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HAL Id: dumas-01432169 https://dumas.ccsd.cnrs.fr/dumas-01432169 Submitted on 11 Jan 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. Aristote pédagogue : essai sur la dialectique aristotélicienne Kevin Gobert To cite this version: Kevin Gobert. Aristote pédagogue : essai sur la dialectique aristotélicienne. Philosophie. 2016. dumas-01432169

Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

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Page 1: Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

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Lrsquoarchive ouverte pluridisciplinaire HAL estdestineacutee au deacutepocirct et agrave la diffusion de documentsscientifiques de niveau recherche publieacutes ou noneacutemanant des eacutetablissements drsquoenseignement et derecherche franccedilais ou eacutetrangers des laboratoirespublics ou priveacutes

Aristote peacutedagogue essai sur la dialectiquearistoteacutelicienne

Kevin Gobert

To cite this versionKevin Gobert Aristote peacutedagogue essai sur la dialectique aristoteacutelicienne Philosophie 2016dumas-01432169

Kevin Gobert

Aristote peacutedagogueEssai sur la dialectique

aristoteacutelicienne

UFR 10 ndash PhilosophieMeacutemoire de Master 2

Mention PhilosophieSpeacutecialiteacute Histoire de la Philosophie

Directeur de lUFR de Philosophie M Laurent Jaffro

Directrice du meacutemoire Mme Cristina Cerami

Dip

locircm

e natio

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e maste r A

nneacutee u

niv

ersit aire

2015

-2016

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2015

-2016

Reacutesumeacute

Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des

commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les

Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave

affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont

il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une

valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique

Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon

nous le souci peacutedagogique du Stagirite

Mots-cleacutes

Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique

Abstract

In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the

methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly

in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in

Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle

is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and

philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested

but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological

contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle

Keywords

Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern

1

Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina

Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle

a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma

probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce

travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais

reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire

entrevoir ce quest le monde de la recherche

universitaire en histoire de la philosophie Dautre

part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma

premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des

eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes

aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la

penseacutee du Stagirite

De plus je ne peux manquer ici de remercier

aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les

raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces

longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et

corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et

meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont

forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave

qui tout fut possible

2

Sommaire

Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1

Remerciements p 2

Sommaire p 3

Introduction p 4

I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9

1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11

2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22

3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33

II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science

p 41

1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43

2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49

3) Une ou plusieurs dialectiques p 58

4) Eacutetude de cas Physique I p 65

III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81

1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote

p 83

2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91

3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101

4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108

Conclusion p 118

Bibliographie p 120

3

En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la

philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de

Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de

foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon

lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne

mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors

Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas

eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir

subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant

de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che

sanno comme dira Dante2

A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles

philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui

savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais

pour quelle raison

Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre

dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second

Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du

laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques

astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote

fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age

Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu

preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est

Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est

une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se

commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit

immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les

interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote

aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5

Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que

repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le

commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans

1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49

2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-

sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133

4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons

4

la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant

lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes

Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de

limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son

eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre

dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut

concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et

artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer

preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint

Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas

ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et

surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir

quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes

europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des

eacutecrits du Stagirite

A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon

religieux laristoteacutelisme

[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant

mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par

sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9

Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les

XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus

aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un

savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute

laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le

mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette

diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la

laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute

une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil

nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la

forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe

que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les

universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du

6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons

5

savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve

Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes

lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas

lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne

agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune

des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits

dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire

entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde

vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme

tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge

donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors

eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement

intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels

et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme

Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele

que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de

ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits

dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes

meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la

part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune

preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle

dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir

scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents

laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de

progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner

lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir

scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en

Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du

Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci

daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote

Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle

11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas

12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs

Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault

6

preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de

textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique

Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave

leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un

eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la

μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans

lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et

lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance

etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci

aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui

supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en

Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective

eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la

laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite

Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par

une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de

son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote

permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce

souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme

scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette

notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash

quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune

autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode

dAristote

Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct

une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer

ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions

meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le

Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la

meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la

dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe

siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents

interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques

14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose

7

avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en

science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des

Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant

nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une

telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la

meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des

sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait

plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin

du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une

telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou

du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode

dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus

scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant

neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique

Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable

permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un

certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo

Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute

dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus

insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par

exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien

parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque

auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre

premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo

Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous

sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote

dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au

XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa

theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective

quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du

rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de

maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs

des textes scientifiques dAristote

16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII

8

Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode

atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la

meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient

physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux

communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire

Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave

lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les

ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de

vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees

dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17

Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique

telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique

scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un

autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima

dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de

Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment

contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques

Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette

contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien

Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la

sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie

eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation

sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique

est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou

encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et

la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception

sensible raquo et laquo dialectique raquo

Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une

approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave

propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part

et la meacutethode dialectique dautre part

Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode

quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme

17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3

18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82

19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965

9

quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce

verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le

paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une

technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la

philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous

regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20

R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous

avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme

nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en

effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la

pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre

chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de

comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi

agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur

cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son

rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la

perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une

valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont

quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en

effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique

Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la

science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble

faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre

deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-

mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce

que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes

contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion

admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves

lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui

fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une

reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce

laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture

radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement

20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224

21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967

10

aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature

du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den

comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule

eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique

aristoteacutelicien

Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour

prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi

Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez

Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec

la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la

philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les

praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas

preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la

distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De

plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie

φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au

sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute

dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors

difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons

dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la

diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute

Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en

deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques

qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24

Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes

neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments

du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du

Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir

comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction

du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose

22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20

23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons

24Expression citeacutee en page 10

11

distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25

Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons

des pheacutenomegravenes perccedilus

En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote

semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se

comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere

liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene

Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la

maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de

laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut

pas ecirctre autrement quelle nest26

Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de

la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2

Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches

dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un

savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque

chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes

premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature

aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27

Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo

exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme

de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un

pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle

de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc

connaicirctre scientifiquement

Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature

dans la suite immeacutediate de Physique I1

Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce

qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses

qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de

progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour

nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28

Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds

analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest

ce qui est laquo proche de la perception raquo

25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21

12

En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour

nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et

mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors

que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29

Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30

depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous

faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou

eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous

la sensation lobjet perccedilu

En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le

processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est

mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais

pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la

sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le

point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut

progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe

sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point

comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la

terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de

la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui

tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique

commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les

recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34

Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques

II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise

cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer

la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le

moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre

scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil

nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la

29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques

Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes

13

seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les

cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc

nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du

geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui

offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute

Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au

regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus

immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens

καθόλου peut sembler ambigu

Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue

selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet

luniversel comprend plusieurs choses comme partie36

Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les

choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a

tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le

laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ

ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire

lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse

beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se

dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de

lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire

la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier

paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le

mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus

par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en

premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil

faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus

et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si

importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due

selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car

35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-

tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-

sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19

14

laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42

Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre

connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour

nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits

principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]

Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez

Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel

Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore

en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer

anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote

agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale

dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de

mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas

particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de

leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43

Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi

comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun

des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les

Premiers analytiques II 23

laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire

au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une

deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour

les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen

terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44

Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques

I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et

linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction

comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes

universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer

le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo

plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et

le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien

dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373

44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-

miers analytiques 68b35

15

analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme

Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais

dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble

de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa

nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme

et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante

celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47

Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour

connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon

MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier

(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner

la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou

geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous

prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet

la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les

Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour

nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est

laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil

considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le

raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui

est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute

[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de

la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la

deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie

deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene

agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont

laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non

immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance

de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature

Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des

choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel

Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-

47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in

Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons

16

agrave-dire par perception raquo53

Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence

par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon

aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction

Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en

Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles

confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs

eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour

ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode

scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le

scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements

principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest

gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir

scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience

reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble

confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo

Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que

linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique

aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul

champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo

est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres

(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme

la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la

formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers

la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse

reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction

doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la

deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique

actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee

[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux

connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir

scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause

anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant

saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par

ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98

17

mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que

laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56

Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de

laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce

sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent

lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de

neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir

deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre

scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats

on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement

du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division

et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de

veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres

immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58

Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et

dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des

pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la

deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote

explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience

de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que

fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est

nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo

dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la

deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir

scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-

dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles

Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir

scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds

analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la

laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux

notions car

La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait

que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις

ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de

56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes

18

deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la

deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait

difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe

sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats

mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en

mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme

chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60

Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de

comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement

dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent

sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis

du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo

inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir

aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend

quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir

quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de

connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier

ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience

(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du

savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas

stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien

distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la

science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen

appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en

geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un

rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat

du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et

neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que

lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart

Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce

laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la

raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme

60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71

61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes

62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76

19

lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en

effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de

lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par

laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette

connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux

des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de

reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du

savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles

Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument

que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct

ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil

le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct

pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait

chercher65

Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la

reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce

paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la

puissance

A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons

et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience

En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience

autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses

multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart

et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de

leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte

et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une

connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66

Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi

Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par

deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre

origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la

maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite

puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance

preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus

humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette

connaissance67

64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75

20

Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les

principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus

dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute

originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un

savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une

laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme

tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que

lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D

Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents

eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la

perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est

vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec

dautres choses raquo68

Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement

duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar

de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode

empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la

faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la

meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la

perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en

tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement

de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette

laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le

dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir

scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui

est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu

commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes

classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes

Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans

le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas

exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste

Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se

formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction

depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir

68Ibidem69Ibid p 215

21

deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du

caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent

donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la

deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat

du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere

le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un

empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui

Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble

profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de

lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre

scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre

poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous

comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce

que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui

qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la

deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien

Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode

dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte

semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-

analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune

importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce

choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques

biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a

fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par

excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode

effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux

ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave

travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant

pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans

ses recherches

En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode

dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des

Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident

22

pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue

particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de

fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs

son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu

eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque

deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition

laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune

maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle

est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle

Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le

dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de

raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui

peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune

affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71

Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner

deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense

donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout

difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet

En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes

longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De

Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce

dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques

ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo

Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement

formelle

Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et

fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa

profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne

semble malheureusement pas fondeacute73

En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de

laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion

dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue

plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-

reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem

23

laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute

dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute

des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig

comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere

comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave

lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle

compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant

dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme

scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu

deuxiegravemement celui dun autre temps

Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une

deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig

considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de

D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En

effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit

surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux

commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et

rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence

antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme

En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science

entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche

des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le

fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place

immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute

eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son

Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par

rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le

commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques

peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I

dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave

lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme

scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement

probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des

74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique

75D Ross op cit p 76 et suivantes

24

gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science

deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les

principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)

autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto

aucune valeur eacutepisteacutemologique

Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques

nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des

laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la

perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον

qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon

de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu

qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques

I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment

degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions

pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le

syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se

distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77

Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne

du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner

correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des

Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na

dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun

laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς

τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere

philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78

Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du

service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention

eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette

preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que

la dialectique vaut

laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce

soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec

les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en

76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous

suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude

25

mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un

inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une

question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre

le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des

sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre

approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la

dialectique79

En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent

logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration

sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour

deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors

deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini

Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au

contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire

cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave

part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est

neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y

a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous

connaissons les termes ultimes80

De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans

le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En

dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest

dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les

Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue

agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences

que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les

Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre

mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en

exposant lultime service de la dialectique

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres

de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines81

79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4

26

La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences

Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui

premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement

puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies

et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves

D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique

mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi

dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique

agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode

laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la

dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en

Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la

dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul

inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous

laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables

donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo

pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques

puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du

moins ne semble fonder sur rien

Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute

des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la

dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement

deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D

Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit

par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec

le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete

au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-

empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts

de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se

mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers

principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de

mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils

ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave

lAcadeacutemie

27

lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave

discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances

speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont

ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84

Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique

que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible

et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et

qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus

aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo

agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement

infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo

deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience

des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote

engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement

veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique

vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir

Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P

Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la

dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la

dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique

naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie

de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque

exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne

serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut

seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque

Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la

science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive

Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et

deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote

laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86

Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des

essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la

philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les

Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-

quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293

28

dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce

savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable

pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe

meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce

stade laquo propeacutedeutique raquo

Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune

propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui

seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers

la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est

telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89

Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire

lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement

introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein

du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus

preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et

propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans

une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune

meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P

Aubenque inaccessible

Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique

serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans

la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur

lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de

leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle

interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos

commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent

la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non

science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique

que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de

lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart

lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les

passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos

philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du

traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon

Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable

88Ibid89Ibid p 300

29

et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de

Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir

pour laisser place agrave dautres90

Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la

Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme

Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres

la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la

dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du

cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle

effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr

Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos

diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement

critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien

Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la

dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation

massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie

la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique

veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture

entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans

les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations

dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable

meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la

somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non

par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en

induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce

que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα

[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la

deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une

deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]

sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les

hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces

derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis

comme autoriteacute92

La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves

grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le

90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23

30

livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la

meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes

scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la

Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu

attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere

reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un

sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des

Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes

sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des

diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par

induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ

τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave

propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature

elle-mecircme raquo

En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses

sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre

caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons

comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93

Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons

peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1

Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert

ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble

mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur

trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon

lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection

alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre

trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode

aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux

commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble

pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre

de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces

deux meacutethodes

De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en

science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut

encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de

toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20

31

recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave

propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne

pas ecirctre

Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et

une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux

quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le

disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois

quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95

Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la

droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que

cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique

Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre

du De Anima

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au

principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux

attributs naturels96

Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions

admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon

lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-

mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme

semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal

entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de

ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de

leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour

eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire

proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles

Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est

la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet

possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee

94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56

95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89

32

avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune

eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la

terre raquo98

Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu

agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction

pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et

dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien

difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les

recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs

dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-

analytique comme la meacutethode scientifique canonique

Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en

science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en

tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les

eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le

modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue

comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le

deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans

la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que

ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions

meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee

dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la

reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de

son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des

anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la

meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des

eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine

propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable

laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations

tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la

mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute

98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la

seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit

33

laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes

orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode

scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la

veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo

du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre

des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin

ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de

justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la

peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore

dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver

nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la

dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait

plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme

nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous

proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de

ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la

meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter

veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de

proposer laquo une troisiegraveme voie raquo

Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable

deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en

sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes

depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre

deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la

direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le

champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises

les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et

diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme

maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible

Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta

100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156

101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77

34

phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL

Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart

apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen

sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere

tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les

pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer

[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune

theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science

(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule

dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en

question soient issus dobservations empiriques105

Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique

pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le

moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον

peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent

signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils

peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la

traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en

remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double

sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut

faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les

observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la

traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce

passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier

dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques

dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir

autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce

quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions

102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes

103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83

104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the

theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84

106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271

35

communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation

des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et

admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance

Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout

supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour

tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme

qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui

sort de la raison en la meacuteconnaissant108

Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos

de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens

aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal

scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα

ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de

GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode

de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos

de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de

φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens

dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la

contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les

Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre

pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil

La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir

dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir

des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le

problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette

dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris

comme partant des φαιυόμενα raquo110

Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo

pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette

question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave

linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la

dialectique

Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction

107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85

108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-

vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86

36

correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)

peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A

Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune

des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que

telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des

hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre

utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111

Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo

linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112

Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous

suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais

dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la

dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette

dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113

Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus

aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la

lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des

sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data

sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous

apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut

sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large

encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du

langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres

dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes

dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-

il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se

posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen

puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute

des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques

Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de

leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la

111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the

sciences raquo P 86

37

dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote

Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir

donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant

interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la

philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au

fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos

notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de

dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents

laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton

comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains

comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et

progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement

dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans

la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme

laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J

Barnes eacutecrit

[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats

qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la

dialectique] aura fourni

[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des

sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par

leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114

Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le

pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui

preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode

adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et

cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune

strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les

principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique

platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la

dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite

pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa

114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12

115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988

38

destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme

semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus

dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences

Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes

aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste

sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete

cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que

nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou

des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit

pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des

structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα

comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement

sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage

[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν

(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent

en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos

de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1

1145b10-15 19-20)118

Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou

les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur

existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo

eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers

principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette

laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit

communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive

agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la

recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture

philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors

plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage

En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme

des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de

compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the

topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν

οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85

39

langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses

divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui

parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des

usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie

laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de

1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le

laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des

problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute

du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et

de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie

Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le

premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui

du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les

principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que

nous allons des mots agrave leur deacutefinition

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de

maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses

composantes particuliegraveres121

Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les

diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et

la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses

nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens

des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration

Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978

intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie

analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee

dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre

Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout

Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement

aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui

retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]

Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil

emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct

surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-

broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10

40

theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122

Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et

contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn

des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn

de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun

article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science

fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se

poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et

contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme

un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee

Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre

deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de

la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique

effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la

dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave

faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la

dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les

commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de

cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la

meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la

dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il

veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de

cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des

sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse

reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique

122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53

123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55

41

Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche

particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une

deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2

1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices

clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un

traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees

sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de

preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des

Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non

une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans

le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont

dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir

preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave

cet exercice

Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls

Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la

Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis

de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-

ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique

est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec

dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La

dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et

une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors

il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre

seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique

Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la

dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave

laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une

telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains

aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche

nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que

cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce

124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76

125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1

42

que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en

interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote

accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la

theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre

serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques

Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote

et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la

Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il

est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des

sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de

lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme

laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant

deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses

recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode

dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur

un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute

concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer

voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des

principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes

scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer

veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils

de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des

sciences

La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique

posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave

prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement

partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128

Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique

que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM

Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en

128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the

Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p

132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir

43

sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage

il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la

discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-

dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J

Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit

discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop

deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel

ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une

reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant

annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple

lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des

preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se

doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant

La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique

semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet

Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de

lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est

la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M

Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou

elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo

est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la

preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative

quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion

assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire

le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat

Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large

comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un

conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer

syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant

Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette

derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P

Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses

131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the

laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76

134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134

44

dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du

reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135

Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner

cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du

dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne

deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une

deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire

des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de

nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile

de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la

fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave

laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une

machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des

Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement

aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement

alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une

laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son

interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux

semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux

Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre

preacutedicables raquo

Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des

raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements

constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les

deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit

un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre

dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons

le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime

lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la

preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et

accident138

Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute

proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut

(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes

constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25

45

humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le

propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de

son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et

enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent

donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents

lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale

agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner

deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit

contraire agrave une de ses affirmations

Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une

preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons

par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que

le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative

affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel

de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir

qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du

reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent

pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave

faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus

deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre

plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute

soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la

strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre

reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident

Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la

dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son

adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des

contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que

ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs

tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange

possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il

peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves

139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques

140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6

46

honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins

Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la

laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la

deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la

dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien

dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche

commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant

agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il

srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne

supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune

œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII

chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo

(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf

pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont

donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)

Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent

pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une

importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de

la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de

leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un

arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des

participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique

Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les

Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une

laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une

activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la

dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux

de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun

arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et

pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut

pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un

contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique

142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285

143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo

47

aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature

mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses

de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la

deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de

conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect

laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent

deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables

de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets

qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre

dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145

En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux

interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du

questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise

dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique

dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La

dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un

arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation

des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo

sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de

philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous

permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce

quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la

dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques

dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on

consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non

essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme

dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs

dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins

preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend

tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique

Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et

meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241

48

eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des

anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour

eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu

attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation

scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont

aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct

Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques

Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune

pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong

dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes

aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon

les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave

caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points

preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte

de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion

ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis

Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote

mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est

ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans

les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur

eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche

des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique

semblent a priori permettre une telle lecture

La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il

consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-

il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations

sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance

non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J

Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher

en faveur de telle ou telle lecture

Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du

syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est

148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote

op cit p 237-262150 138a38

49

collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans

laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des

Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner

deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig

traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne

de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα

laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou

par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous

ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152

Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme

interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de

lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre

laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre

Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν

τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne

[τῶν πολλῶν δόξαις]153

Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre

accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme

preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand

nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie

particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit

dailleurs agrave ce propos

Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les

experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si

la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la

caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute

pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution

des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un

endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154

Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune

ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre

pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute

formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme

certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale

151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV

50

Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la

deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise

soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee

quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point

Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et

techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont

eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle

du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et

ainsi des autres156

Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la

laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la

dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit

En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les

interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se

veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces

opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps

sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]

quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158

Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte

un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une

ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ

τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere

deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son

degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de

probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette

probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le

laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non

scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il

eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee

dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159

Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions

contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo

156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre

des thegraveses contradictoires [] raquo

51

Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou

simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais

conclure par une proposition neacutecessaire160

laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une

preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la

consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere

vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas

Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce

mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens

du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans

la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des

tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere

le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute

laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le

traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la

Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique

et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus

de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que

[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus

persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier

chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur

eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163

Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur

eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun

doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais

dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le

probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers

analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la

majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la

possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute

compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela

demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des

ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident

160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88

52

de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au

vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose

la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique

Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les

conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies

Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe

des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα

Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par

une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes

ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les

philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166

Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de

δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du

vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les

fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme

R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme

maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations

vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La

probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette

conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre

les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut

degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur

de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de

conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J

Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non

pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter

comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa

relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese

dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes

dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo

ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245

170 Ibidem P 252

53

Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes

combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes

philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des

ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes

Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese

exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale

E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en

fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux

ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de

la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur

eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur

coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage

sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit

La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant

pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base

eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par

le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec

dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne

de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute

dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais

la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172

Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le

tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions

syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme

garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus

global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les

traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur

eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans

ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de

Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et

dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage

beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles

appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere

que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII

1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en

171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes

sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35

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science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil

faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen

Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique

aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M

Naussbaum eacutecrit

Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien

qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de

dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail

philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave

srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous

disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour

reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174

Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais

aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la

volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et

de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle

commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les

hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus

strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette

communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et

ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus

large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les

ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses

dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies

Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la

plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave

tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou

bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur

diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise

ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce

caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte

173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240

174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243

55

que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien

dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne

sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens

aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine

psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote

dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs

accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie

pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire

en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant

dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective

psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese

paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est

soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en

compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui

entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme

endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme

la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle

semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres

personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui

decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit

dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de

τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux

pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut

surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale

dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas

laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette

opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de

ceacutelegravebre la tenue

Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire

permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne

aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18

56

par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir

avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo

non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une

preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne

contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au

demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui

appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes

laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par

lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la

totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les

sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine

les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au

grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La

valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai

quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la

probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee

comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici

collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse

lendoxaliteacute dune opinion

Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique

preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale

Aristote preacutecise dailleurs que

Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme

dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion

universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement

claire pour tout le monde [hellip]183

Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute

dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et

ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de

problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont

eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on

obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les

contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel

180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7

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ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et

admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des

savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee

personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente

probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un

ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son

caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre

eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas

de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur

eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique

Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus

importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais

dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique

eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En

effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du

questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction

claire entre le dialecticien et le philosophe

Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir

duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre

en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser

de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la

recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave

ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est

propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]

Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors

que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa

deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute

poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185

Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation

entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire

laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut

poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur

pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813

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Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la

dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En

effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect

preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps

dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu

agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans

un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces

questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du

dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la

philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant

donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses

syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ

ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la

philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous

comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit

le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer

lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-

elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et

silencieuse

Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et

dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere

peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la

philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence

entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de

laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai

En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que

le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens

argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur

ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la

dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie

diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le

choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre

tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189

Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule

la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue

188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons

59

de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190

procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement

dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour

point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre

reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se

caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de

laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et

comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute

preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash

eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de

vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de

syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus

complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et

philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les

questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons

peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de

facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre

aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles

ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa

capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie

Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use

de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo

La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence

de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous

acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave

lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode

dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre

philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux

problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science

et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la

dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour

fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce

problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et

190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie

191 100b23-29

60

philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs

types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique

Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la

philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure

dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur

eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong

dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses

ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong

dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)

de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de

Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire

structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais

seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de

cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer

seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote

montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme

plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne

Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des

deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce

temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme

indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme

science193

Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique

scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont

nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens

que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo

et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure

dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la

strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son

utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre

les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic

permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la

science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme

dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que

192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47

61

cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les

endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la

dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les

thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens

strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou

plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique

forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour

deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui

na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant

personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la

diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer

plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services

rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se

rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au

service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non

gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet

La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas

une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee

par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des

fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197

Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le

but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de

dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop

hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions

diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop

eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part

que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique

peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite

incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu

pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine

dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique

reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles

195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236

196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140

62

Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les

Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une

contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique

laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se

servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote

considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle

laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre

pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)

En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi

tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere

de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent

dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)

Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte

parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche

que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les

Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de

chaque science raquo

Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela

sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en

chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus

qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ

ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines200

Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et

non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo

comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet

Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes

mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire

aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle

199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4

63

nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation

examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201

Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule

deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute

la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la

dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit

des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour

chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur

eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les

principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette

tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins

agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant

E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui

surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que

laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave

fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de

deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous

pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le

deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend

lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique

aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la

dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques

ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction

scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se

deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique

pour la science

En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est

constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils

permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle

est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent

avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le

201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une

dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux

203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et

eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit

64

mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences

pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe

cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205

Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la

deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent

drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus

paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la

Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans

un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un

veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons

de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode

dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La

dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique

soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires

La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire

intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens

toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes

aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit

pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que

nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire

intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique

comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le

point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la

dialectique en science

Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par

une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va

de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par

nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la

science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la

physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon

Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et

drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres

quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces

principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40

206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin

65

Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la

meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements

corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave

partir de 184b15 Aristote eacutecrit

Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et

sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos

ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers

principes cest lair dautre que cest leau208

Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses

preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type

dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne

neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine

dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car

elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une

laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique

Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et

ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le

percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo

Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se

doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre

embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il

est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute

eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute

de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle

raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement

(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation

des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre

III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du

mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la

reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la

reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III

208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF

Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les

conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120

213 Ibid p 109

66

et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du

mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du

mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves

lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut

bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en

employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du

mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation

ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique

cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont

pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or

ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se

meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des

Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie

eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour

Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature

deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur

thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo

Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote

comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais

dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est

particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses

eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette

laquo science commune agrave toutes raquo

De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui

supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou

du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe

des principes216

Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui

permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici

les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des

eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait

pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote

deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui

laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre

214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4

67

deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa

Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les

principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique

Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens

des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est

justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose

quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo

dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218

Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques

Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir

puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que

toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont

substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes

choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval

unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219

Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun

De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut

examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le

continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme

et unique comme jus de treille et vin220

La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part

parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce

que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des

choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui

constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation

dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti

laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est

bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement

valable

Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la

deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou

des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont

intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur

la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de

217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

68

principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti

toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend

plusieurs formes

[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes

possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les

opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs

dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion

troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage

humain222

Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes

physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien

dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet

grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous

lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre

des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette

discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les

principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout

se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute

de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination

des principes physiques

Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de

la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les

laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est

symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au

champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere

sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24

ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les

preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on

appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en

Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique

dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave

propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti

laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce

pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

69

premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc

drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient

trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo

Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration

De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la

distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce

auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes

de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au

livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des

mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225

Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave

lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et

corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti

conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique

Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des

arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions

des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables

deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave

lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens

moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E

Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement

diminueacutee226

Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le

commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique

dans la recherche des principes des sciences

Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de

la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la

dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes

scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes

des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le

mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et

cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement

principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255

70

δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette

ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et

dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus

compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le

principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il

convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave

partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du

savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et

leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La

dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les

principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations

eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote

comme eacuteristiques

En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]

est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui

parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce

quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de

Parmeacutenide229

Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la

reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans

la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de

reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le

caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques

Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en

effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas

concluants 231

Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas

valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments

eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide

Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour

ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote

eacutecrit

Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en

soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave

toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14

229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8

71

des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte

du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont

capables dapercevoir les finesses232

Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent

lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la

dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul

lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de

veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux

ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la

dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme

eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations

sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des

opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)

qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233

Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai

du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de

deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous

serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme

de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il

pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir

que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui

confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le

syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme

eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme

quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique

En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le

persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la

dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον

συλλογισμόν]235

Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux

apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce

nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons

234 101a34-3

235 1355b15-17236 1355b17-18

72

συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet

de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui

de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses

eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique

Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de

fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux

dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves

relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets

viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme

et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets

que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon

Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et

sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na

quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les

principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments

eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle

reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses

preacutedeacutecesseurs

Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois

contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs

particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir

allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre

dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il

nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en

Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a

plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique

contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la

dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure

de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et

troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut

servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les

sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans

237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique

chez Aristote op cit p 237-262

73

les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci

dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des

Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car

le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent

ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les

sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience

approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le

Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la

dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode

du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une

meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes

aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le

commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a

priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des

sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son

eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit

Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et

lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une

meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-

dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette

meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la

famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243

Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en

Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre

les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend

soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo

lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave

nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les

principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans

le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en

preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue

sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave

distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le

temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre

Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14

74

de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio

proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en

question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute

dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du

domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la

dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple

induction en les renvoyant agrave leur perception

R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans

la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe

principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte

quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un

mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave

un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse

pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les

Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce

serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure

lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse

Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun

effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement

Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de

deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement

puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque

dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est

connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la

preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble

deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par

induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de

convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux

Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis

de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et

eacutecrit agrave leur propos

Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens

parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres

inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et

supeacuterieure agrave elle245

Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20

75

inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la

langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur

la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave

parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue

Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton

considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme

de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune

science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie

empirique

Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo

(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se

pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les

principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique

aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas

pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le

pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il

explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques

qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes

perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les

ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et

comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela

grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service

qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la

peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce

qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui

laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que

laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de

justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories

scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus

scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement

Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur

246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77

247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38

76

ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux

Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec

un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas

lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le

discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle

semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non

philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences

Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se

reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two

Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De

Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible

(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est

raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la

meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute

meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un

laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le

De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave

manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν

αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation

ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees

sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De

Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave

lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait

Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la

recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus

facilement observables

Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-

aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux

apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite

reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions

embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute

eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251

Aristote formule alors cette embarrassante aporie

[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus

nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27

77

les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps

premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus

proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par

exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre

Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de

mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252

Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de

moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de

la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution

eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que

les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (

292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins

apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple

marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection

physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le

mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux

pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient

vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en

comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait

partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure

quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss

qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement

infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite

reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient

eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des

animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y

porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre

connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles

approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie

ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que

nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de

lrsquoastronomie (645a1 ss)253

252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards

εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where

78

Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-

aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute

La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation

des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne

faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et

dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une

distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches

meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches

laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme

exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers

larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent

les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique

proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus

scientifique que la meacutethode dialectique par exemple

Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave

rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en

comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans

le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente

une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives

consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la

meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique

comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage

quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques

soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une

solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de

reacutesoudre

Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur

eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il

semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction

entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de

pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les

the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68

254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11

79

principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R

Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la

recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou

linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il

appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R

Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence

de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la

theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne

80

Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture

trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre

compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous

nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la

citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la

dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits

traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui

attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre

compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant

gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale

deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la

distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte

est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service

preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien

discutable

En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la

seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs

contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de

deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du

texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en

effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont

clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte

durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science

cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit

selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori

les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles

agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement

empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)

Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du

texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon

Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38

81

principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses

multiples atouts

Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette

eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique

ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere

que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune

strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins

eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo

lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce

quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite

surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute

par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors

encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une

question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage

nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R

Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la

recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode

dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I

Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent

de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme

du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la

reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci

peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de

leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique

aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices

laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la

dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes

scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne

regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise

dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct

par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat

pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve

dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences

agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires

au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont

82

neacutecessaires agrave la pratique scientifique

Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et

trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber

dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses

scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R

Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu

neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation

des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant

la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons

lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de

leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez

Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques

Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans

les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement

de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain

laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces

deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave

mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et

lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un

article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo

Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure

faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents

appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en

science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en

laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A

Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de

penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme

indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la

meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or

nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des

œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant

ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La

257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The

scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218

83

lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les

commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce

qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement

effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G

E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir

[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les

recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans

leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes

scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259

Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la

meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un

cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre

les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du

chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave

lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M

Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que

R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la

meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux

commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave

la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur

propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout

simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R

Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule

meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre

un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit

les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques

et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre

meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique

Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de

sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si

finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la

meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans

les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une

valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de

259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem

84

meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M

Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand

on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence

de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on

preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la

dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer

quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de

quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques

Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R

Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son

article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de

la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques

tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-

analytique en science

La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification

en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la

mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262

Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses

de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que

surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les

Topiques En effet selon J Brunschwig

[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les

traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de

laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest

pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait

luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee

pratiquement dans les Topiques263

Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses

du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les

traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote

use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur

effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use

260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et

Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science

simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236

263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239

85

bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain

manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument

essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire

de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des

rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J

Brunschwig R Bolton

[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier

quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus

tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264

Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit

pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima

pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect

fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques

Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus

lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave

montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-

mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la

remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la

dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique

dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait

le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne

argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques

et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans

le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne

fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique

et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes

comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt

cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule

preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes

Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence

et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J

Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles

[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents

qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de

justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon

264 Ibidem p243

86

est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique

questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait

dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque

Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et

les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les

Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement

codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne

livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils

contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave

la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes

de science et de philosophie265

Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres

dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes

scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la

dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut

y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une

valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description

la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir

scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo

Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la

meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre

quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet

aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la

dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile

de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et

philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous

deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte

de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique

mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse

de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique

est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part

nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure

questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus

fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en

motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute

265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242

87

en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite

Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des

Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique

Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence

physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et

un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est

surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne

dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien

plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui

sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la

dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de

questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un

organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et

eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc

bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques

Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des

thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire

Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait

eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes

comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons

aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes

ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc

destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue

scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous

comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui

sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers

lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des

notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave

un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote

alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et

philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique

dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la

Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32

88

dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique

(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect

scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes

scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte

Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme

pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote

eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la

dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient

mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les

argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des

sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes

philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents

vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant

deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental

de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons

systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses

eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques

psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une

dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue

scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces

contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use

de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la

mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique

Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques

toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de

la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir

des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette

pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une

certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le

contexte scolaire des eacutecrits dAristote

Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans

lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la

communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents

usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit

Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave

89

faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition

laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267

Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques

dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la

constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non

gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers

usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses

voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et

lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur

peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui

se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et

son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que

donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon

Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te

livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de

temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes

prises269

Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont

rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves

lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour

accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement

intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces

deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une

gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que

lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du

faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274

semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la

dialectique une valeur peacutedagogique

Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent

bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques

ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer

267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256

268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee

90

une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee

comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement

si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la

dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que

la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute

collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute

labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de

comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce

quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique

Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la

dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne

nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger

dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre

comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo

Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux

problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien

Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes

des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser

les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu

difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un

optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble

permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et

datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute

pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en

apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir

Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut

latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose

sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct

une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand

preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere

leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre

la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en

est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-

souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux

choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre

reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux

91

qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution

puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275

Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori

aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le

manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la

veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter

de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent

quelque chose de la veacuteriteacute

Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective

de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous

participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute

dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre

des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si

nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce

quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie

et lopinion fausse

Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la

science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse

de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il

y a science et opinion de la mecircme chose276

La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle

raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de

veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute

endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode

veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes

des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai

Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas

vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les

principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions

les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes

laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi

puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport

agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre

aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper

Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans

notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23

92

quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute

soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une

meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours

scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement

dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en

la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de

nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave

travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature

puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer

savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette

propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate

lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans

le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger

cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer

au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo

La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en

charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour

comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du

champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il

eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que

ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau

philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig

est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un

connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme

sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede

πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R

Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les

principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste

effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques

et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode

qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et

dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la

dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune

utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les

ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31

93

laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science

cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute

du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le

temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une

valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable

fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle

agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la

raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur

peacutedagogique

Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs

indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une

eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices

est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et

laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote

comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui

nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte

pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait

pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement

non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave

toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-

ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des

questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le

monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux

lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme

savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere

universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou

moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de

la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave

leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions

communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations

sophistiques

De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute

Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement

certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples

279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25

94

particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car

tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282

Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave

ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait

fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les

pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de

meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons

que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique

mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les

ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions

communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il

semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα

Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en

Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas

attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en

usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du

commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce

contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un

savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir

scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo

et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions

speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique

en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la

physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie

aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un

savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine

Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du

corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des

animaux En effet pour Aristote

Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble

bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste

titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une

certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284

La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo

282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir

D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4

95

par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais

bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H

Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des

Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de

laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee

soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute

comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287

P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant

comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique

telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-

elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη

Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire

quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des

animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute

recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir

laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un

discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le

participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo

ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement

laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu

une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de

tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres

premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ

δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement

de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des

questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute

comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette

laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute

des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule

cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo

autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble

285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20

96

donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος

est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation

Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal

dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la

dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De

plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans

lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette

activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le

syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en

jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations

sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et

nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question

dans lincipit des Parties des animaux

Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans

sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que

nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur

plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son

rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo

comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle

consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet

une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune

connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les

savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute

dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette

culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme

celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en

pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet

accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit

dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une

culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui

transforme veacuteritablement le sujet apprenant

Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties

des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les

premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les

293 1355b16-17

97

limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par

reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo

avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et

dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la

culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai

dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne

se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P

Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel

selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P

Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant

quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture

geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres

lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou

πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas

dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute

Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer

Aristote eacutecrit

Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu

celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire

dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes

quaux speacutecialistes297

Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau

contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave

rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des

Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces

deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne

sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός

de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit

des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et

de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave

lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la

notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en

Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en

294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2

98

eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple

sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique

A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται

μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un

grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une

expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au

repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en

elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du

devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299

Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la

sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et

cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui

ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en

effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et

mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science

et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos

linexpeacuterience le hasard300

Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats

(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du

preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur

consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds

analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens

grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune

veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun

laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique

alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du

savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι

qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις

preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de

πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche

scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement

scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant

quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part

Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que

leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo

que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215

99

ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι

aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote

pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir

une valeur fondamentalement peacutedagogique

Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la

dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit

La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire

peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous

les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi

quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que

philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de

la dialectique302

Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la

dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant

peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend

que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport

dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee

agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte

preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix

de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes

vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote

fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des

Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P

Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le

tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique

Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de

dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave

rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις

du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la

dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue

semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique

proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de

la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son

eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur

302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260

100

moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un

eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304

et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien

pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle

qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de

philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute

par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees

admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique

permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo

Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la

παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat

laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut

prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique

peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat

final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment

sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur

precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la

base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base

des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une

revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de

stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique

Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme

une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses

endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la

Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude

endoxale comme une neacutecessiteacute

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306

Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les

ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24

101

laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but

deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise

historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs

dAristote

Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences

principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits

que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307

Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere

assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun

proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote

parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de

lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face

agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308

litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute

limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen

R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως

procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure

dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de

ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non

scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde

fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν

Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A

propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit

laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le

mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc

pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant

lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo

Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au

chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus

endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus

raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave

307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New

perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in

Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240

311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73

102

deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce

que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques

une certaine charge affective

En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond

comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme

teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la

preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un

certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des

pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-

ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais

que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M

Le Blond

Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive

dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente

pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il

consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette

connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur

la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au

sens concret de ce mot313

J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours

drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses

et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel

Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le

Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux

ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le

recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction

instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune

certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne

peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer

cette reacuteaction chez son public

Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον

Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus

raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne

reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la

moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario

lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement

313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51

103

quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote

nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une

strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos

Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du

texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer

De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant

sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une

veacuteritable laquo joie raquo

Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne

constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous

pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute

pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-

scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314

Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail

scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme

R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave

distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit

une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et

philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain

sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif

par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la

reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le

Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en

constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche

scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de

connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315

Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les

ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo

Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public

deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que

lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir

provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses

eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident

Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors

que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne

314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo

104

chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct

philosophique316

Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point

subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en

Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de

plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct

philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre

en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον

vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose

les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces

opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave

partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction

qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave

reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui

reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre

lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte

des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la

mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir

Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit

lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en

vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions

ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait

apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce

qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses

novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct

encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo

reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche

Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a

du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le

jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον

pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le

mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres

soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements

des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le

316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23

105

deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais

veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle

motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait

dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du

matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de

provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct

philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la

mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees

paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son

lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave

connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements

Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce

dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque

matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce

laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper

une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig

traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se

trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un

doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le

rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est

clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la

laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement

diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les

principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la

notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments

laquo aporeacutetiques raquo

[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la

diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration

des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie

comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323

Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is

an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2

322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4

106

corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de

deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de

nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de

laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation

existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens

rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme

deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un

laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle

ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la

seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la

comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat

psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la

recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel

Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une

meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions

dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par

un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien

ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que

lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute

En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute

dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour

fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le

troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat

dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre

laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui

semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer

Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car

lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de

trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se

trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328

Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute

comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes

Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle

324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31

107

provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle

cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou

bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de

Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la

philosophie

Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut

commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les

choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant

aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329

Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de

la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest

semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce

nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet

embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre

dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il

seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa

place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le

pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A

lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant

les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat

insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses

lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de

critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des

apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner

de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois

la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans

un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique

Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet

apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien

deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu

pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils

329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20

108

signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition

divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les

hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον

προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ

διορίζει τούτων ἑκάτερον]331

Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du

cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance

de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater

la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus

inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la

meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere

reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence

cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que

celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un

homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais

cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est

particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la

totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce

syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se

passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme

un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une

mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa

place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre

part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et

lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques

La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de

Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote

mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan

et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le

deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes

331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p

68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p

432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce

chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo

109

physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de

Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes

scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le

corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant

une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des

Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce

dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest

pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance

diffeacuterente de celle dun simple exemple

Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont

eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons

comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo

puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme

et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc

laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain

ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le

rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce

mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont

chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a

priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements

(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple

mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-

Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au

premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple

permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis

lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une

compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde

laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre

plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore

laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui

laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo

de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas

simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout

de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus

immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous

336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3

110

pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les

hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant

erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se

fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans

lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot

cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie

rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second

exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement

laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee

Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes

sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment

srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει

τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se

fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest

quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet

laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils

deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants

distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc

Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de

distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere

attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la

parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave

celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat

agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple

de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans

doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez

lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier

moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais

apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de

lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de

megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et

deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute

Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments

337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517

111

preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de

lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments

de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord

eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne

signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo

tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles

confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise

laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est

parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis

et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et

hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la

meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des

enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance

premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se

structurent autour dune division dune distinction

Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre

intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour

selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur

de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-

mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire

Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement

lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage

du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux

eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se

deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus

En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave

partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des

laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et

sont au nombre de quatre

Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν

infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les

diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού

340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21

112

ὁμοίου σκέψις]347

Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote

reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces

preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte

des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une

certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment

lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre

Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens

des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349

laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement

Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes

(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les

diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme

instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements

porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste

en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur

les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat

Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner

car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J

Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en

lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo

peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble

que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument

de la dialectique consiste agrave

[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε

τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et

courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au

mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352

La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ

διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore

laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres

proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo

347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497

113

des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de

femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme

minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les

megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre

leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des

laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion

liminaire

Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee

avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir

dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques

I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des

questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ

γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences

caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans

la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir

les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec

ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre

humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence

Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes

capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des

enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence

Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de

distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou

en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le

dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun

mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les

genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette

perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que

lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des

similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par

exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la

perception des similitudes a une triple utiliteacute

En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part

354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13

114

laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-

agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce

qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur

un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant

poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre

deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile

drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure

dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus

dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363

Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de

faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet

laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons

autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]

sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument

de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)

Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la

dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le

principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la

perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique

entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des

sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen

consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction

dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences

Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la

dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les

ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top

I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les

principes des sciences (Top I2 101a36b4)368

Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les

359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal

methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

115

principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des

similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment

agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge

donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir

En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12

nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les

vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres

lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique

pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le

statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce

que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use

ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce

quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la

dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans

lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la

mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le

deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en

insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les

vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes

entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun

instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo

Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere

Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-

ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que

Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de

monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre

dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes

cesseront de paraicirctre illogiques371

Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette

meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit

linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en

observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme

instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a

369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22

116

la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut

induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux

et des plantes raquo372 lacircme

Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres

comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est

destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de

savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre

sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour

induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir

induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il

faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique

bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur

aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la

dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement

scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la

dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et

dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si

teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu

dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese

dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat

contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

372 De Caelo 292b1-2

117

Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se

veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique

du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau

pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la

dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum

de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus

ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat

contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien

rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode

scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de

la pratique reacuteel dAristote en science

Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de

deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique

peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme

puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les

principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur

peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui

laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture

dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce

quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un

souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge

Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des

questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode

pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-

eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par

un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et

dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant

Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses

eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de

savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la

connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en

provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi

quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes

principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique

118

de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du

Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette

forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui

semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la

penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un

intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit

constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave

dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en

eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant

sur le chemin du savoir

373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47

119

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ndash Aristote Parties des animaux trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2011

ndash Aristote Politiques trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 1990

ndash Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002

ndash Aristote Premiers analytiques trad Michel Crubellier GF Flammarion Paris 2014

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2011

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Paris 1967

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ndash Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010

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Franccedilaise Paris 1988

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taires de France Quadrige Paris 2002

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124

Page 2: Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

Kevin Gobert

Aristote peacutedagogueEssai sur la dialectique

aristoteacutelicienne

UFR 10 ndash PhilosophieMeacutemoire de Master 2

Mention PhilosophieSpeacutecialiteacute Histoire de la Philosophie

Directeur de lUFR de Philosophie M Laurent Jaffro

Directrice du meacutemoire Mme Cristina Cerami

Dip

locircm

e natio

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e maste r A

nneacutee u

niv

ersit aire

2015

-2016

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2015

-2016

Reacutesumeacute

Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des

commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les

Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave

affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont

il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une

valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique

Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon

nous le souci peacutedagogique du Stagirite

Mots-cleacutes

Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique

Abstract

In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the

methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly

in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in

Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle

is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and

philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested

but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological

contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle

Keywords

Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern

1

Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina

Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle

a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma

probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce

travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais

reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire

entrevoir ce quest le monde de la recherche

universitaire en histoire de la philosophie Dautre

part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma

premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des

eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes

aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la

penseacutee du Stagirite

De plus je ne peux manquer ici de remercier

aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les

raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces

longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et

corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et

meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont

forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave

qui tout fut possible

2

Sommaire

Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1

Remerciements p 2

Sommaire p 3

Introduction p 4

I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9

1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11

2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22

3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33

II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science

p 41

1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43

2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49

3) Une ou plusieurs dialectiques p 58

4) Eacutetude de cas Physique I p 65

III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81

1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote

p 83

2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91

3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101

4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108

Conclusion p 118

Bibliographie p 120

3

En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la

philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de

Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de

foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon

lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne

mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors

Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas

eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir

subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant

de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che

sanno comme dira Dante2

A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles

philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui

savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais

pour quelle raison

Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre

dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second

Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du

laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques

astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote

fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age

Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu

preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est

Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est

une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se

commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit

immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les

interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote

aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5

Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que

repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le

commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans

1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49

2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-

sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133

4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons

4

la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant

lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes

Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de

limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son

eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre

dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut

concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et

artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer

preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint

Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas

ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et

surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir

quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes

europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des

eacutecrits du Stagirite

A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon

religieux laristoteacutelisme

[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant

mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par

sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9

Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les

XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus

aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un

savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute

laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le

mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette

diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la

laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute

une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil

nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la

forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe

que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les

universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du

6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons

5

savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve

Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes

lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas

lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne

agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune

des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits

dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire

entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde

vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme

tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge

donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors

eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement

intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels

et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme

Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele

que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de

ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits

dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes

meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la

part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune

preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle

dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir

scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents

laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de

progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner

lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir

scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en

Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du

Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci

daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote

Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle

11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas

12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs

Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault

6

preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de

textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique

Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave

leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un

eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la

μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans

lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et

lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance

etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci

aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui

supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en

Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective

eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la

laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite

Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par

une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de

son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote

permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce

souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme

scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette

notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash

quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune

autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode

dAristote

Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct

une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer

ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions

meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le

Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la

meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la

dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe

siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents

interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques

14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose

7

avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en

science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des

Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant

nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une

telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la

meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des

sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait

plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin

du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une

telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou

du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode

dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus

scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant

neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique

Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable

permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un

certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo

Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute

dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus

insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par

exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien

parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque

auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre

premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo

Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous

sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote

dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au

XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa

theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective

quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du

rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de

maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs

des textes scientifiques dAristote

16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII

8

Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode

atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la

meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient

physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux

communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire

Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave

lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les

ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de

vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees

dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17

Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique

telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique

scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un

autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima

dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de

Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment

contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques

Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette

contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien

Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la

sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie

eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation

sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique

est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou

encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et

la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception

sensible raquo et laquo dialectique raquo

Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une

approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave

propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part

et la meacutethode dialectique dautre part

Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode

quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme

17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3

18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82

19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965

9

quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce

verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le

paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une

technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la

philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous

regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20

R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous

avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme

nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en

effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la

pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre

chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de

comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi

agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur

cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son

rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la

perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une

valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont

quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en

effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique

Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la

science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble

faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre

deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-

mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce

que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes

contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion

admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves

lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui

fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une

reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce

laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture

radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement

20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224

21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967

10

aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature

du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den

comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule

eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique

aristoteacutelicien

Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour

prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi

Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez

Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec

la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la

philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les

praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas

preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la

distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De

plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie

φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au

sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute

dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors

difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons

dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la

diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute

Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en

deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques

qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24

Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes

neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments

du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du

Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir

comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction

du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose

22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20

23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons

24Expression citeacutee en page 10

11

distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25

Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons

des pheacutenomegravenes perccedilus

En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote

semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se

comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere

liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene

Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la

maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de

laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut

pas ecirctre autrement quelle nest26

Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de

la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2

Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches

dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un

savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque

chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes

premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature

aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27

Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo

exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme

de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un

pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle

de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc

connaicirctre scientifiquement

Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature

dans la suite immeacutediate de Physique I1

Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce

qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses

qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de

progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour

nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28

Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds

analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest

ce qui est laquo proche de la perception raquo

25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21

12

En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour

nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et

mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors

que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29

Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30

depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous

faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou

eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous

la sensation lobjet perccedilu

En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le

processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est

mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais

pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la

sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le

point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut

progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe

sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point

comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la

terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de

la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui

tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique

commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les

recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34

Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques

II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise

cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer

la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le

moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre

scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil

nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la

29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques

Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes

13

seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les

cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc

nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du

geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui

offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute

Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au

regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus

immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens

καθόλου peut sembler ambigu

Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue

selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet

luniversel comprend plusieurs choses comme partie36

Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les

choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a

tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le

laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ

ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire

lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse

beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se

dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de

lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire

la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier

paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le

mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus

par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en

premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil

faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus

et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si

importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due

selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car

35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-

tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-

sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19

14

laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42

Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre

connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour

nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits

principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]

Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez

Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel

Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore

en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer

anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote

agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale

dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de

mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas

particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de

leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43

Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi

comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun

des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les

Premiers analytiques II 23

laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire

au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une

deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour

les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen

terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44

Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques

I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et

linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction

comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes

universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer

le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo

plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et

le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien

dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373

44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-

miers analytiques 68b35

15

analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme

Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais

dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble

de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa

nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme

et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante

celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47

Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour

connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon

MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier

(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner

la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou

geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous

prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet

la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les

Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour

nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est

laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil

considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le

raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui

est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute

[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de

la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la

deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie

deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene

agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont

laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non

immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance

de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature

Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des

choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel

Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-

47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in

Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons

16

agrave-dire par perception raquo53

Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence

par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon

aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction

Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en

Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles

confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs

eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour

ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode

scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le

scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements

principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest

gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir

scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience

reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble

confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo

Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que

linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique

aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul

champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo

est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres

(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme

la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la

formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers

la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse

reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction

doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la

deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique

actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee

[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux

connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir

scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause

anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant

saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par

ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98

17

mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que

laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56

Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de

laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce

sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent

lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de

neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir

deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre

scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats

on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement

du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division

et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de

veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres

immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58

Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et

dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des

pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la

deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote

explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience

de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que

fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est

nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo

dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la

deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir

scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-

dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles

Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir

scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds

analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la

laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux

notions car

La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait

que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις

ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de

56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes

18

deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la

deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait

difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe

sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats

mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en

mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme

chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60

Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de

comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement

dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent

sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis

du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo

inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir

aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend

quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir

quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de

connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier

ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience

(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du

savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas

stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien

distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la

science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen

appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en

geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un

rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat

du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et

neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que

lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart

Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce

laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la

raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme

60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71

61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes

62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76

19

lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en

effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de

lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par

laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette

connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux

des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de

reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du

savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles

Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument

que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct

ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil

le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct

pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait

chercher65

Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la

reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce

paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la

puissance

A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons

et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience

En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience

autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses

multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart

et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de

leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte

et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une

connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66

Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi

Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par

deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre

origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la

maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite

puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance

preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus

humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette

connaissance67

64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75

20

Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les

principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus

dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute

originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un

savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une

laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme

tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que

lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D

Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents

eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la

perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est

vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec

dautres choses raquo68

Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement

duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar

de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode

empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la

faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la

meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la

perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en

tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement

de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette

laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le

dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir

scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui

est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu

commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes

classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes

Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans

le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas

exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste

Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se

formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction

depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir

68Ibidem69Ibid p 215

21

deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du

caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent

donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la

deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat

du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere

le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un

empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui

Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble

profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de

lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre

scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre

poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous

comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce

que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui

qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la

deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien

Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode

dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte

semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-

analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune

importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce

choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques

biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a

fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par

excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode

effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux

ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave

travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant

pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans

ses recherches

En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode

dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des

Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident

22

pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue

particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de

fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs

son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu

eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque

deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition

laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune

maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle

est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle

Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le

dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de

raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui

peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune

affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71

Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner

deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense

donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout

difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet

En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes

longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De

Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce

dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques

ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo

Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement

formelle

Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et

fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa

profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne

semble malheureusement pas fondeacute73

En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de

laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion

dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue

plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-

reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem

23

laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute

dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute

des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig

comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere

comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave

lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle

compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant

dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme

scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu

deuxiegravemement celui dun autre temps

Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une

deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig

considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de

D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En

effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit

surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux

commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et

rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence

antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme

En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science

entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche

des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le

fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place

immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute

eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son

Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par

rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le

commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques

peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I

dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave

lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme

scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement

probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des

74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique

75D Ross op cit p 76 et suivantes

24

gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science

deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les

principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)

autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto

aucune valeur eacutepisteacutemologique

Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques

nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des

laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la

perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον

qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon

de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu

qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques

I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment

degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions

pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le

syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se

distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77

Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne

du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner

correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des

Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na

dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun

laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς

τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere

philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78

Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du

service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention

eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette

preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que

la dialectique vaut

laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce

soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec

les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en

76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous

suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude

25

mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un

inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une

question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre

le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des

sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre

approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la

dialectique79

En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent

logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration

sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour

deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors

deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini

Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au

contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire

cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave

part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est

neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y

a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous

connaissons les termes ultimes80

De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans

le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En

dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest

dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les

Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue

agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences

que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les

Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre

mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en

exposant lultime service de la dialectique

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres

de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines81

79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4

26

La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences

Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui

premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement

puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies

et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves

D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique

mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi

dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique

agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode

laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la

dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en

Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la

dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul

inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous

laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables

donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo

pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques

puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du

moins ne semble fonder sur rien

Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute

des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la

dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement

deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D

Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit

par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec

le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete

au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-

empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts

de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se

mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers

principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de

mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils

ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave

lAcadeacutemie

27

lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave

discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances

speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont

ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84

Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique

que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible

et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et

qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus

aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo

agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement

infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo

deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience

des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote

engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement

veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique

vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir

Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P

Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la

dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la

dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique

naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie

de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque

exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne

serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut

seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque

Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la

science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive

Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et

deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote

laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86

Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des

essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la

philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les

Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-

quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293

28

dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce

savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable

pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe

meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce

stade laquo propeacutedeutique raquo

Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune

propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui

seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers

la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est

telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89

Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire

lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement

introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein

du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus

preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et

propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans

une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune

meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P

Aubenque inaccessible

Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique

serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans

la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur

lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de

leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle

interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos

commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent

la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non

science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique

que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de

lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart

lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les

passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos

philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du

traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon

Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable

88Ibid89Ibid p 300

29

et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de

Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir

pour laisser place agrave dautres90

Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la

Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme

Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres

la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la

dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du

cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle

effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr

Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos

diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement

critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien

Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la

dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation

massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie

la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique

veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture

entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans

les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations

dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable

meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la

somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non

par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en

induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce

que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα

[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la

deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une

deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]

sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les

hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces

derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis

comme autoriteacute92

La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves

grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le

90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23

30

livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la

meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes

scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la

Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu

attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere

reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un

sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des

Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes

sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des

diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par

induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ

τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave

propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature

elle-mecircme raquo

En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses

sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre

caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons

comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93

Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons

peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1

Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert

ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble

mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur

trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon

lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection

alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre

trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode

aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux

commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble

pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre

de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces

deux meacutethodes

De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en

science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut

encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de

toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20

31

recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave

propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne

pas ecirctre

Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et

une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux

quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le

disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois

quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95

Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la

droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que

cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique

Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre

du De Anima

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au

principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux

attributs naturels96

Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions

admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon

lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-

mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme

semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal

entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de

ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de

leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour

eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire

proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles

Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est

la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet

possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee

94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56

95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89

32

avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune

eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la

terre raquo98

Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu

agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction

pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et

dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien

difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les

recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs

dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-

analytique comme la meacutethode scientifique canonique

Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en

science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en

tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les

eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le

modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue

comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le

deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans

la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que

ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions

meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee

dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la

reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de

son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des

anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la

meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des

eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine

propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable

laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations

tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la

mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute

98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la

seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit

33

laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes

orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode

scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la

veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo

du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre

des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin

ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de

justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la

peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore

dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver

nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la

dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait

plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme

nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous

proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de

ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la

meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter

veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de

proposer laquo une troisiegraveme voie raquo

Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable

deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en

sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes

depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre

deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la

direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le

champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises

les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et

diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme

maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible

Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta

100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156

101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77

34

phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL

Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart

apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen

sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere

tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les

pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer

[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune

theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science

(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule

dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en

question soient issus dobservations empiriques105

Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique

pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le

moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον

peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent

signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils

peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la

traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en

remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double

sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut

faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les

observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la

traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce

passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier

dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques

dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir

autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce

quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions

102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes

103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83

104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the

theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84

106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271

35

communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation

des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et

admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance

Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout

supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour

tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme

qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui

sort de la raison en la meacuteconnaissant108

Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos

de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens

aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal

scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα

ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de

GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode

de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos

de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de

φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens

dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la

contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les

Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre

pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil

La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir

dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir

des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le

problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette

dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris

comme partant des φαιυόμενα raquo110

Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo

pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette

question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave

linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la

dialectique

Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction

107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85

108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-

vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86

36

correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)

peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A

Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune

des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que

telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des

hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre

utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111

Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo

linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112

Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous

suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais

dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la

dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette

dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113

Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus

aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la

lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des

sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data

sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous

apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut

sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large

encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du

langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres

dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes

dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-

il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se

posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen

puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute

des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques

Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de

leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la

111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the

sciences raquo P 86

37

dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote

Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir

donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant

interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la

philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au

fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos

notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de

dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents

laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton

comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains

comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et

progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement

dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans

la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme

laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J

Barnes eacutecrit

[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats

qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la

dialectique] aura fourni

[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des

sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par

leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114

Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le

pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui

preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode

adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et

cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune

strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les

principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique

platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la

dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite

pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa

114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12

115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988

38

destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme

semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus

dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences

Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes

aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste

sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete

cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que

nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou

des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit

pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des

structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα

comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement

sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage

[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν

(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent

en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos

de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1

1145b10-15 19-20)118

Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou

les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur

existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo

eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers

principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette

laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit

communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive

agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la

recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture

philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors

plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage

En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme

des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de

compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the

topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν

οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85

39

langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses

divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui

parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des

usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie

laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de

1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le

laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des

problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute

du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et

de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie

Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le

premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui

du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les

principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que

nous allons des mots agrave leur deacutefinition

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de

maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses

composantes particuliegraveres121

Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les

diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et

la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses

nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens

des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration

Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978

intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie

analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee

dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre

Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout

Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement

aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui

retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]

Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil

emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct

surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-

broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10

40

theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122

Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et

contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn

des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn

de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun

article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science

fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se

poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et

contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme

un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee

Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre

deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de

la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique

effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la

dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave

faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la

dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les

commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de

cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la

meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la

dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il

veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de

cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des

sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse

reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique

122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53

123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55

41

Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche

particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une

deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2

1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices

clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un

traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees

sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de

preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des

Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non

une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans

le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont

dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir

preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave

cet exercice

Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls

Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la

Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis

de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-

ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique

est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec

dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La

dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et

une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors

il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre

seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique

Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la

dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave

laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une

telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains

aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche

nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que

cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce

124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76

125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1

42

que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en

interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote

accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la

theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre

serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques

Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote

et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la

Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il

est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des

sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de

lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme

laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant

deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses

recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode

dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur

un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute

concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer

voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des

principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes

scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer

veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils

de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des

sciences

La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique

posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave

prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement

partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128

Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique

que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM

Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en

128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the

Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p

132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir

43

sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage

il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la

discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-

dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J

Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit

discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop

deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel

ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une

reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant

annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple

lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des

preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se

doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant

La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique

semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet

Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de

lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est

la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M

Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou

elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo

est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la

preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative

quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion

assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire

le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat

Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large

comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un

conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer

syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant

Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette

derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P

Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses

131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the

laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76

134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134

44

dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du

reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135

Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner

cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du

dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne

deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une

deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire

des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de

nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile

de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la

fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave

laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une

machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des

Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement

aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement

alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une

laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son

interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux

semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux

Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre

preacutedicables raquo

Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des

raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements

constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les

deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit

un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre

dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons

le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime

lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la

preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et

accident138

Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute

proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut

(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes

constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25

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humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le

propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de

son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et

enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent

donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents

lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale

agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner

deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit

contraire agrave une de ses affirmations

Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une

preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons

par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que

le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative

affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel

de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir

qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du

reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent

pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave

faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus

deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre

plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute

soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la

strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre

reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident

Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la

dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son

adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des

contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que

ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs

tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange

possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il

peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves

139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques

140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6

46

honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins

Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la

laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la

deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la

dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien

dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche

commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant

agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il

srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne

supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune

œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII

chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo

(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf

pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont

donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)

Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent

pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une

importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de

la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de

leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un

arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des

participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique

Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les

Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une

laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une

activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la

dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux

de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun

arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et

pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut

pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un

contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique

142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285

143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo

47

aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature

mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses

de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la

deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de

conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect

laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent

deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables

de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets

qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre

dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145

En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux

interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du

questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise

dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique

dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La

dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un

arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation

des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo

sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de

philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous

permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce

quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la

dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques

dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on

consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non

essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme

dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs

dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins

preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend

tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique

Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et

meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241

48

eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des

anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour

eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu

attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation

scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont

aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct

Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques

Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune

pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong

dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes

aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon

les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave

caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points

preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte

de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion

ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis

Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote

mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est

ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans

les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur

eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche

des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique

semblent a priori permettre une telle lecture

La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il

consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-

il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations

sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance

non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J

Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher

en faveur de telle ou telle lecture

Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du

syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est

148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote

op cit p 237-262150 138a38

49

collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans

laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des

Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner

deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig

traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne

de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα

laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou

par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous

ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152

Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme

interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de

lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre

laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre

Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν

τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne

[τῶν πολλῶν δόξαις]153

Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre

accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme

preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand

nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie

particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit

dailleurs agrave ce propos

Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les

experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si

la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la

caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute

pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution

des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un

endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154

Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune

ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre

pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute

formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme

certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale

151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV

50

Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la

deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise

soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee

quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point

Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et

techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont

eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle

du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et

ainsi des autres156

Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la

laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la

dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit

En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les

interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se

veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces

opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps

sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]

quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158

Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte

un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une

ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ

τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere

deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son

degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de

probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette

probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le

laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non

scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il

eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee

dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159

Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions

contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo

156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre

des thegraveses contradictoires [] raquo

51

Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou

simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais

conclure par une proposition neacutecessaire160

laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une

preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la

consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere

vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas

Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce

mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens

du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans

la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des

tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere

le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute

laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le

traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la

Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique

et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus

de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que

[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus

persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier

chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur

eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163

Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur

eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun

doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais

dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le

probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers

analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la

majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la

possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute

compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela

demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des

ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident

160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88

52

de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au

vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose

la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique

Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les

conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies

Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe

des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα

Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par

une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes

ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les

philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166

Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de

δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du

vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les

fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme

R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme

maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations

vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La

probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette

conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre

les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut

degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur

de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de

conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J

Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non

pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter

comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa

relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese

dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes

dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo

ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245

170 Ibidem P 252

53

Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes

combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes

philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des

ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes

Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese

exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale

E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en

fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux

ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de

la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur

eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur

coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage

sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit

La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant

pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base

eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par

le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec

dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne

de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute

dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais

la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172

Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le

tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions

syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme

garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus

global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les

traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur

eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans

ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de

Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et

dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage

beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles

appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere

que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII

1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en

171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes

sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35

54

science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil

faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen

Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique

aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M

Naussbaum eacutecrit

Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien

qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de

dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail

philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave

srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous

disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour

reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174

Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais

aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la

volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et

de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle

commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les

hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus

strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette

communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et

ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus

large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les

ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses

dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies

Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la

plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave

tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou

bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur

diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise

ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce

caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte

173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240

174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243

55

que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien

dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne

sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens

aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine

psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote

dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs

accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie

pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire

en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant

dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective

psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese

paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est

soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en

compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui

entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme

endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme

la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle

semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres

personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui

decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit

dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de

τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux

pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut

surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale

dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas

laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette

opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de

ceacutelegravebre la tenue

Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire

permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne

aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18

56

par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir

avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo

non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une

preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne

contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au

demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui

appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes

laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par

lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la

totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les

sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine

les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au

grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La

valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai

quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la

probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee

comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici

collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse

lendoxaliteacute dune opinion

Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique

preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale

Aristote preacutecise dailleurs que

Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme

dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion

universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement

claire pour tout le monde [hellip]183

Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute

dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et

ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de

problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont

eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on

obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les

contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel

180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7

57

ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et

admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des

savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee

personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente

probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un

ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son

caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre

eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas

de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur

eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique

Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus

importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais

dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique

eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En

effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du

questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction

claire entre le dialecticien et le philosophe

Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir

duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre

en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser

de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la

recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave

ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est

propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]

Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors

que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa

deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute

poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185

Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation

entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire

laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut

poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur

pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813

58

Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la

dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En

effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect

preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps

dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu

agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans

un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces

questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du

dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la

philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant

donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses

syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ

ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la

philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous

comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit

le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer

lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-

elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et

silencieuse

Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et

dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere

peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la

philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence

entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de

laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai

En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que

le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens

argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur

ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la

dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie

diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le

choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre

tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189

Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule

la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue

188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons

59

de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190

procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement

dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour

point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre

reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se

caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de

laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et

comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute

preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash

eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de

vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de

syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus

complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et

philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les

questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons

peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de

facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre

aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles

ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa

capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie

Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use

de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo

La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence

de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous

acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave

lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode

dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre

philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux

problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science

et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la

dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour

fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce

problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et

190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie

191 100b23-29

60

philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs

types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique

Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la

philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure

dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur

eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong

dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses

ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong

dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)

de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de

Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire

structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais

seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de

cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer

seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote

montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme

plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne

Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des

deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce

temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme

indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme

science193

Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique

scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont

nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens

que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo

et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure

dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la

strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son

utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre

les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic

permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la

science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme

dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que

192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47

61

cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les

endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la

dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les

thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens

strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou

plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique

forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour

deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui

na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant

personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la

diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer

plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services

rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se

rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au

service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non

gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet

La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas

une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee

par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des

fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197

Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le

but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de

dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop

hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions

diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop

eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part

que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique

peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite

incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu

pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine

dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique

reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles

195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236

196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140

62

Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les

Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une

contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique

laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se

servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote

considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle

laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre

pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)

En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi

tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere

de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent

dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)

Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte

parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche

que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les

Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de

chaque science raquo

Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela

sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en

chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus

qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ

ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines200

Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et

non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo

comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet

Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes

mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire

aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle

199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4

63

nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation

examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201

Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule

deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute

la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la

dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit

des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour

chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur

eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les

principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette

tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins

agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant

E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui

surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que

laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave

fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de

deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous

pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le

deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend

lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique

aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la

dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques

ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction

scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se

deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique

pour la science

En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est

constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils

permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle

est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent

avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le

201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une

dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux

203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et

eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit

64

mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences

pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe

cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205

Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la

deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent

drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus

paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la

Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans

un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un

veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons

de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode

dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La

dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique

soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires

La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire

intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens

toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes

aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit

pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que

nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire

intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique

comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le

point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la

dialectique en science

Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par

une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va

de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par

nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la

science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la

physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon

Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et

drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres

quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces

principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40

206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin

65

Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la

meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements

corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave

partir de 184b15 Aristote eacutecrit

Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et

sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos

ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers

principes cest lair dautre que cest leau208

Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses

preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type

dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne

neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine

dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car

elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une

laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique

Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et

ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le

percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo

Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se

doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre

embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il

est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute

eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute

de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle

raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement

(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation

des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre

III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du

mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la

reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la

reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III

208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF

Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les

conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120

213 Ibid p 109

66

et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du

mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du

mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves

lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut

bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en

employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du

mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation

ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique

cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont

pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or

ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se

meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des

Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie

eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour

Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature

deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur

thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo

Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote

comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais

dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est

particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses

eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette

laquo science commune agrave toutes raquo

De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui

supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou

du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe

des principes216

Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui

permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici

les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des

eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait

pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote

deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui

laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre

214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4

67

deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa

Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les

principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique

Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens

des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est

justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose

quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo

dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218

Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques

Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir

puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que

toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont

substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes

choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval

unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219

Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun

De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut

examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le

continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme

et unique comme jus de treille et vin220

La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part

parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce

que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des

choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui

constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation

dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti

laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est

bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement

valable

Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la

deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou

des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont

intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur

la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de

217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

68

principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti

toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend

plusieurs formes

[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes

possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les

opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs

dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion

troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage

humain222

Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes

physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien

dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet

grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous

lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre

des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette

discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les

principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout

se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute

de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination

des principes physiques

Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de

la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les

laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est

symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au

champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere

sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24

ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les

preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on

appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en

Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique

dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave

propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti

laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce

pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

69

premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc

drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient

trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo

Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration

De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la

distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce

auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes

de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au

livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des

mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225

Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave

lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et

corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti

conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique

Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des

arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions

des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables

deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave

lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens

moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E

Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement

diminueacutee226

Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le

commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique

dans la recherche des principes des sciences

Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de

la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la

dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes

scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes

des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le

mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et

cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement

principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255

70

δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette

ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et

dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus

compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le

principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il

convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave

partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du

savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et

leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La

dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les

principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations

eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote

comme eacuteristiques

En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]

est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui

parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce

quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de

Parmeacutenide229

Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la

reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans

la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de

reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le

caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques

Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en

effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas

concluants 231

Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas

valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments

eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide

Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour

ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote

eacutecrit

Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en

soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave

toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14

229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8

71

des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte

du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont

capables dapercevoir les finesses232

Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent

lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la

dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul

lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de

veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux

ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la

dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme

eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations

sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des

opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)

qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233

Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai

du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de

deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous

serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme

de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il

pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir

que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui

confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le

syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme

eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme

quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique

En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le

persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la

dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον

συλλογισμόν]235

Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux

apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce

nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons

234 101a34-3

235 1355b15-17236 1355b17-18

72

συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet

de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui

de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses

eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique

Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de

fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux

dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves

relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets

viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme

et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets

que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon

Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et

sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na

quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les

principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments

eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle

reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses

preacutedeacutecesseurs

Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois

contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs

particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir

allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre

dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il

nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en

Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a

plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique

contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la

dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure

de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et

troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut

servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les

sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans

237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique

chez Aristote op cit p 237-262

73

les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci

dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des

Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car

le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent

ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les

sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience

approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le

Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la

dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode

du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une

meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes

aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le

commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a

priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des

sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son

eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit

Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et

lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une

meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-

dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette

meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la

famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243

Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en

Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre

les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend

soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo

lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave

nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les

principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans

le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en

preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue

sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave

distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le

temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre

Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14

74

de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio

proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en

question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute

dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du

domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la

dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple

induction en les renvoyant agrave leur perception

R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans

la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe

principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte

quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un

mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave

un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse

pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les

Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce

serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure

lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse

Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun

effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement

Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de

deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement

puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque

dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est

connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la

preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble

deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par

induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de

convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux

Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis

de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et

eacutecrit agrave leur propos

Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens

parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres

inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et

supeacuterieure agrave elle245

Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20

75

inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la

langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur

la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave

parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue

Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton

considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme

de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune

science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie

empirique

Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo

(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se

pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les

principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique

aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas

pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le

pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il

explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques

qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes

perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les

ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et

comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela

grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service

qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la

peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce

qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui

laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que

laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de

justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories

scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus

scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement

Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur

246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77

247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38

76

ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux

Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec

un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas

lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le

discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle

semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non

philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences

Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se

reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two

Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De

Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible

(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est

raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la

meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute

meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un

laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le

De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave

manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν

αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation

ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees

sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De

Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave

lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait

Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la

recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus

facilement observables

Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-

aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux

apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite

reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions

embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute

eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251

Aristote formule alors cette embarrassante aporie

[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus

nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27

77

les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps

premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus

proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par

exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre

Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de

mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252

Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de

moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de

la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution

eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que

les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (

292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins

apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple

marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection

physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le

mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux

pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient

vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en

comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait

partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure

quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss

qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement

infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite

reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient

eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des

animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y

porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre

connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles

approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie

ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que

nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de

lrsquoastronomie (645a1 ss)253

252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards

εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where

78

Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-

aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute

La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation

des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne

faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et

dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une

distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches

meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches

laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme

exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers

larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent

les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique

proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus

scientifique que la meacutethode dialectique par exemple

Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave

rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en

comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans

le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente

une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives

consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la

meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique

comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage

quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques

soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une

solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de

reacutesoudre

Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur

eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il

semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction

entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de

pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les

the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68

254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11

79

principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R

Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la

recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou

linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il

appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R

Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence

de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la

theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne

80

Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture

trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre

compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous

nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la

citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la

dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits

traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui

attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre

compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant

gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale

deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la

distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte

est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service

preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien

discutable

En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la

seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs

contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de

deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du

texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en

effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont

clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte

durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science

cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit

selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori

les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles

agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement

empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)

Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du

texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon

Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38

81

principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses

multiples atouts

Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette

eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique

ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere

que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune

strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins

eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo

lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce

quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite

surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute

par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors

encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une

question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage

nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R

Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la

recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode

dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I

Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent

de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme

du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la

reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci

peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de

leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique

aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices

laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la

dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes

scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne

regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise

dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct

par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat

pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve

dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences

agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires

au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont

82

neacutecessaires agrave la pratique scientifique

Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et

trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber

dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses

scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R

Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu

neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation

des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant

la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons

lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de

leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez

Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques

Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans

les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement

de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain

laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces

deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave

mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et

lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un

article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo

Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure

faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents

appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en

science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en

laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A

Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de

penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme

indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la

meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or

nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des

œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant

ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La

257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The

scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218

83

lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les

commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce

qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement

effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G

E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir

[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les

recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans

leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes

scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259

Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la

meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un

cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre

les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du

chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave

lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M

Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que

R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la

meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux

commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave

la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur

propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout

simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R

Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule

meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre

un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit

les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques

et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre

meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique

Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de

sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si

finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la

meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans

les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une

valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de

259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem

84

meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M

Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand

on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence

de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on

preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la

dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer

quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de

quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques

Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R

Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son

article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de

la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques

tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-

analytique en science

La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification

en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la

mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262

Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses

de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que

surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les

Topiques En effet selon J Brunschwig

[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les

traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de

laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest

pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait

luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee

pratiquement dans les Topiques263

Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses

du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les

traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote

use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur

effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use

260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et

Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science

simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236

263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239

85

bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain

manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument

essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire

de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des

rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J

Brunschwig R Bolton

[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier

quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus

tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264

Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit

pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima

pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect

fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques

Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus

lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave

montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-

mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la

remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la

dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique

dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait

le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne

argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques

et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans

le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne

fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique

et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes

comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt

cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule

preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes

Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence

et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J

Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles

[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents

qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de

justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon

264 Ibidem p243

86

est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique

questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait

dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque

Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et

les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les

Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement

codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne

livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils

contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave

la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes

de science et de philosophie265

Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres

dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes

scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la

dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut

y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une

valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description

la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir

scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo

Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la

meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre

quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet

aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la

dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile

de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et

philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous

deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte

de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique

mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse

de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique

est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part

nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure

questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus

fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en

motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute

265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242

87

en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite

Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des

Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique

Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence

physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et

un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est

surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne

dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien

plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui

sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la

dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de

questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un

organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et

eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc

bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques

Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des

thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire

Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait

eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes

comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons

aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes

ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc

destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue

scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous

comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui

sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers

lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des

notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave

un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote

alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et

philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique

dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la

Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32

88

dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique

(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect

scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes

scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte

Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme

pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote

eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la

dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient

mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les

argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des

sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes

philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents

vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant

deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental

de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons

systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses

eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques

psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une

dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue

scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces

contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use

de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la

mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique

Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques

toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de

la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir

des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette

pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une

certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le

contexte scolaire des eacutecrits dAristote

Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans

lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la

communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents

usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit

Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave

89

faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition

laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267

Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques

dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la

constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non

gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers

usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses

voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et

lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur

peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui

se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et

son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que

donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon

Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te

livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de

temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes

prises269

Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont

rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves

lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour

accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement

intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces

deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une

gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que

lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du

faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274

semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la

dialectique une valeur peacutedagogique

Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent

bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques

ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer

267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256

268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee

90

une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee

comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement

si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la

dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que

la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute

collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute

labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de

comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce

quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique

Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la

dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne

nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger

dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre

comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo

Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux

problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien

Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes

des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser

les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu

difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un

optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble

permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et

datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute

pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en

apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir

Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut

latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose

sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct

une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand

preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere

leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre

la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en

est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-

souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux

choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre

reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux

91

qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution

puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275

Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori

aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le

manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la

veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter

de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent

quelque chose de la veacuteriteacute

Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective

de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous

participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute

dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre

des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si

nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce

quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie

et lopinion fausse

Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la

science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse

de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il

y a science et opinion de la mecircme chose276

La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle

raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de

veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute

endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode

veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes

des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai

Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas

vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les

principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions

les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes

laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi

puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport

agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre

aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper

Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans

notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23

92

quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute

soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une

meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours

scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement

dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en

la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de

nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave

travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature

puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer

savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette

propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate

lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans

le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger

cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer

au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo

La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en

charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour

comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du

champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il

eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que

ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau

philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig

est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un

connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme

sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede

πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R

Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les

principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste

effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques

et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode

qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et

dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la

dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune

utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les

ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31

93

laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science

cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute

du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le

temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une

valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable

fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle

agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la

raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur

peacutedagogique

Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs

indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une

eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices

est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et

laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote

comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui

nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte

pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait

pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement

non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave

toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-

ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des

questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le

monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux

lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme

savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere

universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou

moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de

la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave

leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions

communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations

sophistiques

De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute

Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement

certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples

279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25

94

particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car

tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282

Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave

ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait

fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les

pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de

meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons

que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique

mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les

ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions

communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il

semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα

Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en

Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas

attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en

usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du

commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce

contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un

savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir

scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo

et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions

speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique

en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la

physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie

aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un

savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine

Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du

corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des

animaux En effet pour Aristote

Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble

bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste

titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une

certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284

La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo

282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir

D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4

95

par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais

bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H

Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des

Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de

laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee

soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute

comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287

P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant

comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique

telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-

elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη

Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire

quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des

animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute

recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir

laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un

discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le

participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo

ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement

laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu

une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de

tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres

premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ

δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement

de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des

questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute

comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette

laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute

des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule

cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo

autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble

285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20

96

donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος

est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation

Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal

dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la

dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De

plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans

lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette

activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le

syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en

jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations

sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et

nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question

dans lincipit des Parties des animaux

Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans

sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que

nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur

plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son

rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo

comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle

consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet

une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune

connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les

savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute

dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette

culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme

celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en

pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet

accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit

dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une

culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui

transforme veacuteritablement le sujet apprenant

Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties

des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les

premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les

293 1355b16-17

97

limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par

reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo

avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et

dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la

culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai

dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne

se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P

Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel

selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P

Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant

quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture

geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres

lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou

πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas

dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute

Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer

Aristote eacutecrit

Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu

celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire

dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes

quaux speacutecialistes297

Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau

contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave

rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des

Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces

deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne

sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός

de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit

des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et

de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave

lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la

notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en

Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en

294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2

98

eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple

sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique

A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται

μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un

grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une

expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au

repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en

elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du

devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299

Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la

sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et

cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui

ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en

effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et

mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science

et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos

linexpeacuterience le hasard300

Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats

(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du

preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur

consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds

analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens

grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune

veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun

laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique

alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du

savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι

qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις

preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de

πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche

scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement

scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant

quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part

Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que

leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo

que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215

99

ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι

aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote

pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir

une valeur fondamentalement peacutedagogique

Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la

dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit

La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire

peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous

les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi

quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que

philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de

la dialectique302

Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la

dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant

peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend

que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport

dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee

agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte

preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix

de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes

vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote

fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des

Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P

Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le

tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique

Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de

dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave

rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις

du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la

dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue

semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique

proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de

la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son

eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur

302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260

100

moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un

eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304

et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien

pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle

qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de

philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute

par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees

admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique

permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo

Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la

παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat

laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut

prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique

peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat

final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment

sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur

precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la

base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base

des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une

revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de

stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique

Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme

une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses

endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la

Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude

endoxale comme une neacutecessiteacute

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306

Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les

ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24

101

laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but

deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise

historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs

dAristote

Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences

principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits

que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307

Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere

assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun

proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote

parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de

lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face

agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308

litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute

limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen

R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως

procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure

dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de

ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non

scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde

fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν

Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A

propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit

laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le

mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc

pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant

lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo

Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au

chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus

endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus

raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave

307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New

perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in

Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240

311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73

102

deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce

que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques

une certaine charge affective

En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond

comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme

teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la

preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un

certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des

pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-

ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais

que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M

Le Blond

Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive

dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente

pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il

consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette

connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur

la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au

sens concret de ce mot313

J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours

drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses

et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel

Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le

Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux

ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le

recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction

instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune

certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne

peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer

cette reacuteaction chez son public

Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον

Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus

raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne

reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la

moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario

lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement

313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51

103

quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote

nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une

strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos

Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du

texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer

De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant

sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une

veacuteritable laquo joie raquo

Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne

constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous

pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute

pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-

scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314

Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail

scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme

R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave

distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit

une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et

philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain

sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif

par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la

reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le

Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en

constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche

scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de

connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315

Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les

ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo

Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public

deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que

lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir

provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses

eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident

Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors

que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne

314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo

104

chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct

philosophique316

Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point

subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en

Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de

plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct

philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre

en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον

vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose

les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces

opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave

partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction

qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave

reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui

reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre

lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte

des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la

mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir

Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit

lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en

vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions

ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait

apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce

qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses

novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct

encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo

reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche

Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a

du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le

jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον

pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le

mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres

soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements

des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le

316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23

105

deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais

veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle

motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait

dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du

matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de

provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct

philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la

mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees

paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son

lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave

connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements

Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce

dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque

matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce

laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper

une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig

traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se

trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un

doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le

rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est

clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la

laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement

diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les

principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la

notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments

laquo aporeacutetiques raquo

[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la

diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration

des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie

comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323

Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is

an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2

322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4

106

corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de

deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de

nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de

laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation

existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens

rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme

deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un

laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle

ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la

seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la

comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat

psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la

recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel

Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une

meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions

dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par

un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien

ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que

lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute

En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute

dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour

fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le

troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat

dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre

laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui

semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer

Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car

lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de

trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se

trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328

Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute

comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes

Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle

324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31

107

provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle

cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou

bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de

Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la

philosophie

Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut

commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les

choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant

aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329

Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de

la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest

semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce

nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet

embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre

dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il

seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa

place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le

pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A

lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant

les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat

insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses

lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de

critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des

apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner

de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois

la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans

un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique

Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet

apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien

deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu

pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils

329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20

108

signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition

divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les

hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον

προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ

διορίζει τούτων ἑκάτερον]331

Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du

cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance

de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater

la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus

inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la

meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere

reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence

cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que

celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un

homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais

cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est

particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la

totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce

syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se

passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme

un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une

mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa

place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre

part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et

lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques

La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de

Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote

mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan

et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le

deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes

331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p

68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p

432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce

chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo

109

physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de

Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes

scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le

corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant

une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des

Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce

dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest

pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance

diffeacuterente de celle dun simple exemple

Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont

eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons

comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo

puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme

et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc

laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain

ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le

rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce

mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont

chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a

priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements

(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple

mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-

Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au

premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple

permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis

lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une

compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde

laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre

plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore

laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui

laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo

de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas

simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout

de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus

immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous

336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3

110

pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les

hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant

erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se

fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans

lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot

cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie

rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second

exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement

laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee

Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes

sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment

srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει

τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se

fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest

quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet

laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils

deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants

distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc

Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de

distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere

attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la

parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave

celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat

agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple

de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans

doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez

lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier

moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais

apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de

lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de

megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et

deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute

Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments

337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517

111

preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de

lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments

de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord

eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne

signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo

tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles

confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise

laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est

parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis

et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et

hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la

meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des

enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance

premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se

structurent autour dune division dune distinction

Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre

intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour

selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur

de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-

mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire

Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement

lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage

du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux

eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se

deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus

En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave

partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des

laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et

sont au nombre de quatre

Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν

infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les

diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού

340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21

112

ὁμοίου σκέψις]347

Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote

reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces

preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte

des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une

certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment

lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre

Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens

des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349

laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement

Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes

(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les

diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme

instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements

porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste

en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur

les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat

Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner

car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J

Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en

lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo

peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble

que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument

de la dialectique consiste agrave

[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε

τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et

courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au

mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352

La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ

διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore

laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres

proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo

347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497

113

des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de

femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme

minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les

megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre

leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des

laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion

liminaire

Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee

avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir

dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques

I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des

questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ

γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences

caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans

la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir

les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec

ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre

humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence

Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes

capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des

enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence

Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de

distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou

en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le

dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun

mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les

genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette

perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que

lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des

similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par

exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la

perception des similitudes a une triple utiliteacute

En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part

354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13

114

laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-

agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce

qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur

un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant

poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre

deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile

drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure

dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus

dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363

Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de

faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet

laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons

autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]

sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument

de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)

Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la

dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le

principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la

perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique

entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des

sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen

consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction

dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences

Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la

dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les

ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top

I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les

principes des sciences (Top I2 101a36b4)368

Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les

359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal

methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

115

principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des

similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment

agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge

donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir

En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12

nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les

vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres

lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique

pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le

statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce

que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use

ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce

quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la

dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans

lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la

mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le

deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en

insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les

vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes

entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun

instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo

Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere

Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-

ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que

Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de

monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre

dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes

cesseront de paraicirctre illogiques371

Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette

meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit

linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en

observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme

instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a

369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22

116

la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut

induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux

et des plantes raquo372 lacircme

Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres

comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est

destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de

savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre

sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour

induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir

induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il

faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique

bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur

aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la

dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement

scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la

dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et

dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si

teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu

dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese

dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat

contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

372 De Caelo 292b1-2

117

Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se

veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique

du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau

pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la

dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum

de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus

ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat

contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien

rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode

scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de

la pratique reacuteel dAristote en science

Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de

deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique

peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme

puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les

principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur

peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui

laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture

dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce

quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un

souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge

Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des

questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode

pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-

eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par

un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et

dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant

Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses

eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de

savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la

connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en

provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi

quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes

principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique

118

de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du

Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette

forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui

semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la

penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un

intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit

constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave

dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en

eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant

sur le chemin du savoir

373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47

119

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124

Page 3: Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

Reacutesumeacute

Dans ce travail nous essayons de proposer une reacuteponse au deacutebat contemporain des

commentateurs agrave propos de la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

Pourquoi Aristote napplique-t-il pas strictement dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie et la meacutethode scientifique quil expose pourtant dans les

Analytiques Leacuteleacutement de reacuteponse que nous essayons dapporter agrave cette question consiste agrave

affirmer quAristote est avant tout un professeur et que la dialectique meacutethode effective dont

il fait usage dans ses recherches scientifiques et philosophiques na peut-ecirctre pas tant une

valeur eacutepisteacutemologique comme beaucoup lont proposeacute quune valeur peacutedagogique

Leacutecriture dAristote et la contradiction meacutethodologique du corpus prennent en charge selon

nous le souci peacutedagogique du Stagirite

Mots-cleacutes

Eacuteducation ndash Dialectique ndash Meacutethode empirico-analytique ndashndash Science ndash Souci peacutedagogique

Abstract

In this survey we try to propose an answer to the contemporary debate about the

methodological contradiction in the Aristotelian corpus Why Aristotle does not apply strictly

in its scientific and philosophical treatises theory and scientific method that exposes yet in

Analytics The response element that we try to bring to this question is to say that Aristotle

is primarily a teacher and that dialectic effective method used in his scientific and

philosophical researches doesnt have an epistemological value as many have suggested

but a pedagogical value We believe that Aristotle writing and the methodological

contradiction in the corpus support the pedagogical concern of Aristotle

Keywords

Education - Dialectic - empirical-analytical method - Science - pedagogical concern

1

Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina

Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle

a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma

probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce

travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais

reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire

entrevoir ce quest le monde de la recherche

universitaire en histoire de la philosophie Dautre

part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma

premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des

eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes

aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la

penseacutee du Stagirite

De plus je ne peux manquer ici de remercier

aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les

raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces

longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et

corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et

meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont

forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave

qui tout fut possible

2

Sommaire

Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1

Remerciements p 2

Sommaire p 3

Introduction p 4

I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9

1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11

2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22

3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33

II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science

p 41

1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43

2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49

3) Une ou plusieurs dialectiques p 58

4) Eacutetude de cas Physique I p 65

III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81

1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote

p 83

2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91

3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101

4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108

Conclusion p 118

Bibliographie p 120

3

En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la

philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de

Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de

foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon

lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne

mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors

Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas

eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir

subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant

de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che

sanno comme dira Dante2

A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles

philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui

savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais

pour quelle raison

Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre

dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second

Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du

laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques

astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote

fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age

Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu

preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est

Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est

une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se

commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit

immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les

interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote

aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5

Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que

repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le

commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans

1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49

2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-

sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133

4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons

4

la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant

lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes

Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de

limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son

eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre

dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut

concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et

artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer

preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint

Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas

ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et

surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir

quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes

europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des

eacutecrits du Stagirite

A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon

religieux laristoteacutelisme

[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant

mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par

sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9

Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les

XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus

aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un

savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute

laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le

mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette

diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la

laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute

une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil

nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la

forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe

que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les

universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du

6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons

5

savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve

Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes

lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas

lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne

agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune

des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits

dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire

entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde

vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme

tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge

donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors

eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement

intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels

et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme

Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele

que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de

ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits

dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes

meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la

part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune

preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle

dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir

scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents

laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de

progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner

lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir

scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en

Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du

Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci

daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote

Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle

11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas

12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs

Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault

6

preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de

textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique

Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave

leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un

eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la

μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans

lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et

lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance

etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci

aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui

supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en

Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective

eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la

laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite

Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par

une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de

son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote

permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce

souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme

scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette

notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash

quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune

autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode

dAristote

Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct

une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer

ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions

meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le

Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la

meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la

dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe

siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents

interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques

14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose

7

avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en

science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des

Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant

nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une

telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la

meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des

sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait

plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin

du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une

telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou

du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode

dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus

scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant

neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique

Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable

permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un

certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo

Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute

dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus

insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par

exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien

parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque

auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre

premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo

Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous

sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote

dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au

XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa

theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective

quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du

rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de

maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs

des textes scientifiques dAristote

16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII

8

Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode

atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la

meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient

physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux

communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire

Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave

lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les

ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de

vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees

dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17

Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique

telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique

scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un

autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima

dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de

Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment

contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques

Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette

contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien

Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la

sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie

eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation

sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique

est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou

encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et

la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception

sensible raquo et laquo dialectique raquo

Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une

approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave

propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part

et la meacutethode dialectique dautre part

Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode

quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme

17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3

18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82

19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965

9

quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce

verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le

paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une

technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la

philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous

regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20

R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous

avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme

nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en

effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la

pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre

chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de

comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi

agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur

cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son

rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la

perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une

valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont

quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en

effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique

Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la

science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble

faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre

deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-

mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce

que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes

contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion

admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves

lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui

fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une

reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce

laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture

radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement

20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224

21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967

10

aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature

du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den

comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule

eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique

aristoteacutelicien

Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour

prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi

Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez

Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec

la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la

philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les

praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas

preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la

distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De

plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie

φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au

sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute

dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors

difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons

dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la

diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute

Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en

deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques

qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24

Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes

neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments

du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du

Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir

comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction

du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose

22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20

23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons

24Expression citeacutee en page 10

11

distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25

Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons

des pheacutenomegravenes perccedilus

En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote

semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se

comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere

liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene

Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la

maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de

laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut

pas ecirctre autrement quelle nest26

Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de

la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2

Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches

dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un

savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque

chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes

premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature

aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27

Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo

exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme

de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un

pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle

de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc

connaicirctre scientifiquement

Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature

dans la suite immeacutediate de Physique I1

Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce

qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses

qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de

progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour

nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28

Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds

analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest

ce qui est laquo proche de la perception raquo

25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21

12

En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour

nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et

mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors

que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29

Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30

depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous

faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou

eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous

la sensation lobjet perccedilu

En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le

processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est

mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais

pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la

sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le

point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut

progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe

sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point

comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la

terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de

la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui

tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique

commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les

recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34

Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques

II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise

cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer

la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le

moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre

scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil

nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la

29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques

Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes

13

seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les

cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc

nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du

geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui

offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute

Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au

regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus

immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens

καθόλου peut sembler ambigu

Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue

selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet

luniversel comprend plusieurs choses comme partie36

Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les

choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a

tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le

laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ

ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire

lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse

beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se

dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de

lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire

la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier

paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le

mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus

par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en

premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil

faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus

et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si

importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due

selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car

35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-

tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-

sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19

14

laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42

Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre

connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour

nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits

principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]

Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez

Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel

Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore

en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer

anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote

agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale

dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de

mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas

particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de

leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43

Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi

comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun

des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les

Premiers analytiques II 23

laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire

au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une

deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour

les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen

terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44

Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques

I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et

linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction

comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes

universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer

le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo

plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et

le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien

dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373

44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-

miers analytiques 68b35

15

analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme

Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais

dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble

de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa

nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme

et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante

celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47

Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour

connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon

MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier

(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner

la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou

geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous

prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet

la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les

Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour

nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est

laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil

considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le

raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui

est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute

[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de

la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la

deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie

deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene

agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont

laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non

immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance

de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature

Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des

choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel

Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-

47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in

Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons

16

agrave-dire par perception raquo53

Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence

par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon

aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction

Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en

Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles

confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs

eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour

ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode

scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le

scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements

principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest

gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir

scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience

reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble

confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo

Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que

linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique

aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul

champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo

est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres

(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme

la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la

formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers

la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse

reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction

doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la

deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique

actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee

[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux

connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir

scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause

anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant

saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par

ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98

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mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que

laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56

Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de

laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce

sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent

lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de

neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir

deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre

scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats

on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement

du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division

et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de

veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres

immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58

Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et

dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des

pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la

deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote

explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience

de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que

fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est

nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo

dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la

deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir

scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-

dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles

Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir

scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds

analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la

laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux

notions car

La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait

que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις

ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de

56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes

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deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la

deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait

difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe

sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats

mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en

mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme

chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60

Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de

comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement

dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent

sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis

du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo

inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir

aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend

quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir

quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de

connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier

ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience

(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du

savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas

stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien

distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la

science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen

appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en

geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un

rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat

du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et

neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que

lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart

Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce

laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la

raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme

60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71

61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes

62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76

19

lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en

effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de

lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par

laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette

connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux

des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de

reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du

savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles

Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument

que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct

ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil

le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct

pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait

chercher65

Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la

reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce

paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la

puissance

A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons

et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience

En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience

autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses

multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart

et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de

leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte

et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une

connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66

Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi

Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par

deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre

origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la

maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite

puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance

preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus

humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette

connaissance67

64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75

20

Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les

principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus

dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute

originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un

savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une

laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme

tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que

lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D

Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents

eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la

perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est

vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec

dautres choses raquo68

Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement

duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar

de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode

empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la

faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la

meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la

perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en

tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement

de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette

laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le

dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir

scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui

est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu

commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes

classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes

Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans

le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas

exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste

Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se

formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction

depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir

68Ibidem69Ibid p 215

21

deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du

caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent

donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la

deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat

du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere

le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un

empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui

Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble

profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de

lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre

scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre

poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous

comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce

que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui

qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la

deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien

Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode

dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte

semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-

analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune

importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce

choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques

biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a

fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par

excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode

effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux

ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave

travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant

pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans

ses recherches

En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode

dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des

Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident

22

pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue

particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de

fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs

son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu

eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque

deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition

laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune

maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle

est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle

Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le

dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de

raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui

peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune

affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71

Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner

deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense

donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout

difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet

En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes

longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De

Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce

dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques

ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo

Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement

formelle

Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et

fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa

profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne

semble malheureusement pas fondeacute73

En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de

laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion

dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue

plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-

reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem

23

laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute

dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute

des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig

comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere

comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave

lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle

compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant

dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme

scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu

deuxiegravemement celui dun autre temps

Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une

deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig

considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de

D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En

effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit

surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux

commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et

rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence

antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme

En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science

entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche

des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le

fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place

immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute

eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son

Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par

rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le

commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques

peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I

dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave

lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme

scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement

probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des

74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique

75D Ross op cit p 76 et suivantes

24

gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science

deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les

principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)

autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto

aucune valeur eacutepisteacutemologique

Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques

nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des

laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la

perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον

qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon

de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu

qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques

I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment

degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions

pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le

syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se

distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77

Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne

du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner

correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des

Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na

dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun

laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς

τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere

philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78

Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du

service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention

eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette

preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que

la dialectique vaut

laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce

soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec

les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en

76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous

suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude

25

mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un

inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une

question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre

le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des

sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre

approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la

dialectique79

En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent

logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration

sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour

deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors

deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini

Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au

contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire

cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave

part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est

neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y

a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous

connaissons les termes ultimes80

De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans

le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En

dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest

dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les

Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue

agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences

que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les

Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre

mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en

exposant lultime service de la dialectique

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres

de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines81

79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4

26

La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences

Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui

premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement

puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies

et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves

D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique

mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi

dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique

agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode

laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la

dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en

Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la

dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul

inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous

laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables

donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo

pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques

puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du

moins ne semble fonder sur rien

Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute

des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la

dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement

deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D

Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit

par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec

le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete

au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-

empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts

de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se

mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers

principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de

mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils

ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave

lAcadeacutemie

27

lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave

discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances

speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont

ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84

Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique

que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible

et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et

qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus

aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo

agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement

infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo

deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience

des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote

engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement

veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique

vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir

Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P

Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la

dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la

dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique

naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie

de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque

exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne

serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut

seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque

Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la

science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive

Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et

deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote

laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86

Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des

essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la

philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les

Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-

quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293

28

dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce

savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable

pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe

meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce

stade laquo propeacutedeutique raquo

Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune

propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui

seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers

la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est

telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89

Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire

lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement

introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein

du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus

preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et

propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans

une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune

meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P

Aubenque inaccessible

Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique

serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans

la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur

lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de

leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle

interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos

commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent

la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non

science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique

que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de

lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart

lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les

passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos

philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du

traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon

Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable

88Ibid89Ibid p 300

29

et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de

Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir

pour laisser place agrave dautres90

Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la

Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme

Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres

la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la

dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du

cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle

effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr

Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos

diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement

critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien

Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la

dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation

massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie

la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique

veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture

entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans

les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations

dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable

meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la

somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non

par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en

induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce

que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα

[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la

deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une

deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]

sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les

hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces

derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis

comme autoriteacute92

La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves

grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le

90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23

30

livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la

meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes

scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la

Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu

attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere

reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un

sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des

Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes

sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des

diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par

induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ

τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave

propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature

elle-mecircme raquo

En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses

sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre

caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons

comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93

Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons

peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1

Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert

ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble

mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur

trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon

lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection

alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre

trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode

aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux

commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble

pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre

de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces

deux meacutethodes

De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en

science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut

encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de

toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20

31

recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave

propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne

pas ecirctre

Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et

une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux

quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le

disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois

quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95

Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la

droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que

cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique

Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre

du De Anima

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au

principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux

attributs naturels96

Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions

admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon

lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-

mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme

semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal

entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de

ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de

leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour

eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire

proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles

Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est

la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet

possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee

94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56

95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89

32

avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune

eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la

terre raquo98

Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu

agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction

pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et

dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien

difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les

recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs

dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-

analytique comme la meacutethode scientifique canonique

Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en

science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en

tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les

eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le

modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue

comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le

deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans

la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que

ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions

meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee

dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la

reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de

son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des

anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la

meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des

eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine

propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable

laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations

tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la

mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute

98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la

seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit

33

laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes

orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode

scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la

veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo

du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre

des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin

ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de

justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la

peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore

dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver

nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la

dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait

plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme

nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous

proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de

ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la

meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter

veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de

proposer laquo une troisiegraveme voie raquo

Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable

deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en

sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes

depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre

deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la

direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le

champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises

les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et

diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme

maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible

Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta

100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156

101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77

34

phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL

Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart

apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen

sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere

tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les

pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer

[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune

theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science

(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule

dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en

question soient issus dobservations empiriques105

Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique

pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le

moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον

peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent

signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils

peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la

traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en

remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double

sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut

faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les

observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la

traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce

passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier

dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques

dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir

autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce

quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions

102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes

103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83

104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the

theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84

106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271

35

communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation

des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et

admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance

Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout

supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour

tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme

qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui

sort de la raison en la meacuteconnaissant108

Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos

de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens

aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal

scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα

ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de

GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode

de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos

de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de

φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens

dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la

contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les

Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre

pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil

La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir

dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir

des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le

problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette

dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris

comme partant des φαιυόμενα raquo110

Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo

pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette

question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave

linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la

dialectique

Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction

107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85

108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-

vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86

36

correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)

peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A

Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune

des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que

telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des

hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre

utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111

Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo

linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112

Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous

suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais

dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la

dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette

dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113

Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus

aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la

lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des

sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data

sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous

apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut

sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large

encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du

langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres

dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes

dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-

il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se

posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen

puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute

des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques

Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de

leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la

111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the

sciences raquo P 86

37

dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote

Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir

donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant

interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la

philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au

fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos

notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de

dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents

laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton

comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains

comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et

progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement

dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans

la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme

laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J

Barnes eacutecrit

[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats

qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la

dialectique] aura fourni

[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des

sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par

leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114

Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le

pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui

preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode

adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et

cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune

strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les

principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique

platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la

dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite

pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa

114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12

115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988

38

destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme

semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus

dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences

Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes

aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste

sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete

cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que

nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou

des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit

pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des

structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα

comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement

sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage

[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν

(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent

en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos

de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1

1145b10-15 19-20)118

Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou

les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur

existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo

eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers

principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette

laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit

communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive

agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la

recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture

philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors

plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage

En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme

des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de

compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the

topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν

οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85

39

langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses

divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui

parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des

usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie

laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de

1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le

laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des

problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute

du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et

de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie

Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le

premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui

du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les

principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que

nous allons des mots agrave leur deacutefinition

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de

maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses

composantes particuliegraveres121

Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les

diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et

la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses

nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens

des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration

Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978

intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie

analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee

dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre

Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout

Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement

aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui

retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]

Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil

emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct

surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-

broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10

40

theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122

Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et

contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn

des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn

de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun

article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science

fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se

poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et

contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme

un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee

Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre

deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de

la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique

effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la

dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave

faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la

dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les

commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de

cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la

meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la

dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il

veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de

cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des

sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse

reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique

122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53

123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55

41

Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche

particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une

deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2

1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices

clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un

traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees

sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de

preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des

Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non

une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans

le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont

dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir

preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave

cet exercice

Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls

Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la

Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis

de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-

ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique

est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec

dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La

dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et

une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors

il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre

seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique

Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la

dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave

laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une

telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains

aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche

nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que

cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce

124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76

125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1

42

que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en

interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote

accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la

theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre

serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques

Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote

et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la

Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il

est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des

sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de

lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme

laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant

deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses

recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode

dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur

un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute

concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer

voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des

principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes

scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer

veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils

de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des

sciences

La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique

posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave

prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement

partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128

Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique

que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM

Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en

128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the

Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p

132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir

43

sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage

il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la

discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-

dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J

Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit

discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop

deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel

ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une

reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant

annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple

lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des

preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se

doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant

La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique

semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet

Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de

lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est

la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M

Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou

elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo

est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la

preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative

quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion

assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire

le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat

Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large

comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un

conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer

syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant

Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette

derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P

Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses

131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the

laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76

134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134

44

dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du

reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135

Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner

cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du

dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne

deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une

deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire

des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de

nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile

de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la

fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave

laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une

machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des

Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement

aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement

alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une

laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son

interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux

semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux

Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre

preacutedicables raquo

Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des

raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements

constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les

deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit

un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre

dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons

le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime

lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la

preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et

accident138

Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute

proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut

(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes

constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25

45

humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le

propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de

son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et

enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent

donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents

lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale

agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner

deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit

contraire agrave une de ses affirmations

Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une

preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons

par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que

le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative

affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel

de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir

qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du

reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent

pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave

faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus

deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre

plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute

soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la

strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre

reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident

Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la

dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son

adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des

contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que

ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs

tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange

possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il

peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves

139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques

140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6

46

honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins

Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la

laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la

deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la

dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien

dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche

commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant

agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il

srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne

supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune

œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII

chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo

(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf

pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont

donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)

Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent

pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une

importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de

la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de

leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un

arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des

participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique

Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les

Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une

laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une

activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la

dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux

de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun

arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et

pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut

pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un

contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique

142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285

143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo

47

aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature

mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses

de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la

deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de

conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect

laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent

deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables

de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets

qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre

dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145

En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux

interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du

questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise

dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique

dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La

dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un

arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation

des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo

sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de

philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous

permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce

quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la

dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques

dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on

consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non

essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme

dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs

dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins

preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend

tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique

Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et

meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241

48

eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des

anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour

eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu

attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation

scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont

aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct

Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques

Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune

pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong

dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes

aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon

les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave

caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points

preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte

de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion

ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis

Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote

mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est

ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans

les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur

eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche

des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique

semblent a priori permettre une telle lecture

La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il

consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-

il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations

sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance

non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J

Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher

en faveur de telle ou telle lecture

Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du

syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est

148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote

op cit p 237-262150 138a38

49

collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans

laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des

Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner

deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig

traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne

de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα

laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou

par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous

ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152

Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme

interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de

lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre

laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre

Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν

τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne

[τῶν πολλῶν δόξαις]153

Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre

accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme

preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand

nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie

particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit

dailleurs agrave ce propos

Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les

experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si

la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la

caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute

pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution

des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un

endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154

Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune

ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre

pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute

formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme

certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale

151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV

50

Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la

deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise

soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee

quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point

Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et

techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont

eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle

du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et

ainsi des autres156

Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la

laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la

dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit

En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les

interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se

veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces

opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps

sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]

quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158

Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte

un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une

ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ

τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere

deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son

degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de

probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette

probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le

laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non

scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il

eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee

dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159

Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions

contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo

156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre

des thegraveses contradictoires [] raquo

51

Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou

simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais

conclure par une proposition neacutecessaire160

laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une

preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la

consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere

vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas

Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce

mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens

du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans

la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des

tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere

le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute

laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le

traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la

Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique

et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus

de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que

[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus

persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier

chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur

eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163

Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur

eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun

doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais

dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le

probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers

analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la

majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la

possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute

compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela

demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des

ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident

160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88

52

de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au

vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose

la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique

Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les

conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies

Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe

des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα

Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par

une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes

ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les

philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166

Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de

δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du

vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les

fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme

R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme

maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations

vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La

probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette

conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre

les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut

degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur

de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de

conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J

Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non

pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter

comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa

relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese

dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes

dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo

ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245

170 Ibidem P 252

53

Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes

combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes

philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des

ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes

Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese

exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale

E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en

fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux

ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de

la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur

eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur

coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage

sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit

La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant

pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base

eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par

le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec

dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne

de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute

dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais

la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172

Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le

tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions

syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme

garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus

global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les

traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur

eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans

ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de

Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et

dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage

beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles

appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere

que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII

1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en

171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes

sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35

54

science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil

faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen

Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique

aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M

Naussbaum eacutecrit

Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien

qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de

dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail

philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave

srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous

disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour

reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174

Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais

aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la

volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et

de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle

commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les

hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus

strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette

communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et

ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus

large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les

ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses

dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies

Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la

plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave

tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou

bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur

diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise

ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce

caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte

173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240

174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243

55

que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien

dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne

sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens

aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine

psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote

dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs

accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie

pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire

en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant

dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective

psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese

paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est

soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en

compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui

entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme

endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme

la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle

semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres

personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui

decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit

dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de

τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux

pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut

surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale

dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas

laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette

opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de

ceacutelegravebre la tenue

Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire

permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne

aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18

56

par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir

avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo

non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une

preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne

contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au

demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui

appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes

laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par

lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la

totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les

sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine

les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au

grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La

valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai

quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la

probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee

comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici

collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse

lendoxaliteacute dune opinion

Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique

preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale

Aristote preacutecise dailleurs que

Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme

dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion

universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement

claire pour tout le monde [hellip]183

Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute

dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et

ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de

problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont

eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on

obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les

contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel

180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7

57

ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et

admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des

savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee

personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente

probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un

ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son

caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre

eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas

de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur

eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique

Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus

importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais

dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique

eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En

effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du

questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction

claire entre le dialecticien et le philosophe

Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir

duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre

en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser

de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la

recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave

ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est

propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]

Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors

que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa

deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute

poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185

Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation

entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire

laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut

poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur

pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813

58

Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la

dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En

effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect

preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps

dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu

agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans

un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces

questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du

dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la

philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant

donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses

syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ

ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la

philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous

comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit

le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer

lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-

elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et

silencieuse

Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et

dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere

peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la

philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence

entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de

laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai

En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que

le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens

argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur

ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la

dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie

diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le

choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre

tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189

Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule

la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue

188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons

59

de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190

procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement

dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour

point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre

reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se

caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de

laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et

comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute

preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash

eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de

vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de

syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus

complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et

philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les

questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons

peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de

facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre

aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles

ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa

capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie

Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use

de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo

La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence

de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous

acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave

lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode

dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre

philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux

problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science

et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la

dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour

fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce

problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et

190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie

191 100b23-29

60

philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs

types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique

Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la

philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure

dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur

eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong

dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses

ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong

dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)

de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de

Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire

structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais

seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de

cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer

seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote

montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme

plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne

Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des

deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce

temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme

indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme

science193

Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique

scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont

nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens

que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo

et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure

dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la

strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son

utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre

les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic

permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la

science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme

dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que

192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47

61

cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les

endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la

dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les

thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens

strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou

plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique

forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour

deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui

na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant

personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la

diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer

plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services

rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se

rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au

service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non

gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet

La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas

une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee

par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des

fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197

Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le

but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de

dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop

hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions

diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop

eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part

que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique

peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite

incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu

pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine

dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique

reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles

195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236

196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140

62

Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les

Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une

contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique

laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se

servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote

considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle

laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre

pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)

En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi

tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere

de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent

dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)

Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte

parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche

que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les

Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de

chaque science raquo

Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela

sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en

chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus

qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ

ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines200

Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et

non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo

comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet

Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes

mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire

aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle

199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4

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nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation

examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201

Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule

deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute

la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la

dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit

des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour

chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur

eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les

principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette

tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins

agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant

E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui

surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que

laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave

fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de

deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous

pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le

deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend

lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique

aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la

dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques

ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction

scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se

deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique

pour la science

En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est

constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils

permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle

est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent

avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le

201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une

dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux

203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et

eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit

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mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences

pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe

cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205

Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la

deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent

drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus

paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la

Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans

un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un

veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons

de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode

dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La

dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique

soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires

La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire

intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens

toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes

aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit

pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que

nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire

intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique

comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le

point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la

dialectique en science

Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par

une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va

de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par

nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la

science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la

physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon

Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et

drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres

quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces

principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40

206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin

65

Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la

meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements

corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave

partir de 184b15 Aristote eacutecrit

Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et

sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos

ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers

principes cest lair dautre que cest leau208

Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses

preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type

dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne

neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine

dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car

elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une

laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique

Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et

ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le

percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo

Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se

doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre

embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il

est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute

eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute

de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle

raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement

(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation

des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre

III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du

mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la

reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la

reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III

208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF

Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les

conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120

213 Ibid p 109

66

et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du

mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du

mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves

lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut

bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en

employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du

mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation

ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique

cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont

pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or

ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se

meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des

Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie

eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour

Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature

deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur

thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo

Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote

comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais

dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est

particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses

eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette

laquo science commune agrave toutes raquo

De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui

supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou

du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe

des principes216

Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui

permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici

les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des

eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait

pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote

deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui

laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre

214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4

67

deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa

Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les

principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique

Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens

des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est

justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose

quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo

dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218

Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques

Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir

puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que

toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont

substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes

choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval

unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219

Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun

De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut

examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le

continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme

et unique comme jus de treille et vin220

La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part

parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce

que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des

choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui

constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation

dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti

laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est

bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement

valable

Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la

deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou

des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont

intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur

la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de

217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

68

principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti

toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend

plusieurs formes

[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes

possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les

opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs

dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion

troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage

humain222

Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes

physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien

dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet

grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous

lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre

des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette

discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les

principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout

se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute

de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination

des principes physiques

Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de

la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les

laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est

symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au

champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere

sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24

ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les

preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on

appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en

Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique

dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave

propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti

laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce

pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

69

premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc

drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient

trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo

Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration

De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la

distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce

auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes

de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au

livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des

mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225

Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave

lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et

corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti

conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique

Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des

arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions

des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables

deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave

lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens

moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E

Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement

diminueacutee226

Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le

commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique

dans la recherche des principes des sciences

Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de

la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la

dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes

scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes

des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le

mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et

cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement

principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255

70

δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette

ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et

dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus

compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le

principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il

convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave

partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du

savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et

leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La

dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les

principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations

eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote

comme eacuteristiques

En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]

est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui

parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce

quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de

Parmeacutenide229

Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la

reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans

la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de

reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le

caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques

Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en

effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas

concluants 231

Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas

valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments

eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide

Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour

ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote

eacutecrit

Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en

soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave

toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14

229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8

71

des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte

du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont

capables dapercevoir les finesses232

Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent

lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la

dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul

lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de

veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux

ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la

dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme

eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations

sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des

opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)

qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233

Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai

du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de

deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous

serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme

de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il

pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir

que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui

confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le

syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme

eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme

quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique

En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le

persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la

dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον

συλλογισμόν]235

Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux

apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce

nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons

234 101a34-3

235 1355b15-17236 1355b17-18

72

συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet

de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui

de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses

eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique

Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de

fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux

dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves

relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets

viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme

et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets

que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon

Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et

sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na

quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les

principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments

eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle

reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses

preacutedeacutecesseurs

Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois

contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs

particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir

allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre

dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il

nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en

Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a

plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique

contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la

dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure

de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et

troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut

servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les

sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans

237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique

chez Aristote op cit p 237-262

73

les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci

dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des

Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car

le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent

ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les

sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience

approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le

Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la

dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode

du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une

meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes

aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le

commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a

priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des

sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son

eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit

Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et

lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une

meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-

dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette

meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la

famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243

Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en

Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre

les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend

soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo

lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave

nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les

principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans

le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en

preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue

sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave

distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le

temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre

Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14

74

de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio

proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en

question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute

dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du

domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la

dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple

induction en les renvoyant agrave leur perception

R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans

la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe

principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte

quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un

mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave

un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse

pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les

Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce

serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure

lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse

Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun

effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement

Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de

deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement

puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque

dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est

connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la

preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble

deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par

induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de

convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux

Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis

de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et

eacutecrit agrave leur propos

Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens

parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres

inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et

supeacuterieure agrave elle245

Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20

75

inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la

langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur

la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave

parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue

Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton

considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme

de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune

science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie

empirique

Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo

(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se

pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les

principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique

aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas

pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le

pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il

explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques

qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes

perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les

ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et

comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela

grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service

qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la

peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce

qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui

laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que

laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de

justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories

scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus

scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement

Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur

246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77

247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38

76

ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux

Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec

un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas

lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le

discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle

semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non

philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences

Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se

reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two

Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De

Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible

(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est

raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la

meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute

meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un

laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le

De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave

manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν

αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation

ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees

sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De

Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave

lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait

Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la

recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus

facilement observables

Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-

aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux

apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite

reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions

embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute

eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251

Aristote formule alors cette embarrassante aporie

[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus

nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27

77

les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps

premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus

proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par

exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre

Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de

mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252

Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de

moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de

la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution

eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que

les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (

292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins

apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple

marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection

physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le

mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux

pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient

vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en

comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait

partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure

quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss

qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement

infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite

reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient

eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des

animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y

porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre

connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles

approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie

ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que

nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de

lrsquoastronomie (645a1 ss)253

252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards

εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where

78

Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-

aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute

La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation

des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne

faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et

dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une

distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches

meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches

laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme

exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers

larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent

les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique

proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus

scientifique que la meacutethode dialectique par exemple

Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave

rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en

comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans

le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente

une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives

consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la

meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique

comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage

quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques

soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une

solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de

reacutesoudre

Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur

eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il

semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction

entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de

pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les

the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68

254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11

79

principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R

Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la

recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou

linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il

appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R

Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence

de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la

theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne

80

Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture

trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre

compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous

nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la

citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la

dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits

traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui

attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre

compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant

gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale

deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la

distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte

est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service

preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien

discutable

En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la

seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs

contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de

deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du

texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en

effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont

clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte

durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science

cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit

selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori

les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles

agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement

empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)

Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du

texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon

Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38

81

principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses

multiples atouts

Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette

eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique

ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere

que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune

strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins

eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo

lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce

quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite

surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute

par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors

encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une

question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage

nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R

Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la

recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode

dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I

Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent

de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme

du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la

reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci

peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de

leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique

aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices

laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la

dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes

scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne

regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise

dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct

par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat

pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve

dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences

agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires

au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont

82

neacutecessaires agrave la pratique scientifique

Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et

trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber

dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses

scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R

Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu

neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation

des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant

la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons

lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de

leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez

Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques

Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans

les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement

de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain

laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces

deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave

mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et

lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un

article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo

Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure

faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents

appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en

science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en

laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A

Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de

penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme

indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la

meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or

nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des

œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant

ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La

257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The

scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218

83

lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les

commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce

qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement

effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G

E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir

[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les

recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans

leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes

scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259

Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la

meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un

cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre

les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du

chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave

lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M

Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que

R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la

meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux

commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave

la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur

propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout

simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R

Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule

meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre

un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit

les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques

et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre

meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique

Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de

sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si

finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la

meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans

les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une

valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de

259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem

84

meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M

Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand

on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence

de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on

preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la

dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer

quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de

quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques

Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R

Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son

article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de

la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques

tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-

analytique en science

La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification

en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la

mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262

Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses

de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que

surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les

Topiques En effet selon J Brunschwig

[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les

traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de

laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest

pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait

luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee

pratiquement dans les Topiques263

Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses

du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les

traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote

use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur

effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use

260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et

Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science

simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236

263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239

85

bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain

manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument

essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire

de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des

rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J

Brunschwig R Bolton

[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier

quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus

tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264

Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit

pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima

pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect

fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques

Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus

lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave

montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-

mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la

remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la

dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique

dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait

le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne

argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques

et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans

le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne

fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique

et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes

comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt

cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule

preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes

Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence

et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J

Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles

[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents

qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de

justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon

264 Ibidem p243

86

est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique

questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait

dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque

Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et

les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les

Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement

codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne

livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils

contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave

la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes

de science et de philosophie265

Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres

dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes

scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la

dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut

y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une

valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description

la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir

scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo

Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la

meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre

quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet

aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la

dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile

de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et

philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous

deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte

de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique

mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse

de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique

est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part

nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure

questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus

fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en

motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute

265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242

87

en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite

Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des

Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique

Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence

physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et

un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est

surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne

dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien

plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui

sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la

dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de

questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un

organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et

eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc

bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques

Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des

thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire

Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait

eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes

comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons

aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes

ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc

destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue

scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous

comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui

sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers

lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des

notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave

un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote

alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et

philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique

dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la

Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32

88

dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique

(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect

scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes

scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte

Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme

pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote

eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la

dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient

mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les

argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des

sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes

philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents

vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant

deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental

de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons

systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses

eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques

psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une

dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue

scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces

contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use

de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la

mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique

Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques

toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de

la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir

des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette

pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une

certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le

contexte scolaire des eacutecrits dAristote

Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans

lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la

communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents

usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit

Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave

89

faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition

laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267

Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques

dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la

constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non

gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers

usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses

voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et

lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur

peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui

se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et

son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que

donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon

Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te

livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de

temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes

prises269

Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont

rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves

lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour

accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement

intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces

deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une

gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que

lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du

faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274

semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la

dialectique une valeur peacutedagogique

Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent

bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques

ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer

267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256

268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee

90

une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee

comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement

si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la

dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que

la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute

collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute

labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de

comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce

quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique

Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la

dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne

nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger

dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre

comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo

Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux

problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien

Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes

des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser

les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu

difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un

optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble

permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et

datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute

pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en

apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir

Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut

latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose

sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct

une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand

preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere

leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre

la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en

est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-

souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux

choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre

reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux

91

qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution

puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275

Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori

aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le

manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la

veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter

de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent

quelque chose de la veacuteriteacute

Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective

de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous

participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute

dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre

des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si

nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce

quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie

et lopinion fausse

Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la

science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse

de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il

y a science et opinion de la mecircme chose276

La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle

raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de

veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute

endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode

veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes

des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai

Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas

vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les

principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions

les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes

laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi

puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport

agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre

aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper

Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans

notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23

92

quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute

soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une

meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours

scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement

dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en

la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de

nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave

travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature

puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer

savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette

propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate

lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans

le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger

cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer

au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo

La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en

charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour

comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du

champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il

eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que

ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau

philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig

est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un

connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme

sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede

πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R

Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les

principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste

effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques

et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode

qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et

dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la

dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune

utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les

ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31

93

laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science

cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute

du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le

temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une

valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable

fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle

agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la

raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur

peacutedagogique

Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs

indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une

eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices

est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et

laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote

comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui

nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte

pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait

pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement

non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave

toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-

ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des

questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le

monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux

lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme

savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere

universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou

moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de

la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave

leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions

communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations

sophistiques

De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute

Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement

certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples

279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25

94

particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car

tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282

Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave

ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait

fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les

pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de

meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons

que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique

mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les

ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions

communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il

semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα

Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en

Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas

attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en

usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du

commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce

contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un

savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir

scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo

et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions

speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique

en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la

physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie

aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un

savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine

Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du

corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des

animaux En effet pour Aristote

Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble

bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste

titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une

certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284

La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo

282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir

D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4

95

par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais

bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H

Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des

Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de

laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee

soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute

comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287

P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant

comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique

telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-

elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη

Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire

quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des

animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute

recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir

laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un

discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le

participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo

ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement

laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu

une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de

tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres

premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ

δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement

de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des

questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute

comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette

laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute

des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule

cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo

autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble

285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20

96

donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος

est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation

Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal

dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la

dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De

plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans

lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette

activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le

syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en

jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations

sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et

nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question

dans lincipit des Parties des animaux

Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans

sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que

nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur

plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son

rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo

comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle

consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet

une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune

connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les

savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute

dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette

culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme

celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en

pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet

accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit

dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une

culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui

transforme veacuteritablement le sujet apprenant

Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties

des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les

premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les

293 1355b16-17

97

limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par

reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo

avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et

dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la

culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai

dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne

se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P

Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel

selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P

Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant

quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture

geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres

lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou

πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas

dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute

Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer

Aristote eacutecrit

Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu

celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire

dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes

quaux speacutecialistes297

Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau

contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave

rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des

Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces

deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne

sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός

de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit

des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et

de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave

lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la

notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en

Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en

294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2

98

eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple

sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique

A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται

μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un

grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une

expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au

repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en

elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du

devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299

Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la

sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et

cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui

ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en

effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et

mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science

et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos

linexpeacuterience le hasard300

Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats

(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du

preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur

consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds

analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens

grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune

veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun

laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique

alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du

savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι

qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις

preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de

πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche

scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement

scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant

quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part

Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que

leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo

que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215

99

ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι

aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote

pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir

une valeur fondamentalement peacutedagogique

Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la

dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit

La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire

peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous

les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi

quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que

philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de

la dialectique302

Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la

dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant

peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend

que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport

dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee

agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte

preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix

de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes

vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote

fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des

Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P

Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le

tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique

Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de

dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave

rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις

du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la

dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue

semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique

proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de

la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son

eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur

302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260

100

moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un

eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304

et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien

pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle

qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de

philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute

par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees

admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique

permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo

Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la

παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat

laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut

prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique

peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat

final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment

sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur

precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la

base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base

des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une

revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de

stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique

Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme

une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses

endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la

Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude

endoxale comme une neacutecessiteacute

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306

Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les

ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24

101

laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but

deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise

historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs

dAristote

Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences

principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits

que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307

Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere

assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun

proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote

parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de

lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face

agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308

litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute

limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen

R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως

procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure

dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de

ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non

scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde

fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν

Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A

propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit

laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le

mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc

pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant

lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo

Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au

chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus

endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus

raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave

307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New

perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in

Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240

311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73

102

deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce

que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques

une certaine charge affective

En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond

comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme

teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la

preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un

certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des

pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-

ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais

que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M

Le Blond

Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive

dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente

pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il

consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette

connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur

la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au

sens concret de ce mot313

J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours

drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses

et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel

Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le

Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux

ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le

recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction

instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune

certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne

peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer

cette reacuteaction chez son public

Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον

Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus

raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne

reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la

moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario

lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement

313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51

103

quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote

nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une

strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos

Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du

texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer

De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant

sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une

veacuteritable laquo joie raquo

Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne

constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous

pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute

pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-

scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314

Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail

scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme

R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave

distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit

une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et

philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain

sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif

par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la

reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le

Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en

constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche

scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de

connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315

Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les

ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo

Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public

deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que

lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir

provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses

eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident

Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors

que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne

314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo

104

chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct

philosophique316

Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point

subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en

Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de

plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct

philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre

en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον

vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose

les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces

opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave

partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction

qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave

reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui

reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre

lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte

des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la

mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir

Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit

lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en

vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions

ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait

apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce

qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses

novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct

encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo

reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche

Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a

du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le

jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον

pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le

mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres

soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements

des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le

316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23

105

deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais

veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle

motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait

dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du

matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de

provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct

philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la

mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees

paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son

lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave

connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements

Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce

dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque

matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce

laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper

une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig

traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se

trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un

doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le

rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est

clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la

laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement

diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les

principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la

notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments

laquo aporeacutetiques raquo

[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la

diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration

des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie

comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323

Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is

an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2

322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4

106

corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de

deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de

nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de

laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation

existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens

rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme

deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un

laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle

ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la

seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la

comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat

psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la

recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel

Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une

meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions

dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par

un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien

ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que

lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute

En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute

dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour

fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le

troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat

dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre

laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui

semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer

Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car

lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de

trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se

trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328

Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute

comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes

Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle

324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31

107

provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle

cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou

bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de

Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la

philosophie

Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut

commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les

choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant

aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329

Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de

la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest

semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce

nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet

embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre

dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il

seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa

place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le

pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A

lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant

les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat

insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses

lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de

critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des

apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner

de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois

la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans

un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique

Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet

apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien

deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu

pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils

329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20

108

signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition

divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les

hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον

προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ

διορίζει τούτων ἑκάτερον]331

Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du

cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance

de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater

la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus

inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la

meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere

reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence

cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que

celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un

homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais

cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est

particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la

totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce

syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se

passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme

un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une

mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa

place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre

part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et

lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques

La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de

Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote

mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan

et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le

deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes

331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p

68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p

432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce

chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo

109

physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de

Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes

scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le

corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant

une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des

Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce

dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest

pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance

diffeacuterente de celle dun simple exemple

Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont

eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons

comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo

puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme

et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc

laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain

ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le

rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce

mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont

chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a

priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements

(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple

mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-

Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au

premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple

permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis

lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une

compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde

laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre

plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore

laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui

laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo

de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas

simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout

de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus

immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous

336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3

110

pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les

hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant

erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se

fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans

lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot

cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie

rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second

exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement

laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee

Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes

sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment

srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει

τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se

fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest

quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet

laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils

deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants

distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc

Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de

distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere

attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la

parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave

celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat

agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple

de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans

doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez

lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier

moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais

apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de

lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de

megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et

deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute

Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments

337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517

111

preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de

lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments

de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord

eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne

signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo

tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles

confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise

laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est

parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis

et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et

hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la

meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des

enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance

premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se

structurent autour dune division dune distinction

Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre

intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour

selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur

de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-

mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire

Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement

lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage

du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux

eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se

deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus

En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave

partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des

laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et

sont au nombre de quatre

Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν

infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les

diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού

340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21

112

ὁμοίου σκέψις]347

Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote

reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces

preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte

des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une

certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment

lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre

Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens

des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349

laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement

Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes

(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les

diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme

instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements

porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste

en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur

les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat

Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner

car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J

Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en

lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo

peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble

que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument

de la dialectique consiste agrave

[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε

τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et

courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au

mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352

La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ

διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore

laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres

proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo

347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497

113

des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de

femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme

minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les

megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre

leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des

laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion

liminaire

Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee

avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir

dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques

I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des

questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ

γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences

caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans

la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir

les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec

ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre

humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence

Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes

capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des

enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence

Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de

distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou

en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le

dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun

mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les

genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette

perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que

lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des

similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par

exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la

perception des similitudes a une triple utiliteacute

En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part

354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13

114

laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-

agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce

qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur

un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant

poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre

deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile

drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure

dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus

dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363

Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de

faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet

laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons

autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]

sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument

de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)

Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la

dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le

principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la

perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique

entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des

sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen

consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction

dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences

Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la

dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les

ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top

I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les

principes des sciences (Top I2 101a36b4)368

Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les

359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal

methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

115

principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des

similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment

agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge

donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir

En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12

nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les

vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres

lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique

pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le

statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce

que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use

ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce

quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la

dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans

lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la

mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le

deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en

insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les

vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes

entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun

instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo

Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere

Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-

ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que

Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de

monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre

dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes

cesseront de paraicirctre illogiques371

Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette

meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit

linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en

observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme

instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a

369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22

116

la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut

induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux

et des plantes raquo372 lacircme

Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres

comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est

destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de

savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre

sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour

induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir

induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il

faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique

bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur

aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la

dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement

scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la

dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et

dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si

teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu

dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese

dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat

contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

372 De Caelo 292b1-2

117

Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se

veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique

du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau

pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la

dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum

de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus

ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat

contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien

rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode

scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de

la pratique reacuteel dAristote en science

Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de

deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique

peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme

puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les

principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur

peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui

laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture

dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce

quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un

souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge

Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des

questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode

pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-

eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par

un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et

dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant

Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses

eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de

savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la

connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en

provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi

quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes

principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique

118

de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du

Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette

forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui

semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la

penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un

intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit

constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave

dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en

eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant

sur le chemin du savoir

373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47

119

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ndash Dictionnaire Grec-Franccedilais Le Grand Bailly Hachette Paris 2000

ndash Lalande Andreacute Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universi-

taires de France Quadrige Paris 2002

ndash Ragon Eloi Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961

124

Page 4: Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

Jaimerais tout dabord remercier Mme Cristina

Cerami Dune part car avec la disponibiliteacute dont elle

a fait preuve et linteacuterecirct quelle a porteacute agrave ma

probleacutematique elle a su veacuteritablement diriger ce

travail avec la rigueur et le seacuterieux dont javais

reacuteellement besoin Ainsi elle a reacuteussi agrave me faire

entrevoir ce quest le monde de la recherche

universitaire en histoire de la philosophie Dautre

part Mme Cerami a su provoquer chez moi depuis ma

premiegravere anneacutee de Master linteacuterecirct et le goucirct des

eacutetudes antiques et plus preacuteciseacutement des eacutetudes

aristoteacuteliciennes et ce malgreacute la difficulteacute daccegraves agrave la

penseacutee du Stagirite

De plus je ne peux manquer ici de remercier

aussi Mme Marie Boussarie et ce pour toutes les

raisons du monde Elle qui ma accompagneacute durant ces

longues anneacutees deacutetudes supeacuterieures Elle qui a relu et

corrigeacute en plus de celui-ci tous mes devoirs et

meacutemoires depuis la licence Elle dont les conseils ont

forgeacute leacutetudiant que je suis Elle avec qui et gracircce agrave

qui tout fut possible

2

Sommaire

Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1

Remerciements p 2

Sommaire p 3

Introduction p 4

I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9

1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11

2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22

3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33

II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science

p 41

1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43

2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49

3) Une ou plusieurs dialectiques p 58

4) Eacutetude de cas Physique I p 65

III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81

1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote

p 83

2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91

3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101

4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108

Conclusion p 118

Bibliographie p 120

3

En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la

philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de

Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de

foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon

lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne

mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors

Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas

eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir

subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant

de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che

sanno comme dira Dante2

A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles

philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui

savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais

pour quelle raison

Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre

dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second

Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du

laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques

astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote

fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age

Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu

preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est

Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est

une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se

commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit

immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les

interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote

aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5

Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que

repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le

commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans

1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49

2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-

sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133

4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons

4

la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant

lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes

Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de

limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son

eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre

dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut

concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et

artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer

preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint

Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas

ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et

surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir

quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes

europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des

eacutecrits du Stagirite

A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon

religieux laristoteacutelisme

[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant

mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par

sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9

Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les

XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus

aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un

savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute

laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le

mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette

diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la

laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute

une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil

nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la

forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe

que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les

universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du

6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons

5

savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve

Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes

lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas

lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne

agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune

des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits

dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire

entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde

vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme

tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge

donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors

eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement

intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels

et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme

Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele

que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de

ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits

dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes

meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la

part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune

preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle

dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir

scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents

laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de

progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner

lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir

scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en

Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du

Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci

daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote

Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle

11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas

12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs

Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault

6

preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de

textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique

Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave

leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un

eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la

μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans

lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et

lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance

etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci

aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui

supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en

Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective

eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la

laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite

Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par

une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de

son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote

permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce

souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme

scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette

notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash

quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune

autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode

dAristote

Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct

une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer

ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions

meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le

Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la

meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la

dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe

siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents

interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques

14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose

7

avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en

science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des

Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant

nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une

telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la

meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des

sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait

plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin

du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une

telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou

du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode

dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus

scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant

neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique

Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable

permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un

certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo

Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute

dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus

insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par

exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien

parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque

auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre

premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo

Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous

sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote

dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au

XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa

theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective

quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du

rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de

maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs

des textes scientifiques dAristote

16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII

8

Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode

atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la

meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient

physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux

communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire

Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave

lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les

ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de

vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees

dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17

Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique

telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique

scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un

autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima

dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de

Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment

contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques

Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette

contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien

Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la

sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie

eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation

sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique

est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou

encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et

la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception

sensible raquo et laquo dialectique raquo

Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une

approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave

propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part

et la meacutethode dialectique dautre part

Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode

quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme

17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3

18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82

19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965

9

quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce

verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le

paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une

technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la

philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous

regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20

R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous

avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme

nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en

effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la

pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre

chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de

comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi

agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur

cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son

rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la

perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une

valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont

quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en

effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique

Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la

science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble

faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre

deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-

mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce

que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes

contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion

admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves

lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui

fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une

reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce

laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture

radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement

20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224

21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967

10

aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature

du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den

comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule

eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique

aristoteacutelicien

Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour

prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi

Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez

Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec

la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la

philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les

praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas

preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la

distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De

plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie

φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au

sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute

dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors

difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons

dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la

diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute

Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en

deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques

qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24

Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes

neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments

du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du

Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir

comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction

du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose

22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20

23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons

24Expression citeacutee en page 10

11

distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25

Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons

des pheacutenomegravenes perccedilus

En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote

semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se

comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere

liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene

Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la

maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de

laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut

pas ecirctre autrement quelle nest26

Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de

la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2

Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches

dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un

savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque

chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes

premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature

aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27

Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo

exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme

de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un

pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle

de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc

connaicirctre scientifiquement

Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature

dans la suite immeacutediate de Physique I1

Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce

qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses

qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de

progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour

nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28

Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds

analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest

ce qui est laquo proche de la perception raquo

25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21

12

En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour

nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et

mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors

que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29

Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30

depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous

faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou

eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous

la sensation lobjet perccedilu

En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le

processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est

mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais

pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la

sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le

point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut

progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe

sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point

comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la

terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de

la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui

tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique

commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les

recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34

Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques

II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise

cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer

la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le

moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre

scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil

nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la

29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques

Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes

13

seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les

cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc

nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du

geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui

offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute

Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au

regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus

immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens

καθόλου peut sembler ambigu

Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue

selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet

luniversel comprend plusieurs choses comme partie36

Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les

choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a

tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le

laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ

ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire

lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse

beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se

dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de

lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire

la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier

paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le

mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus

par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en

premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil

faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus

et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si

importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due

selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car

35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-

tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-

sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19

14

laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42

Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre

connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour

nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits

principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]

Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez

Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel

Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore

en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer

anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote

agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale

dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de

mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas

particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de

leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43

Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi

comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun

des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les

Premiers analytiques II 23

laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire

au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une

deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour

les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen

terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44

Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques

I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et

linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction

comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes

universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer

le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo

plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et

le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien

dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373

44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-

miers analytiques 68b35

15

analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme

Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais

dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble

de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa

nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme

et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante

celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47

Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour

connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon

MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier

(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner

la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou

geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous

prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet

la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les

Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour

nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est

laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil

considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le

raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui

est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute

[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de

la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la

deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie

deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene

agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont

laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non

immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance

de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature

Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des

choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel

Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-

47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in

Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons

16

agrave-dire par perception raquo53

Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence

par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon

aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction

Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en

Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles

confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs

eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour

ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode

scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le

scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements

principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest

gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir

scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience

reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble

confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo

Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que

linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique

aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul

champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo

est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres

(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme

la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la

formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers

la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse

reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction

doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la

deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique

actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee

[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux

connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir

scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause

anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant

saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par

ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98

17

mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que

laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56

Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de

laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce

sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent

lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de

neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir

deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre

scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats

on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement

du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division

et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de

veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres

immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58

Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et

dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des

pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la

deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote

explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience

de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que

fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est

nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo

dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la

deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir

scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-

dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles

Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir

scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds

analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la

laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux

notions car

La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait

que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις

ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de

56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes

18

deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la

deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait

difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe

sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats

mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en

mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme

chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60

Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de

comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement

dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent

sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis

du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo

inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir

aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend

quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir

quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de

connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier

ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience

(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du

savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas

stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien

distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la

science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen

appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en

geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un

rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat

du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et

neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que

lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart

Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce

laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la

raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme

60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71

61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes

62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76

19

lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en

effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de

lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par

laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette

connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux

des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de

reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du

savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles

Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument

que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct

ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil

le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct

pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait

chercher65

Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la

reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce

paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la

puissance

A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons

et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience

En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience

autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses

multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart

et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de

leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte

et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une

connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66

Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi

Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par

deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre

origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la

maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite

puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance

preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus

humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette

connaissance67

64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75

20

Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les

principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus

dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute

originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un

savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une

laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme

tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que

lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D

Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents

eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la

perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est

vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec

dautres choses raquo68

Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement

duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar

de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode

empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la

faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la

meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la

perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en

tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement

de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette

laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le

dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir

scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui

est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu

commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes

classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes

Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans

le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas

exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste

Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se

formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction

depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir

68Ibidem69Ibid p 215

21

deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du

caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent

donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la

deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat

du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere

le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un

empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui

Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble

profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de

lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre

scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre

poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous

comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce

que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui

qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la

deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien

Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode

dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte

semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-

analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune

importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce

choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques

biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a

fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par

excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode

effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux

ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave

travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant

pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans

ses recherches

En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode

dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des

Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident

22

pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue

particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de

fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs

son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu

eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque

deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition

laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune

maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle

est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle

Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le

dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de

raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui

peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune

affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71

Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner

deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense

donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout

difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet

En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes

longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De

Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce

dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques

ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo

Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement

formelle

Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et

fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa

profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne

semble malheureusement pas fondeacute73

En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de

laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion

dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue

plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-

reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem

23

laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute

dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute

des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig

comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere

comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave

lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle

compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant

dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme

scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu

deuxiegravemement celui dun autre temps

Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une

deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig

considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de

D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En

effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit

surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux

commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et

rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence

antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme

En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science

entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche

des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le

fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place

immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute

eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son

Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par

rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le

commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques

peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I

dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave

lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme

scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement

probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des

74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique

75D Ross op cit p 76 et suivantes

24

gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science

deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les

principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)

autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto

aucune valeur eacutepisteacutemologique

Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques

nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des

laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la

perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον

qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon

de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu

qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques

I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment

degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions

pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le

syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se

distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77

Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne

du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner

correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des

Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na

dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun

laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς

τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere

philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78

Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du

service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention

eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette

preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que

la dialectique vaut

laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce

soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec

les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en

76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous

suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude

25

mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un

inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une

question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre

le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des

sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre

approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la

dialectique79

En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent

logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration

sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour

deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors

deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini

Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au

contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire

cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave

part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est

neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y

a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous

connaissons les termes ultimes80

De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans

le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En

dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest

dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les

Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue

agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences

que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les

Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre

mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en

exposant lultime service de la dialectique

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres

de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines81

79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4

26

La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences

Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui

premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement

puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies

et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves

D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique

mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi

dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique

agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode

laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la

dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en

Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la

dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul

inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous

laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables

donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo

pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques

puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du

moins ne semble fonder sur rien

Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute

des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la

dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement

deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D

Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit

par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec

le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete

au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-

empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts

de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se

mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers

principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de

mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils

ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave

lAcadeacutemie

27

lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave

discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances

speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont

ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84

Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique

que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible

et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et

qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus

aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo

agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement

infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo

deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience

des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote

engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement

veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique

vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir

Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P

Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la

dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la

dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique

naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie

de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque

exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne

serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut

seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque

Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la

science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive

Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et

deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote

laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86

Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des

essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la

philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les

Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-

quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293

28

dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce

savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable

pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe

meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce

stade laquo propeacutedeutique raquo

Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune

propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui

seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers

la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est

telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89

Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire

lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement

introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein

du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus

preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et

propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans

une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune

meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P

Aubenque inaccessible

Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique

serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans

la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur

lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de

leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle

interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos

commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent

la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non

science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique

que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de

lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart

lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les

passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos

philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du

traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon

Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable

88Ibid89Ibid p 300

29

et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de

Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir

pour laisser place agrave dautres90

Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la

Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme

Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres

la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la

dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du

cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle

effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr

Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos

diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement

critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien

Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la

dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation

massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie

la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique

veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture

entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans

les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations

dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable

meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la

somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non

par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en

induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce

que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα

[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la

deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une

deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]

sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les

hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces

derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis

comme autoriteacute92

La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves

grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le

90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23

30

livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la

meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes

scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la

Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu

attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere

reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un

sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des

Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes

sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des

diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par

induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ

τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave

propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature

elle-mecircme raquo

En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses

sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre

caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons

comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93

Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons

peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1

Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert

ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble

mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur

trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon

lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection

alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre

trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode

aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux

commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble

pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre

de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces

deux meacutethodes

De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en

science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut

encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de

toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20

31

recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave

propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne

pas ecirctre

Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et

une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux

quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le

disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois

quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95

Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la

droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que

cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique

Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre

du De Anima

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au

principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux

attributs naturels96

Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions

admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon

lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-

mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme

semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal

entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de

ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de

leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour

eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire

proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles

Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est

la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet

possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee

94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56

95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89

32

avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune

eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la

terre raquo98

Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu

agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction

pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et

dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien

difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les

recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs

dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-

analytique comme la meacutethode scientifique canonique

Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en

science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en

tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les

eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le

modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue

comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le

deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans

la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que

ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions

meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee

dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la

reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de

son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des

anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la

meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des

eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine

propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable

laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations

tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la

mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute

98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la

seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit

33

laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes

orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode

scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la

veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo

du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre

des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin

ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de

justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la

peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore

dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver

nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la

dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait

plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme

nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous

proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de

ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la

meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter

veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de

proposer laquo une troisiegraveme voie raquo

Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable

deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en

sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes

depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre

deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la

direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le

champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises

les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et

diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme

maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible

Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta

100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156

101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77

34

phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL

Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart

apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen

sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere

tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les

pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer

[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune

theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science

(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule

dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en

question soient issus dobservations empiriques105

Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique

pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le

moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον

peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent

signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils

peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la

traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en

remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double

sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut

faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les

observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la

traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce

passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier

dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques

dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir

autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce

quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions

102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes

103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83

104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the

theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84

106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271

35

communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation

des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et

admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance

Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout

supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour

tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme

qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui

sort de la raison en la meacuteconnaissant108

Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos

de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens

aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal

scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα

ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de

GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode

de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos

de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de

φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens

dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la

contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les

Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre

pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil

La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir

dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir

des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le

problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette

dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris

comme partant des φαιυόμενα raquo110

Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo

pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette

question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave

linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la

dialectique

Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction

107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85

108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-

vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86

36

correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)

peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A

Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune

des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que

telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des

hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre

utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111

Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo

linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112

Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous

suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais

dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la

dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette

dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113

Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus

aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la

lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des

sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data

sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous

apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut

sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large

encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du

langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres

dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes

dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-

il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se

posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen

puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute

des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques

Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de

leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la

111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the

sciences raquo P 86

37

dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote

Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir

donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant

interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la

philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au

fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos

notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de

dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents

laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton

comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains

comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et

progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement

dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans

la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme

laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J

Barnes eacutecrit

[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats

qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la

dialectique] aura fourni

[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des

sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par

leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114

Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le

pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui

preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode

adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et

cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune

strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les

principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique

platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la

dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite

pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa

114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12

115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988

38

destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme

semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus

dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences

Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes

aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste

sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete

cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que

nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou

des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit

pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des

structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα

comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement

sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage

[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν

(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent

en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos

de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1

1145b10-15 19-20)118

Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou

les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur

existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo

eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers

principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette

laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit

communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive

agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la

recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture

philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors

plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage

En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme

des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de

compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the

topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν

οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85

39

langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses

divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui

parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des

usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie

laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de

1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le

laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des

problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute

du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et

de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie

Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le

premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui

du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les

principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que

nous allons des mots agrave leur deacutefinition

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de

maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses

composantes particuliegraveres121

Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les

diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et

la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses

nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens

des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration

Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978

intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie

analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee

dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre

Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout

Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement

aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui

retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]

Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil

emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct

surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-

broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10

40

theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122

Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et

contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn

des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn

de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun

article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science

fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se

poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et

contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme

un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee

Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre

deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de

la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique

effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la

dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave

faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la

dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les

commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de

cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la

meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la

dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il

veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de

cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des

sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse

reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique

122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53

123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55

41

Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche

particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une

deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2

1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices

clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un

traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees

sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de

preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des

Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non

une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans

le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont

dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir

preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave

cet exercice

Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls

Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la

Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis

de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-

ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique

est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec

dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La

dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et

une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors

il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre

seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique

Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la

dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave

laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une

telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains

aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche

nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que

cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce

124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76

125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1

42

que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en

interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote

accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la

theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre

serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques

Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote

et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la

Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il

est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des

sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de

lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme

laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant

deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses

recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode

dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur

un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute

concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer

voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des

principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes

scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer

veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils

de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des

sciences

La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique

posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave

prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement

partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128

Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique

que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM

Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en

128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the

Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p

132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir

43

sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage

il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la

discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-

dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J

Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit

discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop

deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel

ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une

reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant

annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple

lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des

preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se

doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant

La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique

semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet

Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de

lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est

la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M

Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou

elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo

est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la

preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative

quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion

assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire

le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat

Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large

comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un

conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer

syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant

Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette

derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P

Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses

131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the

laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76

134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134

44

dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du

reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135

Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner

cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du

dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne

deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une

deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire

des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de

nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile

de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la

fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave

laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une

machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des

Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement

aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement

alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une

laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son

interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux

semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux

Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre

preacutedicables raquo

Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des

raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements

constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les

deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit

un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre

dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons

le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime

lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la

preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et

accident138

Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute

proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut

(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes

constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25

45

humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le

propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de

son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et

enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent

donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents

lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale

agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner

deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit

contraire agrave une de ses affirmations

Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une

preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons

par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que

le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative

affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel

de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir

qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du

reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent

pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave

faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus

deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre

plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute

soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la

strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre

reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident

Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la

dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son

adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des

contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que

ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs

tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange

possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il

peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves

139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques

140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6

46

honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins

Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la

laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la

deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la

dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien

dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche

commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant

agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il

srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne

supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune

œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII

chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo

(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf

pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont

donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)

Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent

pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une

importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de

la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de

leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un

arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des

participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique

Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les

Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une

laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une

activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la

dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux

de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun

arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et

pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut

pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un

contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique

142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285

143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo

47

aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature

mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses

de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la

deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de

conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect

laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent

deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables

de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets

qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre

dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145

En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux

interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du

questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise

dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique

dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La

dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un

arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation

des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo

sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de

philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous

permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce

quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la

dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques

dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on

consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non

essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme

dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs

dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins

preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend

tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique

Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et

meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241

48

eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des

anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour

eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu

attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation

scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont

aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct

Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques

Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune

pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong

dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes

aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon

les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave

caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points

preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte

de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion

ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis

Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote

mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est

ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans

les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur

eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche

des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique

semblent a priori permettre une telle lecture

La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il

consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-

il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations

sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance

non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J

Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher

en faveur de telle ou telle lecture

Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du

syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est

148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote

op cit p 237-262150 138a38

49

collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans

laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des

Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner

deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig

traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne

de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα

laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou

par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous

ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152

Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme

interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de

lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre

laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre

Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν

τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne

[τῶν πολλῶν δόξαις]153

Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre

accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme

preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand

nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie

particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit

dailleurs agrave ce propos

Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les

experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si

la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la

caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute

pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution

des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un

endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154

Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune

ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre

pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute

formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme

certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale

151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV

50

Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la

deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise

soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee

quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point

Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et

techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont

eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle

du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et

ainsi des autres156

Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la

laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la

dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit

En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les

interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se

veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces

opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps

sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]

quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158

Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte

un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une

ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ

τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere

deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son

degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de

probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette

probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le

laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non

scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il

eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee

dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159

Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions

contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo

156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre

des thegraveses contradictoires [] raquo

51

Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou

simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais

conclure par une proposition neacutecessaire160

laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une

preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la

consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere

vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas

Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce

mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens

du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans

la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des

tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere

le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute

laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le

traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la

Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique

et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus

de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que

[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus

persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier

chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur

eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163

Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur

eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun

doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais

dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le

probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers

analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la

majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la

possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute

compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela

demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des

ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident

160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88

52

de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au

vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose

la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique

Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les

conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies

Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe

des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα

Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par

une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes

ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les

philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166

Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de

δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du

vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les

fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme

R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme

maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations

vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La

probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette

conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre

les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut

degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur

de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de

conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J

Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non

pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter

comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa

relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese

dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes

dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo

ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245

170 Ibidem P 252

53

Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes

combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes

philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des

ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes

Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese

exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale

E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en

fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux

ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de

la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur

eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur

coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage

sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit

La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant

pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base

eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par

le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec

dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne

de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute

dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais

la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172

Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le

tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions

syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme

garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus

global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les

traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur

eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans

ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de

Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et

dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage

beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles

appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere

que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII

1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en

171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes

sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35

54

science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil

faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen

Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique

aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M

Naussbaum eacutecrit

Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien

qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de

dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail

philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave

srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous

disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour

reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174

Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais

aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la

volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et

de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle

commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les

hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus

strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette

communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et

ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus

large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les

ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses

dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies

Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la

plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave

tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou

bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur

diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise

ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce

caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte

173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240

174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243

55

que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien

dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne

sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens

aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine

psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote

dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs

accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie

pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire

en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant

dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective

psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese

paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est

soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en

compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui

entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme

endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme

la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle

semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres

personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui

decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit

dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de

τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux

pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut

surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale

dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas

laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette

opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de

ceacutelegravebre la tenue

Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire

permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne

aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18

56

par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir

avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo

non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une

preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne

contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au

demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui

appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes

laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par

lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la

totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les

sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine

les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au

grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La

valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai

quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la

probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee

comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici

collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse

lendoxaliteacute dune opinion

Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique

preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale

Aristote preacutecise dailleurs que

Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme

dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion

universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement

claire pour tout le monde [hellip]183

Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute

dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et

ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de

problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont

eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on

obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les

contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel

180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7

57

ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et

admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des

savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee

personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente

probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un

ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son

caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre

eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas

de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur

eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique

Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus

importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais

dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique

eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En

effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du

questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction

claire entre le dialecticien et le philosophe

Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir

duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre

en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser

de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la

recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave

ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est

propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]

Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors

que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa

deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute

poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185

Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation

entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire

laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut

poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur

pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813

58

Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la

dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En

effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect

preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps

dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu

agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans

un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces

questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du

dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la

philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant

donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses

syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ

ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la

philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous

comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit

le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer

lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-

elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et

silencieuse

Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et

dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere

peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la

philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence

entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de

laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai

En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que

le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens

argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur

ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la

dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie

diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le

choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre

tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189

Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule

la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue

188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons

59

de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190

procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement

dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour

point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre

reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se

caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de

laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et

comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute

preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash

eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de

vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de

syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus

complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et

philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les

questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons

peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de

facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre

aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles

ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa

capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie

Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use

de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo

La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence

de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous

acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave

lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode

dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre

philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux

problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science

et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la

dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour

fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce

problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et

190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie

191 100b23-29

60

philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs

types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique

Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la

philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure

dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur

eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong

dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses

ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong

dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)

de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de

Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire

structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais

seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de

cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer

seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote

montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme

plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne

Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des

deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce

temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme

indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme

science193

Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique

scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont

nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens

que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo

et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure

dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la

strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son

utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre

les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic

permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la

science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme

dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que

192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47

61

cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les

endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la

dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les

thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens

strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou

plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique

forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour

deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui

na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant

personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la

diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer

plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services

rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se

rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au

service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non

gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet

La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas

une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee

par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des

fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197

Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le

but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de

dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop

hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions

diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop

eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part

que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique

peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite

incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu

pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine

dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique

reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles

195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236

196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140

62

Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les

Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une

contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique

laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se

servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote

considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle

laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre

pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)

En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi

tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere

de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent

dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)

Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte

parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche

que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les

Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de

chaque science raquo

Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela

sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en

chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus

qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ

ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines200

Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et

non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo

comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet

Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes

mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire

aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle

199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4

63

nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation

examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201

Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule

deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute

la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la

dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit

des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour

chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur

eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les

principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette

tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins

agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant

E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui

surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que

laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave

fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de

deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous

pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le

deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend

lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique

aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la

dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques

ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction

scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se

deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique

pour la science

En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est

constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils

permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle

est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent

avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le

201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une

dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux

203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et

eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit

64

mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences

pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe

cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205

Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la

deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent

drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus

paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la

Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans

un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un

veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons

de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode

dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La

dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique

soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires

La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire

intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens

toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes

aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit

pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que

nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire

intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique

comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le

point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la

dialectique en science

Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par

une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va

de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par

nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la

science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la

physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon

Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et

drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres

quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces

principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40

206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin

65

Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la

meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements

corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave

partir de 184b15 Aristote eacutecrit

Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et

sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos

ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers

principes cest lair dautre que cest leau208

Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses

preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type

dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne

neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine

dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car

elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une

laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique

Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et

ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le

percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo

Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se

doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre

embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il

est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute

eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute

de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle

raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement

(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation

des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre

III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du

mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la

reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la

reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III

208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF

Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les

conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120

213 Ibid p 109

66

et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du

mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du

mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves

lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut

bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en

employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du

mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation

ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique

cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont

pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or

ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se

meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des

Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie

eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour

Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature

deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur

thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo

Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote

comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais

dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est

particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses

eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette

laquo science commune agrave toutes raquo

De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui

supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou

du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe

des principes216

Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui

permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici

les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des

eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait

pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote

deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui

laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre

214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4

67

deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa

Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les

principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique

Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens

des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est

justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose

quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo

dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218

Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques

Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir

puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que

toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont

substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes

choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval

unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219

Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun

De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut

examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le

continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme

et unique comme jus de treille et vin220

La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part

parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce

que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des

choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui

constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation

dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti

laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est

bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement

valable

Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la

deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou

des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont

intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur

la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de

217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

68

principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti

toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend

plusieurs formes

[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes

possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les

opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs

dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion

troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage

humain222

Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes

physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien

dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet

grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous

lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre

des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette

discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les

principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout

se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute

de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination

des principes physiques

Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de

la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les

laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est

symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au

champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere

sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24

ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les

preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on

appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en

Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique

dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave

propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti

laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce

pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

69

premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc

drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient

trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo

Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration

De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la

distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce

auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes

de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au

livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des

mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225

Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave

lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et

corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti

conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique

Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des

arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions

des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables

deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave

lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens

moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E

Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement

diminueacutee226

Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le

commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique

dans la recherche des principes des sciences

Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de

la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la

dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes

scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes

des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le

mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et

cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement

principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255

70

δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette

ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et

dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus

compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le

principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il

convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave

partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du

savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et

leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La

dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les

principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations

eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote

comme eacuteristiques

En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]

est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui

parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce

quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de

Parmeacutenide229

Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la

reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans

la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de

reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le

caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques

Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en

effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas

concluants 231

Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas

valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments

eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide

Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour

ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote

eacutecrit

Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en

soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave

toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14

229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8

71

des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte

du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont

capables dapercevoir les finesses232

Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent

lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la

dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul

lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de

veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux

ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la

dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme

eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations

sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des

opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)

qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233

Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai

du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de

deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous

serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme

de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il

pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir

que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui

confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le

syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme

eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme

quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique

En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le

persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la

dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον

συλλογισμόν]235

Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux

apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce

nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons

234 101a34-3

235 1355b15-17236 1355b17-18

72

συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet

de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui

de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses

eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique

Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de

fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux

dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves

relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets

viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme

et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets

que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon

Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et

sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na

quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les

principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments

eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle

reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses

preacutedeacutecesseurs

Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois

contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs

particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir

allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre

dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il

nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en

Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a

plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique

contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la

dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure

de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et

troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut

servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les

sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans

237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique

chez Aristote op cit p 237-262

73

les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci

dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des

Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car

le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent

ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les

sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience

approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le

Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la

dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode

du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une

meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes

aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le

commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a

priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des

sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son

eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit

Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et

lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une

meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-

dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette

meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la

famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243

Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en

Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre

les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend

soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo

lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave

nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les

principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans

le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en

preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue

sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave

distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le

temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre

Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14

74

de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio

proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en

question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute

dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du

domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la

dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple

induction en les renvoyant agrave leur perception

R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans

la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe

principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte

quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un

mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave

un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse

pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les

Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce

serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure

lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse

Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun

effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement

Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de

deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement

puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque

dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est

connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la

preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble

deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par

induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de

convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux

Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis

de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et

eacutecrit agrave leur propos

Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens

parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres

inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et

supeacuterieure agrave elle245

Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20

75

inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la

langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur

la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave

parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue

Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton

considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme

de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune

science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie

empirique

Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo

(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se

pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les

principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique

aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas

pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le

pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il

explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques

qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes

perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les

ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et

comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela

grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service

qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la

peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce

qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui

laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que

laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de

justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories

scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus

scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement

Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur

246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77

247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38

76

ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux

Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec

un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas

lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le

discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle

semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non

philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences

Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se

reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two

Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De

Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible

(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est

raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la

meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute

meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un

laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le

De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave

manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν

αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation

ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees

sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De

Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave

lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait

Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la

recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus

facilement observables

Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-

aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux

apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite

reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions

embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute

eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251

Aristote formule alors cette embarrassante aporie

[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus

nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27

77

les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps

premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus

proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par

exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre

Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de

mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252

Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de

moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de

la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution

eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que

les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (

292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins

apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple

marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection

physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le

mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux

pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient

vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en

comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait

partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure

quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss

qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement

infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite

reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient

eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des

animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y

porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre

connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles

approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie

ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que

nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de

lrsquoastronomie (645a1 ss)253

252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards

εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where

78

Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-

aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute

La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation

des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne

faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et

dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une

distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches

meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches

laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme

exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers

larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent

les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique

proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus

scientifique que la meacutethode dialectique par exemple

Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave

rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en

comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans

le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente

une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives

consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la

meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique

comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage

quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques

soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une

solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de

reacutesoudre

Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur

eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il

semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction

entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de

pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les

the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68

254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11

79

principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R

Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la

recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou

linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il

appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R

Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence

de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la

theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne

80

Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture

trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre

compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous

nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la

citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la

dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits

traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui

attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre

compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant

gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale

deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la

distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte

est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service

preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien

discutable

En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la

seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs

contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de

deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du

texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en

effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont

clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte

durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science

cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit

selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori

les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles

agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement

empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)

Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du

texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon

Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38

81

principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses

multiples atouts

Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette

eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique

ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere

que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune

strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins

eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo

lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce

quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite

surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute

par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors

encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une

question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage

nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R

Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la

recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode

dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I

Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent

de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme

du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la

reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci

peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de

leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique

aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices

laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la

dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes

scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne

regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise

dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct

par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat

pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve

dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences

agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires

au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont

82

neacutecessaires agrave la pratique scientifique

Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et

trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber

dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses

scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R

Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu

neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation

des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant

la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons

lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de

leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez

Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques

Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans

les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement

de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain

laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces

deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave

mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et

lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un

article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo

Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure

faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents

appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en

science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en

laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A

Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de

penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme

indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la

meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or

nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des

œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant

ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La

257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The

scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218

83

lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les

commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce

qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement

effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G

E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir

[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les

recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans

leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes

scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259

Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la

meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un

cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre

les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du

chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave

lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M

Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que

R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la

meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux

commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave

la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur

propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout

simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R

Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule

meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre

un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit

les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques

et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre

meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique

Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de

sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si

finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la

meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans

les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une

valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de

259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem

84

meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M

Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand

on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence

de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on

preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la

dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer

quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de

quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques

Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R

Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son

article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de

la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques

tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-

analytique en science

La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification

en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la

mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262

Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses

de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que

surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les

Topiques En effet selon J Brunschwig

[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les

traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de

laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest

pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait

luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee

pratiquement dans les Topiques263

Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses

du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les

traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote

use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur

effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use

260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et

Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science

simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236

263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239

85

bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain

manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument

essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire

de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des

rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J

Brunschwig R Bolton

[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier

quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus

tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264

Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit

pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima

pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect

fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques

Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus

lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave

montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-

mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la

remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la

dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique

dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait

le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne

argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques

et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans

le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne

fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique

et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes

comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt

cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule

preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes

Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence

et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J

Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles

[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents

qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de

justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon

264 Ibidem p243

86

est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique

questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait

dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque

Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et

les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les

Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement

codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne

livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils

contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave

la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes

de science et de philosophie265

Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres

dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes

scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la

dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut

y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une

valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description

la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir

scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo

Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la

meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre

quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet

aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la

dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile

de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et

philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous

deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte

de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique

mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse

de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique

est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part

nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure

questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus

fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en

motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute

265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242

87

en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite

Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des

Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique

Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence

physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et

un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est

surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne

dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien

plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui

sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la

dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de

questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un

organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et

eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc

bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques

Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des

thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire

Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait

eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes

comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons

aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes

ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc

destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue

scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous

comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui

sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers

lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des

notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave

un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote

alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et

philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique

dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la

Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32

88

dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique

(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect

scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes

scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte

Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme

pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote

eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la

dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient

mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les

argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des

sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes

philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents

vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant

deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental

de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons

systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses

eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques

psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une

dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue

scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces

contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use

de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la

mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique

Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques

toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de

la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir

des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette

pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une

certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le

contexte scolaire des eacutecrits dAristote

Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans

lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la

communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents

usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit

Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave

89

faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition

laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267

Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques

dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la

constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non

gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers

usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses

voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et

lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur

peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui

se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et

son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que

donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon

Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te

livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de

temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes

prises269

Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont

rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves

lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour

accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement

intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces

deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une

gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que

lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du

faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274

semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la

dialectique une valeur peacutedagogique

Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent

bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques

ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer

267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256

268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee

90

une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee

comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement

si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la

dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que

la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute

collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute

labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de

comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce

quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique

Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la

dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne

nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger

dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre

comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo

Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux

problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien

Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes

des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser

les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu

difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un

optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble

permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et

datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute

pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en

apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir

Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut

latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose

sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct

une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand

preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere

leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre

la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en

est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-

souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux

choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre

reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux

91

qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution

puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275

Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori

aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le

manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la

veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter

de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent

quelque chose de la veacuteriteacute

Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective

de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous

participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute

dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre

des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si

nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce

quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie

et lopinion fausse

Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la

science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse

de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il

y a science et opinion de la mecircme chose276

La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle

raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de

veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute

endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode

veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes

des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai

Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas

vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les

principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions

les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes

laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi

puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport

agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre

aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper

Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans

notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23

92

quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute

soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une

meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours

scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement

dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en

la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de

nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave

travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature

puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer

savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette

propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate

lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans

le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger

cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer

au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo

La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en

charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour

comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du

champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il

eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que

ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau

philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig

est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un

connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme

sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede

πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R

Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les

principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste

effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques

et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode

qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et

dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la

dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune

utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les

ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31

93

laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science

cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute

du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le

temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une

valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable

fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle

agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la

raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur

peacutedagogique

Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs

indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une

eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices

est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et

laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote

comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui

nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte

pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait

pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement

non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave

toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-

ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des

questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le

monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux

lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme

savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere

universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou

moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de

la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave

leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions

communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations

sophistiques

De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute

Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement

certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples

279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25

94

particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car

tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282

Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave

ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait

fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les

pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de

meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons

que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique

mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les

ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions

communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il

semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα

Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en

Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas

attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en

usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du

commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce

contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un

savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir

scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo

et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions

speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique

en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la

physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie

aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un

savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine

Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du

corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des

animaux En effet pour Aristote

Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble

bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste

titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une

certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284

La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo

282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir

D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4

95

par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais

bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H

Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des

Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de

laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee

soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute

comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287

P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant

comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique

telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-

elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη

Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire

quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des

animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute

recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir

laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un

discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le

participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo

ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement

laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu

une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de

tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres

premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ

δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement

de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des

questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute

comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette

laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute

des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule

cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo

autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble

285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20

96

donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος

est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation

Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal

dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la

dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De

plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans

lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette

activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le

syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en

jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations

sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et

nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question

dans lincipit des Parties des animaux

Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans

sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que

nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur

plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son

rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo

comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle

consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet

une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune

connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les

savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute

dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette

culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme

celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en

pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet

accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit

dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une

culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui

transforme veacuteritablement le sujet apprenant

Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties

des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les

premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les

293 1355b16-17

97

limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par

reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo

avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et

dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la

culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai

dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne

se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P

Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel

selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P

Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant

quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture

geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres

lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou

πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas

dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute

Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer

Aristote eacutecrit

Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu

celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire

dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes

quaux speacutecialistes297

Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau

contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave

rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des

Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces

deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne

sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός

de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit

des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et

de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave

lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la

notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en

Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en

294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2

98

eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple

sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique

A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται

μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un

grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une

expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au

repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en

elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du

devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299

Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la

sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et

cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui

ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en

effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et

mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science

et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos

linexpeacuterience le hasard300

Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats

(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du

preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur

consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds

analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens

grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune

veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun

laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique

alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du

savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι

qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις

preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de

πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche

scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement

scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant

quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part

Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que

leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo

que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215

99

ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι

aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote

pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir

une valeur fondamentalement peacutedagogique

Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la

dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit

La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire

peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous

les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi

quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que

philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de

la dialectique302

Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la

dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant

peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend

que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport

dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee

agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte

preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix

de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes

vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote

fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des

Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P

Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le

tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique

Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de

dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave

rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις

du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la

dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue

semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique

proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de

la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son

eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur

302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260

100

moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un

eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304

et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien

pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle

qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de

philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute

par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees

admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique

permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo

Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la

παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat

laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut

prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique

peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat

final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment

sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur

precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la

base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base

des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une

revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de

stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique

Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme

une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses

endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la

Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude

endoxale comme une neacutecessiteacute

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306

Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les

ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24

101

laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but

deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise

historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs

dAristote

Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences

principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits

que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307

Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere

assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun

proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote

parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de

lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face

agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308

litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute

limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen

R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως

procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure

dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de

ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non

scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde

fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν

Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A

propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit

laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le

mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc

pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant

lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo

Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au

chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus

endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus

raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave

307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New

perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in

Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240

311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73

102

deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce

que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques

une certaine charge affective

En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond

comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme

teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la

preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un

certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des

pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-

ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais

que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M

Le Blond

Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive

dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente

pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il

consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette

connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur

la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au

sens concret de ce mot313

J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours

drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses

et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel

Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le

Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux

ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le

recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction

instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune

certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne

peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer

cette reacuteaction chez son public

Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον

Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus

raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne

reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la

moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario

lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement

313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51

103

quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote

nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une

strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos

Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du

texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer

De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant

sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une

veacuteritable laquo joie raquo

Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne

constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous

pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute

pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-

scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314

Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail

scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme

R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave

distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit

une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et

philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain

sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif

par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la

reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le

Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en

constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche

scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de

connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315

Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les

ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo

Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public

deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que

lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir

provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses

eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident

Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors

que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne

314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo

104

chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct

philosophique316

Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point

subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en

Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de

plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct

philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre

en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον

vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose

les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces

opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave

partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction

qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave

reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui

reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre

lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte

des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la

mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir

Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit

lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en

vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions

ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait

apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce

qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses

novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct

encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo

reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche

Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a

du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le

jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον

pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le

mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres

soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements

des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le

316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23

105

deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais

veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle

motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait

dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du

matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de

provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct

philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la

mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees

paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son

lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave

connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements

Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce

dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque

matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce

laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper

une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig

traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se

trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un

doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le

rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est

clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la

laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement

diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les

principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la

notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments

laquo aporeacutetiques raquo

[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la

diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration

des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie

comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323

Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is

an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2

322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4

106

corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de

deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de

nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de

laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation

existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens

rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme

deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un

laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle

ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la

seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la

comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat

psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la

recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel

Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une

meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions

dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par

un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien

ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que

lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute

En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute

dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour

fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le

troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat

dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre

laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui

semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer

Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car

lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de

trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se

trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328

Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute

comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes

Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle

324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31

107

provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle

cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou

bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de

Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la

philosophie

Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut

commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les

choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant

aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329

Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de

la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest

semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce

nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet

embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre

dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il

seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa

place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le

pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A

lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant

les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat

insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses

lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de

critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des

apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner

de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois

la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans

un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique

Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet

apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien

deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu

pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils

329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20

108

signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition

divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les

hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον

προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ

διορίζει τούτων ἑκάτερον]331

Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du

cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance

de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater

la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus

inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la

meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere

reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence

cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que

celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un

homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais

cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est

particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la

totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce

syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se

passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme

un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une

mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa

place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre

part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et

lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques

La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de

Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote

mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan

et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le

deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes

331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p

68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p

432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce

chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo

109

physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de

Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes

scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le

corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant

une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des

Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce

dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest

pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance

diffeacuterente de celle dun simple exemple

Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont

eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons

comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo

puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme

et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc

laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain

ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le

rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce

mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont

chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a

priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements

(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple

mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-

Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au

premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple

permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis

lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une

compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde

laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre

plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore

laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui

laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo

de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas

simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout

de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus

immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous

336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3

110

pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les

hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant

erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se

fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans

lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot

cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie

rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second

exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement

laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee

Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes

sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment

srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει

τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se

fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest

quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet

laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils

deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants

distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc

Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de

distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere

attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la

parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave

celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat

agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple

de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans

doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez

lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier

moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais

apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de

lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de

megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et

deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute

Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments

337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517

111

preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de

lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments

de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord

eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne

signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo

tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles

confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise

laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est

parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis

et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et

hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la

meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des

enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance

premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se

structurent autour dune division dune distinction

Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre

intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour

selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur

de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-

mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire

Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement

lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage

du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux

eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se

deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus

En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave

partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des

laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et

sont au nombre de quatre

Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν

infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les

diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού

340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21

112

ὁμοίου σκέψις]347

Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote

reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces

preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte

des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une

certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment

lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre

Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens

des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349

laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement

Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes

(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les

diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme

instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements

porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste

en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur

les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat

Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner

car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J

Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en

lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo

peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble

que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument

de la dialectique consiste agrave

[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε

τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et

courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au

mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352

La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ

διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore

laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres

proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo

347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497

113

des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de

femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme

minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les

megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre

leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des

laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion

liminaire

Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee

avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir

dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques

I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des

questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ

γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences

caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans

la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir

les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec

ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre

humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence

Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes

capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des

enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence

Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de

distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou

en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le

dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun

mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les

genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette

perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que

lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des

similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par

exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la

perception des similitudes a une triple utiliteacute

En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part

354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13

114

laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-

agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce

qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur

un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant

poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre

deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile

drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure

dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus

dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363

Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de

faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet

laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons

autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]

sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument

de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)

Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la

dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le

principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la

perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique

entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des

sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen

consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction

dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences

Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la

dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les

ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top

I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les

principes des sciences (Top I2 101a36b4)368

Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les

359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal

methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

115

principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des

similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment

agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge

donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir

En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12

nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les

vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres

lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique

pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le

statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce

que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use

ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce

quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la

dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans

lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la

mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le

deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en

insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les

vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes

entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun

instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo

Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere

Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-

ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que

Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de

monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre

dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes

cesseront de paraicirctre illogiques371

Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette

meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit

linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en

observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme

instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a

369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22

116

la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut

induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux

et des plantes raquo372 lacircme

Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres

comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est

destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de

savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre

sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour

induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir

induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il

faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique

bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur

aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la

dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement

scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la

dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et

dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si

teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu

dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese

dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat

contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

372 De Caelo 292b1-2

117

Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se

veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique

du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau

pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la

dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum

de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus

ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat

contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien

rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode

scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de

la pratique reacuteel dAristote en science

Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de

deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique

peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme

puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les

principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur

peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui

laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture

dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce

quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un

souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge

Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des

questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode

pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-

eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par

un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et

dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant

Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses

eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de

savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la

connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en

provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi

quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes

principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique

118

de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du

Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette

forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui

semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la

penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un

intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit

constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave

dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en

eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant

sur le chemin du savoir

373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47

119

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124

Page 5: Aristote pédagogue: essai sur la dialectique aristotélicienne

Sommaire

Reacutesumeacute et mots cleacutes p 1

Remerciements p 2

Sommaire p 3

Introduction p 4

I) Le deacutebat contemporain sur la meacutethodescientifique dAristote p9

1) Le point de vue classique lecanon de la science et la meacutethodeempirico-analytique p 11

2) Le rejet de la dialectique horsde la laquo citadelle de la science raquo etlincompreacutehension de la meacutethodeeffective dAristote p 22

3) La reacutehabilitation de ladialectique en science le doublesens du pheacutenomegravene p 33

II) La dialectique est-elle la meacutethodedAristote en science

p 41

1) Description de la dialectique etaspects fondamentaux p 43

2) La probabiliteacute de lἔνδοξον baseeacutepisteacutemologique de la dialectique p 49

3) Une ou plusieurs dialectiques p 58

4) Eacutetude de cas Physique I p 65

III) Pour une reacuteeacutevaluation de la dialectiquearistoteacutelicienne lhypothegravese dune valeurpeacutedagogique p 81

1) Luniteacute de la dialectique comprisegracircce au contexte scolaire des eacutecritsdAristote

p 83

2) Dialectique et laquo eacuteducation raquo p 91

3) Dialectique et provocation dudeacutesir de savoir p 101

4) Les instruments scientifiquesofferts par la pratique dialectique p 108

Conclusion p 118

Bibliographie p 120

3

En 1944 dans un article intituleacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la

philosophie du Moyen Age raquo Alexandre Koyreacute sinteacuteresse agrave la reacuteception dAristote et de

Platon dans la penseacutee de cette eacutepoque quil nomme laquo le second Moyen Age raquo acircge de

foisonnement intellectuel egravere historique laquo extraordinairement feacuteconde raquo qui seacutetend selon

lauteur du XIe au XIVe siegravecle inclus1 A la diffeacuterence de Platon qui selon lui laquo senseigne

mal raquo Aristote aurait eu une place preacutepondeacuterante dans la penseacutee occidentale dalors

Lœuvre dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain [hellip] Il nest pas

eacutetonnant que pour le second Moyen Age eacutebloui et eacutecraseacute par cette masse de savoir

subjugueacute par cette intelligence vraiment hors ligne Aristote soit devenu le repreacutesentant

de la veacuteriteacute le sommet et la perfection de la nature humaine le prince di color che

sanno comme dira Dante2

A linstar de Dante poegravete et enfant de son siegravecle qui dans sa fresque poeacutetique des eacutecoles

philosophiques antiques et meacutedieacutevales deacutepeint Aristote comme le laquo maicirctre de ceux qui

savent raquo3 le second Moyen Age aurait donneacute au Stagirite une importance consideacuterable Mais

pour quelle raison

Il appert que le commentateur reacutepond immeacutediatement agrave cette question laquo lœuvre

dAristote forme une veacuteritable encyclopeacutedie du savoir humain raquo4 Ainsi linteacuterecirct de ce second

Moyen Age pour la philosophie dAristote serait dabord ducirc agrave la laquo force raquo eacuteblouissante du

laquo fond raquo encyclopeacutedique de son œuvre La profusion dinformations agrave la fois physiques

astronomiques biologiques eacutethiques ou politiques preacutesentes dans lœuvre dAristote

fournirait lune des explications agrave sa reacuteception et agrave sa diffusion durant le second Moyen Age

Cependant A Koyreacute propose un autre eacuteleacutement de reacuteponse si Aristote est devenu

preacuteciseacutement agrave cette peacuteriode le laquo maicirctre de ceux qui savent raquo cest aussi parce quil est

Le prince de ce qui savent et surtout de ceux qui enseignent Car Aristote en plus est

une aubaine pour le professeur Aristote enseigne et senseigne se discute et se

commente Aussi nest-il pas eacutetonnant que une fois introduit dans lrsquoeacutecole il y prit

immeacutediatement racine [hellip] et quaucune force humaine nait pu len chasser Les

interdictions les condamnations restegraverent lettre morte On ne pouvait enlever Aristote

aux professeurs sans leur donner quelque chose agrave la place5

Ce que pointe preacuteciseacutement A Koyreacute ici cest la faciliteacute et en mecircme temps le confort que

repreacutesente lœuvre du Stagirite pour lenseignement des professeurs meacutedieacutevaux Degraves lors le

commentateur dresse un parallegravele entre limportance grandissante de lœuvre dAristote dans

1A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 pp 24-49

2Ibidem p303 laquo Quand je levais un peu plus les yeux Je vis le maicirctre de ceux qui savent Assis parmi la famille philo-

sophique raquo Dante Divine comeacutedie trad Jacqueline Risset GF Flammarion Paris 2010 p 29 vers 130-133

4 A Koyreacute op cit p305Ibid Nous soulignons

4

la penseacutee occidentale sa reacuteception et sa diffusion et le moment de lhistoire meacutedieacutevale durant

lequel se deacuteveloppent les universiteacutes europeacuteennes

Linteacuterecirct du second Moyen Age pour Aristote deacutependrait donc dune part de

limportance encyclopeacutedique consideacuterable de son œuvre qui a laquo subjugueacute raquo par son

eacuteclectisme et sa profusion les intellectuels dalors Et dautre part surtout du fait que lœuvre

dAristote convient mieux agrave lenseignement que celle de Platon et que sa reacuteception fut

concomitante au deacuteveloppement des universiteacutes dans laquo cette eacutepoque de vie intellectuelle et

artistique dune intensiteacute sans pareille raquo6 Certes A Koyreacute prend soin de distinguer

preacuteciseacutement laristoteacutelisme du Moyen Age celui dun Averroegraves dun Avicenne ou dun Saint

Thomas de laristoteacutelisme dans la lettre dAristote7 Laristoteacutelisme meacutedieacuteval ne pouvait pas

ecirctre celui dAristote simplement parce que le Stagirite vivait dans un laquo autre monde raquo et

surtout parce quon savait durant le second Moyen Age laquo quil ny avait et ne pouvait y avoir

quun seul Dieu raquo8 Cependant ce parallegravele quil dresse entre le deacuteveloppement des universiteacutes

europeacuteennes et la reacuteception de lœuvre dAristote nous permet dinterroger la forme mecircme des

eacutecrits du Stagirite

A la diffeacuterence du platonisme qui sadressait dabord agrave un public plus spirituel sinon

religieux laristoteacutelisme

[hellip] sadresse agrave des gens avides de savoir Il est science avant decirctre autre chose avant

mecircme decirctre philosophie et cest par sa valeur propre de savoir scientifique et non par

sa parenteacute avec une attitude religieuse quil simpose9

Si la penseacutee de Platon na pas eu la mecircme diffusion que celle dAristote du moins entre les

XIe et XIVe siegravecles et ce malgreacute les interdictions qui frappent la Physique et le corpus

aristoteacutelicien en geacuteneacuteral agrave partir de 1210 cest parce que la penseacutee de Platon laquo preacutesuppose un

savoir scientifique consideacuterable raquo et a une laquo forme dialogueacutee raquo qui nest pas pour A Koyreacute

laquo une forme scolaire raquo10 Le milieu dans lequel laristoteacutelisme se laquo propage raquo nest pas le

mecircme que celui qui laquo absorbait les doctrines platoniciennes et augustiniennes raquo et cette

diffeacuterence dans la diffusion de ces philosophes tient selon A Koyreacute agrave une diffeacuterence dans la

laquo forme raquo de leurs œuvres Aristote aurait eacuteteacute reccedilu agrave la diffeacuterence de Platon et aurait trouveacute

une place consideacuterable dans la philosophie du second Moyen Age non seulement parce quil

nous offre une manne consideacuterable dinformations scientifiques mais aussi parce que la

forme mecircme de ses eacutecrits cette forme laquo scolaire raquo qui trahit moins lœuvre dun philosophe

que celle dun professeur lui a permis de prendre place dans une socieacuteteacute intellectuelle ou les

universiteacutes deviennent les principaux vecteurs du savoir et dans laquelle la diffusion du

6Ibid p 247Ibid p388Ibid p399Ibid10Ibid p 30 nous soulignons

5

savoir scientifique se structure autour du rapport de Maicirctre agrave Elegraveve

Mais quentend A Koyreacute par cette laquo forme scolaire raquo des eacutecrits dAristote Certes

lhistorien des sciences se borne dans son article agrave neacutetablir quun parallegravele Il ne fait pas

lanalyse pousseacutee de cette forme particuliegravere des œuvres du Stagirite ce qui finalement donne

agrave cette notion de laquo forme scolaire raquo un caractegravere assez neacutebuleux Or cest preacuteciseacutement lune

des toutes premiegraveres questions qui a motiveacute le preacutesent travail dougrave vient que les eacutecrits

dAristote aient trouveacute un vecteur de diffusion justement dans les universiteacutes cest-agrave-dire

entre les mains de professeurs 11 La philosophie dAristote serait plus tourneacutee vers le monde

vers la nature et les pheacutenomegravenes de la nature agrave la diffeacuterence grosso modo du platonisme

tourneacute quant agrave lui vers la connaissance de soi et le soin de son acircme12 Laristoteacutelisme se charge

donc selon A Koyreacute dun inteacuterecirct sans doute plus scientifique que spirituel Il semble degraves lors

eacutevident que lœuvre drsquoAristote ait trouveacute sa place dans une eacutepoque de deacuteveloppement

intellectuel et scientifique majeur plus preacuteoccupeacutee par lexplication des pheacutenomegravenes naturels

et par la science que par le laquo souci de soi raquo13 ou le soin de son acircme

Cependant cela ne reacutepond agrave notre premiegravere question Ainsi consideacuterant le parallegravele

que dresse A Koyreacute dans cet article un problegraveme sest poseacute agrave nous dans la genegravese mecircme de

ce travail et a finalement stimuleacute toute la preacutesente recherche Cette laquo forme raquo des eacutecrits

dAristote qui a permis la reacuteception et la diffusion de son œuvre dans les universiteacutes

meacutedieacutevales cette forme plus laquo scolaire raquo absente des eacutecrits de Platon ne trahit-elle pas de la

part dAristote lui-mecircme laquo un souci peacutedagogique raquo Nest-ce pas quelle teacutemoigne dune

preacuteoccupation propre au Stagirite et inseacuteparable de sa theacuteorie du savoir scientifique celle

dun laquo accompagnement raquo de lignorance vers le savoir Si comme nous le verrons le savoir

scientifique est compris par Aristote comme un progregraves du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents

laquo eacutetats raquo de connaissance de plus en plus preacutecis peut-on simplement concevoir cette ideacutee de

progregraves sans la moindre preacuteoccupation peacutedagogique sans le moindre soucis daccompagner

lignorant de le conduire vers la reacutealisation de cette potentialiteacute proprement humaine savoir

scientifiquement Peut-ecirctre que la reacuteception dAristote entre les XIe et XIVe siegravecle en

Europe tel que A Koyreacute nous la preacutesente traduit dans la forme une preacuteoccupation du

Stagirite pour la peacutedagogie Mais degraves lors quelle place a cette peacutedagogie ce souci

daccompagner lignorant vers le savoir dans lœuvre dAristote

Il y a dans le corpus aristoteacutelicien de multiples traces qui attestent dune telle

11Bien quil faille absolument noter une promiscuiteacute entre les universiteacutes et lrsquoEacuteglise au Moyen Age chosesur laquelle A Koyreacute ninsiste pas

12A Koyreacute ibidem p4013Terme surtout eacutetudieacute par M Foucault dans LHermeacuteneutique du Sujet Foucault comprend dailleurs

Aristote agrave linstar de A Koyreacute et sur ce point preacutecis du laquo souci de soi raquo comme laquo leacutenigmatique excep-tion raquo de la philosophie grecque M Foucault Lhermeacuteneutique du Sujet Cours au Collegravege de France1981-1982 Gallimard Seuil Hautes Eacutetudes Paris 2001 p 182 Nous aurions pu introduire notre proposen interrogeant le statut de cette exception aristoteacutelicienne selon Foucault

6

preacuteoccupation celle-ci affleure en effet de maniegravere tregraves clairsemeacutee dans toute une seacuterie de

textes et agrave travers de tregraves nombreux exemples lexemple de lapprentissage en Meacutetaphysique

Θ6 eacutetayant le propos dAristote sur lacte et le mouvement limportance attribueacutee agrave

leacuteducation dans la citeacute en Politiques II5 lincipit des Parties des animaux qui mentionne un

eacutetat du savoir quAristote nomme laquo eacuteducation raquo ou encore lexemple de la δίδαξις et de la

μάθσις dans la deacutefinition du mouvement en Physique III1-3 Une simple plongeacutee dans

lIndex Aristotelicus de H Bonitz aux entreacutees διδάσκειν παιδεύειν ou encore παicircς et

lensemble dun champ lexical assez vaste (eacuteducation enseignement apprentissage enfance

etc) atteste dune preacuteoccupation importante du Stagirite pour la peacutedagogie du souci

aristoteacutelicien de laccegraves au savoir et agrave la veacuteriteacute pour lautre Enfin lexemple des enfants laquo qui

supposent dabord que tous les hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres raquo14 en

Physique I1 teacutemoigne dun souci laquo peacutedagogique raquo dAristote non dans une perspective

eacutethique ou politique mais dun point de vue scientifique Physique I1 place le thegraveme la

laquo mineure raquo de laquo lenfant apprenant raquo dans lincipit mecircme des eacutecrits scientifiques du Stagirite

Degraves lors que la preacuteoccupation peacutedagogique dAristote est devenue pour nous manifeste par

une lecture du corpus attentive aux deacutetails la question qui se pose neacutecessairement est celle de

son traitement de sa prise en charge quest-ce qui dans les eacutecrits scientifiques dAristote

permet de traiter de prendre en charge ce souci peacutedagogique Cette prise en charge de ce

souci propre agrave la philosophie du Stagirite nous ne lavons pas chercheacutee dans la laquo forme

scolaire raquo des eacutecrits de ce dernier pour reprendre les termes de A Koyreacute car finalement cette

notion est bien trop neacutebuleuse et la deacutetermination de son sens finalement tregraves subjectif ndash

quest-ce quune laquo forme scolaire raquo et pour qui une forme est-elle plus scolaire quune

autre 15 Le traitement de ce souci peacutedagogique nous lavons chercheacute dans la meacutethode

dAristote

Ainsi afin de proposer non une reacuteponse simple et deacutefinitive agrave ce problegraveme mais plutocirct

une hypothegravese une perspective nouvelle quun travail bien plus conseacutequent pourrait affirmer

ou infirmer nous avons premiegraverement interrogeacute le deacutebat contemporain sur les contradictions

meacutethodologiques dAristote en science En questionnant la contradiction entre ce que le

Stagirite nous dit de la meacutethode en science dans les Analytiques (principalement) et la

meacutethode quil suit effectivement dans ses recherches nous avons eacuteteacute ameneacutes agrave interroger la

dialectique aristoteacutelicienne Comme leacutecrit J Brunschwig dans la seconde moitieacute du XXe

siegravecle et face agrave cette contradiction meacutethodologique du corpus laquo beaucoup dexcellents

interpregravetes [de lrsquoœuvre dAristote] ont eacuteteacute ainsi conduits agrave reprendre lexamen des Topiques

14 Aristote Physique trad Pierre Pellegrin GF Flammarion Paris 2002 p7115Sans oublier les nombreuses difficulteacutes que le simple eacutetablissement du texte aristoteacutelicien pose

7

avec lespoir dy trouver quelque chose comme la theacuteorie de sa pratique reacuteelle [en

science] raquo16 Or cest exactement ce que nous avons voulu faire dans ce travail lexamen des

Topiques et une analyse pousseacutee de la meacutethode qui y est deacutecrite la dialectique Cependant

nous navons pas chercheacute laquo une theacuteorie de la pratique raquo scientifique reacuteelle du Stagirite ndash une

telle theacuteorie est absente des Topiques ndash mais nous nous sommes interrogeacutes sur la valeur de la

meacutethode dialectique pour Aristote La dialectique permet-elle de trouver les principes des

sciences comme beaucoup de commentateurs contemporains lont proposeacute Il semblerait

plutocirct qursquoelle ait bien la valeur infra-scientifique de montrer agrave leacutelegraveve dialecticien le laquo chemin

du savoir raquo Le preacutesent travail senracine donc au confluent de deux probleacutematiques Car une

telle valeur peacutedagogique de la dialectique permettrait dune part dapporter une reacuteponse ou

du moins une nouvelle perspective de recherche au deacutebat contemporain sur la meacutethode

dAristote en science en proposant un statut singulier de la dialectique dans le processus

scientifique la dialectique nest pas la meacutethode dAristote en science mais elle est pourtant

neacutecessaire et inseacuteparable de cette derniegravere car elle semble constituer un eacutetat infra-scientifique

Deuxiegravemement lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique si elle est soutenable

permettrait de comprendre comment Aristote prend en charge comment il traite non un

certain laquo souci de soi raquo mais bien un laquo souci peacutedagogique raquo

Nous avons essayeacute de faire de chaque auteur et de chaque commentateur mentionneacute

dans cette eacutetude et il sont nombreux un rouage agrave notre reacuteflexion Si nous semblons plus

insister sur un tel ou une telle plutocirct quun autre (plus sur E Berti que sur M Nussbaum par

exemple) ce nest pas par affiniteacute particuliegravere avec leurs penseacutees ou leurs thegraveses mais bien

parce quil viennent jouer un rocircle preacutecis agrave un moment donneacute dans notre reacuteflexion Chaque

auteur et commentateur mentionneacute permet de relancer notre interrogation de critiquer notre

premier point de vue ou perspective sur notre problegraveme de laquo deacutepasser une aporie raquo

Cependant malgreacute le nombre darticles utiliseacutes et de commentaires eacutetudieacutes nous nous

sommes efforceacutes dans notre derniegravere partie de donner plus dimportance au texte dAristote

dans sa lettre Car ce travail ne se veut pas ecirctre un examen de la Glose aristoteacutelicienne au

XXe siegravecle mais bien une eacutetude sur Aristote et sur limportance de la peacutedagogique dans sa

theacuteorie du savoir scientifique importance qui deacutetermine selon nous la meacutethode effective

quil suit dans ses recherches Ce thegraveme laquo mineur raquo de lenseignement de lapprentissage du

rapport entre le professeur et leacutelegraveve cette laquo mineure raquo de la peacutedagogique qui se reacutevegravele de

maniegravere clairsemeacutee dans le corpus ne constitue-t-elle pas finalement lun des accords majeurs

des textes scientifiques dAristote

16 Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967 In-troduction p XVII

8

Le symposium aristotelicum de 1960 intituleacute Aristote et les problegravemes de meacutethode

atteste dune preacuteoccupation grandissante au XXe siegravecle des commentateurs agrave propos de la

meacutethodologie dAristote dans ses recherches scientifiques et philosophiques quelles soient

physiques meacutetaphysiques ou eacutethiques Pierre Aubenque en guise douverture aux

communications dudit symposium formule ce problegraveme de maniegravere tregraves claire

Cest devenu aujourdhui une constatation presque banale bien quelle aille agrave

lencontre dune tradition qui senracine chez les premiers commentateurs grecs que les

ouvrages meacutetaphysiques physiques ou biologiques dAristote ne sont pas du point de

vue meacutethodologique une pure et simple laquo application raquo des regravegles logiques preacutesenteacutees

dans les Seconds Analytiques comme le canon de la science17

Il semble en effet y avoir une contradiction meacutethodologique entre la meacutethode scientifique

telle quelle est exposeacutee dans une partie non neacutegligeable de lOrganon et la pratique

scientifique quAristote exerce en acte dans ses diverses recherches et qui paraicirct laquo suivre un

autre chemin raquo Des ouvrages tels que la Physique le De Caelo ou encore le De Anima

dessinent une voie alternative laquo a second standard for inquiry raquo pour reprendre les mots de

Robert Bolton18 cest-agrave-dire une autre meacutethode de recherche en science apparemment

contradictoire avec le laquo chemin naturel raquo de la connaissance exposeacute dans les Analytiques

Mais agrave quoi peut bien tenir cette diffeacuterence de meacutethode De quelle nature est cette

contradiction entre la theacuteorie et la pratique scientifique dans le corpus aristoteacutelicien

Paul Moraux constate dans son introduction au De Caelo que laquo la part reacuteserveacutee agrave la

sensation et agrave lobservation est bien moins importante que ne le laisserait attendre la theacuteorie

eacutenonceacutee dans les Analytiques raquo Le commentateur remarque eacutegalement que laquo lobservation

sensible raquo pratique que les Analytiques placent au point de deacutepart de la meacutethode scientifique

est souvent deacutelaisseacutee dans le De Caelo au profit de laquo deacuteductions logiques rigoureuses raquo ou

encore de laquo consideacuterations dialectiques raquo19 La non adeacutequation de meacutethode entre la theacuteorie et

la pratique aristoteacutelicienne en science tiendrait-elle agrave cette dualiteacute entre laquo perception

sensible raquo et laquo dialectique raquo

Cest en effet ce que confirme encore reacutecemment R Bolton qui axe dans une

approche historique de laristoteacutelisme contemporain ce deacutesaccord des commentateurs agrave

propos de la meacutethode dAristote autour de ces deux pocircles la meacutethode empirique dune part

et la meacutethode dialectique dautre part

Traditionnellement les interpregravetes ont trouveacute satisfaisante lideacutee que la meacutethode

quAristote avait en vue dans ses ouvrages de science eacutetait empirique alors mecircme

17Pierre Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethodePublications universitaires de Louvain ndash Beatrice-Nauwelaerts Louvain-Paris 1961 p 3

18Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C WilbergNew perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51-82

19Paul Moraux laquo La meacutethode dAristote dans leacutetude du ciel raquo in Aristote et les problegravemes de meacutethode p181 Article retranscrit dans lintroduction de P Moraux au De Caelo Les Belles Lettres Paris 1965

9

quils le critiquaient sur ce point La geacuteneacuteration actuelle a complegravetement renverseacute ce

verdict La Physique en particulier est maintenant communeacutement consideacutereacutee comme le

paradigme de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique entendue comme une

technique de recherche largement conceptuelle ou a priori approprieacutee agrave la

philosophie en tant quelle est opposeacutee aux recherches les plus empiriques que nous

regardons aujourdhui comme typiquement scientifiques20

R Bolton parle ici de laquo meacutethode empirique raquo en tant quelle repose sur lexpeacuterience que nous

avons des pheacutenomegravenes sensibles Mais la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques est comme

nous le verrons agrave la fois empirique et analytique cest-agrave-dire aussi laquo deacutemonstrative raquo Et en

effet tenir cette meacutethode pour le laquo canon de la science raquo cest risquer de se rendre sourd agrave la

pratique effective dAristote dans ses recherches Car celles-ci suivent effectivement un autre

chemin en apparence plus laquo dialectique raquo Si lon essaye dans un premier temps de

comprendre la meacutethode exposeacutee dans les Analytiques agrave travers les textes dAristote mais aussi

agrave travers la lecture quen ont fait diffeacuterents commentateurs il apparaicirct alors que le fait pour

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes modernes et contemporaines davoir mis laccent sur

cette meacutethode empirique a entraicircneacute de facto la deacutevaluation de la meacutethode dialectique et son

rejet presque total en dehors de la laquo citadelle de la science aristoteacutelicienne raquo Si les data de la

perception sensible qui constituent le mateacuteriaux primaire de la meacutethode empirique ont une

valeur eacutepisteacutemologique et permettent de fonder le discours les laquo opinions admises raquo qui ont

quant agrave elles le mecircme rocircle de mateacuteriau primaire dans la meacutethode dialectique se sont vues en

effet exclues de toute preacutetention veacuteritablement scientifique

Partant faire de cette meacutethode empirico-analytique le canon meacutethodologique de la

science ce serait rendre impossible la tacircche de rendre compte de lusage quAristote semble

faire de la dialectique dans ses recherches proprement scientifiques A moins peut-ecirctre

deacutelargir la deacutefinition du mot laquo pheacutenomegravene raquo chez le Philosophe aux opinions admises elles-

mecircmes comme lont proposeacute des commentateurs tels que G E L Owen et les tenants de ce

que nous pouvons nommer apregraves lui le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes

contemporaines Si lἔνδοξον cest-agrave-dire selon la traduction de J Brunschwig laquo lopinion

admise raquo21 accegravede au statut de pheacutenomegravene agrave part entiegravere la dialectique ne peut-elle pas degraves

lors ecirctre reacuteeacutevalueacutee et se voir attribuer un rocircle eacutepisteacutemologique fort Voire mecircme celui

fondamental dacceacuteder aux premiers principes des sciences Mais avant de proposer une

reacuteponse agrave ces question il nous faut premiegraverement comprendre dune part ce que peut ecirctre ce

laquo canon de la science raquo dont parle P Aubenque dautre part montrer comment une lecture

radicalement trop empiriste de la meacutethode aristoteacutelicienne du savoir se rend effectivement

20Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in Science Dia-lectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 224

