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Ambiances sonores du Caire : Proposer une anthropologie des environnements sonores /` a paraˆ ıtre Vincent Battesti To cite this version: Vincent Battesti. Ambiances sonores du Caire : Proposer une anthropologie des environ- nements sonores /` a paraˆ ıtre. Les cahiers du GERHICO, 2008, ` a paraˆ ıtre.., pp.7. <halshs- 00341934v1> HAL Id: halshs-00341934 https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00341934v1 Submitted on 26 Nov 2008 (v1), last revised 25 Jan 2009 (v3) HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destin´ ee au d´ epˆ ot et ` a la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publi´ es ou non, ´ emanant des ´ etablissements d’enseignement et de recherche fran¸cais ou ´ etrangers, des laboratoires publics ou priv´ es.

Ambiances Sonores Du Caire-Battesti

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Proposer une anthropologie des environnements sonores

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  • Ambiances sonores du Caire : Proposer une

    anthropologie des environnements sonores /a` paratre

    Vincent Battesti

    To cite this version:

    Vincent Battesti. Ambiances sonores du Caire : Proposer une anthropologie des environ-nements sonores /a` paratre. Les cahiers du GERHICO, 2008, a` paratre.., pp.7.

    HAL Id: halshs-00341934

    https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-00341934v1

    Submitted on 26 Nov 2008 (v1), last revised 25 Jan 2009 (v3)

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    Vincent BATTESTI1

    Ambiances sonores du Caire Proposer une anthropologie des environnements sonores

    une pollution de lair record sajoute au Caire une cacophonie permanente qui en fait une des capita-les du monde les plus insupportablement bruyantes, selon des tudes scientifiques. Klaxons, musique tue-tte, appels la prire lancs des haut-parleurs et circulation incessante, tous ces bruits tournent la cacophonie dans une mgapole surpeuple de 17 millions dhabitants. [] Un expert du NRC, Moustapha Ali Chafiye, [affirme que] "Le bruit au Caire est exceptionnel, il ne peut tre compar aux autres villes du monde arabe" (dpche AFP du 28 janv. 2008).

    Pour voquer les espaces publics du Caire, je vais mobiliser cette matire intangible que sont les ambian-ces sonores dun lieu. Je ne vais pas le faire de faon potique, approche lgitime, mais mal adapte mon ob-jectif analytique : je vais le tenter de faon anthropologique.

    ce titre, une difficult se pose immdiatement : le terme ambiance dans le dictionnaire est une en-tre psychologique. L ambiance se dfinit en gnral comme la qualit du milieu matriel, intellectuel ou moral qui environne et conditionne la vie quotidienne d'une personne ou d'une runion de personnes : la dfini-tion reste vague, mais a lavantage de prsenter une interaction (un peu univoque cependant ici) entre lenvironnement et la vie quotidienne. Je vais aborder lambiance dans ce texte essentiellement par sa composan-te sonore et cela ne rduit pas, hlas ! la difficult.

    Les ambiances et les ambiances sonores en particulier sont curieusement un domaine de recherche fai-blement investi2. Objets scientifiques peu lgitimes, peut-tre pour leur caractre vanescent, les ambiances dun lieu ressortissent de la littrature romanesque sous langle dvocations, parfois admirablement rendues, mais toujours de lordre du ressenti et non de lanalyse. vrai dire, cette perspective analytique qui nous intresse na pas encore t, mon sens, applique aux ambiances. Cest donc dun dbroussaillage du champ dtude dont il sagit ici. Plutt que dennuyer le lecteur dans la recherche de traces anciennes dintrt manifest par dautres scientifiques sur leur terrain ou de se perdre en conjonction dans le champ du savoir livresque, je prfre lemmener sans dtour pour Le Caire, en son espace public, et lexposer son ambiance.

