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Diable, possession et exorcisme : considérations anthropologiques sur le mal et l’au-delà

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  • Anges et dmons. Actes du colloque de Bastogne32

    Distribution deau protectrice au monastre Jambay Khakhang, Bhutan, 2008. Astrid de Hontheim.

  • 33Diable, possession et exorcisme: considrations anthropologiques sur le mal et lau-del

    Diable, possession et exorcisme: considrations

    anthropologiques sur le mal et lau-del

    Astrid DE HONTHEIMUniversit de Mons et Universit dOttawa

    En ce dbut du 21e sicle en Europe, une imagerie varie voquant le diable anime la publicit, le cinma, le discours, la mode, la musique ou les forums de dis-cussion sur internet. Simultanment, certains exorcistes catholiques ne prennent pas leur rle au srieux et doutent de la ralit du phnomne de possession, et ce malgr la prsence dau moins un exorciste par diocse. Le hiatus entre le scepticisme exprim par ces reprsentants de lglise et les appels au secours des fidles incite ces derniers chercher un soulagement auprs dautres spcialistes: exorcistes orthodoxes, psychiatres, ethnopsychiatres, mdecins New Age, go-biologues, etc.

    De manire plus gnrale, une tude sur le diable invite se pencher sur ce dont il est lincarnation: le mal. Le mal, dont les dictionnaires soulignent tantt lexpression sous forme de souffrance physique, tantt la condamnation morale par opposition la vertu. tant donn la prminence de la composante morale dans la majorit des dfinitions, nous pourrions tre tents de spculer sur luni-versalit de la notion. Si la question du mal semble inhrente notre condition humaine, le mal prend des significations diffrentes selon les rgions du monde, les diffrences les plus frappantes se prsentant quand on compare des socits dites traditionnelles et nos socits occidentales.

    Par ailleurs, aborder le mal conduit sintresser la facette extrahumaine de la vie: lau-del et le panthon dtres invisibles dont le peuplent ceux qui composent avec lui. Ici encore, les manifestations de lau-del diffrent selon la socit dorigine: un Kabyle dAlgrie a tendance voir des djinns, un Asmat de Nouvelle-Guine des esprits de la fort et un Belge issu dune famille chrtienne des fantmes aux contours f lous et thrs. Ainsi, lhypothse de travail selon laquelle le mal est culturellement dtermin parat raliste.

    Rassemblant des lments de dfinition de lexorcisme provenant de plusieurs sciences humaines (anthropologie, psychologie et littrature), cet article lance des pistes de rflexion sur le mal envisag sous langle anthropologique. Il sefforce de comprendre et dexpliquer le nombre croissant de sollicitations des exorcistes ou autres spcialistes ainsi que ltonnante confiance que leur accordent les per-

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    sonnes dsirant se librer dune prsence inopportune, suppose en rapport avec lau-del.

    Mene en 2008-2009, lenqute de terrain se base sur les interviews de trois exorcistes lacs (un couple de psychiatres et un mdecin mlant le rituel romain un rituel dexorcisme tibtain) et trois exorciss Paris, Bruxelles et Namur. Cette enqute prolonge lobservation participante ralise en 2006 dans le cadre de la consultation dethnopsychiatrie hebdomadaire de lhpital Brugmann Bruxelles, fonde par le psychiatre Philippe Woitchik. Lethnopsychiatre joue en effet le rle de librateur spirituel pour son patient, qui finit par dclarer le dpart des entits ou ne plus entendre de voix aprs une thrapie plus ou moins longue. Comme lexorciste, le groupe dethnopsychiatrie opre une dpossession progres-sive qui conduit au soulagement du patient. Enfin, un complment dinforma-tion a t obtenu lors dune recherche en cours depuis 2009 dans les Ardennes belges, sur la recration de traditions religieuses sous prise de psychdliques (ayahuasca1). Un informateur, Bruno, se dclare habit par un tre invisible donc possd parce quil la souhait. Il ne cherche pas se faire exorciser mais enrichit cette tude de son exprience.

    Qui dit exorcisme ou dpossession en psychiatrie, dsenvotement (Schmitz 2008) ou dsorclement (Favret-Saada 1977) dit possession ou installation dune entit invisible dans une personne. Il sagit de comprendre les mcanismes entrant en jeu dans lun pour comprendre les mcanismes rgissant lautre. lanalyse, la possession apparat un rvlateur de lhistoire familiale, met le doigt sur des tensions et des conflits et mne la dsignation dun bouc mis-saire suppos lorigine du phnomne de possession. On peut enfin se demander si la composante active des techniques de dpossession relve ncessairement de facteurs religieux ou spirituels; cet article tentera dapporter quelques lments de rponse.

    En premier lieu, il conviendra de faire le point sur les recherches anthropo-logiques sur le mal et den dterminer les aspects utiles dans notre perspective. Ensuite, une comparaison entre nos socits occidentales et les socits tradi-tionnelles va tre esquisse. Nous verrons la faon dont une population de chas-seurs-cueilleurs, les Asmat de la cte sud de Papouasie occidentale, compose avec linvisible esprits, anctres, morts et avec des situations mettant linvisible en uvre infortune, sorcellerie, mauvais il ainsi que les ractions des mis-sionnaires amricains mis en prsence dune autre manifestation de linvisible le diable dans la rgion. Il sagira dillustrer certaines diffrences culturelles dans

    1 Hallucinogne pruvien base de lianes, bouddhisme dans un cadre rituel aprs purification la fume et au tabac vert et considr par certains adeptes comme un mdicament, voire une religion. Voir cet gard les travaux de lanthropologue Michael Winkelman (2009), qui lutilise en thrapie pour traiter des alcooliques et des adeptes de drogues dures.

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    la faon dapprhender le mal et de composer ou non avec lui. Pour conclure, il sera question dexorcisme catholique en France et en Belgique. travers tous ces exemples, nous tenterons de dresser un portrait de ltre humain et de ses ttonnements face des phnomnes qui le dpassent.

    Ltat de la recherche sur le malEntre moralit et motions

    Hormis le numro spcial de Terrain (n50 ,mars 2008), lexorcisme et le diable sont peu prsents dans les travaux des anthropologues. Il existe toutefois un corpus anglophone nourri sur le concept de mal (evil). David Parkin (1985), auteur de rfrence en la matire, suppose que cest parce que le concept a une valeur ana-lytique douteuse, au contraire de la sorcellerie par exemple, plus grable.

    Pour parvenir apprhender ce concept, Parkin suggre que nous ne devrions pas tudier le mal mais la moralit (morality), le mal (bad) tant un aspect ngatif de tout systme moral. On ne peut en effet tudier le mal sans tudier les frontires du bien (good), ce qui suppose de sattacher aux humeurs et aux motions. Lerreur est facile, car le contentement est souvent pris pour du bonheur. Ltude du bien impose de comprendre avec prcision la dfinition du bonheur et de la tristesse et dadmettre quelle mesure la moralit dans une socit donne. Pour ce faire, lanthropologue doit chercher savoir ce qui rend les gens heureux et observer les crises personnelles et sociales.