21Aristote Topiques Tome 1 Livre I agrave IV trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 1967

10

aveugle agrave lusage quAristote fait de la dialectique en science enfin il nous exposer la nature

du deacutebat eacutemergeant au XXe siegravecle agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin den

comprendre preacuteciseacutement tous les enjeux car de ce problegraveme de meacutethode deacutecoule

eacuteminemment la deacutefinition mecircme que nous pouvons proposer du savoir scientifique

aristoteacutelicien

Dessinons donc dans un premier temps ce modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique selon les Analytiques il appert effectivement que celui-ci est trop rigide pour

prendre en charge la meacutethode effective dAristote en science Mais alors pourquoi

Avant toute consideacuteration plus preacutecise sur ce quest le savoir scientifique chez

Aristote notons que la science entretient dans le corpus aristoteacutelicien des liens eacutetroits avec

la philosophie En effet en Meacutetaphysique α Aristote eacutecrit laquo On a raison aussi dappeler la

philosophie science de la veacuteriteacute [hellip] En effet sils examinent comment sont les choses les

praticiens [de la science] en eacutetudient non la cause par soi mais la cause relative au cas

preacutesent raquo22 Science et philosophie eacutetudient donc laquo comment sont les choses raquo Cependant la

distinction agrave eacutetablir entre science et philosophie procegravede dun degreacute diffeacuterent de geacuteneacuteraliteacute De

plus selon lentreacutee laquo Philosophie raquo du Vocabulaire technique et critique de la philosophie

φιλοσοφία est en grec et plus preacuteciseacutement chez Aristote le laquo Savoir rationnel la science au

sens le plus geacuteneacuteral du mot raquo23 Lobjet dune science est donc un objet particulier consideacutereacute

dans un genre particulier alors que celui de la philosophie semble plus geacuteneacuteral Il est degraves lors

difficile de consideacuterer ces deux notions de maniegravere bien distincte et lorsque nous traiterons

dans les pages qui suivent des eacutecrits dits laquo scientifiques et philosophiques raquo du Stagirite la

diffeacuterence entre ces deux termes tiendra surtout agrave un degreacute de geacuteneacuteraliteacute

Nonobstant le savoir scientifique [τὸ ἐπίστασθαι] procegravede dapregraves le Stagirite en

deux temps celui de lrsquoacquisition et celui de la deacutemonstration Ainsi dans les Analytiques

qui selon P Aubenque posent laquo les regravegles logiques raquo comme laquo canon de la science raquo24

Aristote place la perception sensible au fondement de lacquisition des premiers principes

neacutecessaires agrave la deacutemonstration aux fondements donc de lἐπίστασθαι Ces deux moments

du savoir scientifique justifient alors une lecture empirique et analytique de la meacutethode du

Stagirite en science analytique eacutetant entendu ici au sens aristoteacutelicien du terme agrave savoir

comme la laquo science deacutemonstrative raquo Cette science est une theacuteorie geacuteneacuterale de la deacuteduction

du syllogisme soit dun laquo discours dans lequel certaines choses ayant eacuteteacute poseacutees une chose

22Aristote Meacutetaphysique trad Marie-Paul Duminil et Annick Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p114 993b19-20

23Andreacute Lalande Vocabulaire technique et critique de la philosophie Presses Universitaires de FranceQuadrige Paris 2002 p 774 nous soulignons

24Expression citeacutee en page 10

11

distincte de celles qui ont eacuteteacute poseacutees sensuit neacutecessairement du fait que ces choses sont raquo25

Ce discours scientifique se fondant originellement parlant sur lexpeacuterience que nous avons

des pheacutenomegravenes perccedilus

En effet sil est une chose sur laquelle de nombreux commentateurs dAristote

semblent saccorder cest sans doute celle-ci pour le Stagirite le savoir scientifique se

comprend comme une eacutetiologie En effet les Seconds analytiques posent de maniegravere

liminaire que connaicirctre scientifiquement cest connaicirctre la ou les causes du pheacutenomegravene

Nous pensons connaicirctre scientifiquement chaque chose au sens absolu et non pas agrave la

maniegravere sophistique par accident lorsque que nous pensons connaicirctre la cause du fait de

laquelle la chose est savoir que cest bien la cause de la chose et que cette chose ne peut

pas ecirctre autrement quelle nest26

Et la Physique souvre sur une reacuteaffirmation de ce savoir scientifique comme connaissance de

la cause (ou des causes) exposeacutee dans les Seconds analytiques I2

Puisque connaicirctre en posseacutedant la science reacutesulte dans toutes les recherches

dans lesquelles il y a des principes des causes ou des eacuteleacutements du fait que lon a un

savoir de ces principes causes ou eacuteleacutements (en effet nous pensons savoir chaque

chose quand nous avons pris connaissance de ses causes premiegraveres ses principes

premiers et jusquaux eacuteleacutements) il est eacutevident que pour la science portant sur la nature

aussi il faut deacuteterminer dabord ce qui concerne les principes27

Sans nous appesantir ici sur les nuances entre laquo principes raquo laquo causes raquo et laquo eacuteleacutements raquo

exposeacutees notamment en Meacutetaphysique Δ ndash car Aristote semble ici user de ces termes comme

de synonymes ndash ni non plus sur le nombre de causes que peut avoir une chose ou un

pheacutenomegravene la premiegravere question qui se pose au primo-lecteur dAristote est sans doute celle

de savoir comment atteindre ces principes ces causes et ces eacuteleacutements Comment donc

connaicirctre scientifiquement

Aristote expose immeacutediatement sa meacutethode pour connaicirctre scientifiquement la nature

dans la suite immeacutediate de Physique I1

Mais le chemin naturel va de ce qui est plus connu et plus clair pour nous agrave ce

qui est plus clair et plus connu par nature en effet ce ne sont pas les mecircmes choses

qui sont connues pour nous et absolument Cest pourquoi il est neacutecessaire de

progresser de cette maniegravere de ce qui est plus obscur par nature mais plus clair pour

nous vers ce qui est plus clair et plus connu par nature28

Mais degraves lors quest-ce qui est laquo plus connu et plus clair pour nous raquo Les Seconds

analytiques donnent une reacuteponse tout agrave fait preacutecise ce qui est laquo plus connu pour nous raquo cest

ce qui est laquo proche de la perception raquo

25Aristote Premiers Analytiques trad M Crubellier GF Flammarion Paris 2014 p 52 I1 24b1826Aristote Seconds analytiques trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2005 p 67 I2 9-1227Aristote Physique trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2000 p69-70 I1 184a10-1628Ibid 184a16-21

12

En effet ce nest pas la mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour

nous raquo ni que laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo Jappelle anteacuterieur et

mieux connu pour nous ce qui est plus proche de la perception [τῆς αἰσθήσεως] alors

que ce qui est anteacuterieur et mieux connu absolument en est plus eacuteloigneacute29

Ainsi la meacutethode exposeacutee en Physique I1 semble univoque il faut progresser [προάγειν]30

depuis la sensation [κατὰ τὴν αἴσθησιν]31 et les laquo principes causes ou eacuteleacutements raquo quil nous

faut rechercher pour connaicirctre scientifiquement la nature sont laquo principes causes ou

eacuteleacutements raquo des pheacutenomegravenes sensibles Ce qui est plus connu pour nous est ce qui tombe sous

la sensation lobjet perccedilu

En outre Aristote reacuteitegravere de nombreuses fois limportance de la perception dans le

processus scientifique En Topiques VI par exemple le Stagirite explique que le cube est

mieux connu pour nous que les surfaces les lignes et les points qui les composent laquo Mais

pour nous cest linverse qui se produit parfois car le solide tombe au plus haut point sous la

sensation [ὑπὸ τὴν αἴσθησιν] la surface le fait plus que la ligne et la ligne plus que le

point raquo32 Le point eacutetant eacuteleacutement de la ligne la ligne de la surface la surface du cube il faut

progresser pour connaicirctre les premiers principes causes ou eacuteleacutements depuis ce qui tombe

sous le sens agrave savoir le cube immeacutediatement perccedilu vers ce qui en est le plus eacuteloigneacute le point

comme eacuteleacutement dudit cube Encore dans le De Caelo Aristote soutient la spheacutericiteacute de la

terre en partie gracircce agrave lobservation des eacuteclipses de lune quil comprend ecirctre linterposition de

la terre entre la lune et le soleil laquo On sen aperccediloit encore dit-il gracircce aux pheacutenomegravenes qui

tombent sous les sens [τῶν φαινομένων κατὰ τὴν αἴσθησιν] raquo33 Le savoir scientifique

commence donc et cest une reacutecurrence dans les Analytiques mais aussi souvent dans les

recherches scientifiques du Stagirite par la perception [αἴσθησις]34

Ou plus preacuteciseacutement si lon considegravere des textes tels que les Seconds analytiques

II19 ou la Meacutetaphysique A1 le savoir scientifique commence par lexpeacuterience acquise

cest-agrave-dire par la reacutepeacutetition de la perception sensible En effet il serait malvenu de consideacuterer

la perception comme une connaissance scientifique en elle-mecircme la perception nest que le

moyen inneacute et en mecircme temps lorigine la racine par laquelle nous pouvons connaicirctre

scientifiquement Cest pourquoi dans les Seconds analytiques I31 Aristote explique quil

nest pas laquo possible non plus davoir une connaissance scientifique par la perception raquo Car la

29 Seconds analytiques I2 71b33-72a430Physique 184a1931Ibid 184a24-2532Aristote Topiques Tome II trad Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 p 50 141b9-1233Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1965 p 100 II14 297b24-2534Pierre Pellegrin traduit αἴσθησις par laquo perception raquo (Seconds analytiques I2 71b33-72a4) Jacques

Brunschwig traduit ce terme par laquo sensation raquo (Aristote Topiques 141b9-12)Cette ambiguiumlteacute est mainte-nue par le Grand Bailly p 40 laquo faculteacute de percevoir par les sens sensation raquo Face agrave cette ambiguiumlteacutenous utilisons laquo perception raquo et laquo sensation raquo comme des synonymes

13

seule perception noffre pas laquo luniversel [καθόλου] cest-agrave-dire ce qui concerne tous les

cas raquo35 Nous ne percevons un pheacutenomegravene preacutecis que dans un temps et un lieu donneacutes donc

nous ne percevons que de la singulariteacute or pour Aristote il ny a de science possible que du

geacuteneacuteral Et cest preacuteciseacutement la reacutepeacutetition du singulier donneacute par la perception sensible qui

offre lrsquoexpeacuterience de la geacuteneacuteraliteacute

Cependant ce passage des Seconds analytiques I31 pourrait poser problegraveme au

regard de ce que dit Aristote en Physique I1 agrave propos des laquo ensembles confus raquo perccedilus

immeacutediatement quil comprend alors comme καθόλου cest-agrave-dire universel Le sens

καθόλου peut sembler ambigu

Cest pourquoi il faut aller des universels aux particulier car la totaliteacute est plus connue

selon la sensation et luniversel [καθόλου] est une certaine totaliteacute en effet

luniversel comprend plusieurs choses comme partie36

Ce texte semble bien contredire la doctrine des Seconds analytiques selon laquelle laquo les

choses universelles [τὰ καθόλου] sont plus eacuteloigneacutees de la perception raquo37 Mais R Bolton a

tregraves bien mis en eacutevidence que luniversel dont il est question en Physique I1 est justement le

laquo premier universel raquo des Seconds analytiques II19 cest-agrave-dire luniversel qui est laquo ἐν τῇ

ψυχῇ raquo38 Le point de deacutepart de la meacutethode scientifique deacutefini en Physique I1 cest-agrave-dire

lobjet de la sensation est dit καθόλου laquo parce quagrave ce niveau notre entendement embrasse

beaucoup de choses jusquici non encore distingueacutees raquo39 Le cube des Topiques VI peut se

dire καθόλου dans un certain sens car il est dabord un laquo ensemble confus raquo de points de

lignes et de surfaces Gracircce au travail R Bolton nous pouvons interpreacuteter de maniegravere unitaire

la meacutethode exposeacutee en Physique I1 et dans les Seconds Analytiques II19 le premier

paragraphe de la Physique ne contredit donc pas mais reacuteactive la doctrine des Analytiques Le

mateacuteriel le plus primaire du savoir scientifique est et reste la totaliteacute des pheacutenomegravenes perccedilus

par les sens le donneacute immeacutediat de lαἴσθησις qui peut ecirctre dit laquo καθόλου raquo puisquil est en

premier lieu confus meacutelangeacute puisque les data du sensible sont laquo συγκεχυμένα raquo40 et quil

faut les diviser les distinguer les analyser pour que ces ensembles deviennent moins confus

et que leurs principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus Enfin lαἴσθησις semble si

importante dans la meacutethode aristoteacutelicienne41 du savoir scientifique que lignorance est due

selon Aristote dans les Seconds analytiques I18 agrave un manque de connaissance sensible car

35Premiers analytiques 87b28-3236Physique 184a23-2637Seconds analytiques I2 72a438100a739Robert Bolton laquo La meacutethode dAristote dans les science de la nature Physique I raquo in Science dialec-

tique et eacutethique chez Aristote Peeters Louvain-La-Neuve 2010 p22540Physique 184b2241En effet beaucoup de textes des Seconds analytiques posent la perception sensibles agrave la base du proces-

sus scientifique Citons de maniegravere non exhaustive I31 II2 et II19

14

laquo si une perception manquait un savoir scientifique manquerait aussi raquo42

Les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes perccedilus viennent donc agrave ecirctre

connus par une progression ou un processus qui va de ce qui est plus clair et plus connu pour

nous les data de la perception agrave ce qui est plus clair et plus connu par nature lesdits

principes Or ce processus est preacuteciseacutement ce quAristote nomme linduction [ἡ ἐπαγωγή]

Certes Franccediloise Caujolle-Zaslawsky a tregraves bien expliqueacute que le sens de ἐπαγωγή chez

Aristote peut sinterpreacuteter diffeacuteremment en fonction dune part du contexte dans lequel

Aristote use de ce terme dautre part du sens quil peut avoir dans le laquo commun raquo ou encore

en fonction du sens technique que les eacuterudits philosophes ou savants ont pu lui confeacuterer

anteacuterieurement (Platon par exemple) Lἐπαγωγή peut degraves lors ecirctre chez Aristote

agrave la fois un processus menant agrave un acte instantaneacute dintuition (la perception mentale

dun universel par exemple dune regravegle applicable agrave tous les cas particuliers de

mecircme sorte) un proceacutedeacute (la meacutethode qui sappuie sur le comportement des cas

particuliers concrets) un point de deacutepart vers luniversel (diffeacuterent de

leacutetablissement des preacutemisses du syllogisme)43

Le sens de lἐπαγωγή aristoteacutelicienne est donc pluriel Par exemple linduction peut ecirctre aussi

comprise comme un laquo mode drsquoargumentation logique raquo diffeacuterent de la deacuteduction Citons lun

des seuls passages dans lequel le Stagirite traite de linduction assez longuement les

Premiers analytiques II 23

laquo Linduction donc ou la deacuteduction qui provient dune induction consiste agrave deacuteduire

au moyen de lun des deux termes que lautre est le cas pour le moyen [hellip] Crsquoest une

deacuteduction de cette sorte qui eacutetablit la preacutemisse premiegravere et immeacutediate En effet pour

les propositions qui acceptent le moyen terme la deacuteduction se fait gracircce agrave un moyen

terme mais pour celles qui nrsquoen admettent pas par induction raquo44

Linduction pourrait donc necirctre quun mode dargumentation logique Dailleurs les Topiques

I12 font mention de laquo deux espegraveces de raisonnements dialectiques raquo la deacuteduction et

linduction Cependant plus largement nous pouvons fonder une interpreacutetation de linduction

comme laquo proceacutedeacute qui consiste agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes

universels raquo45 Car peut-ecirctre que ce quil faut surtout retenir de linduction pour en deacuteterminer

le sens geacuteneacuteral cest quelle est laquo plus claire agrave nos yeux raquo46 plus persuasive laquo au commun raquo

plus compreacutehensible selon la sensation car allant du particulier perccedilu agrave luniversel conccedilu Et

le fait quAristote traite de linduction comme dun syllogisme dans ce contexte des Premiers42Seconds analytiques 81a38-3943Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Eacutetude preacuteparatoire agrave une interpreacutetation du sens aristoteacutelicien

dἐπαγωγή raquo in Biologie logique et meacutetaphysique chez Aristote actes du seacuteminaire CNRS - N S F tenuagrave Oleacuteron du 28 juin au 3 juillet 1987 Ed Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Eacuteditions du centre nationalde la recherche scientifique Paris 1990 p 373

44Premiers analytiques 69a3045Topiques 105a13-1446David Ross Aristotle Eacuteditions des Archives Contemporaines Paris 2000 p 52 Ross cite ici les Pre-

miers analytiques 68b35

15

analytiques ne serait selon D Ross quun effet laquo collateacuteral raquo agrave sa deacutecouverte du syllogisme

Linduction est essentiellement pour Aristote un proceacutedeacute non de raisonnement mais

dintuition directe supposant psychologiquement lintermeacutediaire dune vue densemble

de cas particuliers Mais dans les Premiers analytiques linteacuterecirct quil eacuteprouve pour sa

nouvelle deacutecouverte le syllogisme lrsquoamegravene agrave traiter linduction comme un syllogisme

et par conseacutequent agrave la consideacuterer particuliegraverement dans sa forme la moins importante

celle dans laquelle lexamen des cas particuliers est exhaustif47

Linduction nest pas quun mode dargumentation mais principalement un proceacutedeacute pour

connaicirctre Et cest une compreacutehension de linduction qui est tregraves largement admise Selon

MM Pellegrin et Crubellier le terme drsquoinduction en tant que processus qui va du particulier

(qui peut-ecirctre dit laquo universel en nous raquo) agrave lrsquouniversel est employeacute par Aristote laquo pour deacutesigner

la faccedilon dont nous prenons connaissance drsquoun fait lorsqursquoil est hors de porteacutee de nos sens ou

geacuteneacuteral raquo48 En effet selon les Seconds analytiques II19 laquo Il est donc clair que nous

prenons neacutecessairement connaissance des termes premiers par induction [ἐπαγωγή] En effet

la perception produit ainsi en nous lrsquouniversel raquo49 Ainsi dans son deacutebat entretenu avec les

Eleacuteates agrave propos de lexistence du mouvement en Physique I2 Aristote pose que laquo pour

nous raquo lexistence de choses mues naturellement cest-agrave-dire le principe de la physique est

laquo claire par induction raquo50 R Bolton partage dailleurs cette conception de linduction quil

considegravere comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo laquo Car tout apprentissage par le

raisonnement inclut le fait den venir agrave connaicirctre quelque chose en linfeacuterant agrave partir de ce qui

est preacutealablement connu qui de ce fait fournit une justification adeacutequate de ce qui est infeacutereacute

[hellip] raquo51 Et ce qui est preacutealablement connu soit le laquo donneacute au preacutealable raquo ce sont les data de

la perception Encore Joseph Moreau eacutecrit dans un registre diffeacuterent agrave propos de la

deacutecouverte de lrsquoessence drsquoune chose qui ne peut ecirctre ni poseacutee a priori ni eacutetablie

deacutemonstrativement laquo La deacutecouverte de lrsquoessence est une opeacuteration inductive qui se ramegravene

agrave la recherche de la cause raquo52 Linduction ouvre agrave la connaissance des principes qui sont

laquo hors de porteacutee raquo des sens plus clairs par nature mais plus obscurs pour nous car non

immeacutediatement connaissables Linduction semble donc ecirctre le meacutediat entre la connaissance

de ce qui est mieux connu pour nous et la connaissance de ce qui est mieux connu par nature

Ainsi cette lecture de linduction comme une laquo proceacutedure pour apprendre raquo agrave partir des

choses perccedilues peut se fonder sur un autre passage des Seconds analytiques I 13 dans lequel

Aristote est tout agrave fait univoque laquo Admettons cette derniegravere proposition par induction crsquoest-

47Ross Ibidem p 5648Pellegrin Crubellier Aristote le philosophe et les savoirs Seuil Paris 2002 p 9849Le fameux laquo universel raquo ἐν τῇ ψυχῇ confu car meacutelangeacute 100b350185a12-1451Robert Bolton op cit p24152Joseph Moreau laquo Aristote et la veacuteriteacute anteacutepreacutedicative raquo Symposium Aristotelicum Louvain 1960 in

Aristote et les problegravemes de meacutethode p 31 nous soulignons

16

agrave-dire par perception raquo53

Le savant connaicirct donc les principes et les causes gracircce agrave linduction qui commence

par lexpeacuterience due agrave la reacutepeacutetition du fait sensible Ainsi se dessine peu agrave peu le canon

aristoteacutelicien du savoir scientifique Mais quel est laquo le moteur raquo mecircme de linduction

Comment celle-ci fonctionne-t-elle Aristote donne aussi la reacuteponse agrave cette question en

Physique I1 laquo Mais ce qui est dabord eacutevident et clair pour nous ce sont plutocirct les ensembles

confus mais ensuite agrave partir de ceux-ci deviennent connus pour qui les divise leurs

eacuteleacutements et leurs principes raquo54 Les principes causes ou eacuteleacutements deviennent connus pour

ceux qui divisent [διαιροῦσι] les laquo ensembles confus raquo de la perception La meacutethode

scientifique aristoteacutelicienne est donc une meacutethode empirique de division de distinction le

scientifique infegravere par distinction les principes il distingue [διορίζει] les divers eacuteleacutements

principes ou causes depuis les ensembles confus perccedilus Autrement dit il les analyse Et cest

gracircce agrave ce dernier point que nous pouvons nommer la meacutethode canonique du savoir

scientifique comme une meacutethode agrave la fois laquo empirique raquo puisquelle se fonde sur lrsquoexpeacuterience

reacutepeacuteteacutee de la perception sensible mais aussi laquo analytique raquo puisquelle analyse les laquo ensemble

confus raquo la meacutethode aristoteacutelicienne en science est donc bien laquo empirico-analytique raquo

Mais laquo analytique raquo peut sentendre aussi dans un second sens si nous comprenons que

linduction nest quun moment de la meacutethode scientifique En effet le savoir scientifique

aristoteacutelicien semble inseacuteparable dune theacuteorie de la deacuteduction Lrsquoinduction hors du seul

champ syllogistique et en tant que meacutethode de recherche agrave partir des laquo ensembles confus raquo

est le laquo mouvement symeacutetrique raquo55 de la deacuteduction qui elle part de preacutemisses premiegraveres

(laquo dans un certain sens raquo) pour arriver agrave la conclusion mais qui est surtout preacutesenteacutee comme

la preuve de lrsquoacquisition effective du savoir desdites preacutemisses ou encore comme la

formalisation de ce savoir son laquo organisation logique raquo Si lrsquoinduction est un mouvement vers

la connaissance des causes agrave partir du perccedilu la deacuteduction en tant que mouvement inverse

reacutesulte du savoir effectif de la cause qursquoelle pose comme preacutemisse syllogistique La deacuteduction

doit attester de lrsquoeacutetat de connaissance scientifique dans lequel est le savant Pour que la

deacutemonstration soit scientifique crsquoest-agrave-dire atteste drsquoun eacutetat de connaissance scientifique

actuel et soit apodictique soit dont la conclusion est neacutecessaire et donc fondeacutee

[Les preacutemisses de la deacutemonstration] doivent ecirctre causes de la conclusion mieux

connues qursquoelle et lui ecirctre anteacuterieures causes parce que nous avons un savoir

scientifique de quelque chose seulement quand nous en savons la cause

anteacuterieures puisqursquoelles sont causes et deacutejagrave connues non seulement en eacutetant

saisies au second sens mais aussi par le fait qursquoon sait qursquoelles sont Par

ailleurs laquo anteacuterieur raquo et laquo mieux connu raquo ont deux sens En effet ce nrsquoest pas la5378a3554184a22-23 nous soulignons55Pellegrin Crubellier op cit p 98

17

mecircme chose que laquo anteacuterieur par nature raquo et laquo anteacuterieur pour nous raquo ni que

laquo mieux connu raquo et laquo mieux connu pour nous raquo56

Or crsquoest justement cette distinction fondamentale de ces deux sens de laquo anteacuterieur raquo et de

laquo mieux connu raquo qui permet aussi drsquoentendre la diffeacuterence entre induction et deacuteduction ce

sont deux aspects compleacutementaires de la mecircme meacutethode scientifique qui deacutefinissent

lἐπίστασθαι dans un sens et dans lrsquoautre et qui entretiennent entre eux un rapport de

neacutecessiteacute En effet il est neacutecessaire de connaicirctre les causes premiegraveres des choses pour pouvoir

deacutemontrer scientifiquement une connaissance laquo Que donc il est impossible de connaicirctre

scientifiquement par deacutemonstration si on ne connaicirct pas les principes premiers et immeacutediats

on la dit plus haut raquo eacutecrit encore Aristote57 Ainsi comprise lrsquoinduction est un mouvement

du sujet apprenant qui infegravere les principes agrave partir des data reacutepeacuteteacutes de lαἴσθησις par division

et distinction De la connaissance de la cause deacutecoule donc la capaciteacute agrave construire de

veacuteritables deacutemonstrations scientifiques soit celles proceacutedant laquo de choses vraies premiegraveres

immeacutediates plus connues que la conclusion anteacuterieures agrave elle et causes de la conclusion raquo58

Et la meacutethode empirique dAristote en science se double dun aspect formel dune rigueur et

dune preacutecision quant aux laquo langage scientifique raquo Le savoir empirique de la cause des

pheacutenomegravenes est inseacuteparable dune langue scientifique rigoureusement fondeacutee la

deacutemonstration apodictique du savant qui atteste du savoir scientifique Dailleurs Aristote

explique tregraves preacuteciseacutement dans les Premiers analytiques I31 quil laquo revient agrave lexpeacuterience

de fournir les principes propres de chaque sujet raquo et quagrave partir de ces causes ou principes que

fournit lexpeacuterience laquo une fois que lon a suffisamment eacutetablit les pheacutenomegravenes raquo alors il est

nous est possible laquo de faire apparaicirctre les deacutemonstrations raquo59 Il y a donc bien laquo deux temps raquo

dans le savoir scientifique selon Aristote le temps de lacquisition et celui de la

deacutemonstration Et dans ce double mouvement nous pouvons affirmer que le savoir

scientifique se fonde en tant quactiviteacute de recherche sur lἐμπειρία et sur lαἴσθησις cest-agrave-

dire sur lexpeacuterience la plus immeacutediate que nous ayons des pheacutenomegravenes sensibles

Mais ce double mouvement inductif et deacuteductif neacutepuise pas la deacutefinition du savoir

scientifique aristoteacutelicien En effet Jacques Brunschwig analysant la structure des Seconds

analytiques attire notre attention sur la distinction agrave eacutetablir entre la laquo deacutemonstration raquo et la

laquo science deacutemonstrative raquo Selon lui il ne faut pas effacer les diffeacuterences entre ces deux

notions car

La deacutemonstration est cette forme du syllogisme qui est de telle nature que du fait

que nous la posseacutedons nous avons la science la science deacutemonstrative est ἓξις

ἀποδεικτική leacutetat caracteacuteristique dans lequel se trouve celui qui est en mesure de

56Seconds analytiques I 2 71b29-72a57Seconds analytiques II 19 99b2058Ibid 71b20 et suivantes5946a15 et suivantes

18

deacutemontrer On ne saurait attribuer agrave Aristote une identification pure et simple de la

deacutemonstration et de la science sans le charger dune faute cateacutegorielle quil pouvait

difficilement commettre la deacutemonstration eacutetant une espegravece de syllogisme tombe

sous le genre du λόγος du discours la science deacutemonstrative est lun des eacutetats

mentaux ou intellectuels dans lequel nous sommes lorsque nous nous trouvons en

mesure de dire le vrai Une forme de discours ne saurait ecirctre exactement laquo la mecircme

chose raquo quun eacutetat de la penseacutee60

Partant puisquil ne faut pas commettre une telle laquo faute cateacutegorielle raquo il est neacutecessaire de

comprendre et de tenir pour constant que le savoir scientifique ne se constitue pas simplement

dun corps de doctrines systeacutematique propre agrave un domaine et dont les principes ne peuvent

sappliquer agrave dautres genres Savoir scientifiquement se pense aussi comme un laquo eacutetat raquo acquis

du sujet sachant Cependant cet eacutetat a lui-mecircme une geacuteneacutealogie et procegravede dun autre laquo eacutetat raquo

inneacute celui-ci qui est justement aussi la perception En effet dans les laquo genegraveses raquo du savoir

aristoteacutelicien que sont Meacutetaphysique A1 et les Seconds Analytiques II19 Aristote comprend

quil est dans la nature des hommes de deacutesirer savoir et en donne pour preuve laquo le plaisir

quils prennent aux sensations raquo61 Le savoir la science en tant laquo queacutetat raquo ou laquo ἕξις raquo de

connaissance commence laquo geacuteneacutetiquement raquo par la perception sensible en tant que premier

ἕξις Car cest bien de la reacutepeacutetition des perceptions que naicirct gracircce agrave la meacutemoire lexpeacuterience

(luniversel au repos dans lacircme) puis lart puis la science comme autant deacutetats distincts du

savoir Bien que selon J Brunschwig deacutemonstration et science deacutemonstrative ne soient pas

stricto sens laquo la mecircme chose raquo et que les Seconds analytiques aient deux objets deacutetudes bien

distincts la science deacutemonstrative situeacutee laquo dans le cadre dune theacuteorie geacuteneacuterale de la

science raquo et la deacutemonstration situeacute dans laquo le cadre dune syllogistique geacuteneacuterale raquo62 il nen

appert pas moins que si nous eacutelargissons lanalyse de J Brunschwig au savoir scientifique en

geacuteneacuteral dans la deacutemonstration du savoir comme dans leacutetat du savant la perception joue un

rocircle fondamental Il y a une certaine analogie entre la meacutethode empirico-analytique et leacutetat

du savoir scientifique en tant que ces deux notions entretiennent un lien fondamental et

neacutecessaire avec la perception Les data perccedilus sont agrave la meacutethode empirico-analytique ce que

lἕξις de la perception est agrave lἕξις du savoir scientifique un point de deacutepart

Cest dailleurs ce que soutient deacutejagrave D Ross en 1923 quand ce dernier interroge ce

laquo magnifique compte-rendu du deacuteveloppement continu qui nous megravene de la sensation agrave la

raison raquo63 cest-agrave-dire les Seconds analytiques II19 il considegravere les Analytiques comme

60Jacques Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds Analytiques selon Aristote raquo in Aristotle onscience the laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium aristotelicum held in Padua fromSeptember 7 to 15 1978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 70-71

61Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et A Jaulin GF Flammarion Paris 2008 p 71 A1 980a21et suivantes

62J Brunschwig Ibidem p8063D Ross op cit p 74-76

19

lexposition du laquo canon de la science raquo dont parle Aubenque en 1960 D Ross commence en

effet par paraphraser la question quAristote sy pose avant de proposer sa compreacutehension de

lappreacutehension des premiers principes chez le Stagirite laquo Quelle est la faculteacute eacutecrit-il par

laquelle nous connaissons [les preacutemisses non connues par la deacutemonstration] et cette

connaissance est-elle acquise ou latente en nous depuis notre naissance raquo64 Lun des enjeux

des Seconds analytiques II19 bien que D Ross nen fasse aucunement mention est de

reacutepondre au paradoxe du Meacutenon qui semblait rendre caduque toute forme de progregraves du

savoir et plus geacuteneacuteralement dapprentissage de connaissances nouvelles

Je comprends de quoi tu parles Meacutenon Tu vois comme il est eacuteristique cet argument

que tu deacutebites selon lequel il nest possible agrave un homme de chercher ni ce quil connaicirct

ni ce quil ne connaicirct pas En effet ce quil connaicirct il ne le chercherait pas parce quil

le connaicirct et le connaissant na aucun besoin dune recherche et ce quil ne connaicirct

pas il ne le chercherait pas non plus parce quil ne saurait mecircme pas ce quil devrait

chercher65

Alors que contre cet laquo eacuteristique argument raquo Socrate deacuteveloppe une theacuteorie de la

reacuteminiscence fondeacutee sur limmortaliteacute de lacircme Aristote propose un autre deacutepassement agrave ce

paradoxe qui passe par la preacutesence inneacute dun eacutetat du savoir et la distinction entre lacte et la

puissance

A partir de la perception donc se produit le souvenir comme nous le disons

et du souvenir de la mecircme chose se produisant un grand nombre de fois lexpeacuterience

En effet plusieurs souvenirs forment une expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience

autrement dit de luniversel tout entier au repos dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses

multiples qui est contenu un et le mecircme en elles toutes est produit un principe de lart

et de la science de lart si cest agrave propos du devenir de la science si cest agrave propos de

leacutetant Effectivement ces eacutetats ne sont pas preacutesents en nous sous une forme distincte

et ils ne sont pas non plus produits agrave partir dautre eacutetats qui nous donnent une

connaissance supeacuterieure mais depuis la perception [hellip]66

Ce deacutepassement du paradoxe du Meacutenon D Ross le comprend ainsi

Il est difficile de penser que cette connaissance [des preacutemisses non connues par

deacutemonstration] qui doit ecirctre la plus certaine de toutes puisse ecirctre en nous depuis notre

origine sans que nous le sachions il est eacutegalement difficile de se rendre compte de la

maniegravere dont si elle nest pas en nous degraves le deacutebut elle peut ecirctre acquise en suite

puisque [hellip] il faudrait quelle le soit sans ecirctre fondeacutee sur aucune connaissance

preacutealable Pour eacutechapper agrave cette double difficulteacute nous devons poser une faculteacute plus

humble agrave partir de laquelle sorigine le deacuteveloppement ulteacuterieur de cette

connaissance67

64D Ross op cit p 74-7565Platon Meacutenon trad Monique Canto-Sperber GF Flammarion Paris 1991 Socrate agrave Meacutenon 80d-e 66Segonds analytiques II 19 traduction P Pellegrin modifieacutee sur laquo ἀπὸ αἰσθήσεως raquo 100a10-1167D Ross p 75

20

Selon D Ross il faut donc fonder le savoir scientifique en tant que ἕξις de celui qui sait les

principes sur une laquo faculteacute plus humble raquo dont il deacutecoulerait comme la fin dun processus

dactualisation dune potentialiteacute Et en guise de reacuteponse au paradoxe du Meacutenon cette faculteacute

originelle au savoir scientifique est justement pour Aristote la perception qui nest pas un

savoir en soi mais une laquo faculteacute raquo propre agrave savoir Et le savoir scientifique est donc une

laquo puissance raquo que le savant actualise en connaissant En effet nous avons en nous comme

tous les animaux une laquo capaciteacute inneacutee de discernement [δύναμιν σύμφυτου κριτικήν] que

lon appelle perception raquo eacutecrit Aristote en Seconds analytiques 99b35 Et toujours selon D

Ross la transition le passage le progregraves de lecirctre humain apprenant agrave travers les diffeacuterents

eacutetats du savoir (perception expeacuterience art et science) laquo est rendu possible par le fait que la

perception elle-mecircme a un eacuteleacutement duniversel nous percevons une chose particuliegravere il est

vrai mais ce que nous percevons en elle ce sont les caractegraveres quelle a en commun avec

dautres choses raquo68

Mecircme si le commentateur est ici quelque peu impreacutecis quant agrave cet laquo eacuteleacutement

duniversel raquo contenu dans la perception retenons simplement que pour D Ross et agrave linstar

de ce que nous pourrions nommer laquo un certain aristoteacutelisme classique raquo faisant de la meacutethode

empirico-analytique le cadre rigide de la science aristoteacutelicienne la perception est bien la

faculteacute fondamentale du savoir aristoteacutelicien laquo Fondamentale raquo tant dans la description de la

meacutethode empirico-analytique qui procegravede de ce qui est mieux connu pour nous selon la

perception vers ce qui est mieux connu par nature que dans la deacutefinition de lἐπίστασθαι en

tant que ἕξις de celui qui sait laquo Faculteacute raquo qui constitue laquo le degreacute le plus bas raquo le fondement

de toute connaissance animale et qui permet par le deacuteveloppement mecircme de celle-ci de cette

laquo capaciteacute raquo [δύναμις] datteindre la science qui constitue laquo le degreacute le plus eacuteleveacute raquo laquo le

dernier et le plus haut produit de la civilisation raquo69 Il semble donc que pour Aristote savoir

scientifiquement est le reacutesultat de lactualisation dune potentialiteacute proprement humaine qui

est celle de connaicirctre la cause des pheacutenomegravenes Ainsi cest finalement un tregraves ancien laquo lieu

commun raquo de laristoteacutelisme que nous venons deacutenoncer un veacuteritable topos des eacutetudes

classiques le mecircme lieu commun que traduit par exemple la fresque de lrsquoEacutecole dAthegravenes

Raphaeumll en 1510 se propose de repreacutesenter Aristote la main grand ouverte vers le sol dans

le sens opposeacute au doigt du Maicirctre cela ne signifie-t-il pas quil est largement admis mais pas

exclusivement quAristote soit un philosophe empiriste

Le canon du savoir scientifique tel que nous le proposent les Analytiques peut donc se

formuler ainsi une fois ce savoir des principes causes ou eacuteleacutements acquis par induction

depuis les donneacutees de la perception depuis lobservation sensible le sujet savant doit pouvoir

68Ibidem69Ibid p 215

21

deacutemontrer ce savoir deacuteductivement respectant les regravegles du syllogisme pour attester du

caractegravere scientifique de lrsquoeacutetat du savoir dans lequel il est Induction et deacuteduction semblent

donc bien meacutethodologiquement pouvoir renvoyer respectivement agrave lrsquoacquisition et agrave la

deacutemonstration du savoir scientifique Et au fondement de cette acquisition comme de leacutetat

du savant repose lἐμπειρία et lαἴσθησις Gracircce agrave ces diffeacuterents textes qui mettent en lumiegravere

le rocircle de ces deux notions fondamentales tant dans la meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement que dans la genegravese mecircme du savoir scientifique Aristote a eacuteteacute lu comme un

empiriste Et cette interpreacutetation de la meacutethode dAristote en science court encore aujourdhui

Enfin retenons aussi un point crucial la meacutethode pour connaicirctre scientifiquement semble

profondeacutement lieacutee agrave la deacutefinition mecircme du savoir scientifique et aussi agrave la nature mecircme de

lecirctre humain seul capable de connaicirctre scientifiquement laquo Quest-ce que connaicirctre

scientifiquement raquo et laquo quest-ce quun savant raquo sont des questions qui doivent ainsi ecirctre

poseacutees parallegravelement agrave celle de laquo comment connaicirctre scientifiquement raquo Si nous

comprenons comment connaicirctre nous pouvons eacutetablir ce que cest que connaicirctre et donc ce

que cest quun savant Degraves lors un deacutebat sur la meacutethode drsquoAristote en science comme celui

qui eacutemerge au XXe Siegravecle est un deacutebat dont lenjeu porte aussi sinon essentiellement sur la

deacutefinition mecircme du savoir scientifique aristoteacutelicien

Ainsi nous avons essayeacute de preacutesenter le laquo modegravele canonique raquo de la meacutethode

dAristote Cependant bien que fondeacute sur les textes et largement admis ce modegravele reacutesulte

semble-t-il dun choix celui davoir mis en avant les Analytiques et la meacutethode empirico-

analytique quitte agrave consideacuterer les Topiques et leur objet la meacutethode dialectique comme dune

importance moindre voire nulle dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique Ce

choix davoir surtout lu et plus gravement traduit les eacutecrits physiques meacutetaphysiques

biologiques eacutethiques et politiques avec laquo les lunettes des Analytiques sur le nez raquo et a

fortiori davoir fait de la meacutethode empirico-analytique la meacutethode scientifique laquo par

excellence raquo Cependant ce choix est trop rigide et le modegravele laquo canonique raquo du savoir

scientifique proceacutedant par la meacutethode empirico-analytique rend degraves lors obscure la meacutethode

effective dAristote dans ses recherches scientifiques et notamment les appels reacutecurrents aux

ἔνδοξα aux opinions admises Comment en consideacuterant la meacutethode scientifique dAristote agrave

travers les Analytiques peut-on prendre en charge ces appels aux ἔνδοξα Appels semblant

pourtant constituer les laquo points de deacutepart raquo de la pratique scientifique effective dAristote dans

ses recherches

En effet un tel modegravele poseacute comme laquo canonique raquo a participeacute agrave deacutepreacutecier la meacutethode

dialectique sinon agrave lui refuser tout droit de citeacute dans les sciences Certes le traiteacute des

Topiques pose problegraveme en lui-mecircme Il faut dire que le texte et lobjet de ce traiteacute naident

22

pas agrave en faire une œuvre comme les autres dans le corpus dAristote Sa lecture est rendue

particuliegraverement difficile de par lrsquoaspect collecteacute de son propos mais aussi par le manque de

fil directeur rendant peu clair le but dAristote dans ce dernier J Brunschwig ouvre dailleurs

son introduction aux Topiques par un portrait particuliegraverement deacutepreacuteciatif de ceux-ci tant eu

eacutegard agrave leur forme quagrave leur objet Formellement les Topiques ne sont quune laquo mosaiumlque

deacuteleacutements juxtaposeacutes indeacutependants les uns des autres raquo et leur mode de composition

laquo purement additif ne donne pas plus le sentiment dune œuvre quun tas de brique celui dune

maison raquo70 explique J Brunschwig reprenant un exemple ceacutelegravebre de laristoteacutelisme Quelle

est la fin de ce traiteacute fin qui permettrait une fois deacutetermineacutee den saisir luniteacute formelle

Nous rendre capable de parler correctement de tout avec nimporte qui En effet Aristote le

dit tregraves preacuteciseacutement dans louverture des Topiques

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables de

raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets qui

peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous auront nous mecircme agrave reacutepondre dune

affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire71

Le projet dAristote est consideacuterable trouver une meacutethode nous rendant capable de raisonner

deacuteductivement sur absolument tous les sujets sans se contredire luniteacute du traiteacute se pense

donc deacutejagrave paradoxalement dans la diversiteacute de son objet et de sa finaliteacute Mais il est surtout

difficile au premier abord de comprendre linteacuterecirct scientifique et philosophique dun tel projet

En effet le traiteacute des Topiques a sans conteste un statut agrave part par rapport agrave des traiteacutes

longtemps consideacutereacutes72 comme laquo veacuteritablement raquo scientifiques tels que la Physique ou le De

Caelo Cependant la forme laquo collecteacutee raquo du traiteacute nexplique pas par elle seule le fait que ce

dernier ait pu ecirctre deacutepreacutecieacute par certains commentateurs car des traiteacutes comme les Politiques

ou encore la Meacutetaphysique ont aussi une forme collecteacutee et une composition laquo fastidieuse raquo

Toujours selon J Brunschwig la meacutediocriteacute apparente des Topiques nest pas uniquement

formelle

Encore pourrait-on pardonner aux Topiques leur forme inorganique et

fastidieuse si seulement leur contenu se montrait par sa porteacutee sa richesse ou sa

profondeur apte agrave en racheter les deacutefauts A premiegravere lecture au moins cet espoir ne

semble malheureusement pas fondeacute73

En effet les Topiques ne sont quune collection de laquo lieux raquo cest-agrave-dire de regravegles ou de

laquo recettes raquo pour se rendre efficace dans une activiteacute bien particuliegravere quest la discussion

dialectique activiteacute que J Brunschwig comprend comme un laquo jeu auquel personne ne joue

plus raquo de nos jours Les Topiques posent donc problegraveme premiegraverement en eux-mecircme par leur70Aristote Topiques op cit Jacques Brunschwig Introduction p VIII71Ibidem p 100a18-2472Mecircme si depuis la seconde moitieacute du XXe siegravecle et les eacutetudes du dialectic turn ces traiteacutes sont consideacute-

reacutes plus ou moins en partie comme laquo dialectiques raquo73J Brunschwig ibidem

23

laquo lourdeur raquo formelle mais aussi par le manque dactualiteacute de leur objet lactiviteacute

dialectique est une activiteacute deacutepasseacutee obsolegravete Et deuxiegravemement la reacuteception mecircme du traiteacute

des Topiques pose eacutepisteacutemologiquement problegraveme si un speacutecialiste tel que J Brunschwig

comprend la dialectique comme un laquo jeu raquo nest-ce pas immeacutediatement quil la considegravere

comme ludique cest-agrave-dire non seacuterieuse donc eacutepisteacutemologiquement infeacuterieure par rapport agrave

lactiviteacute scientifique veacuteritable Or Aristote permet-il quelque part dans ses eacutecrits une telle

compreacutehension de la dialectique 74 Degraves lors luniteacute des Topiques est difficile agrave saisir tant

dun point de vue formel que laquo dieacutegeacutetique raquo et linteacuterecirct de lire ce traiteacute apparaicirct comme

scientifiquement mineur puisque son objet la dialectique est premiegraverement un jeu

deuxiegravemement celui dun autre temps

Eacutetrangement cette obsolescence mentionneacutee par J Brunschwig lieacutee agrave une

deacutepreacuteciation de la dialectique par rapport agrave lactiviteacute scientifique et que J Brunschwig

considegravere surtout comme contemporaine fait sens dune certaine maniegravere avec les thegraveses de

D Ross ou encore de P Aubenque agrave propos de la meacutethode exposeacutee dans les Topiques En

effet mecircme si leurs critiques sont diffeacuterentes par bien des aspects et que la dialectique se voit

surtout disqualifieacutee dun point de vue eacutepisteacutemologique il y a lideacutee commune chez ces deux

commentateurs que la dialectique est un vestige culturel quAristote a lui-mecircme deacutepasseacute et

rendu obsolegravete deacutejagrave dans lAntiquiteacute Lrsquoobsolescence de la dialectique serait une obsolescence

antique et rendue possible par Aristote lui-mecircme

En effet apregraves avoir eacutetudieacute laquo lappreacutehension des principes de la Science raquo science

entendue agrave la fois comme laquo eacutetat raquo de celui qui sait mais aussi comme activiteacute de la recherche

des principes qui une fois acquis seront les preacutemisses de la deacutemonstration et dont le

fondement est la perception D Ross propose une tregraves bregraveve analyse des Topiques et place

immeacutediatement ce traiteacute et son objet la dialectique dans un rapport dinfeacuterioriteacute

eacutepisteacutemologique face agrave la science deacutemonstrative exposeacutee dans les Analytiques Dans son

Aristotle tout se passe comme si D Ross preacutejugeait de linfeacuterioriteacute de la dialectique par

rapport agrave la meacutethode empirico-analytique Cette infeacuterioriteacute eacutepisteacutemologique serait pour le

commentateur lieacutee au projet mecircme du laquo systegraveme raquo aristoteacutelicien Selon lui laquo les Topiques

peuvent ecirctre eacutetudieacutes plus briegravevement raquo75 et effectivement son eacutetude ne deacutepasse pas le livre I

dudit traiteacute Les arguments de cet ouvrage seraient laquo emprunteacutes en grande partie agrave

lrsquoAcadeacutemie raquo et lobjet en serait le seul laquo syllogisme dialectique raquo distingueacute du laquo syllogisme

scientifique en ce que ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates mais simplement

probables cest-agrave-dire telles quelles simposent delles-mecircme soit agrave tous soit agrave la plupart des

74Nous reacutepondrons agrave cette question dans une autre partie et soutiendrons quen effet la dialectique est unjeu Mais ce nest pas pour autant quelle doit ecirctre consideacutereacutee inutile aux sciences et maintenue hors du pro-cessus menant au savoir scientifique

75D Ross op cit p 76 et suivantes

24

gens soit seulement aux sages raquo Les Topiques seraient donc lrsquoextension de la science

deacutemonstrative au syllogisme dialectique qui puisque ce dernier ne se fonde pas sur les

principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes mais sur les opinions admises (ἔνδοξα)

autrement dit puisque laquo ses preacutemisses ne sont pas vraies et immeacutediates raquo naurait de facto

aucune valeur eacutepisteacutemologique

Aristote confirme en outre que deacutemonstrations dialectiques et deacuteductions scientifiques

nont pas le mecircme laquo point de deacutepart raquo76 Si le syllogisme scientifique sappuie sur des

laquo affirmations vraies et premiegraveres raquo cest-agrave-dire des principes induits depuis laquo le tout de la

perception raquo le syllogisme dialectique sappuie quant agrave lui sur lopinion commune lἔνδοξον

qui selon une lecture de laristoteacutelisme qui fait de la meacutethode empirico-analytique le canon

de la science na strictement aucune valeur eacutepisteacutemologique par rapport aux data du perccedilu

qui seuls peuvent fonder le discours Gardons agrave lesprit que selon les Premiers analytiques

I30 laquo il revient agrave lexpeacuterience de fournir les principes propre de chaque sujet raquo comment

degraves lors la dialectique prenant appui sur des laquo ideacutees admises raquo sur de simples opinions

pourrait-elle laquo fournir raquo le moindre principe vrai Cela semble impossible Cependant le

syllogisme dialectique laquo raisonne correctement sur des preacutemisses reacuteellement probables raquo et se

distingue par ce raisonnement correct du syllogisme eacuteristique cest-agrave-dire sophistique77

Partant dune lecture trop radicalement empirique et analytique de la theacuteorie aristoteacutelicienne

du savoir la seule valeur de la dialectique proceacutederait donc du seul entraicircnement agrave raisonner

correctement Mais alors comment comprendre les diffeacuterentes services rendus par le traiteacute des

Topiques et exposeacutes dans ledit traiteacute en I2 101a25-101b4 Pourquoi si la dialectique na

dautre inteacuterecirct que de raisonner correctement Aristote lui reconnaicirct-il plusieurs services lun

laquo gymnastique raquo laquo πρὸς γυμνασίαν raquo un autre servant laquo les contacts avec autrui raquo laquo πρὸς

τὰς ἐντευξεις raquo et un autre enfin laquo inteacuteressant raquo les laquo connaissances agrave caractegravere

philosophiques raquo laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo78

Pour reacutepondre agrave ces questions D Ross court-circuite le texte et ne tient pas compte du

service laquo πρὸς τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμιαν raquo disqualifiant ainsi toute preacutetention

eacutepisteacutemologique de la dialectique Certes il reconnaicirct tout de mecircme que la dialectique a cette

preacutetendue laquo triple utiliteacute raquo et paraphrasant les Topiques I2 101a25-101b4 il comprend que

la dialectique vaut

laquo 1deg comme gymnastique mentale 2deg pour nous permettre de discuter avec qui que ce

soit au hasard de la rencontre si nous nous sommes preacutealablement familiariseacutes avec

les opinions communes et avec les conseacutequences qui en deacutecoulent nous serons en

76Topiques I1 100a25-100b3077Topiques I1 100b25-101a578Aristote Topiques texte eacutetabli et traduit par Jacques Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2009 Nous

suivons ici la traduction de J Brunschwig et eacutenumeacuterons ses services en passant Les trois (ou quatre) ser-vices du traiteacutes des Topiques feront cependant lobjet dune analyse preacutecise agrave la fin de cette eacutetude

25

mesure de discuter avec nimporte qui en partant de ses propres preacutemisses 3deg dans un

inteacuterecirct scientifique mais cet inteacuterecirct est double a) Si nous sommes en eacutetat sur une

question dargumenter agrave la fois pour et contre nous seront dautant mieux reconnaicirctre

le vrai et le faux lorsque nous les rencontrerons et b) les principes premiers des

sciences ne pouvant eux-mecircmes ecirctre deacutemontreacutes scientifiquement pourront ecirctre

approcheacutes par une eacutetude des opinions communes telle que celle que permet la

dialectique79

En effet D Ross fonde son propos sur les Seconds analytiques I3 qui interdisent

logiquement agrave une science de deacutemontrer ses propres principes car toute deacutemonstration

sappuie neacutecessairement sur des preacutemisses connues anteacuterieurement et parce que pour

deacutemontrer les principes dune science il faudrait poser dautres principes degraves lors

deacutemontrables par dautres principes encore et nous reacutegresserions ainsi agrave linfini

Quant agrave nous nous disons que toute science nest pas deacutemonstrative mais au

contraire que celle des immeacutediats ne les deacutemontre pas (et que cela soit neacutecessaire

cest manifeste Car sil est neacutecessaire de connaicirctre les anteacuterieurs cest-agrave-dire ce dougrave

part la deacutemonstration et si on sarrecircte agrave un moment on a les immeacutediats et il est

neacutecessaire quils soient indeacutemontreacutes) Cest lagrave ce que nous disons et nous disons quil y

a non seulement science mais aussi un principe de science par lequel nous

connaissons les termes ultimes80

De plus une science ne peut deacutemontrer une proposition que dans son propre genre sauf dans

le cas ougrave une science comme loptique est subordonneacutee agrave la geacuteomeacutetrie par exemple En

dehors de la subordination il y a incommunicabiliteacute des genres entre les sciences (cest

dailleurs lun des principes canoniques du savoir scientifique aristoteacutelicien exposeacutes dans les

Seconds analytiques I7 75b12-20) La dialectique serait-elle donc cette meacutethode non tenue

agrave lincommunicabiliteacute des genres capable de deacutemontrer les principes de toutes les sciences

que les sciences elles-mecircmes ne peuvent deacutemontrer Aristote deacuteveloppe-t-il dans les

Topiques une meacutethode pouvant gracircce agrave leacutetude des ἔνδοξα consideacuterer critiquer ou peut-ecirctre

mecircme eacutetablir les principes des sciences Cest en effet ce que le Stagirite semble proposer en

exposant lultime service de la dialectique

Mais on peut encore en attendre un service de plus qui inteacuteresse les notions premiegraveres

de chaque science Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines81

79D Ross op cit p 77-7880Secondes analytiques I3 72b18-2581101a36-101b4

26

La dialectique semble donc pouvoir entretenir un lien profond avec les principes des sciences

Cependant D Ross refuse agrave la dialectique tout rapport avec lesdits principes Car selon lui

premiegraverement les syllogismes scientifiques et dialectiques nont pas le mecircme fondement

puisque leurs preacutemisses sont diffeacuterentes et que les preacutemisses dialectiques ne sont pas laquo vraies

et immeacutediates raquo et deuxiegravemement dans les Topiques la dialectique ne serait eacutetudieacutee dapregraves

D Ross laquo que selon les deux premiers points de vue raquo agrave savoir comme laquo gymnastique

mentale raquo et pour permettre de laquo discuter avec qui que ce soit raquo Aristote naurait pour ainsi

dire pas assez approfondi dans les Topiques le service preacutetendument rendu par la dialectique

agrave la science dans leacutetude des principes premiers pour lui voir confeacuterer le statut de meacutethode

laquo scientifique raquo Selon D Ross les deux seuls exemples de laquo principes raquo poseacutes par la

dialectique sont le principe de non contradiction et le principe du tiers exclu deacuteveloppeacutes en

Meacutetaphysique Γ82 Tout semble donc se passer comme si Aristote avait entrevu dattribuer agrave la

dialectique un statut eacutepisteacutemologique fort mais quil seacutetait deacutetourneacute de cette ideacutee Le seul

inteacuterecirct que nous pourrions alors tirer de lexercice dialectique semblerait ecirctre celui de nous

laquo entraicircner agrave raisonner raquo agrave deacutemontrer correctement sur des preacutemisses seulement probables

donc exclues du laquo champ raquo strictement scientifique La dialectique ne serait quun laquo bluff raquo

pour apprendre seulement agrave construire des syllogismes corrects mais non scientifiques

puisque lἔνδοξον qui constitue la preacutemisse du syllogisme dialectique na rien de vrai ou du

moins ne semble fonder sur rien

Et pour justifier son propos D Ross avance limportance des Analytiques sur le traiteacute

des Topiques En effet au regard de la conclusion de son laquo analyse raquo cette deacutevaluation de la

dialectique paraicirct particuliegraverement reacuteveacutelatrice dun choix fait par D Ross agrave linstar de

lhistoire des eacutetudes aristoteacuteliciennes et de laristoteacutelisme classique ayant tregraves largement

deacutelaisseacute la dialectique et lanalyse du traiteacute des Topiques Car ce dernier traiteacute serait selon D

Ross un traiteacute ennuyeux graveleux qui plus est laquo platonicien raquo83 et obsolegravete puisque eacutecrit

par un Aristote encore jeune donc laquo immature raquo mais surtout en contradiction certaine avec

le reste de lOrganon et reacuteveacutelateur dune culture grecque de la discussion apparaissant deacutesuegravete

au regard de la reacutevolution scientifique dont la marche est engageacutee par la meacutethode analytico-

empirique eacutetablie par un Aristote lui-mecircme dans la force de lacircge D Ross eacutecrit en effet

La discussion appartient agrave un mode de penseacutee reacutevolu elle est un des derniers efforts

de ce mouvement de lesprit grec vers une culture geacuteneacuterale cette tentative faite pour se

mettre en mesure de discuter de sujets de tout ordre sans avoir eacutetudieacute les premiers

principes qui sy rapportent en propre et que nous connaissons sous le nom de

mouvement sophistique Ce qui distingue Aristote des sophistes du moins tels quils

ont eacuteteacute deacutepeints par lui et par Platon cest que son but eacutetait daider ses auditeurs et ses82Ross op cit p 7883Nous avons vu que Ross considegravere la grande partie des arguments des Topiques comme emprunteacutes agrave

lAcadeacutemie

27

lecteurs non agrave gagner le profit ou la gloire par une fausse apparence de sagesse mais agrave

discuter de toute question aussi senseacutement que cela se peut sans connaissances

speacuteciales Mais il a lui-mecircme ouvert une meilleure voie celle de la science ce sont

ses propres Analytiques qui ont rendu ses Topiques suranneacutes84

Dans larbre du corpus des œuvres dAristote la dialectique et son support bibliographique

que sont les Topiques seraient donc selon D Ross une branche secondaire malingre faible

et fragile que les autres branches des Analytiques auraient deacutepasseacutee recouverte et eacutetouffeacutee et

qui aurait eacuteteacute tregraves vite abandonneacutee par Aristote lui-mecircme Cette branche dialectique du corpus

aristoteacutelicien serait lessai non abouti leacutebauche lavorton dun savoir de laquo culture geacuteneacuterale raquo

agreacuteable et inteacuteressant dun point de vue infra-scientifique mais eacutepisteacutemologiquement

infeacuterieur car sans fondement vrai dans un laquo systegraveme raquo qui preacutefegravere agrave la simple laquo discussion raquo

deacutevelopper une science empirico-analytique fondant le savoir scientifique sur lexpeacuterience

des data perccedilus et sur une theacuteorie de la deacutemonstration Pour D Ross il semble quAristote

engage gracircce agrave ses Analytiques et par la meacutethode empirico-analytique le mouvement

veacuteritablement scientifique de la penseacutee grecque Comme si au soir dune dialectique

vieillissante le Stagirite proposait un autre modegravele de savoir

Dans une autre perspective et bien quil en tire des conseacutequences bien singuliegraveres P

Aubenque en analysant les diffeacuterences entre la dialectique socrato-platonicienne et la

dialectique aristoteacutelicienne partage avec D Ross une lecture laquo deacutepreacuteciative raquo de la

dialectique au profit de la meacutethode exposeacutee dans les Seconds analytiques La dialectique

naurait selon lui aucun lien avec lessence et serait donc incompatible avec la philosophie

de lecirctre Sappuyant sur les recherches dOctave Hamelin dont il tire sa critique P Aubenque

exclut tout uniment la dialectique de la science et de la philosophie aristoteacutelicienne Elle ne

serait quune laquo logique du vraisemblable deacutesormais parente pauvre dune analytique qui peut

seule fournir le canon dun savoir acheveacute raquo85 Selon O Hamelin citeacute par P Aubenque

Aristote aurait pris le contre-pied du Platon de la Reacutepublique qui faisait de la dialectique la

science universelle et suprecircme et dont la valeur eacutetait eacuteminemment positive

Aristote [hellip] a rangeacute la dialectique du cocircteacute de lopinion et la radicalement et

deacutefinitivement seacutepareacutee de la science ce qui reviendrait agrave affirmer que pour Aristote

laquo il ny a plus rien de commun entre la recherche de la veacuteriteacute et la dialectique raquo86

Pour P Aubenque la dialectique nest laquo quune faccedilon de parler raquo qui laquo se meut au-delagrave des

essences et est donc deacutepourvue de tout point dappui reacuteel qui lui permette davancer raquo87 Si la

philosophie parvenait agrave se constituer comme une science telle que celle-ci est deacutefinie par les

Analytiques laquo le rapport de la science et de la philosophie serait alors analogue agrave celui que la84Ross p 8185Pierre Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote Presse Universitaires de France Paris 1962 Cin-

quiegraveme eacutedition laquo Quadrige raquo Paris 2009 P 295 86P Aubenque Ibid p296 citant Octave Hamelin Le systegraveme dAristote p 23587Ibid p 293

28

dialectique entretient avec toute science particuliegravere qui est decirctre une propeacutedeutique agrave ce

savoir raquo88 Mais la philosophie de lecirctre cest-agrave-dire la meacutetaphysique veacuteritable est introuvable

pour P Aubenque elle est une laquo science rechercheacutee raquo Et tout le tragique du philosophe

meacutetaphysicien dans le systegraveme aristoteacutelicien est justement de ne pas parvenir agrave deacutepasser ce

stade laquo propeacutedeutique raquo

Mais nous avons vu que le savoir universel ne parvenait pas agrave deacutepasser le niveau dune

propeacutedeutique que la philosophie de lecirctre est une science laquo rechercheacutee raquo et qui

seacutepuise dans cette recherche elle-mecircme bref que nous sommes toujours en route vers

la totaliteacute [hellip] Science eacuteternellement rechercheacutee la science de lecirctre en tant quecirctre est

telle que la preacuteparation dialectique devient le substitut du savoir lui-mecircme89

Pour P Aubenque la dialectique nest que le pis-aller le substitut le moment preacuteparatoire

lesquisse dune meacutetaphysique science des sciences parfaite en theacuteorie mais tragiquement

introuvable toujours rechercheacutee condamneacutee justement au stade desquisse Degraves lors au sein

du corpus aristoteacutelicien cette science des sciences ne voit le jour que sous sa forme la plus

preacutecaire la moins scientifique sa forme laquo dialectique raquo cest-agrave-dire preacuteliminaire et

propeacutedeutique Et cest avec de tels arguments que le commentateur sinscrit lui aussi dans

une disqualification profonde et historique de la dialectique aristoteacutelicienne au profit dune

meacutethode analytique et empirique plus laquo veacuteritablement scientifique raquo bien que pour P

Aubenque inaccessible

Limportance de la dialectique dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique

serait donc quasiment nulle puisque elle na semble-t-il theacuteoriquement pas droit de citeacute dans

la science Elle est du cocircteacute de lopinion quand la science doit ecirctre de celui du savoir fondeacute sur

lexpeacuterience des perceptions sensibles sur lobservation des pheacutenomegravenes sur linduction de

leurs principes puis sur la deacutemonstration de propositions Mais il semble quune telle

interpreacutetation de la dialectique soit surtout due agrave un preacutesupposeacute de la part de nos

commentateurs eux-mecircmes En effet quand O Hamelin P Aubenque ou D Ross considegraverent

la dialectique comme un sous-genre de la science voire tout simplement comme une laquo non

science raquo ils fondent leurs critiques justement sur labsence de fondement eacutepisteacutemologique

que peut avoir lopinion cest-agrave-dire sur une critique une deacutevaluation sous-jacente de

lopinion elle-mecircme Et critiquer la dialectique par le fait que celle-ci a pour point de deacutepart

lopinion nest-ce pas lagrave un preacutesupposeacute profondeacutement platonicien Nombreux sont les

passages du corpus platonicien dans lesquels lopinion est critiqueacutee cest dailleurs un topos

philosophique des eacutetudes classiques Monique Dixsaut eacutecrit agrave propos par exemple du

traitement que Socrate fait de lopinion dans le Meacutenon

Dans le Meacutenon lopinion nest pas deacutefinie mais jugeacutee elle est irrationnelle instable

88Ibid89Ibid p 300

29

et neacuteanmoins figeacutee tout le temps que je la fais mienne Semblables aux statues de

Deacutedale les opinions immuables tant quelles sont dans lacircme ne cessent de senfuir

pour laisser place agrave dautres90

Et mecircme si lopinion droite peut ecirctre bonne dans ses conseacutequences notamment dans la

Reacutepublique pour eacuteduquer la caste des gardiens laquo aucune opinion na de valeur en elle-mecircme

Quelle lui vienne par chance ou quelle naisse de la confiance accordeacutee aux savoir des autres

la laquo veacuteriteacute raquo propre de lopinion lui est extrinsegraveque raquo91 Certes Aristote naccorde pas agrave la

dialectique la valeur architectonique de son homologue platonicienne il la range en effet laquo du

cocircteacute de lopinion raquo pour reprendre les mots de P Aubenque Mais lopinion souffre-t-elle

effectivement dune telle deacutepreacuteciation dans le corpus aristoteacutelicien Rien nest moins sucircr

Peut-ecirctre que la dialectique aristoteacutelicienne sest trouveacutee particuliegraverement deacutepreacutecieacutee par nos

diffeacuterents commentateurs justement agrave partir dun preacutesupposeacute platonicien profondeacutement

critique envers lopinion mais peut-ecirctre finalement absent du corpus aristoteacutelicien

Car ce preacutesupposeacute critique envers lopinion qui semble motiver une deacutepreacuteciation de la

dialectique ne tient pas compte et de facto est incapable de rendre compte de lutilisation

massive de celle-ci par Aristote Le problegraveme principal dune lecture trop rigide qui deacutepreacutecie

la dialectique aristoteacutelicienne et lusage de lopinion pour une meacutethode empirico-analytique

veacuteritablement scientifique tient agrave ce quil lui est impossible de rendre compte de la rupture

entre la theacuteorie du savoir scientifique et la pratique effective de la recherche en science dans

les œuvres du Stagirite Peut-on veacuteritablement accepter sans condition les deacuteclarations

dAristote agrave propos de la meacutethode empirico-analytique Si nous consideacuterons que la veacuteritable

meacutethode scientifique est de nature empirique et analytique comment pouvons-nous lire la

somme consideacuterable de textes dans lesquels Aristote commence sa recherche scientifique non

par lexpeacuterience et la perception sensible non par lobservation des pheacutenomegravenes pour en

induire les principes mais par un exposeacute des theacuteories anteacuterieures par une doxographie de ce

que les Topiques nomment preacuteciseacutement des opinions admises des ἔνδοξα

[Un raisonnement deacuteductif] est une deacutemonstration lorsque les points de deacutepart de la

deacuteduction sont des affirmations vraies et premiegraveres [hellip] cest au contraire une

deacuteduction dialectique lorsquelle prend pour point de deacutepart les ideacutees admises [hellip]

sont des ideacutees admises [ἔνδοξα] en revanche les opinions partageacutees par tous les

hommes ou par presque tous ou par ce qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee et pour ces

derniers par tous ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis

comme autoriteacute92

La connaissance que nous avons des philosophies preacutesocratiques nous est donneacutee en tregraves

grande partie par les œuvres dAristote laquo lopinion admise raquo telle quelle est ici deacutefinie par le

90Monique Dixsaut Platon le deacutesir de comprendre Vrin Paris 2012 p 67-6891Ibidem p6892Topiques I1 100a27-100b23

30

livre I des Topiques a une place centrale dans le corpus aristoteacutelicien et peut ecirctre aussi dans la

meacutethode effective dAristote dans ses recherches Et en effet consideacuterant les diffeacuterents traiteacutes

scientifiques du Stagirite tels que la Physique le De Caelo le De Anima ou mecircme la

Meacutetaphysique traiteacutes laquo scientifiques et philosophiques raquo au sein desquels nous aurions pu

attendre une stricte application de la meacutethode empirico-analytique il semble que de maniegravere

reacutecurrente voire systeacutematique Aristote ait recours agrave une revue des diffeacuterentes ἔνδοξα sur un

sujet donneacute Alors mecircme que le chapitre 1 du livre I reformule la theacuteorie scientifique des

Analytiques le chapitre 2 de la Physique commence par une analyse des thegraveses preacuteceacutedentes

sur lexistence ou la non existence du mouvement Aristote eacutetudie les thegraveses des Eleacuteates et des

diffeacuterents physiciens avant mecircme de poser lexistence du mouvement comme laquo claire par

induction raquo (I2 185a14) et ce malgreacute lexposition liminaire de sa meacutethode proceacutedant κατὰ

τὴν αἴσθησιν (184a24-25) Le De Caelo souvre sur la reprise dune thegravese pythagoricienne agrave

propos de la triade alors mecircme quAristote preacutetend suivre dans ses recherches laquo la nature

elle-mecircme raquo

En effet comme le disent eux aussi les pythagoriciens le Tout et la totaliteacute des choses

sont deacutetermineacutes par le nombre trois Fin milieu et deacutebut forment le nombre

caracteacuteristique du Tout et leur nombre est la triade [hellip] En ces matiegraveres nous suivons

comme on vient de le dire la voie que nous trace la nature elle-mecircme93

Tout en preacutetendant suivre laquo la voie que nous trace la nature elle-mecircme raquo que nous pouvons

peut-ecirctre comprendre ici comme laquo le chemin naturel raquo soit la meacutethode de Physique I1

Aristote pose la perfection du corps selon ses trois dimensions Lἔνδοξον pythagoricien sert

ici agrave affirmer la perfection du corps dans une sorte peu orthodoxe de syllogisme qui semble

mecircler agrave la fois perception sensible et recours agrave lἔνδοξον en effet A) le corps seacutetend sur

trois dimensions cette preacutemisse est connu laquo κατὰ τὴν αἴσθησιν raquo B) le chiffre trois est selon

lἔνδοξον pythagoricien le chiffre deacuteterminant le tout C le tout est synonyme de perfection

alors D) laquo le corps est la seule grandeur qui soit parfaite lui seul est deacutefini par le nombre

trois lequel eacutequivaut agrave tout raquo (268a23-24) Une lecture trop rigide de la meacutethode

aristoteacutelicienne reposant sur lanalytique et lexpeacuterience poseacutee par de nombreux

commentateurs comme le canon de la science et disqualifiant lusage de la dialectique semble

pouvoir difficilement comprendre un tel syllogisme qui procegravede moins de lune ou de lautre

de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode scientifique que dun meacutelange de ces

deux meacutethodes

De plus si une lecture trop radicalement empirique de la meacutethode aristoteacutelicienne en

science se rend aveugle agrave lusage quAristote fait des opinions de ces preacutedeacutecesseurs elle peut

encore moins comprendre pourquoi Aristote place leacutetude des ἔνδοξα dune part en amont de

toute recherche scientifique et empirique et dautre part comme une neacutecessiteacute preacutealable agrave la93De Caelo I1 268a10-20

31

recherche94 Dans le De Caelo II1 Aristote comprend leacutetude des thegraveses anteacuterieures agrave

propos de la gauche et de la droite du ciel comme neacutecessaire soit comme ne pouvant pas ne

pas ecirctre

Puisquil [Ἐπειδή] se trouve des gens pour preacutetendre que le ciel a une droite et

une gauche - je pense agrave ceux que lon nomme Pythagoriciens car cest agrave eux

quappartient cette theacuteorie - il nous faut examiner si les choses sont bien comme ils le

disent ou si plutocirct elles se preacutesentent dune maniegravere diffeacuterente agrave supposer toutefois

quil faille appliquer au corps de lunivers les principes mentionneacutes95

Le simple fait quil y ait eu des thegraveses anteacuterieures sur laquo ces principes raquo [τὰς ἀρκάς] que sont la

droite et la gauche de lunivers induit semble-t-il la neacutecessiteacute de les eacutetudier alors mecircme que

cela contredit lapparent canon de la science quest la meacutethode empirique et analytique

Aristote insiste mecircme doublement sur la neacutecessiteacute deacutetudier les ἔνδοξα dans le premier livre

du De Anima

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leurs propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas Quand au

principe de cette recherche cest de mettre en avant selon lopinion ses principaux

attributs naturels96

Aristote semble veacuteritablement laquo contraint raquo (laquo ἀναγκαicircον raquo 403b20) deacutetudier les opinions

admises au sujet de lacircme Comme le dit Richard Bodeacuteuumls dans sa note rendre compte selon

lopinion laquo doit permettre en dernier ressort de proposer une deacutefinition de lacircme elle-

mecircme raquo97 En plus decirctre poseacutee comme neacutecessaire leacutetude des ἔνδοξα sur un sujet ici lacircme

semble donc autoriser la deacutefinition mecircme du laquo ce que cest que lacircme raquo Lexposeacute endoxal

entre donc dans le processus deacutefinitionnel Pourtant D Ross eacutetudiant la deacutefinition agrave partir de

ce quen dit Aristote dans les Seconds analytiques ne mentionne jamais limportance de

leacutetude endoxale dans la deacutefinition Au contraire lexemple principal dont il fait mention pour

eacutetayer sa compreacutehension de la deacutefinition chez Aristote celui de lrsquoeacuteclipse de lune semble faire

proceacuteder la deacutefinition de lobservation des pheacutenomegravenes sensibles