    Comment prsenter une ambiance sonore dans les deux dimensions dune page imprime ? moins de renvoyer le lecteur un support multimdia3, on mesure la difficult dune approche de la dimension sonore des environnements. Ce sont quatre ambiances sonores du Caire, en quatre lieux diffrents, quatre moments, illus-tres ici par ces quatre montages photographiques. Associer ces images une sonorit des espaces quelles re-prsentent est de la comptence de celui qui connat auditivement ces lieux ces moments : de celui qui connat ces ambiances . La premire scne de bruyante circulation un midi sur la place Ramss (en face de la gare principale du Caire) peut laisser croire que lon peut se figurer la sonorit associe ; cependant, il ne fau-drait pas oublier, pour tenter une reproduction un peu fidle, les indissociables rabatteurs des microbus : ils crient tue-tte la destination de leur quipage. La deuxime scne dun caf cairote de quartier populaire de-mande aussi de connatre le glouglou des narguils et le bruit mat des dominos claquant sur les tables. La troi-sime scne, lvidence une manifestation, demanderait aussi dimaginer des slogans chants par la foule et leur type dintonation. La quatrime scne est sans doute la plus difficile pour le botien en ambiance gyptien-ne : voquer mme lvnement du muled (fte dun saint patron, patronne en loccurrence) est complexe, car il sagit peut-tre dune catgorie dexprience plus particulire, non transposable un autre lieu ou un autre mo-ment.

    1 Anthropologue, chercheur associ au Musum national dHistoire naturelle (Paris), UMR 5145 coanthropologie ethnobiologie. 2 lexception dun intressant travail dont jai pris trs rcemment connaissance sur le paysage sonore de Ramallah, un mmoire de master dont lambition est toutefois diffrente, puisque lauteure ne traite pas vraiment des ambiances, mais largit son travail dethnomusicologue (tradition musicale) pour englober des lments sonores urbains signifiants (appels la prire, etc.). Gabrielle GEORGE, Le paysage sonore de Ramallah, mmoire principal, Universit Paris X Nanterre, Ethnologie et prhistoire, Paris, 2007, 138 p.3 Voir sur mon site web, la prsentation introductive (confrence donne en dcembre 2007 Poitiers) de quatre lieux du Caire en quatre moments travers un montage photographique et un court extrait sonore : http://vbat.org/spip.php?article439.

    AparatredansLesCahiersduGERHICO,2008(souspresse).

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    Place Ramses, depuis le pont pitonnier : crieurs des microbus, matine, Le Caire, le 2 novembre 2003, 11h 24.

    Cafe et dominos dans la rue, Cafe Soleiman Gohar, Le Caire, le 25 fvrier 2007, 21h 30 (photographies : plus tt dans la journe).

    Manifestation contre la guerre en Irak, place Saida Zainab, Le Caire, le 15 fvrier 2003, 13h 21.

    Muled Sayada Zainab, Le Caire, le 1er octobre 2002, 23h 26.

    Mais si lon jouait srieusement ce jeu de dcrire les bandes sonores de ces montages photographiques, on se rendrait rapidement compte que, dune part, lon a peu de vocabulaire pour parler des ambiances sonores et que, dautre part, il nous manquerait quand mme davoir vcu ces ambiances pour les dcrire. Les montages photographiques nous permettent au moins dassez bien situer le lieu de ces ambiances urbaines ou tout le moins la catgorie dvnements auxquelles elles appartiennent (espaces public, manifestation, quotidien urbain, circulation, etc.). Lexercice inverse, partir des seuls documents sonores pour deviner les lieux et leur associer un espace visuel, est, dexprience, nettement plus malais. Cest ce que Schaeffer a appel une situa-tion acousmatique (entendre un son sans voir sa cause visible) : Nous dcouvrons que beaucoup de ce que nous croyons entendre ntait en ralit que vu, et expliqu, par le contexte. 1 Cela est le signe crdible dune pr-minence (historique et sociale) du regard dans la balance des sens dont nous sommes pourvus2. Et cette culture du visuel, de limage, prdomine y compris en sciences. Il faudrait sans doute dire : surtout dans la pratique scientifique. Depuis la modernit, la preuve scientifique est visuelle, repose sur la crdibilit du tmoin oculaire. Ceci vaut aussi et particulirement en anthropologie (sur le terrain, on dit que lon fait de lobservation ). Nous avons faire des sciences de lobservation, de la preuve par le vu, non par lentendu (saint Thomas de-vrait tre le saint patron de la science !). La science est sourde, la preuve est visuelle.