    Dans son tude de la tristesse aux les Salomon, Catherine Lutz (2004) montre limportance de ltude de la langue pour comprendre le vocabulaire vernaculaire en matire dmotions. Elle dcortique les facettes de la dpression sous langle occidental afin dvaluer la prsence de cette pathologie aux les Salomon. Au cours de son enqute, elle saperoit que la tristesse envisage par les habitants des Salomon regroupe une demi-douzaine dtats motifs non traduisibles en franais. la consultation dethnopsychiatrie de Brugmann, une patiente maro-caine arabophone prit plus dun quart dheure avec les traductrices pour tenter dexprimer son tat de tristesse en des termes franais approchant son ressenti. Ces exemples montrent quil ny a pas plus duniversalit des motions que de la moralit ou du mal. Il en rsulte la ncessit imprative de comprendre la socit en profondeur lorsquil sagit dvoquer ses dfinitions du mal et de ses manifes-tations.

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    Une notion incontournable

    Ces considrations nous mnent ce qui se dit sur la souffrance physique et morale et sur les tentatives de surmonter les difficults par des moyens humains et non humains. Dans de nombreuses socits, les ontologies ne font pas de distinc-tion nette entre humain et non humain: la frontire est floue sinon permable, au moins dans un sens entre le naturel et le surnaturel. Le mal serait donc un discours, ce qui rejoint les affirmations de David Frankfurter (2008: 12): le mal est un discours, une manire de reprsenter les choses et de donner forme nos expriences. Il nest pas une force en soi. Ceci nexclut en rien quil faille en tenir compte dans les travaux anthropologiques. En effet, quelle que soit la nature du mal, ses manifestations sont une ralit et une proccupation pour de nom-breux informateurs sur le terrain. Comme lcrit Birgit Meyer (2008: 13), plutt que de traiter de telles figures comme de simples constructions [pas simplement des reprsentations] qui, de notre point de vue duniversitaires, nexistent pas, il nous faut aussi nous demander comment lempressement des gens penser et fantasmer sur ces images transmises se relie des expriences relles de la douleur, du dsespoir, de la souffrance et des menaces mortelles. Labondance des dis-cours sur le mal suggre quel point la notion est utile aux individus pour mettre en mots leur ressenti; cest lanthropologue quil appartient de dterminer dans quelle mesure ces explications correspondent une exprience relle. En dautres termes, les chercheurs ne peuvent moralement pas carter la catgorie du mal dans leurs tentatives de comprhension de lhumain.

    Le cinma comme rvlateur thorique

    Paul Oppenheimer (1996), professeur de littrature, tudie lapparition du mal sous diffrentes formes notamment lexorcisme et la possession dmoniaque dans le cinma et la littrature ainsi que dans les crimes historiques. Son analyse de certains films dhorreur, politiques, de gangsters, romantiques et pornogra-phiques lui permet de proposer une thorie du mal comme phnomne identi-fiable travers ses reprsentations dans nos socits occidentales.

    Selon cet auteur, le mal est un cauchemar sduisant; il est familier et il fait rfrence un type unique dactivit humaine. Cest l quune tude sur la reprsen-tation du diable dans le cinma prend son sens. Pour un grand nombre de personnes, le cinma est la ralit. Par exemple, un article du Monde (Salvatore 2009) affirme quen Italie, 70% de la population se construit une opinion par la tlvision. Le mal montr dans les films est donc reprsentatif dun imaginaire partag.

    Quelle que soit sa forme, le mal est indiffrent aux qualits personnelles de ses victimes; travers elles, il cherche outrager, ruiner et humilier lhumanit

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    quil dfie. partir des uvres cinmatographiques quil analyse, Oppenheimer (1996 : 5-6) identifie huit caractristiques, qui sont aussi plus ou moins prsentes chez mes informateurs exorciss.

    La fragmentation de l univers est une premire caractristique. Lenvironnement est tordu, dchir, dcoup; le temps semble absent, invers ou organis selon un fatras anachronique. Chez une informatrice, je fus frappe par les murs lacrs par les chats, les vitres brises et un tableau monstrueux montrant des scnes anthropophages. Dans cet univers, le naturel se mle la fantaisie. Parler du mal implique de composer avec un monde particulier o des objets insignifiants sont porteurs de sinistres potentialits. Cet aspect est frappant chez mes informateurs qui ont t exorciss chrtiennement. Une informatrice ma expliqu quelle croyait lensorcellement dune bague par sa belle-mre et la prsence de feuillets annots sous le papier peint de sa chambre. Ces considrations sur lenvironnement soulvent la question de les-thtique particulire du mal, qui relve parfois dune vulgarit bizarre. Daprs Oppenheimer, le mal est le thtre dune forme de somptuosit ou dextrmes matriels en tous genres.

    Ensuite, les victimes ressentent un sentiment dimpuissance face une menace de violence et leurs motions sont comme paralyses. Latmosphre est parfois gothique. Je mtonnai dune pice sombre chez une informatrice parisienne qui avait limpression quil ny avait plus jamais de soleil depuis sa possession. Un autre dtail relevant de lenqute ethnographique est une odeur pestilen-tielle aprs des cauchemars. Ensuite, le mal se caractrise par une zone cosmique damoralit potentielle qui invite lexprimentation. Le mal commence par la criminalit, la surpasse et la rend presque enfantine face aux dbordements sans limites auxquels il conduit. Lrotisme est un autre aspect, le mal et ses reprsen-tants fonctionnant sur le mode de la sduction. Le mal est attirant de faon exas-prante (Oppenheimer 1996 : 28). Un autre lment est la redondance: le paysage se rpte lui-mme, comme les situations. En effet, les personnages (chat noir, personne dcde, voix) figurant dans les visions de mes informateurs exorciss ont tendance rapparatre.

    La dernire caractristique, fondamentale, est la perte de langage. Les victimes du mal sont incapables de parler, disent oui au lieu de non ou articulent un discours diffrent de celui quelles voudraient prononcer. Les mots venaient dans le dsordre, quand je voulais prier, me disait une informatrice. La victime du mal ne parvient plus organiser sa pense et rassembler ses ides pour se dfendre. Le langage est incohrent ou absent. Priver les victimes de parole consiste les priver de leurs esprits et de leur capacit dmotion et daction. Communiquer avec autrui fait partie de la condition humaine; priver lhomme de langage le

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    relgue au rang de lanimalit. Edward Sapir et Benjamin Whorf ont affirm que la langue structure la culture et la pense. Le langage cre la reprsentation dans la mesure o il est extrmement malais de concevoir un concept inexistant dans sa langue. Face cette paralysie oratoire, dautres figures du mal, au contraire, dploient une matrise impressionnante du langage. En consultation dethnopsy-chiatrie Brugmann, le possd parle la langue du djinn: selon le psychiatre Philippe Woitchik, cest leffet visible de la dissociation mentale (communication personnelle). En consultation et dans le bureau de lexorciste, des patients parlent des langues quils nont jamais apprises. Lentre de lenfer nest-elle pas la gorge, sige du discours et du langage? Il en rsulte lapparition frquente de la bouche et de la gorge chez de nombreux artistes de la Renaissance et de la fin Moyen Age; entre autres peintures de grotesques et portes ornes comme la bouche de lenfer, les gargouilles en sont une illustration courante. La bouche est aussi notre organe de subsistance et lorgane rogne de laube du dveloppement de lenfant. En sorcellerie, telle qutudie par Jeanne Favret-Saada (1977:21) dans le bocage de Mayenne, la parole est pouvoir et non savoir ou information, une parole qui vise accomplir plutt qu informer, une parole performative, efficiente. Chez les Asmat, les mdecins missionnaires et le pasteur pentectiste refusent de soigner un patient sur lequel le gurisseur traditionnel a prononc certains mots (de Hontheim 2008 : 222). Nous avons oubli les raisons de certaines pratiques de notre code de politesse, ancres dans des croyances dil y a plusieurs sicles. Mettre la main devant la bouche avant de biller et empcher quelquun de dormir la bouche ouverte nont-elle pas pour origine dempcher le diable dentrer?

