupart des éloges et compliments que certaines gens se croiront obligées de vous faire, vous décourageront plus qu’ils ne vous encourageront.

Mais au moins, vous pourrez vous lire imprimé, et ce n’est pas un petit plaisir, j’en sais quelque chose.

Si vous devez rester inconnu, il vous sera toujours donné d’espérer que cinquante ans, ou un siècle, ou plusieurs siècles après votre mort, vous serez découvert et mis en place d’honneur ; vous pourrez espérer le sort de Maurice Scève à qui Valery Larbaud vient de rendre toute gloire et toute vie, à tel point, que l’éditeur de l’étude de Larbaud a fait impri-mer, par une sage erreur, à la justification des trois exemplaires d’auteur, « Imprimé spécia-lement par Maurice Scève ».

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Si vous devez rester inconnu, et si vous avez su, néanmoins, goûter les joies qui sont ré-servées aux poètes, vous trouverez cette résignation heureuse qui fait dire au Dominique de Fromentin : « Je dois, peut-être, à ces essais manqués, comme beaucoup d’autres, un soula-gement et des leçons utiles. En me démontrant que je n’étais rien, tout ce que j’ai fait m’a donné la mesure de ceux qui sont quelque chose. »

Le jour où vous direz de telles paroles, vous partagerez la communion des Cinquante dont je parlais plus haut, et il ne restera pas un désir en vous qui n’ait été comblé.

PRéAMbULe

La Gazette des Amis des Livres, n°1, janvier 1938 - extrait

Aujourd’hui, dimanche 7 novembre, enfin j’écris, je commence à écrire. Je suis descen-due à ma librairie pour être plus tranquille. Je suis assise à ma place habituelle, au sein de la petite arche, dans laquelle je vogue depuis vingt-deux ans.

Autour de moi, partout, des livres. La lumière de ma lampe promène ses doigts d’argent sur le cristal mat du papier qui recouvre tous les petits dos serrés. Derrière ces dos, il y a un corps simple et mystérieux, qui est celui même de l’esprit humain, dont l’essentiel est invi-sible. Un sauvage qui n’aurait jamais vu de livres et qui ne connaîtrait pas le secret de l’écri-ture, en ouvrant un de ces volumes, penserait peut-être à une fourmilière, ou aux brins d’herbe, ou au ciel criblé d’astres. Cet infini, sorti de nous, ne tient-il pas tête à l’infini dont nous sortons et qui nous écrase de ses regards vides ? Livre, firmament intérieur. Pays de mémoire, où les mères nous bercent et nous sourient toujours. Petits livres à la mesure des mains humaines, souvent serrés sur le cœur. Livres sur lesquels penche le front, qui donnent au front son poids et sa clarté. Celui qui vous aime et qui vit en votre présence connaît la sérénité ; il a déjà commerce avec les immortels. Il sait que tout au long de son chemin ter-restre, vous ne ferez jamais défaut. Avant que les livres disparaissent, l’homme aura disparu.

Mais, direz-vous, ne sont-ils pas en train de disparaître ? Depuis un an, n’entendons-nous pas dire de tous côtés qu’ils sont menacés, qu’ils sont perdus ; Georges Duhamel n’a-t-il

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pas fondé l’Alliance du Livre, pour tenter de les sauver ? Les auteurs, les éditeurs et les libraires ne sont-ils pas dans le marasme ? Crise de la culture, crise du livre, voilà le sujet d’on ne sait combien de propos, d’articles, d’échos. Nous allons tâcher d’exami-ner la question sérieusement.

Il est certain que depuis plusieurs années, le public n’achète pas ou presque pas de livres. Cette absten-tion succédant à une période de consommation intense est affligean-te, alarmante. On l’a dit cent fois, les augmentations successives du prix des livres sont inférieures à celles qu’ont subies les autres denrées. En somme, le livre est actuellement à six ou sept fois son prix d’avant-guerre alors que presque tout le reste vaut huit, neuf ou dix fois plus. C’est exact, mais il faut dire aussi, et on n’a pas manqué de le dire, que la vie matérielle chère absorbe presque to-talement les ressources de la plupart des gens et ne laisse qu’une marge très étroite pour les dépenses de la vie spirituelle. La vie matérielle, qu’on le veuille ou non, représente une première nécessité ; il faut se nourrir tous les jours, il faut se loger, il faut se vêtir. Il y a, tout de même, direz-vous, des gens qui ont de l’argent pour les livres ; ils en ont bien pour les voyages, les spectacles, les bons repas ; la France ne donne pas précisément le tableau d’un pays condamné à toutes les restrictions ; en bien des cas, en bien des lieux, on va

La Gazette des Amis des Livres, n°1.

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joyeusement à la dépense. C’est vrai, oh ! les gens ne sont pas sans reproches. Mais, met-tons-nous un peu à leur place : comment auraient-ils le goût d’acheter des livres quand ils voient chez tous les libraires un tel amas de soldes. D’une part, on leur offre un volume qui vient de paraître à un prix notable, d’autre part, s’ils f lânent un peu, ils trouvent le même ouvrage, en service d’auteur, c’est-à-dire en premier tirage, pour la moitié du prix marqué. Tant d’ouvrages illustrés, de belles plaquettes, de tirages limités, qui faisaient prime il y a quelques années, leur sont maintenant offerts pour presque rien. On n’a pas assez dit l’influence démoralisante des soldes. Je sais qu’on s’en est ému au syndicat des libraires, que Mlle Choureau, l’excellente présidente de notre syndicat, a présenté maintes fois des projets tendant à remettre les choses en ordre. Cela n’a pas abouti parce qu’il est difficile, sinon impossible, d’arrêter une crue de cette force. C’est un fléau, un juste f léau, d’ailleurs, qu’appelaient bien les excès et le désordre de la production littéraire d’après-guerre.

Non, on n’a, à mon sens, jamais assez souligné le rôle des soldes dans la crise actuelle du livre. On a préféré dire que les gens étaient abrutis de cinéma et de T.S.F., que la nation française était en décadence, que la culture était compromise, sinon perdue, plutôt que de mettre en lumière ce simple fait des soldes de librairie.

J’ai dit que le fléau était juste et c’est vrai que pendant plusieurs années, les années même dites de « prospérité », nous nous sommes tous assez mal conduits. Nous avons fait du livre un objet de spéculation ; nous avons fait ou laissé faire une bourse des livres. Ah ! nous n’avons pas chassé les marchands du temple ! Moi-même, n’ai-je pas souvent proposé des plaquettes en disant que dans un mois le prix aurait au moins doublé. Et c’était vrai. Et c’était si facile de vendre dans ces conditions. Nous avons voulu jouer au bibliophile. Maintenant, pénitence ! Ah ! que c’est bien fait ! Comme si le livre n’était pas, avant tout, un objet d’amour ; le souci qu’on prend à le vouloir sur beau papier, revêtu d’une bonne reliure, n’est-ce pas seulement signe d’amour ? Que nous importe sa valeur marchande ! l’essentiel, c’est qu’elle soit dans nos moyens. N’avons-nous pas encore plus de plaisir à pen-ser que nous sommes seuls à bien apprécier tel ou tel livre et que c’est notre amour qui lui donne son prix ?

On ne se méfiera jamais assez de la spéculation. Ses principes ne sont pourtant pas tous

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mauvais ; il y a dedans des grains d’intelligence et de courage. Mais c’est pernicieux, parce que le passé fait défaut. L’objet de spéculation n’a pas de passé. Le génie, ce n’est pas seule-ment le temps heureux d’une œuvre, c’est aussi l’œuvre heureuse du temps. La création in-dividuelle ne compte qu’à partir du moment où elle est acceptée et assimilée par autrui. Le disciple fait le maître, autant que le maître fait le disciple — à la suite du disciple viennent les écoliers. Et tout cela se produit en son temps.

Risquerai-je cette comparaison : la spéculation c’est quelqu’un qui avale à grandes bou-chées sans mâcher et qui vomit presque aussitôt.

Qu’on m’entende bien, je parle ici de la spéculation et non du commerce en général. Je n’appelle pas spéculateur celui qui possède une juste appréciation de la valeur des choses et qui sait en fixer le prix. J’appelle spéculateur celui qui n’aime pas d’abord, celui qui ne voit que le profit matériel possible, qui exploite à la fois le créateur et l’amateur, qui achète dans l’artifice et qui vend dans l’artifice. Les valeurs les plus sûres s’effondrent quand elles sont devenues la proie des spéculateurs, et il faut beaucoup de temps et d’adresse pour les re-mettre en état. L’artiste n’a pas de pire ennemi que le spéculateur ; ce dernier lui enlève tôt ou tard sa clientèle et, après un temps de trompeuse prospérité, le laisse dans la ruine. Une chose du présent tient surtout sa valeur marchande du sentiment qu’elle inspire ; ce senti-ment est formé, comme tout sentiment, par notre économie inconsciente. On ne peut pas juger pour la postérité, parce que la postérité prend des vues de plus en plus désintéressées, donc de plus en plus clairvoyantes.

L’amateur, le vrai amateur, ne se trompe pas, puisqu’il ne suit que son goût. Ses acquisi-tions enrichissent, non sa bourse, mais sa personne, elles lui portent bonheur, dans le vrai sens du mot.

Celui qui cherche à faire des placements est voué aux déboires. Avant de prendre sa place définitive, et encore une fois, c’est l’ouvrage du temps, l’artiste doit supporter les décrets de la mode. La mode est surtout basée sur le changement, l’alternance (c’est le yin et le yang chinois). Le court succède au long, l’ample succède à l’étroit, et cela avec toutes sortes de petits remous. La mode est faite de cent caprices et d’une seule grande loi. On est à la mode, de son gré ou contre son gré, et puis on n’est plus à la mode. La seule chose qui compte, c’est l’amour de quelques-uns, the happy-few. (…)

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Un déJeUneR AveC COLette

Les Gazettes du Figaro littéraire, 1942

Mes amies Paulette Gauthier-Villars et Marthe Lamy m’avaient dit à la rentrée — ren-trée mythique, car nous n’avons quitté Paris ni elles ni moi : « On va vous faire déjeuner avec Colette. »

J’ouvre une parenthèse pour présenter Paulette et Marthe qui ont le bonheur de compter parmi les familiers de Colette. Ce sont des princesses de science : Paulette est professeur agrégé à la Faculté de médecine, titre qu’elle est la première femme à porter ; Marthe, excel-lent docteur gynécologue, est chef de laboratoire. Avec Thérèse Bertrand-Fontaine, qui fut la première femme nommée médecin des Hôpitaux, elles sont une de mes fiertés. Nous sommes de vieilles amies : elles ont vu pousser ma maison et je les ai vues grandir.

Un déjeuner avec Colette. Comment est-ce que ça allait se passer ? Colette est une femme qui a horreur d’être dérangée. De mon côté, j’ai horreur de déranger, surtout une Colette. J’aime faire plaisir, mais je n’imagine pas comment on peut faire plaisir à Colette quand on n’est pas fleur ou bête, saveur ou parfum, couleur ou musique. Son monde est d’avant l’humain ou après l’humain : c’est le royaume de la Mère avec le grand feu premier et les derniers feux. On rêve devant elle de se transformer en chatte blanche, mais faudrait-il encore ne jamais mourir, être une bête immortelle, comme les dieux égyptiens.

Eh bien, ce déjeuner fut un enchantement. Mais commençons par le commencement. La chose eut lieu dans un excellent petit restaurant de la rue de Babylone. Marthe m’avait déjà invitée là une fois. J’apprécie peu la grande cuisine compliquée, mais chez Souty c’est parfait, c’est comme chez soi quand tout marche bien. Et que la patronne est gentille ! Grand amateur d’opéra et d’opéra-comique, elle parle des ténors avec autant de compé-tence, ma foi, que le regretté James Joyce. Et qu’elle a donc un beau chat tout gris, le plus beau, le plus gros des chats, en vérité !