    La science nest dailleurs pas seulement sourde : on oublie tous les sens autres que le visuel. Dans les jardins doasis du Sud tunisien3, jai t sensibilis aussi au sens propre aux qualits sensorielles mul-tiples dun espace. Les jardiniers du Jrid travaillent la quintessence du jardin oasien classique. Les jardiniers me rptaient inlassablement : ces jardins, hein, cest beau ! , et surtout le soir, en buvant de la sve de dattier fermente, en faisant banquet avec des amis, chantant, se la coulant douce sous les palmiers La beaut, les qualits esthtiques revendiques (mais quasi indicibles) des ambiances de ces jardins sollicitent vritablement tous les sens : cette beaut nest pas apprcier uniquement par la vue, mais par loreille, lodorat, le got, le toucher et, je rajouterais, par ses dimensions de sociabilits (de partage, en fait). Lespace sonore est une compo-sante de lespace social : les sons rythment le temps, dfinissent les espaces, singularisent les ambiances. 1 p. 93 dans Pierre SCHAEFFER, Trait des objets musicaux, essai interdisciplines, ditions du Seuil, Pierres vives, Paris, 1966, 703 p. 2 Je madressais, dans cette confrence remanie pour lcrit, un public franais. Il ne faut pas donner ces propos une porte universelle. 3 Vincent BATTESTI, Jardins au dsert, volution des pratiques et savoirs oasiens, Jrid tunisien, ditions IRD, travers champs, Paris, 2005, 440 p.

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    Les paysages sonores comme enjeu social.

    Puisquil sagit de largement dbroussailler encore mon sujet, je vais prsenter, autant que faire ce peut, des faits observs (couts), mais aussi rflchir ici voix haute une mthodologie : laborer une grille danalyse des ambiances.

    Le son revient en force aujourdhui dans la production scientifique en particulier, mais il est presque toujours abord comme du bruit subi et trs souvent comme pollution sonore. Subi ? on oublie que lmetteur, lui, peut tre dans une dmarche volontaire ! Au Caire, la dmarche volontaire est vidente quand les femmes lancent des youyou ! pour les bonnes nouvelles. La dmarche est identique avec les cris des garons de caf (ou le bruit de la tlvision) qui sont l pour donner de lambiance ltablissement et satisfaire la clien-tle. Un de mes domaines de recherche est la notion dambiance1. Comme le manifestent les jardiniers doasis, les ambiances sollicitent diffrents sens. Il conviendrait davoir, pour Le Caire, une analyse de la hirarchie des sens et de la balance tablie entre eux. dfaut, je puis au moins dire que la dimension sonore est loin dy tre ngligeable et que la matire sonore (dont le volume peut-tre calcule en dcibels), elle, est bien prsente2.

    On peut prsenter deux dfinitions de la sonorit dun lieu : comme la rsultante des activits menes en son sein (cest une dfinition passive), mais galement comme une construction collective volontaire (cest l une dfinition active) et elle devient alors une composante essentielle de lapprciation dun espace par ses usa-gers.

    Le Caire est une mgapole, fonde anciennement et aujourdhui elle se range comme la premire ville dAfrique avec prs de 17 millions dhabitants. Je me suis interrog dabord sur les ambiances en observant le centre-ville (wast el-balad). Au sein du tissu urbain de la capitale gyptienne et de sa gangue sonore 3, ce quartier haussmannien du XIXe sicle possde une identit spcifique attribue par les citadins : anciennement un quartier de rsidence bourgeoise, de la centralit du pouvoir et de la culture, il est devenu lancien quartier de la bourgeoisie et cest ce titre quil est massivement investi par les promeneurs des classes moyennes et po-pulaires. Lambiance ne relve pas que de lanecdotique ou dun simple arrire-plan, elle est prcisment la qualit premire invoque par les citadins pour expliquer leur dambulation ici et non pas ailleurs, pour justifier leur apprciation des lieux. Lambiance ou latmosphre du lieu (al-gaw en gyptien) est une part objective de la beaut dun espace urbain. Ce qui importe est lme (ar-rh) des lieux, qui ne se manifeste que par la coprsence dautres humains, metteurs et rcepteurs sonores. Dans ce Caire des sorties populaires, on dit que lambiance ne prend qu partir du moment o la densit humaine est aussi leve que dans son quartier dorigine qui est souvent populaire4. Cest un curieux paradoxe dobserver ces ambiances urbaines quasi-agrestes (on pique-nique sur les bancs, sur des ronds-points) qui se crent au sein mme et sans se soustraire et sabstraire dun environnement satur de gens, dodeurs, de pollutions urbaines et de sons. En fait, nos prome-neurs viennent prendre part au spectacle que la ville engendre en se regardant elle-mme, en sentendant elle-mme Ces ambiances urbaines sont des constructions collectives et trs phmres en particulier dans sa dimension sonore , mais des constructions pourtant toujours reproduites. Cette rgularit en elle-mme est dj intrigante et questionnable dun point de vue sociologique. Le paysage sonore (il faudrait dire soundscape en anglais) de ce centre-ville possde alors sa propre signature cette affirmation peut trs facilement se gn-raliser lensemble des quartiers de la mtropole. Cette signature est analysable, dcomposable en cette multitu-de petits bruits lmentaires qui la composent (on peut faire linventaire des diffrents bruits), mais cest seul le rendu densemble qui prend sens.