    Limagerie du diable dans la publicit

    Venons-en la personnalisation du mal en Occident, le diable. Si le concept evil semble flou et disparate (li au terme anglais, difficile traduire), il en est autre-ment quand on aborde celui du diable. Dans le numro spcial de Terrain sur le diable, Christian Chenault dcrit lexploitation massive du diable en marketing et en communication; le diable est mis en avant pour des marques de bire, dinsec-ticide, douate, de combustible Celui qui, selon la morale chrtienne, infeste, corrompt, intoxique et pollue se retrouve, par un curieux retournement symbo-lique, utilis positivement pour dsinfecter, dratiser, dsinsectiser, dboucher, dtacher, voire soigner Tous ces produits ou systmes russ, malins comme le Diable, viennent soulager la peine des hommes et des femmes tout en contribuant reconnatre la puissance de lange du Mal, puisque l o lhomme choue, il est, lui, capable de vaincre (Chenault 2008 : 117).

    Les mentions du Diable sont tellement nombreuses que cest comme si per-sonne ny croyait plus. Christian Chenault (2008:12) suggre que les expositions prsentant des images du Mal et du Diable tiennent pour acquis que les gens ne

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    croient plus en son existence. Pourtant, les demandes dexorcismes dans nos rgions sont en augmentation depuis la fin des annes 1990 (Laurentin 1996) ainsi quaux tats-Unis (Goodstein 2010). Ce qui inciterait certains paraphraser Baudelaire (2003 : 150) quand il crivait: Mes chers frres, noubliez jamais, quand vous entendrez vanter le progrs des lumires, que la plus belle des ruses du Diable est de vous persuader quil nexiste pas!.

    En parallle, la presse voque frquemment des sectes sataniques, que Laurentin (1996) associe doffice la possession, cause de la cration de la pre-mire Eglise de Satan aux tats-Unis en 1966. Il convient de nuancer ce point de vue. Les profanations de cimetires seraient qualifies trop htivement dactes sataniques par la presse (Chenault 2008). Si les satanistes sont anticlricaux, tous les anticlricaux ne sont pas satanistes. La preuve en est que les dprdations, en particulier celles de monuments qui sacralisent la mort, sont le plus souvent luvre dadolescents en qute de transgression dinterdits. Selon David LeBreton (2005 : 113), linterdit de la mort appelle la transgression de ceux qui nont rien perdre et tout gagner, il alimente la puissance de ceux qui prennent le risque de lenfreindre. Le saccage de sites mortuaires nest pas le seul mfait attribu aux groupes satanistes. La musique metal (trush metal, heavy metal, black metal) se trouve systmatiquement affuble dune connotation satanique, alors que selon le sociologue des religions Olivier Bobineau (2008), les satanistes ne reprsentent quune minorit des amateurs. Plutt quune incitation des cultes sataniques, cette musique exprime davantage un mal de vivre dans la socit. Le diable ne semble pas tre o lon voudrait quil soit.

    Le mal dune socit lautreLintrt heuristique de lutilisation de donnes ethnographiques Asmat est

    quelles permettent dclairer les mcanismes intellectuels en jeu dans la construc-tion des tiologies. Une consultation dethnopsychiatrie le permet plus difficile-ment, les rencontres des patients avec les ethnopsychiatres se limitant au cadre thrapeutique. Cette partie met en vidence les diffrences culturelles de percep-tion du mal entre les Asmat et les missionnaires occidentaux.

    Du mal aux tiologies

    En Occident, le mal est le contraire du bien, de la morale autorise par la socit. Il est utilis comme adjectif: cest mal. Dans le registre du surnaturel, notre apprhension du mal prend deux formes: tantt nous le personnifions dans la figure du diable ou son quivalent, tantt nous le concevons comme une masse pensante thre aux contours diffus.

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    Dans de nombreuses socits traditionnelles, le mal dsigne plutt la maladie et linfortune survenues comme consquences des actes humains. Selon ce principe, le comportement des individus, selon son adquation avec la morale, a une action sur le cours de la vie, en commenant par le corps et la sant. Les Asmat dcrivent le mal comme tant une sentence invitable, la punition logique des anctres pour avoir agi lencontre des normes sociales, ventuellement comme drivant dune action sorcire ou du mauvais il. Autrement dit, le mal est davan-tage la consquence dun acte humain que lacte en lui-mme: il survient aprs et cest alors quil interfre dans le droulement de lexistence. Par dfaut tant quaucune action nest perptre il est inexistant. Lhomme le transgresseur, le sorcier, le responsable de mauvais il gnre le mal. La mdiation dtres invi-sibles est certes ncessaire, mais lhomme conserve toujours le choix de dclencher le processus ou non. Selon ce raisonnement le mal nest pas lentit elle-mme la figure du diable chez nous mais le comportement de lhomme vis--vis delle. Le mal est donc provoqu ltre humain tandis quen Occident, le mal existe dj; il tente lhumain. Laction a ds lors moins dimportance que lintention.

    Compte tenu de ce qui prcde, on pourrait sinterroger sur les motivations incitant malgr tout transgresser en connaissance de cause. la lumire de leth-nographie des Asmat, il apparat que toute action en rapport avec la tradition le bien provoque chez son auteur une flicit telle quelle en rsout certains la rechercher tout prix, quitte sexposer au courroux des anctres si cette action se tient en dehors des circonstances prescrites. Ainsi, lunion incestueuse, le retard dans lorganisation des rituels, lirrespect de modalits rituelles ou dune finalit convenue avec les anctres par loffrande et lutilisation dinstruments rituels en un lieu inappropri sont autant de circonstances possibles de transgression.

    Une autre diffrence entre nos socits et les socits traditionnelles concerne le fonctionnement des tiologies. En Occident, le mal physique est pens comme rsultant du dysfonctionnement dun organe ou de linteraction probl-matique entre un organe et la nourriture: le mal vient de lintrieur de la personne (mon foie, mon cancer) et est trait par la pntration lintrieur du corps dun traitement exogne. Pour nous, le mal sexprime par le symptme, tandis quil sexprime par un intermdiaire chez les Asmat (un tas de pierres pos sur labdomen du patient guide le gurisseur eeramipitsj dans son diagnostic, en tablissant une communication avec linvisible).

    Dans les socits dites traditionnelles, le mal touchant le corps nest pas que physique2: il est aussi moral et spirituel et stend la famille, au groupe et lenvi-ronnement. Si ltre humain provoque lapparition du mal, celui-ci vient dune source extrieure lindividu linvisible et la gurison sobtient par son extrac-

    2 Bien que nos socits commencent reconnatre limpact de lhumeur sur la sant.

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    tion du corps o il se manifeste. Diffrentes techniques thrapeutiques illustrent cette conception, comme le massage suscitant lextraction dobjets contondants ou de petites incisions ofe frottes dun onguent visant faire sortir le mal sous forme dinfection contrle3. Le mme raisonnement est en uvre dans les initia-tions masculines en Mlansie (Iatmul, Sambia, Matausa, Baruya), qui consistent liminer le sang fminin impur, incarnant le mal4 du corps de liniti en le faisant couler. En consquence, les campagnes de vaccination gouvernementales des annes 1950-1960 inspirrent la terreur aux populations, les injections pro-cdant une ouverture dans la peau pour faire pntrer une substance dans le corps selon le mme principe que les mdications orales alors quelle devrait en sortir. Dune socit lautre, lactivit thrapeutique fonctionne donc selon des mcanismes inverses.