Ce quAristote cherche agrave soutenir cest que la recherche de la deacutefinition dun attribut est

la recherche dun moyen terme reliant lattribut agrave un sujet et montrant pourquoi tel sujet

possegravede cet attribut Si la lune seacuteclipse parce que la lumiegravere du soleil est intercepteacutee

94Cependant Suzanne Mansion preacutecise tregraves justement que les doxographies dAristote ne commencent ja-mais immeacutediatement les recherches scientifiques et philosophiques mais sont toujours preacuteceacutedeacutes de consideacute-ration preacutealables sur le domaine dans lequel va seffectuer la recherche Suzanne Mansion laquo Le rocircle delexposeacute et de la critique des philosophies anteacuterieures chez Aristote raquo in Aristote et les problegravemes de meacute-thodes op cit pp 35-56

95II2 284a6-10 Nous soulignons96Aristote De lacircme trad Richard Bodeacuteuumls GF Flammarion Paris 1993 p 89 I2 403b20-2597Ibidem note 1 p 89

32

avant de lui arriver par linterposition de la terre sur son trajet la deacutefinition dune

eacuteclipse de lune est laquo la privation de lumiegravere de la lune due agrave linterposition de la

terre raquo98

Le modegravele de la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacute par les Analytiques sapparente peu

agrave peu agrave un veacuteritable paradigme et semble rendre le commentateur sourd agrave la contradiction

pourtant bien preacutesente du le corpus aristoteacutelicien D Ross au lieu de comprendre et

dexpliquer cette contradiction nen rend tout simplement pas compte Il semble donc bien

difficile dexpliquer et de comprendre la valeur et la neacutecessiteacute de leacutetude endoxale dans les

recherches scientifiques si lon place les Analytiques comme eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs

dans le corpus aristoteacutelicien et si lon tient de maniegravere trop rigide la meacutethode empirico-

analytique comme la meacutethode scientifique canonique

Degraves lors peut-ecirctre faut-il assouplir notre appreacutehension de la meacutethode dAristote en

science Ainsi face agrave lincompreacutehension dune lecture empirique trop rigide la dialectique en

tant que meacutethode ayant pour point de deacutepart les opinions admises a peu agrave peu eacuteclipseacute dans les

eacutetudes aristoteacuteliciennes de la seconde moitieacute du XXe siegravecle limage dun Aristote empiriste le

modegravele de la meacutethode empirico-analytique Et ce agrave un point tel quelle a mecircme pu ecirctre lue

comme la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences99 Le

deacutebat contemporain de laristoteacutelisme porte tregraves largement sur la place de la dialectique dans

la meacutethode dAristote en science meacutethode qui peu agrave peu semble plus souple plus flexible que

ne le laissent penser les Analytiques Au vu et au su des multiples contradictions

meacutethodologiques qui parsegravement le corpus une lecture trop radicale de la meacutethode exposeacutee

dans les Analytiques est devenue difficilement soutenable Bien que ce mouvement et la

reacuteeacutevaluation contemporaine de la dialectique sengage autour du travail de P Aubenque et de

son ouvrage Le problegraveme de lecirctre chez Aristote degraves 1943 cest veacuteritablement agrave partir des

anneacutees 1960 que la dialectique est promue agrave ecirctre un candidat ideacuteal pour comprendre la

meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques En effet agrave partir des

eacutetudes de GEL Owen et de linterpreacutetation que la philosophie analytique contemporaine

propose de la meacutethode effective dAristote dans les sciences se met en place un veacuteritable

laquo dialectic turn raquo dans les eacutetudes Cependant ce dialectic turn a pris diffeacuterentes orientations

tous les commentateurs dAristote apregraves GEL Owen nont pas accordeacute le mecircme statut ni la

mecircme valeur agrave la dialectique Ainsi Marta Wlodarczyk au deacutebut de son article intituleacute

98D Ross op cit p 68-6999Cependant les eacutetudes sur lusage de lἔνδοξον ou encore de lεὔλογος chez Aristote nont pas attendu la

seconde moitieacute du XXe siegravecle pour laquo fleurir raquo Citons par exemple le travail de J M LeBlond lεὔλογος etlargument dAutoriteacute chez Aristote qui degraves 1938 sinteacuteresse agrave la valeur de εὔλογος chez Aristote Nouspreacuteciserons ulteacuterieurement les nuances entre ἔνδοξον et εὔλογος mais notons pour le moment que selon RBolton ces deux notions rentrent dans le laquo processus dialectique raquo CF R Bolton laquo Two standards of in-quiry in Aristotles De Caelo raquo op cit

33

laquo Aristotelian dialectic and the discorery of truth raquo dresse linventaire de ces diffeacuterentes

orientations100 Selon elle certains commentateurs ont vu en la dialectique la meacutethode

scientifique par excellence utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes scientifiques pour deacutecouvrir la

veacuteriteacute (GEL Owen M Nussbaum ou encore E Berti font partie de cette branche laquo radicale raquo

du dialectic turn) Dautres ont distingueacute diffeacuterentes laquo espegraveces raquo de dialectique pour reacutepondre

des incoheacuterences du corpus aristoteacutelicien agrave son propos (cest le cas notamment de TH Irwin

ou encore de R Bolton qui comprend entre autres la dialectique comme une laquo proceacutedure de

justification raquo des thegraveses scientifiques et seacutepare la dialectique laquo au sens strict raquo de la

peirastique veacuteritablement scientifique101) Enfin certains commentateurs refusent encore

dattribuer agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique quelconque preacutetextant de ne trouver

nulle part dans le corpus aristoteacutelicien un texte explicite dans lequel Aristote affirme que la

dialectique est la meacutethode pour trouver les principes des sciences (Jacques Brunschwig aurait

plus tendance agrave ecirctre de cette derniegravere orientation car sa critique de R Bolton repose comme

nous le verrons justement sur le hiatus entre la dialectique telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques et la preacutetendue dialectique utiliseacutee par Aristote dans ses traiteacutes) Nous nous

proposons de dresser ici dans un premier temps le portrait du point de vue le plus radical de

ce dialectic turn celui commenccedilant avec GEL Owen et consideacuterant la dialectique comme la

meacutethode pour deacutecouvrir les principes des sciences dans la perspective de confronter

veacuteritablement deux lectures opposeacutees agrave propos de la meacutethode dAristote en science afin de

proposer laquo une troisiegraveme voie raquo

Reprenons il est quasiment impossible ou bien au prix dune contestable

deacutevaluation de comprendre lusage que fait Aristote de lἔνδοξον dans ses recherches en

sciences si nous comprenons que la meacutethode empirico-analytique qui infegravere les principes

depuis le tout de la perception est la meacutethode scientifique par excellence A moins peut-ecirctre

deacutelargir le sens mecircme du mot φαιυόμενον tel que lemploie Aristote Cest preacuteciseacutement la

direction que prennent les eacutetudes meneacutees par GEL Owen pour lui Aristote a eacutelargi le

champ pheacutenomeacutenal aux choses qui sont dites aux λεγόμενα dans lesquelles sont comprises

les ἔνδοξα Apregraves tout une opinion une penseacutee sur un sujet une chose dite exprimeacutee et

diffuseacutee par un support verbal ne peut-elle pas tregraves bien nous laquo apparaicirctre raquo de la mecircme

maniegravere quapparaicirct un pheacutenomegravene sensible

Larticle faisant date dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes intituleacute Tithenai ta

100Wlodarczyk Marta laquo Aristotelian dialectic and the discovery of truth raquo in Oxford studies in ancientphilosophy ed by David Sedley Vol XVIII Oxford university press 2000 p 156

101Bolton Robert laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pelle-grin Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du centre nationale de la recherchescientifique Paris 1990 p 185-236 Traduit et reproduit in Bolton Science Dialectique et eacutethique chezAristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-WalpoleMA 2010 pp 11-77

34

phainomena102 et paru dans les communications du Symposium aristotelicum de 1960 GEL

Owen essaie de rendre compte du problegraveme qui nous occupe cest-agrave-dire de cet laquo eacutecart

apparent sur un point de meacutethode entre ce que dit Aristote et ce quil fait raquo103 GEL Owen

sappuyant sur les Premiers analytiques I30 46a17-22104 commence par entendre de maniegravere

tout agrave fait classique que la meacutethode scientifique dAristote est censeacutee collecter les

pheacutenomegravenes sensibles pour trouver une theacuteorie pouvant les expliquer

[hellip] les φαιυόμενα doivent ecirctre collecteacutes comme un preacutelude agrave la recherche dune

theacuteorie pouvant les expliquer Cette meacutethode est explicitement associeacutee agrave la science

(physique) et au scientifique de la nature (physicien) ainsi agrave partir de cette foule

dexemples dans ces contextes ndash lastronomie ndash il semble eacutevident que ces φαιυόμενα en

question soient issus dobservations empiriques105

Les pheacutenomegravenes dont traite la meacutethode dAristote sont bien sensibles et la meacutethode theacuteorique

pour trouver les principes reste dapregraves les Analytiques empirique Remarquons que pour le

moment cette lecture pourrait ecirctre deacutefendue par D Ross lui-mecircme Pourtant φαιυόμενον

peut avoir chez Aristote un autre sens GEL Owen comprend que les φαιυόμενα peuvent

signifier laquo faits observables raquo certes cest-agrave-dire les data de la perception sensibles mais ils

peuvent signifier aussi les laquo opinions admises raquo Et cest justement en remettant en question la

traduction que D Ross donne de Eacutethique agrave Nicomaque VII1 1145b26 cest-agrave-dire en

remettant en question aussi son interpreacutetation du texte que GEL Owen comprend ce double

sens En effet dans ce preacutelude agrave son eacutetude sur lrsquointempeacuterance Aristote explique quil laquo faut

faire comme dans toutes les autres recherches on eacutetablit dabord les faits tels quon les

observe [] raquo106 Or D Ross agrave linstar de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dont nous citons ici la

traduction traduit φαιυόμενα par laquo faits observeacutes raquo afin selon GEL Owen dintroduire ce

passage dans la theacuteorie scientifique canonique dAristote comme si D Ross eacutetait prisonnier

dun paradigme meacutethodologique issu dune lecture trop rigide scleacuteroseacutee des Analytiques

dun preacutesupposeacute comprenant le φαιυόμενον comme un donneacute perccedilu mais incapable dy voir

autre chose Pour GEL Owen cette traduction de D Ross est probleacutematique ici car laquo ce

quAristote expose ce ne sont pas des faits observeacutes mais des ἔνδοξα des opinions

102G E L Owen Thitenai ta phainomena in Aristote et les problegravemes de meacutethode op cit pp 83-103 Leverbe τίθημι a de nombreux sens mais le titre de cet article signifie laquo poser les pheacutenomegravenes raquo les laquo eacuteta-blir raquo et les laquo deacutefinir raquo comme pheacutenomegravenes

103G E L Owen Thitenai ta phainomena op cit Traduction personnelle de laquo apparent discrepancy be-tween Aristotles preaching and this practice on a point of method raquo P 83

104Citeacute entre autre p26105G E L Owen traduction personnelle de laquo the φαιυόμενα must be collected as a prelude to finding the

theory which explains them The method is expressly associated with science (phusikecirc) and the natural sci-entist (phusikos) and from the stock example in these contexts ndash astronomy ndash it seems clear that theφαιυόμενα in question are empirical observations raquo P 84

106Aristote Eacutethique agrave Nicomaque traduction de Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire Le livre de Poche Paris 1992p 271

35

communes sur un sujet raquo107 Et en effet Aristote commence son eacutetude non par lobservation

des faits mais bien par la laquo collecte raquo des laquo opinions admises raquo des laquo choses dites raquo et

admises par le plus grand nombre agrave propos de la tempeacuterance

Ainsi il est admis que la tempeacuterance qui se maicirctrise et la fermeteacute qui sait tout

supporter sont incontestablement des qualiteacutes bonnes et dignes destime [hellip] Pour

tout le monde encore lhomme tempeacuterant qui se domine est en mecircme temps lhomme

qui se tient constamment dans la raison tandis que lintempeacuterant est aussi lhomme qui

sort de la raison en la meacuteconnaissant108

Cest bien une veacuteritable eacutetude preacuteliminaire sur les laquo choses dites raquo sur les λεγόμενα agrave propos

de la tempeacuterance que propose ici Aristote et qui engage la recherche Ainsi le sens

aristoteacutelicien de laquo pheacutenomegravene raquo semble effectivement se deacutedoubler et le champ pheacutenomeacutenal

scientifique seacutelargir avec dune part les faits les data de lαἴσθησις et dautre part les ἔνδοξα

ou λεγόμενα Gracircce agrave cette ambiguiumlteacute pheacutenomeacutenale nous pouvons comprendre agrave linstar de

GEL Owen pourquoi la Physique qui souvre pourtant sur une reformulation de la meacutethode

de jure des Analytiques commence de facto par leacutetude dopinions admises dἔνδοξα agrave propos

de la phusis laquo Ainsi si la Physique doit ecirctre entendue comme lexposition dune recherche de

φαιυόμενα le sens de ce mot le plus approprieacute est clairement le second sens [le sens

dἔνδοξα]raquo109 Degraves lors si pheacutenomegravene sentend dans cette ambiguiumlteacute fondamentale la

contradiction meacutethodologique entre la meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee dans les

Analytiques et la pratique effective dAristote en science nest quapparente Il suffit dentendre

pheacutenomegravene dans cette eacutequivoque et le problegraveme de la meacutethode fond comme neige au soleil

La meacutethode est donc bien une recherche des principes mais celle-ci sengage soit agrave partir

dopinions admises par les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote ou par le plus grand nombre soit agrave partir

des pheacutenomegravenes observeacutes GEL Owen semble dailleurs sous-entendre avoir reacutesolu le

problegraveme de la meacutethode dAristote en science car dapregraves lui si nous comprenons cette

dualiteacute signifiante nous comprenons aussi que tout argument dialectique laquo peut ecirctre compris

comme partant des φαιυόμενα raquo110

Mais quen est-il alors de linduction que nous comprenions comme le laquo mouvement raquo

pour connaicirctre proceacutedant des data de lαἴσθησις vers les principes En reacuteponse agrave cette

question GEL Owen eacutetend lambiguiumlteacute de la signification du pheacutenomegravene chez Aristote agrave

linduction elle-mecircme qui est aussi nous lavons entrevu lune des meacutethodes propres de la

dialectique

Cette ambiguiumlteacute dans les φαιυόμενα [hellip] entraicircne avec elle une distinction

107Owen op cit Traduction personnelle laquo what Aristotle proceeds to set out are not the observed factsbut the ἔνδοξα the common conceptions on the subject raquo p 85

108Aristote Ibid Nous soulignons109Owen op cit Traduction personnelle laquo Now if the Physics is to be described as setting out from a sur-

vey of the φαιυόμενα it is plainly this second sense of the word that is more appropriate raquo p 87110IbidTraduction personnelle de laquo can be said to start from the φαιυόμενα raquo P 86

36

correspondant agrave lutilisation des diverses expressions connexes Linduction (Έπαγογή)

peut se dire pour eacutetablir les principes des sciences agrave partir des data de la perception (A

Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune

des deux meacutethodes cardinales de la dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que

telle doit commencer par les ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plus part des

hommes ou des sages (Top I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre

utiliseacutee pour trouver les principes des sciences (Top I2 101a36b4)111

Et en effet induction et deacuteduction sont deux laquo espegraveces de raisonnements dialectiques raquo

linduction consistant laquo agrave partir des cas individuels pour acceacuteder aux eacutenonceacutes universels raquo112

Rien nempecircche que ce point de deacutepart laquo individuel raquo soit une opinion admise Ainsi si nous

suivons GEL Owen dune part la contradiction meacutethodologique du corpus se reacutesorbe mais

dautre part la dialectique acquiert par lrsquoambiguiumlteacute signifiante du mot laquo pheacutenomegravene raquo et la

dualiteacute collateacuterale de linduction une valeur eacutepisteacutemologique consideacuterable puisque dans cette

dualiteacute fondamentale laquo elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les principes des sciences raquo113

Selon GEL Owen la dialectique nest plus la branche malingre de larborescent corpus

aristoteacutelicien deacutepasseacutee et rendue obsolegravete par les Analytiques comme precircte agrave lentendre la

lecture de D Ross ou de P Aubenque Elle est une autre voie pour trouver les principes des

sciences Une voie alternative dont les laquo ensembles confus raquo ne sont pas issus des data

sensibles mais bien des opinions admises des choses dites Degraves lors quest-ce que cela nous

apprend sur la deacutefinition du savoir scientifique chez Aristote Si le pheacutenomegravene peut

sentendre dans ces deux sens ne risque-t-on pas de tomber dans une eacutequivoque plus large

encore faisant du savoir scientifique aristoteacutelicien un amalgame dempirisme et danalyse du

langage dessinant ainsi dans le corpus aristoteacutelicien des laquo aires raquo empiriques et dautres

dialectiques Mais alors ces laquo aires deacutetudes empiriques raquo et laquo ces aires deacutetudes

dialectiques raquo entretiennent-elles entre elles une stricte eacutegaliteacute eacutepisteacutemologique ou bien faut-

il consideacuterer lune plus scientifique que lautre A partir de quoi les eacutetudes dialectiques se

posent comme laquo neacutecessaires raquo Faut-il consideacuterer agrave la lecture de cet article de GEL Owen

puisquil comprend la dualiteacute pheacutenomeacutenale agrave partir de LrsquoEacutetique agrave Nicomaque que la neacutecessiteacute

des eacutetudes endoxales et de la dialectique se pose dans le domaine des recherches eacutethiques

Ou bien faut-il leacutetendre agrave tous les domaines du savoir Et si le cas eacutecheacuteant la neacutecessiteacute de

leacutetude dialectique se pose dans tous les domaines du savoir ne risque-t-on pas dattribuer agrave la

111Ibid traduction personnelle laquo This ambiguity in φαιυόμενα [hellip] carries with it a corresponding dis-tinction in the use of various connected expressions Induction (Έπαγογή) can be said to establish the prin-ciples of science by starting from the data of perception (A Post II19 100b3-5 I 18 81a38-b9) YetΈπαγογή is named as one of the two cardinal methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as suchmust begin from the ἔνδοξα what is accepted by all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) andin this form too it can be used to find the principles of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

112Topiques I12 105a10-16113G E L Owen op cit Traduction personnelle de laquo it can be used to find the principles of the

sciences raquo P 86

37

dialectique une porteacutee architectonique quelle na pas chez Aristote

Si cet article de GEL Owen ne reacutepond pas agrave ces questions il semble cependant avoir

donneacute un nouvel eacutelan aux eacutetudes sur la meacutethode dAristote en science Tout un courant

interpreacutetatif (M Naussbaum TH Irwin J Barns ou encore E Berti) a consideacutereacute la

philosophie aristoteacutelicienne comme profondeacutement dialectique en placcedilant cette derniegravere au

fondement mecircme des principes des sciences Bien que de tregraves nombreux deacutebats agrave propos

notamment de la valeur eacutepisteacutemologique mecircme des ἔνδοξα ou des diffeacuterents laquo types raquo de

dialectique en science aient encore lieu linterpreacutetation que D Ross donnait des diffeacuterents

laquo services raquo rendus par la dialectique agrave la science a eacuteteacute tout agrave fait reacuteeacutevalueacutee R Bolton

comprend que la dialectique apparaicirct peu agrave peu chez les commentateurs contemporains

comme la meacutethode incontournable dont Aristote ferait usage dans ses recherches et

progressivement le savoir scientifique aristoteacutelicien a eacuteteacute deacutefinit comme fondamentalement

dialectique Pour eacutetayer son propos R Bolton cite un article de J Barnes paru en 1980 dans

la Revue Internationale de Philosophie commentateur quil considegravere comme

laquo symptomatique raquo du dialectic turn dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines J

Barnes eacutecrit

[Aristote] ne suggegravere nulle part quil existe une autre meacutethode conduisant agrave des reacutesultats

qui contrediront ou qui deacutepasseront ceux que la meacutethode des endoxa [cest-agrave-dire la

dialectique] aura fourni

[Aristote] assoit la science sur le fondement des opinions de laquo la majoriteacute raquo ou laquo des

sages raquo [hellip] Il deacuteclare agrave de nombreuses reprises que le chemin de la veacuteriteacute passe par

leacutetude des opinions laquo qui ont droit de citeacute raquo [cest-agrave-dire par la dialectique]114

Grosso modo lagrave ougrave la lecture de D Ross selon laquelle la meacutethode des Analytiques prenait le

pas sur la dialectique preacutevalait non exclusivement mais largement en son temps aujourdhui

preacutevaut dapregraves R Bolton le point de vue selon lequel la dialectique est laquo la meacutethode

adeacutequate dont il doit ecirctre fait usage pour deacutecouvrir les premiers principes des sciences raquo115 Et

cest en effet ce que deacuteveloppent des commentateurs tels que T H Irwin et son ideacutee dune

strong dialectic quAristote mettrait en œuvre dans ses traiteacutes scientifiques pour fonder les

principes116 Ou encore J Moreau qui dans son article intituleacute laquo Aristote et la dialectique

platonicienne raquo comprend que ce que la dialectique aristoteacutelicienne partage avec la

dialectique socratique cest sa valeur laquo peirastique raquo mais quelle a surtout chez le Stagirite

pour fonction de fonder les principes des sciences Et quelle trouve en la meacutetaphysique sa

114J Barnes laquo Aristotle and the Method of Ethics raquo Revue Internationale de Philosophie XXXIV pp490-511 1980 Extrait citeacute par R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacuteli-cienne raquo in R Bolton Science dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienneTraduction dirigeacutee par P Pellegrin Peeters Louvain-La-Neuve ndash Paris ndash Walpole 2010 p12

115R Bolton Ibidem116T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988

38

destineacutee la plus grande117 A propos de la meacutethode dAristote en science laristoteacutelisme

semble plus ou moins apregraves la Seconde Guerre Mondiale avoir pris un tournant plus

dialectique reacutehabilitant largement la dialectique comme meacutethode pour connaicirctre

scientifiquement et eacutetablir les principes des sciences

Larticle de GEL Owen marque donc un tournant majeur dans les eacutetudes

aristoteacuteliciennes contemporaines Cependant il nous faut bien comprendre ce que son geste

sous-entend En analyste mais cette fois-ci au sens moderne du terme GEL Owen interpregravete

cette dualiteacute du sens du pheacutenomegravene chez Aristote de maniegravere plus radicale et plus eacutetendue que

nous lavons preacutesenteacutee jusquagrave preacutesent Il ne sagit pas de faire simplement des λεγόμενα ou

des ἔνδοξα des φαιυόμενα cest-agrave-dire des points de deacutepart linduction dialectique Il sagit

pour GEL Owen dinscrire la philosophie et la science aristoteacutelicienne dans une analyse des

structures linguistiques GEL Owen semble en effet comprendre ce recours aux λεγόμενα

comme une volonteacute dAristote de fonder sa recherche sur une structure ou plus preacuteciseacutement

sur un a priori structurel et conceptuel issu de lusage commun du langage

[Aristote] conclue sa recherche avec lexpression τὰ μὲν οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν

(Eacutethique agrave Nicomaque VII 1 1145b8-20) et les λεγόμενα produisent comme souvent

en partie des questions agrave propos de lusage linguistique ou si vous preacutefeacuterez agrave propos

de la structure conceptuelle reacuteveacuteleacutee par le langage (particuliegraverement en VII 1

1145b10-15 19-20)118

Il semble que pour GEL Owen tout se passe comme si Aristote consideacuterait les λεγόμενα ou

les ἔνδοξα comme ayant une valeur eacutepisteacutemologique en eux-mecircmes du seul fait de leur

existence linguistique Le langage reacuteveacutelerait une sorte de laquo structure conceptuelle raquo

eacutepisteacutemologiquement fondamentale quil faudrait eacutetudier et analyser pour induire les premiers

principes des sciences Mecircme si GEL Owen est ici quelque peu obscur agrave propos de cette

laquo structure conceptuelle raquo bien quil reconnaisse quAristote ne laquo sauve pas tout ce qui est dit

communeacutement raquo et que nous ne pouvons attendre dAristote une reacuteponse simple et deacutefinitive

agrave la question du pheacutenomegravene et de linduction en science celle-ci variant en fonction de la

recherche ou du contexte le commentateur semble neacuteanmoins permettre une lecture

philosophico-linguistique de la meacutethode dAristote en science Le Stagirite apparaicirctrait alors

plus comme un philosophe du langage Ou du moins la science devient analyse du langage

En effet puisque Aristote semble selon GEL Owen consideacuterer les laquo choses dites raquo comme

des φαιυόμενα le langage constituerait une source propre de connaissances et de

compeacutetences philosophiques La philosophie dAristote aurait alors pour viseacutee darticuler le117Joseph Moreau laquo Aristote et la dialectique Platonicienne raquo in G E L Owen Aristote on dialectic the

topics Oxford at the clarendon press 1968 pp 80-90118G E L Owen op cit traduction personnelle laquo [Aristotle] concludes his survey with the words τὰ μὲν

οὗν λεγόμενα ταῦτ ἐστίν (VII 1 1145b8-20) and the λεγόμενα turn out as so often to be partly matters oflinguistic usage or if you prefer of the conceptual structure revealed by language (especially VII 11145b10-15 19-20) raquo p 85

39

langage au reacuteel deacuteprouver les structures linguistiques Nest-ce pas lenjeu des nombreuses

divisions de sens des mots (le mouvement lecirctre etc tous se disant en laquo plusieurs sens raquo) qui

parsegravement lensemble du corpus dAristote Une philosophie fondeacutee sur la description des

usages ordinaires sur la volonteacute darticuler langage et reacutealiteacute nest-elle pas une philosophie

laquo linguistique raquo telle que la deacutefinit Rorty dans son anthologie The Linguistic Turn de

1967 119 La philosophie analytique se comprend selon B Ambroise et S Laugier comme le

laquo projet danalyse et de description du langage de la clarification ou laquo eacutelucidation raquo des

problegravemes de la philosophie [hellip] raquo120 Or si nous comprenons avec GEL Owen cette dualiteacute

du sens de laquo pheacutenomegravene raquo il semble bien que le projet dAristote soit en partie danalyser et

de deacutecrire le langage ou encore de clarifier voire deacutelucider les problegravemes de la philosophie

Ce qui ferait de la science aristoteacutelicienne une science hautement laquo linguistique raquo En effet le

premier exemple quAristote donne pour eacutetayer son chemin naturel de Physique I1 est celui

du nom par rapport agrave sa deacutefinition Il faut proceacuteder des laquo ensembles confus raquo vers les

principes causes ou eacuteleacutements devenus connus pour qui les divise de la mecircme maniegravere que

nous allons des mots agrave leur deacutefinition

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute quils signifient et de

maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition divise en ses

composantes particuliegraveres121

Le mot signifie un ensemble confus quil est possible danalyser cest-agrave-dire en distinguer les

diffeacuterents sens afin dinfeacuterer le principe commun agrave tout ses sens et den eacutetablir la deacutefinition Et

la philosophie analytique a pu trouver en la meacutethode dialectique dAristote en ses

nombreuses eacutetudes sur les choses dites sur les opinions admises et en ses divisions des sens

des mots pour eacutelucider des problegravemes philosophiques une tregraves grande source dinspiration

Cest ce qua tregraves nettement montreacute Franccediloise Caujolle-Zaslawsky dans un article de 1978

intituleacute laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philosophie

analytique anglaise raquo En eacutetudiant le parallegravele entre lAnalytique anglaise et la penseacutee

dAristote Franccediloise Caujolle-Zaslawsky comprend malgreacute deacutevidentes divergences entre

Aristote et deux des tenants de lAnalytique moderne Moore et Ryle que malgreacute tout

Linspiration de Moore ndash mecircme sil ne cite guegravere Aristote ndash est si visiblement

aristoteacutelicienne quon ne devra pas seacutetonner si lon voit les analystes apregraves lui

retrouver agrave plus ou moins bregraveve eacutecheacuteance les traces et les proceacutedeacutes dAristote [hellip]

Linfluence drsquoAristote sur Moore se lit clairement selon nous dans le vocabulaire quil

emploie et dans sa recherche laquo reacutealiste raquo du sens Pour Ryle cette influence apparaicirct

surtout dans lanalyse du langage de laction et dune faccedilon plus geacuteneacuterale dans sa119Selon B Ambroise et S Laugier Philosophie du langage signification veacuteriteacute et reacutealiteacute dir B Am-

broise et S Laugier Vrin Paris 2009 Introduction Geacuteneacuterale p 10120Ibidem121184b10

40

theacuteorie des fautes de cateacutegories (category mystakes)122

Aristote a donc pu ecirctre une source dinspiration pour la philosophie analytique moderne et

contemporaine voire mecircme consideacutereacute comme un analyste agrave part entiegravere Et le dialectic turn

des eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaine pourrait srsquoapparenter agrave un avatar du linguistic turn

de la philosophie anglo-saxonne Cependant il se peut aussi pour paraphraser le titre dun

article de E Berti123 que cette lecture laquo analytique raquo de la meacutethode dAristote en science

fasse partie dune laquo strateacutegie contemporaine dinterpreacutetation raquo du Stagirite et quil faille se

poser la question est-ce Aristote qui a inspireacute la philosophie analytique moderne et

contemporaine ou est-ce justement la philosophie analytique qui a interpreacuteteacute Aristote comme

un analyste quitte agrave faire violence agrave sa penseacutee

Ainsi apregraves avoir dresser leacutetat des lieux du deacutebat qui eut court aux XXe siegravecle entre

deux lectures bien radicales lune posant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de

la meacutethode scientifique par excellence quitte agrave ne pas pouvoir rendre compte de la pratique

effective dAristote dans ses recherches et lautre renversant ce paradigme en consideacuterant la

dialectique comme la meacutethode scientifique pour deacutecouvrir les principes des sciences quitte agrave

faire dAristote un analyste avant lheure il nous faut deacutesormais preacuteciser ce quest la

dialectique aristoteacutelicienne et reacuteussir agrave en eacutetablir la veacuteritable valeur pour le Stagirite Or les

commentateurs les plus radicaux du dialectic turn proposent une valeur eacutepisteacutemologique de

cette derniegravere cest-agrave-dire quil serait possible de comprendre la dialectique comme la

meacutethode effective du Stagirite pour deacutecouvrir les principes des sciences En quoi la

dialectique peut-elle avoir quelque fonction ou valeur pour les sciences Aristote utilise-t-il

veacuteritablement dans ses traiteacutes philosophiques et scientifiques la dialectique en fonction de

cette valeur eacutepisteacutemologique Lutilise-t-il veacuteritablement pour fonder les principes des

sciences Il semble que seule une deacutefinition preacutecise de la dialectique aristoteacutelicienne puisse

reacutepondre agrave ces questions et accreacutediter ou non cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique

122Franccediloise Caujolle-Zaslawsky laquo Aristote G E Moore et G Ryle linfluence dAristote dans la philo-sophie analytique anglaise raquo in Les eacutetudes philosophiques Ndeg1 Aristote et laristoteacutelisme Janvier-Mars1978 p 53

123E Berti laquo Les strateacutegies contemporaines dinterpreacutetation dAristote raquo in Rue Descartes Ndeg12 DesGrecs Avril 1991 pp 33-55

41

Deacutefinir preacuteciseacutement la dialectique aristoteacutelicienne est une tacircche

particuliegraverement difficile Premiegraverement parce quAristote nen donne que tregraves rarement une

deacutefinition preacutecise agrave la diffeacuterence par exemple de la rheacutetorique quil deacutefinit en Rheacutetorique I2

1355b25-27124 Son lecteur doit se contenter agrave propos de la dialectique de quelques indices

clairsemeacutes et parfois contradictoires En effet mecircme dans les Topiques qui constituent un

traiteacute des diffeacuterents lieux desquels il faut argumenter dialectiquement les preacutecisions donneacutees

sur la dialectique restent liminaires et sporadiques Certes les livres I et VIII nous donnent de

preacutecieuses informations sur celle-ci mais comme leacutecrit J Brunschwig la laquo porteacutee [des

Topiques] se veut exclusivement pratique ils fournissent une meacutethode de dialectique non

une theacuteorie de la dialectique raquo125 En effet laquo la meacutethode topique sinscrit ainsi dembleacutee dans

le cadre dune technique de la discussion [la dialectique] dont les usages fondamentaux sont

dores et deacutejagrave fixeacutes raquo126 Degraves lors Aristote nrsquoaurait peut-ecirctre pas eacuteprouveacute besoin de deacutefinir

preacuteciseacutement ce quest la dialectique dans les Topiques puisque son auditoire eacutetait deacutejagrave rompu agrave

cet exercice

Deuxiegravemement parce que dune part la dialectique deacutepasse le cadre des seuls

Topiques par conseacutequent de facto des textes tels que les Reacutefutations Sophistiques ou la

Rheacutetorique mais peut-ecirctre aussi lensemble des traiteacutes scientifiques dans lesquels il est admis

de consideacuterer quAristote use de dialectique peuvent nous enseigner quelque chose de celle-

ci ou lui attribuer un usage et une valeur particuliers et dautre part parce que la dialectique

est souvent abordeacutee dans le corpus aristoteacutelicien agrave travers les rapports quelle entretient avec

dautres arts ou activiteacutes comme la sophistique la rheacutetorique ou la philosophie127 La

dialectique entretient des rapports plus ou moins analogiques avec ces diffeacuterentes activiteacutes et

une deacutefinition preacutecise de la dialectique doit pouvoir prendre en charge ces rapports Degraves lors

il semble que mecircme une eacutetude exhaustive du corpus aristoteacutelicien pourrait peut-ecirctre

seulement preacutetendre deacutefinir avec une preacutecision somme toute relative la dialectique

Ainsi face au manque de deacutefinition preacutecise nous pourrions ecirctre tenteacutes daborder la

dialectique aristoteacutelicienne par une approche laquo comparative raquo cest-agrave-dire en la jugeant agrave

laune par exemple de ses homologues platonicienne ou socratique Cependant mecircme si une

telle approche est dun grand inteacuterecirct et semble parfois neacutecessaire pour comprendre certains

aspects de la dialectique aristoteacutelicienne ce qui nous inteacuteresse surtout dans cette recherche

nest pas tant de deacutefinir stricto sensu la dialectique mais bien plutocirct deacutetablir la valeur que

cette derniegravere a pour Aristote Notre question nest donc pas fondamentalement laquo quest-ce

124laquo Admettons que la rheacutetorique est la faculteacute de deacutecouvrir speacuteculativement ce qui dans chaque cas peut ecirctrepropre agrave persuader Aucun autre art na cette fonction [hellip] raquo Aristote Rheacutetorique trad Meacutedeacuteric Dufour LesBelles Lettres Paris 2011 p 76

125Topiques t1 op cit p XIII126Ibidem p XXIII127Voir entre autres des textes comme Meacutetaphysique Γ2 Topiques I1 ou Rheacutetorique I1

42

que la dialectique aristoteacutelicienne raquo question agrave laquelle il est difficile de reacutepondre mecircme en

interrogeant ce que la dialectique fut avant lui mais bien plutocirct laquo quelle valeur Aristote

accorde-t-il agrave cette pratique raquo Et quest-ce que cette valeur peut nous apprendre de la

theacuteorie du savoir aristoteacutelicien en geacuteneacuteral Ainsi si nous comprenons cette valeur peut-ecirctre

serons-nous capable de rendre compte de son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques

Apregraves avoir deacutecrit ce que nous comprenons ecirctre lactiviteacute dialectique dapregraves Aristote

et ce essentiellement gracircce aux textes des Topiques des Reacutefutations sophistiques et de la

Rheacutetorique nous allons essayer de rendre compte des diffeacuterents eacuteleacutements agrave partir desquels il

est possible de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode pour deacutecouvrir les principes des

sciences Ceux-ci sont nombreux mais il semblerait surtout que la laquo probabiliteacute raquo de

lἔνδοξον la distinction entre diffeacuterentes espegraveces de dialectique ainsi que le troisiegraveme

laquo service raquo que la dialectique peut rendre aux sciences selon les Topiques I2 soient autant

deacuteleacutements permettant daccreacutediter la thegravese selon laquelle la meacutethode dAristote dans ses

recherches scientifiques nest pas tant la meacutethode empirico-analytique que la meacutethode

dialectique Cependant nous voulons aussi tester cette preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique sur

un cas preacutecis du corpus aristoteacutelicien le livre I de la Physique pour en veacuterifier lapplicabiliteacute

concregravete Or il appert quune eacutetude preacutecise de ce livre de la Physique permet de nuancer

voire de relativiser profondeacutement le rocircle joueacute par la dialectique dans la deacutecouverte des

principes des sciences Si la dialectique est effectivement preacutesente dans les traiteacutes

scientifiques agrave linstar du livre I de la Physique peut-on pour autant lui attribuer

veacuteritablement cette valeur eacutepisteacutemologique Les textes scientifiques dAristote permettent-ils

de faire de la dialectique la meacutethode par excellence pour deacutecouvrir les principes des

sciences

La rigueur nous enjoignant agrave donner une deacutefinition mecircme minimale de la dialectique

posons avec Pierre-Marie Morel et de maniegravere liminaire quelle est laquo la deacutemarche consistant agrave

prendre pour point de deacutepart les opinions admises ndash opinions que lon peut eacuteventuellement

partager ndash et qui envisage sur un sujet donneacute les arguments ldquopourrdquo et ldquocontrerdquo raquo128

Cependant cest moins par une deacutefinition que par une description de lentretien dialectique

que nous pouvons en comprendre les diffeacuterents enjeux Paul Moreau129 ou encore MM

Crubellier et Pellegrin130 ont particuliegraverement bien syntheacutetiseacute laquo laffrontement raquo dialectique en

128Pierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute GF Flammarion Paris 2003 p81129Paul Moreau laquoLa joute dialectique drsquoapregraves le huitiegraveme livre des Topiquesraquo in Aristotle on dialectic the

Topics ed by G E L Owen Oxford Oxford University Press 1968 pp 277-311130Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir Seuil Points essais Paris 2002 p

132-135 Nous nous inspirons de ces travaux pour syntheacutetiser agrave notre tour lentretien dialectique tel quAristotesemble le concevoir

43

sappuyant sur les diffeacuterents livres des Topiques Pour quune discussion dialectique sengage

il faut dabord quun problegraveme soit poseacute par le questionneur constituant ainsi lobjet de la

discussion Ce problegraveme prend la forme dune interrogation disjonctive (104b1-17) cest-agrave-

dire quelle impose une alternative et un choix au reacutepondant laquo X est-il Y ou non raquo J

Brunschwig remarque que pour donner lieu agrave un deacutebat laquo il faut que le problegraveme soit

discutable et que des deux reacuteponses quon peut lui apporter aucune ne simpose avec trop

deacutevidence raquo131 Lexemple paradigmatique est un problegraveme tel que laquo Le monde est-il eacuteternel

ou non raquo A contrario le problegraveme ne doit pas non plus ecirctre trop complexe et neacutecessitant une

reacutesolution trop longue il faut une juste mesure dans la difficulteacute souleveacutee Le reacutepondant

annonce alors lalternative quil choisit de deacutefendre la thegravese quil entend soutenir par exemple

lalternative affirmative X est Y le monde est eacuteternel Il argumente alors en posant des

preacutemisses endoxales et en construisant des syllogismes Et pour sa part le questionneur se

doit alors de reacutefuter les arguments que pose le reacutepondant

La diffeacuterence entre la preacutemisse [πρότασις] et le problegraveme [πρόβλημα] dialectique

semble necirctre quune laquo diffeacuterence dans lexpression raquo (Topiques I4 101b28) En effet

Aristote considegravere la question laquo est-ce quanimal terrestre bipegravede est la deacutefinition de

lhomme raquo comme une preacutemisse et la question laquo peut-on dire quanimal terrestre bipegravede est

la deacutefinition de lhomme ou non raquo comme un problegraveme (I4 101b28-33) Selon M

Crubellier et P Pellegrin la preacutemisse peut ecirctre interrogative ou non laquo selon le moment ou

elle intervient dans la discussion raquo132 Cependant Selon J Brunschwig le terme laquo πρότασις raquo

est laquo neacute en terre dialectique raquo et deacutesigne laquo primitivement une proposition interrogative raquo133 la

preacutemisse peut donc de facto prendre une forme assertive ou interrogative interrogative

quand elle ouvre le deacutebat dialectique quand elle se pose comme objet de la discussion

assertive quand elle est preacutemisse dun syllogisme ayant pour but de deacutefendre ou de contredire

le choix du reacutepondant cest-agrave-dire apregraves la formulation du problegraveme et pendant ledit deacutebat

Le syllogisme dans les Topiques semble compris dans son acception la plus large

comme laquo un raisonnement qui eacutetablit une neacutecessiteacute logique entre un anteacuteceacutedent et un

conseacutequent raquo134 Le reacutepondant propose donc une preacutemisse et le questionneur va tenter de tirer

syllogistiquement de cette preacutemisse une conclusion pour contredire le choix du reacutepondant

Nonobstant la preacutemisse dialectique diffegravere de la preacutemisse scientifique en ce que cette

derniegravere est vraie et neacutecessaire lagrave ougrave la preacutemisse dialectique est endoxale M Crubellier et P

Pellegrin concluent alors laquo Laffrontement dialectique sera dabord une chasse aux preacutemisses

131 Topiques t1 op cit p XXVII-XXVIII132 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 133133 J Brunschwig laquo Lobjet et la structure des Seconds analytiques dapregraves Aristote raquo in Aristotle on science the

laquo Posterior Analytics raquo Proceeding of eighth symposium Aristotelicum held in Padua from september 7 to 151978 Ed Enrico Berti Editrice antenore Padoue 1981 p 76

134 Michel Crubellier Pierre Pellegrin Aristote op cit p 134

44

dialectiques le questionneur devant trouver des preacutemisses en accord avec les opinions du

reacutepondant dont il tirera des conclusions en contradiction avec ces opinions raquo135

Ainsi cest dans une perspective agrave la fois taxinomique et strateacutegique celle dordonner

cette multitude de preacutemisses et de syllogismes afin de rendre plus efficace largumentaire du

dialecticien quAristote introduit la notion de τόπος Paradoxalement les Topiques ne

deacutefinissent pas cette notion cest au livre II de la Rheacutetorique que nous trouvons une

deacutefinition du lieu comme laquo ce dans quoi tombent de nombreux enthymegravemes raquo136 cest-agrave-dire

des laquo syllogismes rheacutetoriques raquo Un lieu est une laquo structure argumentative raquo commune agrave de

nombreuses preacutemisses et donc agrave de nombreux syllogismes Cependant puisquil est difficile

de deacutefinir ce quest un lieu J Brunschwig essaie de consideacuterer non la deacutefinition mais la

fonction du lieu dans largumentation Selon lui laquo le dialecticien connait la conclusion agrave

laquelle il doit aboutir il cherche les preacutemisses qui le lui permettront Le lieu est donc une

machine agrave faire des preacutemisses agrave partir dune conclusion donneacutee raquo137 Et lobjet propre des

Topiques nest pas tant la dialectique que cette meacutethode topique semblant ecirctre proprement

aristoteacutelicienne et offrant au dialecticien rigoureux le moyen dargumenter syllogistiquement

alors quil sait a priori ougrave il veut aboutir et ce sans jamais se contredire Car le τόπος est une

laquo machine raquo syllogistique et argumentative usiteacutee dans la seule perspective de contredire son

interlocuteur Chaque lieu eacutetant utilisable dans une multitude de cas diffeacuterents les lieux

semblent ecirctre les laquo armes leacutegegraveres raquo mais ocirc combien efficaces du dialecticien rigoureux

Ainsi les lieux sont classeacutes de maniegravere exhaustive en fonction des laquo quatre

preacutedicables raquo

Il existe une identiteacute de nombre et de nature entre les eacuteleacutements constitutifs des

raisonnements et les objets sur lesquels portent les deacuteductions En effet les eacuteleacutements

constitutifs des raisonnements sont les preacutemisses les objets sur lesquels portent les

deacuteductions sont les problegravemes et toute preacutemisse comme tout problegraveme exhibe soit

un genre soit un propre soit un accident [hellip] Mais puisquil arrive parfois agrave un propre

dexprimer lessentiel de lessence de son sujet et parfois de ne pas lexprimer divisons

le propre en deux parties correspondantes et appelons laquo deacutefinition raquo celui qui exprime

lessentiel de lessence [hellip] En vertu de ces consideacuterations on le voit donc bien la

preacutesente division aboutit agrave quatre termes en tout propre deacutefinition genre et

accident138

Cela signifie toujours selon la synthegravese de MM Crubellier et Pellegrin que dans toute

proposition attributive cest-agrave-dire dans toute phrase constitueacutee dun sujet et dun attribut

(laquo lecirctre humain est X raquo) le preacutedicat nest attribuable au sujet que selon ces quatre termes

constituant en quelque sorte quatre laquo cateacutegories raquo de preacutedication la deacutefinition (laquo lecirctre135 Ibid p135136 Aristote Rheacutetorique t II trad citeacutee 1403a18137 Brunschwig Topiques Introduction pXXXIX138 Topiques I 4 101b14-25

45

humain est un animal mortel doueacute de raison raquo) le genre (laquo lecirctre humain est un animal raquo) le

propre (laquo lecirctre humain rit raquo le rire est le propre de lhomme laquo sans exprimer lessentiel de

son essence raquo selon la deacutefinition du propre dapregraves Aristote en Topiques I5 102a18-19) et

enfin le preacutedicable de laccident (laquo lecirctre humain est blanc raquo) Ces quatre termes constituent

donc les quatre preacutedicables possibles ndash il ny en a pas dautres ndash et ordonnent les diffeacuterents

lieux agrave quelques exceptions pregraves139 Cest gracircce agrave cette reacuteduction de toute preacutedication verbale

agrave ces quatre preacutedicables que la meacutethode topique peut permettre au dialecticien de laquo raisonner

deacuteductivement sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo140 et de ne rien dire qui soit

contraire agrave une de ses affirmations

Tout lenjeu des Topiques semble donc ecirctre de proposer une meacutethode pour attaquer une

preacutemisse une thegravese ou une argumentation adverse en fonction de ces quatre τόποι Admettons

par exemple quun questionneur pose agrave un reacutepondant le problegraveme suivant laquo Peut-on dire que

le bien est le plaisir ou non raquo admettons aussi que le reacutepondant choisisse lalternative

affirmative et pose que oui le bien est plaisir car la deacutefinition du plaisir cest-agrave-dire lessentiel

de lessence du plaisir est decirctre un bien Il suffit alors au contradicteur de trouver un plaisir

qui ne soit pas un bien ou un bien qui ni soit pas un plaisir pour contredire largument du

reacutepondant en en renversant la deacutefinition Degraves lors largumentation aura dans le cas preacutesent

pour lieu celui de la deacutefinition Dailleurs reacutefuter une deacutefinition est ce qui est le plus facile agrave

faire pour un dialecticien car agrave la diffeacuterence de laccident laquo cest en elle quil a le plus

deacuteleacutements offerts puisque beaucoup deacuteleacutements y sont mentionneacutes et agrave partir de ce nombre

plus grand le raisonnement seacutelabore plus vite en effet il y a plus de chances quune faute

soit commise dans un grand nombre de chose que dans un petit nombre raquo141 Ainsi la

strateacutegie de contradiction topique cest-agrave-dire celle qui procegravede en fonction du lieu peut ecirctre

reacutepeacuteteacute selon le genre le propre et laccident

Cependant il ne faut pas tomber dans une consideacuteration trop agonistique de la

dialectique Le but dun entretien dialectique nest pas gagner deacutecraser dhumilier son

adversaire mais a contrario de se confronter ensemble soit questionneur et reacutepondant agrave des

contraintes formelles rigoureuses afin de proposer le plus bel entretien qui soit Or pour que

ce but soit atteint il faut une certaine concordia un certain fair play entre les interlocuteurs

tous les deux acceptent les regravegles dans le but commun de proposer le plus bel eacutechange

possible Le questionneur et le reacutepondant sont animeacutes dune volonteacute commune En effet il

peut y avoir selon les mots de Paul Moreau laquo des victoires peu glorieuses et de tregraves

139 Les chapitres 1 agrave 5 du Livre III des Topiques mentionnent un laquo lieu du preacutefeacuterable raquo et les chapitres 1 et 2 duLivre VII de lieux de laquo lidentique et du diffeacuterent raquo Mais les lieux de laccident du genre du propre et de ladeacutefinition constituent lossature principale des Topiques

140 Topiques I 1 100a18-21141 Topiques VII 155a3-6

46

honorables deacutefaites raquo142 tout deacutepend de la maniegravere dont les participants arrivent agrave leurs fins

Ce qui compte dans lentretient dialectique cest surtout la reacutegulariteacute le fair play et la

laquo beauteacute raquo de leacutechange la volonteacute de jouer agrave la dialectique ensemble non la victoire ou la

deacutefaite J Brunschwig sest lui aussi opposeacute agrave une conception uniquement agonistique de la

dialectique aristoteacutelicienne Selon lui la bonne question agrave poser pour juger dun entretien

dialectique est celle de savoir si les deux participants ont œuvreacute ensemble dans une laquo tacircche

commune raquo car les laquo discussions raquo dialectiques laquo ne devraient pas ecirctre deacutecrites comme eacutetant

agonistiques mais pas uniquement pour la simple raison qursquoelles ne le sont pas du tout Il

srsquoagit de discussions sans vainqueurs ni perdants raquo143 Si les laquo discussions raquo dialectiques ne

supposent ni gagnant ni perdant cest parce quelles sont les fruits dun travail commun dune

œuvre commune et finalement dune certaine laquo κοινωνία minimale raquo En effet au livre VIII

chapitre 11 des Topiques Aristote insiste agrave plusieurs reprises sur cet laquo κοινὸν ἔργον raquo

(161a20-21) Dans le laquo dialogue dialectique raquo (ἐν λόγως) laquo il y a un objectif commun sauf

pour ceux qui en font une joute agonistique raquo Les laquo agonistes raquo τῶν ἀγωνιζομένων sont

donc de laquo mauvais coopeacuterateurs raquo puisquils ils laquo entravent la tacircche commune raquo (161a37-39)

Nous dirions aujourdhui pour commencer agrave filer la meacutetaphore que les agonistes ne laquo jouent

pas le jeu raquo de la dialectique Or cet aspect laquo κοινῇ raquo laquo commun raquo de la dialectique aura une

importance capitale pour en comprendre la valeur Ainsi cest afin de juger non seulement de

la victoire et de la deacutefaite des participants mais aussi de la beauteacute strictement rigoureuse de

leacutechange que lentretien dialectique neacutecessite un arbitre et un public Car en effet sans un

arbitre et sans un teacutemoin public il serait difficile en cas de manque de fair play de lun des

participants de faire leacuteloge ou la critique de lentretien dialectique

Degraves lors que retenir de cette synthegravese de laffrontement dialectique dapregraves les

Topiques sinon justement que la dialectique est un eacutechange un travail commun une

laquo communication raquo et que la dialectique ne semble pas pouvoir ecirctre penseacutee comme une

activiteacute solitaire Il semble difficile de sentraicircner personnellement et silencieusement agrave la

dialectique sauf peut-ecirctre dans la collecte des preacutemisses ou dans lanalyse des diffeacuterents lieux

de la preacutedication Il faut ecirctre au moins deux entoureacutes dun public et accompagneacutes dun

arbitre pour quait lieu lactiviteacute dialectique comprise comme une laquo œuvre commune raquo Et

pour sentraicircner agrave la dialectique pour progresser et devenir un bon dialecticien il faut

pratiquer lentretien dialectique Ainsi toute argumentation dialectique senracine dans un

contexte public la dispute dialectique pour ecirctre jugeacutee doit ecirctre publiciteacute Et la dialectique

142 P Moraux laquo La joute dialectique dapregraves le huitiegraveme livre des Topiques raquo in Aristotle on dialectic op cit p285

143 J Brunschwig laquo Aristotle on arguments without winner or loser raquo in P Wapnewski (ed)Wissenschaftskolleg Jahrbuch 1984-1985 Berlin 1986 p 37 Traduction personnelle laquo should not bedescribed as ldquoagonistic but not purely sordquo they are not agonistic at all They are arguments without winnersor losers raquo

47

aristoteacutelicienne se charge dun aspect collectif aspect fondamental qui dessine lossature

mecircme de cette activiteacute selon J Brunschwig prenant la forme dun laquo eacutechange raquo de preacutemisses

de questions et de reacuteponses de syllogismes etc Cet eacutechange ou plutocirct pour reprendre la

deacutetermination de J Brunschwig ce laquo jeu raquo de dialectique est reacutegleacute par laquo un reacuteseau de

conventions et de regravegles raquo144 mais laspect qui sen deacutetache est principalement un aspect

laquo collectif raquo laquo public raquo laquo commun raquo Et les premiegraveres lignes du livre I des Topiques attestent

deacutejagrave de cet aspect laquo collectif raquo de lactiviteacute dialectique

Le preacutesent traiteacute se propose de trouver une meacutethode qui nous rendra capables

de raisonner deacuteductivement en prenant appui sur des ideacutees admises sur tous les sujets

qui peuvent se preacutesenter comme aussi lorsque nous aurons nous-mecircmes agrave reacutepondre

dune affirmation de ne rien dire qui lui soit contraire145

En effet J Brunschwig comprend que les deux parties de cette phrase partagent les deux

interlocuteurs du deacutebat dialectique laquo la premiegravere [partie] deacutefinit les normes de conduite du

questionneur la seconde celle du reacutepondant raquo146 Et le livre VIII des Topiques sorganise

dailleurs formellement autour de divers conseils pour la meacutethode dinterrogation dialectique

dune part (VIII 1-3) et dautre part autour des regravegles destineacutees aux reacutepondants (VIII4-7) La

dialectique est donc un jeu agrave deux ayant un deacutebut et une fin et requeacuterant un public et un

arbitre Cette description de lentretien dialectique qui saxe surtout autour de laquo larticulation

des rocircles de questionneur et de reacutepondant raquo joue selon J Brunschwig laquo un rocircle essentiel raquo

sinon fondamental quil sera dailleurs difficile de retrouver dans les traiteacutes de science et de

philosophie147 Cette description et laspect collectif laquo commun raquo de la dialectique nous

permet deacutejagrave dentrevoir un hiatus entre ce qui est dit de la dialectique dans les Topiques et ce

quAristote fait dans ses recherches Car comment maintenir cet aspect collectif de la

dialectique dans la Physique le De Anima le De Caelo ou les autres traiteacutes scientifiques

dans lesquels la seule voix en preacutesence la seule autoriteacute est celle dAristote Peut-on

consideacuterer lactiviteacute des Topiques qui se structure sur un axe laquo pluriel raquo (bien que non

essentiellement agonistique) autour dun questionneur et dun reacutepondant comme cette mecircme

dialectique utiliseacutee par Aristote seul dans ses recherches Doit-il y avoir plusieurs

dialectiques Pour le moment si nous devions deacutecrire la dialectique plus ou moins

preacuteciseacutement nous dirions quelle sapparente surtout telle quelle est preacutesenteacutee dans les

Topiques agrave un jeu de socieacuteteacute avec ses participants ses regravegles et le fair play que sous entend

tout activiteacute essentiellement collective toute œuvre commune et publique

Cependant comment un tel laquo jeu de socieacuteteacute raquo peut-il se voir attribuer une haute valeur144 Brunschwig Topiques Introduction p XXIII145 Topiques I 1 100a18-21146 Brunschwig Ibidem147 Jacques Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie logique et

meacutetaphysique chez Aristote Daniel Devereux et Pierre Pellegrin Edition du centre national de la recherchescientifique Paris 1990 p241

48

eacutepisteacutemologique Le dialectic turn des eacutetudes aristoteacuteliciennes qui sengage agrave partir des

anneacutees 1960 a tenteacute de fonder une lecture posant la dialectique comme la meacutethode pour

eacutetablir les principes des sciences sur plusieurs aspects de cette derniegravere Il a notamment fallu

attribuer une valeur eacutepisteacutemologique agrave lἔνδοξον pour constituer la base dune interpreacutetation

scientifique plus geacuteneacuterale de la dialectique Les eacutetudes aristoteacuteliciennes contemporaines ont

aussi essayeacute de rendre compte des contradictions entre les diffeacuterents usages que lui reconnaicirct

Aristote en eacutetablissant par exemple une distinction entre deux ou plusieurs dialectiques

Cest en effet ce que propose R Bolton ou diffeacuteremment TH Irwin en posant lideacutee dune

pure dialectic la peirastique deacutenueacutee de toute valeur eacutepisteacutemologique et drsquoune strong

dialectic utiliseacutee par Aristote dans ses diffeacuterents traiteacutes Enfin le dialectic turn des eacutetudes

aristoteacuteliciennes a particuliegraverement insisteacute sur le dernier service rendu par la dialectique selon

les Topiques I2 par lequel Aristote pose lutiliteacute de son traiteacute pour laquo les connaissances agrave

caractegravere philosophique raquo [τὰς κατὰ φιλοσοφίαν ἐπιστήμας]148 Chacun de ces trois points

preacutecis a donneacute lieu agrave de nombreux deacutebats Nous navons la preacutetention ici ni de rendre compte

de chacun deux de maniegravere exhaustive ce travail deacutepasse en effet le cadre de notre reacuteflexion

ni dautre part de trancher pour telle ou telle interpreacutetation agrave propos de ces trois points preacutecis

Notre intention est bien plutocirct ici de souligner lrsquoeacutequivoque des textes drsquoAristote

mentionnant la dialectique de montrer agrave quel point la description mecircme de la dialectique est

ouverte et drsquoeacutetudier la maniegravere dont ont ducirc proceacuteder les tenants drsquoune dialectique forte dans

les traiteacutes philosophiques et scientifiques afin que soit confeacutereacutee agrave cette derniegravere une valeur

eacutepisteacutemologique Consideacuterer la dialectique comme la meacutethode aristoteacutelicienne de recherche

des principes dans les science est une lecture possible Les textes traitant de dialectique

semblent a priori permettre une telle lecture

La notion mecircme dἔνδοξον a souleveacute eacutenormeacutement de questions et de deacutebats Faut-il

consideacuterer une hieacuterarchie entre les ἔνδοξα comme le propose R Bolton149 ou E Berti Peut-

il y avoir conflit entre eux Comment comprendre la preacutecision donneacutee dans les Reacutefutations

sophistiques agrave ce qui est laquo le plus endoxal raquo150 Toutes ces questions sont dune importance

non neacutegligeable mais les deacutebats entre les commentateurs notamment entre R Bolton J

Brunschwig D Devereux ou E Berti demeurent ouverts et il nous serait difficile de trancher

en faveur de telle ou telle lecture

Cependant nous pouvons affirmer que lἔνδοξον constitue le point de deacutepart du

syllogisme dialectique et quil est deacutetermineacute dans les Topiques comme ce qui est

148 101a27-28149 laquo The Epistemological Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote

op cit p 237-262150 138a38

49

collectivement accepteacute Le syllogisme dialectique inscrit en effet sa propre racine dans

laquo lrsquoadheacutesion par la majoriteacute raquo par le laquo plus grand nombre raquo Nous lavons dit le traiteacute des

Topiques a pour but de trouver une laquo meacutethode raquo nous rendant capable de laquo raisonner

deacuteductivement raquo sur tous les sujets laquo en prenant appui sur des ἔνδοξα raquo151 J Brunschwig

traduit laquo ἔνδοξον raquo par laquo ideacutee admise raquo pour couvrir la deacutefinition plurielle quAristote donne

de ce terme agrave plusieurs reprises Sont des ἔνδοξα

laquo les opinions [τὰ δοκούντα] partageacutees par tous les hommes ou par presque tous ou

par ceux qui repreacutesentent lopinion eacuteclaireacutee [τοicircς σοφοicircς] et pour ces derniers par tous

ou par presque tous ou par les plus connus et les mieux admis comme autoriteacute raquo152

Et ainsi alors quil deacutefinit la preacutemisse du syllogisme dialectique comme laquo la mise sous forme

interrogative dune ideacutee admise raquo agrave partir de 103b8 Aristote revient sur cette deacutefinition de

lἔνδοξον et en eacutelargit la compreacutehension Peut preacutetendre ecirctre ἔνδοξον tout ce qui peut ecirctre

laquo accepteacute raquo par le plus grand nombre

Car une ideacutee propre agrave lopinion eacuteclaireacutee a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν

τις τὸ δοκούν τοicircς σοφοicircς] pourvu quelle ne contredise pas celle de lopinion moyenne

[τῶν πολλῶν δόξαις]153

Degraves lors lopinion eacuteclaireacutee celle du speacutecialiste dans un domaine a laquo toutes chances decirctre

accepteacutee raquo par le plus grand nombre de devenir un ἔνδοξον et decirctre alors eacutetabli comme

preacutemisse agrave la discussion dialectique tant quelle ne heurte pas les croyances de ce laquo plus grand

nombre raquo Les ideacutees admises par les savants semblent donc constituer une cateacutegorie

particuliegravere dἔνδοξα que seul le plus grand nombre accreacutedite ou non J Brunschwig eacutecrit

dailleurs agrave ce propos

Lendoxaliteacute dune opinion experte p deacutepend donc non seulement de ce que pensent les

experts mais aussi de ce que pense simultaneacutement la majoriteacute sur la mecircme question si

la majoriteacute pense que p p est certes un endoxon mais pour une raison qui nest plus la

caution des experts et qui est preacuteciseacutement la caution de la majoriteacute si la majoriteacute

pense que non-p cest non-p qui est un endoxon et p nen est pas un malgreacute la caution

des experts si la majoriteacute nincline ni du cocircteacute p ni du cocircteacute non-p p est alors un

endoxon pour la raison preacutecise que les experts lui donnent leur caution154

Il semble donc bien que la majoriteacute soit en derniegravere instance le garant de lendoxaliteacute dune

ideacutee Cest dailleurs aussi pour cela que lactiviteacute dialectique requiert un arbitre un arbitre

pour comme leacutecrit J Brunschwig se faire le laquo protecteur et le juge raquo155 de la reacutegulariteacute

formelle de lentretient Cette reacutegulariteacute comprend la rigueur contraignante du syllogisme

certes mais aussi lrsquoadheacutesion collective dune ideacutee poseacutee degraves lors comme preacutemisse endoxale

151 100a18-21152 Topiques I1 op cit 100b21-23 voir aussi 101a11-13 103b9-11 105a34-105b1153 Topiques I 10 103b11-12154 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p248155Brunschwig Topiques Introduction p XXIII-XXIV

50

Laspect laquo collectif raquo et laquo public raquo de lentretien dialectique se retrouve au cœur mecircme de la

deacutetermination endoxale dune ideacutee puisque toute ideacutee pour devenir ἔνδοξον doit ecirctre admise

soit par tous soit par la plupart soit par tous les speacutecialistes etc La mecircme ideacutee est reacutepeacuteteacutee

quelques lignes plus loin comme si Aristote voulait insister sur ce point

Il est clair enfin que toutes les opinions [ὄσαι δόξαι] en accord avec les sciences et

techniques sont aussi des preacutemisses dialectiques car les opinions des personnes qui ont

eacutetudieacute ces matiegraveres ont toutes chances decirctre accepteacutees [θείη γὰρ ἄν] par exemple celle

du meacutedecin en matiegravere de meacutedecine celle du geacuteomegravetre en matiegravere de geacuteomeacutetrie et

ainsi des autres156

Un autre extrait deacutecline encore cette ideacutee tout en y apportant une nuance agrave propos de la

laquo probabiliteacute raquo de lἔνδοξον Alors quAristote mentionne le laquo premier instrument raquo de la

dialectique quest la collecte de preacutemisses en Topiques I14 il eacutecrit

En outre on peut poser comme un principe et comme une thegravese admise157 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les

interlocuteurs accordent une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se

veacuterifie pas [hellip] On indiquera en marge agrave chaque fois le nom des tenants de ces

opinions notant par exemple que cest Empeacutedocle qui dit que les eacuteleacutements des corps

sont au nombre de quatre car une chose a toutes chances decirctre accepteacutee [θείη γὰρ ἄν]

quand cest quelquun de ceacutelegravebre qui la dite158

Malgreacute laccreacuteditation neacutecessairement collective de lἔνδοξον se deacutegage peu agrave peu de ce texte

un certain caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de lἔνδοξον en tant que celui-ci peut ecirctre une

ideacutee qui semble se veacuterifier laquo dans la totaliteacute ou dans la quasi-totaliteacute des cas raquo [ἐπὶ πάντων ἢ

τῶν πλείστων φαίυεται] Lἔνδοξον apparaicirct donc comme une ideacutee probable Ce caractegravere

deacutevidence apparente de probabiliteacute laisse entendre que lendoxaliteacute dune ideacutee tient agrave son

degreacute de probabiliteacute plus quagrave son accreacuteditation et que plus une ideacutee a un haut degreacute de

probabiliteacute plus elle est admise et partageacutee Mais nous pourrions aussi consideacuterer cette

probabiliteacute endoxale comme le point de rupture eacutepisteacutemologique de la dialectique En effet le

laquo probable raquo peut ecirctre compris comme le laquo non neacutecessaire raquo et donc comme le laquo non

scientifique raquo Cest en effet une lecture que semble partager Pierre-Marie Morel quand il

eacutecrit sappuyant sur la distinction entre deacutemonstration et syllogisme dialectique effectueacutee

dans les Premiers analytiques I 1 24b2-3159

Je peux ainsi raisonner [dialectiquement] agrave partir de chacune des deux opinions

contraires qui sont supposeacutees par la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo

156 Topiques I 10 104a33-37157 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de J Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

158 105b10-18159 laquo [hellip] une preacutemisse dialectique consistera lorsquon sadresse agrave un reacutepondant agrave lui demander de choisir entre

des thegraveses contradictoires [] raquo

51

Toutefois en ne prenant pas dautres preacutemisses que des opinions possibles ou

simplement admises par oppositions agrave des preacutemisses neacutecessaires je ne pourrais

conclure par une proposition neacutecessaire160

laquo Neacutecessaire raquo semblant ecirctre entendue ici dans le sens de laquo fondeacutee sur lexpeacuterience raquo une

preacutemisse dialectique non neacutecessaire est alors non fondeacutee et il est degraves lors difficile de la

consideacuterer comme scientifique Le caractegravere de probabiliteacute de lἔνδοξον ne peut agrave premiegravere

vue lui confeacuterer la mecircme valeur quun pheacutenomegravene perceptible se veacuterifiant dans tous les cas

Cependant nous pouvons aussi fonder la valeur eacutepisteacutemologique de lἔνδοξον sur ce

mecircme caractegravere de probabiliteacute Tout deacutepend alors de la faccedilon dont nous comprenons le sens

du mot laquo probable raquo chez Aristote Est probable laquo tout ce qui agrave premiegravere vue se veacuterifie dans

la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas raquo eacutecrit Aristote161 E Berti par exemple qui est lun des

tenants dun usage eacutepisteacutemologique de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques considegravere

le probable dans un sens tregraves eacutetroitement lieacute agrave celui du vrai En effet dans un article intituleacute

laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo le commentateur comprend que le

traiteacute le plus apte agrave fonder cette valeur de lἔνδοξον nest pas les Topiques mais la

Rheacutetorique162 Et cest par une approche comparant le sens de laquo probable raquo dans la Rheacutetorique

et dans les Premiers analytiques quil eacutetablit ce sens Citant un grand nombre de textes issus

de Rheacutetorique I et sinspirant dun article de Glenn Most E Berti considegravere que

[hellip] les preacutemisses des arguments rheacutetoriques agrave savoir les ἔνδοξα sont dautant plus

persuasifs quils sont proches de la veacuteriteacute Il ne fait aucun doute que dans le premier

chapitre de la Rheacutetorique Aristote attribue aux ἔνδοξα une haute valeur

eacutepisteacutemologique comme le soutient eacutegalement Most163

Lἔνδοξον eacutetant laquo probable raquo cest-agrave-dire proche du vrai il a en lui-mecircme une valeur

eacutepisteacutemologiquement proche du vrai Et cette valeur semble ne faire pour E Berti aucun

doute Car selon ce dernier il faut consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable raquo au vrai mais

dans un sens fort celui de laquo presque eacutegal raquo voire eacutegal au vrai Tout se passe comme si le

probable eacutetait vrai dans la plupart des cas En effet sappuyant sur des textes des Premiers

analytiques il faut selon E Berti comprendre le laquo probable raquo comme laquo ce qui arrive dans la

majeur partie des cas raquo comme laquo presque toujours vrai raquo164 E Berti va jusquagrave nier la

possibiliteacute dun conflit entre les ἔνδοξα Mecircme si Rheacutetorique II 25 1402a32-34 a eacuteteacute

compris comme pouvant admettre un conflit entre deux ou plusieurs ideacutees admises cela

demeure impossible pour E Berti car si conflit il y avait laquo la valeur eacutepisteacutemologique des

ἔνδοξα serait irreacutemeacutediablement compromise car la contradiction est le signe le plus eacutevident

160 Pierre-Marie Morel Aristote Une philosophie de lactiviteacute Gf Flammarion Paris 2003 p83161 105b10-11162 Enrico Berti laquo La valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα chez Aristote raquo in Berti Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote op cit p 77163 Ibidem p78164 Ibid p 88

52

de la fausseteacute dune de ces deux parties raquo165 Pour lui lἔνδοξον est donc laquo semblable raquo au

vrai cest-agrave-dire comme le vrai il a la mecircme valeur eacutepisteacutemologique que le vrai ce qui pose

la premiegravere pierre la base dune possible valeur eacutepisteacutemologique geacuteneacuterale de la dialectique

Puisquen effet la dialectique argumente agrave partir dideacutee admises si ces ideacutees sont vraies les

conclusions qui suivent neacutecessairement seront neacutecessairement vraies

Mais cela sous-entend aussi quil faut eacutetablir une diffeacuterence de degreacute entre la classe

des ἔνδοξα et celle des simples δοκούντα

Outre les endoxa les dokounta incluent aussi les adoxa qui ne sont accepteacutes que par

une personne ou par une petite partie de gens ou par ceux qui ne sont pas eacuteclaireacutes

ainsi que les paradoxa qui sont soutenus par quelques hommes eacuteclaireacutes comme les

philosophes (Antisthegravene Heacuteraclite et dautres) mais seulement par ceux-ci166

Il ne peut y avoir conflit quentre des ἀδόξα ou des παράδοξα qui sont deux cateacutegories de

δοκούντα mais pas entre des ἔνδοξα qui sont eacutepisteacutemologiquement supeacuterieurs car proches du

vrai Pour eacuteviter un conflit possible entre les ἔνδοξα et donc pour eacuteviter que ne seffritent les

fondations de la preacutetendue valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti propose comme

R Bolton167 une hieacuterarchie entre les δοκούντα tout nest pas un ἔνδοξον de la mecircme

maniegravere laquo Dailleurs eacutecrit encore E Berti comment des ἔνδοξα cest-agrave-dire des affirmations

vraies dans la plupart des cas pourrait-elles entrer en deacutesaccord entre elles raquo168 La

probabiliteacute mecircme de lἔνδοξον fonde donc pour E Berti sa valeur eacutepisteacutemologique Et cette

conception laquo hieacuterarchique raquo dun degreacute dendoxaliteacute permettrait de reacutesoudre les conflits entre

les simples δοκούντα et les veacuteritables ἔνδοξα les laquo endoxotata raquo endoxaux au plus haut

degreacute puisque eacutetant partageacutes plus largement Pourtant il semble bien eacutevident pour un lecteur

de la Physique de la Meacutetaphysique ou des Eacutethiques quAristote envisage la possibiliteacute de

conflits entre les ἔνδοξα Mais toute la question est de savoir de quelles opinions on parle J

Brunschwig a tregraves bien syntheacutetiseacute cette question laquo une opinion qui est en conflit (reacuteel et non

pas seulement possible bien entendu) avec une autre opinion peut-elle encore compter

comme un ἔνδοξον ou bien est-elle inapte agrave ecirctre compteacutee comme telle du seul fait de sa

relation de conflit raquo169 Partant bien que J Brunschwig conclue en posant que laquo lhypothegravese

dune possibiliteacute de conflit entre ἔνδοξα ne trouve pas dappui dans la notion de degreacutes

dendoxaliteacute raquo170 encore faut-il se demander puisquil ny a pas de conflit entre les laquo vrais raquo

ἔνδοξα ndash car un conflit viendrait saper leur valeur eacutepisteacutemologique ndash et que selon E Berti165 Ibid P 84166 Ibid167 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique eteacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77168 Ibid p 85169 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre Biologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la RechercheScientifique Paris 1990 p 245

170 Ibidem P 252

53

Aristote use de la meacutethode dialectique en prenant appui sur les ἔνδοξα dans ses traiteacutes

combien et quels sont les ἔνδοξα reacuteellement utiliseacutes par Aristote dans ses traiteacutes

philosophiques et scientifiques Les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees en Physique I sont-elles des

ἔνδοξα Si oui comment peuvent-elles ecirctre en contradiction avec les thegraveses heacuteracliteacuteennes