    En tant que constructions collectives, ces ambiances sonores peuvent devenir un enjeu social et subirent les vellits de domination dun groupe ou dun autre. Le grand dbat en 2004, toujours irrsolu aujourdhui, autour du projet dunification des appels la prire au Caire lillustre trs bien. Ici, il faut bien distinguer (exer-cice ordinaire et oblig pour un ethnologue) entre la perception dun acteur et son discours sur sa perception (il est difficile pour nous de se mettre la place des autres, lempathie est forcment limite). Dans cette affaire, on a ces trois catgories de protagonistes, en simplifiant outrageusement :

    - les lacs peuvent considrer les appels la prire dmultiplis par llectroacoustique et le nom-bre de mosques comme nuisibles au confort de vie. Ils sont cependant aujourdhui peu nom-breux et sans rel pouvoir ou lgitimit,

    1 Un projet douvrage avec mon collgue Nicolas Puig est en cours sur les Ambiances arabes. 2 Daprs notre tude, le niveau sonore frle [au Caire] les limites de lacceptable. Etre expos 85 dcibels plus de 8 heures par jour peut causer des dommages irrmdiables, or on a not que les maxima sur quatre sites variaient entre 85 et 95 dcibels et les minima entre 50 et 60. Nicholas S. HOPKINS, Les crises environnementales en gypte : pollution, conservation et mitigation dans Vincent BATTESTI et Franois IRETON dirs, gypte contemporaine [titre provisoire], Actes Sud/Sindbad, Paris, 2008 paratre. 3 Lexpression est de Nicolas Puig. 4 Le Caire possde des quartiers aux densits classes des plus fortes une chelle mondiale.

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    - les muezzins et cheikhs de mosques officielles et des milliers de salles de prires autoprocla-mes (quon appelle zawiyya en gypte) sont eux pour une couverture maximale, une saturation de lespace sonore par les prches et prires : lobjectif est dacculer chaque musulman (et le plus chacun) dans sa foi,

    - des agents de ltat Moubarak en particulier le ministre des Awqaf (des Affaires religieuses) qui considrent nuisible non tant le bruit que la dmultiplication des mosques et des prches non contrls. Ltat par ailleurs peut considrer que cela peut tre dommageable son image dtat moderne.

    Linsertion du religieux dans lambiance urbaine : quartier de Soleiman Gohar : prches du vendredi et bruits de voisinage depuis un balcon dappartement. Le Caire, le 16 fvrier 2007, vers 13 h.

    Linsertion du religieux dans lambiance urbaine : Traverse du march informel de lEzbekieh : mgaphones de prche et vendeurs. Le Caire, le 19 fvrier 2007, dbut de soire.

    En septembre 2004, le Dr Mahmoud Hamdi Zaqzouq, ministre des Affaires religieuses, tint peu prs ce langage pour clore cette sonore polmique : Le but de ce projet est purement organisationnel pour le bien tre des Cairotes et aussi pour que les mosques apparaissent sous un jour civilis. () la proximit des mosques entre elles (45 000 mosques au Caire) et le dcalage entre les appels la prire cause une interfrence avec des dcalages [entre mosques] de 10 15 minutes cinq fois par jour. Lappel sera diffus partir dune mosque [centrale] et sera radio-transmis sur toutes les autres mosques, sauf les zawiyya (qui se trouvent en gnral en bas des immeubles). Les muezzins ne seront pas renvoys, mais transforms en [lquivalent de sacristains]. (TV Arabia, 26 sept. 2004, agence gyptienne Shark al-Awsat)

    Cela rpond une proccupation majeure, mais la suite du discours est aussi informative : Les rumeurs selon lesquelles seraient supprims les appels la prire des mosques qui se trouvent dans les quartiers chics [du Caire] et surtout lappel la prire de laube ou la rumeur dune unification de la khotba (prche) du vendredi sont compltement fausses.