    La sorcellerie ici et ailleurs

    Selon les thories de Marilyn Strathern (1988) abondamment dclines par dautres auteurs (notamment Mosko 1992, Breton 1999), la famille est un pro-longement de la personne dite composite (partible person). Dans les socits collectives, la personne est dividuelle (individual) par opposition la personne individuelle en Occident. Le membre de la famille est intgr la famille au sens propre, de sorte que la perte dun parent est considre comme la perte dune partie de soi. Cela sexprime dans le rituel. Les pratiques de deuil, dadoption et de mariage montrent que lautre familial fait partie intgrante de soi, tant men-talement que physiquement. Les Asmat scellent lalliance par labsorption de la sueur du conjoint ou du parent adoptif frotte sur un morceau de sagou. Par lingestion dun fluide corporel de lautre, je deviens lautre par un contrat sym-bolique irrversible. Chez les Dani, la perte dun parent classificatoire se marque chez les femmes par lablation dune phalange et chez les hommes dun morceau doreille, ce qui fait le bonheur des touristes en qutes de photos sensationnelles. La conceptualisation du prolongement familial de la personne est galement valide en sorcellerie; dans son tude sur la sorcellerie en Wallonie, Olivier Schmitz (2008) relate une sance de dsenvotement ralise sur lpouse du possd ser-vant dintermdiaire pour permettre la dsorceleuse dvacuer les mauvaises ondes de la famille ensorcele.

    Font aussi partie des prolongements de la personne composite ses manations physiques de type os, fluides, ongles, sang, sperme et cheveux, dsigns par Stewart et Andrew Strathern (2001) comme des substances jouant le rle de signaux ontologiques de communication. Outre lutilisation possible de ces substances

    3 La mme technique est pratique au Vanuatu (Marc Tabani, com.pers.).4 Le retour la puret par lcoulement du sang rput souill est dvelopp dans le remarquable travail de Mary Douglas (1972).

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    pour communiquer avec linvisible (lusage de la relique comme mdiateur vis--vis de son ancien possesseur est un exemple rpandu dans le monde entier), leur perte met son propritaire en pril de par leur dtournement potentiel dans une action de sorcellerie. Il en rsulte que les populations de Nouvelle-Guine et dail-leurs prennent soin de faire disparatre les restes alimentaires (voire les sachets de th et les vtements uss) et construisent leurs toilettes sur pilotis au-dessus dun fleuve afin dviter lventuelle rcupration des djections par une personne mal intentionne. Pour la mme raison, la zoologue amricaine Diane Fossey, spcia-liste des gorilles dAfrique centrale, qui fut assassine en 1985, avait la rputation de demander sa bonne de brler chaque matin les cheveux rests dans sa brosse.

    Si lon peut trouver des diffrences culturelles dans les tiologies et ltablisse-

    ment du diagnostic, les ngociations avec linvisible se rejoignent dans la sorcellerie et prennent des formes similaires dans des rgions varies de la plante, notamment par le recours systmatique des substances. Souvent inspire par la jalousie et lenvie, lattaque de sorcellerie vient ncessairement de quelquun que lon connat. Tant les patients possds de la consultation dethnopsychiatrie que les exorciss catholiques interrogs sont victimes dune action sorcire dinstigation familiale5. Ainsi, la possession tend sinstituer comme rvlateur de lhistoire et des conflits familiaux et faire dsigner un bouc missaire (gendre, belle-mre, fille, matresse du mari) selon lide quil existe un responsable de ltat du patient.

    Lorsquon analyse ses relations sociales, le possd adulte est souvent le mouton noir du groupe, celui qui refuse un pan de lhistoire collective ou familiale; dans certains cas sajoute sa marginalit lexistence dun don (clairvoyance, voyance, gurison) qui disparat aprs lexorcisme. On peut donc parler davantage de sor-cellerie que dune possession survenue spontanment ou de la consquence dun pacte6. Lexorcisme relie lindividu au groupe: il contraint le patient sinterroger sur la cause de la possession et sur son rseau amical et familial. Sinterroger sur la cause du mal permet donc de dmler progressivement, indice par indice, lche-veau du rseau de relations. Comme lcrit Sartre (1944), lenfer, cest les autres

    5 ma connaissance ce point napparat pas dans la littrature sur les exorcismes chrtiens, les exorcistes nen faisant pas mention et les exorciss mettant laccent sur leur exprience religieuse plutt que sur leur vie sociale et familiale.6 Le pacte est plutt caractristique dune prise de psychdliques, appels par Oppenheimer des produits chimiques plerins (1996:24). De nombreux ethnologues se sont penchs sur lassociation entre un psychdlique en particulier layahuasca, le peyotl et liboga et une divinit avec laquelle ladepte communique grce ltat modifi de conscience induit par sa consommation (pour un avis psychiatrique sur la question voir Chambon 2009).

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    Le potentiel malfique est ambivalent

    Le mauvais il est un potentiel de nuisance dgag malgr eux par des indi-vidus hors norme susceptibles de nuire aux personnes fragiles femmes enceintes, jeunes enfants, malades, vieillards par le contact ou le regard. Si les femmes striles sont souponnes davoir le mauvais il dans de nombreuses socits du monde, les Asmat attribuent le mme rle au prtre catholique. Son ambigut tient son clibat, sa proximit davec les agonisants quon laccuse dachever par lextrme-onction et ses erreurs mdicales dues sa formation sommaire. Si son regard peut tuer un enfant asmat, toucher son aube attire la chance, les mdica-ments quil distribue sont plus efficaces que ceux de lhpital et ses rserves deau bnite sont pilles, tout comme les braises du mercredi des cendres. Sa couleur de peau accentue son caractre inquitant puisque lors des premiers contacts en Mlansie, elle fut interprte comme la dcomposition du corps mort, cette croyance menant la cration de cultes dits du cargo.

    Il en rsulte ltonnant pouvoir du prtre sur les populations, illustr par des exemples spectaculaires dans lethnographie. Supposs avoir caus des pidmies, Gerard Zegwaard MSC et Virgil Petermeier OSC reurent chacun un enfant pour apaiser leur colre. Frazier (1994 : 237, 250) brandit son crucifix devant le nez dun homme grimaant (probablement un clown rituel), qui sassit aussitt. En 1975, Frank Trenkenschuh prcipita le crucifix de lglise dAyam dans la boue, engendrant la fuite des habitants dans la fort. En 1956, Huub von Peij MSC arrta 70 pirogues de guerriers en raid de chasse aux ttes ; il explique ce succs en affir-mant jtais en colre (de Hontheim 2008 : 72). Quest-ce qui a pu motiver cette volte-face? Vraisemblablement la peur. Et les missionnaires inspirant la peur aux Asmat taient tous en colre.

    Le statut ambigu du prtre concerne aussi les tres invisibles, dont laction bnfique ou malfique dpend le plus souvent du comportement humain7. la diffrence de la figure occidentale du diable considre demble comme mal-fique8, les esprits et les anctres reclent davantage une potentialit ambigu de bien et de mal que lon cherche orienter en sa faveur par des voies rituelles. Ce point de vue concide avec celui de mes informateurs exorcistes lacs. Selon ces derniers, la violence dploye dans les exorcismes chrtiens pourrait tre vite en guidant lentit gare le dmon chrtien vers un lieu plus adquat que le corps du possd. De leur point de vue, diaboliser lentit la rend plus intense et sclrose alors que discuter avec la personne et purifier les lieux diminue lagressi-

    7 Il y a des exceptions. Certaines entits les esprits des morts rcents par exemple sont considres comme indsirables et dangereuses; diffrentes techniques sont dployes pour les chasser.8 Notons que le potentiel actif du diable napparat pas toujours radical. Des lgendes racontent quil est possible den tirer avantage en se montrant plus intelligent que lui, comme dans les contes wallons.