Moi presque toujours en retard — oh ! pas tant que Fargue, bien sûr — j’étais arrivée cinq bonnes minutes à l’avance ; Marthe est venue après ; à l’heure exacte du rendez-vous, Colette s’est encadrée dans la porte avec Paulette derrière elle.

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La belle, la fameuse petite triangulaire est merveilleusement pareille à ce qu’elle fut tou-jours. Mais que son regard est farouche ! Il est d’abord aigu, méfiant, comme pour l’étranger, l’ennemi ; il s’apprivoise lentement, à petites volées, et l’on est surpris, tout à coup, de sentir se poser sur soi la chaleur d’un bon regard, tel celui qui accompagne le don.

À table, la patronne s’empresse. C’est la première fois, Madame Colette, que vous venez ici ? Oui, c’est bien la première fois. Vous ne connaissez pas mon chat ? Et l’on soulève, comme un gros enfant aux bras tendus, le monsieur chat qui est aussitôt admiré, adopté et assis sur la banquette, oui, dignement, assis à côté des personnes.

Le menu ? Aujourd’hui, il y a des escargots. Ah ! non, dit Colette, c’est la seule chose que je n’aie jamais pu manger, j’ai essayé d’en goûter, il n’y a que le jus qui passe. Dans mon coin, je jubile, j’ai horreur des escargots et n’ai, d’ailleurs, jamais voulu en mettre un dans ma bouche. Alors, dit Mme Souty, je vais vous donner un petit hachis avé de l’ail. Et puis, j’ai justement reçu des œufs tout frais, vous aurez une bonne omelette. Allez, allez ! interrompt Colette d’une voix bourrue et tendre comme celle d’un roulier satisfait. Et après, reprend Mme Souty, vous verrez… Ce qu’on a vu (c’était jour avec viande), c’est un magnifique chateaubriand avec beaucoup, vraiment beaucoup de pommes sautées autour, bien dorées.

Naturellement, en mangeant, nous parlons nourriture et restrictions. Je ne suis pas viandeuse, dit Colette, ce n’est pas comme certaines de mes amies qui sont malades quand elles n’ont pas de viande. Alors qu’aimez-vous ? lui demandai-je. Eh bien, les lé-gumes, les choses bien grillées, les fruits, le lait surtout, les desserts. Nous convenons que la pâtisserie et les bonbons sont devenus immangeables — où trouver de bons chocolats ?

Après ces grandes questions, on a parlé des maisons qui ont d’étranges influences ; Paulette en connaît une qui fait mourir les petits enfants. Colette en a possédé une qu’elle a dû vendre à cause des esprits hostiles qui y régnaient ; cette maison avait été, paraît-il, un bien ecclésiastique où passaient des processions ; on comprend, dans ces conditions, son intolérance à l’égard des laïques qu’elle devait, peut-être à tort, prendre pour des païens — c’est si naïf et si buté parfois l’esprit d’une maison !

Nous avons aussi parlé des voyantes. Colette en a connu une, madame Élise, qui était

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sensationnelle. Pour dire l’avenir, elle vous faisait, au préalable, porter une bougie entre peau et chemisette. Au moment de la consultation, on la retirait de son corsage et elle se mettait à la tailler en fins copeaux, cependant qu’elle vous racontait des histoires — qui ne manquaient jamais de se réaliser. Ce n’était pas de la lecture de pensée, puisqu’elle prédisait des événements fort inattendus et même incompréhensibles sur le moment.

(Dames qui me lisez, n’écrivez pas à Colette, ne m’écrivez pas pour demander l’adresse de madame Élise : elle n’est plus de ce monde. Elle nous a même quittés avant la guerre, de sorte qu’elle n’a pu faire la moindre prédiction touchant sa fin ; sans doute avait-elle prévu la guerre — on peut toujours prévoir une guerre à plus ou moins longue échéance.)

Le déjeuner terminé, Marthe proposa d’aller prendre le café chez elle — tout près, rue Vaneau — du vrai café d’avant-guerre, précieusement gardé pour les grands jours. On ac-cepte avec enthousiasme.

Et nous voilà déambulant rue de Babylone. C’est quelque chose d’être avec Colette. Tout le monde vous connaît, vous reconnaît. Beaucoup de jeunes filles passaient, en route pour le lycée ou pour l’école, pas une qui n’ait regardé avec émotion, avec ravissement, la Mère des Claudine. Même les chiens savaient que c’était elle et agitaient joyeusement la queue, quêtant un regard ou une caresse.

Nous nous arrêtons devant un bistro qui porte cette enseigne : « Au pied de fouet ». Qu’est-ce qu’un pied de fouet ? Aucune de nous ne le sait. Rentrée chez moi, j’ai cher-ché dans le Littré et n’ai rien trouvé. Colette doit savoir maintenant. Elle le tient, son pied de fouet !

Chez Marthe, où Colette se rendait pour la première fois, visite attentive du logis. C’est un rez-de-chaussée ; on entre par la rue, comme dans une boutique, et l’on est tout de suite au sein d’un appartement intime et parfait. Beaucoup de livres, des objets précieux, quel-ques beaux tableaux. Les lieux sont bizarrement disposés, avec des coins et des méandres (il paraît qu’un fumiste en fut l’occupant avant notre docteur). Colette se promène comme dans un petit bois, rien ne lui échappe.

Et c’est le café. Deux tasses avec sucre. Je fais un peu de chiromancie. Vous pensez bien qu’il n’y a rien à apprendre à Colette,

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mais j’étais curieuse de voir ses mains. La forme générale est puissante et harmonieuse. Les lignes sont très bonnes. La ligne de tête, dans la main gauche, indique une tendance au mysticisme qui a été combattue au profit de la raison. Naturellement, la ligne de des-tinée est superbe. Le mont de Vénus est bien ce qu’on pouvait prévoir, il indique une riche sensualité ; avec un mont pareil, on peut communier avec toutes les choses de ce monde. Mais le pouce, quel pouce extraordinaire chez une femme ! Que de violence ! Madame Colette, lui dis-je, vous avez un pouce de chef de pirates. Elle rit. C’est vrai, dit-elle, je suis terriblement violente, j’ai souvent eu envie de tuer. J’aime les couteaux, les lames, pas les revolvers, ça fait un bruit absurde, non, la lame muette, bien effilée. Vous ne savez pas, c’est surtout le manche qui a de l’importance, c’est sur lui qu’on doit compter, il faut qu’il soit bien en main, qu’il ait un creux là, il faut le prendre comme ça — et ses doigts et sa paume font jouer une lame imaginaire, mais qu’elle rend visible, à la façon des fakirs. Eh bien ! dis-je, nous avons de la chance que cette belle violence soit passée dans votre art.

Il est trois heures. Chacune de nous a une tâche qui l’attend. On sort, nous voilà dans la rue où une petite pluie fine s’est mise à tomber, une douce pluie d’automne qui ravit notre grande Colette et la fait à la fois s’épanouir et s’ébrouer.

PetIt sALUt à ItALO svevO

Solaria, mars-avril 1929

Au mur de ma librairie est accroché un portrait d’Italo Svevo. Quand je le regarde, il m’ap-paraît comme la figure d’un des dieux lares de ma maison, et aussi de toute la casa littéraire.

Esprit familier, maître des secrets autant que les grands dieux, mais cantonné dans les tâches modestes et primordiales. — Grâce à lui, le seuil est clair, l’âtre est nettoyé de ses cendres, le moindre coin sans poussière ; les serviteurs sont actifs et satisfaits, les disputes n’ont pas de gravité et servent même de passe-temps, les époux se supportent sans ennui ; tout ce qui est dû est payé comptant.

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c o r r e s p o n d a n c e sLa correspondance d’Adrienne Monnier est vertigineuse. Durant quarante

ans, elle a correspondu avec le Tout-Paris littéraire. De ces centaines de lettres, princi-palement conservées à l’Imec (Institut Mémoires de l’édition contemporaine) et à la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet, ce (très petit) échantillon donne un aperçu de la place qu’occupait Adrienne Monnier dans le Paris de l’entre-deux-guerres et montre l’esprit et le style de la libraire, qui n’étaient exempts ni d’humour ni de sévérité.

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« Mon Dieu, que les gens sont pressés. Imaginez-vous qu’on ne m’a pas laissé le temps de vous dire au revoir, et que voilà huit jours que je fais le plai-santin en un point que les sbires pointilleux du grand C. (lisez Cardinal, c’est un excellent café) ne me permettent pas de désigner plus explicitement. Bien.

Doncques, pour charmer des loisirs relatifs, en lieux et places du Verlaine et de l’Ibsen qui vous ont dû parvenir postalement et recommandés, je vous serais reconnaissant de m’envoyer ce livre licen-cieux sur les garnisons d’Alsace-Lorraine, vous sa-vez ? Comme qu’il s’appelle, dites ? Ah ! Connaissance de l’Est 11. Bien sûr, la réimpression. Parce que vos originales se feraient regarder de travers au front et qu’entre autres inconvénients vous ne les rever-riez plus. Puis, après cet envoi, attendez patiem-ment quatre journées solaires, et alors seulement envoyez-moi, toujours par l’intermédiaire des Postes et Télégraphes, le second livre, soit par exemple La Profession de Madame Warren 12 ou ces posthumes Mélanges de Laforgue, à votre choix.

Qu’il y aurait de choses à vous dire, si la guerre ou la Guerre (comme il vous plaira) n’était pas un sujet si rebattu et usé, usé. »

11. Recueil de poèmes en prose de Paul Claudel publié en 1896, presque entièrement composé en Chine, à l’époque où l’auteur était consul de France. L’Est de Claudel, c’est bien évidemment l’Orient, et non pas l’Alsace-Lorraine, comme le suggère ironiquement Aragon.

12. La Profession de Madame Warren est une pièce de Bernard Shaw, qui fut représentée en France pour la première fois en 1902. Le sujet (une jeune fille éduquée dans un collège découvre que sa mère, ancienne prostituée, est propriétaire de plusieurs maisons closes) avait fait scandale.

Lettre de Louis Aragon à Adrienne Monnier1918 (reproduite dans La Gazette des Amis des Livres, n°9, janvier 1940)

Louis Aragon est alors médecin auxiliaire aux armées. Il a décou-vert La Maison des Amis des Livres en 1916 et fait partie des premiers abonnés au cabinet de lecture. Depuis le front, il conti-nue de passer commande à Adrienne Monnier. Il a alors vingt et un ans.

Louis Aragon à la librairie d’Adrienne Monnier, 1916 ou 1917.

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« Chère amie,Après votre bonne leçon

de morale l’autre jour (mais peut-être avez-vous déjà oublié que vous me donnates [sic] mille bons arguments pour un retour définitif à la vertu pratique) je suis allé votre rose d’une main et mes chas-tes résolutions dans l’autre. Arrivé chez Jacques Rivière 13, j’ai mis la rose (qui avait une longue tige, s’il vous souvient) dans le porte-parapluie et mes chastes résolutions là où il fallait. La rose s’est fanée mais les résolutions ont gardé toute leur fraîche chasteté ;

me voici donc perché aux pieds de la neige dans un coin magnifique et sauvage où je ne pourrais tom-ber que dans les péchés du solitaire, les plaisirs mondains, comme on disait au grand siècle étant ignorés dans ce pays du moins jusqu’au 15 juillet.