    Je disais, sur un plan de mthode, quil convient dcouter et de demeurer circonspect face aux discours des acteurs, mais il y a encore un autre biais : ne pas confondre le non-dit (spontanment) et le non-prouv . Prenons un exemple de sons subis, les bruits de la circulation automobile. Ils ne sont spontanment mentionns pour dcrire Le Caire que par des gens qui nhabitent pas Le Caire ; les Cairotes, eux, nen ont plus conscience, ne les mentionnent pas, mais ils les prouvent pourtant. Un autre exemple a contrario, pris dans la catgorie des sons revendiqus : quand les urbains des couches populaires disent que lambiance est bon-ne (al-gaw halu), cela signifie quils prouvent quelque chose, quils accordent une grande importance ce quils prouvent pour qualifier le moment et le lieu, mais il leur est souvent difficile den dire plus : il ma dailleurs fallu un temps l aussi pour comprendre ce non-dit. Dans ce non-dit, ce qui est plbiscit est la densit des corps, la lumire, mais aussi le paysage sonore. De la mme manire, il ne faut pas confondre le non-dit avec le non-su . Les usagers savent les qualits propres de chaque espace urbain, qualits qui autorisent telle ou telle ambiance sonore et autorisent leur niveau telle ou telle mission sonore contributrice de lambiance gnrale. Par exemple, les festivits collectives au Caire se marquent toujours dun accroissement trs notable du volume sonore (mesur en dcibel) des espaces publics ; mais selon quil sagit du Centre-ville du Caire ou dun de ses vieux quartiers populaires la signature sonore reste trs diffrente. Ces signatures forment un corpus de savoir qui nest pas toujours un savoir conscient, donc nonc ( dit ).

    Pour aller plus avant, il convient dexpliquer en deux mots la gographie sociale et historique du Caire et en particulier de ces deux lieux, le Centre-ville et le vieux Caire islamique : le centre historique mdival est aujourdhui trs populaire (voir misrable) tandis que ce que lon appelle wast al-Balad (le centre-ville au sens propre) cest le Caire haussmannien, lancien sige de la bourgeoisie gyptienne et cosmopolite, bourgeoi-sie aujourdhui soit dclasse (et reste sur place), soit reloge dans des quartiers chics plus priphriques. Cette

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    bourgeoisie parle dun envahissement shaaby (populaire) de leur ancien quartier de rsidence. On a donc au-jourdhui en centre-ville comme dans le Caire islamique presque la mme population dusagers dans ces lieux (ou en tout cas les mmes populations populaires frquentent ces deux lieux), mais les pratiques urbaines et les ambiances sonores affrentes sont tout fait diffrentes.

    Je me suis intress ce curieux centre-ville haussmannien du Caire dabord pour son espace public. Cest par la comparaison avec dautres villes, mais surtout avec dautres quartiers de la mme ville que lon peut cerner, par contraste, la signature sonore dun lieu : il ny a videmment pas de normes dambiance dans labsolu. Le principe qui semble le mieux rgir la politique populaire de la sonorit au Caire est celui de la satu-ration. Cela se vrifie de faon exemplaire dans les ftes de mariages populaires ou les mawalid (pluriel de muled, plerinage, foire et fte patronale tout la fois) : les musiques amplifies, avec des effets lectroacousti-ques de saturation que lon viterait partout ailleurs quen gypte, remplissent volontairement et sans partage tout lespace public. Il y a bien sr les moments plus quotidiens, o la saturation est moindre, mais la signature sonore des territoires de la ville est toute aussi vidente chacun. Comment qualifier ces espaces sonores, com-ment les analyser, que peut-on dire de leur production ? et, si les ambiances sonores peuvent tre dcrits comme des sortes de dcors de linstant , quels jeux dacteurs permettent-ils alors ?

    Mthodologie et grille danalyse.

    Dans lexercice de mon mtier dethnologue, et sur le terrain en particulier, jutilise diffrents supports denregistrement : ma mmoire, mon corps, mon stylo et mon carnet de note, mon appareil photo numrique et un enregistreur de son.

    Pour ce qui est du son, ce fut dabord des microcassettes de dictaphone, puis des minidisques et au-jourdhui une carte mmoire flash SD. Ces supports enregistrent et restituent partiellement des environnements sensoriels sonores. Mme imaginer que mes outils denregistrement aient t conu pour enregistrer de faon neutre (ce qui est fort peu probable, avouons-le), ce que nous recevons en coutant ces enregistrements, nous le recevons par lusage de nos sens, non pas ceux des metteurs ou bien mme des rcepteurs qui sont dans les rues du Caire. Or nos sens (ou leurs sens) ne fonctionnent pas comme des machines neutres, ils sont duqus, ils sont pour le moins talonns socialement. Donc ces enregistrements sont importants (surtout quand notre voca-bulaire pour dcrire les ambiances est pauvre), mais quand mme ils ne nous disent rien de lusage des sens, des systmes dapprciation, des canons esthtiques Cest l, mon avis, tout lintrt dun travail dethnologue sur le terrain.