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    vit de lentit et voit les phnomnes sestomper. Ainsi, lambivalence ou le carac-tre exclusivement bnfique ou malfique dune entit tiendrait lattitude du spcialiste rituel indirectement sa tradition religieuse qui compose avec elle.

    La perception du mal par lexorciste

    La peur engendre par la sensation de la proximit dun potentiel malfique npargne pas les missionnaires amricains, pourtant tous universitaires et titu-laires de nombreux diplmes (de Hontheim 2008 : 107-108). Ce qui suit a ceci din-tressant que les perceptions des missionnaires dont au moins un a ralis des exorcismes mis en prsence avec le diable ou le mal sont probablement trans-posables aux prtres exorcistes dEurope. En effet ces derniers (Ren Laurentin9, Gilles Jeanguenin10 et Gabriele Amorth11 parmi les plus connus) sont prolixes sur les diffrentes formes des manifestations dmoniaques mais demeurent silencieux quant la faon dont ils vivent eux-mmes ces expriences.

    En 1984, John Forsythe, pilote la MAF (Mission Aviation Fellowship), se sentit empli de terreur lcoute de percussions inhabituelles en provenance de la maison rituelle jeuw; il passa la nuit entire en prires pour forcer les dmons rebrousser chemin, persuad que le salut de son fils de deux ans tait en jeu. La mme anne, il ressentit le besoin violent de prier au moment prcis o son vangliste tait menac par un sorcier asmat dans un village voisin; il demanda deux de ses collgues de le soutenir dans sa dmarche spirituelle et vrifia les faits le lendemain. Dans les annes 1970, Ruth Roesler de TEAM (The Evangelical Alliance Mission) ressentit nettement la prsence de Satan lorsquelle croisa un clown rituel dans le village dAyam. Son collgue Bob Frazier (1994 : 237, 250) jugea opportun de raliser des exorcismes au moins deux reprises. Sans pouvoir lattribuer une cause, son autre collgue Chuck Preston ressentit confusment une prsence dmoniaque dans la rgion asmat depuis 1955. Cest comme le vent, me dit John Forsythe dans une interview en 2005, on connat sa prsence en voyant les feuilles bouger.

    Outre la peur, ces sensations de proximit davec le mal ont un point commun: les missionnaires vivent une situation nouvelle ils nont jamais rencontr cette sensation auparavant et ont la certitude limpide dune confrontation directe avec Satan. Ainsi, la sensation du mal simpose de faon vidente et avec elle la certitude absolue de limplantation du diable dans la socit asmat. Les obstacles rencontrs sur le terrain sont dailleurs perus par certains missionnaires comme

    9 N en 1917 Tours (France).10 N en 1960 en Suisse, il est exorciste du diocse dAlbenga-Imperia (Italie) et sest spcialis en dmonologie et en psychopathologie clinique.11 N en 1925 Modne (Italie), il est lexorciste officiel de la cit du Vatican et de larchidiocse de Rome (Mritens 2010).

  • Diable, possession et exorcisme: considrations anthropologiques sur le mal et lau-del 45

    une action directe du diable contre eux. Lhostilit des populations la chasse aux ttes a dur dans la rgion jusquen 1983 et la jungle impntrable ont pu jouer un rle dans ces impressions. En 1957, certains missionnaires pensaient en effet lenvironnement trop ingrat pour quil soit possible pour des hommes dy habiter (Mischke 1957).

    La littrature missionnaire comme Horizons ou The Missionary Broadcaster (priodiques de TEAM) abonde de tnbres, dobscurit, de Satan et de pays des tnbres (land of darkness), les Asmat tant supposs tre aveugls par le diable. Ce vocabulaire fait allusion une notion rcurrente dans le discours protestant: les yeux du non croyant, maintenus clos par le diable, souvrent lors de la conversion. Louvrage de Frazier (1994) en particulier foisonne dallusions au combat des missionnaires contre Satan. Il dcrit par exemple lavance mis-sionnaire en 1960 comme une guerre contre Satan et tous les dmons dans le combat pour les mes perdues (op. cit. : 167).Nous envahissions la terre de Satan et a le rendait fou (idem . :88). Il cite une lettre du 7 septembre 1976 selon laquelle ces gens [les Asmat] ont t maintenus dans le pch et les tnbres trop longtemps et Satan ne veut pas les laisser aller mais nous avons promis la victoire au Christ (ibid. : 230). Peru comme une manifestation du diable, lart asmat est dcrit dans un chapitre intitul De sinistres symboles sataniques. Les dboires de lauteur sont la plupart du temps attribus des subversions sinistres, sata-niques ou des manipulations de Satan (ibid. : 108). Satan ne se tenait pas tranquille, cependant. Il continuait nous attaquer travers lglise et la sant des enfants (ibid. : 158).

    les couter, les missionnaires vangliques ne craignent rien ni personne et sont prts sacrifier leur vie pour Dieu. Dans leur prche et leur littrature, les martyrs sont mis en exergue comme un modle suivre. En plus de leur foi, ils disposent des ressources intellectuelles lies leur formation universitaire ce qui fait des hommes et des femmes srs deux qui semblent venir bout de tous les obs-tacles. Or, certaines circonstances leur inspirent non seulement de la peur, mais de la terreur au point de devoir solliciter laide spirituelle de leurs collgues, de passer la nuit en prires ou davoir recours un exorcisme. Ainsi, la sensation du mal et surtout la peur qui laccompagne transforme celui qui se trouve proximit. Sils ralisent des exorcismes, ce nest pas pour convertir les Asmat mais pour se protger eux-mmes contre le mal. Le missionnaire confront au mal nest en effet plus le chrtien en croisade contre le diable ni lvangliste investi dune mission de conversion mais un homme qui sollicite toutes les ressources dont il dispose pour faire svanouir un phnomne qui le submerge compltement.

  • Anges et dmons. Actes du colloque de Bastogne46

    O diable est-il pass?

    Cette image du diable nest plus lapanage des chrtiens occidentaux. Parfois, les Asmat croisent le Christ ou le diable dans la fort ou dans leurs rves. Comme lcrit Birgit Meyer (2008 : 6), il existe, par le monde, de nombreux exemples o les notions locales de bien et de mal sont influences par les plus larges reprsen-tations chrtiennes du Mal labores autour du personnage du Diable. Quelle que soit la rgion du monde, les missionnaires ont export limage du diable, qui a contribu forger celle dun pan obscur de linvisible chez les populations vanglises. Les dieux paens nont jamais cess dtre reformuls en dmons oprant sous les auspices du Diable. () Cette incorporation, toutefois, se droula sous le signe de la diabolisation qui confirma la ralit des esprits locaux, tels que ceux des anctres, tout en les reconfigurant comme des esprits relevant du Mal et sopposant Dieu. () Satan est ici le lien qui permet aux dieux paens dtre intgrs la cosmologie chrtienne (ibid. : 7). Cette incorporation desprits anciens et nouveaux dans la catgorie lastique diabolique produit des imagi-naires dynamiques qui refltent une histoire longue et complique entre les struc-tures mondiales (ibid. : 10).