Je lis. Les Karamazov traduction intégrale. Trois volumes mais quelle merveille. Voilà le livre qui échappe à toute littérature et comme cette traduc-tion honnête vous venge des tripatouillages anté-rieurs. J’ai Armance 14 avec moi. Je vous souris de côté et vous rappelle combien vous m’avez engagé à lire Stendhal ; puisque je parle de lui, il faut bien dire que sa ville natale 15 est une horreur et qu’on ne peut pas ne pas comprendre qu’il ait préféré Milan à cette cité asymétrique où les montagnes descendent gonflées sans pudeur et n’accouchent même pas d’une souris.

Excusez la sottise de cette lettre qui n’avait d’autre but que de vous en soutirer sournoisement une avec détails sur notre vie littéraire artistique nationale. Un fleuve d’intelligence descend-il toujours la rue de l’Odéon ? Ici nous n’avons que des torrents (ça pourrait se chanter sur l’air des Bananes 16).

N’oubliez pas trop un exilé déjà paysan du Danube qui se rappelle à votre bon souvenir. »

Lettre de René Crevel à Adrienne Monnier26 juin 1924 (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet)

De juin à septembre, René Crevel part se reposer. Il fait d’abord une halte à La Grave, village de haute montagne dans le pays de la Meije. Il vient de publier Détours, son premier roman.

13. Jacques Rivière dirige alors la NRF.

14. Armance ou Quelques scènes d’un salon à Paris, publié sans nom d’auteur en 1827, est le premier roman de Stendhal.

15. La ville natale de Stendhal, l’un des auteurs favoris d’Adrienne Mon-nier, était Grenoble.

16. Allusion probable à une chanson en vogue au début du XXe siècle et dont le refrain disait : « J’aime les bananes parce qu’y a pas d’os dedans »…

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Lettre de Paul Claudel à Adrienne Monnier28 décembre 1931 (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet)

En 1931, Sylvia Beach, qui a pu-blié Ulysses de James Joyce en 1922 à l’enseigne de Shakespeare and Company, se trouve aux prises avec de terribles difficul-tés financières, en grande partie dues au piratage de son édition aux Etats-Unis, où le livre est of-ficiellement interdit. Adrienne Monnier se décide à demander de l’aide à Claudel, alors ambas-sadeur à Washington. Voici sa réponse.

« Ma chère Adrienne,J’ai pris connaissance de

votre demande relative au livre de Joyce et je suis désolé de ne pouvoir vous donner satisfac-tion. Mais :

1° Vous ne me donnez que les renseignements les plus va-gues sur l’édition d’Ulysses pi-ratée. Qui l’a mise en vente ? Dans quel état circule-t-elle ? L’Amérique est un État fédéra-

liste, et cette affaire dépendrait de la juridiction de l’État ou même de la ville et non de celle de Washington. Puisque vous dites qu’il est facile de se procurer un ex. piraté à N.Y., il doit l’être également de connaître le marchand qui l’a mise en vente. Tout cela est très vague et a priori extraordinaire. Comment a-t-on pu se procurer en Amérique le papier, les caractères etc. d’un énorme ouvrage de ce genre ? Cela a dû coûter des frais considérables. Il faudrait une enquête très difficile dont je ne puis me charger.

Second point plus grave encore. L’Ulysses est considéré en Amérique comme un ouvrage porno-graphique, par conséquent hors la loi, ne pouvant être transporté par la poste etc. Par conséquent ni Joyce ni vous n’avez aucun titre à invoquer la pro-tection de la loi. C’est comme pour le cognac, auquel les contrebandiers ne se privent pas d’appliquer toutes espèces d’étiquettes contrefaites, nous n’avons aucun recours.

Quant au caractère inoffensif au point de vue re-ligieux de la production de M. Joyce (qui n’a d’ailleurs rien à voir avec la présente lettre) vous me permet-trez de sourire. L’Ulysses comme le Portrait 17 est plein de blasphèmes les plus immondes où l’on sent toute la haine d’un renégat, — affligé d’ailleurs d’une absence de talent vraiment diabolique.

Bien amicalement »

P. Claudel

17. A Portrait of the Artist as a Young Man, récit autobiographique de Joyce, était paru en 1916.

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Lettre de Paul Valéry à Adrienne Monnier1932 (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet)

Paul Valéry fut à plusieurs reprises en « affaires » avec Adrienne Monnier, qu’il surnommait tan-tôt « cher Éditeur », tantôt « Ma bonne nourrice » . En 1920, il publiait Album de vers anciens à La Maison des Amis des Livres, et lui écrivait : « Je m’excuse de vous entretenir de si mornes sujets, mais vous sais l’esprit assez précis pour être sûr que leur morose netteté ne vous choquera pas. Il faut jouer un peu à l’homme d’affaires ; cela donne à la poésie quelque chose de plus imposant. » 18 En 1931, il publie Moralités à la même ensei-gne et, alors qu’il reçoit ses droits d’auteur, lui envoie ce billet :

« Folle Adrienne,Je ne sais comment vous faites vos comptes ou

plutôt les miens ! J’ai la sensation que vous m’en-voyez beaucoup plus d’argent que mon dû. Je ne peux pas vérifier, car je ne sais plus faire les addi-tions. Trop de littérature détraque le compteur. L’à-peu près envahit l’âme littéraire ; et quant à vous, je gage que le « Catalogue 19 » vous a radicalement dé-cervelée, et que vous en êtes à deux et deux font huit.

Tout ceci est grave. Je passerai un de ces jours dans l’arrière-boutique (réservée aux Sociétaires) et vous verrez ce que vous verrez… Pan ! Pan ! Mais gentiment ! car au fond, vous n’êtes pas mé-chante — ni moi non plus !

La blonde Beach a-t-elle reçu l’Eupalinos an-glais 20 ? Il est très chic et très correct.

Un peu froide. Mais tout à fait un well-dressed gentleman. »

P. V.

18. Lettre de Paul Valéry à Adrienne Monnier, s. d., [1920], Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet.

19. Adrienne Monnier prépare alors son Catalogue critique de la biblio-thèque de prêt de la Maison des Amis des Livres, qui lui prend alors toute son énergie. Seul le premier volume (« Littérature française et Culture générale ») verra le jour, en 1932.

20. Traduction anglaise de son Eupalinos ou l’Architecte, paru en 1923 en France.

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« Donnez-moi de vos nouvelles, chère Adrienne, le moins abstraitement possible, et dites-moi quel-que chose de vos occupations actuelles. Vous avez une œuvre à donner, dont j’ai toujours attendu la saine explosion : une œuvre qui vous soit propre et bien de votre crû, c’est-à-dire bien française, et por-tée de ce libre mouvement qu’on aime en vous. […] Je voyage le plus possible, autant que je le puis ma-tériellement, et continue d’arpenter en silence ce continent qui n’a plus pour moi qu’un intérêt plané-taire. Je ne rentre pas en France, pour d’humbles et simples raisons, qui n’ont rien à voir avec celles qu’on me prête : aucune possibilité pour moi de sub-sister en France : ni toit, ni lit, ni table, ni res-sources privées — et refus à jamais d’accepter une fonction publique. […] Tout cela est bien loin de la “ mésintelligence ” politique ou byronienne, de bien mauvais romantisme, qu’on veut trouver dans mes derniers écrits. […]

Gardez-vous bien, chère Amie, et gardez bien en vous, pour vos amis, cette franche et saine bonne humeur, ce beau sens humain, qui vous ont été taillés, de naissance, dans un aussi large coupon que ces grandes laines où vous taillez vous-même vos amples jupes de Girondine. »

Lettre de Saint-John Perseà Adrienne Monnier26 mars 1948 (Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet)

Saint-John Perse, pseudonyme d’Alexis Léger, poète et diplo-mate, a toujours encouragé « Adrienne Française », ainsi qu’il la surnommait, à écrire. En 1948, exilé aux États-Unis de-puis huit ans, il lui envoie une lettre, dont voici cet extrait :

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« J’ai eu tort de vous répéter ce que Char et Michaux avaient dit sur vous, j’aurais dû plus net-tement et plus courageusement vous laisser enten-dre qu’à moi aussi vous cassiez assez sérieusement les pieds et que je préférais n’avoir de rapports qu’avec votre œuvre écrite ou représentée.

Toute réflexion faite, je n’admets pas du tout l’idée que l’on veuille vivre de sa plume et de l’air du temps à votre âge et avec une œuvre aussi débu-tante […] Joyce a vécu pendant je ne sais combien d’années en donnant des leçons d’anglais à l’école Berlitz de Trieste. Il n’a trouvé un mécène que très tard, Ulysse étant déjà écrit et partiellement publié.

La société ne doit rien aux poètes. Exiger quel-que chose d’elle, c’est se réduire à vivre à ses cro-chets ou à ses dépens, ou à ne pas vivre du tout ; c’est s’enfermer dans les attitudes d’une révolte inutile et démodée — qui n’a rien à voir avec la révolution.

Attention aussi à ne pas s’habituer à considérer comme des “ salauds ” ceux qui ne nous apprécient pas : ça enlaidit. »

Lettre d’Adrienne Monnier à Henri Pichettedatée du 17 avril 1949 (Imec)

Adrienne Monnier a consacré un article très élogieux aux Épiphanies d’Henri Pichette, paru chez Gallimard en 1948. Mais le poète, aux dires de Char lui-même qui le trouve trop bruyant, se montre « mal élevé ». Adrienne Monnier décide de mettre les choses au point :

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« Cher Monsieur Joyce,Je vous retourne la lettre de Paulhan, qui est

très intéressante, et je vous envoie le chèque de mille francs que j’ai reçu samedi. J’ai vu Soupault ce même samedi, je sais qu’il ne voudra pas un sou de cette somme. Et moi non plus. Que voulez-vous qu’une centaine de francs nous fasse ? Vous feriez mieux de garder simplement ces pauvres petits mille francs.

Vous aviez demandé à Sylvia s’il n’y avait pas de royautés à toucher sur l’édition française. Nous avons vendu 20 ex. en avril et, depuis le début de mai, 4 ex. — La publication d’Anna Livie Pétontintamarre a, comme je le pressentais un peu, ralenti la vente.

Gide, qui est venu me voir l’autre jour et qui a parlé assez longuement de vous, disait qu’il y avait bien, en effet, de la sainteté dans votre cas, que la façon dont vous meniez certaines expériences litté-raires jusqu’au bout, c’est le cas de le dire, montrait le plus grand désintéressement ; que vous étiez, à coup sûr, bien peu soucieux de succès et d’argent.

Ce que Gide ne sait pas — et nous mettons là-des-sus un voile, comme le fils de Noé —, c’est que vous êtes, au contraire, très soucieux de succès et d’argent. Vous voulez que les autres aussi aillent jusqu’au bout ; vous les menez, par rudes étapes, jusqu’à je ne sais quel Dublingrad dont ils n’ont cure, ou plutôt, vous es-sayez de les mener.

Le bruit court dans Paris que vous êtes gâté, que nous vous avons perverti avec d’immenses louanges et que vous ne savez plus ce que vous fai-tes. Et pourtant il n’y a pas un seul de vos Septante, à commencer par Léon-Saint-Pierre 21, qui n’avoue

Lettre d’Adrienne Monnier à James Joyce19 mai 1931 (Imec)

Le 26 mars 1931, La Maison des Amis des livres consacre une deuxième séance à James Joyce, au cours de laquelle le public peut écouter des fragments lus en anglais et enregistrés par Joyce de « Anna Livia Plurabelle », tiré de son « work in progress », le futur Finnegans Wake. Une présentation de la traduction en français est faite par Philippe Soupault, l’un des sept traducteurs avec Samuel Beckett, Alfred Péron, Paul Léon, Ivan Goll, Eugène Jolas et Adrienne Monnier, dits les « Septante ». Mais Joyce, qui compte renvoyer un chèque de mille francs reçu de Gallimard pour le partager entre ses traduc-teurs, est surtout inquiet pour ses droits sur Ulysse. Il songe à une as-sociation avec l’éditeur Jack Kahane. Adrienne Monnier, irri-tée par les exigences de celui qui lui écrivait deux jours avant « dans mon cas, il faut toujours aller jusqu’au bout », lui envoie alors cette réponse d’anthologie :

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en tous lieux, en tous temps, qu’il ne comprend absolument rien à Anna Livie.