Ces derniegraveres sont-elles alors des ἔνδοξα ou des ἀδόξα Comment consideacuterer un thegravese

exposeacutee par Aristote comme veacuteritablement endoxale

E Berti na cependant pas toujours soutenu une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα en

fonction de leur degreacute de probabiliteacute cest-agrave-dire une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque aux

ideacutees admises en tant que probables En effet dans un article preacuteceacutedent intituleacute laquo Lutiliteacute de

la dialectique pour les sciences raquo E Berti comprend que les ἔνδοξα ont une valeur

eacutepisteacutemologique non laquo par soi raquo en fonction de leur degreacute de probabiliteacute mais par leur

coheacuterence geacuteneacuterale Fondant tout comme G E L Owen et exactement dans le mecircme sillage

sa thegravese sur le passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII 1145b1 et suivantes171 E Berti eacutecrit

La thegravese que je propose [hellip] est que le critegravere indiqueacute par Aristote comme suffisant

pour attribuer aux ἔνδοξα une valeur de veacuteriteacute et donc agrave la dialectique une base

eacutepisteacutemologique satisfaisante pour rendre service aux sciences nest pas constitueacute par

le degreacute dendoxaliteacute de ses preacutemisses mais par leur coheacuterence non simplement avec

dautres ἔνδοξα mais avec la plupart dentre eux En dautres mots ce qui rend digne

de confiance un ἔνδοξον au point de vue des sciences ce nest pas son degreacute

dendoxaliteacute cest-agrave-dire la quantiteacute ou la qualiteacute des personnes qui le partagent mais

la quantiteacute et la qualiteacute des autres ἔνδοξα avec lesquels il est ou nest pas compatible172

Les ἔνδοξα constitueraient donc une sorte de laquo monde coheacuterent raquo un monde en reacuteseau dont le

tissu fait de liens laquo rhizomatiques raquo attribuerait ou refuserait agrave chacune des conclusions

syllogistiques leur valeur eacutepisteacutemologique comme si ce reacuteseau endoxal eacutetait lui-mecircme

garant de sa propre valeur pour les sciences Mais cela signifierait alors quelque chose de plus

global agrave propos du projet philosophique dAristote si la dialectique est fondamentale dans les

traiteacutes scientifiques du Stagirite comme le laisse entendre une lecture posant la valeur

eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα alors la philosophie dAristote preacutetendrait trouver la veacuteriteacute dans

ce quon dit et ce quon croit comme si son projet eacutetait pour reprendre une expression de

Marta Nussbaum dans une approche comparative entre les philosophies de Platon et

dAristote celui de laquo sauver ce monde dapparences raquo En effet M Nussbaum qui partage

beaucoup des thegraveses de G E L Owen en ce domaine dans le chapitre laquo Saving Aristotles

appearances raquo de son ouvrage The Fragility of Goodness commence de la mecircme maniegravere

que G E L Owen et E Berti par eacutetudier le ceacutelegravebre passage de Eacutethique agrave Nicomaque VII

1145b1 et suivantes Cest selon elle dans ce passage quAristote expose sa meacutethode en

171 Citeacute page 36172 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in Dialectique Physique et Meacutetaphysique eacutetudes

sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p 35

54

science qursquoil laquo pose ce qursquoil appelle φαιυόμενα raquo173 avec bien entendu ce double sens quil

faut comprendre de φαιυόμενον depuis larticle Thitenai ta phainomena de G E L Owen

Mais ce passage est aussi pour la commentatrice caracteacuteristique du projet philosophique

aristoteacutelicien sauver les laquo apparences raquo [φαιυόμενα] en fondant leur veacuteraciteacute En effet M

Naussbaum eacutecrit

Lorsque Aristote deacuteclare que son but en science et en meacutetaphysique aussi bien

qursquoen eacutethique est de sauver les apparences et leur veacuteriteacute il nrsquoest pas alors en train de

dire quelque chose drsquoaiseacute et drsquoacceptable [hellip] Il srsquoengage agrave eacutetablir son travail

philosophique dans un lieu duquel Platon et Parmeacutenide ont passeacute leur carriegravere agrave

srsquoingeacutenier de sortir Il insiste sur le fait qursquoil trouvera la veacuteriteacute au sein de ce que nous

disons voyons et croyons plutocirct que laquo loin des sentiers battus de lrsquoecirctre humain raquo (pour

reprendre le mot de Platon) ailleurs raquo174

Ainsi proche des thegraveses de G E L Owen et de lAnalytique moderne M Nussbaum (mais

aussi E Berti qui semble accreacutediter une telle thegravese) paraicirct faire du projet aristoteacutelicien la

volonteacute de sauver ce monde dapparences (dans sa dualiteacute signifiante de laquo ce qui apparaicirct raquo et

de laquo ce qui est dit raquo) ce monde de choses et dideacutees partageacutees constituant une sorte de socle

commun garant dune certaine communauteacute humaine dune langue commune entre les

hommes et dont la valeur pour Aristote deacutepasserait celle de la veacuteriteacute scientifique la plus

strictement empirico-analytique comme si le Stagirite eacutetait effrayeacute par la deacutechirure de cette

communauteacute de ce langage commun due au rejet (platonicien et socratique) des opinions et

ideacutees partageacutees dans le domaine du faux et du faux-semblant Telle est linterpreacutetation plus

large que nous pouvons tirer de lideacutee de E Berti selon laquelle cest une coheacuterence entre les

ἔνδοξα qui fournit agrave ces derniegraveres leur valeur eacutepisteacutemologique un monde coheacuterent de choses

dites qui par leur coheacuterence se poseraient comme vraies

Il est donc possible de tenir pour laquo proche du vrai raquo voire comme vrai laquo dans la

plupart des cas raquo les ἔνδοξα et donc de commencer agrave envisager la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique Cependant les deux thegraveses quasiment contradictoires de E Berti tentant tour agrave

tour dattribuer agrave lἔνδοξον une valeur eacutepisteacutemologique intrinsegraveque de par sa probabiliteacute ou

bien extrinsegraveque en fonction de sa coheacuterence relative agrave dautres ἔνδοξα attestent par leur

diffeacuterence de la difficulteacute dune telle entreprise La valeur eacutepisteacutemologique dune ideacutee admise

ne va pas de soi Ainsi nous pouvons peut-ecirctre ici objecter que dans les Topiques ce

caractegravere laquo deacutevidence apparente raquo de probabiliteacute permet surtout de souligner dans le texte

173 Traduction personnelle de laquo to set down what he calls φαιυόμενα raquo Martha Nussbaum The Fragility ofGoodness luck and ethics in Greek tragedy and philosophy Cambridge University Press Cambridge 1986p240

174laquo When Aristotle declares that his aim in science and metaphysics as well as in ethics is to save appearancesand their truth he is not then saying something cozy and acceptable [hellip] He promises to do hisphilosophical work in a place from which Plato and Parmenides had spent their careers contriving an exit Heinsists that he will find his truth inside what we say see and believe rather than ldquofar from the beaten path ofhuman beingrdquo (in Platos word) ldquoout thererdquo raquo Martha Nussbaum Ibidem p 242-243

55

que nous citions175 105b10-18 un aspect psychologique fondamental de lentretien

dialectique Le terme laquo psychologique raquo est agrave prendre ici avec beaucoup de preacutecautions il ne

sagit pas de faire de la dialectique une activiteacute hautement psychologique ni au sens

aristoteacutelicien ni au sens moderne du terme Cependant il semble bien quune certaine

psychologie de linterlocuteur soit deacuteterminante dans lentretien dialectique En effet Aristote

dit bien que lrsquoon peut laquo poser comme un principe et comme une thegravese admise176 tout ce qui agrave

premiegravere vue se veacuterifie dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas car les interlocuteurs

accordent [τιθέασι] une preacutemisse lorsquils ne voient pas en quel cas elle ne se veacuterifie

pas raquo177 Puisque la preacutemisse dialectique nest justement pas neacutecessaire eacutevidente il faut faire

en sorte quelle soit admise par linterlocuteur Dailleurs quel serait linteacuterecirct de citer le tenant

dune opinion (par exemple Empeacutedocle en 105b) si ce nest dans une perspective

psychologique de faire admettre agrave linterlocuteur une ideacutee endoxale ou mecircme une thegravese

paradoxale ndash dont Aristote considegravere quelle peut ecirctre poseacutee comme preacutemisse si elle est

soutenue par quelquun de ceacutelegravebre Pour poser une preacutemisse dialectique il faut prendre en

compte la psychologie de son interlocuteur mais aussi celles de larbitre et du public qui

entourent lentretien178 et faire en sorte que ces derniers admettent la preacutemisse comme

endoxale laquo Psychologiquement raquo linterlocuteur acceptera plus facilement une ideacutee comme

la preacutemisse dun syllogisme dialectique si par exemple elle est probable cest-agrave-dire quelle

semble se veacuterifier dans la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des cas ou bien si de ceacutelegravebres

personnages lont soutenue Laspect central et deacutefinitionnel de lἔνδοξον nest pas tant celui

decirctre probable que celui decirctre accepteacute accreacutediteacute par la majoriteacute J Brunschwig traduit

dailleurs agrave trois reprises laquo θείη ἄν raquo179 optatif aoriste troisiegraveme personne du singulier de

τίθημι modaliseacute avec ἄν par laquo toute chance decirctre accepteacute raquo comme un truchement ingeacutenieux

pour rendre compte dans les trois extraits que nous citions drsquoun potentiel Car ce quil faut

surtout comprendre cest que pour Aristote une opinion peut ecirctre potentiellement endoxale

dans la mesure ougrave elle est accepteacutee ou du moins agrave la condition ougrave elle ne contredit pas

laquo lopinion du plus grand nombre raquo τῶν πολλῶν δόξαις et si jamais elle contredit cette

opinion geacuteneacuterale si elle est paradoxale elle peut ecirctre poseacutee si et seulement si quelquun de

ceacutelegravebre la tenue

Tout semble donc se passer comme si lendoxaliteacute dune opinion eacutetait garantie voire

permise non par sa laquo probabiliteacute raquo dans un sens proche ou eacuteloigneacute de celui de laquo veacuteriteacute raquo mais175 Page X176 Bien que lrsquoambiguiumlteacute demeure dans la traduction de Brunschwig puisquil traduit laquo δοκούσαν θέσιν raquo par

laquo thegravese admise raquo et quune preacutemisse dialectique ne peut ecirctre paradoxale il semble que laquo δοκούσαν θέσιν raquosoit comme la deacutefini Aristote en 104b19-20 une laquo penseacutee paradoxale soutenue par quelque philosopheceacutelegravebre raquo puisque son exemple immeacutediat fait mention dEmpeacutedocle

177 105b10 et suivantes178 Cet aspect psychologique de la dialectique se retrouve dailleurs dans les diffeacuterents conseils quAristote donne

aux questionneurs et reacutepondants dans le Livre VIII des Topiques179 103b11 104a34 105b17-18

56

par la totaliteacute ou presque des hommes ou des speacutecialistes La dialectique semble donc devoir

avoir pour point de deacutepart une preacutemisse qui ne doive en rien heurter une sorte drsquolaquo a priori raquo

non pas laquo conceptuel raquo pour reprendre les mots de G E L Owen180 mais laquo doxique raquo une

preacutemisse qui ne soit pas paradoxale qui ne bouscule pas les opinions dominantes qui ne

contredise pas laquo les eacutevidences communes raquo [ταicircς φαινομέυαις] (105b1) et ce mecircme si au

demeurant elle semble probable Le caractegravere endoxal dune opinion ou dune ideacutee ne lui

appartient pas en droit mais en fait et comme leacutecrit encore J Brunschwig laquo les eacutenonceacutes

laquo endoxaux raquo sont ceux qui ont des garants reacuteels qui sont autoriseacutes ou accreacutediteacutes par

lrsquoadheacutesion effective que leur donnent soit la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes soit la

totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des σοφοί [hellip] raquo181 σοφοί eacutetant agrave entendre ici non comme les

sages les philosophes ou les savants mais plutocirct comme les speacutecialistes en chaque domaine

les meacutedecins les geacuteomegravetres etc qui sopposent aux πολλοί comme laquo leacutelite [soppose] au

grand nombre lintelligentsia agrave la moyenne des hommes raquo eacutecrit encore J Brunschwig182 La

valeur endoxale dune opinion ne tient peut-ecirctre pas tant au lien quelle entretient avec le vrai

quagrave laccreacuteditation de cette opinion agrave devenir une preacutemisse dialectique Ce nest pas la

probabiliteacute la vraisemblance ou le caractegravere laquo proche du vrai raquo qui permet de poser une ideacutee

comme endoxale mais cest le fait quelle soit partageacutee Cest une sorte de garant encore ici

collectif intellectuel culturel ou peut-ecirctre seulement humain qui permet ou refuse

lendoxaliteacute dune opinion

Il est en effet difficile de consideacuterer comme laquo proche du vrai raquo la preacutemisse dialectique

preacutemisse eacutetant ici entendue comme la mise sous forme interrogative dune ideacutee endoxale

Aristote preacutecise dailleurs que

Ce serait une erreur en effet de consideacuterer toute preacutemisse et tout problegraveme comme

dialectique de fait personne de senseacute ne proposerait comme preacutemisse une opinion

universellement rejeteacutee ni ne poserait comme problegraveme une question parfaitement

claire pour tout le monde [hellip]183

Leacutevidence ou la probabiliteacute ne semblent pas ecirctre prises en consideacuteration dans lendoxaliteacute

dune ideacutee ce qui compte cest quelle soit partageacutee et quelle puisse donner lieu agrave deacutebat et

ce mecircme si elle est fausse De plus les exemples que donne Aristote de preacutemisses ou de

problegravemes dans la suite de ce texte sont de trois sortes laquo Parmi les preacutemisses certaines sont

eacutethiques dautres sont physiques dautres enfin sont logiques raquo Eacutethique laquo doit-on

obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux lois en cas de discordance raquo Logique laquo les

contraires relegravevent-ils ou non du mecircme savoir raquo Enfin physique laquo le monde est-il eacuteternel

180 Owen G E L laquo Thitenai ta phainomena raquo op cit p 85181 Brunschwig Topiques Tome I note 3 p113-114182 Brunschwig Ibidem note 1 p114183 Topiques I 10 104a2-7

57

ou non raquo184 Chacune de ces preacutemisses est donc la forme interrogative dune ideacutee partageacutee et

admise par la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des hommes la totaliteacute ou la quasi-totaliteacute des

savants sinon des plus illustres dentre eux ou des plus admis comme autoriteacute Une ideacutee

personnelle novatrice non admise ou ne faisant pas autoriteacute mecircme une ideacutee eacutevidente

probable voire vraie ne pourrait preacutetendre devenir une preacutemisse dialectique ou bien un

ἔνδοξον puisquen derniegravere instance seul le plus laquo grand nombre raquo donne agrave lideacutee son

caractegravere endoxale Il semble que la preacutemisse dialectique et lἔνδοξον soient peut-ecirctre

eacutepisteacutemologiquement laquo hors concours raquo Degraves lors cette valeur proposeacutee par E Berti ne va pas

de soi et la fragiliteacute de celle-ci risque de saper les fondations dune preacutetendue valeur

eacutepisteacutemologique plus geacuteneacuterale de la dialectique

Laspect collectif du jeu de la dialectique est sans doute lun des critegraveres les plus

importants pour comprendre la diffeacuterence entre dialectique et philosophie chez Aristote Mais

dans le mecircme temps cet aspect constitue un eacutecueil pour les tenants dune dialectique

eacutepisteacutemologiquement forte au sein des traiteacutes de science et de philosophie du Stagirite En

effet le livre VIII des Topiques souvre sur quelques conseils pratiques agrave lusage du

questionneur mais en mecircme temps quil dispense ses conseils Aristote eacutetablit une distinction

claire entre le dialecticien et le philosophe

Il faut dabord quand on sapprecircte agrave formuler les questions trouver le lieu agrave partir

duquel il convient dargumenter deuxiegravemement formuler les questions et les mettre

en ordre une par une pour soi-mecircme [πρὸς ἑαυτόν] enfin et troisiegravemement les poser

de vive voix cette fois pour lautre [πρὸς ἕτερον] Tant quil sagit de trouver le lieu la

recherche relegraveve agrave titre semblable du philosophe et du dialecticien mais se mettre agrave

ranger ces points en ordre et agrave formuler les questions [τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν] est

propre au dialecticien car tout ce qui est de ce type sadresse agrave un autre [πρὸς ἕτερον]

Au philosophe qui cherche par lui-mecircme [καθἑαυτὸν] il importe nullement si alors

que sont vraies et bien connues les preacutemisses par le biais desquelles se fait sa

deacuteduction le reacutepondant ne les accorde pas parce quelles sont proches de ce qui a eacuteteacute

poseacute au deacutebut et quil preacutevoit ce qui va en reacutesulter [hellip]185

Malgreacute les nombreuses difficulteacutes que soulegraveve ce texte il semble que la ligne de deacutemarcation

entre le philosophe et le dialecticien se trace gracircce agrave deux actions τάττειν cest-agrave-dire

laquo ranger raquo laquo ordonner raquo186 les diffeacuterentes questions ou preacutemisses que le questionneur veut

poser au reacutepondant puis ἐρωτηματίζειν cest-agrave-dire laquo poser les questions agrave linterlocuteur

pour lamener agrave une conclusion raquo187 les formuler agrave haute voix pour lautre laquo πρὸς ἕτερον raquo184 Topiques I 14 105b20-25185 Aristote Topiques Tome II Trad Brunschwig Les Belles Lettres Paris 2007 livre VIII 155b1-16186 Le Grands Bailly p 1899-1900187 Le Grand Bailly p 813

58

Cependant comme lexplique J Brunschwig188 bien que cet aspect πρὸς ἕτερον de la

dialectique soit dune importance capitale la dialectique nest pas quune relation agrave autrui En

effet laspect laquo collectif raquo neacutepuise pas toute la dialectique puisquelle se double dun aspect

preacutealablement laquo taxinomique raquo Lactiviteacute du questionneur dialecticien comprend trois temps

dont les deux derniers lui sont propres un premier temps durant lequel il faut trouver le lieu

agrave partir duquel il convient dargumenter un deuxiegraveme temps dorganisation des questions dans

un ordre bien particulier pour soi-mecircme puis un troisiegraveme temps ougrave il faut formuler ces

questions pour autrui Cependant τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν sont laquo le propre raquo [ἴδιον] du

dialecticien et semblent bien distinguer ici en Topiques 155b1-16 la dialectique de la

philosophie puisque le philosophe ne se soucie pas des reacuteactions de ses interlocuteurs eacutetant

donneacute que lui ne joue pas agrave la dialectique Le philosophe ne soumet pas les preacutemisses de ses

syllogismes agrave lautoriteacute du plus grand nombre Mais un problegraveme se pose alors si τάττειν καὶ

ἐρωτηματίζειν sont deux activiteacutes laquo propres raquo agrave la dialectique cela signifie-t-il que la

philosophie norganise ni ne formule aucune questions pour autrui En effet si nous

comprenons que ces deux activiteacutes sont laquo le propre raquo de la dialectique tel quAristote deacutefinit

le laquo propre raquo en Topiques I5 102a18-19 cest-agrave-dire comme ce qui laquo sans exprimer

lessentiel de lessence de son sujet nappartient pourtant quagrave lui raquo alors la philosophie doit-

elle se comprendre seulement comme une activiteacute solitaire anarchique car non organiseacutee et

silencieuse

Un texte de Meacutetaphysique Γ2 permet dune part de reacutepondre agrave cette question et

dautre part de comprendre un autre aspect fondamental de la dialectique son caractegravere

peirastique En effet en 1004b1-25 Aristote propose une autre distinction entre la

philosophie la sophistique et la dialectique Et il appert que pour le Stagirite la diffeacuterence

entre ces trois disciplines nest pas une diffeacuterence de forme mais une diffeacuterence de

laquo finaliteacute raquo et que la philosophie a pour fin dexaminer le vrai

En voici une preuve les dialecticiens et les sophistes revecirctent la mecircme apparence que

le philosophe car la sophistique nest quun semblant de sagesse et les dialecticiens

argumentent sur tout or lecirctre est commun agrave tout et agrave leacutevidence ils argumentent sur

ces questions parce quelles sont propres agrave la philosophie En effet la sophistique et la

dialectique tournent autour du mecircme genre que la philosophie mais la philosophie

diffegravere de la dialectique par la faccedilon dutiliser sa capaciteacute de la sophistique par le

choix de vie La dialectique met agrave leacutepreuve lagrave ougrave la philosophie apprend agrave connaicirctre

tandis que la sophistique paraicirct apprendre agrave connaicirctre mais ne le fait pas189

Ce texte peut ecirctre rapprocheacute de Topiques I1 100a25-101a4 dans lequel Aristote reformule

la distinction entre philosophie dialectique et sophistique mais cette fois-ci du point de vue

188 Aristote Topiques Tome II note 3 p 263-264189 Aristote Meacutetaphysique trad M-P Duminil et Anick Jaulin op cit p 150 nous soulignons

59

de la maniegravere dont ces trois laquo activiteacutes raquo font des syllogismes Le raisonnement deacuteductif 190

procegravede daffirmations vraies et premiegraveres eacutevidentes par elles-mecircmes Le raisonnement

dialectique procegravede des fameux ἔνδοξα Et la deacuteduction eacuteristique ou sophistique prend pour

point de deacutepart laquo des ideacutees qui se preacutesentent comme des ideacutees admises sans en ecirctre

reacuteellement raquo ou se preacutesente laquo comme une deacuteduction sans en ecirctre une raquo191 La sophistique se

caracteacuterise dans cet extrait des Topiques par un faux-semblant volontaire cette volonteacute de

laquo cacher son jeu raquo de faire croire agrave ses interlocuteurs quelle est comme la philosophie et

comme la dialectique Et si Meacutetaphysique Γ2 nous permet dexclure la sophistique de toute

preacutetention philosophique ou scientifique en en faisant un laquo semblant de sagesse raquo ndash

eacutethiquement drsquoune part puisque la sophistique diffegravere de la philosophie par laquo le choix de

vie raquo et drsquoautre part syllogistiquement car ses raisonnements nont que lapparence de

syllogismes ndash ce texte permet aussi de preacuteciser et dans le mecircme temps de rendre plus

complexe les rapports que la dialectique entretient avec la philosophie Dialectique et

philosophie ont toutes deux la mecircme forme la dialectique argumente sur tout parce que les

questions quelle se pose sont justement propres agrave la philosophie Degraves lors nous pouvons

peut-ecirctre eacutetablir ainsi une laquo homonymie de forme raquo entre dialectique et philosophie alors de

facto ce qui est propre agrave la dialectique τάττειν καὶ ἐρωτηματίζειν par exemple est propre

aussi agrave la philosophie Car la diffeacuterence entre ces deux activiteacutes ne tient pas agrave leur forme elles

ont en effet la mecircme en partage mais agrave lutilisation quon en fait laquo agrave la faccedilon dutiliser sa

capaciteacute raquo capaciteacute propre agrave lecirctre humain de faire de la dialectique et de la philosophie

Dune part le philosophe use de cette capaciteacute pour apprendre dautre part le dialecticien use

de celle-ci pour laquo mettre agrave leacutepreuve raquo

La distinction entre philosophie et dialectique se comprend donc dans une diffeacuterence

de laquo perspective raquo de but de finaliteacute Elles ont la mecircme forme et semble-t-il si nous

acceptons une laquo homonymie formelle raquo entre philosophie et dialectique ce qui est propre agrave

lune est propre agrave lautre bien quelles naient pas la mecircme fin Et peut-ecirctre que la meacutethode

dialectique peut fonder les principes des sciences justement par cette laquo homonymie raquo entre

philosophie et dialectique Cependant ce texte de Meacutetaphysique Γ2 a poseacute de nombreux

problegravemes aux interpregravetes qui soutiennent le caractegravere dialectique fondamental de la science

et de la philosophie chez Aristote car ce dernier y seacutepare clairement la philosophie de la

dialectique bien que celles-ci partagent une certaine homonymie (la dialectique ayant pour

fin de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo quand la philosophie laquo apprend agrave connaicirctre raquo) Pour reacutesoudre ce

problegraveme et continuer de consideacuterer la dialectique comme la meacutethode scientifique et

190 Le raisonnement deacuteductif est scientifique certes mais la frontiegravere entre science et philosophie estparticuliegraverement incertaine chez Aristote ainsi comme le livre E de la Meacutetaphysique dans lequel le motlaquo philosophie raquo est utiliseacute au sens de ἐπιστήμη (126a19) nous maintenons pour le moment ici leacutequivoqueentre science et philosophie

191 100b23-29

60

philosophique les tenants du dialectic turn ont ducirc proposer une distinction entre plusieurs

types de dialectique TH Irwin192 considegravere par exemple que ce passage de Meacutetaphysique

Γ2 doit ecirctre compris dans une strateacutegie antiplatonicienne seacuteparant la dialectique de la

philosophie La dialectique dont il est question en Meacutetaphysique Γ2 serait une pure

dialectic cest-agrave-dire celle deacutecrite dans les Topiques deacutepourvue de toute valeur

eacutepisteacutemologique car trop deacutependante aux δοκούντα et qui se distinguerait dune strong

dialectic mise en œuvre dans les recherches scientifiques et fondeacutee sur de vraies preacutemisses

ou des preacutemisses laquo semblables raquo au vrai des ἔνδοξα Cette distinction entre pure et strong

dialectic permet aussi de contourner le hiatus ducirc agrave laspect collectif (questionneurreacutepondant)

de la dialectique qui ne se retrouve guegravere dans les traiteacutes scientifiques La dialectique de

Meacutetaphysique Γ2 serait donc une dialectique socratique critique dialogique cest-agrave-dire

structureacutee autour des rapports du questionneur et du reacutepondant incapable de connaicirctre mais

seule capable de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo et la laquo philosophie raquo serait quant agrave elle lautre nom de

cette dialectique forte dont la tacircche est dexaminer le vrai et qui semble pouvoir se pratiquer

seul Cette thegravese peut ecirctre eacutetayeacutee par un extrait de Meacutetaphysique M4 dans lequel Aristote

montre la laquo faiblesse raquo de la dialectique socratique que lon peut degraves lors comprendre comme

plus faible que la dialectique aristoteacutelicienne

Mais Socrate cherchait avec raison le ce que cest car il cherchait agrave construire des

deacuteductions et le principe des deacuteductions est le ce que cest En effet la dialectique en ce

temps lagrave neacutetait pas assez forte pour pouvoir examiner les contraires mecircme

indeacutependamment du ce que cest et pour dire si les contraires relegravevent de la mecircme

science193

Une dialectique forte serait donc une dialectique fondeacutee sur le ce que cest une dialectique

scientifique dont les syllogismes seraient apodictiques cest-agrave-dire fondeacutes sur des ἔνδοξα dont

nous avons compris quils pouvaient avoir une valeur eacutepisteacutemologique en fonction du sens

que nous accordons au mot laquo probable raquo chez Aristote Et la distinction entre laquo dialectique raquo

et laquo philosophie raquo en Meacutetaphysique Γ2 sentend alors comme la distinction entre pure

dialectic et strong dialectic De fait il y aurait une stricte analogie entre la philosophie et la

strong dialectic Diviser ainsi la dialectique en plusieurs types en fonction du contexte de son

utilisation est lune des strateacutegies deacuteveloppeacutees par les tenants du Dialectic turn pour reacutesoudre

les contradictions du texte aristoteacutelicien Une telle distinction entre pure et strong dialectic

permet notamment agrave E Berti deacutecrire laquo Par conseacutequent la tacircche quAristote attribue agrave la

science de lecirctre en tant quecirctre se deacuteroule selon des proceacutedeacutes explicitement deacutecrits comme

dialectiques raquo194 R Bolton par exemple soppose sur ce point agrave T H Irwin et considegravere que

192 T H Irwin Aristotles First Principales Oxford 1988193 1078b23-27194 E Berti laquo Philosophie dialectique et sophistique en Meacutetaphysique Γ2 raquo in Dialectique Physique et

Meacutetaphysique eacutetudes sur Aristote Peeters Louvain-La-Neuve-Paris-Dudley-MA 2008 p47

61

cest justement la peirastique en tant quactiviteacute fondeacutee sur ce qui est le plus endoxal ndash les

endoxotata ndash et dont le but est seulement de mettre agrave leacutepreuve qui est le proceacutedeacute de la

dialectique le plus laquo scientifique raquo puisque celle-ci a selon lui la fonction de laquo justifier les

thegraveses scientifiques raquo195 La peirastique srsquooppose pour R Bolton agrave la laquo dialectique au sens

strict raquo qui elle est deacutepourvue de toute valeur eacutepisteacutemologique La distinction entre deux ou

plusieurs dialectiques semble permettre une analogie entre la philosophie et une dialectique

forte et si Aristote seacutepare philosophie et dialectique en Meacutetaphysique Γ2 ce nest que pour

deacutebouter une certaine dialectique qui nest selon T H Irwin que peirastique cest-agrave-dire qui

na pour seul but que de mettre agrave leacutepreuve les arguments adverses La peirastique eacutetant

personnifieacutee par Socrate en Meacutetaphysique M4 elle est incapable de connaicirctre agrave la

diffeacuterence dune dialectique forte Mais Aristote permet-il veacuteritablement de distinguer

plusieurs sortes de dialectique R Bolton pour infeacuterer cette ideacutee sappuie sur les services

rendus par la meacutethode topique selon Topiques I2 Il considegravere quaux diffeacuterents services se

rapportent diffeacuterentes dialectiques au service gymnastique une dialectique gymnastique au

service laquo scientifique raquo (qui inteacuteresse les notions premiegraveres des sciences) une dialectique non

gymnastique196 Pourtant J Brunschwig critique cette lecture Selon lui en effet

La meacutethode dialectique agrave laquelle on sentraicircne dans lusage laquo gymnastique raquo nest pas

une autre dialectique ou une autre forme de dialectique ou une dialectique gouverneacutee

par dautres regravegles que celle que lon pratique selon les Topiques eux-mecircmes agrave des

fins seacuterieuses et non laquo gymnastiques raquo197

Degraves lors reacutesoudre les incoheacuterences du texte aristoteacutelicien agrave propos de la dialectique dans le

but dassurer un usage scientifique de cette derniegravere en distinguant plusieurs laquo types raquo de

dialectiques ne va pas de soi et reste difficilement soutenable Sans tirer de conclusions trop

hacirctives sur ces deux (deux eacutetant un nombre a minima) dialectiques ayant des fonctions

diffeacuterentes ndash car il ne faut pas selon M Crubellier et P Pellegrin laquo seacuteparer de maniegravere trop

eacutetanches les diverses fonctions de la dialectique raquo198 ndash retenons pour le moment dune part

que la dialectique a un aspect collectif indeacuteniable mais aussi une fonction critique

peirastique et dautre part que les thegraveses de T H Irwin ou de R Bolton ont le meacuterite

incontestable de reacutepondre agrave de difficiles incoheacuterences du texte aristoteacutelicien Il importe peu

pour le moment de savoir si cette fonction peirastique constitue lessence dune certaine

dialectique non scientifique opposeacutee agrave une dialectique forte ou inversement la dialectique

reste une activiteacute de laquo mise agrave leacutepreuve raquo mais ses fonctions sont sans doute plurielles

195 R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Devereux Daniel et Pellegrin PierreBiologie Logique et Meacutetaphysique chez Aristote Eacuteditions du Centre National de la Recherche ScientifiqueParis 1990 p 185-236

196 CF R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo op cit pp 200-201197 J Brunscchwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et Pellegrin

Pierre op cit p 257198 M Crubellier et P Pellegrin Aristote op cit p 140

62

Aristote insiste dailleurs beaucoup sur le caractegravere peirastique de la dialectique dans les

Reacutefutations sophistiques Largument peirastique y est preacutesenteacute comme celui qui deacuteduit laquo une

contradiction agrave partir des opinions qui font autoriteacute raquo (2 165b4)199 De plus la peirastique

laquo est une partie de la dialectique et elle est capable de deacuteduire une conclusion fausse en se

servant de lignorance de celui qui rend compte de sa thegravese raquo (8 169b25-27) Enfin Aristote

considegravere que laquo la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute raquo et que de fait elle

laquo sapplique agrave tout raquo elle nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et peut ecirctre

pratiqueacutee par tout le monde avec plus ou moins de meacutethode (11 172a25-28)

En effet tous les arts utilisent eacutegalement certaines notions communes Cest pourquoi

tous les hommes y compris de simples particuliers font usage dune certaine maniegravere

de la dialectique et de la peirastique car tous jusquagrave un certain point tentent

dexaminer ceux qui professent un art (11172a29-33)

Ainsi la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα coupleacutee agrave lideacutee dune dialectique forte

parente de la philosophie et de la science agrave la diffeacuterence de la peirastique qui na pour tacircche

que de critiquer sans rien fonder permet de comprendre lultime service rendu selon les

Topiques I2 par la dialectique aux sciences ou plus exactement aux laquo notions premiegraveres de

chaque science raquo

Que notre traiteacute soit utile enfin aux connaissances de caractegravere philosophique cela

sexplique du fait que lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en

chaque matiegravere le vrai et le faux Mais on peut encore en attendre un service de plus

qui inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science [πρὸς τὰ πρῶτα τῶν περὶ

ἑκάστην ἐπιστήμην] Il est impossible en effet den dire quoi que ce soit en sappuyant

sur les principes speacutecifiques de la science consideacutereacutee puisque preacuteciseacutement les

principes sont ce qui est premier au regard de tout le reste il est donc neacutecessaire si

lon veut en traiter davoir recours agrave ce quil existe dideacutees admises agrave propos de chacune

de ces notions Cette tacircche appartient en propre agrave la seule dialectique ou du moins agrave

elle principalement de fait sa vocation examinatrice lui ouvre laccegraves des principes de

toutes les disciplines200

Bien que ce texte semble proposer deux services distincts rendus par le traiteacute des Topiques et

non un seul E Berti dans son article intituleacute laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo

comprend quil y a une uniteacute entre ces deux services preacutetendument diffeacuterents En effet

Nous ne sommes pas en preacutesence de deux services ou de deux utiliteacutes diffeacuterentes

mais la dialectique est utile aux connaissances de caractegravere philosophique cest-agrave-dire

aux sciences aussi bien parce que deacuteveloppant les apories dans les deux sens elle

199 Aristote Reacutefutations Sophistiques trad Myriam Hecquet GF Flammarion Paris 2015200 101a34-101b4

63

nous fait discerner plus facilement le vrai et le faux que parce que gracircce agrave sa vocation

examinatrice elle nous ouvre laccegraves aux principes de toutes les disciplines201

Ces deux utiliteacutes de la dialectique sont donc compleacutementaires et reacuteductibles agrave une seule

deacutecouvrir les principes de toutes les disciplines de toutes les sciences Mais par quel proceacutedeacute

la dialectique peut-elle deacutecouvrir les principes E Berti est sur ce point tout agrave fait clair la

dialectique deacutecouvre les principes des sciences par le proceacutedeacute laquo normal raquo celui qui laquo deacuteduit

des conclusions agrave partir des ideacutees admises raquo en tant que laquo seul proceacutedeacute dont on dispose pour

chercher les principes raquo202 Puisque les laquo ideacutees admises raquo ont degraves lors une valeur

eacutepisteacutemologique raisonner agrave partir delles en deacuteveloppant des apories permet de deacutecouvrir les

principes des sciences Certes Aristote nuance le caractegravere exclusivement dialectique de cette

tacircche En effet deacutecouvrir les principes des sciences est propre agrave la dialectique laquo ou du moins

agrave elle principalement raquo [ἴδιον ᾒ μάλιστα οἰκεicircον] eacutecrit-il en Topiques I2 101b2 Cependant

E Berti ne semble pas consideacuterer cette concession comme probleacutematique car elle est pour lui

surtout laquo pleacuteonastique raquo et ne remet pas en cause sa theacuteorie selon laquelle il reste eacutetabli que

laquo la dialectique permet de deacutecouvrir les principes des sciences raquo et ce par un proceacutedeacute tout agrave

fait normal deacutevelopper des apories agrave partir dideacutees admises proceacutedeacute qui nous permet de

deacutecouvrir le vrai et le faux203 Tels sont donc les diffeacuterents eacuteleacutements gracircce auxquels nous

pouvons attribuer cette valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Cette fonction preacutesumeacutee de la dialectique deacutecouvrir les principes des sciences par le

deacuteveloppement dapories agrave partir dopinions admises est selon E Berti qui reprend

lexpression de R Bolton laquo le fondement eacutepisteacutemologique raquo204 de la dialectique

aristoteacutelicienne Cependant pour E Berti lillustration la plus claire de cette fonction de la

dialectique en science ne se trouve ni dans les Topiques ni dans les Reacutefutations sophistiques

ni mecircme dans la Rheacutetorique En effet selon lui la plus brillante illustration de cette fonction

scientifique doit ecirctre rechercheacutee dans les traiteacutes scientifiques eux-mecircmes lagrave ou cet usage se

deacuteploie veacuteritablement Cest en effet ainsi quil conclut son article sur lutiliteacute de la dialectique

pour la science

En conclusion la base eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne est

constitueacutee par le fait que la plupart des ἔνδοξα sont aussi vrais et pour cette raison ils

permettent de voir entre deux thegraveses opposeacutees dont on a tireacute les conseacutequences laquelle

est la vraie et laquelle est la fausse lune eacutetant celle dont les conseacutequences saccordent

avec la plupart des ἔνδοξα lautre celle dont les conseacutequences les contredisent Le

201 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30202 Ibidem p 30-31 Il semble que dans cet article preacutecis E Berti ne fasse pas de diffeacuterence entre une

dialectique forte et la peirastique dans la deacutecouverte des principes des sciences Retenons quici la dialectiquedeacutecouvre les principes par un proceacutedeacute laquo normal ndash pour la dialectique raquo celui de deacutevelopper des apories nouspermettant de deacutecouvrir le vrai et le faux

203 Ibid p 32204 R Bolton laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Science Dialectique et

eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne op cit

64

mecircme proceacutedeacute peut ou doit ecirctre appliqueacute dans la recherche des principes des sciences

pour voir entre deux thegraveses opposeacutees et eacutegalement candidates au titre de principe

cest-agrave-dire de preacutemisse vraie laquelle est la vraie et laquelle est la fausse205

Ainsi puisquil faut selon E Berti rechercher lapplication du proceacutedeacute dialectique dans la

deacutecouverte des principes des sciences nous nous proposons dans les pages qui suivent

drsquoeacutetudier un cas particulier dont il est admis de le consideacuterer comme lun des plus

paradigmatiques de lusage aristoteacutelicien de la meacutethode dialectique en science le livre I de la

Physique qui procegravede dans un premier temps agrave la reacutefutation de la doctrine eacuteleacuteatique et dans

un second temps agrave leacutetablissement des principes de la physique206 Bien que ce texte soit un

veacuteritable locus classicus du deacutesaccord entre les speacutecialistes dAristote nous nous proposons

de linterroger pour appreacutecier sil accreacutedite ou non la thegravese selon laquelle la meacutethode

dAristote dans la recherche des principes des sciences est la meacutethode dialectique La

dialectique permet-elle textuellement en Physique I de deacutecouvrir les principes de la physique

soit le mouvement le repos et le substrat de ce couple de contraires

La reacuteponse agrave cette question soulegraveve un grand nombre de deacutebats et pourrait faire

intervenir une myriade de gloses contradictoires et de textes du corpus aristoteacutelicien aux sens

toujours diffeacuterents Cest dailleurs lune des principales difficulteacutes des eacutetudes

aristoteacuteliciennes proposer une thegravese agrave propos dune question preacutecise chez Aristote qui ne soit

pas contredite par un texte dAristote lui-mecircme Et cest pour faire face agrave cette difficulteacute que

nous faisons le choix de restreindre cette eacutetude au livre I de la Physique et de ne faire

intervenir que deux points de vue sur ce dernier celui de E Berti qui considegravere la dialectique

comme une meacutethode veacuteritablement scientifique en Physique I et celui de R Bolton dont le

point de vue est plus nuanceacute et permet de relativiser lutilisation faite par Aristote de la

dialectique en science

Comme nous lavons dit la Physique souvre sur lexposeacute de la meacutethode dAristote par

une reformulation de la doctrine des Analytiques et lexposition du laquo chemin naturel raquo qui va

de ce qui est plus clair et plus connu pour nous vers ce qui est plus clair et plus connu par

nature Lensemble du livre I a pour rocircle deacutetablir le nombre et la nature des principes de la

science physique une paire de contraire (le mouvement et le repos) deacutefinissant le genre de la

physique et un substrat (la matiegravere) Les objets de la science physique sont donc selon

Physique II les reacutealiteacutes laquo qui possegravedent en elles-mecircmes leur principes de mouvement et

drsquoarrecirct les unes quant au lieu dautres quant agrave laugmentation et agrave la diminution dautres

quant agrave lalteacuteration raquo207 Mais quelle strateacutegie Aristote met-il en place pour eacutetablir ces

principes au cours de ce tregraves deacutebattu livre I 205 E Berti laquo De lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo in E Berti op cit p 40

206 Le premier chapitre de la Physique est dun inteacuterecirct particulier car il est aussi selon les Meacuteteacuteorolo-giques I1 louverture de laquo toute lentreprise raquo physique et scientifique dAristote207 Physique II 1 192b14-15 trad Citeacutee Pierre Pellegrin

65

Selon E Berti cette strateacutegie est purement et simplement une application stricte de la

meacutethode dialectique telle quelle est exposeacutee dans les Topiques Et en effet plusieurs eacuteleacutements

corroborent un usage massif de la dialectique en Physique I Degraves le chapitre 2 du livre I agrave

partir de 184b15 Aristote eacutecrit

Mais il est neacutecessaire quil y ait ou bien un seul principe ou bien plusieurs et

sil ny en a quun ou bien quil soit immobile comme le disent Parmeacutenide et Meacutelissos

ou bien quil soit mucirc comme le disent les physiciens certains disant que les premiers

principes cest lair dautre que cest leau208

Dune part Aristote procegravede ici agrave une relative laquo revue raquo des ideacutees admises par ses

preacutedeacutecesseurs dans le domaine de la physique ce qui sapparente agrave un proceacutedeacute de type

dialectique mais dautre part il procegravede agrave une laquo parfaite division dichotomique qui ne

neacuteglige aucune possibiliteacute et les embrasse toutes raquo nous explique E Berti209 Lorigine

dialectique de cette laquo division dichotomique raquo ne fait pour le commentateur aucun doute car

elle repreacutesente le paradigme dun proceacutedeacute typiquement dialectique donnant lieu agrave une

laquo veacuteritable deacutemonstration raquo cest-agrave-dire une deacutemonstration scientifique

Aristote sengage ensuite dans une reacutefutation des doctrines eacuteleacuteatiques Leacuteleacuteatisme et

ses repreacutesentants Parmeacutenide et Meacutelissos niaient non le mouvement tel que nous le

percevons mais le fait quil laquo soit raquo le fait que nous puissions dire laquo le mouvement est raquo

Dans les fragments restitueacutes de son Poegraveme Parmeacutenide eacutecrit laquo Ce qui peut ecirctre dit et penseacute se

doit decirctre car lecirctre est en effet et le neacuteant nest pas raquo Et plus loin laquo En effet lecirctre

embrasse au plus pregraves lecirctre Or il est immobile pris dans les limites de formidables liens il

est sans commencement et il est sans fin car la geacuteneacuteration comme la destruction ont eacuteteacute

eacutecarteacutees loin de lui [] raquo210 Lexamen de cette doctrine niant le mouvement et la plurivociteacute

de lecirctre a pour Aristote un laquo inteacuterecirct philosophique raquo (I2 185a21)211 Mais pour quelle

raison Reacutemi Brague dans un article intituleacute laquo Note sur la deacutefinition du mouvement

(Physique III 1-3) raquo212 a particuliegraverement bien mis en lumiegravere le rapport entre la reacutefutation

des doctrines eacuteleacuteatiques sur le mouvement au livre I et la deacutefinition dudit mouvement au livre

III en tant quelle en constitue le verso Selon R Brague la deacutefinition quAristote eacutetablit du

mouvement en Physique laquo serait le versant positif de ce queacutetablissait neacutegativement la

reacutefutation de leacuteleacuteatisme meneacutee au livre I de la Physique (ch3) et par lagrave elle en constitue la

reacutefutation deacutefinitive raquo213 Il y a un correacutelat entre la deacutefinition du mouvement en Physique III

208 Ibidem 185b15 et suivantes209 laquo E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physique raquo in Berti op cit p 99210 Fragments restitueacutes ligne 1-2 puis 25-31 in Les Preacutesocratiques ed Jean-Paul Dumont Gallimard NRF

Paris 1988 p 260211 Nous reviendrons ulteacuterieurement sur cet laquo inteacuterecirct philosophique raquo de lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques212 Brague Reacutemi laquo Note sur la deacutefinition du mouvement (Physique III 1-3) raquo in La physique dAristote et les

conditions dune science de la nature Colloque organiseacute par le seacuteminaire drsquoEacutepisteacutemologie et dHistoire desSciences de Nice actes eacutediteacutes par Franccedilois de Gandt et Pierre Souffrin Vrin Paris 1991 pp107-120

213 Ibid p 109

66

et la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I ce correacutelat consiste en la neacutecessiteacute de faire du

mouvement un ecirctre En effet les Eleacuteates ne nient pas tant lexistence empirique du

mouvement que la preacutetention du mouvement agrave ecirctre un Ecirctre agrave acceacuteder laquo au statut raquo dEcirctre Degraves

lors il faut quAristote donne une laquo consistance ontologique raquo au mouvement laquo Il lui faut

bien plutocirct montrer que le mouvement a une digniteacute telle quil meacuterite que lon parle de lui en

employant le verbe ldquoecirctrerdquo raquo214 eacutecrit R Brague Ce serait lagrave tout lenjeu de sa deacutefinition du

mouvement au livre III Mais a fortiori la reacutefutation du livre I est la reacutefutation dune neacutegation

ontologique du mouvement Si Aristote cherche agrave reacutefuter les Eleacuteates au livre I de la Physique

cest parce quil semble impossible de fonder la science physique sur des principes qui nont

pas la digniteacute decirctre En effet laquo on ne peut savoir que ce qui est eacutecrit encore R Brague Or

ce qui est dans la nature se meut Si donc ce qui se meut ou le trait fondamental de ce qui se

meut ndash le mouvement ndash nest pas il ny a pas de savoir de la nature raquo215 Reacutefutation des

Eleacuteates et deacutefinition du mouvement sont donc le recto et le verso de la mecircme strateacutegie

eacutetablir une ontologie du mouvement Ainsi la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est pour

Aristote une neacutecessiteacute Il semble falloir pour pouvoir fonder un savoir de la nature

deacutemontrer lexistence ontologique du mouvement chose que niaient les Eleacuteates par leur

thegravese laquo lEcirctre est un et immobile raquo

Son proceacutedeacute argumentatif est-il degraves lors dialectique Premiegraverement Aristote

comprend que lexamen des thegraveses eacuteleacuteatiques ne relegraveve pas du domaine de la physique mais

dune autre science Et lanalogie quil mentionne en 185a1 pour eacutetayer son propos est

particuliegraverement eacuteclairante pour comprendre le proceacutedeacute utiliseacute dans la reacutefutation des thegraveses

eacuteleacuteatiques qui nient les principes physiques Cette reacutefutation ne peut se faire que par cette

laquo science commune agrave toutes raquo

De mecircme en effet que le geacuteomegravetre na lui non plus aucun argument contre celui qui

supprime les principes de la geacuteomeacutetrie ndash mais cela est laffaire dune autre science ou

du moins dune science commune agrave toutes ndash de mecircme en est-il pour celui qui soccupe

des principes216

Cette science commune agrave toutes les autres non tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres et qui

permet de reacutefuter celui qui supprime les principes de la geacuteomeacutetrie comme de la physique (ici

les Eleacuteates) nest-elle pas la dialectique Ce point a fait eacutenormeacutement deacutebat dans lhistoire des

eacutetudes aristoteacuteliciennes Selon P Pellegrin en effet cette science laquo commune agrave toutes raquo serait

pour D Ross la meacutetaphysique et pour Simplicius deacutejagrave la dialectique Cependant Aristote

deacutefinit bien dans les Seconds analytiques I 11 la dialectique comme lactiviteacute qui

laquo communique avec toutes les sciences raquo (77a26) et nest la science laquo daucun genre

214 Ibid p108-109215 Ibid p 109-110216 Physique I 2 185a1-4

67

deacutetermineacute raquo (77b32)217 Degraves lors il appert que le seul moyen mentionneacute par Aristote dans sa

Physique pour reacutefuter les thegraveses niant les principes physiques comme celles niant les

principes de toutes les autres sciences est bien la dialectique

Deuxiegravemement pour reacutefuter les thegraveses eacuteleacuteatiques Aristote use de la division des sens

des mots laquo ecirctre raquo et laquo un raquo Or la division ou la laquo dissociation raquo des divers sens des termes est

justement lun des instruments principaux de la dialectique En Topiques I 13 Aristote pose

quatre laquo instruments gracircce auxquels nous ne serons jamais agrave court darguments deacuteductifs raquo

dont le deuxiegraveme mentionneacute consiste laquo agrave savoir dissocier les diffeacuterents sens dun terme raquo218

Et cest en effet agrave partir des diffeacuterents sens de lecirctre quil reacutefute les thegraveses eacuteleacuteatiques

Mais le point de deacutepart le plus approprieacute de tous [pour reacutefuter] cest de voir

puisque leacutetant se dit de plusieurs maniegraveres ce que veulent dire ceux qui disent que

toutes les choses sont une est-ce quils veulent dire que toutes les choses sont

substance ou des quantiteacutes ou des qualiteacutes et nouvelle question est-ce que toutes

choses sont une substance unique comme lest un homme unique ou un cheval

unique comme lest blanc ou chaud ou lune des choses de cette sorte 219

Aristote use agrave nouveau de ce proceacutedeacute dialectique de la division des sens de lun

De plus puisque lun se dit de plusieurs maniegraveres tout comme leacutetant il faut

examiner de quelle maniegravere ils entendent que le tout est un Or on appelle un soit le

continu soit lindivisible soit les choses dont la formule de lecirctre essentiel est la mecircme

et unique comme jus de treille et vin220

La division des sens dun terme est en effet un proceacutedeacute proprement dialectique dune part

parce quil constitue nous lavons dit un instrument de la dialectique mais dautre part parce

que cette division sinscrit dans une analyse du langage commun du sens commun laquo des

choses dites raquo cest-agrave-dire des λεγόμενα dans lesquels sont compris les ἔνδοξα et qui

constituent lun des deux sens de φαιυόμενον selon G E L Owen Or cette reacutefutation

dialectique proceacutedant par la division des sens dun termes est pour Aristote selon E Berti

laquo une reacutefutation rigoureuse et parfaitement valable raquo221 Donc non seulement la reacutefutation est

bien dialectique mais elle est aussi pour E Berti fondeacutee cest-agrave-dire scientifiquement

valable

Cependant nous navons abordeacute pour linstant que la reacutefutation des Eleacuteates non la

deacutetermination effective des principes physiques Or selon E Berti reacutefutation des Eleacuteates ou

des laquo Anciens qui viennent ensuite raquo et deacutetermination des principes de la physique sont

intimement lieacutees car deacuterivant dun seul et mecircme proceacutedeacute dialectique Selon le commentateur

la recherche veacuteritablement physique commence avec la deacutetermination du nombre de

217 Ce que drsquoailleurs confirme P Pellegrin dans sa note 1p la Physique aux eacuteditions GF Flammarion218 A partir de 105a21 219 185b21 et suivantes220 185b6-9221 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

68

principes agrave partir du chapitre 4 du livre I et sachegraveve au deacutebut du livre II Or pour E Berti

toute cette recherche physique des principes deacutecoule dun proceacutedeacute dialectique qui prend

plusieurs formes

[Ce proceacutedeacute] est imposeacute par la distinction dichotomique entre les diffeacuterentes

possibiliteacutes concernant les principes [185b15] deuxiegravemement il a comme objet les

opinions des autres physiciens [agrave partir de 187a12] cest-agrave-dire des interlocuteurs

dAristote avec lesquels il semble avoir engageacute une espegravece de grande discussion

troisiegravemement il se sert dun instrument typiquement dialectique lanalyse du langage

humain222

Premiegraverement E Berti considegravere cette recherche du nombre et de la nature des principes

physiques comme une laquo grande discussion raquo comme un veacuteritable eacutechange un laquo entretien

dialectique raquo entre Aristote et ses preacutedeacutecesseurs sur un problegraveme preacutecis ce qui lui permet

grosso modo de rattraper laspect laquo collectif raquo de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques Et en effet Aristote discute les thegraveses de ses preacutedeacutecesseurs celles des Eleacuteates nous

lavons dit puis celles des physiciens (agrave partir de I4) Anaxagore Empeacutedocle Anaximandre

des atomistes comme Deacutemocrite et enfin celles des platoniciens (I9) Cest de cette

discussion queacutemane le nombre et la nature des principes En effet Aristote comprend que les

principes sont contraires car laquo tous en fait posent des contraires comme principes raquo223 Tout

se passe comme si Aristote inscrivait le nombre et la nature de ses principes dans la continuiteacute

de ses preacutedeacutecesseurs comme si lautoriteacute de ces derniers venait confirmer la deacutetermination

des principes physiques

Mais E Berti est aussi attentif agrave lobjet direct de lanalyse dAristote dans le livre I de

la Physique cest-agrave-dire les laquo expressions linguistiques communes raquo les laquo choses dites raquo les

laquo leacutegomegravenes raquo pheacutenomeacutenaux qui parsegravement le texte de Physique I Cet objet linguistique est

symboliseacute selon E Berti par les nombreuses expressions du Stagirite faisant reacutefeacuterence au

champ lexical du langage Ce dernier est particuliegraverement preacutesent bien que de maniegravere

sporadique en Physique I nous avons releveacute non exhaustivement 185b27-186a 186b18-24

ou encore 187a1-6 Autant drsquoextraits ougrave la recherche de la signification des mots chez les

preacutedeacutecesseurs dAristote ou dans le langage commun est dune importance capitale laquo on

appelle on dit que tous ceux qui disent que raquo sont en effet des syntagmes reacutecurrents en

Physique I et suffisent selon E Berti agrave justifier dune part la preacutesence de la dialectique

dans ledit livre I et dautre part la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Par exemple agrave

propos de la geacuteneacuteration dont il faut eacutetablir les principes Aristote raisonne selon E Berti

laquo sur la maniegravere correcte ou incorrecte par laquelle le langage humain exprime ce

pheacutenomegravene raquo224 Et cest justement ce proceacutedeacute qui permettrait agrave Aristote daboutir agrave une222 Ibidem p102223 Physique I 5 188a19224 E Berti laquo Les meacutethodes dargumentation dans la Physiques raquo in Berti op cit p 100

69

premiegravere conclusion sur le nombre des principes de la physique en I 7 191a20-22 et donc

drsquoeacutetablir une premiegravere conclusion veacuteritablement scientifique laquo Mais que les principes soient

trois et comment ils sont trois et de quelle maniegraveres ils sont principes cest clair raquo

Conclusion eacuteliminant les autres possibiliteacutes soit pour E Berti une veacuteritable deacutemonstration

De plus toutes les autres distinctions dont Aristote se sert en Physique I agrave savoir la

distinction par soi par accident ou celle de lacte et de la puissance distinctions gracircce

auxquelles Aristote reacutesout les apories des Eleacuteates et qui permettent de deacutecouvrir les principes

de la physique sont pour E Berti eacuteminemment dialectiques en ce quelles font reacutefeacuterence au

livre Δ de la Meacutetaphysique laquo consacreacute ndash comme on le sait ndash aux diffeacuterentes significations des

mots et ougrave la distinction laquo par soi raquo et par laquo par accident raquo revient continuellement raquo225

Ainsi en eacutelargissant son eacutetude agrave lensemble de la Physique et encore plus largement agrave

lensemble des traiteacutes physiques du corpus aristoteacutelicien (le De Caelo le De generatione et

corruptione les Meacuteteacuteorologiques le De anima ou encore les traiteacutes biologiques) E Berti

conclut son article en reacuteaffirmant une valeur eacutepisteacutemologique incontestable de la dialectique

Les proceacutedeacutes dont [la science physique] se sert sont dans la plupart des cas des

arguments dialectiques cest-agrave-dire des analyses du langage ou bien des discussions

des opinions dautrui ce qui nrsquoempecircche pas quils puissent ecirctre aussi de veacuteritables

deacutemonstrations scientifiques cest-agrave-dire doueacutes de neacutecessiteacute capables dobliger agrave

lassentiment [hellip] Il ne sagit pas certes de deacutemonstrations laquo physiques raquo au sens

moderne du terme mais plutocirct de deacutemonstrations laquo logiques raquo [cest-agrave-dire pour E

Berti laquo dialectiques raquo] cependant leur valeur de veacuteriteacute nest pour cela aucunement

diminueacutee226

Ainsi agrave la question de savoir si le livre I de la Physique permet de soutenir une valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique E Berti reacutepond par laffirmative Cest dailleurs selon le

commentateur en Physique I que sillustre le mieux lapplication de la meacutethode dialectique

dans la recherche des principes des sciences

Nonobstant nous pourrions reprocher agrave E Berti de confondre la preacutesence effective de

la dialectique en Physique I et la valeur eacutepisteacutemologique de cette derniegravere Certes la

dialectique est preacutesente dans ce livre I de la Physique comme dans la plupart des traiteacutes

scientifiques du Stagirite Mais a-t-elle veacuteritablement pour fonction de fonder les principes

des sciences Cest-agrave-dire ici de deacutecouvrir les principes premiers de la physique le

mouvement le repos et le substrat agrave ce couple de contraires Rien nest moins sucircr car et

cest lagrave lune des critiques que lui fait R Bolton227 Aristote explique bien que le mouvement

principe de la science physique est connu par le savant laquo par linduction raquo laquo ἡμicircν225 Ibid p 103226 Ibid p 113227 Bolton Robert laquo La meacutethode dAristote dans les sciences de la nature Physique I raquo in R BoltonScience Dialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre PellegrinLouvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 223-255

70

δὑποκείσθω τὰ φύσει ἢ πάντα ἢ ἔνια κινούμευα εἶναι δῆλον δἐκ τῆς ἐπαγωγῆς raquo228 Cette

ἐπαγωγή qui est largement admise comme eacutetant le processus dapprentissage et

dappreacutehension des principes proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν cest-agrave-dire par un processus

compris dans la meacutethode empirico-analytique Et immeacutediatement apregraves avoir affirmeacute que le

principe mouvement de la physique est connu par linduction Aristote explique pourquoi il

convient non de tout reacutefuter mais de reacutefuter seulement laquo ce quon deacutemontre faussement agrave

partir des principes raquo (185a15-16) Il faut donc faire une claire distinction entre le travail du

savant qui connait les principes par induction et selon la meacutethode empirico-analytique et

leacutecriture du texte aristoteacutelicien qui semble en effet suivre la meacutethode dialectique La

dialectique effectivement preacutesente en Physique I a peut-ecirctre moins pour but de fonder les

principes de la physique que de reacutefuter les mauvaises deacutemonstrations les deacutemonstrations

eacuteristiques Or il appert que les thegraveses soutenues par les Eleacuteates sont consideacutereacutees par Aristote

comme eacuteristiques

En reacutealiteacute examiner si leacutetant est un de cette maniegravere [agrave la maniegravere des Eleacuteates]

est comparable au fait dargumenter contre nimporte quelle autre thegravese de ceux qui

parlent pour parler [hellip] ou au fait de reacutesoudre une argumentation eacuteristique ce

quoffrent preacuteciseacutement les deux raisonnements celui de Meacutelissos et celui de

Parmeacutenide229

Certes P Pellegrin mentionne tregraves justement le caractegravere dialectique de cet examen par la

reacutefeacuterence agrave la theacutesis230 mais il nen demeure pas moins que la fonction de la dialectique dans

la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques est moins de fonder les principes de la physique que de

reacutefuter des thegraveses preacutesenteacutees par Aristote comme eacuteristiques Drsquoailleurs Aristote insiste sur le

caractegravere eacuteristique des thegraveses eacuteleacuteatiques

Tous les deux Meacutelissos et Parmeacutenide en effet font des syllogismes eacuteristiques en

effet agrave la fois ils prennent de fausses preacutemisses et leurs raisonnements ne sont pas

concluants 231

Encore agrave propos de Parmeacutenide laquo ses preacutemisses sont fausses raquo et sa laquo conclusion nest pas

valide raquo [186a23-24] Or quelle est donc la fonction de la dialectique face aux arguments

eacuteristiques tels que ceux de Meacutelissos et de Parmeacutenide

Tout drsquoabord ecirctre rompu agrave la dialectique offre la compeacutetence de pouvoir mettre agrave jour

ce genre dargumentation En effet en Topiques I1 agrave propos des laquo ideacutees admises raquo Aristote

eacutecrit

Il ne faut pas croire en effet que tout ce qui se preacutesente comme une ideacutee admise en

soit veacuteritablement une car les expressions dideacutees admises ne manifestent jamais agrave

toute premiegravere vue leur veacuteritable caractegravere comme il arrive que le fassent les principes228 185a12-14

229 185a6-9230 Aristote Physique trad P Pellegrin op cit Note 2 p 74231 186a6-8

71

des raisonnements eacuteristiques au sein de ces raisonnements en effet la nature exacte

du subterfuge est immeacutediatement et presque toujours eacutevidente pour ceux qui sont

capables dapercevoir les finesses232

Les preacutemisses des arguments eacuteristiques se donnent comme ideacutees admises prennent

lapparence dopinions faisant autoriteacute Mais puisque le laquo premier instrument raquo de la

dialectique est la collecte des preacutemisses cest-agrave-dire des vrais ἔνδοξα il appert que seul

lrsquoentraicircnement et la pratique dialectique cest-agrave-dire lhabitude de raisonner agrave partir de

veacuteritables ideacutees admises peut permettre de mettre agrave jour les preacutetendus mais neacuteanmoins faux

ἔνδοξα utiliseacutes dans les arguments eacuteristiques Et il semble bien que ce soit cette fonction de la

dialectique (utiliser cette meacutethode pour reacutefuter des arguments quAristote comprend comme

eacuteristiques puisque rompu agrave lexercice dialectique et qui sont bien selon les Reacutefutations

sophistiques laquo ceux qui deacuteduisent une contradiction agrave partir de ce qui paraicirct ecirctre des

opinions qui font autoriteacute mais nen est pas ou qui deacuteduisent en apparence une contradiction)

qui est agrave lrsquoœuvre en Physique I raquo233

Quand E Berti comprend que la dialectique sert la science en faisant deacutecouvrir le vrai

du faux par le deacuteveloppement dapories issues dideacutees admises il semble omettre un point de

deacutetail pourtant fort utile pour accorder ou refuser une valeur eacutepisteacutemologique agrave la dialectique

Car il appuie finalement sa reacuteflexion sur les Topiques qui mentionnent que laquo lorsque nous

serons capables de deacutevelopper une aporie dans lun ou lautre sens nous serons mieux agrave mecircme

de discerner en chaque matiegravere le vrai du faux raquo234 Cependant le texte des Topiques nest-il

pas ici lacunaire par rapport notamment agrave ce quen dit Aristote dans la Rheacutetorique agrave savoir

que la dialectique y sert agrave deacutecouvrir non pas abstraitement laquo le vrai et le faux raquo ce qui lui

confeacutererait indeacuteniablement une valeur eacutepisteacutemologique mais bien plutocirct agrave deacutecouvrir le

syllogisme vrai et le syllogisme faux cest-agrave-dire le syllogisme scientifique du syllogisme

eacuteristique ou sophistique En effet Aristote preacutecise la fonction de la dialectique alors mecircme

quil aborde cette derniegravere agrave travers lusage de la rheacutetorique

En outre il est manifeste que la rheacutetorique sert eacutegalement agrave deacutecouvrir le

persuasif vrai du persuasif apparent [τὸ φαινόμενον πιθανόν] tout comme la

dialectique le syllogisme vrai et le syllogisme apparent [τὸ φαινόμενον

συλλογισμόν]235

Or immeacutediatement apregraves la mention de ce φαινόμενον συλλογισμόν ce syllogisme faux

apparent Aristote mentionne le caractegravere de la sophistique laquo car ce qui fait la sophistique ce

nest pas la faculteacute mais lintention [] raquo 236 cest-agrave-dire lintention de faire un φαινόμενον232 100b26-101a1 nous soulignons233 2 165b7-8 nous soulignons

234 101a34-3

235 1355b15-17236 1355b17-18

72

συλλογισμόν et de prendre appui sur de fausses ideacutees admises que seule la dialectique permet

de mettre agrave jour Degraves lors il appert que lusage de la dialectique en Physique I est moins celui

de deacutecouvrir des principes qui eux sont laquo clairs par induction raquo que de reacutefuter des thegraveses

eacuteristiques que nous sommes agrave mecircme de consideacuterer tels gracircce agrave la dialectique

Mais alors une question se pose si les argumentations eacuteristiques senracinent dans de

fausses ideacutees admises et procegravedent de faux syllogismes nont-elles pas de facto aux yeux

dAristote et dans une perspective veacuteritablement scientifique une valeur somme toute tregraves

relative voire inexistante En effet selon les Reacutefutations sophistiques les cinq types dobjets

viseacutes par les eacutechanges eacuteristiques ne sont que laquo la reacutefutation le faux le paradoxe le soleacutecisme

et en cinquiegraveme lieu contraindre linterlocuteur au verbiage raquo237 ils ne sont donc les projets

que de ceux qui veulent laquo parler pour parler raquo238 agrave linstar de Meacutelissos et de Parmeacutenide selon

Aristote Degraves lors pourquoi le scientifique ou le savant doit-il les prendre en consideacuteration et

sattacher agrave les reacutefuter Pour quelle raison sattacher agrave reacutefuter ce qui aux yeux dAristote na

quune valeur particuliegraverement insignifiante laquo pour nous raquo239 savants nous qui savons les

principes par induction Aristote aurait tregraves bien pu dans sa Physique ignorer les arguments

eacuteristiques pourquoi donc fait-il le choix de les reacutefuter Quel est linteacuterecirct dune telle

reacutefutation dialectique des arguments eacuteristiques ainsi que dune discussion avec ses

preacutedeacutecesseurs

Les diffeacuterentes reacuteponses que Robert Bolton propose agrave cette question sont parfois

contradictoires du moins elles ne sont pas systeacutematiques J Brunschwig a dailleurs

particuliegraverement bien montreacute agrave quel point les thegraveses de R Bolton sont difficiles agrave soutenir

allant mecircme jusquagrave mettre en avant ses contradictions240 Cependant R Bolton sengouffre

dans cette distinction agrave eacutetablir entre la recherche du savant et leacutecriture dAristote Ainsi il

nuance veacuteritablement la valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne en

Physique mais aussi dans dautres traiteacutes scientifiques Selon lui en effet la dialectique a

plusieurs utiliteacutes dans les traiteacutes scientifiques premiegraverement Aristote use de la dialectique

contre les thegraveses eacuteleacuteatiques parce quil y est contraint deuxiegravemement lutilisation de la

dialectique dans la deacutetermination des principes ne sapparente finalement quagrave une proceacutedure

de justification des thegraveses scientifiques produites par la meacutethode empirico-analytique et

troisiegravemement la dialectique permet de proposer des solutions agrave certaines apories elle peut

servir de laquo pis-aller raquo en science Pour le commentateur la meacutethode preacuteconiseacutee dans les

sciences naturelles reste chez Aristote et agrave linstar de Physique I la meacutethode scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν En effet dans son article intituleacute laquo La meacutethode dAristote dans

237 165b14-16238 Physique I 186a7239 185a12240 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique

chez Aristote op cit p 237-262

73

les sciences de la nature Physique I raquo241 R Bolton commence par appreacutecier le souci

dAristote pour la meacutethode et comprend que ce dernier reacuteactive en Physique la doctrine des

Analytiques En effet selon lui la meacutethode dAristote en Physique nest pas la dialectique car

le point de deacutepart de cette meacutethode nest pas le bon laquo Des donneacutees de lexpeacuterience peuvent

ecirctre des ἔνδοξα eacutecrit R Botlon mais elle nont pas besoin de lecirctre raquo Car limportant dans les

sciences cest que les points de deacutepart de la recherche laquo viennent dune expeacuterience

approprieacutee et non pas des gens qui lrsquoacceptent raquo242 R Bolton refuse de comprendre le

Stagirite comme un analyste du langage mecircme en partie Il regimbe agrave consideacuterer lusage de la

dialectique en science comme la meacutethode scientifique par excellence Selon lui la meacutethode

du savant est une meacutethode scientifique telle que nous la comprenons cest-agrave-dire une

meacutethode baseacutee sur lobservation et lanalyse des pheacutenomegravenes sensibles Les eacutetudes

aristoteacuteliciennes modernes et notamment les interpregravetes du dialectic turn ont selon le

commentateur accordeacute beaucoup trop dimportance agrave la dialectique et agrave cette ideacutee dun a

priori structurel et conceptuel issu du langage quil faut analyser pour infeacuterer les principes des

sciences a linstar de G E L Owen de E Berti de M Nussbaum etc En conclusion de son

eacutetude sur le chapitre I de la Physique R Bolton eacutecrit

Ainsi la meacutethode du naturaliste aristoteacutelicien telle quAristote la deacutecrit et

lemploie dans le livre initial de la Physique nest pas une meacutethode a priori ou une

meacutethode approprieacutee agrave la philosophie en tant quelle est opposeacutee agrave la science [cest-agrave-

dire la meacutethode dialectique] Quelque fruste que soit la description ou lusage de cette

meacutethode [cette fois-ci celle du savant] son entreprise appartient par son esprit agrave la

famille de celles que nous consideacuterons aujourdhui comme scientifiques243

Aristote resterait donc un empiriste Les proceacutedures dialectiques sont hors concours en

Physique I pour la recherche des principes puisquil est admis que le savant vient agrave connaicirctre

les principes par induction cette fameuse laquo proceacutedure pour apprendre raquo Et R Bolton prend

soin danalyser le passage de Physique I2 dans lequel Aristote affirme que laquo quant agrave nous raquo

lexistence des choses mues laquo cest clair par induction raquo244 Pour R Bolton ce laquo quant agrave

nous raquo laquo ἡμicircν raquo pose la distinction nette entre un laquo nous les savants raquo qui connaissons les

principes des sciences par induction κατὰ τὴν αἴσθησιν nous les savants qui eacutevoluons dans

le domaine de la physique qui parlons la langue de la physique et une autre entiteacute en

preacutesence dans le texte dAristote qui se charge de reacutefuter les Eleacuteates dans une autre langue

sur un autre domaine par voie dialectique Largument de R Bolton consiste donc bien agrave

distinguer deux laquo instances raquo deux laquo temporaliteacutes raquo du texte aristoteacutelicien Il y a dune part le

temps de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique le temps de ce ἡμicircν241 R Bolton Science Dialectique et eacutethiques chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre

Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 p 223-255242 Ibid p 235 nous soulignons243 Ibid p 255244 185a14

74

de Physique 185a12 Et il y a dautre part le temps de lexpositio et de la disputatio

proprement aristoteacutelicienne qui procegravede dialectiquement et nengage en rien une remise en

question de la meacutethode empirique et analytique R Bolton met laccent sur cette dualiteacute

dinstances qui affleure en Physique I2 et qui permet de seacuteparer clairement ce qui relegraveve du

domaine de la science et ce qui relegraveve de la dialectique Mais degraves lors pourquoi recourir agrave la

dialectique en Physique I Pourquoi Aristote ne contredit-il pas les Eleacuteates par la simple

induction en les renvoyant agrave leur perception

R Bolton comprend que ce recours agrave linduction donc a fortiori agrave la perception dans

la reacutefutation des Eleacuteates est impossible parce que ce serait faire une peacutetition de principe

principe que les Eleacuteates refusent par ailleurs Les Eleacuteates ne peuvent pas accepter nimporte

quelle preacutemisse ainsi un syllogisme sous la forme laquo les oiseaux volent voler est un

mouvement donc le mouvement est raquo syllogisme baseacute sur linduction dun particulier perccedilu agrave

un universel conccedilu ne fonctionnera pas pour les reacutefuter car les Eleacuteates refusent la preacutemisse

pour la simple raison que celle-ci contient en elle la conclusion laquo le mouvement est raquo or les

Eleacuteates refusent que le mouvement soit Degraves lors les reacutefuter en ayant recours agrave linduction ce

serait poser comme preacutemisse lexistence du mouvement (les oiseaux volent) pour conclure

lexistence du mouvement (le mouvement est) la conclusion eacutetant comprise dans la preacutemisse

Aristote refusant la peacutetition de principe et comprenant quun tel syllogisme ne serait daucun

effet contre les Eleacuteates la reacutefutation se fera par une autre voie elle se fera dialectiquement