    Daprs Web Keane (2007) cit par Meyer (ibid. : 11), cherchant remplacer les adorations didoles paennes, les missionnaires catholiques et protestants nont pas seulement rejet le pouvoir dobjets religieux comme les pierres sacres, les statues ou les amulettes, ils les ont galement chargs de pouvoir satanique. Au dbut du 20e sicle, dans les Salomon orientales, les frres de la Melanesian Brotherhood avaient pour habitude de disposer de petits empilements de pierres la sortie dun village frachement converti, lesquels taient supposs exploser si on leur manquait de respect. Traditionnellement, les pierres polies avaient la rputation dabriter des tres spirituels. Le fait que Satan, tout comme Dieu et lesprit-Saint, devienne rel au moyen du corps, dobjets, de sons, de chants et dimages, souligne limportance de prendre au srieux la dimension matrielle, tangible du christianisme, souvent nglige au profit dinterprtations plus sym-boliques (ibid. : 12). Ainsi, les objets condamns par les missionnaires ont t investis dun potentiel nfaste tout comme les objets missionnaires se sont vus prter des proprits bnfiques.

  • Diable, possession et exorcisme: considrations anthropologiques sur le mal et lau-del 47

    Les mcanismes autour de lexorcismePossession, adorcisme et exorcisme

    Quils collaborent ou non la recherche, les personnes ayant vcu un exor-cisme se sont rvls plus nombreux que je ne laurais souponn. Mme dans mon entourage, cette orientation de recherche suscita des ractions du type: tu sais, jai t exorcis ou je connais quelquun qui la t. Certains acceptrent dabord dapporter leur tmoignage lenqute, puis se rtractrent sans se laisser convaincre malgr les garanties danonymat dusage. Je perdis une informatrice lorsque je sortis mon carnet pour prendre des notes. Un homme avait accept une interview avec sa belle-sur exorcise, puis changea davis. Plusieurs rai-sons expliquent cette attitude. En premier lieu, avoir t exorcis inspire la honte, comme si le patient stait rabaiss faire appel des mthodes du moyen-ge; il craint dtre considr comme fou ou bigot. La crainte dtre intern est dailleurs prsente chez certains patients parisiens, Sainte-Anne12 menaant le fidle qui sollicite un exorcisme auprs de lvch de Paris. Enfin, lexorcisme reprsente souvent de mauvais souvenirs que la personne na pas du tout envie de raviver. Faute de garantie autre que la parole de lethnologue, lenqute fait craindre de perdre lanonymat et de rinscrire des traces que lon voudrait effacer.

    Qui dit exorcisme dit possession ou sensation dune prsence inoppor-tune que lon souhaite voir sloigner de soi. Bien que les circonstances dappari-tion de cette prsence varient, elles sont souvent situables dans le temps. Lors de la consultation dethnopsychiatrie, des patients associent le dbut de leur possession par un djinn aux suites dun contact physique la sensation nette davoir t touch avec lentit. Ce contact permet la pntration de lentit lintrieur du corps ou son installation proximit de la victime. cet gard, les prtres effectuent une distinction entre trois types de manifestations dmoniaques: la vexation (les maux atteignent lenvironnement, la sant et la profession), lobses-sion (la victime subit de violentes tentations comme le meurtre ou le suicide) et la possession (lattaque est intrieure, au contraire des cas prcdents). Il convient aussi de distinguer lactivit ordinaire du diable, la tentation, de lactivit extraor-dinaire telle que la possession dmoniaque (Jeanguenin 2004 : 39).

    Le terme exorcisme vient du grec eksorkismos qui signifie prter ser-ment. Cest un sacramental: son succs dpend des dispositions spirituelles et de la foi de lexorciste et de lexorcis (ex opere operantis) (ibid. : 80). Le sacramental se distingue du sacrement selon lequel lacte en lui-mme opre (ex opere operato) (ibid. : 90). Luc de Heusch (1971) distingue lexorcisme (possession) de ladorcisme

    12 Le centre hospitalier Sainte-Anne Paris est spcialis en soins psychiatriques et neurologiques.

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    (chamanisme), ce dernier impliquant lintervention dune volont humaine pour provoquer la possession. Dans un cas, le possd souhaite la fin dun phnomne dclench malgr lui et dans lautre, la possession. La possession peut en effet sac-compagner dune coexistence pacifique; lentit, souvent ambivalente, nentrane pas ncessairement des consquences nfastes pour le patient. Dans les cultes candombl au Brsil, la possession par les Orixs est provoque (Halloy 2009); le possd adopte le comportement de lentit et tire un bnfice de cette possession. Chez les Asmat, la possession est un signe de la confiance des anctres lorsquelle survient dans la maison rituelle; les lus se dclarent plus lourds. Dautres Asmat sont possds par leurs disparus. Lors de la sortie des masques, la possession par un anctre collectif survient galement; son retour permet aux endeuills daccepter le dpart dfinitif du dfunt et sa transformation en anctre.

    Dans le cadre des sances de prise dayahuasca, Bruno, sous lemprise dun mlange contenant des psilocybes, vit dabord Satan mais il ntait pas l pour moi. Sa colre dapprendre que Satan lui avait ravi son amie fit apparatre un aigle, quil reconnut et qui lemmena toute vitesse loin du lieu o il tait. Lide lui vint de le laisser entrer. Il articula: Je suis l, prends-moi. Ce qui entra aussitt prit la forme dun hippocampe gluant de couleur bleu-noir.

    Mal-tre et symptmes

    Qui dit exorcisme dit possession, donc symptme. Du point de vue du voca-bulaire, le registre utilis dans le cadre de lexorcisme est davantage mdical que religieux. Tant lethnopsychiatre que les exorcistes parlent de patients, associant la possession une maladie. Lvangile effectue galement lassociation entre dmons et maladie (Luc 9,1; Marc 16,12; Marc 16,17). Il nest pas tonnant de constater la focalisation des missionnaires sur le gurisseur traditionnel (son surnom de witch doctor est rvlateur) et leur pression pour faire changer les tio-logies et par l mme, toute la cosmologie de la socit hte. La mdecine admi-nistre par le bras missionnaire est prsente comme la seule garantie de victoire sur le diable, illustre par Frazier (1994 : 82) qui assimile la parole divine une pingle mdicale pour percer les tnbres.

    Avant que le psychiatre ou lexorciste ne sen mle, le futur candidat lexor-cisme sestime malade. Il se plaint de douleurs parfois dune paralysie et pr-sente des symptmes de dpression tels que troubles du sommeil, de concentration et de mmoire, lenvie de ne rien faire et des ides de suicide parfois transformes en tentatives. Ce mal-tre est accentu par une impression gnrale dinfortune suite toutes sortes de malheurs dclenchs les uns par les autres la faon de dominos.

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    Une autre rcurrence est la sensation persistante dune prsence inopportune, de visions et dune ou plusieurs voix dans la tte ou juste ct de soi. Les voix entendues ne sont pas toujours celles du patient ni des voix familires. Un de mes informateurs possds chasse les penses parasites quand il saperoit que ce ne sont pas les siennes. Lexorcise Fabienne Amyot (2005 : 174) stonne dcouter quelquun penser sa place. La victime sent cette prsence se dplacer physiquement dans son corps. Ce ressenti est tellement courant que mon infor-mateur mdecin traite ses patients contre les vers intestinaux avant denvisager un exorcisme. Lors du rituel tibtain, lexorciste place un gteau dorge lendroit prcis du corps o lentit est loge ce moment-l comme pour la fixer. Au quotidien le patient se sent perscut, voire accul; il prononce des mots qui ne sont pas les siens, coute des penses cohabiter et est incit mener des actions qui vont lencontre de son libre-arbitre. Lhippocampe de Bruno ragit ses prises de drogues, quelles soient ou non son got; il manifeste sa prsence et sort du corps de temps en temps. Sa nouvelle amie le voit aussi.