Mon opinion personnelle est que vous savez très bien ce que vous faites, en littérature, et que vous avez bien raison de le faire, surtout si ça vous amuse, la vie n’est pas si drôle dans cette vallée de larmes, comme dit Mme Bloom. Mais c’est folie que de vouloir gagner de l’argent, à tout prix, avec votre nouvelle œuvre. Je ne dis pas que vous ne pouvez pas en gagner, tout est possible, mais c’est très peu sûr. Les trois plaquettes qui ont été publiées par Crosby Gaige, Harry Crosby et Kahane 22 ne se sont guère vendues qu’aux deux tiers, pour le mieux aux trois-quarts. Tout le monde, dans ce genre d’affaires, le sait. De telles éditions ne peuvent marcher que par la spéculation, et la spéculation ne peut pas s’exercer quand il n’y a pas un marché frénétique, ou à peu près.

Nous n’avons pas la moindre envie, Sylvia et moi, de nous associer avec Kahane. Les temps sont durs, et ce n’est pas fini. Nous voyageons mainte-nant en troisième classe et bientôt nous nous accro-cherons sous les trains 23.

Dites mes meilleurs amitiés à Madame Joyce et à Lucia 24, et croyez, cher Monsieur Joyce, à ma très grande et très fidèle admiration. »

James Joyce, le 12 juin 1928.

21. Paul Léon, l’un des sept traducteurs.

22. Crosby Gaige était un producteur de Broadway, bibliophile et propriétaire d’une petite maison d’édition. Il avait publié en 1928 à New York le fragment intitulé « Anna Livia Plurabelle ». Harry Crosby était un « riche amateur » américain, qui créa la Black Sun Press à Paris en 1927, où il publia un grand nombre d’auteurs anglo-saxons, dont James Joyce, Ezra Pound et D. H. Lawrence. Il s’est suicidé en 1929, à 31 ans. Jack Kahane avait fondé The Obelisk Press à Paris où il publiera notamment Tropique du cancer d’Henry Miller. Il est le père de Maurice Girodias, fondateur d’Olympia Press.

23. Adrienne Monnier et Sylvia Beach avaient dû vendre leur automobile pour faire face à la pénurie.

24. Lucia Joyce était la fille de James et Nora Joyce.

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p o r t r a i t sÀ la mort de la libraire, le Mercure de France a consacré son numéro du 1er janvier

1956 au « Souvenir d’Adrienne Monnier ». À ces quelques évocations, nous avons joint un extrait de La Bâtarde de Violette Leduc, qui brosse un portrait saisissant d’Adrienne Monnier et de Sylvia Beach.

extraits de « souvenir d’Adrienne Monnier », Mercure de France, n°1109, 1er janvier 1956, sauf le texte de violette Leduc.

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JACqUes PRéveRt - La boutique d’Adrienne *

Les Amis des Livres.Une boutique, un petit magasin, une baraque foraine, un temple, un igloo, les coulisses

d’un théâtre, un musée de cire et de rêves, un salon de lecture et parfois une librairie toute simple avec des livres à vendre ou à louer et à rendre et des clients, les amis des livres, venus pour les feuilleter, les acheter, les emporter. Et les lire.

Depuis longtemps déjà, les littérateurs, ou tout au moins beaucoup d’entre eux, parlent avec mépris de la « littérature », et le mot littérature dans leur vocabulaire a bien mauvaise tournure.

Les films et la danse ou le récit des songes et tant de choses encore, dont la littérature, passent à la casserole du jugement péremptoire, savant et méprisant : Tout ça, c’est de la littérature !

Les peintres, les bons et les mauvais, les grands et les petits et les vrais et les faux, les vi-vants et les morts ne disaient jamais et ne disent pas non plus aujourd’hui du mal de la peinture. De même le jardinier devant un jardin insensé, un jardin ni fait ni à faire, un in-solite et mystérieux parterre de lierre et d’orties, ne dit pas : Tout ça, c’est de l’horticulture !

Adrienne Monnier était comme ce jardinier, et dans la serre de la rue de l’Odéon où s’épanouissaient, s’échangeaient, se dispersaient ou se fanaient les idées en toute liberté, en toute hostilité, en toute promiscuité, en toute complexité, souriante, émue et véhémente, elle parlait de ce qu’elle aimait : la littérature.

Et c’est pour cela que, traversant la rue de l’Odéon, beaucoup entraient comme chez eux, chez elle, chez les livres.

Chez elle, c’était aussi un hall de gare, une salle d’attente et de départ où se croisaient de très singuliers voyageurs, gens de très loin et gens d’ici, gens de par là et gens d’ailleurs, Gens de Dublin et de Vulturne, gens de la Grande Garabagne et de Sodome et de Gomorrhe, gens des Vertes Collines, venant le plus simplement du monde le plus compliqué passer avec Adrienne une Nuit au Luxembourg, une Soirée avec Monsieur Teste, une Saison en Enfer, quelques Minutes de Sable Mémorial.

Et l’Ange du Bizarre se promenait avec Moll Flanders dans les Caves du Vatican, sous le Pont Mirabeau coulait la Seine le long des berges de l’Odéon, le Ciel et l’Enfer se mariaient, les Pas Perdus se recherchaient dans les Champs Magnétiques et il y avait de la musique. On

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pouvait entendre en sourdine Cinq Grandes Odes patriotiques magnifiquement couvertes par le refrain du Décervelage et la Chanson du Mal Aimé et les Chants terribles et beaux d’un enfant de Montevideo.

Et les Belles-Lettres ronronnaient mais, même si vous les caressiez à rebrousse-poil, Adrienne Monnier laissait faire et quelquefois même vous aidait.

Parfois de très jeunes gens, furtifs et effacés, en feuilletant les livres, prêtaient machina-lement l’oreille, amusés.

Des noms étranges surgissaient des plus simples phrases, comme les mots de passe d’une très singulière société secrète : Fogar, Smerdiakow, Barnabooth, Lafcadio, Benito Cereno, Nostromo, Charlus, Moravagine, Anabase, Fantomas, Bubu de Montparnasse, Eupalinos…

Et puis les jeunes gens s’en allaient, emportant avec eux, sous le manteau, les beaux marrons du feu de la conversation, des livres non coupés, exemplaires et numérotés. Modestes et anonymes représentants du commerce des idées, des idées à revendre pas très loin sur les quais.

Et puis la nuit tombait.Adrienne, avant de fermer boutique, toute seule avec ses livres, comme on sourit aux anges,

leur souriait. Les livres, comme de bons diables, lui rendaient son sourire. Elle gardait ce sourire et s’en allait. Et ce sourire éclairait toute la rue, la rue de l’Odéon, la rue d’Adrienne Monnier.

* Cet hommage à la librairie du 7 rue de l’Odéon a d’abord paru en 1956 dans le numéro de Mercure de France intitulé « Le souvenir d’Adrienne Monnier », puis en 1960 dans le livre d’Adrienne Monnier, Rue de l’Odéon, publié par les éditions Albin Michel. Il a été repris en 1980 dans le recueil Soleil de nuit de Jacques Prévert.C’est en 1923 que Jacques Prévert s’est rendu pour la première fois chez Adrienne Monnier, en compagnie d’Yves Tanguy. Il y a découvert Les Chants de Maldoror de Lautréamont et, en 1925, La Révolution surréaliste. La Maison des amis des livres contribua tout particulièrement à la dif-fusion du Dîner de tête et de Paroles.

* © Éditions Gallimard, Jacques Prévert, « La boutique d’Adrienne » in Soleil de nuit Avec l’autorisation de Fatras / Succession Jacques Prévert

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sIeGfRIed KRACAUeR25 - Rue de l’Odéon

7 rue de l’Odéon — le clair univers des livres m’était un refuge constant durant les longues années de l’émigration à Paris (qui était aussi pour moi une petite patrie). Au milieu de cette clarté régnait Adrienne Monnier, presque toujours vêtue de gris et à peine plus sombre que son royaume. Je venais à n’importe quelle heure de la journée ; de préférence l’après-midi, avant que dehors tombe le crépuscule. Elle causait avec moi ou bien restait silencieuse. Parfois elle s’entre-tenait avec un autre visiteur, pendant que je me tenais devant les rayons ou que je restais assis, sans rien faire. Je me souviens encore d’un homme grand et fort qui lui parlait avec une vive insistance et la retint longuement. Que vient-il faire chez elle, pensai-je, avec un brin de jalousie. Dès qu’il nous eut quittés, elle me déclara qu’il s’agissait de Hemingway qui était sur le point de partir pour l’Espagne. De temps à autre, elle disparaissait dans l’arrière-boutique, nous aban-donnant à nous-mêmes, mes livres et moi. Mais je la sentais encore présente ; il me semblait que la pièce était une partie de sa personne et qu’un peu d’elle-même s’était communiqué aux volumes dans lesquels j’étais en train de fureter. Avec cela, elle était aussi discrète que son vête-ment gris. Elle écoutait plus qu’elle ne parlait et vous regardait souvent, attentive, avant de répondre ou d’attirer votre attention sur une idée qui lui était venue à l’esprit pendant qu’elle écoutait. Ses yeux étaient-ils bleus ? Je sais seulement que son regard venait d’une profondeur qui me semblait être difficilement accessible. La clarté de son aspect extérieur, de la pièce et même de sa voix n’était pas une clarté ordinaire, mais le revêtement ou la forme d’un moi intérieur qui se perdait dans les ténèbres. Peut-être était-ce cette interférence d’un premier plan et d’un arrière-plan, d’un extérieur lumineux et d’un fond spirituel secret, qui m’attirait ainsi vers elle.

Non point que je me sois efforcé le moins du monde de découvrir son moi intime. Je crois qu’elle ne le voulait pas du tout. Si parfois elle paraissait froide et plutôt distante, c’est peut-être qu’elle ne désirait pas prendre elle-même conscience de sa personnalité la plus intime, de ce qui lui appartenait au fond d’elle-même. Mais tout étranger que je lui sois resté, je me faisais d’elle une image précise. Le trait de caractère auquel allaient ma vénération et mon amour — il

25. Journaliste, sociologue et critique de films allemands, cet intellectuel inclassable (1889-1966), fut l’ami de Walter Benjamin et de Theodor W. Adorno.

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reste gravé à jamais dans mon cœur — c’était ce mélange de rusticité et d’aristocratie que Proust ne se lasse pas de vanter chez la vieille Françoise et la Duchesse de Guermantes. Autour de ces personnages il y a encore la bonne odeur du terroir français et comme ils personnifient dans leur maintien et leur langage des siècles de traditions ancestrales, comment serait-il pos-sible qu’ils ne fussent point d’une authentique distinction ? C’est ainsi que je vois Adrienne Monnier devant moi. À cela viennent s’ajouter quelques petites observations qui m’aident à compléter cette image. Elle avait en elle quelque chose d’hésitant, une certaine manière de ne porter qu’avec lenteur un jugement ou bien de n’en point porter, qui m’incitait à penser qu’elle cachait bien des choses au fond d’elle-même et qu’elle devait se faire violence pour les divulguer. Lorsqu’elle exprimait enfin une pensée, on sentait avec une intensité presque per-ceptible l’effort qu’elle faisait pour être précise. Ce qu’elle disait était très sincère, très réel. Et puis, elle était tolérante et pleine de compréhension. Je me sentais toujours un peu gêné, lors-que, cédant à un penchant irrésistible, je lui demandais — peut-être même après une conver-sation assez sérieuse — comme lecture des romans policiers, mais elle m’acceptait comme j’étais — avec une légère pointe d’ironie, me semble-t-il — sans jamais me faire de remon-trances. Les jugements qu’elle portait sur les hommes et les livres étaient souvent trop modé-rés, à mon gré. (Elle se refusait seulement à lire les romans de détective, si j’ai bonne mémoire.)