Finalement R Bolton comprend quil ny a tout simplement pas de preuve adeacutequate de

deacutemonstration syllogistique pour deacutemontrer que la nature existe et quelle est en mouvement

puisque les principes sont connus laquo par eux-mecircme raquo soit quaucune meacutediation quelconque

dun moyen terme nest requise pour les appreacutehender Ce qui est connu par induction est

connu laquo par soi raquo Et R Bolton pose que mecircme leacutetablissement des principes contraires et la

preuve du troisiegraveme principe (le substrat) dans le livre I de la Physique qui pourtant semble

deacutecouler dune discussion dialectique avec les preacutedeacutecesseurs drsquoAristote sont eacutetablis par

induction La dialectique est un adjuvant agrave la science elle lui permet de dialoguer et de

convaincre ses deacutetracteurs les plus radicaux

Un extrait du De Caelo permet peut-ecirctre de mieux rendre compte de cet usage preacutecis

de la dialectique dans la Physique En 298b17 Aristote mentionne Meacutelissos et Parmeacutenide et

eacutecrit agrave leur propos

Mais mecircme si leurs autres thegraveses sont correctes on ne peut admettre que ces gens

parlent en physiciens [ἀλλ οὐ φυσικῶς γε δεicirc νομίσαι λέγειν] lexistence decirctres

inengendreacutes et absolument immobiles inteacuteresse une science diffeacuterente de la physique et

supeacuterieure agrave elle245

Peu nous importe ici de savoir quelle est cette science supeacuterieure Ce qui est surtout245 Aristote De Caelo op cit 298a17-20

75

inteacuteressant de constater dans cet extrait cest que selon Aristote les Eleacuteates ne parlent pas la

langue du physicien puisquil refusent les conditions de possibiliteacute mecircmes de tout savoir sur

la nature et que la dialectique semble avoir justement le rocircle en Physique I de reacuteussir agrave

parler la mecircme langue que Meacutelissos et Parmeacutenide pour pouvoir les reacutefuter dans leur langue

Une science ne peut pas selon les Analytiques deacutemontrer ses propre principes R Bolton

considegravere la reacutefutation des Eleacuteates en Physique I comme la parfaite illustration de ce dogme

de laristoteacutelisme Il faut passer par une autre proceacutedure pour deacutemontrer les principes dune

science Mais ces principes sont connus en amont de cette deacutemonstration par la voie

empirique

Degraves lors la dialectique est utile aux laquo connaissances agrave caractegravere philosophique raquo

(Topiques I 2) parce quelle doit laquo aider raquo selon R Bolton la proceacutedure inductive Elle se

pense plus comme un adjuvant aux sciences que comme la meacutethode pour en deacutecouvrir les

principes En effet dans son article intituleacute laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique

aristoteacutelicienne raquo246 R Bolton maintient sa thegravese selon laquelle laquo la dialectique ne suffit pas

pour garantir quune deacutefinition adapteacutee agrave des objectifs scientifiques ait eacuteteacute deacutecouverte raquo247 le

pheacutenomegravene perceptif primant toujours en derniegravere instance car deacutetenant la laquo veacuteriteacute raquo Il

explique en outre qursquolaquo Aristote pense quil est neacutecessaire de trouver des theacuteories scientifiques

qui soient compatibles avec les ἔνδοξα [hellip] tout autant quavec les pheacutenomegravenes

perceptifs raquo248 Ladeacutequation des theacuteories scientifiques aux ἔνδοξα serait une sorte de test Les

ideacutees admises entreraient donc dans le processus scientifique en conclusion de ce dernier et

comme en soutien pour justifier les theacuteories scientifiques issues de linduction Cest en cela

grosso modo que R Bolton envisage la maniegravere dont la dialectique peut rendre un service

qui laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo249 Et sil comprend que la

peirastique est la forme de la dialectique laquo la plus scientifique raquo en tant que fondeacutee laquo sur ce

qui est le plus endoxon raquo cest justement parce quelle est cette dialectique qui eacuteprouve qui

laquo met agrave leacutepreuve raquo agrave la diffeacuterence dune dialectique laquo au sens strict raquo qui nest que

laquo gymnastique intellectuelle raquo Si la dialectique peirastique entre dans le processus de

justification des principes seulement pour tester eu eacutegard aux ἔνδοξα les theacuteories

scientifiques comprises empiriquement alors elle est en effet la laquo dialectique la plus

scientifique raquo puisque sa fonction est de laquo mettre agrave leacutepreuve raquo bien que la valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique soit donc agrave nuancer voire agrave relativiser complegravetement

Certes le scientifique peut fonder ce quil dit sur ce que tout le monde admet ou agrave deacutefaut sur

246 Bolton Robert laquo Le fondement eacutepisteacutemologique de la dialectique aristoteacutelicienne raquo in Bolton ScienceDialectique et eacutethique chez Aristote essais deacutepisteacutemologie aristoteacutelicienne trad Pierre Pellegrin Louvain-La-Neuve-Paris-Walpole MA 2010 pp 11-77

247 Ibid p21248 Ibid p23249 Topiques I 2 101a38

76

ce que pense la majoriteacute dominante ou la majoriteacute des experts ou encore certains dentre eux

Mais cette fondation a surtout pour but selon R Bolton de laquo produire une conviction avec

un maximum deffet lorsquelle est utiliseacutee avec les gens en geacuteneacuteral raquo250 ce qui nest pas

lobjectif premier du scientifique ce dernier eacutetant surtout deacutetablir le vrai et de fonder le

discours sur des principes premiers La dialectique est donc secondaire en science elle

semble surtout pouvoir permettre une laquo communication raquo entre le philosophe et le non

philosophe le scientifique et le non scientifique plus que fonder les principes des sciences

Au mieux le recours agrave la dialectique en science est un laquo pis-aller raquo auquel Aristote se

reacutesoudrait faute de data sensibles En effet dans un article paru en 2009 intituleacute laquo Two

Standards for inquiry in Aristotles De Caelo raquo R Bolton comprend quil y a dans le De

Caelo deux meacutethodes de recherche bien distinctes lune repose sur la perception sensible

(visible en II13 II14 III7) lautre sur le recours massif dAristote agrave lεὔλογος (ce quil est

raisonnable de comprendre dadmettre) et que R Bolton interpregravete comme la trace de la

meacutethode dialectique dans les recherches astronomiques Or comment soutenir cette dualiteacute

meacutethodologique La reacuteponse de R Bolton est sans eacutequivoque la dialectique est un

laquo standard for inquiry raquo non veacuteritablement scientifique car ayant pour rocircle de pallier dans le

De Caelo lrsquoinsuffisance de la meacutethode empirique dans le cas ougrave des data viendraient agrave

manquer La proceacutedure issue de lεὔλογος est moins fiable que la proceacutedure κατὰ τὴν

αἴσθησιν mais elle vaut mieux que rien et semble se poser laquo dans lattente raquo dune infirmation

ou dune confirmation ulteacuterieure rendue possible gracircce agrave la deacutecouverte de nouvelles donneacutees

sensibles gracircce agrave de nouvelles observations La dialectique ne servirait donc dans le De

Caelo quagrave la recherche de reacutesultats creacutedibles et R Bolton interpregravete le recours massif agrave

lεὔλογος dans le contexte preacutecis du De Caelo comme une difficulteacute eacutevidente qursquoaurait

Aristote agrave observer les pheacutenomegravenes astronomiques trop lointains ndash agrave la diffeacuterence de la

recherche en biologie par exemple ougrave les pheacutenomegravenes sont plus proches de nous plus

facilement observables

Le commentateur corrobore en outre sa conception de la dialectique comme un laquo pis-

aller raquo par leacutetude du chapitre II12 du De Caelo Celui-ci souvre sur la mention de deux

apories auxquelles il faut essayer de donner selon Aristote une μικρὰς εὐπορίας laquo une petite

reacuteponse raquo que P Moraux traduit par laquo reacuteponse plausible raquo laquo Il y a deux questions

embarrassantes agrave propos desquelles on risque et non sans raison de se trouver en difficulteacute

eacutecrit Aristote Nous devons tenter dy apporter une reacuteponse plausible [μικρὰς εὐπορίας] raquo251

Aristote formule alors cette embarrassante aporie

[hellip] pour quelle raison les astres ne sont-ils pas mus de mouvements toujours plus

nombreux agrave mesure quils se trouvent plus loin de la translation premiegravere mais sont-ce250 R Bolton Ibid p 46251Aristote De Caelo trad P Moraux Les Belles Lettres Paris 1968 p 80 291b24-27

77

les mouvements de la reacutegion meacutediane qui sont les plus nombreux Puisque le corps

premier se meut dun mouvement unique il semblerait logique que le corps le plus

proche de lui fucirct animeacute des mouvements les moins nombreux quil en eucirct deux par

exemple et le suivant trois ou que lon trouvacirct quelque autre disposition de ce genre

Or en reacutealiteacute cest le contraire qui se passe Le soleil et la lune sont mus de

mouvements moins nombreux que ceux de certains astres errants252

Or lembarras de ce problegraveme est ducirc justement au fait laquo que nous ne disposions que de

moyens dinvestigation tregraves limiteacutes et quune distance eacutenorme nous seacutepare des pheacutenomegravenes de

la reacutegion astrale raquo (292b15-17) Et pour reacutesoudre cette aporie Aristote propose une solution

eacutetonnante il faut consideacuterer les astres comme sils eacutetaient animeacutes du mecircme mouvement que

les vivants comme sils partageaient avec les vivants πράξεως καί ζωῆς laquo laction et la vie raquo (

292a21) Ainsi compris le nombre de leurs mouvements deacutepend de leur nature plus ou moins

apte agrave atteindre la perfection De la mecircme maniegravere quun ecirctre humain a besoin dune simple

marche digestive pour ecirctre en santeacute cest-agrave-dire pour ecirctre dans un certain eacutetat de perfection

physique et mentale et quun autre a besoin dune multitude dexercices pour atteindre le

mecircme eacutetat de la mecircme maniegravere certains astres ont besoin de mouvements plus nombreux

pour atteindre leur perfection Cest seulement en consideacuterant les astres comme sils eacutetaient

vivants que nous pourrons sortir de cette aporie Or pour R Bolton lisant ce texte en

comparaison avec un extrait des Parties des animaux 644b-645a cette laquo petite reacuteponse raquo fait

partie dune laquo εὐλόγως procedure raquo (donc selon lui dune proceacutedure dialectique) Proceacutedure

quAristote consideacutererait comme laquo infeacuterieure raquo par rapport agrave la proceacutedure scientifique

proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

De plus il est aussi eacutevident degraves les premiegraveres lignes du De Caelo 2 12 291b24 ss

qursquoAristote considegravere la deacutemarche issue de lrsquoεὐλόγως comme incontestablement

infeacuterieure agrave lrsquoautre niveau de deacutemarche plus scientifique Il la deacutecrit comme une laquo petite

reacuteponse raquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) Il srsquoagit drsquoune thegravese qursquoAristote soutient

eacutegalement dans des termes similaires dans drsquoautres textes par exemple Les Parties des

animaux 15 644b22 ss dans sa ceacutelegravebre deacutefense de lrsquoeacutetude de la biologie Aristote y

porte particuliegraverement son attention sur les limites de notre capaciteacute agrave deacutevelopper notre

connaissance en astronomie limites dues agrave lrsquoextrecircme insuffisance de data sensibles

approprieacutes Il expose une nette distinction entre ce constat et notre situation en biologie

ougrave les data sensibles pertinents sont plus aiseacutement obtenus par conseacutequent il pose que

nous connaissons plus et mieux dans le domaine de la biologie que dans celui de

lrsquoastronomie (645a1 ss)253

252 291b29-292a1253 laquo In addition it is also clear from the opening lines of De Caelo 212 291b24 ff that Aristotle regards

εὐλόγως procedure as distinctly inferior to the alternate more scientific level of procedure He describes it as aldquolittle advancerdquo (μικρὰς εὐπορίας 291b27) This a point that Aristotle also makes in similar terms elsewherefor instance in De Part an 15 644b22 ff in his famous defense of the study of biology There Aristotle againdraw a particular attention to the limits on our ability to advance our knowledge in astronomy due to theextreme paucity of appropriate perceptual data He sharply contrasts this with our situation in biology where

78

Lεὐλόγως procedure ne serait donc que le palliatif agrave un manque de donneacutees sensibles un pis-

aller en attendant une meilleure reacuteponse agrave un problegraveme donneacute

La lecture de R Bolton dans cet article de 2009 se trouve bien reacutesumeacutee par la citation

des Politiques dAristote que le commentateur donne en eacutepigraphe agrave son article laquo car il ne

faut pas rechercher la mecircme exactitude dans les recherches meneacutees par le raisonnement et

dans celles qui concernent les donneacutees des sens raquo254 Il faut donc semble-t-il eacutetablir une

distinction entre deux niveaux de recherche plus ou moins scientifiques Or les recherches

meneacutees par le raisonnement sont pour R Bolton dans le De Caelo les recherches

laquo eulogiques raquo cest-agrave-dire dialectiques Et il ne faut pas rechercher en elles la mecircme

exactitude que dans les recherches veacuteritablement scientifiques proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν

Car toujours selon Aristote laquo le mouvement en avant est plus noble que le mouvement vers

larriegravere raquo (De Caelo II5 288a5-6) Or si Aristote appelle laquo devant raquo laquo le cocircteacute ou se trouvent

les sens raquo (II2 284b30) alors peut-ecirctre considegravere-t-il aussi la meacutethode empirico-analytique

proceacutedant depuis la perception comme une meacutethode plus laquo noble raquo plus exacte plus

scientifique que la meacutethode dialectique par exemple

Les thegraveses de R Bolton nuancent ainsi consideacuterablement la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique deacuteveloppeacutee par une branche radicale du dialectic turn R Bolton parvient agrave

rendre compte de lusage de la dialectique dans les recherches scientifiques tout en

comprenant la meacutethode deacuteveloppeacutee dans les Analytiques comme le canon de la science Dans

le deacutebat contemporain agrave propos de la meacutethode dAristote en science Robert Bolton repreacutesente

une sorte de laquo troisiegraveme voie raquo plus syntheacutetique et plus nuanceacutee que les deux perspectives

consideacuterant tour agrave tour la meacutethode empirico-analytique et la meacutethode dialectique comme la

meacutethode scientifique par excellence Celui-ci considegravere la meacutethode empirico-analytique

comme la veacuteritable meacutethode scientifique tout en reacuteussissant agrave prendre en charge lusage

quAristote fait de la meacutethode dialectique soit une maniegravere de reacutefuter des thegraveses eacuteristiques

soit une meacutethode de justification des thegraveses scientifiques soit un pis-aller pour proposer une

solution temporaire agrave un problegraveme scientifique que lobservation sensible ne permet pas de

reacutesoudre

Cependant ce qui ressort neacuteanmoins de tout notre deacuteveloppement sur la valeur

eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique cest quune telle valeur est difficile agrave soutenir Il

semble veacuteritablement complexe mecircme eu eacutegard agrave la probabiliteacute des ἔνδοξα agrave la distinction

entre plusieurs sortes de dialectiques et gracircce agrave leacutetude dun cas preacutecis quest Physique I de

pouvoir soutenir que la dialectique est la meacutethode aristoteacutelicienne pour deacutecouvrir les

the relevant perceptual data are easily obtained and thus he says we know more and we know better inbiology than we do in astronomy (645a1 ff) raquo Robert Bolton laquo Two standards of inquiry in Aristotles DeCaelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 68

254 Aristote Politiques trad P Pellegrin VII7 1328a19-21 p 472 Cette distinction se retrouve dans lrsquoEacutethiqueagrave Nicomaque I11094b11

79

principes des sciences Et ce que lanalyse du livre I de la Physique ainsi que les thegraveses de R

Bolton nous permettent de poser cest une distinction claire entre le temps ou linstance de la

recherche scientifique qui procegravede selon la meacutethode empirico-analytique et le temps ou

linstance de lexposition proprement aristoteacutelicienne qui elle procegravede dialectiquement Il

appert que la meacutethode scientifique reste la meacutethode empirico-analytique cependant R

Bolton neacutepuise pas tout lenjeu dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques de la preacutesence

de la dialectique Car celle-ci semble prendre en charge le souci peacutedagogique neacutecessaire agrave la

theacuteorie scientifique aristoteacutelicienne

80

Dans un premier temps nous avons donc eacutetabli historiquement qursquoune lecture

trop radicalement empiriste de la meacutethode dAristote en science peut difficilement rendre

compte ou au prix dune deacutevaluation contestable de la preacutesence et de la valeur de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Dans un deuxiegraveme temps nous

nous sommes proposeacutes ndash puisque laristoteacutelisme classique avait exclu la dialectique de la

citadelle de la science se rendant de fait sourd agrave son usage dans les traiteacutes scientifiques et

philosophiques ainsi quaux problegravemes meacutethodologiques du corpus ndash de consideacuterer la

dialectique comme le candidat ideacuteal pour rendre raison de la meacutethode dAristote dans lesdits

traiteacutes en essayant de donner creacutedit aux thegraveses les plus fortes du dialectic turn thegraveses qui

attribuent agrave la dialectique une valeur eacutepisteacutemologique et qui preacutetendent pouvoir rendre

compte de lapparente contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien Cependant

gracircce agrave leacutetude du cas bien particulier de Physique I il semble que cette valeur

eacutepisteacutemologique de la dialectique qui peut ecirctre fondeacutee sur la dualiteacute pheacutenomeacutenale

deacuteveloppeacutee par G E L Owen sur la probabiliteacute endoxale deacutefendue par E Berti sur la

distinction entre plusieurs laquo types raquo de dialectiques dont la plus eacutepisteacutemologiquement forte

est utiliseacutee dans les ouvrages scientifiques du Stagirite ou encore sur le troisiegraveme service

preacutetendument rendu par la dialectique aux sciences selon les Topiques soit finalement bien

discutable

En effet il apparaicirct qursquoAristote use de la dialectique dans une autre perspective que la

seule deacutecouverte des principes des sciences Et R Bolton est lun de ces commentateurs

contemporains dAristote proposant de nuancer et de relativiser la valeur eacutepisteacutemologique de

la dialectique en Physique I comme dans lensemble des traiteacutes en permettant notamment de

deacutegager deux moments du texte aristoteacutelicien deux instances dans la composition mecircme du

texte drsquoune part le moment ou linstance de la recherche propre du savant qui procegravede en

effet κατὰ τὴν αἴσθησιν et selon la meacutethode empirico-analytique puisque les principes sont

clairs laquo par linduction raquo255 et drsquoautre part le moment ou linstance de la reacutedaction du texte

durant lequel Aristote use effectivement de dialectique comme dun adjuvant agrave la science

cest-agrave-dire dans une autre perspective que celle de deacutecouvrir les principes des sciences (soit

selon R Bolton pour reacutefuter ses plus radicaux contradicteurs soit pour justifier a posteriori

les thegraveses scientifiques soit encore pour proposer les solutions les moins mauvaises possibles

agrave un problegraveme donneacute en attente dune infirmation ou dune confirmation proprement

empirique et scientifique que leacutetat actuel du savoir et de la science est incapable de produire)

Il y a donc un veacuteritable deacutecalage entre la recherche proprement scientifique et leacutecriture du

texte Ainsi si la dialectique laquo inteacuteresse les notions premiegraveres de chaque science raquo selon

Topiques I2256 ce nest pas tant selon R Bolton parce quelle permet de deacutecouvrir les255 Physique I2 185a13256 101a38

81

principes des sciences mais parce quelle vient laquo aider raquo les thegraveses scientifiques par ses

multiples atouts

Cependant mecircme si les analyses de R Bolton sont dun tregraves grand inteacuterecirct dans cette

eacutetude ndash car elles permettent de nuancer la valeur eacutepisteacutemologique preacutetendue de la dialectique

ndash dune part le commentateur continue de maintenir un certain clivage de la mecircme maniegravere

que les tenants les plus radicaux du dialectic turn entre deux meacutethodes bien distinctes lune

strictement dialectique lautre strictement scientifique Or il est sans doute beaucoup moins

eacutevident de dessiner preacuteciseacutement dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques deux laquo aires raquo

lune dialectique et lautre empirique bien deacutefinies Et dautre part R Bolton ne deacutefinit pas ce

quil entend preacuteciseacutement par laquo dialectique raquo Notre approche de la dialectique sest construite

surtout gracircce agrave ce qui en est dit dans les Topiques Cependant quand Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes sagit-il de la dialectique des Topiques Et si le proceacutedeacute utiliseacute

par le Stagirite dans ses traiteacutes est diffeacuterents de la dialectique des Topiques peut-on alors

encore concevoir jusquagrave la preacutesence mecircme de la dialectique dans les traiteacutes Cest une

question agrave laquelle il nous faut absolument reacutepondre si nous voulons apporter un eacuteclairage

nouveau sur les problegravemes de meacutethode dans le corpus aristoteacutelicien Et enfin mecircme si R

Bolton distingue gracircce agrave lanalyse quil donne de Physique 185a12 le moment de la

recherche scientifique (meacutethode empirico-analytique) et celui de leacutecriture du texte (meacutethode

dialectique) eacutepuise-t-il toutes lenjeu de la reacutefutation des thegraveses eacuteleacuteatiques en Physique I

Ainsi pour reacutepondre agrave ces questions nous nous proposons dans les pages qui suivent

de deacutevelopper et tester lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique Et si la forme

du texte issue de la meacutethode dialectique suivie par le Stagirite non en science mais dans la

reacutedaction de ses travaux pouvaient ecirctre comprise comme la prise en charge du souci

peacutedagogique du Philosophe Cette hypothegravese sappuie dune part sur le contexte mecircme de

leacutecriture dAristote contexte scolaire permettant de comprendre la dialectique

aristoteacutelicienne comme unique mais polyvalente et dautre part sur de multiples indices

laisseacutes par Aristote dans son corpus De plus lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la

dialectique rend compte de la laquo neacutecessiteacute raquo de son utilisation effective dans les traiteacutes

scientifiques et philosophiques Degraves lors si la dialectique a une valeur peacutedagogique elle ne

regimbe pas pour autant agrave endosser une certaine charge eacutepisteacutemologique puisque comprise

dans la theacuteorie aristoteacutelicienne du savoir scientifique la pratique de la dialectique apparaicirct

par sa seule utilisation dans les traiteacutes scientifiques comme un eacutetat preacute-scientifique Eacutetat

pendant lequel la recherche scientifique est stimuleacutee ou encore pendant lequel leacutelegraveve

dialecticien apprend gracircce aux laquo instruments raquo de la dialectique agrave deacutecouvrir des diffeacuterences

agrave percevoir des similitudes agrave dissocier le sens des termes autant dinstruments neacutecessaires

au savant qui ne sont appris dapregraves les Topiques quen jouant agrave la dialectique et qui sont

82

neacutecessaires agrave la pratique scientifique

Certains commentateurs ont critiqueacute R Bolton pour sa lecture peut-ecirctre trop rapide et

trop impreacutecise de la de la dialectique aristoteacutelicienne J Brunschwig lui reproche de tomber

dans lrsquoeacutecueil suivant en voulant fonder lhypothegravese dune justification peirastique des thegraveses

scientifiques ou dune utilisation de la dialectique comme un laquo pis-aller raquo agrave la science R

Bolton oublie un aspect fondamental de la dialectique agrave savoir laspect dialogique rendu

neacutecessaire par le rapport questionneurreacutepondant de la dialectique qui structure lorganisation

des Topiques et qui en effet est absent des traiteacutes dans lesquels R Bolton considegravere pourtant

la meacutethode dialectique agrave lœuvre (Physique et De Caelo notamment) Or si nous posons

lhypothegravese dune valeur peacutedagogique de la dialectique alors il semble que nous sortions de

leacutecueil releveacute par J Brunschwig et que nous puissions admettre une seule dialectique chez

Aristote celle effectivement preacutesenteacutee dans les Topiques

Tout bien analyseacute il nest peut-ecirctre pas si facile de distinguer preacuteciseacutement ce qui dans

les traiteacutes relegraveve strictement de la meacutethode dialectique et ce qui relegraveve tout aussi strictement

de la meacutethode empirico-analytique souvent Aristote procegravede en effet par un certain

laquo meacutelange raquo meacutethodologique rendant particuliegraverement neacutebuleuses les frontiegraveres entre ces

deux meacutethodes Cest notamment le cas du syllogisme laquo peu orthodoxe raquo que nous avons deacutejagrave

mentionneacute qui porte sur la perfection du corps utilisant agrave la fois lἔνδοξον pythagoricien et

lobservation des pheacutenomegravenes sensibles en ouverture du livre I du De Caelo257 Dans un

article paru en feacutevrier 2015 intituleacute laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II 12 raquo

Andrea Falcon et Mariska Leunissen critiquent la lecture trop rapide de lεὐλόγως procedure

faite par R Bolton dans son eacutetude du De Caelo En effet R Bolton considegravere les diffeacuterents

appels agrave lεὔλογος parsemant le texte comme la laquo trace raquo de la proceacutedure dialectique en

science ce qui lui permet de soutenir lideacutee selon laquelle la dialectique offre une reacuteponse en

laquo pis-aller raquo agrave un problegraveme scientifique temporairement impossible agrave reacutesoudre Pour A

Falcon et M Leunissen au contraire les appels dAristote agrave ce qui est laquo raisonnable de

penser raquo agrave lεὔλογος dans les recherches scientifiques ne doivent pas ecirctre interpreacuteteacutes comme

indiquant la meacutethode dialectique A contrario ces appels font inteacutegralement partie de la

meacutethode scientifique dAristote qui est une meacutethode selon eux laquo flexible et multiple raquo258 Or

nous navons pour linstant abordeacute les problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus des

œuvres dAristote quau travers dun paradigme rigide issu du deacutebat contemporain opposant

ou du moins distinguant clairement la dialectique de la meacutethode empirico-analytique La

257 Citeacute en page 32258 Traduction personnelle de laquo flexible and manifold raquo Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The

scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in Theory and Practice in Aristotles NaturalScience ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 p 218

83

lecture drsquoA Falcon et M Leunissen a le meacuterite de bouleverser ce paradigme les

commentateurs rendent en effet plus incertaine la deacutesormais traditionnelle distinction entre ce

qui relegraveve de la meacutethode scientifique et ce qui relegraveve de la dialectique ndash partage clairement

effectueacute par les eacutetudes aristoteacuteliciennes au moins depuis les anneacutees 1960 et les travaux de G

E L Owen En effet leur but dans cet article est doffrir

[hellip] un portrait alternatif agrave la tendance des eacutetudes aristoteacuteliciennes agrave caracteacuteriser les

recherches [dAristote] en sciences naturelles soit comme totalement dialectiques dans

leur meacutethode soit comme suivant simplement (et strictement) les meacutethodes

scientifiques introduites dans les Seconds analytiques259

Il y aurait selon eux non une rupture nette et preacutecise entre la meacutethode dialectique et la

meacutethode scientifique rupture que maintient R Bolton mais au contraire une continuiteacute un

cumul finalement assez flou un meacutelange qui se fait jour dans les traiteacutes scientifiques entre

les deux aspects plus ou moins bien deacutefinis dune mecircme meacutethode A travers une eacutetude du

chapitre II 12 du De Caelo chapitre dans lequel R Bolton comprenait justement le recours agrave

lεὐλόγως procedure et agrave la dialectique comme un pis-aller agrave la science A Falcon et M

Leunissen comprennent la ceacutelegravebre analogie entre les ecirctres vivants et les astres analogie que

R Bolton considegravere relever de la meacutethode dialectique comme faisant entiegraverement partie de la

meacutethode laquo flexible et multiple raquo mais pourtant bien scientifique du Stagirite Les deux

commentateurs ne considegraverent pas le recours agrave lεὐλόγως procedure comme une alternative agrave

la meacutethode empirique mais comme lautre visage de la recherche scientifique Lenjeu de leur

propos est de redessiner le cadre du problegraveme de la meacutethode dAristote en science Et si tout

simplement il ny avait pas deux meacutethodes opposeacutees ou alternatives (tel que le soutient R

Bolton dans la continuiteacute de certaines eacutetudes issues du dialectic turn) mais bien une seule

meacutethode dont la nature polymorphe manifold rend difficile la deacutefinition et permet dentendre

un certain jeu entre ce qui est dit laquo theacuteoriquement raquo dans les traiteacutes de lOrganon ndash que ce soit

les Analytiques ou les Topiques ndash et ce qui est fait laquo en pratique raquo dans les traiteacutes scientifiques

et philosophiques Aristote ne semble pas appliquer laquo au pied de la lettre raquo ni lune ni lautre

meacutethode mais bien une sorte de meacutethode flexible qui nen est pas moins scientifique

Ainsi A Falcon et M Leunissen nous permettent peut-ecirctre dentrevoir une porte de

sortie au deacutebat contemporain de laristoteacutelisme sur les problegravemes de meacutethodes Et si

finalement la meacutethode dAristote dans ses traiteacutes scientifiques et philosophiques neacutetait ni la

meacutethode empirico-analytique deacuteveloppeacutee par les Analytiques ni la dialectique preacutesenteacutee dans

les Topiques mais un meacutelange plutocirct souple de ces deux meacutethodes qui nen a pas moins une

valeur scientifique pour le Stagirite Il faudrait donc reacuteussir agrave aborder les problegravemes de

259 Traduction personnelle laquo an alternative picture to the tendency in the scholarship on Aristotle tocharacterize his natural treatises as being either entirely dialectical in method or as simply following the(exact same) scientific methods introduced in the Posterior Analytics raquo Ibidem

84

meacutethode chez Aristote avec une certaine souplesse Car la critique qursquoA Falcon et M

Leunissen entreprennent des thegraveses de R Bolton repose finalement sur une question quand

on affirme comme le fait R Bolton mais aussi agrave cet eacutegard G E L Owen quil y a la preacutesence

de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes scientifiques de quelle dialectique parle-t-on

preacuteciseacutement Car il appert que nulle part dans le De Caelo entre autres Aristote nrsquouse de la

dialectique laquo comme indiqueacute preacuteciseacutement dans les Topiques raquo260 Degraves lors peut-on consideacuterer

quAristote emploie veacuteritablement et strictement la dialectique en science Et si oui de

quelle nature est cette dialectique Est-elle la mecircme que celle preacutesenteacutee dans les Topiques

Cest un problegraveme que soulegraveve deacutejagrave J Brunschwig dans son article-reacuteponse agrave R

Bolton intituleacute laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo261 En effet dans son

article laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo R Bolton entrevoit lideacutee de

la proceacutedure peirastique comme laquo une proceacutedure de justification raquo des thegraveses scientifiques

tout en maintenant la prioriteacute des data de lexpeacuterience sensible donc de la meacutethode empirico-

analytique en science

La justification dialectique peirastique pour Aristote en tant que simple justification

en science nous reacutevegravele quil faut accorder une prioriteacute speacuteciale (lopinion nayant pas la

mecircme prioriteacute) agrave la preuve issue de lexpeacuterience262

Or le principal (mais non le seul) reproche que J Brunschwig formule agrave lrsquoencontre des thegraveses

de R Bolton procegravede du fait que ce dernier ne deacutefinit pas preacuteciseacutement la dialectique et que

surtout il la simplifie faisant degraves lors violence agrave la dialectique telle quelle se dessine dans les

Topiques En effet selon J Brunschwig

[hellip] il nest pas eacutevident ni hors de toute contestation que les proceacutedures qui dans les

traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote peuvent ecirctre qualifieacutees de

laquo dialectiques raquo relegravevent toutes dune seule et mecircme laquo meacutethode dialectique raquo il nest

pas eacutevident non plus que cette laquo meacutethode dialectique raquo au cas ougrave lon en admettrait

luniciteacute soit identique agrave celle qui est preacutesente theacuteoriquement et enseigneacutee

pratiquement dans les Topiques263

Ce que dit J Brunschwig ici est adresseacute agrave R Bolton mais aussi plus geacuteneacuteralement aux thegraveses

du dialectic turn car deacutejagrave G E L Owen soutenait cette preacutesence de la dialectique dans les

traiteacutes Il faut donc faire particuliegraverement attention agrave cet eacutecueil quand nous posons qursquoAristote

use de dialectique dans ses traiteacutes scientifiques et peu importe pour linstant quelle valeur

effective celle-ci peut avoir pour le Philosophe car encore faut-il admettre quAristote use

260 Traduction personnelle de laquo as outlined in the Topics raquo Ibid p 217261 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Biologie Logique et

Meacutetaphysique chez Aristote op cit p 237-262262 Traduction personnelle de laquo Peirastic dialectical justification for Aristotle like justification in science

simply turns out to give special priority (thought not precisely the same priority) to the evidence ofexperience raquo R Bolton laquo The Epistemological Basics of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique etMeacutetaphysique chez Aristote op cit p 236

263 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo p 238-239

85

bien de dialectique Ainsi ce que J Brunschwig reproche agrave R Bolton cest un certain

manque de preacutecision assumeacute Pour J Brunschwig en effet la caracteacuteristique absolument

essentielle agrave la dialectique aristoteacutelicienne que reacutevegravelent tant la description que lon peut faire

de la dialectique dapregraves les Topiques que lorganisation mecircme du traiteacute est larticulation des

rocircles questionneurreacutepondant et laspect dialogique de la dialectique Or toujours selon J

Brunschwig R Bolton

[hellip] estime utile pour reacutesoudre les questions quil vient de soulever [hellip] de ldquosimplifier

quelque peu sa description de la dialectiquerdquo Cette simplification consiste agrave ne plus

tenir compte de laspect dialogique de la dialectique aristoteacutelicienne []264

Comment est-il possible de consideacuterer une quelconque utilisation dialectique que ce soit

pour justifier des theacuteories scientifiques pour reacutefuter des thegraveses eacuteristiques ou enfin a minima

pour proposer une reacuteponse la moins mauvaise possible agrave une aporie donneacutee si laspect

fondamental de la dialectique exposeacutee dans les Topiques disparaicirct des traiteacutes scientifiques

Faut-il comprendre quil y a chez Aristote diffeacuterentes dialectiques agrave lœuvre dans le corpus

lune propre aux Topiques lautre aux traiteacutes de science et de philosophie Nous avons deacutejagrave

montreacute que les tenants du dialectic turn notamment TH Irwin mais aussi R Bolton lui-

mecircme ont proceacutedeacute ainsi alors quune telle distinction ne va pas de soi Au risque de voir la

remarque adresseacutee par J Brunscwhig agrave R Bolton agrave propos de la fonction de justification de la

dialectique seacutelargir agrave la seule preacutetention de consideacuterer un usage quelconque de la dialectique

dans les traiteacutes scientifiques faut-il abandonner lhypothegravese selon laquelle la dialectique serait

le candidat ideacuteal pour reacutepondre aux problegravemes de meacutethode du corpus La ligne

argumentative de J Brunschwig est simple il y a un hiatus entre la dialectique des Topiques

et la preacutetendue laquo dialectique raquo employeacutee selon R Bolton par Aristote en Physique ou dans

le De Caelo par exemple et agrave laquelle ont attribue une valeur eacutepisteacutemologique Or Aristote ne

fait guegravere mention preacutecise de plusieurs types de dialectiques et la distinction entre peirastique

et dialectique est elle-mecircme si neacutebuleuse quil est difficile de consideacuterer ces deux entiteacutes

comme deux dialectiques distinctes J Brunschwig atteint veacuteritablement en pointant du doigt

cet eacutecueil la limite dune valeur eacutepisteacutemologique de la dialectique voire mecircme de la seule

preacutesence dans les traiteacutes scientifiques de la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les

Topiques puisque son aspect fondamentalement dialogique se perd dans les traiteacutes

Comment degraves lors court-circuiter ce hiatus Comment parvenir agrave soutenir la preacutesence

et luniciteacute de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques dAristote J

Brunschwig propose une alternative entre deux attitudes possibles

[hellip] ou bien lon considegravere que ce traiteacute [les Topiques] contient les eacuteleacutements pertinents

qui permettent de reacutepondre aux questions que pose lemploi des proceacutedures de

justification dialectique dans les traiteacutes de science et de philosophie et dans ce cas lon

264 Ibidem p243

86

est conduit agrave minimiser ou agrave neutraliser lessentiel du rapport dialectique

questionneurreacutepondant dans la meacutethode dont traitent les Topiques cest ce que fait

dans lensemble Robert Bolton qui remarque avec bon sens quapregraves tout lorsque

Aristote procegravede laquo dialectiquement raquo dans ses traiteacutes il fait lui mecircme les demandes et

les reacuteponses ou bien lon considegravere (comme jai plutocirct tendance agrave le faire) que les

Topiques sont eacutecrits pour lessentiel dans la perspective dun dialogue scolairement

codifieacute entre questionneur et reacutepondant et lon est alors conduit agrave penser quils ne

livrent pas immeacutediatement (mecircme en tenant compte des quelques indications quils

contiennent sur les fonctions philosophiques de la meacutethode) les eacuteleacutements neacutecessaires agrave

la compreacutehension du statut eacutepisteacutemologique de la meacutethode dialectique dans les traiteacutes

de science et de philosophie265

Lalternative est simple mais elle semble neacutegliger un aspect important du corpus des œuvres

dAristote Soit la dialectique des Topiques est effectivement utiliseacutee dans les traiteacutes

scientifiques mais alors il faut neacutegliger laspect peut-ecirctre le plus fondamental de la

dialectique agrave savoir son caractegravere dialogique qui disparaicirct en effet des traiteacutes car on ne peut

y trouver les rocircles bien preacutecis de questionneur et de reacutepondant soit la dialectique nest pas le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des problegravemes de meacutethode dans les traiteacutes et pour admettre une

valeur eacutepisteacutemologique agrave cette meacutethode puisque les Topiques qui contiennent la description

la plus preacutecise de la dialectique ont eacuteteacute eacutecrits non dans la perspective de fonder le savoir

scientifique et philosophique mais dans la laquo perspective dun dialogue scolairement codifieacute raquo

Nonobstant premiegraverement A Falcon et M Leunissen nous permettent dappreacutecier la

meacutethode dAristote en science dans ce quelle a de meacutelangeacute de manifold Degraves lors peut-ecirctre

quen theacuteorie la dialectique comprend neacutecessairement un aspect dialogique mais que cet

aspect nest pas neacutecessaire en pratique et que la meacutethode dont use Aristote est bien la

dialectique des Topiques mais utiliseacutee de maniegravere plus laquo souple raquo Certes il semble difficile

de lire dans la Physique le De Anima le De Caelo et lensemble des traiteacutes scientifiques et

philosophiques la mecircme structure questionneurreacutepondant de la dialectique que nous

deacutecrivent les Topiques Et J Brunschwig a tout agrave fait raison de reprocher agrave R Bolton la perte

de cet aspect absolument fondamental dans une lecture qui pose une valeur eacutepisteacutemologique

mecircme minimale de la dialectique Cependant nous pouvons appreacutecier une certaine souplesse

de la meacutethode dAristote en science et dune part embrasser lideacutee que la meacutethode dialectique

est peut-ecirctre plus souple en pratique que ne le laissent entendre les Topiques et dautre part

nuancer le rapport dit laquo fondamental raquo de la dialectique agrave cette structure

questionneurreacutepondant En effet cette structure questionneurreacutepondant est sans doute plus

fondamentale au traiteacute des Topiques en lui-mecircme puisquelle en structure lorganisation et en

motive les diffeacuterents conseils (le livre VIII est lexemple dune organisation formelle du traiteacute

265 J Brunscwhig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo op cit p 241-242

87

en fonction de cette structure questionneurreacutepondant) quagrave la dialectique proprement dite

Ou du moins le rapport questionneurreacutepondant semble ecirctre aussi essentiel au traiteacute des

Topiques que ne lest laspect public commun agrave la dialectique

Lessentiel de la dialectique aristoteacutelicienne nest pas tant de mettre en preacutesence

physique un seul laquo protagoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement questionneur et

un seul laquo deuteacuteragoniste raquo dont la mission stricte est decirctre seulement reacutepondant cela est

surtout mis en avant et rendu neacutecessaire par la meacutethode topique proprement aristoteacutelicienne

dans le traiteacute eacuteponyme Laspect essentiel de la dialectique en elle-mecircme est sans doute bien

plus decirctre nous lavons mentionneacute une laquo œuvre commune raquo crsquoest-agrave-dire une activiteacute qui

sinscrit dans un contexte public et collectif Et peut-ecirctre pouvons-nous comprendre la

dialectique aristoteacutelicienne non comme structureacutee essentiellement autour des rocircles de

questionneur et de reacutepondant mais de maniegravere peut-ecirctre un peu moins preacutecise comme un

organe comme un outil de publiciteacute qui accompagne ou plutocirct qui veacutehicule les thegraveses et

eacutecrits scientifiques des preacutedeacutecesseurs dAristote dans ses traiteacutes La dialectique semble donc

bien plutocirct ecirctre lrsquooutil de diffusion proprement aristoteacutelicien des thegraveses scientifiques

Mais nous ne pouvons comprendre la dialectique comme un outil de diffusion des

thegraveses scientifiques que si nous reacuteinscrivons les textes dAristote dans leur contexte scolaire

Les eacutetudes aristoteacuteliciennes semblent se mettre daccord sur un point preacutecis Aristote aurait

eacutecrit deux sortes de textes les uns exoteacuteriques destineacutes agrave un large public et consideacutereacutes

comme perdus dans leur quasi-totaliteacute les autres eacutesoteacuteriques ceux que nous lisons

aujourdhui et qui eacutetaient destineacutes agrave un public bien particulier un public deacutelegraveves informeacutes

ceux du Lyceacutee266 Les eacutecrits dAristote qui nous ont eacuteteacute transmis par la tradition eacutetaient donc

destineacutes agrave un public scolaire et sinscrivaient de fait dans une laquo perspective dun dialogue

scolairement codifieacute raquo pour reprendre les mots de J Brunschwig Or si dune part nous

comprenons que la dialectique est cette activiteacute essentiellement collective du moins qui

sinscrit dans un contexte public qui nest pas une activiteacute solitaire quelle est laquo tourneacutee vers

lautre raquo et si dautre part nous comprenons que les traiteacutes dAristote sont veacuteritablement des

notes de cours sinon des cours en eux-mecircmes et quils ont eacuteteacute eacutecrits pour ecirctre lus et exposeacutes agrave

un public voire mecircme qursquoils ont eacuteteacute eacutelaboreacutes et construits pendant le professorat dAristote

alors le hiatus entre la dialectique des Topiques et la dialectique des traiteacutes scientifiques et

philosophiques seacutemousse Ainsi il est peut-ecirctre possible de comprendre que la dialectique

dont use Aristote dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques est la mecircme que celle deacutecrite266 Citons de maniegravere non exhaustive D Ross Aristotle op cit p 9 et ss J Brunschwig laquo Quest-ce que la

Physique dAristote raquo in De Grant Souffrin la Physique dAristote et les conditions dune science de lanature Vrin 1991 pp 11-40 Jean Brun Aristote et le Lyceacutee Presses Universitaires de France laquo Que sais-je raquo Paris 2004 p 6 M Crubellier et P Pellegrin Aristote le philosophe et les savoir op cit p 29 et ssPierre-Marie Morel Aristote une philosophie de lactiviteacute op cit p 17 et ss Tous soutiennent que les eacutecritsdAristote se reacutefegraverent laquo agrave des activiteacutes de recherche et denseignement en cours raquo selon M Crubellier et PPellegrin op cit p 32

88

dans les Topiques agrave la diffeacuterence que dans les traiteacutes laspect dialogique de la dialectique

(crsquoest-agrave-dire les rocircles de questionneur et de reacutepondant) disparaicirct au profit de son aspect

scolaire et deacutejagrave peut-ecirctre peacutedagogique Ce qui fait lien entre les Topiques et les traiteacutes

scientifiques et philosophiques du corpus aristoteacutelicien cest un seul et mecircme contexte

Aristote neacutecrit ni pour des savants ni pour des philosophes ni pour des eacuterudits ni mecircme

pour lui-mecircme agrave la maniegravere de laquo meacutemoires raquo ou de notes de recherches personnelles Aristote

eacutecrit pour un public deacutelegraveves Si nous comprenons cela alors laspect collectif de la

dialectique en preacutesence dans ses eacutecrits scientifiques ne pose plus de problegravemes et devient

mecircme eacutevident Les diffeacuterentes doxographies les deacuteveloppements des apories les

argumentations proprement dialectiques le recours laquo neacutecessaire raquo aux ἔνδοξα la division des

sens des termes etc sont autant de proceacutedeacutes dialectiques preacutesents dans les textes

philosophiques et scientifiques qui sapparentent peut-ecirctre tout simplement agrave diffeacuterents

vecteurs rendus neacutecessaires par le contexte scolaire de leacutecriture aristoteacutelicienne Autant

deacuteleacutements qui sont veacuteritablement chargeacutes de cet aspect peacutedagogique selon nous fondamental

de la dialectique qui ne se comprend que si et seulement si nous contextualisons

systeacutematiquement les marges deacutecriture du Stagirite le hors texte le contexte scolaire de ses

eacutecrits Ce contexte scolaire de leacutecriture des traiteacutes physiques meacutetaphysiques

psychologiques astronomiques politiques et eacutethiques entre en reacutesonance avec une

dialectique que J Brunschwig lui-mecircme comprend justement comme laquo un dialogue

scolairement codifieacute raquo et il deacutetermine leacutecriture dAristote La dialectique semble ecirctre le

candidat ideacuteal pour reacutepondre des contradictions meacutethodologiques du corpus car ces

contradictions raisonnent avec le contexte mecircme deacutecriture du Stagirite Peut-ecirctre Aristote use

de dialectique dans ses traiteacutes simplement parce que la dialectique est la meacutethode lactiviteacute la

mieux adapteacutee agrave son public pour diffuser un savoir scientifique

Ainsi comment justifier de la preacutesence de la dialectique dans les traiteacutes scientifiques

toute en justifiant en mecircme temps de la disparition probleacutematique dun aspect fondamental de

la dialectique telle quelle est deacutecrite dans les Topiques Comment a fortiori reacuteussir agrave sortir

des contradictions dAristote sur la dialectique tout en parvenant agrave maintenir luniteacute de cette

pratique Premiegraverement en abordant les problegravemes meacutethodologiques du corpus avec une

certaine souplesse deuxiegravemement en posant lhypothegravese dune dialectique qui traduit le

contexte scolaire des eacutecrits dAristote

Cest une solution que J Brunschwig entrevoit dailleurs clairement mais sans

lrsquoapprofondir En effet la derniegravere remarque agrave laquelle procegravede le commentateur sur la

communication de Robert Bolton porte sur linterpreacutetation que ce dernier tire des diffeacuterents

usages de la dialectique J Brunschwig eacutecrit

Dans la logique de son interpreacutetation Robert Bolton est tout naturellement conduit agrave

89

faire coiumlncider lopposition laquo gymnastique vs non-gymnastique raquo avec lopposition

laquo dialectique ex endoxocircn vs dialectique ex endoxotatocircn267

Cest en effet de cette coiumlncidence que R Bolton distingue diffeacuterents types de dialectiques

dont chacun aurait un inteacuterecirct diffeacuterent selon les Topiques I2 J Brunschwig refuse la

constitution de deux dialectiques distinctes en fonction des usages gymnastiques et non

gymnastiques car selon lui Aristote ne conccediloit pas diverses dialectiques mais bien divers

usages de la mecircme dialectique et de fait il faut plutocirct distinguer la dialectique de ses

voisines laquo extra-dialectiques raquo que J Brunschwig considegravere ecirctre la didactique et

lagonistique Mais cest dans la conclusion de son article quil entrevoit la valeur

peacutedagogique de la dialectique Pour le commentateur le fond du deacutebat entre R Bolton et lui

se situe laquo au niveau des rapports entre lutiliteacute gymnastique de la meacutethode des Topiques et

son utiliteacute philosophique et scientifique raquo268 Et il clocirct son article sur le ceacutelegravebre conseil que

donne Parmeacutenide agrave Socrate dans le Parmeacutenide de Platon

Mais exerce-toi pendant que tu es encore jeune et entraicircne-toi agrave fond en te

livrant agrave ces exercices qui aux yeux du grand nombre paraissent ecirctre une perte de

temps et qui sont par lui qualifieacutees de laquo bavardages raquo Sinon la veacuteriteacute se deacuterobera agrave tes

prises269

Or J Brunschwig explique que laquo tous les exeacutegegravetes depuis Alexandre drsquoAphrodise ont

rapprocheacute non sans raison [cet extrait du Parmeacutenide] des Topiques aristoteacuteliciens raquo270 Degraves

lors peut-ecirctre J Brunschwig entrevoit-il ici la solution dune dialectique peacutedagogique pour

accorder les diffeacuterents services que rend le traiteacute des Topiques celui decirctre un laquo entraicircnement

intellectuel raquo et celui de sinteacuteresser laquo aux connaissances agrave caractegravere philosophique raquo271 Ces

deux services apparemment contradictoires puisque lun nest quun entraicircnement une

gymnastique mentale permettant dargumenter laquo sur les sujets qui se preacutesentent raquo272 alors que

lautre semble nous rendre capable premiegraverement de laquo discerner en chaque matiegravere le vrai du

faux raquo273 et deuxiegravemement de laquo sinteacuteresser aux notions premiegraveres de chaque science raquo274

semblent retrouver une certaine harmonie une certaine concorde si nous attribuons agrave la

dialectique une valeur peacutedagogique

Si lentretien dialectique dans les Topiques et lorganisation dudit traiteacute se structurent

bien autour des rocircles du questionneur et du reacutepondant cest simplement parce que le Topiques

ont pour fonction de former defficaces questionneurs et defficaces reacutepondants de proposer

267 J Brunschwig laquo Remarques sur la communication de Robert Bolton raquo in Devereux Daniel et PellegrinPierre op cit p 256

268 Ibidem p 262269 135d traduction de Luc Brisson GF Flammarion Paris 2011270 J Brunschwig op cit p 262271 Topiques 101a27-28272 101a30273 101a36274 101a38 traduction modifieacutee

90

une meacutethode pour exceller au jeu dialectique Mais en soi la dialectique peut ecirctre utiliseacutee

comme meacutethode pour diffuser publiciser enseigner un savoir scientifique Et cest seulement

si nous contextualisons leacutecriture dAristote que nous pouvons entrevoir dune part que la

dialectique nest pas la topique et dautre part que la dialectique des Topiques est la mecircme que

la dialectique des traiteacutes scientifiques car lessentiel de la dialectique est decirctre une activiteacute

collective Aristote sadressant agrave un public cet aspect est conserveacute dans les traiteacutes malgreacute

labsence des rocircles de questionneur et de reacutepondant Enfin cette hypothegravese permet de

comprendre que si Aristote use en effet de la dialectique dans ses traiteacutes cest justement parce

quelle est scolairement codifieacutee et quil lui attribue une valeur peacutedagogique

Cependant lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique poseacutee pour tenter dunifier la

dialectique des Topiques et son utilisation dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques ne

nous indique pas en quelle mesure cette meacutethode agrave lœuvre peut effectivement se charger

dune importante valeur peacutedagogique Comment et pourquoi la dialectique peut-elle ecirctre

comprise comme une sorte laquo deacuteducation raquo agrave la science agrave la philosophie au laquo savoir vrai raquo

Il nous faut pour reacutepondre agrave cette question prendre un peu de recul par rapport aux

problegravemes de meacutethode qui traversent le corpus aristoteacutelicien

Il appert que faire de la dialectique la meacutethode dAristote pour deacutecouvrir les principes

des sciences ou bien encore consideacuterer lἔνδοξον comme laquo semblable au vrai raquo et donc poser

les bases dune valeur seulement eacutepisteacutemologique de la dialectique est nous lavons vu

difficilement soutenable Car une telle lecture repose finalement sur un certain optimisme Un

optimisme certes latent quun texte comme louverture du livre α de la Meacutetaphysique semble

permettre En effet Aristote y explique que nous avons tous en nous la capaciteacute de savoir et

datteindre le vrai et surtout que nul ne manque complegravetement la veacuteriteacute Degraves lors la veacuteriteacute

pour le Philosophe peut se comprendre comme un travail collectif auquel chacun participe en

apportant laquo sa pierre agrave leacutedifice raquo du savoir

Leacutetude de la veacuteriteacute est dun cocircteacute difficile de lautre facile Preuve en est que nul ne peut

latteindre comme il convient ni tous la manquer mais que chacun dit quelque chose

sur la nature et seul najoute rien ou peu agrave la veacuteriteacute tandis que de tous ensemble naicirct

une œuvre dimportance Par conseacutequent sil en va semble-t-il comme quand

preacuteciseacutement nous citons le proverbe laquo qui manquerait la porte raquo de cette maniegravere

leacutetude serait facile mais posseacuteder le tout sans pouvoir en posseacuteder une partie montre

la difficulteacute de cette eacutetude Peut-ecirctre aussi la difficulteacute eacutetant de deux sortes la cause en

est-elle non dans les choses mais en nous En effet le rapport des yeux des chauves-

souris agrave la lumiegravere du jour est le mecircme que celui de lintelligence de notre acircme aux

choses les plus manifestes de toutes natures Non seulement il est juste decirctre

reconnaissant envers ceux dont on peut partager les opinions mais mecircme envers ceux

91

qui expriment des avis plus superficiels car eux aussi ont apporteacute une contribution

puisquils ont exerceacute avant nous leur compeacutetence275

Degraves lors puisque selon Aristote chacun dentre nous ecirctres humains cest-agrave-dire a fortiori

aussi les propres preacutedeacutecesseurs dAristote vise le vrai sans pour autant latteindre ni le

manquer complegravetement puisque chacun dentre nous participe collectivement agrave leacutetude de la

veacuteriteacute alors la dialectique qui sengage par la collecte des ideacutees admises pourrait sapparenter

de facto agrave une eacutetude prenant en charge des objets lesdites ideacutees admises qui partagent

quelque chose de la veacuteriteacute

Cependant cet optimisme preacutetendu dAristote fondeacute sur cette participation collective

de chacun agrave la veacuteriteacute est lui-mecircme difficilement soutenable car si chacun dentre nous

participe de la veacuteriteacute aussi participe-t-il de lerreur En effet la cause premiegravere de la difficulteacute

dans leacutetude de la veacuteriteacute est selon Aristote en nous nous sommes susceptibles de commettre

des erreurs Ainsi de facto les ἔνδοξα qui eacutemanent des esprits humains peuvent participer si

nous comprenons correctement Meacutetaphysique α du vrai comme du faux Cest dailleurs ce

quexplique tregraves bien Aristote dans les Seconds analytiques quand il mentionne lopinion vraie

et lopinion fausse

Mais il ny a pas didentiteacute complegravete de lobjet de lopinion et de celui de la

science mais de mecircme quil y a dune certaine maniegravere opinion vraie et opinion fausse

de la mecircme chose [ὤσπερ καὶ ψευδὴς καὶ ἀληθὴς τού αὐτού τρόπον τινά] de mecircme il

y a science et opinion de la mecircme chose276

La dialectique peut donc difficilement avoir une simple valeur eacutepisteacutemologique puisquelle

raisonne agrave partir dideacutees admises dont les tenants sont capables en tant quecirctres humains de

veacuteriteacute comme derreur Ainsi Aristote semble admettre degraves lors la possibiliteacute dune fausseteacute

endoxale qui exclut la dialectique du champ strictement scientifique La seule meacutethode

veacuteritablement eacutepisteacutemologique crsquoest-agrave-dire la meacutethode permettant de deacutecouvrir les principes

des sciences et de fonder le discours est une meacutethode qui ne peut traiter que du vrai

Ainsi il faut relativiser ce preacutetendu optimisme dAristote tout ce qui est dit nest pas

vrai ou probable tout laquo legomegravene raquo nest pas laquo pheacutenomegravene raquo duquel nous pouvons induire les

principes des sciences Poser une valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα soit faire des opinions

les plus partageacutees les mieux admises comme autoriteacute par le plus grand nombre des entiteacutes

laquo semblables au vrai raquo ou laquo vraies dans la plupart des cas raquo ne va absolument pas de soi

puisquil y a en chacun de nous une propension agrave lerreur Il est dans notre nature par rapport

agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris par rapport agrave la lumiegravere du jour decirctre

aveugleacutes par le vrai donc de nous tromper

Cependant plutocirct que de lire dans ce passage de Meacutetaphysique α un optimisme275 Meacutetaphysique α 993a30-993b14 Lauthenticiteacute des textes laquo probleacutematiques raquo nest pas en question dans

notre propos276 Seconds analytiques I 33 89a23

92

quelconque et loin decirctre eacutevident il semble surtout quune question se pose et quune difficulteacute

soit souleveacutee Si premiegraverement Aristote en theacuteoricien du savoir scientifique propose une

meacutethode pour connaicirctre le vrai pour chercher la veacuteriteacute et pour fonder le discours

scientifique si deuxiegravemement il considegravere ce savoir scientifique comme laboutissement

dune progression du sujet apprenant agrave travers diffeacuterents eacutetats et si troisiegravemement il y a en

la nature de lecirctre humain une propension agrave lerreur qui risque de nuire au deacuteveloppement de

nos laquo capaciteacutes raquo intellectuelles de constituer un frein au progregraves de lindividu apprenant agrave

travers les diffeacuterents eacutetats du savoir crsquoest-agrave-dire un frein agrave la reacutealisation de sa propre nature

puisquil est selon Meacutetaphysique A 981a21 dans la nature des hommes de laquo deacutesirer

savoir raquo alors est-il seulement possible quAristote nait jamais precircteacute aucune attention agrave cette

propension naturelle agrave lerreur Or si lhomme se trompe de fait il ignore il rate

lactualisation de la capaciteacute agrave connaicirctre qui est naturellement en lui Ny-a-t-il nulle part dans

le corpus aristoteacutelicien la volonteacute de laquo prendre en charge raquo la nature humaine pour corriger

cette propension agrave lerreur Une prise en charge veacuteritablement peacutedagogique senseacutee montrer

au sens le plus strict laquo le chemin du vrai aux enfants raquo

La meacutethode empirico-analytique la science et la philosophie ne prennent pas en

charge lerreur car leur laquo domaine exclusif raquo est celui de la veacuteriteacute277 Degraves lors pour

comprendre la valeur veacuteritable de la dialectique il faut dans un premier temps lexclure du

champ proprement scientifique Et Aristote semble permettre cette exclusion En effet il

eacutecrit agrave propos des trois sortes physiques logiques et eacutethiques de preacutemisses dialectiques que

ces questions (le monde est-il eacuteternel ou non par exemple) doivent ecirctre traiteacutes laquo au niveau

philosophique selon la veacuteriteacute mais dialectiquement au niveau de lopinion raquo278 J Brunschwig

est tout agrave fait fondeacute agrave traduire les syntagmes μὲν et δέ qui structurent cette phrase par un

connecteur logique dopposition (laquo mais raquo) opposant ainsi dialectique et philosophie comme

sopposent veacuteriteacute et opinion la philosophie soppose agrave la dialectique puisque lune procegravede

πρὸς δόξαν alors que lautre procegravede πρὸς ἀλήθειαν Ainsi nous pouvons affirmer avec R

Bolton et dans la droite ligne dun aristoteacutelisme classique que la meacutethode pour connaicirctre les

principes des sciences la meacutethode scientifique et philosophique pour connaicirctre la veacuteriteacute reste

effectivement la meacutethode empirico-analytique exposeacutee essentiellement dans les Analytiques

et en Physique I1 celle proceacutedant κατὰ τὴν αἴσθησιν Mais quelle est donc cette meacutethode

qui prend en charge lerreur sinon justement la dialectique De plus si philosophie et

dialectique sopposent car lune touche agrave la veacuteriteacute et lautre non cela ne signifie en rien que la

dialectique nait aucun rapport avec la science et la philosophie ou quelle ne lui soit daucune

utiliteacute Car puisque la dialectique procegravede de lopinion et que nous avons admis que les

ἔνδοξα pouvaient ecirctre faux ne peut-elle pas avoir une valeur peacutedagogique en ce quelle277 Meacutetaphysique α 993b19-20 la philosophie est laquo science de la veacuteriteacute raquo278 Topiques I 14 105b30-31

93

laquo traite raquo veacuteritablement la cause de lerreur qui est en nous Si la philosophie et la science

cherchent le vrai la dialectique traite de lerreur R Bolton a donc bien pressenti cette dualiteacute

du texte aristoteacutelicien qui procegravede en deux temps le temps de la recherche scientifique et le

temps de lexposition de la recherche Cependant il continue de voir en la dialectique une

valeur eacutepisteacutemologique minimale qui en fait un adjuvant aux sciences alors que la veacuteritable

fonction de la dialectique est peut-ecirctre plus celle de prendre en charge la propension naturelle

agrave lerreur qui est en chaque ecirctre humain Ce quAristote semble faire dans ses recherches la

raison pour laquelle il use de dialectique cest justement en fonction de cette valeur

peacutedagogique

Et en effet dans son corpus le Stagirite laisse de maniegravere sporadique plusieurs

indices nous permettant de fonder cette valeur de comprendre la dialectique comme une

eacuteducation une culture un entraicircnement neacutecessaire au savoir Lun de ces principaux indices

est laspect laquo universel raquo de la dialectique et le parallegravele agrave effectuer entre la dialectique et

laquo leacuteducation raquo dont le Stagirite parle dans lincipit des Parties des animaux En effet Aristote

comprend la dialectique comme une activiteacute qui communique avec toutes les sciences et qui

nest pas tenue agrave lincommunicabiliteacute des genres Selon les Seconds analytiques elle ne porte

pas en effet laquo sur un genre unique deacutetermineacute [οὐδὲ γένους τινὸς ἑνός] car alors elle ne serait

pas interrogative [οὐ γὰρ ἂν ἠρώτα] raquo279 Ce qui fait de la dialectique une activiteacute proprement

non soumise agrave lincommunicabiliteacute des genres ce qui lui permet autrement dit de laquo toucher agrave

toutes les sciences raquo cest quelle consiste principalement agrave interroger agrave demander [ἐρωτάω-

ω]280 Cette laquo polyvalence raquo qui est propre agrave la dialectique et qui consiste agrave poser des

questions sur tous les domaines dans tous les genres de toutes les sciences (Physique laquo le

monde est-il eacuteternel ou non raquo Eacutethique laquo doit-on obeacuteissance agrave ses parents plutocirct quaux

lois en cas de discordance raquo Logique laquo les contraires relegravevent-il ou non du mecircme

savoir raquo pour reprendre des exemples aristoteacuteliciens281) rejoint finalement le caractegravere

universel de la dialectique dans le sens ougrave tous les ecirctres humains pratiquent avec plus ou

moins dart et de meacutethode cette activiteacute Tous en effet se posent et posent des questions de

la prime enfance jusquau soir de la vie et ainsi examinent critiquent essaient de laquo mettre agrave

leacutepreuve raquo [πειράω-ῶ] plus ou moins meacutethodiquement des thegraveses agrave la lumiegravere de laquo notions

communes raquo Cest en effet ce que reacutepegravete le Stagirite au chapitre 11 des Reacutefutations

sophistiques

De sorte quil est eacutevident que la peirastique nest la science daucun objet deacutetermineacute

Cest pourquoi aussi elle sapplique agrave tout En effet tous les arts utilisent eacutegalement

certaines notions communes Cest pourquoi tous les hommes y compris les simples

279 Seconds analytiques I 11 77a32280 Ibidem281 Topiques I 14 105b20-25

94

particuliers font usage dune certaine maniegravere de la dialectique et de la peirastique car

tous jusquagrave un certain point tentent dexaminer ceux qui professent un art282

Certes Aristote parle ici de peirastique et de dialectique mais plutocirct que de nous inteacuteresser agrave

ce qui pourrait seacuteparer ces deux notions inteacuteressons nous surtout agrave ce qui les unit le trait

fondamental de lune comme de lautre elles sont universelles Tous les ecirctres humains les

pratiquent dans le sens ougrave tous se posent des questions et argumentent avec plus ou moins de

meacutethode et laquo mettent agrave leacutepreuve raquo des thegraveses de maniegravere plus ou moins efficace Rappelons

que les Topiques nont pour but selon Aristote non de theacuteoriser et de deacutefinir la dialectique

mais bien de fournir une meacutethode pour exceller dans cette activiteacute dialectique que tous les

ecirctres humains semblent pratiquer plus ou moins bien Cependant que sont ces laquo notions

communes raquo dont parle Aristote dans ce texte et que tous les arts selon lui utilisent Il

semble que nous soyons fondeacutes agrave rapprocher ici ces laquo notions communes raquo des ἔνδοξα

Cependant R Bolton a tregraves bien mis en lumiegravere le double sens du mot laquo commun raquo en

Reacutefutations sophistiques 172a Dune part est laquo commune raquo une proposition qui nest pas

attacheacutee agrave un genre ni agrave une science en particulier ce qui explique pourquoi tous les arts en

usent Et dautre part est laquo commune raquo une proposition qui appartient agrave un savoir laquo du

commun raquo283 Il est degraves lors possible de distinguer la dialectique de la science dans ce

contexte des Reacutefutations sophistiques 11 car celle-ci sinscrit dans un savoir qui nest pas un

savoir scientifique mais un savoir commun collectif Savoir commun opposeacute au savoir

scientifique en tant que ce dernier est laquo speacutecial raquo agrave un domaine laquo attacheacute agrave un genre preacutecis raquo

et quil ne raisonne pas agrave partir de laquo notions communes raquo mais bien agrave partir de notions

speacuteciales La dialectique peut donc aussi se distinguer de la philosophie et de la meacutetaphysique

en ce que ces laquo sciences raquo ont bien un genre speacutecifique lecirctre en mouvement pour la

physique lecirctre en tant quecirctre pour la meacutetaphysique Il faut donc dans la theacuteorie

aristoteacutelicienne du savoir admettre un savoir laquo du commun raquo propre agrave la dialectique et un

savoir scientifique que nous pouvons consideacuterer comme plus laquo speacutecialiseacute raquo agrave un domaine

Or cette distinction dialectiquescientifique fait eacutecho agrave une autre distinction du

corpus celle quAristote effectue entre la παιδεία et lἐπιστήμη dans lincipit des Parties des

animaux En effet pour Aristote

Dans toute eacutetude et toute recherche la plus humble comme la plus noble il semble

bien y avoir deux sortes deacutetats [δύο φαίυουται τρόποι τῆς ἓξεως] dont lun est agrave juste

titre nommeacute laquo science de la chose raquo [τὴν μὲν ἐπιστὴμην τοῡ πράγματος] et lautre une

certaine espegravece de culture [τὴν δοἷον παιδεὶαν τινά]284

La traduction de P Pellegrin est ici eacutetonnante En effet ce dernier traduit laquo παιδεὶαν τινά raquo

282 Reacutefutations sophistiques 11 172a27-32 nous soulignons283 R Bolton laquo The Epistemologic Basis of Aristotelian Dialectic raquo in Biologie Logique et Meacutetaphysique dir

D Devereux et P Pellegrin Paris 1990 p 215284 Aristote Parties des Animaux trad P Pellegrin GF Flammarion Paris 2011 p 89 639a1-4

95

par une laquo espegravece de culture raquo Pourtant le sens principal de παιδεία nest pas laquo culture raquo mais

bien plutocirct laquo eacuteducation raquo285 De plus si nous nous reportons agrave lIndex aristotelicus de H

Bonitz lentreacutee παιδεία286 reacutefeacuterence surtout lusage de ce syntagme dans le contexte des

Eacutethiques et des Politiques et son sens est majoritairement celui dlaquo eacuteducation raquo non de

laquo culture raquo Prenons par exemple lune des reacutefeacuterences donneacutees par H Bonitz agrave cette entreacutee

soit Politiques II5 ougrave il est question de παιδεία laquo Il faut que la citeacute soit une multipliciteacute

comme on la dit plus haut dans laquelle leacuteducation doit introduire communauteacute et uniteacute raquo287

P Pellegrin traduit alors παιδεία non par laquo culture raquo mais bien par laquo eacuteducation raquo Cependant

comment cette παιδεία des Parties des animaux peut-elle ecirctre rapprocheacutee de la dialectique

telle que la comprend Aristote et a fortiori comment la distinction dialectiquescience peut-

elle ecirctre arraisonneacutee agrave cette distinction παιδεία ἐπιστήμη

Pour reacutepondre agrave cette question nous devons dabord en poser une preacuteliminaire

quest-ce quecirctre laquo eacuteduqueacute raquo ou laquo cultiveacute raquo dans ce contexte de lincipit des Parties des

animaux Aristote poursuit son explication des laquo deux sortes deacutetats raquo preacutesents dans toute

recherche en expliquant quil appartient agrave laquo lhomme cultiveacute [πεπαιδευμένου] raquo de pouvoir

laquo de maniegravere approprieacutee juger avec sagaciteacute de ce qui est bien ou mal dit dans un

discours raquo288 De plus premiegraverement laquo le πε-παιδευ-μένος raquo est grammaticalement le

participe parfait moyen-passif substantiveacute du verbe παιδεύω signifiant laquo eacutelever un enfant raquo

ou laquo donner une eacuteducation agrave quelquun raquo289 Deuxiegravemement le parfait indique proprement

laquo leacutetat preacutesent qui reacutesulte dun fait passeacute raquo290 cest-agrave-dire textuellement ici celui qui a reccedilu

une eacuteducation doit pouvoir selon Aristote laquo ecirctre seul capable de juger pour ainsi dire de

tout raquo291 Degraves lors le πεπαιδευμένος se deacutefinit selon deux caracteacuteristiques propres

premiegraverement celle de juger des bons ou mauvais discours (le texte grec mentionne laquo τὸ

δύνασθαι κρicircναι raquo en 639a5 cest-agrave-dire laquo la faculteacute de pouvoir critiquer raquo) et deuxiegravemement

de pouvoir juger ou critiquer certes mais de tout cest-agrave-dire soit de se poser et poser des

questions soit dexercer sa capaciteacute danalyse et de critique non dans un genre deacutetermineacute

comme la Nature ou lrsquoEacutethique mais dans absolument tous les domaines Or exercer cette

laquo δύνασθαι κρicircναι raquo drsquoune part et qui plus est de maniegravere laquo non tenue agrave lincommunicabiliteacute

des genres raquo sont bien deux caractegraveres qui appartiennent en propre agrave la dialectique car seule

cette activiteacute dans le corpus aristoteacutelicien nous permet dexercer notre laquo capaciteacute critique raquo

autrement dit peirastique et ce laquo sur tous les sujets qui peuvent se preacutesenter raquo292 Il semble

285 Le Grand Bailly p 1438286 Herman Bonitz Index aristotelicus Berolini 1870 p 557 30287 Les Politiques II5 1263b36-37288 Aristote Parties des animaux 639a4-6289 Le grand Bailly p 1438290 A Dain J-A de Foucault et P Poulain Grammaire Grecque J De Gigord Paris 1961 p177291 639a9292 Topiques I1 100a19-20

96

donc bien que nous soyons fondeacutes agrave comprendre que la παιδεία reccedilue par le πεπαιδευμένος

est une παιδεία dialectique et ainsi agrave rapprocher dialectique et eacuteducation

Degraves lors leacutetat du πεπαιδευμένος qui est senseacute pouvoir juger de ce qui est bien ou mal

dit dans les discours et ce dans tous les domaines nous permet de comprendre comment la

dialectique peut ecirctre une veacuteritable παιδεία crsquoest-agrave-dire comme une certaine eacuteducation De

plus en eacutetablissant ce parallegravele entre la dialectique et cette παιδεία dont parle Aristote dans

lincipit des Parties des animaux nous pouvons supposer quAristote attribue une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique Car il semble que crsquoest en pratiquant la dialectique cette

activiteacute dont la Rheacutetorique nous apprend quelle sert agrave deacutecouvrir laquo le syllogisme vrai et le

syllogisme apparent raquo293 (agrave savoir juger de ce qui est bien ou mal dit dans un discours en

jugeant des discours eux-mecircmes) et dont les Topiques aussi bien que les Reacutefutations

sophistiques ou que les Seconds analytiques insistent sur le fait quelle srsquointeacuteresse agrave tout et

nest tenue agrave aucun genre que lecirctre humain devient le πεπαιδευμένος dont il est question

dans lincipit des Parties des animaux

Nonobstant le choix effectueacute par P Pellegrin de traduire παιδεία par laquo culture raquo dans

sa traduction des Parties des animaux nrsquoobscurcit pas forceacutement la valeur peacutedagogique que

nous pouvons lire dans la dialectique aristoteacutelicienne Au contraire ce choix rend cette valeur

plus intelligible Cependant il faut ecirctre conscient de ce que ce terme peut manifester dans son

rapport agrave la dialectique En effet si nous comprenons la παιδεία comme une laquo culture raquo

comme le fait P Pellegrin au sens moderne dune laquo culture geacuteneacuterale bibliographique raquo celle

consistant agrave laquo engranger le plus de connaissances possible raquo alors la dialectique est en effet

une culture car lactiviteacute dialectique sengage par la laquo collecte des preacutemisses raquo et deacutepend dune

connaissance neacutecessaire de multiples ideacutees admises par le plus grand nombre ou par les

savants afin de les poser comme preacutemisses des raisonnements dialectiques Degraves lors lactiviteacute

dialectique neacutecessite une laquo culture geacuteneacuterale raquo et sa pratique semble offrir au dialecticien cette

culture Mais il faut aussi entendre laquo παιδεία raquo comme une laquo culture raquo au sens grec du terme

celui dun veacuteritable travail sur soi dune transformation du sujet qui tel un laquo gymnaste raquo en

pratiquant la dialectique et en exerccedilant son esprit critique agrave propos de nimporte quel sujet

accegravede agrave laquo leacutetat raquo eacuteduqueacute que la valeur aspectuelle du parfait de laquo πεπαιδευμένος raquo traduit

dans les premiegraveres lignes des Parties des animaux Si la dialectique est une culture cest une

culture geacuteneacuterale certes mais aussi un veacuteritable travail sur soi une culture de lesprit qui

transforme veacuteritablement le sujet apprenant

Pierre Aubenque a dailleurs beaucoup insisteacute sur limportance de ce texte des Parties

des animaux pour comprendre la dialectique aristoteacutelicienne En effet selon lui laquo ce sont les

premiegraveres lignes du De Partibus animalium qui nous eacuteclairent le mieux sur la fonction et les