    La forme des visions est dtermine culturellement: une parisienne chrtienne voit des chats noirs qui parlent, dautres Europens voient un fantme fminin en robe blanche flottant au-dessus du sol, les patients marocains de la consulta-tion dethnopsychiatrie sont habits par des djinns, les Mossi du Burkina Faso voient des gnies de petite taille avec une grosse tte et de longs cheveux et Bruno discute avec le Diable pour ensuite se laisser investir par un hippocampe noir et gluant, probablement issu de limagerie gothique (le corps cuirass pointes de lhippocampe en fait un parfait candidat la stylisation ethnique). Les Asmat voient des esprits de la fort, des anctres dcors de plumes au sommet des arbres, parfois un Janus ou un homme-chien et dans de rares cas Jsus ou le diable13. En 2004, jassistai la possession dun sorcier des les Kei par lesprit dun collier asmat en dents de chien, mais ceci relve plutt de ladorcisme la possession avait t provoque et soigneusement contrle et constitue plutt une excep-tion. Les entits venues de lau-del sont donc des personnages culturels. Charles Stewart (2008 : 108) suggre que les socits ont cr une panoplie de figures surnaturelles dont elles ont ensuite perdu le contrle [et quelles] sont tombes sous la coupe des produits de leur propre imagination. Les Tibtains ne disent-ils pas que lhomme cre des dieux qui lattaquent vraiment?

    En littrature, le double (doppelgnger) est loppos dmoniaque et souvent complmentaire de la personne possde ou dvoue au mal; Oppenheimer (1996 : 19) lappelle le jumeau noir de lesprit (dark twin of the brain) reconnaissable par son masque socialement familier. Progressivement, le double acquiert une sorte dindpendance par rapport loriginal et ne se prive pas pour tyranniser

    13 Lvanglisation des Asmat a commenc en 1953 par les pres nerlandais du Sacr-Cur MSC qui seront suivis par sept autres ordres et dnominations.

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    son hte, la faon du portrait de Dorian Gray dOscar Wilde ([1890] 1992). Le double est la petite voix qui incite laction ou la non action. Lethnopsychiatre Philippe Woitchik explique ce phnomne de double par la dissociation psychique, dclenche par un traumatisme. Ce mcanisme de dfense enclenche la fuite des motions pour permettre lindividu de survivre au traumatisme sans trop de dgts, linfarctus tant signe de non dissociation. Il en rsulte quil nest plus le mme et cette sensation demeurera jusqu recevoir un traitement appropri. Un effet visible de la dissociation est de parler en langues; les possds parlent parfois des langues quils nont jamais apprises. Selon Woitchik, les voix enten-dues de lintrieur rvlent une dissociation et de lextrieur une schizophrnie. Il souligne que se trouver face son double est tellement insupportable que cela a justifi de tuer un des jumeaux dans la plupart des socits du monde (jusque dans les annes 1930 en Belgique).

    Le parcours du candidat lexorcisme

    Avant den venir consulter un exorciste, les symptmes incitent le patient consulter un panel de spcialistes, y compris un psychiatre. Cest gnralement de guerre lasse et suite lchec rptition des traitements que le patient se rsout cette solution extrme. Lide de la possession comme de lexorcisme ne lui vient souvent pas lesprit; elle est suggre par lentourage, un ami ou un membre de la famille. Tout en tant tourment par des voix et des visions, le patient ne reconnat pas toujours la ralit de sa possession, ce qui ne lempche pas de faire appel un exorciste. Le patient exorcis chrtiennement provient souvent dune famille chrtienne, sans tre pratiquant lui-mme.

    Ce nest pas parce que le patient est convaincu de vouloir user de ces mthodes quil y parvient; loin davoir disposition une cohorte dexorcistes de bonne volont, sa qute ressemble plutt un parcours du combattant. Certains exor-cistes catholiques prennent si peu leur rle au srieux quils doutent de la ralit de la possession. Paris, la politique de lvch semble de contester la validit de lexorcisme de faon systmatique. Lexorciste du diocse, Maurice Bellot, ne ra-lise pas dexorcisme; son quipe de douze mdecins, psychologues et psychiatres guide le patient vers dautres mthodes, notamment lhpital psychiatrique Sainte-Anne. Un nombre croissant de patients fait donc appel aux exorcistes orthodoxes, moins presss que les catholiques dconduire les fidles en dtresse.

    Le rituel dexorcisme vise extraire du corps et de lesprit une ou plusieurs entits les personnes multiples de Thigou (2002) dont leffet est symbolis par des objets coupants ou piquants ainsi que des substances visqueuses, expulss physiquement par la victime. Pour tre efficace, la libration doit tre stricte-ment ritualise, y compris dans le cadre de la consultation dethnopsy ou des

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    exorcismes des psychiatres lacs. Notons que sans tre dclare possde par une entit (bien quon dise quelle est prise), une victime densorcellement peut galement faire lobjet dun exorcisme: dans son ethnographie de la sorcellerie en Wallonie, Schmitz (2008) dcrit un rituel de dsenvotement comme comprenant des paroles et des gestes dexorcisme.

    Pendant le rituel romain, le mal expuls peut prendre des formes varies selon la rgion du monde. En Europe, les patients crachent un liquide blanc et visqueux dcrit par le pre Jeanguenin (2004 : 76) comme une abondante cume blanchtre. Dans le diocse de Kpalim au Togo, le pre Jacques Amouzou voque des crachats, puis des talismans (peaux noires enrobes de fils noirs et rouges), puis () des coquilles (ici appeles hokui) qui servent au cours des crmonies destines aux idoles (ftiches faits de mottes de terre avec des coquillages en guise dyeux) (Parmentier 2009). Plusieurs auteurs du numro de Terrain ont soulign la dimension corporelle du rituel exorciste (Meyer 2008 : 11). Sans vraiment parler dexorcisme, le gurisseur traditionnel asmat masse et fouette vigoureusement son patient afin dextraire du corps le patient ne crache pas des objets coupants allant des clous aux tessons de bouteille. Tant lexorcisme que la consultation dethnopsychiatrie apporte un soulagement au patient, mais le traitement requiert parfois des annes de patience.

    Nous avons vu le rle de lexorcisme comme rvlateur des tensions familiales et comme dclencheur dun processus didentification dun responsable. Au fur et mesure de lavance de la thrapie, la ralit du rle du bouc missaire se matrialise dans lenvironnement immdiat du patient, dont la comprhension de la situation saffine progressivement.

    Aprs un temps plus ou moins long de thrapie, le patient remet au prtre ou au psychiatre un objet en rapport avec lattaque de sorcellerie tel quun papier ou un bijou quil a trouv dans un endroit incongru (sous le papier peint du salon, dans son oreiller ou sous son matelas par exemple), objet associ lesprit incri-min dans les problmes du patient. Cet objet matrialise la source des maux et est suppos canaliser laction sorcire. Selon les termes de Philippe Woitchik, lobjet-sort est un contenu et un contenant, avec des cheveux, des ficelles et un texte crit en criture lie, celle des djinns. En consultation, les cothrapeutes se passent lobjet de main en main puis le psychiatre rassure le patient en le prenant en charge. Le spcialiste rituel le neutralise ou le dtruit, et remet son patient un autre objet en change (un uf, une mdaille miraculeuse, une prire). Ce dernier scelle la fin des difficults du patient.