Et c’est ainsi que je sentis très tôt déjà — ce dont j’eus confirmation, lorsque la guerre éclata, au-delà de toute attente — qu’elle était bonne et secourable partout où elle le pouvait. La clarté qui l’entourait venait de l’intérieur. À peine eut-elle appris par ma femme, au début de la guerre, que j’avais été interné en tant qu’ancien ressortissant allemand, qu’elle s’adressa à un de ses amis, M. Henri Hoppenot, du Quai-d’Orsay, qui d’ailleurs obtint ma libération. Un autre de ses protégés, en faveur duquel il intercéda sur sa demande, était mon vieil ami Walter Benjamin 26, dont l’originalité la captivait. Benjamin qui, plus tard, à Marseille, avant de se risquer à franchir illégalement la frontière espagnole, me déclara dans un état d’esprit remar-quablement serein qu’il avait pu malgré tout engranger bien des œuvres littéraires et qu’il

26. Elle parvient à le faire sortir du camp de travailleurs de Nevers où il est interné à l’automne 1939 en priant Jules Romains et Paul Valéry d’écrire des lettres de recommandation et en demandant l’intervention de Saint-John Perse, alors en poste au Quai-d’Orsay. Avec Sylvia Beach, elle lui procure argent et colis susceptibles d’alléger sa détention. De retour à Paris, Water Benjamin remercie ses « divinités protectrices » mais se suicide l’année suivante du côté de la frontière espagnole, à Port-Bou, de peur d’être repris.

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laissait désormais au « soleil de la résignation » le soin de l’éclairer. Était-ce ce soleil de la rési-gnation dont les rayons le brûlèrent quelques jours après à Port-Bou ? Mais tout cela vint plus tard, avons-nous dit. Jadis, lorsque ma femme et moi, immédiatement après ma libération ; nous vînmes rendre visite à Adrienne pour la remercier, nous rencontrâmes chez elle Arthur Koestler 27 qui était venu dans la même intention. Comme lui, Benjamin et moi-même, elle avait également sauvé John Rewald 28et d’autres intellectuels. Elle a miraculeusement détourné de nous tous une lourde menace. Et, lorsque maintenant je pense à elle, je sais que la clarté de l’uni-vers des livres où j’ai trouvé jadis un refuge était un reflet de l’amour qu’elle portait en son cœur.

René ChAR - Au revoir, Mademoiselle *

J’ai eu pour Adrienne Monnier une amitié où sa personne si avenante et vive, comme un doux nuage gris teinté de rose, se dessinait à part égale avec une image féminine du siècle de Louis XIII et de Marie de Médicis, image que j’ai recherchée et quelquefois aperçue dans les peintures talentueuses de cette époque.

Je retrouvais toujours Adrienne Monnier avec plaisir. Nous allions dîner dans un res-taurant proche de son domicile. Nous y mangions des truites qu’elle serrait dans ses courtes dents avec une pétillante gourmandise. Au retour, je me plaisais à la regarder marcher, tra-versant la place de l’Odéon de son pas balancé et lent.

Ma mémoire et mon affection ne la verront, certes, jamais morte. Dans son tombeau, il n’y a, je suis sûr, que deux petits doigts de nuit gardés par des planches.

27. Elle lui sauve la vie en le cachant chez elle en juin 1940 : sans papier, il est tout juste relâché d’un camp d’internement.

28. Historien d’art allemand (1912-1994).

* © Éditions Gallimard, René Char, « Au revoir, Mademoiselle » in La Recherche de la base et du sommet.

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MICheL COURnOt - Reine reinette

La chaise de paille, une balance Roberval, le cabas d’Adrienne, de la grosse ficelle, le seau à charbon, c’est ce qui arrêtait la première fois dans la librairie. De ces objets, elle avait deux jeux, le second à la cuisine ; mais à la cuisine, les cuillers de buis étaient reines.

À seize ans, prononcer un nom à voix haute chez le libraire touche au drame. C’est plus qu’un vote, plus qu’un manifeste. Ce garçon poussa la porte, les joues en feu, il avait sur la question des idées nettes. Il dit « je voudrais Maldoror », les yeux dans les yeux, et c’était comme s’il eût dit : « Racine, je t’emm…, et vous aussi Mademoiselle, pendant que j’y suis. » Mademoiselle ne broncha pas devant cet extrémiste, prit Maldoror sur l’étagère, calme comme une boulangère prenant un paquet de levure, appuya le doigt sur ses lunettes, examina l’exemplaire un peu sur toutes les coutures, demanda cinq minutes pour l’empaqueter, cinq bonnes minutes, car elle avait égaré les gros ciseaux noirs, plaça le paquet sur la table, mit ses yeux bleus dans le visage du garçon, des yeux qui disaient : « Il faudrait peut-être songer à vous remettre, jusqu’ici voyez-vous la chose s’est passée sans accident. »

Ce n’est qu’à la septième ou huitième visite que la volonté d’Adrienne fit son appari-tion. « Auriez-vous Le Potomak », venait de dire ce garçon. Adrienne restait assise, regar-dait les passants dans la grande verrière au-dessus des livres présentés à plat, posait son porte-plume, croisait les doigts. « Vous êtes bien sensible à l’art de Jean Cocteau ? » dit-elle en prenant son temps. Les armes étaient inégales, la lutte fut brève. Un quart d’heure plus tard, assis au Luxembourg devant un cheval qui traînait jusqu’aux bateaux à voiles deux grands orangers en caisse, Le Potomak à côté de moi sur le banc, je lisais Henri le Vert.

J’ai rencontré Adrienne cet automne, boulevard Saint-Germain, avec ses gantelets et sa cotte d’argent on aurait dit Perceval le Gallois. Elle me dit : « Que cherchez-vous ? » — « Des pommes reinettes. » — « Il faudra tout vous apprendre, les reinettes, ce n’est que dans quinze jours, aujourd’hui vous n’allez trouver que des reines reinettes, plus hautes, moins mates, moins acides, je viens d’en voir au marché. » — « Ah ça, dis-je, j’ai tout à apprendre sur les pommes. » — « J’étais un peu reinette moi-même », me dit Adrienne, mais elle n’était presque plus là quand je voulus l’embrasser.

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vIOLette LedUC - La Bâtarde1964, Gallimard, « L’Imaginaire », 1996, p. 231-233.

(...) Poupine, majestueuse et campagnarde, les cheveux raides, bruts, blonds, argentés, cou-pés au-dessous d’un bol renversé, le teint frais, la joue mauve à cause d’un peu de poudre blanche sur la pommette rose, le front étroit, l’œil perçant, la voix lente, Adrienne Monnier vêtue strictement, monacalement, étrangement — oui, une avalanche d’adverbes — d’une longue robe de bure grise serrée à la taille, tombant jusqu’aux pieds, froncée, imposait le Moyen Age, la Renaissance, l’Irlande, la Hollande, les Flandres, les passions élizabéthaines. Tiens, une paysanne d’un autre siècle, se disait-on en entrant. Mon cœur battait plus fort aussitôt que j’arrivais carrefour de l’Odéon. (…) Je m’encourageais près de la vitrine à gauche de la porte : le tabernacle de l’avant-garde, le ciboire transparent de La Jeune Parque, du Cimetière marin. La vitrine centrale était éclectique avec les meilleures nouveautés, les meilleures revues. Je n’étais pas la seule à la dévorer. L’ensemble blanc, titré de rouge, se composait surtout des livres édités chez Gallimard. J’entrais, je donnais mon bouquet à Adrienne Monnier. Elle traînait un moment sur mon nom, je rendais le prêt. Elle me faisait des compliments devant peu de monde, elle m’en faisait moins devant beaucoup de monde. Elle me disait que mon tailleur anguille lui plaisait, que je lisais les meilleurs livres. Ma fièvre de collégienne montait. Elle cherchait ma fiche, elle semblait faire de la dentelle avec les centaines d’autres parce que ses mains étaient petites et potelées. Sa table ressemblait à celle des joueurs de cartes de Cézanne. Elle la quittait le moins possible. Je me désolais pour elle, pour son travail fastidieux de fiches à tenir. Le silence de la librairie était parfois pénible à supporter. Je tombai, sans exagération, dans un abîme de surprise la première fois que j’entendis Adrienne Monnier : « Gide, hier soir, ici, avec quelques amis, nous a lu… » La confidence était trop forte. Adrienne Monnier me permettait d’entrevoir un monde interdit que je n’imaginais pas. (…)

Sylvia Beach venait chez son amie Adrienne Monnier et repartait en coup de vent. Son corps mince, son tailleur strict, son visage puritain sans fard, sans âge, me changeaient en ado-lescente pantelante. Elle s’en allait la jupe étroite, le talon plat. Adrienne Monnier avait fait des débuts modestes au Mercure de France ; elle m’en parla ; et aussi de ses vieux parents, des pom-miers normands. Je perdis la tête ; la semaine suivante je me renfrognai parce qu’elle recevait une

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dame fortunée avec la même amabilité. Sa souplesse me choquait. Je me renfrognai plusieurs fois. (…) D’année en année, je m’attristai dans sa librairie. Je vibrais à vide. Je devins lugubre, plaignarde, larmoyante ; c’était de l’onanisme sentimental. Adrienne Monnier aura eu pitié. Débordée, faisant des sacrifices pour soutenir son cabinet de lecture — elle vendait peu de livres —, elle prit une jeune fille désagréable pour l’aider. Je devins tragique. Alors elle m’emmena dans l’arrière-salle réservée aux privilégiés, elle me demanda le sujet de mon chagrin. Je tombai à ses pieds, sous Tolstoï et Dostoïevsky, je balbutiai des fadaises compliquées près de sa longue jupe grise. Elle posa sa main sur ma tête, elle voulut me consoler. Son employée entra, Adrienne Monnier plus vive que l’éclair retrouva sa dignité. Sa gêne à cause d’une collégienne demeurée, sa transfiguration pour une employée raide comme la justice me dégoûta, m’emmerda. Je pris Le Chiendent de Raymond Queneau, je lus le livre, je le rapportai, je ne réapparus pas.

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c h r o n o l o g i eCette chronologie a été établie à partir des archives de l’Imec (et notamment des tra-

vaux de Maurice Saillet), de Princeton, et des deux ouvrages de référence sur Adrienne Monnier et Sylvia Beach : Adrienne Monnier & La Maison des Amis des Livres, textes et documents réunis et présentés par Maurice Imbert et Raphaël Sorin, Imec éditions, 1991, et la biographie de Noel Riley Fitch, Sylvia Beach and the Lost Generation, A History of Literary Paris in the Twenties and Thirties, New York and London, W.W. Norton & Company, 1983. Elle est extraite de Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres, Laure Murat, Fayard, 2003.

Les séances, auditions, lectures, conférences et autres causeries citées se sont toutes tenues à La Maison des Amis des Livres, sauf indication contraire.