    Qua apport ce travail denqute ? une hypothse : les ambiances (sonores en particulier) sont des struc-tures socialement structures, elles possdent du sens, socialement signifiant On peut dire que les ambiances sonores ne sont pas le fait du hasard, elles sont des productions sociales. Pour vrifier cette hypothse, je vais assumer quelle est vraie et appliquer aux ambiances sonores une approche analytique mise en place pour la musique qui, elle, cela ne fait de doute pour personne, est une production sociale. Pour ce faire, je vais re-prendre partiellement une grille labore pour lethnomusicologie par Steven Feld1, tout en la remaniant sans scrupule.

    Les points que je soulve ici sont autant considrer comme des preuves du caractre construit so-cial des ambiances sonores urbaines du Caire qu prendre comme des questions encore en suspens : cest une recherche en cours. Je prsente donc ici une grille que je dcompose en cinq points : la comptence, la forme, la production, lenvironnement et le discours. Vous allez retrouver certains des points dj discuts.

    La comptence.

    On peut en fait distinguer plusieurs comptences concernant les sonorits et les plus immdiates sont les comptences dcoute et les comptences de production. commencer par lcoute, il y a videmment une comptence dchiffrer un son ou un ensemble de sons entendus quelle est son origine, sa cause ? Il faudrait distinguer entre une coute naturelle et une coute dabstraction. Dans le cas des ambiances, cest le global qui est vis et la comptence rside en la dtermination de son sens est-ce une manifestation, un mariage, un vnement religieux, profane ? Il sagit bien de comptence, au sens que lui donna Chomsky2. Lanalyse dune ambiance par le passant ne requiert pas une approche strictement analytique : cest le contraire de lpoch, cette suspension du problme de lexistence du monde extrieur et de ses objets , ce dconditionnement des habi-1 Je renvoie cet auteur pour la grille dorigine. Steven FELD, Sound Structure as Social Structure dans Ethnomusicology, 28 (3), 1984, p. 383-409. 2 Dfinition linguistique ainsi rsume dans le Robert : Systme form par les rgles (grammaire) et les lments auxquels ces rgles s'appliquent (lexique), intgr par l'usager d'une langue naturelle et qui lui permet de former un nombre indfini de phrases grammatica-les dans cette langue et de comprendre des phrases jamais entendues.

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    tudes dcoute 1. Cette comptence rside dans laction, dans la pratique urbaine, elle consiste en une apprhen-sion globale et en la capacit reconnatre cette totalit sonore dans ses multiples dimensions : cest lordre de lattitude naturelle 2, une coute naturelle. Lcoute dabstraction permet dextraire de lensemble des sonori-ts de son environnement un ou quelques sons qui font sens dans une situation donne. On peut imaginer cette situation, par exemple : un passant traversant la rue Talaat Harb au niveau du souk Tawfiqqiya qui distingue demble lavertissement du danger port par la sonnette du vlo dun transporteur de pain au milieu dun brou-haha de Klaxons quil peut, eux, oublier sans trop de risque. Une comptence est aussi requise pour produire des ambiances : savoir siffler dans la rue ou faire des youyous, klaxonner, etc. Cette comptence est socialement stratifie : elle dpend de sa classe sociale, de son sexe, de sa tranche dge, etc. En effet, les modalits de lattention, des seuils de la perception, la signification des bruits, la position respective du tolrable et de lintolrable, tout cela est vcu diffremment par chacun, mais avec des rgularits sociologiques certaines. Lacquisition de cette comptence, de ce savoir, est-elle problmatise socialement ? est-elle reconnue ? Ce peuvent tre des pistes de recherche, mais avanons pour exemple que ce peut tre le cas quand cest une profes-sion : les nabatshi, les ambianceurs des mariages populaires ont cette comptence reconnue socialement (dans un cadre limit), comme le montre le travail de Nicolas Puig sur les mariages de rues3.

    La forme.