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    ConclusionsPhilippe Woitchik et mes informateurs exorcistes lacs constatent une aug-

    mentation du nombre de leurs patients, tout comme une augmentation des demandes dexorcisme (Laurentin 1996, Luksic 2010). Mon informateur mdecin et exorciste lac ralise quotidiennement plusieurs prires dexorcisme dinspi-ration tibtaine et un grand exorcisme par semaine. Du ct chrtien, Gabriele Amorth cite le chiffre de 70.000 exorcismes en ce qui le concerne (Luksic 2010) et Gilles Jeanguenin celui de 3.000 de 1999 la publication de son livre en 2004. Ce dernier constate une recrudescence du nombre de sollicitations au cours de cette dernire dcennie depuis la publication par lEglise en 1999 dun nouveau Rituel des exorcismes (Jeanguenin 2004 : 60) aprs la publication du rituel ad interim du 4 juin 199014, rput inefficace par Gabriel Amorth, qui sopposa sa validation avec dautres exorcistes (Reboul 2001). La recrudescence des demandes dexorcisme a entran une augmentation du nombre dexorcistes, qui passe de 15 120 en France (Muchembled 2000 : 9). Ces chiffres tonnants attestent la fois de la frquence des pratiques exorcistes une poque o le sens commun les supposerait teintes et de la confiance accorde aux exorcistes chrtiens malgr les scandales rptition affectant la rputation de lEglise catholique. Selon une interview de Gabriele Amorth, les abus sexuels sur des enfants peuvent tre en partie imputs des pratiques satanistes (de Thieulloy 2010), tandis que mes informateurs exorcistes lacs considrent que ces actes sont une porte ouverte la possession. Un chapitre du livre de lun dentre eux y est dailleurs consacr (Thigou 2002). Enfin, les accidents relats de temps autre par les mdias au sujet dexorcismes tournant au drame nempchent pas les patients dopter pour ce moyen de surmonter leurs maux.

    On peut sinterroger sur les causes possibles de ce regain dintrt pour les exorcismes. Daprs Alan Macfarlane (1985 : 11), spcialiste de la sorcellerie en Grande-Bretagne, lusage de largent et de la publicit dans les socits capitalistes mergentes a relativis les distinctions absolues de bien et de mal qui existaient avant. Largent a donn un prix tout, autorisant le mal tre converti en bien et rendant floues toutes les dichotomies morales sauf celles qui concernent la libre entreprise, valorise par-dessus tout. Il en rsulte une sensation de confusion difficile dissiper chez une personne en dtresse morale un moment de sa vie. Dans ce cadre, le mdecin ou le psychiatre nest que dune pitre utilit. Faute dy trouver du soulagement, le patient a perdu confiance en la mdecine, diabolise par des vulgarisateurs au sujet des graves dangers des vaccins par exemple et se tourne vers les mdecines parallles.

    14 La prire de 1614 tait demeure intouche, hormis quelques amnagements en 1926 et 1952 (Reboul 2001). Le mouvement de dsintrt de lEglise pour le rituel dexorcisme stait dj amorc lors de VaticanII notamment par la mise en dsutude du petit exorcisme jadis ralis lors du baptme.

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    Par ailleurs, le march est inond de spcialistes spirituels auxquels le patient fait appel avant de se tourner vers lexorciste, gnralement sur le conseil dun proche aprs des annes de ttonnement. Aprs avoir essuy des checs rpti-tion, le candidat lexorcisme en vient se penser diffrent faute de trouver des symptmes quivalents chez autrui. Il se rend facilement lide dessayer lexor-cisme, une technique thrapeutique diffrente limage de ses symptmes de ce quil a essay prcdemment. Lexorcisme est une pratique occulte encadre, mystrieuse, secrte et dont les mcanismes lui paraissent obscurs au mme titre que la renaissance dans des vies antrieures, lEMDR15 ou la kinsiologie. Nous avons vu que limage du diable, abondamment utilise dans les mdias et la publicit, nourrit limaginaire tandis que lexorcisme bnficie dune sorte daura defficacit vhicule par le cinma. Dans les films les plus clbres16, la technique est prsente comme radicale: elle fait cder les dernires barrires de rsistance et de scepticisme du patient pour aboutir sa libration grand renfort dimagerie symbolique.

    Laccroissement de la demande dexorcisme concide avec prs de deux dcen-nies de crise sociale, conomique et personnelle telle quelle est susceptible dappa-ratre dans un contexte post-migratoire, soit pour une majorit des patients de la consultation dethnopsychiatrie. La vague millnariste de lan 2000 a pu jouer un rle dans limpression dune acclration de la crise, comprise comme un enchevtrement diffus dvnements problmatiques sans rapport oblig les uns avec les autres. Philippe Woitchik constate une recrudescence des cas de sorcel-lerie chez les africains de louest en situation de crise sociale. Selon les situations individuelles, la cascade de malheurs supposment engendrs par cette crise peut donner au patient la sensation dtre accul au point de se rsoudre une solution extrme comme lexorcisme, lequel a le mrite dapporter une rponse immdiate ses questions dordre moral, physique et spirituel et de tracer des perspectives pour lavenir. Les demandes dexorcisme et de dpossession peuvent ainsi tre considres comme un baromtre des tensions et des liens sociaux dans nos pays.

    Par ailleurs, nous avons pu constater des diffrences dans la faon dappr-hender le mal dans les socits dites traditionnelles et dans nos socits occi-dentales. Si la question du mal semble universelle, la rponse ne lest pas: tantt le comportement de lindividu gnre le mal par la mdiation de linvisible, tantt le mal lui prexiste. Toutefois, les pratiques exorcistes rassemblent les deux univers culturels divers niveaux, de la dmarche du patient chez les Asmat, le prtre

    15 Eye Movement Desensitization and Reprocessing, technique de thrapie brve invente en 1987 par la psychologue amricaine Francine Shapiro et consistant en des stimulations oculaires. 16 Le plus clbre, The Exorcist, fut ralis par William Friedkin en 1973 partir du roman du mme nom de William Peter Blatty (1971) inspir par lexorcisme de Robbie Mannheim par le jsuite William Bowden. Voir rcemment The Rite ralis en 2011 par Mikael Hfstrm partir du roman de Matt Baglio (2009)The Rite: The Making of a Modern Exorcist inspir dun sminaire sur lexorcisme au Vatican et sur son observation dune vingtaine dexorcismes raliss par le pre Gary Thomas, actuellement exorciste au diocse de San Jose, CA.

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    est consult en recours ultime aux manifestations symboliques du traitement lextraction dobjets contondants ce qui nous permet daffirmer que, dans ce rapport particulier avec linvisible, les diffrences culturelles sont plus tnues quil ny parat. De plus, le diable nest pas ncessairement o lon croit quil est. Comme lcrivait Michelet ([1892] 1979 : 19) en parlant des dmons: O sont-ils? Dans le dsert, sur la lande, dans la fort ? Oui, mais surtout dans la maison. Ils se maintiennent au plus intime des habitudes domestiques. La femme les garde et les cache au mnage et au lit mme. Ils ont l le meilleur du monde (mieux que le temple), le foyer.

  • Diable, possession et exorcisme: considrations anthropologiques sur le mal et lau-del 55

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