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1882Mariage de Sylvester W. Beach, pasteur, né en 1852, avec Eleanor (dite Nellie) Orbison, née en 1864 à Rawalpindi (Inde), de parents missionnaires.

188714 mars. Naissance de Nancy (dite Sylvia) Woodbridge Beach, à Baltimore (Maryland). Sylvia Beach est la deuxième enfant d’une famille de trois filles qui compte Mary (dite Holly) Hollingsworth Beach, née le 17 juin 1884, et Eleanor (dite Cyprian) Elliot Beach, née le 23 avril 1893.

1888La famille Beach déménage à Bridgeton (New Jersey).2 juin. Mariage de Clovis Monnier, « employé des Postes », né le 24 juin 1859 à Lect (Jura), avec Philiberte Sollier, née le 25 avril 1873 à Lyon (Rhône), sans profession.

189226 avril. Naissance d’Adrienne Monnier à Paris.

18947 février. Naissance de Marie Monnier à Paris.

1902Sylvester Beach est appelé à assister le révérend de l’église presbytérienne des Américains de Paris. Les Beach restent trois ans dans la capitale française et rentrent en 1905 à Prin-ceton (New Jersey), où Sylvester Beach a été nommé pasteur grâce à son ami Woodrow Wilson, président de l’université et qui deviendra président des États-Unis en 1913.

1907Sylvia Beach fait de fréquents voyages en Europe jusqu’à son installation définitive à Paris en 1916.

1909Adrienne Monnier obtient le brevet supérieur, diplôme sanctionnant

la fin des études supérieures. En septembre, part pour Londres retrouver Suzanne Bonnierre, une amie de classe dont elle est éprise. Elle reste neuf mois en Angleterre, d’abord comme dame de compagnie puis comme professeur de français.

1911Adrienne Monnier trouve un poste d’institutrice dans une école privée à Montmartre et apprend la sténo afin de devenir secré-taire littéraire, poste qu’elle occupe bientôt au journal de l’Uni-versité des Annales fondée par Yvonne Sarcey. Elle y rédige le courrier des lecteurs et quelques comptes-rendus littéraires jusqu’en 1915.

1913Novembre. Clovis Monnier est victime d’un très grave accident de chemin de fer à Melun, alors qu’il était en service dans le fourgon postal. Il donnera l’intégralité de son indemnité (10 000 francs) à sa fille Adrienne pour qu’elle réalise son rêve : ouvrir une librairie.

191515 novembre. Ouverture de La Maison des Amis des Livres, 7, rue de l’Odéon, Paris VIe.

1916C’est l’année de toutes les rencontres : Jules Romains, Léon-Paul Fargue, André Breton, Louis Aragon, Pierre Albert-Birot, Pierre Reverdy, Max Jacob, Blaise Cendrars, Guillaume Apollinaire, Paul Léautaud deviennent des habitués de la librairie.5 décembre. Sylvia Beach franchit le seuil de La Maison des Amis des Livres pour la première fois et prend un abonnement pour un mois qu’elle renouvellera jusqu’à son départ pour la Serbie.

19171er mars. Lecture d’Europe, par Jules Romains.12 février. Harriet Shaw Weaver publie en volume et à ses frais Portrait of the Artist as a Young Man de James Joyce, dont elle

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avait fait paraître des extraits dans sa revue The Egoist depuis 1914. Elle compte procéder de même pour Ulysse.15 mars. Le lendemain de son trentième anniversaire, Sylvia Beach prend une carte de sociétaire (n°18) pour un an à La Maison des Amis des Livres.

191821 janvier. Adrienne Monnier s’associe avec Pierre Haour. Raison sociale : A. MONNIER & Cie. La société sera dissoute le 1er dé-cembre 1920, après la mort de Pierre Haour.7 février. Publication de Bibi-la-Bibiste 29, par Les Sœurs X… (Raymonde Linossier), sans mention d’éditeur (La Maison des Amis des Livres).Mars. Parution des premiers fragments d’Ulysses de James Joyce dans The Little Review dirigée par Margaret Anderson et Jane Heap à New York.26 mai. Adrienne Monnier note dans son calepin : « jour où les petites Américaines ont déjeuné », en référence à Sylvia et à sa sœur Cyprian.Au cours de l’été, Jean Paulhan demande à Adrienne Monnier les deux premiers numéros de Dada parus à Zurich qu’elle venait de recevoir et qu’elle s’apprête à retourner à l’envoyeur. C’est par ces deux numéros que Breton et Aragon auront connaissance du mouvement dada.Sylvia Beach part dans les Balkans comme volontaire de la Croix-Rouge en Serbie.

191917 janvier. Séance Léon-Paul Fargue, avec le concours du pia-niste Ricardo Viñes (interprétant les Gnossiennes de Satie), du comédien Jean Yonnel et d’Adrienne Monnier (lecture de Tancrède et de Pour la musique).20 février. Lecture du Cap de Bonne-Espérance, par Jean Cocteau.

21 mars. Audition de Socrate, d’Erik Satie, avec Suzanne Balguerie. Première représentation « semi-publique » après sa création, en version pour piano et soprano solo, chez la prin-cesse de Polignac. La première représentation publique, le 7 juin 1920, sera un échec.28 mars. Lecture de La Vierge et les Sonnets, par Francis Jammes.12 avril. Séance Paul Valéry, avec causerie de Léon-Paul Fargue et lectures par André Gide (« La Pythie »), Léon-Paul Fargue (« La Jeune Parque »), André Breton (« Été ») et Adrienne Monnier (« Aurore»).30 mai. Séance Paul Claudel, organisée au théâtre du Gymnase, avec Marguerite Moreno, Ève Francis, Jean Hervé, Jean Yonnel et Édouard De Max.Hiver. Création d’une « antenne » indépendante de la librairie par Renée Lancelle dans le XVIe arrondissement, Les Amis des Livres du XVIe, 33, rue de l’Assomption (59, avenue Mozart). Une autre « société de lecture », intitulée Les Amis des Livres, naîtra au Caire, « filiale de la librairie d’art Stavrinos & Cie ». 17 novembre. Revenue de Serbie en France en juillet, Sylvia Beach, après avoir renoncé à ouvrir une librairie française à Londres, fonde à Paris, 8, rue Dupuytren (VIe), Shakespeare and Company, librairie-bibliothèque de prêt de langue anglaise conçue sur le même modèle que La Maison des Amis des Livres.

Septembre. Mariage de Suzanne Bonnierre avec Gustave Tronche, administrateur de la NRF.

192013 janvier. Conférence de Georges Duhamel, « Guerre et Littérature ».

11 février. Audition d’Alissa (1913) de Darius Milhaud, d’après La Porte étroite d’André Gide, avec Jane Bathori et l’auteur.

15 février. Publication de La Maison des Amis des Livres, pro-fession de foi d’Adrienne Monnier.

9-31 mars. Exposition des « Aquarelles » du peintre Cornilleau. Présentation d’André Gide.

29. Roman de Raymonde Linossier se composant de cinq chapitres dont le plus long comportait douze lignes. Adrienne Monnier considérait le « bi-bisme » comme une sorte de dada avant l’heure.

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16 mars. Première visite de Gertrude Stein et Alice B. Toklas à Shakespeare and Company.25 mars. Deuxième séance Léon-Paul Fargue, avec lectures par André Gide, Francis de Miomandre, Jacques Porel, Adrienne Monnier et Réjane, déjà malade et dont ce devait être la der-nière apparition publique.Avril. Adrienne Monnier crée la collection « Les Cahiers des Amis des Livres », dont les six numéros sortiront tous au cours de l’année. Dans l’ordre, il s’agit de : - Paul Claudel, Introduction à quelques œuvres (publication de la conférence faite le 20 mai 1919 au théâtre du Gymnase) ;- Georges Duhamel, Guerre et littérature ;- Francis Thompson, Une antienne de la terre, poème traduit de l’anglais pour la première fois, annoté par Auguste Morel et précédé d’une notice biographique sur Francis Thompson, par Mr Wilfrid Meynell ;- Luc Durtain, Georges Duhamel, avec un portrait par Paul-Émile Bécat ;- Paul Valéry, Album de vers anciens, 1890-1900 (Poèmes déjà publiés, à part deux pièces inachevées et une page de prose sur l’art du vers) ;- Valery Larbaud, Samuel Butler.11 juillet. Dîner chez André Spire au cours duquel Sylvia Beach rencontre James Joyce pour la première fois.

12 juillet. James Joyce, domicilié 5, rue de l’Assomption (Paris XVIe), souscrit à un abonnement d’un mois à Shakespeare and Company.3 novembre. Conférence de Valery Larbaud sur Samuel Butler.26 novembre. Lecture du Voyage des amants, poème inédit, par Jules Romains.

19219 février. Conférence de Georges Duhamel, « Pourquoi nous aimons un poète », avec le concours de Blanche Albane.14 - 21 février. Procès à New York contre la Little Review, accusée d’obscénité pour avoir publié des extraits d’Ulysses de James Joyce.

10 avril. James Joyce écrit à Harriet Shaw Weaver : « J’ai accepté la proposition que m’a faite Shakespeare and Company, une librairie d’ici […]. Ils m’offrent 66% de bénéfice net. »13 avril. Séance consacrée à l’œuvre d’Henry J.-M. Levet, avec la participation de Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud.26 avril. Inauguration de l’exposition des « Tableaux, dessins, litho-graphies » de C. F. Winzer.18 mai. Deuxième séance Paul Valéry, Dialogue sur l’architecture, lectures de poèmes, par André Gide, Léon-Paul Fargue, Adrienne Monnier et Jean Yonnel.28 mai. Deuxième séance Paul Claudel, textes lus par Léon-Paul Fargue, Jules Romains, Adrienne Monnier, Ève Francis et Édouard De Max.27 juillet. Sylvia Beach quitte le 8 rue Dupuytren pour le 12 rue de l’Odéon où elle a installé Shakespeare and Company.Décembre. Ernest Hemingway, introduit par Sherwood Anderson, rencontre Sylvia Beach et prend un abonnement à Shakespeare and Company.7 décembre. Séance consacrée à James Joyce. Conférence de Valery Larbaud et lecture des premiers fragments d’Ulysse traduits en français par Larbaud, Benoist-Méchin et Fargue. Le carton d’invitation précise : « Nous tenons à prévenir le public que certaines pages qu’on lira sont d’une hardiesse d’expres-sion peu commune qui peut très légitimement choquer. / Cette séance étant donnée au bénéfice de JAMES JOYCE, le droit d’admission sera, exceptionnellement, de 20 francs par per-sonne. Nous serions particulièrement reconnaissants envers les personnes qui voudraient bien dépasser la somme fixée. »

19221er février. Sylvia Beach va chercher le premier exemplaire d’Ulysses à la gare de Lyon et le dépose chez James Joyce. L’imprimeur Darantière avait mis les bouchées doubles pour que le livre soit prêt le jour de l’anniversaire de l’auteur, le 2 février. Un mois après sa sortie, l’édition ordinaire des 750 exemplaires est épuisée.Février. En collaboration avec Henri Girard, Adrienne Monnier

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ouvre un local sur cour, La Bouquinerie des Amis des Livres, destiné à la vente des exemplaires d’occasion.31 mai. Causerie de Paul Valéry sur Les Idées d’Edgar Poe. C’est la première fois que Paul Valéry prend la parole en public.

1923Avril. Publication de La Figure, premier recueil de poèmes d’Adrienne Monnier, à La Maison des Amis des Livres.29 mai. Troisième séance Jules Romains, avec lectures par l’auteur et par Adrienne Monnier.Rencontre avec Saint-John Perse, dont Adrienne Monnier portera le manuscrit d’Anabase à Jacques Rivière pour publication dans la NRF et que l’auteur lui donnera une fois le volume paru. Lecture en petit comité du poème dans l’appartement d’Adrienne, au 18 rue de l’Odéon.