    Les ambiances sonores urbaines impliquent soit labsence de moyen de production (le silence peut tre une forme dambiance), soit la mise disposition dun cadre matriel et social de production (o des adolescents peuvent chahuter, o des oiseaux peuvent nicher, des chiens aboyer, etc.) ou soit encore la prsence et lusage de moyens de production, de matriaux qui produisent du son (que ce soit leur vise premire ou non) : un mga-phone de prcheur musulman, le bruit de moteur dun vhicule, le tintement des verres, les glouglous dun nar-guil, des ptards Ces moyens ne sont videmment pas tous quitablement partags dans la socit urbaine : produire du bruit avec sa voiture est un luxe qui est loin dtre la porte de tous les Cairotes, pouvoir prcher nest pas une comptence unanimement partage, etc. Jusque-l, on est encore dans letic, mais lemic simpose videmment. Tous ces moyens ne sont pas mis en uvre ensemble, mais discrtion (pas de ptard la mos-que, pas de mgaphone dans le caf) : il existe donc des ordonnancements, des motifs et probablement puisquil y a des productions volontaires et des apprciations une esthtique. Qui dit esthtique, dit critres de jugement et les possible pistes de recherche sont alors : bon et mauvais got, quelles sont leurs frontires ? dans quelle mesure ces motifs dambiance sont-ils variables et modulables ?

    La production.

    Contrairement la musique (que lon peut presque imaginer exister pour elle-mme), la production et la forme des ambiances sonores se distinguent trs mal. Les motifs dambiances prennent forme uniquement au moment de leur production, de leur performance dira-t-on en anglais. Par exemple, des critres de formes comme la saturation, la rptition et surtout le volume ou la dure ne prennent sens que dans la coproduction situe de ces ambiances. Pour toute ambiance urbaine, il convient donc de prciser les espaces de production (passage ou avenue, espace ouvert ou ferm, quartier, etc.) et les moments de production (unique, quotidien, heure, jour ou nuit, etc.). Les producteurs dambiances peuvent se coordonner dans certaines circonstances pour faonner une ambiance (en musique bien sr, mais aussi pour les concerts de Klaxons, etc.). On assiste alors des formes de coopration productive : de un un (je me coordonne avec un autre et cela va de pro-che en proche ventuellement) un lensemble (je massocie lambiance dominante pour y ajouter ). Une dernire question concerne la finalit de cette production : quelles sont les fins ? Ce peut tre appuyer lide de fte, de loisir, durbanit, desthtique, de protestation, de bien-tre Parvient-on ses fins ? quels sont les critres de jugement ? (On rejoint ici la question de la comptence.)

    Lenvironnement.

    Il est vident que la production des ambiances urbaines est dpendante de son environnement et lenvironnement urbain lui-mme fournit un ensemble dlments (matriels et sociaux) qui entrent dans la com-position des ambiances. Dans un contexte urbain donn, il faut dterminer (et a reste faire sur Le Caire) com-ment sont exploites ces ressources de lenvironnement selon les situations. titre dexemple, un cadre architec-1 p. 29 dans Michel CHION, Guide des objets sonores, Pierre Schaeffer et la recherche musicale, Buchet/Chastel, Institut national de la communication audiovisuelle, Bibliothque de recherche musicale, Paris, 1983, 186 p. 2 Maurice MERLEAU-PONTY, Phnomnologie de la perception, Gallimard, Collection Tel, [Paris], 1976, vol. 4, XVI, 531 p. 3 Nicolas PUIG, "La vie du musicien est comme la vapeur deau, elle monte et disparat" ( propos de musiciens, de mariages et de citadins au Caire) dans Vincent BATTESTI et Nicolas PUIG (dirs), Terrains dgypte, anthropologies contemporaines, gypte/Monde Arabe, vol. 3, srie 3, Le Caire, 2006, p. 35-59.

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    tural urbain constitu de hauts immeubles haussmanniens (au Centre-ville) noffre pas les mmes opportunits sonores (rverbration, amortis, pitons ou automobiles, etc.) quune ruelle du Caire fatimide. Si on considre la densit humaine comme une variable de lenvironnement, alors on peut mme appuyer plus encore lide dune co-volution entre environnement et ambiances ; lhistoire du Centre-ville est cet gard difiante o un type dambiance populaire rcratif sest invent dans la seconde moiti du XXe sicle au Wast el-Balad, le Centre-ville1.

    Le discours.