1924Été. Parution du premier numéro de la revue Commerce, sous la direction de Paul Valéry, Léon-Paul Fargue et Valery Larbaud, dont la publication s’arrêtera en 1932. Administration : Adrienne Monnier, pour le premier numéro seulement. Brouille avec Léon-Paul Fargue. Le numéro 2 paraît le 5 janvier 1925 ; le siège de la revue a été transféré chez Ronald Davis, 160, rue du Faubourg-Saint-Honoré.

1925Mai-décembre. Séjour de Francis Scott Fitzgerald à Paris.1er juin 1925 - mai 1926. Le Navire d’argent, revue mensuelle de littérature et de culture générale dirigée par Adrienne Monnier.

192614-15 mai. Vente de la bibliothèque personnelle d’Adrienne Monnier à l’Hôtel Drouot pour combler le déficit de sa revue Le Navire d’argent.Juin. Publication du recueil Les Vertus, poèmes d’Adrienne Monnier, à La Maison des Amis des Livres.19 juin. Première représentation de Ballet mécanique, de George Antheil, au Théâtre des Champs-Elysées.

15 décembre 1926 - 25 janvier 1927. Exposition Paul-Émile Bécat.

1927Affaire du piratage d’Ulysses par Samuel Roth, qui entend publier le livre en revue et le vendre sous le manteau à sa guise. Sylvia Beach mobilise toute la communauté littéraire.16 mai-15 juin. Exposition Marie Monnier. Préface du catalogue par Léon-Paul Fargue.22 juin. Mort d’Eleanor Beach, la mère de Sylvia, à l’Hôpital américain de Paris, par absorption massive de barbituriques.

1929Février. Publication d’Ulysse par James Joyce, « Traduit de l’an-glais par M. Auguste Morel assisté par M. Stuart Gilbert. Traduction entièrement revue par M. Valery Larbaud avec la collaboration de l’Auteur », à La Maison des Amis des Livres.27 juin. Déjeuner Ulysse à l’hôtel Léopold des Vaux-de-Cernay pour fêter la sortie du livre.10-30 juin. Exposition de « Quelques pastels » de Simon Bussy. Préface de Jean Schlumberger.Septembre. Publication de Littérature par Paul Valéry, à La Maison des Amis des Livres.

1930Mars-juin Exposition Marie Monnier.15 mai Lecture par Jean Schlumberger de fragments d’un roman inédit, Saint-Saturnin.16 décembre 1930 - 15 janvier 1931. Exposition de la peintre suisse Élisabeth Mary Burgin.

19317 janvier. Lecture d’Edith Sitwell à Shakespeare and Company.26 mars. Deuxième séance consacrée à James Joyce. Conférence d’Adrienne Monnier, « James Joyce et le public français ». Fragments de « Anna Livia Plurabelle » lus en anglais par Joyce (audition d’un enregistrement) ; présentation de la traduction de « Anna Livia Plurabelle », par Philippe Soupault (l’un des sept

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traducteurs avec Samuel Beckett, Alfred Péron, Paul Léon, Ivan Goll, Eugène Jolas et Adrienne Monnier) et lecture de fragments traduits en français par Adrienne Monnier.Publication de Moralités par Paul Valéry, à La Maison des Amis des Livres.Adrienne Monnier et Sylvia Beach sont contraintes de vendre leur automobile pour des raisons économiques.

1932Publication par Adrienne Monnier du Catalogue critique de la Bibliothèque de prêt qu’elle a composée entre 1915 et 1932.Fableaux, de J.-M. Sollier (pseudonyme d’Adrienne Monnier), à La Maison des Amis des Livres.

1934Janvier. Un mois après la levée de l’interdiction, Ulysses de James Joyce paraît aux États-Unis chez Random House.

193515 janvier. Parution du premier numéro de la revue trimestrielle Mesures, dont la publication s’arrêtera en 1940. Comité de direction : Henri Church, Bernard Groethuysen, Henri Michaux, Jean Paulhan, Giuseppe Ungaretti. Administration : Adrienne Monnier jusqu’en 1937, puis José Corti.Mars. Gisèle Freund entre pour la première fois à La Maison des Amis des Livres, pour acheter Puissances de Paris de Jules Romains, remarqué en vitrine.

1936A l’initiative d’André Gide, un comité de soutien, Les Amis de Shakespeare and Company, a été créé pour aider Sylvia Beach dans ses difficultés financières. Les séances ont lieu dans la librairie. Les premières seront :1er février. Lecture d’André Gide ;29 février. Paul Valéry (Alphabet et Fragments de Narcisse) ;28 mars. Lecture de Jean Schlumberger ;9 mai. Lecture de Jean Paulhan (Les Fleurs de Tarbes) ;

6 juin. Lecture de T. S. Eliot (The Waste Land et fragments de The Four Quartets, à paraître).1er juillet. Séance de la revue Mesures. Lectures de leurs œuvres par Jacques Audiberti, Henri Calet, Charles-Albert Cingria, René-Jean Clot, René Daumal, Georges Limbour, Henri Michaux, Georges Pelorson, Francis Ponge, A. Rolland de Renéville, J.-M. Sollier (Adrienne Monnier) et Jean Paulhan.Durant l’été, Sylvia Beach part pour un grand voyage aux États-Unis. À son retour, elle se voit contrainte de déménager et d’in-tégrer le petit appartement au-dessus de sa boutique, car Adrienne abrite désormais Gisèle Freund chez elle.Publication de La Photographie en France au XIXe siècle par Gisèle Freund, à La Maison des Amis des Livres.

193730 janvier. Lecture de fragments des Hommes de bonne volonté et de L’Homme blanc par Jules Romains à Shakespeare and Company.Février. Adrienne Monnier vend les derniers exemplaires et les droits d’Ulysse de James Joyce aux éditions Gallimard. Se consacre à sa Gazette des Amis des Livres.30 avril. Lecture d’André Maurois à Shakespeare and Company.12 mai. Lectures d’Ernest Hemingway (« Fathers and Sons », ex-trait de Winner Take Nothing) et de Stephen Spender (Poèmes) à Shakespeare and Company.2 juillet. Séance consacrée à la revue Life and Letters to-day à Shakespeare and Company.Août. Nomination d’Adrienne Monnier au grade de chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur.Sylvia Beach entame la rédaction de ses Mémoires.

1938Janvier 1938 - mai 1940. La Gazette des Amis des Livres, rédigée par Adrienne Monnier et par les Amis des Livres, paraît six fois par an et n’est vendue que par abonnement.Publication de Paris 1900 par Bryher, traduction par Sylvia Beach et Adrienne Monnier, à La Maison des Amis des Livres.

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Adrienne Monnier rencontre Maurice Saillet, qui lui écrit sur les conseils d’André Gide. Il deviendra son assistant l’année suivante et le restera jusqu’à la cession de la librairie.Juin. Sylvia Beach est nommée au grade de chevalier dans l’Ordre national de la Légion d’honneur.

19395 mars. Première projection des portraits d’écrivains en couleurs réalisés par Gisèle Freund à La Maison des Amis des Livres.

194016 novembre. Mort du révérend Sylvester Beach.

194113 janvier. Mort de James Joyce à Zurich.1er mars. À l’occasion des noces d’argent de la librairie, lecture de Mon Faust, par Paul Valéry, dans l’appartement d’Adrienne Monnier, au 18 rue de l’Odéon.Décembre. Un officier allemand, venu deux fois demander un exemplaire de Finnegans Wake que Sylvia Beach refuse de lui vendre, menace de confisquer tous ses livres. En deux heures, Sylvia Beach déménage tout le contenu de la librairie. Shakespeare and Company ne rouvrira jamais.

1942Août. Sylvia Beach est arrêtée à Paris en tant qu’Américaine, ennemie de l’occupant. Elle passe plus de six mois dans un camp d’internement à Vittel.

1943Juin. Adrienne Monnier ferme la bibliothèque de prêt. Bien que les affaires marchent au ralenti, elle poursuit son activité de libraire durant toute la période de la guerre qu’elle passe sans encombres, a priori sans être inquiétée par la censure ou les autorités d’occupation. Elle profite de ses relations avec les diplomates (Henri Hoppenot et Saint-John Perse notamment) pour sauver ou faire libérer de nombreux écrivains juifs, parmi lesquels Arthur Koestler, Siegfried Kracauer.

194428 avril. Mort de Clovis Monnier à l’Haÿ-les-Roses, d’une tumeur de la langue.26 août. Hemingway « libère » la rue de l’Odéon.4 octobre. Mort de Philiberte Monnier à Paris.

19467 octobre. Séance Victoria Ocampo, avec projection de photo-graphies en couleurs de Gisèle Freund sur l’Argentine.

1948Adrienne Monnier songe sérieusement à se séparer de la librairie. Elle demande 12 millions de francs pour le fonds.

1951Avril. Sylvia Beach donne 5 000 livres de littérature américaine issus de sa bibliothèque de prêt à l’American Library in Paris. Après sa mort en 1962, et contre sa volonté maintes fois expri-mée, il fut question de donner également à l’American Library la partie anglaise de sa collection. Grâce à Jackson Mathews et à Howard C. Rice, assistant bibliothécaire à Princeton et an-cien lecteur d’anglais à la Sorbonne, la partie anglaise (environ 5 000 volumes) sera versée à l’Institut d’études anglaises dé-pendant de la Sorbonne.Juin. Épuisée, déjà malade, Adrienne Monnier cède le bail de La Maison des Amis des Livres à Jean-François et Noémie Chabrun.

1953Octobre. Les Chabrun cèdent à leur tour le bail de la librairie à M. et Mme Lamy. Adrienne Monnier continue de recevoir un appoin-tement mensuel et peut s’inscrire aux Assurances sociales.Les Gazettes d’Adrienne Monnier (1925-1945), recueil de ses chroniques et articles, paraissent chez René Julliard, par les soins de Maurice Nadeau (rééditions : Mercure de France, 1961 ; Gallimard, « L’Imaginaire », 1996).

195516 juin. Atteinte de la maladie de Ménières, dérèglement de

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l’oreille interne, Adrienne Monnier, épuisée par ses vertiges et les acouphènes, décide d’abréger ses souffrances en absorbant des barbituriques. Elle laisse ce mot : « Je mets fin à mes jours : ne pouvant plus supporter les bruits qui me martyrisent depuis huit mois, sans compter les fatigues et les souffrances que j’ai endurées ces dernières années. / Je vais à la mort sans crainte, sachant que j’ai trouvé une mère en naissant ici et que je trouverai une mère également dans l’autre vie. »19 juin. Mort d’Adrienne Monnier à l’hôpital Cochin, où elle avait été transportée. Elle laisse ce testament, daté du 2 mai 1955 :« Ceci est mon testament :Moi, Adrienne Monnier, je désire être incinérée civilement.Je lègue à ma sœur, Madame Marie Monnier-Bécat, tous mes biens mobiliers et immobiliers, Sous réserve qu’elle lègue, à sa mort, à l’Université de Paris : 1° ma correspondance littéraire, 2° les livres dédicacés à mon nom, 3° les portraits d’écrivains de Paul-Émile Bécat.J’aimerais que, lorsque ma sœur aura fait son choix parmi les volumes que je possède en édition courante, le reste aille, dès maintenant, à la bibliothèque municipale du sixième arrondis-sement. Je désire que les quatre broderies dont elle est l’auteur et dont elle m’a fait don, aillent prendre place, à sa mort, dans les Musées de Paris où les voyait par avance notre ami Léon-Paul Fargue. »Par ailleurs, elle charge Maurice Saillet de s’occuper de la pu-blication de ses écrits non réunis en volume.24 juin. Obsèques d’Adrienne Monnier au cimetière parisien de Bagneux dans la plus stricte intimité. La sépulture sera par la suite transférée au cimetière de Montlognon, près de Senlis (Oise), où Adrienne repose désormais aux côtés de sa sœur.

1956Publication de Ulysses in Paris par Sylvia Beach (Harcourt & Brace), extrait de ses Mémoires à paraître.

1957Souvenirs de Londres. Petite Suite anglaise, par Adrienne Monnier, Mercure de France.

1958La Lockwood Memorial Library de l’Université de l’état de New York, à Buffalo, achète la collection d’archives de Sylvia Beach sur Joyce pour 55 510 dollars. À 71 ans, Sylvia Beach connaît pour la première fois l’aisance.

195911 mars. Ouverture de l’exposition « Les Écrivains américains et leurs amis », organisée à partir des archives de Shakespeare and Company.Publication à New York de Shakespeare and Company par Sylvia Beach, chez Harcourt & Brace. Ses Mémoires paraîtront en français sous le même titre, mais dans une version abrégée, au Mercure de France, en 1962.

1960Trois Agendas (1921, 1940, 1955) d’Adrienne Monnier, hors commerce, texte établi et annoté par Maurice Saillet.Rue de l’Odéon, Mémoires d’une libraire et de sa librairie, par Adrienne Monnier, Albin Michel (réédition 1989).

1961Dernières Gazettes et écrits divers, par Adrienne Monnier, Mercure de France.

1962Les Poésies d’Adrienne Monnier, Mercure de France.6 octobre. Maurice Saillet découvre Sylvia Beach morte dans son appartement du 12 rue de l’Odéon, terrassée par une em-bolie. D’après le médecin, la mort fut instantanée et sans souffrances.

197630 avril. Mort de Marie Monnier à Montlognon (Oise).

199013 août. Mort de Maurice Saillet.

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Les archives d’Adrienne Monnier et de la librairie La Maison des Amis des Livres sont consultables à l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine (Imec) à l’abbaye d’Ardenne.

Le fonds Adrienne Monnier comprend les archives personnelles de la libraire, les manuscrits de son œuvre, de sa correspondance et des documents biographiques relatifs à sa famille et à son histoire. Le fonds comprend d’autre part les archives professionnelles de la librairie et offre une documentation importante sur la vie de cet établissement original, notamment à travers une riche iconographie, des dossiers de presse et des do-cuments éditoriaux et économiques. Cet ensemble est enfin complété par les archives de Maurice Saillet, dernier collaborateur d’Adrienne Monnier, et des dossiers littéraires qu’il constituait sur les auteurs contemporains.

L’ImecConfié à l’Imec en 1997 par Maurice Imbert, le fonds Adrienne Monnier, comme

celui d’autres libraires tel Martin Flincker, prend place au sein d’une des principales collections d’archives littéraires contemporaines de France.

Créé en 1998 à l’initiative de chercheurs et de professionnels du livre et de l’édition et installé depuis 2004 dans le site prestigieux de l’abbaye d’Ardenne, aux portes de Caen, l’Institut Mémoires de l’édition contemporaine est soutenu par le ministère de la Culture et par la Région de Basse-Normandie. Il rassemble, préserve et met en valeur des fonds d’archives et d’études consacrées aux principales maisons d’édition, aux revues et aux différents acteurs de la vie du livre et de la création contemporaine : éditeurs, écrivains, artistes, critiques, graphistes, libraires, imprimeurs, revuistes, traducteurs, journalistes…

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Mémoire vive du livre, ce patrimoine culturel, longtemps inaccessible et large-ment inédit, contribue au développement des recherches scientifiques sur la vie littéraire, artistique et intellectuelle, ses créateurs et ses médiateurs, ses réseaux et ses institutions, son économie et ses productions. L’Imec permet ainsi à un immense patrimoine privé, réparti sur plus de 500 fonds d’archives, d’être ouvert à la recherche dans le cadre d’une mission publique d’intérêt scientifique.

Outre les archives des grandes maisons d’édition (Albin Michel, Hachette, Flammarion, Dunod, Larousse, Le Seuil, Grasset et Fasquelle, P.O.L, Bordas, Le Sagittaire, La Sirène, Stock, Fayard, Christian Bourgois, La Table ronde, La Découverte, Denoël et Steele, Aubier-Montaigne…), l’Imec accueille des archives de revues (Esprit, la Revue des Deux Mondes, Arguments, Commerce et Le Nouveau Commerce, Critique, Change, Po&sie…) et d’institutions (le Collège de France, le PEN Club, le Parlement international des écrivains, l’Académie expérimentale des théâtres, le Centre culturel international de Cerisy…).

L’Imec accueille également des archives d’écrivains (Alain Robbe-Grillet, Marguerite Duras, Louis-Ferdinand Céline, Jean Paulhan, Jean Genet, Roland Barthes, Samuel Beckett, Philippe Soupault, Raymond Radiguet, Jean Tardieu, Michel Deguy, Hervé Guibert, Irène Némirovsky…), de philosophes (Michel Foucault, Jacques Derrida, Louis Althusser, Emmanuel Levinas, Félix Guattari, Edgar Morin, Philippe Lacoue-Labarthe), d’artistes (Erik Satie, Pierre Schaeffer, Jean Hélion, Jean Bazaine, Pol Bury…), d’hommes de théâtre (Roger Blin, Patrice Chéreau, Jerzy Grotowski, Antoine Vitez, Alain Françon, Marcel Maréchal, Yannis Kokkos) ou de chorégraphes (Dominique Bagouet, Susan Buirge).

La bibliothèque de l’Imec à l’abbaye d’Ardenne accueille, du mardi au vendredi, les chercheurs qui ont la possibilité de séjourner à l’abbaye. L’antenne parisienne, au 174, rue de Rivoli, à Paris (01 54 34 23 23) sert de relais dans la préparation du séjour et offre un premier accès aux inventaires. Un service d’accueil à distance, par téléphone (02 31 29 52 33) ou par courriel (bibliothè[email protected]) permet d’obtenir tous ren-seignements pour une recherche ou pour un séjour.

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œUvRes d’AdRIenne MOnnIeR

La Maison des Amis des Livres, hors commerce, 15 février 1920.

La Figure, La Maison des Amis des livres, 1923.

Les Vertus, La Maison des Amis des livres, 1926.

Vierges folles (sous le pseudonyme de J.-M.Sollier), NRF, 1931.

Catalogue critique de la Bibliothèque de prêt qu’elle a composé entre 1915 et 1932, I. « Littérature française et culture générale », La Maison des Amis des Livres, 1932.

Fableaux (sous le pseudonyme J.-M. Sollier), La Maison des Amis des Livres, 1932. Nouvelle édition Mercure de France, 1960.

Les Gazettes d’Adrienne Monnier (1925-1945), René Julliard, 1953. Nouvelle édition Mercure de France, 1961, puis Gallimard, « L’Imaginaire », 1996.

Souvenirs de Londres. Petite suite anglaise, Mercure de France, 1957.

Trois agendas (1921, 1940, 1955), Hors commerce, 1960.

Rue de l’Odéon, Albin Michel, 1960. Nouvelle édition 1989.

Dernières gazettes, Mercure de France, 1961.

Les Poésies d’Adrienne Monnier (Les Figures, Les Vertus, Deux Poèmes, Poésies diverses, avec une lettre de Valery Larbaud), Mercure de France, 1962.

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Laure Murat, précieuse et talentueuse amie

L’Imec, André Derval et Albert Dichy pour l’autorisation gracieuse de reproduire les gazettes et lettres d’Adrienne Monnier ainsi que l’ensemble des illustrations du cahier photos

Les Éditions Actes Sud et Thierry Magnier pour leur engagement à nos côtés et toutes leurs équipes qui ont œuvré pour que l’ouvrage existe, soit fabriqué et diffusé en temps voulu

Les éditions Albin Michel pour leur autorisation gracieuse de reproduire de nombreux extraits de l’ouvrage Adrienne Monnier, rue de l’Odéon (© Albin Michel, 1960,1989, 2009)

Les éditions Fayard pour leur autorisation gracieuse de reproduire la chronologie parue dans Passage de l’Odéon : Sylvia Beach, Adrienne Monnier et la vie littéraire à Paris dans l’entre-deux-guerres (© Librairie Arthème Fayard, 2003)

Les éditions Gallimard pour leur autorisation gracieuse de reproduire les textes La Boutique d’Adrienne de Jacques Prévert et Au revoir, Mademoiselle de René Char ainsi qu’un extrait de l’ouvrage La Bâtarde de Violette Leduc (© Gallimard, 1964, « L’Imaginaire », 1996)

Les éditions Mercure de France pour leur autorisation gracieuse de reproduire les textes Rue de l’Odéon de Siegfried Kracauer et Reine reinette de Michel Cournot

nous remercions

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La Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet pour son autorisation gracieuse de reproduire les lettres d’Aragon, de Paul Claudel, de Paul Valéry et de Saint-John Perse

Le Figaro littéraire pour son autorisation gracieuse de reproduire la gazette Un déjeuner avec Colette, d’Adrienne Monnier.

Flammarion (pour la distribution)

Xavier Person, Isabelle Reverdy, Laurence Vintejoux (Conseil régional d’Ile-de-France)

Le Centre national du livre

Florence Robert (association Verbes)

Marie Michelangeli (directrice artistique)

Nathalie Dran (relations presse, coordination libraires, association Verbes)

David Houte, Caroline Loustalot (Librairie des Abbesses)

Christine Ferrand, Gérald Fianni (Livres Hebdo)

Angèle Soyaux (réviseuse)

Ni le livre, ni cette Fête de la Librairie par les libraires indépendants n’auraient vu le jour sans la chaîne de toutes ces personnes, sans leur engagement, leur passion, leur amicale collaboration…

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table des matieres

Prélude Marie-Rose Guarniéri

Avant-propos Jean-Paul Capitani

Préface Laure Murat

La Maison des Amis des Livres LA LIbRAIRIe, Un ACte de fOI « La Maison des Amis des Livres »

AUtOUR des POtAssOns « Souvenirs de l’autre guerre »

AndRé bRetOn « Mémorial de la rue de l’Odéon »

eRnest heMInGwAy « Hemingway libère la rue de

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Les Gazettes Description de la voix de ClaudelLa voix de Paul ValéryLettre à un jeune poètePréambuleUn déjeuner avec ColettePetit salut à Italo Svevo

CorrespondancesLettre de Louis Aragon à Adrienne MonnierLettre de René Crevel à Adrienne MonnierLettre de Paul Claudel à Adrienne MonnierLettre de Paul Valéry à Adrienne MonnierLettre de Saint-John Perse à Adrienne MonnierLettre d’Adrienne Monnier à Henri Pichette Lettre d’Adrienne Monnier à James Joyce

PortraitsJACqUes PRéveRt - La boutique d’AdriennesIeGfRIed KRACAUeR - Rue de l’OdéonRené ChAR - Au revoir, MademoiselleMICheL COURnOt - Reine reinettevIOLette LedUC - La Bâtarde

Chronologie

L’Imec

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Les textes ont été choisis par Laure Murat.

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Achevé d’imprimer en février 2010 sur les presses de l’imprimerie Delta Color, à Nîmes. La photogravure a été réalisée par Terre Neuve, à Arles.

© Association Verbes, 2010© Fonds Librairie «La Maison des Amis des livres» / Adrienne Monnier / Archives IMEC

ISBN : 978-2-7427-9148-4 Hors commerce

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