    Le discours sur les ambiances : comment parle-t-on des sons, des ambiances urbaines ? Il est habituel en France duser dun cadre psycho-acoustique ou sanitaire pour parler des productions sonores : elles sont abor-des comme bruit et traites comme un problme de sant. Ce discours est-il prsent au Caire ? Il faut l aussi dcliner la rponse en fonction de catgorie sociale des locuteurs (avec dvidentes volonts de distinction). Le silence est par de vertus pour les classes suprieures qui aujourdhui saffranchissent des sons urbains par lisolement rsidentiel (quartier ou villes prives on dit se dlecter du feutr des salons et lon fuit le brouha-ha) ; au contraire, le populaire est toujours associ la foule bruyante et dense (on dit affectionner la chaleur dun commerce humain festif). L aussi, de nombreuses pistes de travail peuvent tre voques par cette suite non limitative de questions : qui parle et comment des ambiances sonores ? Quelles ressources le langage poss-de-t-il pour dcrire, pour parler de ces ambiances ? Quelles sont les dimensions de ces ambiances sonores qui sont verbalises ? Existe-t-il un discours administratif dautorit pour parler des ambiances sonores ? (pour tenter de les contrler ?) Qui value (et comment) les sons urbains ? Les ambiances sonores ne sont pas toujours objets pour eux-mmes de discours, mais peuvent tre associs dautres registres, lesquels ? (la densit, le civilis, le populaire, etc.)

    Inscrire les ambiances sonores dans une production sociale.

    Cette grille danalyse des ambiances sonores et que lon peut sans difficult tendre au-del des espa-ces urbains du Caire , articule sur ces cinq critres (comptence, forme, production, environnement et dis-cours) nest ni dfinitive et ni fonde sur cette ambition. Mme si elle laisse en suspens beaucoup de questions, les soulve sans y rpondre formellement, cette grille rpond cependant son objectif initial dintgrer lespace sonore et lespace social du point de vue de lanalyse scientifique. Cependant, il faut rpter ici que son objectif ntait pas dtablir une typologie des ambiances sonores tablie dun point de vue etic qui serait base sur une analyse objective des sonorits, par une coute rduite visant la morphologie des sons. Cette analyse qui serait pourtant tablir devrait aborder alors des proprits acoustiques des ambiances qui se dcrivent alors laide dunit de mesure : temps (seconde), frquence (Hz) et intensit (dB). Lobjectif de cette prsente intro-duction aux ambiances sonores du Caire tait plutt dengager rflchir un point de vue emic des productions dambiances et des rceptions sensorielles auxquelles on confre des qualits sociales. Il sagit dcoute natu-relle o les sons des ambiances sonores sont pris dans leur ensemble comme un indice renvoyant une cause, un vnement, un agent, mais aussi, dans le mme temps, comme un signe renvoyant un messa-ge peru selon un code, un systme de rfrence (on reprend ici des ides de M. Chion et P. Schaeffer pour la musique).

    Cest une ethnographie minutieuse qui est requise pour continuer ce travail sur les ambiances sonores du Caire. Ce travail nest quesquiss ici, mais lambition de ce texte rside davantage dans la dmonstration que les ambiances urbaines sont des productions et des constructions sociales et peuvent tre analyses comme telle. Ce serait par ailleurs une contribution une anthropologie des sens.

    Le travail ethnographique est dautant plus difficile concevoir et ensuite mettre en place que dune part, dun point de vue pratique, les ambiances sont des objets phmres, et que dautre part, dun point de vue acadmique, les ambiances sont des objets peu lgitimes. telle grille danalyse telle quesquisse ici devrait ce-pendant permettre une analyse comparative entre diffrents lieux dambiances (on peut parler de lieux incarns tant ces ambiances dpendent de la coprsence des acteurs). Les ambiances sonores ne se rduisent pas, lvidence, des donnes exclusivement objectives, ni des donnes subjectives. En anthropologie, on accentuera son questionnement sur laspect social, plus que la perception individuelle de laudition. Sans dtail-ler ici, et pour terminer sur Le Caire, on peut glisser en guise de conclusion lide dune structure sonore socia-le : les ambiances sonores (faites et reues) sorganiseraient sur la forte structuration hirarchique (et grce elle) de la socit gyptienne. Reste aux sciences sociales davantage tendre loreille 1 Vincent BATTESTI, The Giza Zoo : Re-Appropriating Public Spaces, Re-Imagining Urban Beauty dans Diane SINGERMAN et Paul AMAR dirs Cairo Cosmopolitan: Politics, Culture, and Urban Space in the New Globalized Middle East, The American University in Cairo Press, Cairo, 2006, p. 489-511.