293 1355b16-17

97

limites de la dialectique selon Aristote raquo294 Cependant dune part P Aubenque ne semble par

reacuteceptif au sens grec de cette παιδεία et ne la considegravere que comme une laquo culture geacuteneacuterale raquo

avec tout laspect peacutejoratif que peut prendre ce terme face agrave la laquo science de la chose raquo et

dautre part il preacutetend que dans ce texte comme dans dautres Aristote fait laquo leacuteloge de la

culture geacuteneacuterale [παιδεία] raquo295 et que le Stagirite oppose la παιδεία agrave lἐπιστήμη laquo A vrai

dire on a ici limpression que la culture geacuteneacuterale a moins une valeur par elle-mecircme quelle ne

se nourrit des insuffisances de la science de la chose raquo296 Et pour eacutetayer son propos P

Aubenque sappuie sans neacuteanmoins le citer sur un texte des Politiques III 11 dans lequel

selon lui Aristote oppose encore laquo les hommes cultiveacutes raquo agrave laquo ceux qui savent raquo Pour P

Aubenque laquo lhomme cultiveacute raquo le πεπαιδευμένος soppose au savant au σοφός en tant

quhomme de science Aristote vanterait alors les meacuterites de lun sur lautre de la culture

geacuteneacuterale sur la science Pourtant dans cet extrait des Politiques comme dans les premiegraveres

lignes des Parties des animaux Aristote noppose agrave aucun moment παιδεία et ἐπιστήμη ou

πεπαιδευμένος et σοφός A contrario ces deux notions et ces deux laquo eacutetats raquo ne se pensent pas

dans un rapport de conflictualiteacute quelconque mais bien dans un rapport de continuiteacute

Premiegraverement dans lextrait des Politiques III 11 que P Aubenque utilise sans le citer

Aristote eacutecrit

Or un meacutedecin ce peut ecirctre soit le praticien soit le chef deacutecole soit en troisiegraveme lieu

celui qui possegravede une culture meacutedicale car il y a de tels gens cultiveacutes pour ainsi dire

dans tous les arts et nous naccordons pas moins le droit de juger aux gens cultiveacutes

quaux speacutecialistes297

Il appert quici laquo gens cultiveacutes raquo et laquo speacutecialistes raquo ne sopposent absolument pas mais qursquoau

contraire ils partagent lun et lautre laquo le droit de juger raquo Ce laquo droit de juger raquo est sans doute agrave

rapprocher ici du laquo δύνασθαι κρicircναι raquo qui caracteacuterise le πεπαιδευμένος dans lincipit des

Parties des animaux Ainsi agrave linstar de P Aubenque il semble leacutegitime de rapprocher ces

deux textes Cependant contrairement agrave ce quavance ce dernier πεπαιδευμένος et σοφός ne

sopposent pas Mais degraves lors comment comprendre le rapport du πεπαιδευμένος au σοφός

de la παιδεία agrave lἐπιστήμη de la dialectique au savoir scientifique Cest justement lincipit

des Parties des animaux qui permet de proposer une alternative agrave la lecture de P Aubenque et

de consideacuterer ces deux notions dans un rapport de continuiteacute Si nous lisons cet incipit avec agrave

lesprit les Seconds analytiques II19 et Meacutetaphysique A1 il appert qursquoAristote reacuteactive ici la

notion dἕξις mentionneacutee degraves la deuxiegraveme ligne du traiteacute298 et qui est fort importante en

Meacutetaphysique A et dans les Seconds analytiques II19 puisquelle constitue la structure laquo en

294 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote op cit p 282295 Ibidem296 Ibid297 Politiques trad P Pellegrin 1282a3-7298 Les parties des animaux 639a2

98

eacutetape raquo du deacuteveloppement du progregraves de nos capaciteacutes intellectuelles partant de la simple

sensation pour arriver au savoir de la cause au savoir scientifique

A partir de la perception donc se produit le souvenir [ἐκ μὲν οὖν αἰσθήσεως γίγνεσται

μνήμη] comme nous le disons et du souvenir de la mecircme chose se produisant un

grand nombre de fois lexpeacuterience En effet plusieurs souvenirs forment une

expeacuterience unique A partir de lexpeacuterience autrement dit de luniversel tout entier au

repose dans lacircme de lun agrave cocircteacute des choses multiples qui est contenu un et le mecircme en

elles toutes est produit un principe de lart et de la science de lart si cest agrave propos du

devenir de la science si cest agrave propos de leacutetant299

Par nature donc les animaux ont la sensation agrave la naissance mais pour les uns de la

sensation [ἐκ δὲ τῆς αἰσθήσεως] ne naicirct pas la meacutemoire pour les autres elle naicirct Et

cest pourquoi ces derniers sont plus intelligents et plus aptes agrave apprendre que ceux qui

ne peuvent se souvenir [hellip] Pour les humains lexpeacuterience naicirct de la meacutemoire en

effet les souvenirs nombreux du mecircme objet valent agrave la fin une seule expeacuterience Et

mecircme lexpeacuterience paraicirct semblable agrave la science et agrave lart pour les humains la science

et lart reacutesultent de lexpeacuterience car lexpeacuterience agrave produit lart comme le dit Polos

linexpeacuterience le hasard300

Ces deux textes posent la sensation la meacutemoire lart et la science comme diffeacuterents eacutetats

(laquo αἱ ἔξεις raquo selon les Seconds analytiques II19 99b25) eacutetats dont chacun procegravede du

preacuteceacutedent [ἐκ + geacutenitif] et dont nous avons en nous la puissance agrave la naissance Un lecteur

consciencieux peut-il feindre de ne pas voir un lien entre Meacutetaphysique A Seconds

analytiques II 19 et lincipit des Parties des animaux Et si nous sommes attentif au sens

grec que peut avoir le mot laquo culture raquo et que nous interpreacutetons cette παιδεία dans le sens dune

veacuteritable transformation de soi permise par la pratique de la dialectique et lexercice dun

laquo esprit critique raquo jusquagrave atteindre un certain laquo eacutetat raquo effectif de la recherche scientifique

alors de facto Aristote semble vouloir introduire cette laquo παιδεὶαν τινά raquo dans la genegravese du

savoir scientifique dans le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles vers lἐπίστασθαι

qui constitue selon D Ross laquo le plus haut produit de la civilisation raquo301 La notion dἕξις

preacutesente jusque dans la grammaire du texte puisque reacutesonnant avec le participe parfait de

πεπαιδευμένος ne peut pas ecirctre ici passeacutee sous silence Si dune part dans toute recherche

scientifique selon les Parties des animaux laquo il y a deux sortes deacutetats raquo lun proprement

scientifique lautre que nous pouvons peut-ecirctre nous risquer agrave nommer laquo paideacutetique raquo en tant

quil est non scientifique car non tenu agrave lincommunicabiliteacute des genres et si dautre part

Aristote permet le parallegravele entre la dialectique et cet ἕξις quest la παιδεία alors peut-ecirctre que

leacutetat du dialecticien cet eacutetat dun savoir du commun cette παιδεία cet laquo ἕξις paideacutetique raquo

que semble bien ecirctre la dialectique constitue une eacutetape intermeacutediaire avant lἐπίστασθαι un299 Seconds analytiques II 19 100a3-9300 Meacutetaphysique A 980a27-981a5301 D Ross Aristote op cit p 215

99

ἕξις preacute-scientifique quil faut reacuteintroduire dans la genegravese progressive de lἐπίστασθαι

aristoteacutelicien La dialectique peut donc ecirctre comprise comme le moyen proposeacute par Aristote

pour passer de leacutetat de lexpeacuterience agrave leacutetat du savoir scientifique elle semble donc bien avoir

une valeur fondamentalement peacutedagogique

Nonobstant P Aubenque a lui-mecircme entrevu cette valeur peacutedagogique de la

dialectique aristoteacutelicienne En effet celui-ci eacutecrit

La dialectique ne jouerait donc dautre rocircle que celui dun adjuvant pourrait-on dire

peacutedagogique agrave lusage des esprits insuffisamment intuitifs Si lon admet que de tous

les hommes le philosophe est celui qui a le plus de part agrave lintuition on admettrait aussi

quil est celui qui se passe le mieux de la dialectique bien plus quen tant que

philosophe il eacutechappe entiegraverement aux limitations qui rendraient neacutecessaire lusage de

la dialectique302

Selon P Aubenque pour la philosophie et la science pour le laquo Savoir veacuteritable raquo la

dialectique qui est laquo du cocircteacute de lopinion raquo nest daucune utiliteacute agrave peine celle dun laquo adjuvant

peacutedagogique raquo dont le philosophe se passe aiseacutement Cependant cette lecture ne se deacutefend

que si nous comprenons la dialectique et la philosophie (ou la science) dans un rapport

dopposition et attribuons agrave la dialectique une certaine vacuiteacute par rapport agrave la valeur attribueacutee

agrave la science et agrave la philosophie Cest dailleurs ainsi que P Aubenque sans citer de texte

preacutecis comprend la dialectique dont le discours finalement laquo natteint luniversaliteacute quau prix

de la vacuiteacute on sait quAristote associe souvent les ideacutees de dialectique et de geacuteneacuteraliteacutes

vides raquo303 P Aubenque semble veacuteritablement prisonnier du paradigme dun Aristote

fondamentalement empiriste dans sa meacutethode placcedilant la science et la theacuteorie du savoir des

Analytiques au dessus de tout son laquo systegraveme raquo et donc au dessus de la dialectique P

Aubenque est donc conduit agrave deacutepreacutecier lactiviteacute dialectique mecircme si dans sa lecture le

tragique de laristoteacutelisme est de ne pas parvenir agrave deacutepasser la seule dialectique

Cependant il est faux de consideacuterer que le philosophe (ou le savant) peut se passer de

dialectique Car si nous comprenons la dialectique non comme une activiteacute vaine ou agrave

rapprocher de laquo geacuteneacuteraliteacutes vides raquo mais comme un laquo eacutetat raquo (celui du πεπαιδευμένος) un ἕξις

du deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles permis et entretenu par la pratique de la

dialectique alors cette derniegravere ne souffre daucune vacuiteacute a contrario elle constitue

semble-t-il une eacutetape intermeacutediaire fondamentale avant lἕξις scientifique ou philosophique

proprement dit Degraves lors la dialectique est une eacutetape sur le chemin du savoir scientifique et de

la philosophie Si donc le philosophe selon P Aubenque peut se passer de la dialectique son

eacuteducation agrave la philosophie ne semble pas elle pouvoir sen passer Et si Aristote use de

dialectique dans ses traiteacutes cest sans doute parce quagrave ses yeux la dialectique est le meilleur

302 P Aubenque Le problegraveme de lecirctre chez Aristote p 296303 Ibidem p 260

100

moyen de laquo montrer le chemin du savoir aux enfants raquo crsquoest-agrave-dire quelle constitue bien un

eacutetat passager en vue de la reacutealisation de notre nature humaine animeacutee du laquo deacutesir de savoir raquo304

et quelle a une valeur peacutedagogique Certes donc la meacutethode empirico-analytique est bien

pour Aristote la meacutethode des sciences mais cette meacutethode empirico-analytique nest pas celle

qursquoil utilise dans ses traiteacutes parce qursquoil fait moins œuvre de scientifique proprement dit ou de

philosophe qursquoœuvre de professeur de philosophie et de theacuteorie scientifique Cest sans doute

par laccumulation dun certain savoir laquo encyclopeacutedique raquo quoffre la collecte des ideacutees

admises puis par lexercice et le deacuteveloppement de laquo lesprit critique raquo que la dialectique

permet de faire le pont entre leacutetat de laquo lecirctre dexpeacuterience raquo et leacutetat de laquo lecirctre de science raquo

Cependant cest une chose de comprendre le parallegravele entre la dialectique et la

παιδεία des Parties des animaux et ainsi dinterpreacuteter leacutetat du dialecticien comme un eacutetat

laquo paideacutetique raquo infra-scientifique preacuteceacutedant leacutetat du savant et de confeacuterer une valeur

peacutedagogique agrave la dialectique cen est une autre de comprendre comment la dialectique peut

prendre effectivement en charge le souci peacutedagogique dAristote Comment la dialectique

peut-elle constituer cet laquo eacutetat raquo transitoire et laquo paideacutetique raquo permettant de conduire agrave leacutetat

final du savoir scientifique et de la philosophie Nous avons beaucoup insisteacute preacuteceacutedemment

sur la valeur eacutepisteacutemologique des ἔνδοξα et nous avons essayeacute de montrer agrave quel point leur

precircter une telle valeur eacutetait difficile Car il semble que les ἔνδοξα constituant drsquoune part la

base de lactiviteacute dialectique en tant que celle-ci raisonne agrave partir deux drsquoautre part la base

des recherches aristoteacuteliciennes puisque Aristote procegravede presque systeacutematiquement agrave une

revue des opinions admises aient moins une valeur eacutepisteacutemologique que la fonction de

stimuler de provoquer la recherche scientifique et philosophique

Pourquoi Aristote considegravere-t-il agrave de nombreuses reprises lanalyse des ἔνδοξα comme

une laquo neacutecessiteacute raquo dans ses recherches Et en quelle mesure le fait de deacutebattre les thegraveses

endoxales peut-il avoir un quelconque laquo inteacuterecirct philosophique raquo selon le livre I de la

Physique305 Rappelons lextrait du De Anima dans lequel Aristote pose en effet leacutetude

endoxale comme une neacutecessiteacute

Mais dans notre examen qui porte sur lacircme tout en traitant de questions

embarrassantes dont il faut venir agrave bout chemin faisant nous devons neacutecessairement

prendre en compte lensemble des opinions de tous ceux qui anteacuterieurement ont

professeacute une ideacutee agrave son sujet afin de recueillir ce qui est bien fondeacute dans leur propos

et le cas eacutecheacuteant de nous mettre en garde devant ce qui ne lest pas306

Aristote propose donc de passer en revue les opinions admises par ses preacutedeacutecesseurs les

ἔνδοξα qui ont eacuteteacute proposeacutees au sujet de lacircme Le domaine dans lequel sinscrit cet304 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo305 Physique I 2 185a20306 Trad R Bodeacuteuumls I 2 403b20-24

101

laquo examen raquo est preacuteeacutetabli il sagit deacutetudier lacircme Lexamen endoxal na donc pas ici pour but

deacutetablir le genre de la recherche mais bien de comprendre comment lacircme a eacuteteacute comprise

historiquement Et lopinion geacuteneacuterale rejoint au sujet de lacircme les ideacutees des preacutedeacutecesseurs

dAristote

Lopinion donc veut que lanimeacute par rapport agrave linanimeacute preacutesente deux diffeacuterences

principales le mouvement et le fait de sentir Or ce sont pratiquement lagrave les deux traits

que nous avons recueilli aupregraves de nos devanciers pour caracteacuteriser lacircme307

Ainsi la recherche sengageant par une doxographie elle peut donc ecirctre comprise de maniegravere

assez souple comme une veacuteritable collecte des preacutemisses endoxales premier pas dun

proceacutedeacute typiquement compris comme dialectique selon les Topiques Mais comment Aristote

parvient-il agrave eacutetablir ce qui est laquo bien fondeacute raquo dans les propos de ses preacutedeacutecesseurs traitant de

lacircme ou dautres sujets Le De Caelo apporte une partie de la reacuteponse agrave cette question Face

agrave une theacuteorie Aristote fait parfois intervenir ce qui est laquo εὔλογον ἃν δόξειεν raquo308

litteacuteralement laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo Nous avons deacutejagrave mentionneacute

limportance de cette notion dans la discussion entre R Bolton A Falcon et M Leunissen

R Bolton consideacuterant le recours agrave ce qui est εὔλογον ce quil nomme llaquo εὐλόγως

procedure raquo309 du De Caelo comme une proceacutedure κατὰ τὴν δόξαν donc une proceacutedure

dialectique Andrea Falcon et Mariska Leunissen lui reprochant cette reacuteduction trop rapide de

ce qui est εὔλογον dans le De Caelo agrave une proceacutedure strictement dialectique310 et donc non

scientifique Retenons que dans la recherche κατὰ τὴν δόξαν Aristote pose un veacuteritable garde

fou ce qui dans un cas preacutecis serait εὔλογον ἃν δόξειεν

Toute opinion nest donc pas raisonnable agrave soutenir et agrave croire sur un sujet donneacute A

propos de la spheacutericiteacute des astres par exemple dans le De Caelo II 11 Aristote eacutecrit

laquo Quant agrave la configuration de chaque astre cest en limaginant spheacuterique que lon se pliera le

mieux aux exigences de la raison [ἄν τις εὐλόγως ὑπολάβοι] raquo 311 Aristote ne se lance donc

pas dans une revue des ἔνδοξα agrave propos dun sujet agrave laveugle il sarme dune sorte de garant

lεὔλογος les laquo exigences de la raison raquo laquo ce quil serait plus raisonnable de croire raquo

Lεὔλογος est-il issu de lobservation sensible tel que le pense P Moraux dans sa note au

chapitre II12 du De Caelo312 ou bien fait-il intervenir une hieacuterarchie de ce qui est plus

endoxal sur des thegraveses divergentes agrave lopinion geacuteneacuterale au sens ougrave ce qui serait le plus

raisonnable de croire est lopinion la plus partageacutee La reacuteponse agrave cette question donne lieu agrave

307 De lacircme 403b26-28308 Du ciel II12 291b31-32309 Bolton Robert laquo Two standards of inquiry in Aristotles De Caelo raquo in A C Bowen and C Wilberg New

perspectives on Aristotles De Caelo Brill London 2009 p 51310 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo in

Theory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015pp 217-240

311 291a11-12312 Du Ciel note 1 p 73

102

deacutebat et deacutepasse le cadre de notre eacutetude Car ce quil semble inteacuteressant de constater cest ce

que la preacutesence de lεὔλογος trahit dans leacutecriture des traiteacutes scientifiques et philosophiques

une certaine charge affective

En effet gracircce agrave une eacutetude pousseacutee de lεὔλογος chez Aristote J M Le Blond

comprend dans son ouvrage Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote que ce terme

teacutemoigne chez le Stagirite dans la composition mecircme de ses traiteacutes et dans son eacutecriture de la

preacutesence dun certain laquo ordre raquo (numeacuterique logique causal etc) Aristote ferait intervenir un

certain laquo ordre des choses raquo constituant un argument dautoriteacute que lobservation des

pheacutenomegravenes sensibles ou de lopinion la plus geacuteneacuterale permet en reacuteaction agrave des thegraveses peut-

ecirctre trop subversives (telles les thegraveses eacuteleacuteatiques exposeacutees et reacutefuteacutees en Physique I) Mais

que manifeste preacuteciseacutement ce recours agrave laquo lordre raquo et agrave lεὔλογος chez Aristote Selon J M

Le Blond

Il semble que lεὔλογος manifeste ce quon pourrait appeler la reacuteaction instinctive

dAristote en face de toute theacuteorie et de toute constatation nouvelle il ne se contente

pas de lexaminer en elle-mecircme de la mettre agrave leacutepreuve du raisonnement serreacute il

consulte aussi soit avant soit apregraves le travail scientifique son instinct entre cette

connaissance et lordre du monde la conviction quil possegravede du travail intelligent sur

la nature moyen non de deacutemonstration proprement dite mais de laquo jugement raquo au

sens concret de ce mot313

J M Le Blond semble consideacuterer comme le titre de son eacutetude le signale le recours

drsquoAristote agrave lεὔλογος comme un laquo argument dautoriteacute raquo pour admettre ou refuser les thegraveses

et opinions deacutefendues par ses preacutedeacutecesseurs Il y aurait un laquo ordre du monde raquo agrave partir duquel

Aristote jugerait les thegraveses et les opinions admises Cependant lεὔλογος manifeste chez le

Stagirite surtout un certain πάθος Aristote a recours agrave ce qui est εὔλογος en reacuteaction aux

ἔνδοξα Comme si lἔνδοξον se chargeait dans son esprit dune forte valeur poleacutemique dont le

recours agrave laquo ce qui serait plus raisonnable de croire raquo constituerait une sorte de laquo reacuteaction

instinctive raquo pour reprendre les mots de J M Le Blond et qui comme toute reacuteaction est dune

certaine violence Mais alors si Aristote considegravere leacutetude endoxale comme une neacutecessiteacute ne

peut-on pas comprendre lἔνδοξον comme une strateacutegie ayant pour fonction de provoquer

cette reacuteaction chez son public

Que ce soit de maniegravere offensive ou deacutefensive face agrave une theacuteorie face agrave un ἔνδοξον

Aristote reacuteagit avec plus ou moins de verve juge dune thegravese eu eacutegard agrave laquo ce qui est plus

raisonnable de croire raquo Face aux thegraveses eacuteleacuteatiques dans le livre I de la Physique Aristote ne

reste pas de marbre car il semble que si les thegraveses eacuteleacuteatiques ne provoquaient pas chez lui la

moindre reacuteaction il les ignorerait et ne les poserait pas comme adverses A contrario

lacharnement avec lequel il reacutefute les thegraveses de Parmeacutenide et de Meacutelissos sur le mouvement

313 J M Le Blond Eὔλογος et largument dautoriteacute chez Aristote Les Belles Lettres Paris 1938 p 51

103

quil aurait pu tregraves bien ne pas reacutefuter atteste de la violence patente de sa reacuteaction Aristote

nheacutesitant pas agrave consideacuterer ces arguments comme laquo eacuteristiques raquo il convoque toute une

strateacutegie argumentative et dialectique pour reacuteagir contre pour reacutefuter Parmeacutenide et Meacutelissos

Et dans le De Caelo cest surtout lεὔλογος qui trahit cette part non neacutegligeable daffectiviteacute du

texte aristoteacutelicien que lἔνδοξον semble provoquer

De plus J M Le Blond considegravere que lεὔλογος provoque chez le Stagirite cherchant

sa leacutegitimiteacute et ne la trouvant que si les hypothegraveses reacutesistent au travail scientifique une

veacuteritable laquo joie raquo

Nous avons dit en commenccedilant que la consideacuteration qualifieacutee par lεὔλογος ne

constituait pas une eacutetape des proceacutedeacutes veacuteritablement scientifiques dAristote nous

pouvons conclure maintenant que leacutetude de ce terme nest cependant pas sans utiliteacute

pour reacutealiser les conditions inteacutegrales de cette recherche pour en saisir le deacutebut infra-

scientifique et le couronnement au dessus de la science dans la joie de connaicirctre314

Premiegraverement J M Le Blond considegravere que lεὔλογος ne fait pas partie du travail

scientifique mais vient pourtant aider agrave la connaissance ce qui si nous consideacuterons comme

R Bolton la proceacutedure laquo eulogique raquo comme une proceacutedure dialectique permet de mettre agrave

distance la dialectique de la science Deuxiegravemement pour le commentateur lεὔλογος trahit

une charge daffectiviteacute dans leacutecriture dAristote degraves lors les textes scientifiques et

philosophiques du Stagirite ne sont pas affectivement neutres mais sont traverseacutes dun certain

sentiment plus ou moins violent dune reacuteaction quasi eacutepidermique qui se fait jour en neacutegatif

par le recours agrave lautoriteacute de lεὔλογος La force autoritaire de lεὔλογος trahit la violence de la

reacuteaction dAristote dans le cadre preacutecis du De Caelo Enfin troisiegravemement selon J M Le

Blond lεὔλογος permet de reacutealiser les conditions de la recherche scientifique en tant quil en

constitue le commencement infra-scientifique Tout se passerait donc comme si la recherche

scientifique senracinait dans un affect que le commentateur considegravere ecirctre la laquo joie de

connaicirctre raquo ce que la premiegravere ligne de Meacutetaphysique A eacutetaye par ailleurs315

Degraves lors il est plus facile de comprendre pourquoi il est neacutecessaire deacutetudier les

ἔνδοξα bien quils provoquent une telle reacuteaction chez laquo le maicirctre de ceux qui savent raquo

Aristote reacuteagit certes mais si nous gardons agrave lesprit que le Stagirite eacutecrit pour un public

deacutelegraveves et que le contexte de son eacutecriture est un contexte scolaire alors peut-ecirctre que

lexposition et la critique de divers ἔνδοξα entrent dans une strateacutegie celle de vouloir

provoquer une reacuteaction chez les eacutelegraveves Et linteacuterecirct philosophique de leacutetude des thegraveses

eacuteleacuteatiques apparaicirct alors eacutevident

Neacuteanmoins puisquil se trouve que [Meacutelissos et Parmeacutenide] parlent de la nature alors

que les difficulteacutes quils abordent ne sont pas physiques cest peut-ecirctre une bonne

314 Ibid p 52315 Meacutetaphysique A 980a21 laquo Πάντες ἄνθρωποι τὸ εἰδέναι ὀρέγονται φύσει raquo

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chose que de deacutebattre un peu agrave leur propos en effet cet examen a un inteacuterecirct

philosophique316

Quel peut bien ecirctre linteacuterecirct philosophique de thegraveses eacuteristiques Leacutetude de thegraveses agrave ce point

subversives pour la science physique telles que celles de Parmeacutenide et de Meacutelissos en

Physique I (cest-agrave-dire des thegraveses chargeacutees dune haute valeur poleacutemique quAristote sait de

plus fausses puisque pour le savant les principes sont clairs par induction) est dun laquo inteacuterecirct

philosophique raquo justement parce qursquoune telle eacutetude provoque une reacuteaction et semble mettre

en branle la volonteacute de savoir qui est agrave la base de toute recherche scientifique Lἔνδοξον

vient semble-t-il laquo stimuler raquo le deacutesir de veacuteriteacute cest pourquoi Aristote semble-t-il expose

les opinions de ces preacutedeacutecesseurs il cherche agrave laquo recueillir ce qui est bien fondeacute raquo317 dans ces

opinions Et la dialectique qui sengage par la collecte des preacutemisses endoxales et raisonne agrave

partir delles a peut-ecirctre pour fonction de provoquer chez celui qui la pratique cette reacuteaction

qui vient mettre en marche le deacutesir de savoir Entre des eacutelegraveves dialecticiens qui cherchent agrave

reacutepondre agrave la question laquo le monde est-il eacuteternel ou non raquo et un professeur Aristote qui

reacuteagit notamment par le recours agrave lεὔλογος agrave des thegraveses ou des opinions admises entre

lactiviteacute proprement dialectique des Topiques soit ce jeu de socieacuteteacute qui souvre par la collecte

des ἔνδοξα et les doxographies des traiteacutes scientifiques dAristote lἔνδοξον semble avoir la

mecircme fonction provoquer une reacuteaction creacuteer le deacutesir de savoir

Quelle est la diffeacuterence entre lecirctre dexpeacuterience et lecirctre de science Nous lavons dit

lecirctre de science sait les principes causes ou eacuteleacutements des pheacutenomegravenes Mais comment en

vient-il agrave rechercher ces principes causes ou eacuteleacutements si ce nest en reacuteaction agrave des opinions

ou des thegraveses qui provoquent chez lui le deacutesir de savoir Ce qui chez Aristote pouvait

apparaicirctre comme un laquo monde dapparence agrave sauver raquo selon lexpression de M Nussbaum ce

qui peut apparaicirctre aussi comme un argument dautoriteacute fonctionnant comme la sape de thegraveses

novatrices par le recours agrave un laquo ordre des choses raquo (lεὔλογος pour J M Le Blond) apparaicirct

encore une fois si nous contextualisons leacutecriture dAristote moins comme une laquo bride raquo

reacuteactionnaire agrave lrsquoinnovation scientifique que comme une veacuteritable provocation agrave la recherche

Les pythagoriciens soutiennent lrsquoheacuteliocentrisme laquo ils disent quau centre de lunivers il y a

du feu et que la terre eacutetant un astre produit par sa reacutevolution circulaire autour du centre le

jour et la nuit raquo 318 Et bien cherchons Tout se passe comme si Aristote usait de lἔνδοξον

pythagoricien pour provoquer le deacutesir de savoir si la terre tourne ou non autour du soleil si le

mouvement existe ou non Il nous exhorte ainsi agrave observer aussi bien ce que dautres

soutiennent que les pheacutenomegravenes sensibles pour connaicirctre les principes causes ou eacuteleacutements

des pheacutenomegravenes par nous-mecircmes La dialectique par lusage des ἔνδοξα par le

316 Physique I2 185a18-21317 De lacircme 403b23318 Du Ciel II13 293a21-23

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deacuteveloppement de notre laquo capaciteacute danalyse et de critique raquo nest pas scientifique mais

veacuteritablement infra-scientifique Elle na rien agrave voir avec une recherche du vrai mais elle

motive une telle recherche La pratique de la dialectique fait le pont entre celui qui sait

dexpeacuterience que le soleil se legraveve agrave lEst et celui qui cherche les principes de la laquo fille du

matin raquo Car lἔνδοξον agrave linstar de la reacuteaction dAristote semble bien avoir pour fonction de

provoquer une reacuteaction chez celui qui en prend connaissance Quel est donc linteacuterecirct

philosophique dexaminer des thegraveses eacuteristiques dont les tenants ne parlent mecircme pas laquo la

mecircme langue raquo que le physicien Peut-ecirctre tout simplement parce que ces thegraveses ces ideacutees

paradoxales bien quadmises par certains vont provoquer chez Aristote mais aussi chez son

lecteur ou son auditoire une reacuteaction qui sans doute le motivera agrave chercher par lui-mecircme agrave

connaicirctre par soi-mecircme les causes des eacuteveacutenements

Cela rejoint le troisiegraveme inteacuterecirct du traiteacute des Topiques proposeacute par Aristote et que ce

dernier formule ainsi laquo lorsque nous serons capables de deacutevelopper une aporie en

argumentant dans lun et lautre sens nous serons mieux agrave mecircme de discerner en chaque

matiegravere le vrai du faux raquo319 Nous avons deacutejagrave mentionneacute comment E Berti interpregravete ce

laquo deacuteveloppement dune aporie raquo Mais quest-ce preacuteciseacutement qursquoecirctre capable de laquo deacutevelopper

une aporie raquo Le texte grec mentionne le verbe laquo διαπορῆσαι raquo en 101a35 que J Brunschwig

traduit par laquo ecirctre capable de deacutevelopper une aporie raquo mais qui signifie plus preacuteciseacutement laquo se

trouver dans le besoin raquo dans laquo lembarras raquo ou laquo lincertitude raquo ou encore laquo eacuteprouver un

doute agrave propos de quelque chose raquo320 Or de nombreux commentateurs ont insisteacute sur le

rapport entre le laquo deacuteveloppement dune aporie raquo et la dialectique Pour Christof Rapp laquo il est

clair quil y a une intime connexion entre la meacutethode dialectique et la formulation ou la

laquo manipulation raquo des aporiai raquo321 E Berti considegravere quant agrave lui le deacuteveloppement

diaporeacutetique comme le proceacutedeacute laquo normal raquo de la dialectique permettant de trouver les

principes des sciences322 Cependant Pierre Aubenque dans son article intituleacute laquo Sur la

notion aristoteacutelicienne daporie raquo propose avec Aristote de distinguer trois moments

laquo aporeacutetiques raquo

[hellip] laporie ou embarras initial ducirc agrave lheacutesitation entre plusieurs thegraveses possibles la

diaporie qui conformeacutement agrave leacutetymologie du mot semble deacutesigner une exploration

des diffeacuterentes voies qui soffrent agrave nous leuporie qui est expresseacutement deacutefinie

comme la solution des difficulteacutes anteacuterieures323

Il semble bien que le laquo deacuteveloppement daporie raquo dont parle Aristote en Topiques I 2319 101a34-36320 Le Grand Bailly p 485321 Christof Rapp Aporia and Dialectic Methode in Aristotle Traduction personnelle de laquo it is clear that there is

an intimate connection between the dialectical method and either the formulation or the handling ofaporiai raquo Ce brouillon (Draft) est disponible sur httpslmu-munichacademiaeduChristofRapp dans larubrique laquo Draft raquo Aucune publication ne semble avoir eacuteteacute produite de cet article p2

322 E Berti laquo Lutiliteacute de la dialectique pour les sciences raquo op cit p 30-31323 P Aubenque laquo Sur la notion aristoteacutelicienne daporie raquo op cit p 4

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corresponde au second temps de ce triptyque proposeacute par P Aubenque il sagit de

deacutevelopper dexplorer les solutions agrave un problegraveme embarrassant donc de provoquer ou de

nous maintenir un temps dans cet embarras Cependant laporie ou le deacuteveloppement de

laporie nest pas seulement un proceacutedeacute de recherche mais plus preacuteciseacutement laquo une situation

existentielle dans laquelle le philosophe se trouverait plongeacute raquo324 Selon P Aubenque ce sens

rejoint le sens socratique selon lequel laquo aporia aporein deacutesignaient lembarras de lacircme

deacutesempareacutee ou engourdie raquo325 Mais cest C Rapp qui a le plus insisteacute sur laporie comme un

laquo eacutetat psychologique de perplexiteacute raquo326 Laporie est un eacutetat difficile agrave supporter ndash elle

ressemble quelque peu agrave cette laquo eau profonde raquo dans laquelle est jeteacute Descartes au deacutebut de la

seconde Meacuteditation apregraves lexercice du doute Cependant sans deacutevelopper trop avant la

comparaison il semble quAristote considegravere ce passage par laporie par cet laquo eacutetat

psychologique de perplexiteacute raquo dembarras et de doute comme une neacutecessiteacute poseacutee avant la

recherche scientifique En effet au deacutebut du livre Β de la Meacutetaphysique livre dans lequel

Aristote expose justement toute une seacuterie dapories ce dernier pose laporie comme une

meacutethode et eacutecrit laquo Il est neacutecessaire en vue de la science rechercheacutee que nous abordions

dabord les sujets sur lesquels on doit dabord ecirctre en difficulteacute raquo327 Pourquoi ce passage par

un eacutetat difficile diaporeacutetique est-il consideacutereacute par Aristote comme neacutecessaire Quel peut bien

ecirctre linteacuterecirct decirctre plongeacute ou de plonger ses eacutelegraveves dans cet eacutetat de perplexiteacute Il semble que

lhypothegravese dune dialectique peacutedagogique permette de comprendre lenjeu de cette neacutecessiteacute

En effet si le deacuteveloppement des apories selon les Topiques I2 fait partie du proceacutedeacute

dialectique et que la dialectique a une valeur peacutedagogique alors peut-ecirctre que laporie a pour

fonction tout comme lἔνδοξον mais diffeacuteremment de provoquer la recherche de leuporie le

troisiegraveme moment de laporie crsquoest-agrave-dire de stimuler le deacutesir de sortir de laporie de cet eacutetat

dembarras difficile en recherchant une solution Lindividu dans laporie est un ecirctre

laquo enchaicircneacute raquo et cest dailleurs justement selon Aristote le poids mecircme de ses chaicircnes qui

semble provoquer en lui le deacutesir de sen libeacuterer

Il est avantageux agrave qui veut trouver une issue de bien distinguer les difficulteacutes car

lissue ulteacuterieure est solution des difficulteacutes anteacuterieures or il nest pas possible de

trouver une solution quand on ignore ce qui enchaicircne mais cest la difficulteacute ougrave se

trouve la penseacutee sur la question qui le reacutevegravele328

Degraves lors laporie qui fait partie du processus dialectique est un veacuteritable moteur poseacute

comme neacutecessaire pour sortir delle-mecircme pour reacutesoudre les difficulteacutes

Partant si donc la dialectique commence par la collecte des ideacutees admises et quelle

324 Ibidem p 5325 Ibid326 Traduction personnelle de laquo psychological state of perplexity raquo C Rapp op cit p 31327 995a24-25328 995a27-31

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provoque dabord cet eacutetat psychologique drsquoembarras duquel il faut sortir peut-ecirctre a-t-elle

cette faculteacute hors du commun de provoquer linteacuterecirct le goucirct de la recherche la curiositeacute ou

bien encore cet eacutetonnement neacutecessaire agrave la recherche du savoir Citons ce texte ceacutelegravebre de

Meacutetaphysique A dans lequel Aristote explique que leacutetonnement est au commencement de la

philosophie

Cest en effet par leacutetonnement que les humains maintenant aussi bien quau deacutebut

commencent agrave philosopher dabord en seacutetonnant de ce quil y avait deacutetrange dans les

choses banales puis quand il avanccedilaient peu agrave peu dans cette voie en sinterrogeant

aussi sur des sujets plus importants par exemple sur les changements de la lune sur

ceux du soleil et des constellations et sur la naissance du Tout329

Lecirctre de lexpeacuterience connaicirct en effet dexpeacuterience la reacutevolution du char dApollon autour de

la Terre Mais il ne seacutetonne pas de son ignorance des principes reacuteels de ce pheacutenomegravene Cest

semble-t-il en apprenant que des laquo savants dItalie raquo330 nommeacutes pythagoriciens posent que ce

nest pas le soleil qui tourne autour de la Terre mais bien linverse puis par lexpeacuterience de cet

embarras provoqueacute par la connaissance de thegraveses antinomiques quil faut explorer que lecirctre

dexpeacuterience comprend son ignorance des principes et des causes des pheacutenomegravenes il

seacutetonne decirctre incapable de rendre compte dun pheacutenomegravene que la mythologie expliquait agrave sa

place il comprend le poids des chaicircne de laporie et comprend donc aussi quil ignore le

pourquoi de la reacutevolution du soleil autour de la Terre Or puisque selon Meacutetaphysique A

lecirctre humain est animeacute du deacutesir de savoir face agrave la compreacutehension de son ignorance devant

les thegraveses dillustres preacutedeacutecesseurs ou dopinions admises sur un sujet face agrave leacutetat

insupportable dans lequel il est plongeacute devant la contradiction de certaines de ces thegraveses

lecirctre dexpeacuterience cherche agrave connaicirctre Or la dialectique est justement cet instrument de

critique et de mise agrave disposition dopinions divergentes cet instrument laquo deacuteveloppant des

apories raquo nous placcedilant dans lembarras sur certains sujets permettant dune part de seacutetonner

de notre ignorance et deuxiegravemement de laquo lancer raquo la recherche scientifique Encore une fois

la dialectique qui met agrave notre disposition des ideacutees admises sur un sujet et nous plonge dans

un certain embarras nest pas scientifique mais preacute-scientifique

Le souci peacutedagogique dAristote est preacutesent degraves lincipit de Physique I1 En effet

apregraves avoir reformuleacute la meacutethode empirico-analytique Aristote ne donne pas un mais bien

deux exemples illustrant le laquo chemin naturel raquo qui va de ce qui est plus clair et mieux connu

pour nous agrave ce qui est plus clair et mieux connu par nature

Mais dune certaine maniegravere cest la mecircme chose que subissent aussi les noms par

rapport agrave la deacutefinition En effet cest une certaine totaliteacute [τὸν λόγον ὅλον] quils

329 982b13-17330 Selon Aristote dans le De Caelo 293a20

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signifient et de maniegravere indeacutetermineacutee par exemple le cercle alors que sa deacutefinition

divise en ses composantes particuliegraveres Et les enfants supposent dabord que tous les

hommes sont des pegraveres et toutes les femmes des megraveres mais ensuite ils opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes [Καὶ τὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον

προσαγορεύει πάντας τοὺς ἄνδρας πατέρας καὶ μητέρας τὰς γυναῖκας ὕστερον δὲ

διορίζει τούτων ἑκάτερον]331

Nous avons deacutejagrave mentionneacute limportance que pouvait avoir le premier exemple celui du

cercle apregraves les eacutetudes de G E L Owen sur la dialectique et la lumiegravere faite sur limportance

de la structure linguistique dans la meacutethode dAristote Mais nest-il pas eacutetonnant de constater

la preacutesence de lenfance dans lincipit des eacutecrits de Physique Preacutesence encore plus

inattendue si lon considegravere que ce chapitre inaugural de la Physique est un rappel de la

meacutethode en science exposeacutee dans les Seconds analytiques Pourtant cet exemple na guegravere

reacutesonneacute dans les eacutetudes aristoteacuteliciennes sinon seulement comme ce quil est en apparence

cest-agrave-dire un simple exemple Pour Thomas dAquin cet exemple na dautre fonction que

celle deacutetayer le propos du chapitre 1 laquo Et pareillement selon lacircge lenfant perccediloit un

homme avant de discerner Platon qui est son pegravere raquo332 Exactement de la mecircme maniegravere mais

cependant bien plus tard Bartheacuteleacutemy Saint-Hilaire dit de cette comparaison quelle est

particuliegraverement claire pour comprendre laquo ce que lauteur a voulu dire un peu plus haut par la

totaliteacute que donne dabord la sensation raquo333 Enfin H Bonitz ne fait mecircme pas mention de ce

syntagme (τὰ παιδία) en Physique dans les entreacutees παicircς ou παιδία de son Index334 Tout se

passe comme si la preacutesence de lenfance passait sur cet incipit des eacutecrits de Physique comme

un eacutepipheacutenomegravene sans laisser la moindre trace sans avoir dimportance notoire comme une

mineure du texte Pourtant en y regardant dun peu plus pregraves cet exemple sa fonction et sa

place dans le corpus sont reacuteveacutelateurs dune part du souci peacutedagogique dAristote et dautre

part du lien agrave eacutetablir entre laquo les enfants qui font dabord [πρῶτον] des distinctions raquo et

lactiviteacute dialectique telle quelle nous est preacutesenteacutee dans les Topiques

La place de ces exemples et donc la preacutesence de lenfance dans cet incipit des eacutecrits de

Physique prennent une valeur singuliegravere si on les replace dans lentreprise geacuteneacuterale dAristote

mise en lumiegravere par un texte tel que les Meacuteteacuteorologiques I1 puisque ce dernier dresse le bilan

et propose le programme agrave venir de laquo toute lentreprise qui est [celle dAristote] depuis le

deacutebut raquo335 Physique I est le livre inaugural de la Physique mais aussi de toutes les eacutetudes

331 Physique I 1 184b10-14332 Thomas dAquin Physiques dAristote Leccedilon I11 trad Guy Franccedilois Delaporte lHarmattan Paris 2008 p

68333 Aristote Physique Trad B Saint-Hilaire t1 Librairie philosophique de Ladrange Paris 1862 note 6 p

432334 Op cit p 558335 Meacuteteacuteorologiques I1 339a9 Notons dailleurs que Jocelyn Groisard dans sa note 1 p97 pose que ce

chapitre 1 des Meacuteteacuteorologiques laquo embrasse lensemble du corpus physique raquo et quil correspond laquo agrave une miseau point de professeur au moment daborder un nouveau domaine deacutetude raquo

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physiques dAristote au moins jusquagrave la Meacutetaphysique Reacuteinscrire ce chapitre inaugural de

Physique I1 dans son contexte bien plus large celui decirctre une ouverture aux traiteacutes

scientifiques et philosophiques en geacuteneacuteral dAristote permet donc de comprendre comment le

corpus creacutee une sorte de laquo caisse de reacutesonance raquo autour de ces deux exemples leur offrant

une porteacutee et une importance consideacuterables Si comme le laisse entendre ce texte des

Meacuteteacuteorologiques I1 le corpus des travaux dAristote est organiseacute consciemment par ce

dernier alors la preacutesence de lenfance dans lincipit de laquo toute lentreprise raquo dAristote nest

pas un hasard et sa valeur semble bien deacuteborder ou du moins prend une reacutesonance

diffeacuterente de celle dun simple exemple

Les deux exemples de cette fin de chapitre fonctionnent de concorde car ils sont

eacutecrits laquo en parallegravele raquo Cependant ils ont des diffeacuterences notoires et si nous les consideacuterons

comme eacutecrits laquo en parallegravele raquo cest pour ne pas avoir agrave les qualifier laquo danalogiques raquo

puisque lanalogie entre le cercle et sa deacutefinition et le rapport du pegravere et de la megravere agrave lhomme

et agrave la femme dans lesprit de lenfant semble difficile agrave soutenir Le premier exemple est donc

laquo linguistique raquo Aristote explique que le mot laquo cercle raquo signifie dabord un laquo certain

ensemble confus raquo deacuteleacutements que sa deacutefinition vient distinguer pour en preacuteciser le sens et le

rendre clair Un laquo cercle raquo cest dabord avant toute chose un mot flou Or la deacutefinition de ce

mot permet de lui confeacuterer un sens preacutecis Ici cercle une ligne composeacutee de points dont

chacun est agrave eacutegale distance du centre La confusion que le mot cercle pouvait renfermer a

priori est rendue caduque a posteriori par sa deacutefinition qui en distingue les divers eacuteleacutements

(ligne points centre etc) et par le principe ordonnateur (leacutequidistance du centre) Lexemple

mentionnant lenfance est leacutegegraverement plus complexe que ce que Thomas dAquin ou B Saint-

Hilaire ont pu penser Car ce second exemple bien quil soit construit comme un parallegravele au

premier se charge dun certain aspect laquo psychologique raquo au sens ougrave ce que cet exemple

permet de mettre en avant cest le deacuteveloppement de nos capaciteacutes intellectuelles depuis

lenfance agrave linstar de ce passage de lerreur premiegravere dans laquelle sont les enfants agrave une

compreacutehension plus preacutecise et moins erroneacutee du monde

laquo Tὰ παιδία τὸ μὲν πρῶτον προσαγορεύει raquo Ici le verbe προσαγορεύω peut prendre

plusieurs sens les enfants laquo appellent raquo (selon B Saint-Hilaire) laquo nomment raquo ou encore

laquo supposent raquo (selon P Pellegrin) Mais le sens selon nous le plus signifiant ici est celui

laquo dattribuer raquo les enfants attribuent dabord agrave tous les hommes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo

de pegravere et agrave toutes les femmes la laquo qualiteacute raquo ou le laquo sens raquo de megravere336 Il ne sagit donc pas

simplement de nommer ou dappeler mais dattribuer une qualiteacute ou un sens preacutecis et surtout

de sattacher dans un premier temps agrave cette attribution en lrsquooccurrence le sens le plus

immeacutediat pour un enfant celui de pegravere et de megravere attribueacutes aux hommes et aux femmes Nous

336 Ce sens est en effet permis par le Grand Bailly p 1653 3

110

pourrions mecircme aller un peu plus loin en disant que les enfants croient dabord que tous les

hommes sont des pegraveres etc et quils sont donc dans un rapport immeacutediat mais cependant

erroneacute au monde Et cest preacuteciseacutement dans cet laquo attachement raquo agrave une opinion premiegravere que se

fait la seacuteparation entre le premier et le second exemple de Physique I1 car dans

lappreacutehension premiegravere que nous pouvons avoir de cet laquo ensemble confus raquo quest le mot

cercle Aristote ninsiste pas sur lattribution dun premier sens agrave ce mot Cercle ne signifie

rien de preacutecis sinon une laquo certaine totaliteacute raquo τὸν λόγον ὅλον337 Ce nest que dans le second

exemple quAristote insiste sur cette attribution dun sens preacutecis premier sur cet attachement

laquo psychologique raquo de lenfant agrave une croyance premiegravere mais erroneacutee

Puis les enfants comprennent que seulement certains hommes et certaines femmes

sont des parents et que seul un individu est leur pegravere et un autre leur megravere Mais comment

srsquoopegravere cette compreacutehension La fin de la phrase est inteacuteressante laquo ὕστερον δὲ διορίζει

τούτων ἑκάτερον raquo338 laquo ὕστερον raquo a ici son sens temporel signifiant que quelque chose se

fait apregraves plus tard quil y a un passage de quelque chose agrave quelque chose dautre Ce nest

quapregraves que les enfants laquo διορίζει raquo quils seacuteparent distinguent mais aussi interrompent cet

laquo attachement raquo agrave leur croyance premiegravere ce nest que plus tard quils deacutefinissent quils

deacuteterminent et quils ordonnent laquo τούτων ἑκάτερον raquo339 crsquoest-agrave-dire quils laquo opegraverent des

distinctions dans chacun des deux groupes raquo selon la traduction de P Pellegrin Les enfants

distinguent en effet apregraves plus tard que toutes les femmes ne sont pas des megraveres etc

Il y a donc dans cette exemple deux moments que le mot laquo ὕστερον raquo permet de

distinguer le premier celui de lattribution immeacutediate dune qualiteacute agrave un ecirctre (pegravere et megravere

attribueacutes agrave homme et femme) puis celui de la distinction entre dune part ce qui relegraveve de la

parentaliteacute et dautre part ce qui relegraveve du sexe Mais ce passage du moment de lerreur agrave

celui dune compreacutehension plus preacutecise peut aussi se comprendre comme un passage dun eacutetat

agrave un autre peut-ecirctre celui de la perception agrave celui de lexpeacuterience Et si le second exemple

de Physique I1 peut se comprendre comme plus laquo psychologique raquo que le premier cest sans

doute parce quil met en scegravene un changement deacutetat intellectuel ou psychologique chez

lenfant Cependant Aristote est singuliegraverement flou sur ce qui permet de passer du premier

moment ou du premier eacutetat au second Ce nest quapregraves que les enfants distinguent Mais

apregraves quoi Quelle est linstance quel est laquo le gond raquo permettant aux enfants de passer de

lerreur pueacuterile attribuant agrave tous les hommes la qualiteacute de pegravere et agrave toutes les femmes celle de

megravere agrave leacutetat et au moment de la distinction seacuterieuse et de la compreacutehension veacuteritable Et

deuxiegravemement ce passage se fait-il naturellement ou bien doit-il ecirctre provoqueacute

Cette structure duelle de lexemple des enfants mettant en preacutesence deux moments

337 Physique I1 184b10-11338 184b14339 Autant de sens compris dans le verbe διορίζω selon le Grand Bailly p 517

111

preacutecis articuleacutes autour dune division dune distinction est parallegravele aux deux moments de

lexemple du cercle et ainsi agrave la structure geacuteneacuterale elle-mecircme laquo duelle raquo des deux moments

de la meacutethode scientifique selon Aristote Le moment durant lequel laquo ce qui est dabord

eacutevident et clair pour nous ce sont les ensembles confus raquo340 est le moment ougrave le mot cercle ne

signifie laquo quune certaine totaliteacute raquo341 et celui ougrave les enfants appellent laquo pegravere raquo et laquo megravere raquo

tous les hommes et toutes les femmes Ensuite le moment ougrave agrave partir de ces ensembles

confus deviennent connus (laquo ὕστερον δἐκ τούτων γίγνεται γνώριμα raquo)342 pour qui les divise

laquo διαρούσι ταύτα raquo343 leurs eacuteleacutements et leurs principes laquo τὰ σοιχεicircα καὶ αἱ ἀρκαὶ raquo344 est

parallegravele au moment ougrave la deacutefinition du mot cercle permet dattribuer agrave ce mot un sens preacutecis

et parallegravele aussi au moment ougrave les enfants comprennent les diffeacuterences entre pegravere et megravere et

hommes et femmes Bref il y a un paralleacutelisme pour ne pas dire une analogie entre la

meacutethode geacuteneacuterale pour connaicirctre scientifiquement la nature et les exemples du cercle et des

enfants Deux moments et deux eacutetats se distinguent clairement celui dune ignorance

premiegravere et celui dune compreacutehension plus preacutecise deux moments et deux eacutetats qui se

structurent autour dune division dune distinction

Cependant si nous comprenons que lerreur fait partie de notre nature et que notre

intellect est face agrave la veacuteriteacute comme les yeux des chauves-souris face agrave la lumiegravere du jour

selon Meacutetaphysique α comment alors le passage dun moment agrave lautre ndash de celui de lerreur

de lenfance parallegravele agrave leacutevidence des ensembles confus au moment de la distinction lui-

mecircme parallegravele agrave la division de ces ensembles en eacuteleacutements et en principes ndash peut-il se faire

Il semble bien que ce passage doive ecirctre provoqueacute Or la dialectique nest-elle pas justement

lactiviteacute humaine universelle permettant par un certain travail par une pratique le passage

du premier temps au second en ce quelle permet de donner laquo aux enfants raquo ou plutocirct aux

eacutelegraveves dialecticiens les instruments pour laquo διορίζω raquo pour diviser distinguer deacutetacher et se

deacutetacher deacutefinir deacuteterminer et ordonner les principes ou eacuteleacutements des ensembles confus

En effet selon la traduction de J Brunschwig les instruments donneacutes par Aristote agrave

partir de Topiques I13 ne sont pas des instruments de la seule topique mais bien des

laquo instruments dialectiques raquo345 Ces laquo ὄργανα raquo346 font partie inteacutegrante de la dialectique et

sont au nombre de quatre

Le premier consiste agrave poser des preacutemisses le second agrave savoir dissocier [διελεicircν

infinitif aoriste 2 de διαιρέω-ῶ] les divers sens dun terme le troisiegraveme agrave deacutecouvrir les

diffeacuterences [τὰς διαφορὰς εὑρεicircν] le quatriegraveme agrave la perception des similitudes [ἡ τού

340 Physique I1 184a21-22341 184b10-11342 184a22343 184a23344 184a22-23345 Aristote Topiques trad J Brunschwig p18346 Topiques 105a21

112

ὁμοίου σκέψις]347

Le premier instrument de la dialectique est donc la collecte des preacutemisses et Aristote

reconfirme dans le chapitre suivant Topiques I14 consacreacute agrave cette collecte que ces

preacutemisses sont les ideacutees endoxales et que la collecte des preacutemisses est finalement la collecte

des ἔνδοξα Le premier instrument de la dialectique consiste donc agrave rendre disponible une

certaine laquo culture geacuteneacuterale raquo au dialecticien Or nous avons deacutejagrave mentionneacute comment

lἔνδοξον pouvait du simple fait dexister et decirctre appris provoquer le deacutesir de comprendre

Le deuxiegraveme instrument consiste agrave laquo diviser raquo agrave distinguer διαιρέω-ῶ348 les diffeacuterents sens

des termes ainsi que dessayer dexpliquer les raisons de cette diversiteacute signifiante349

laquo Cercle raquo peut se dire par exemple dune figure geacuteomeacutetrique mais aussi dun raisonnement

Aristote use dailleurs beaucoup de cette division des sens des termes dans ses traiteacutes

(Meacutetaphysique Δ en est un exemple) et insiste consideacuterablement en Topiques I15 sur les

diffeacuterentes maniegraveres de comprendre et de distinguer les sens des termes Ce deuxiegraveme

instrument laquo sert agrave clarifier le deacutebat raquo eacutecrit Aristote et agrave laquo sassurer que les raisonnements

porteront sur les choses mecircmes et non sur les mots raquo350 Lenjeu de cet instrument qui consiste

en la division des sens des mots est donc preacuteparatoire il permet de diriger le propos non sur

les mots mais bien sur le problegraveme Cet instrument guide le deacutebat

Le troisiegraveme instrument de la dialectique est particuliegraverement inteacuteressant agrave questionner

car il permet de comprendre plus preacuteciseacutement lexemple de lenfance en Physique I1 J

Brunschwig traduit laquo Τὰς δὲ διαφορὰς raquo en Topiques I16351 par laquo Touchant la mise en

lumiegravere des diffeacuterences raquo afin de rendre ici le geacutenitif pluriel Certes le sens de laquo ἡ διαφορά raquo

peut en effet ecirctre celui de laquo diffeacuterence raquo Cependant au regard de la suite du texte il semble

que les διαφοραί ont ici un autre sens En effet Aristote preacutecise que ce troisiegraveme instrument

de la dialectique consiste agrave

[hellip] instituer des comparaisons aussi bien agrave linteacuterieur mecircme des genres [ἐν αὐτοicircς τε

τοicircς γένεσι] (on se demandera par exemple quelle diffeacuterence il y a entre justice et

courage entre sagesse et tempeacuterance toutes choses qui appartiennent effectivement au

mecircme genre) quen passant dun genre agrave un autre sils ne sont pas trop eacuteloigneacutes [hellip]352

La seule preacutesence du champ lexical du laquo genre raquo semble induire le sens mecircme de laquo ἡ

διαφορά raquo qui degraves lors peut signifier moins laquo diffeacuterence raquo que laquo varieacuteteacute raquo ou encore

laquo espegravece raquo353 Au sein dun mecircme laquo genre raquo de connaissance ou bien entre des genres

proches ce troisiegraveme instrument de la dialectique distingue des laquo espegraveces raquo des laquo varieacuteteacutes raquo

347 105a22-25348 Le Grand Bailly p 470349 Topiques I15350 I18 108a18-21351 107b40352 107b40-108a6353 Sens permis par Le Grand Bailly p 497

113

des diffeacuterences De la mecircme maniegravere que au sein du genre humain constitueacute dhommes et de

femmes les enfants en Physique I1 distinguent apregraves avoir pratiqueacute une certaine forme

minimale de dialectique certaines laquo varieacuteteacutes raquo dhommes et de femmes (les pegraveres et les

megraveres) et plus preacuteciseacutement des individus diffeacuterents dont un seul est leur pegravere et un seul autre

leur megravere Il semble bien que ce soit apregraves une telle laquo deacutecouverte des diffeacuterences raquo ou des

laquo varieacuteteacutes raquo que les enfants de Physique I1 sortent de leur eacutetat dignorance et de confusion

liminaire

Ce troisiegraveme instrument de la dialectique qui rappelons-le est une activiteacute pratiqueacutee

avec plus ou moins de meacutethode par tous les ecirctres humains semble bien permettre de sortir

dune compreacutehension primaire et erroneacutee du monde En effet Aristote explique en Topiques

I 18 que la laquo deacutecouverte des diffeacuterences est utile pour faire des raisonnements sur des

questions didentiteacute et de diffeacuterence et pour faire connaicirctre lessence des choses [καὶ πρὸς τὸ

γνωρίζειν τί ἐστιν ἔκαστον] raquo354 car laquo nous utilisons couramment les diffeacuterences

caracteacuteristiques dune chose pour isoler ce qui est la formule propre de son essence raquo355 Dans

la vie de tous les jours nous utilisons cet instrument de la dialectique consistant agrave percevoir

les laquo diffeacuterences raquo ou les laquo varieacuteteacutes raquo des choses pour en isoler le propre et lessence Et avec

ce troisiegraveme instrument Aristote reacuteussit agrave faire de la dialectique une activiteacute que tout ecirctre

humain pratique plus ou moins bien une meacutethode pour progresser vers le savoir de lessence

Cest en pratiquant la dialectique et gracircce aux instruments de celle-ci que nous sommes

capables de sortir de notre premier eacutetat de confusion ou de croyance au monde agrave linstar des

enfants de Physique I1 crsquoest-agrave-dire de progresser vers un savoir de lessence

Cependant la dialectique ne fournit pas au dialecticien quun outil de division de

distinction En effet le quatriegraveme instrument de la dialectique consiste en la laquo perception raquo ou

en lobservation des laquo similitudes raquo Il est le verso de la deacutecouverte des diffeacuterences Certes le

dialecticien est apte agrave deacutecouvrir des diffeacuterences des laquo varieacuteteacutes raquo des laquo espegraveces raquo au sein dun

mecircme genre ou entre les genres mais il est aussi capable de percevoir des similitudes dans les

genres et entre des genres diffeacuterents laquo ἐν ἑτέροις γένεσιν raquo preacutecise Aristote356 Cette

perception des similitudes laquo intra raquo ou laquo extra-geacuteneacuterique raquo se fait selon la formule laquo ce que

lun est dans une chose lautre lest dans autre chose [hellip] raquo357 Cette perception des

similitudes est donc finalement le travail de lanalogie (Y est agrave Z ce que A est agrave B par

exemple) Travail auquel il faut srsquoentraicircner laquo γυμνάζεσθαι δεicirc raquo358 selon Aristote car la

perception des similitudes a une triple utiliteacute

En effet selon les Topiques I18 cette perception des similitudes est utile dune part

354 108a38-108b1 nous soulignons355 108b4-6356 Topiques I17 108a7-8357 108a10358 108a13

114

laquo pour faire des raisonnements hypotheacutetiques raquo [τοὺς ἐξ ὑποθέσεως συλλογισμοὺς]359 cest-

agrave-dire pour proposer des deacutemonstrations qui admettent laquo sur plusieurs cas semblables que ce

qui vaut pour lun vaut pour lautre raquo360 Il est donc possible pour reacutepondre agrave un problegraveme sur

un sujet donneacute daller chercher un argument en exposant un cas similaire car laquo de fait ayant

poseacute par hypothegravese que ce qui valait pour tel ou tel cas valait aussi du cas agrave leacutetude notre

deacutemonstration se trouve effectueacutee raquo361 Lobservation des similitudes est eacutegalement utile

drsquoautre part pour laquo reacutepondre aux questions de deacutefinition raquo362 En effet laquo une fois en mesure

dapercevoir ce quil y a didentique dans chacun des cas dun ensemble nous naurons plus

dembarras pour deacuteterminer dans quel genre il faut placer ce que nous voulons deacutefinir raquo363

Mais lobservation des similitudes est aussi et peut-ecirctre surtout utile car elle nous permet de

faire τοὺς ἐπακτικοὺς λόγους cest-agrave-dire laquo des raisonnements par induction raquo364 En effet

laquo cest par la production de cas individuels preacutesentant une similitude que nous nous sentons

autoriseacutes agrave induire luniversel de fait il nest pas facile de faire une induction [ἐπάγειν365]

sans connaicirctre les cas semblables raquo366 Par la perception des similitudes qui est un instrument

de la dialectique nous nous rendons capable dinduire un universel (τὸ καθόλου367)

Premiegraverement ce καθόλου des Topiques I18 permis par le quatriegraveme instrument de la

dialectique est ce qui laquo est plus clair et mieux connu par nature raquo selon Physique I1 soit le

principe la cause ou leacuteleacutement de pheacutenomegravenes perccedilus agrave de nombreuses reprises et que seule la

perception des similitudes permet dinduire laquo dἐπάγειν raquo Deuxiegravemement si la dialectique

entre en collusion avec la science ce nest pas tant parce quelle fonde les principes des

sciences que parce quelle nous ouvre la possibiliteacute de faire des inductions G E L Owen

consideacuterait la dualiteacute signifiante de linduction comme si linduction physique et linduction

dialectique pouvaient toutes deux trouver les principes des sciences

Cependant Έπαγογή est aussi le nom de lune des deux meacutethodes cardinales de la

dialectique (Top I 12 105a10-19) et en tant que telle elle doit commencer par les

ἔνδοξα ce qui est accepteacute par tous ou par la plupart des hommes ou des sages (Top

I1 100b21-3) et sous cette forme aussi elle peut ecirctre utiliseacutee pour trouver les

principes des sciences (Top I2 101a36b4)368

Cependant la dialectique semble plus veacuteritablement permettre linduction que trouver les

359 Topiques I 18 108b8360 108b13-14361 108b17-19362 108b9363 108b19-22364 108b7-8 traduction de J Brunschwig modifieacutee365 108b11366 108b10-12367 108b10-11368 G E L Owen op cit traduction personnelle laquo Yet Έπαγογή is named as one of the two cardinal

methods of dialectic (Top I 12 105a10-19) and as such must begin from the ἔνδοξα what is acceptedby all or most men or by the wise (Top I1 100b21-3) and in this form too it can be used to find theprinciples of the sciences (Top I2 101a36b4) raquo p 87

115

principes des sciences par cette derniegravere La dialectique nous rend aptes par la perception des

similitudes agrave faire des inductions donc agrave rechercher les principes des sciences et notamment

agrave sortir de cette eacutetat psychologique de perplexiteacute quest laporie La dialectique nous plonge

donc dans laporie et nous donne en mecircme temps les instruments pour en sortir

En effet quand Aristote propose la solution de la premiegravere aporie du De Caelo II 12

nest-ce pas justement cette perception des similitudes cette analogie entre les astres et les

vivants du sublunaire qui lui permet dinduire le principe mecircme du mouvement des astres

lacircme Nous pourrions croire agrave linstar de R Bolton quAristote use ici de la dialectique

pour donner une solution laquo temporaire raquo agrave un problegraveme donneacute Cependant peu importe le

statut eacutepisteacutemologique de cette reacuteponse proposeacutee par Aristote Car au vu et au su de tout ce

que nous avons dit de la dialectique et de lhypothegravese de sa valeur peacutedagogique Aristote use

ici de dialectique comme pour mettre en pratique son souci peacutedagogique dune part parce

quil sadresse agrave un public deacutelegraveve et dautre part parce quil use des instruments de la

dialectique et de lobservation des pheacutenomegravenes pour sortir de cette eacutetat embarrassant dans

lequel il est plongeacute et avec lui ses eacutelegraveves Ce quAristote met en pratique ici cest la

mouvement de sortie de laporie Ce qui sexprime dans ce chapitre du De Caelo II 12 cest le

deacutesir de savoir Certes A Falcon et M leunissen nous mettent en garde sur cette analogie en

insistant sur le fait que dans ce passage Aristote propose de faire comme si les astres et les

vivants avaient lacircme en partage369 Cependant cest bien cette perception des similitudes

entre le vivant et laquo lastral raquo donc par la mise en œuvre dans le traiteacute astronomique dun

instrument propre de la dialectique quAristote peut proposer une solution agrave cette laquo aporie raquo

Pourquoi les astres ne se meuvent-ils pas de maniegravere ordonneacutee agrave la translation premiegravere

Pourquoi leur mouvement ne suit-il pas une logique claire Pourquoi le soleil et la lune sont-

ils laquo mus de mouvements moins nombreux que les astres errants raquo370 Parce que

Nous raisonnons sur les astres comme sil sagissait uniquement de corps et de

monades ordonneacutees sans doute mais tout agrave fait deacutepourvues dacircme Or il faut se mettre

dans lesprit quils ont en partage laction et la vie Vus sous cet angle les faits constateacutes

cesseront de paraicirctre illogiques371

Ce nest pas la dialectique qui fait linduction ici mais cest le quatriegraveme instrument de cette

meacutethode qui rend Aristote capable de proposer une solution agrave une aporie une induction soit

linstrument mecircme de la recherche scientifique et de la meacutethode empirico-analytique Cest en

observant les pheacutenomegravenes sensibles ici les astres et les vivants tout en usant du quatriegraveme

instrument de la dialectique quest lobservation des similitudes crsquoest donc par lutilisation a

369 Falcon Andea et Leunissen Mariska laquo The scientific role of eulogos in Aristotles Cael II12 raquo inTheory and Practice in Aristotles Natural Science ed by D Ebrey Cambridge University Press 2015 pp217-240 370 De Caelo 291b35-292a1371 De Caelo 292a18-22

116

la fois de la meacutethode empirico-analytique et de la meacutethode dialectique quAristote peut

induire le principe de mouvement des astres laquo qui est du mecircme genre que celui des animaux

et des plantes raquo372 lacircme

Nonobstant la conclusion mecircme dAristote celle proposant de consideacuterer les astres

comme animeacutes par la vie ne devient-elle pas elle-mecircme pour le public deacutelegraveve agrave qui est

destineacute son corpus un ἔνδοξον ἔνδοξον qui a son tour pourrait venir provoquer le deacutesir de

savoir chez son public Le quatriegraveme instrument de la dialectique semble bien nous laquo mettre

sur la voie raquo de linduction nous laquo montrer le chemin raquo de lἐπαγωγή de la laquo meacutethode raquo pour

induire des principes geacuteneacuteraux en science agrave partir de faits particuliers Degraves lors pour pouvoir

induire [ἐπάγειν] des principes et donc proceacuteder agrave lactiviteacute scientifique proprement dite il

faut ecirctre rompu agrave lactiviteacute dialectique qui nous en donne les moyens Ainsi la dialectique

bien quayant une valeur peacutedagogique ne regimbe absolument pas agrave endosser une valeur

aussi eacutepisteacutemologique sans pour autant que celle-ci soit premiegravere Il semble mecircme que la

dialectique gracircce agrave ce quatriegraveme instrument tendent agrave rentrer dans le processus proprement

scientifique Sil est difficile deacutetablir une stricte distinction entre ce qui relegraveve de la

dialectique et ce qui relegraveve de la meacutethode empirico-analytique si les limites entre science et

dialectique entre la meacutethode proprement eacutepisteacutemologique et la meacutethode dialectique sont si

teacutenues peut-ecirctre est-ce parce quen leacutetat du texte aristoteacutelicien tel quil nous ait parvenu

dialectique et meacutethode empirico-analytique tendent agrave se confondre Cependant lhypothegravese

dune valeur peacutedagogique de la dialectique offre une perspective nouvelle dans le deacutebat

contemporain sur la contradiction meacutethodologique du corpus aristoteacutelicien

372 De Caelo 292b1-2

117

Ce serait manquer de probiteacute que de vouloir conclure agrave ce stade dun travail qui se

veut surtout ouverture Le deacutebat contemporain agrave propos de la contradiction meacutethodologique

du corpus aristoteacutelicien a eu pour effet de stimuler la recherche de creacuteer un inteacuterecirct nouveau

pour les eacutetudes aristoteacuteliciennes et notamment pour le traiteacute des Topiques et pour la

dialectique Apregraves les eacutetudes de G E L Owen de P Aubenque dE Berti de M Nussbaum

de R Bolton et du dialectic turn de la seconde moitieacute du XXe siegravecle nous ne pouvons plus

ecirctre sourds aux problegravemes de meacutethode qui parsegravement le corpus ni agrave lutilisation effective de la

dialectique dans les traiteacutes scientifiques et philosophiques Or agrave travers ce deacutebat

contemporain nous avons tenteacutes douvrir une troisiegraveme voie entre deux perspectives bien

rigides lune consideacuterant la meacutethode empirico-analytique comme le canon de la meacutethode

scientifique lautre comprenant la dialectique comme laquo le candidat ideacuteal raquo pour reacutepondre de

la pratique reacuteel dAristote en science

Notre eacutetude sest attacheacutee surtout agrave proposer un autre point de vue en essayant de

deacuteterminer la valeur de la dialectique en science pour Aristote Ainsi puisque la dialectique

peut difficilement avoir une valeur seulement eacutepisteacutemologique incontestable en elle-mecircme

puisquil est difficile de faire de cette activiteacute la meacutethode effective du Stagirite pour eacutetablir les

principes des sciences nous nous sommes proposeacutes de la consideacuterer comme ayant une valeur

peacutedagogique pour le maicirctre de laquo ceux qui savent raquo Il y a en effet de multiples indices qui

laissent entendre une telle valeur mais le principal est sans doute le contexte deacutecriture

dAristote Pourquoi le Stagirite napplique pas stricto sensu dans ses traiteacutes scientifiques et

philosophiques la theacuteorie scientifique deacuteveloppeacutee dans les Analytiques Peut-ecirctre parce

quAristote est avant tout un professeur et que son eacutecriture elle-mecircme est influenceacutee par un

souci peacutedagogique que seule la dialectique semble agrave ses yeux pouvoir prendre en charge

Cette activiteacute partageacutee par tous les ecirctres humains en tant que tous posent et se posent des

questions critiquent mettent agrave leacutepreuve mais quil faut cependant pratiquer avec meacutethode

pour acceacuteder agrave leacutetat de savant est utiliseacutee par le Philosophe pour accompagner son lecteur-

eacutelegraveve sur le chemin du savoir Car cest seulement par une pratique assidue et meacutethodique par

un veacuteritable travail sur soi par le deacuteveloppement dune culture geacuteneacuterale encyclopeacutedique et

dun esprit critique que lapprenti savant peut se reacutealiser savant

Peut-ecirctre la dialectique est-elle pour Aristote la meilleure meacutethode pour conduire ses

eacutelegraveves sur le chemin de la connaissance scientifique pour les faire progresser dun eacutetat de

savoir agrave un autre pour les amener agrave actualiser cette potentialiteacute proprement humaine quest la

connaissance des causes en proposant un laquo stimulus eacutepisteacutemologique raquo cest-agrave-dire en

provoquant en eux le deacutesir de savoir par la mention et leacutetude des laquo ideacutees admises raquo ainsi

quen leur offrant les outils les instruments pour mener agrave bien leurs recherches des causes

principes ou eacuteleacutements A Koyreacute avait particuliegraverement bien pressenti cet aspect peacutedagogique

118

de leacutecriture dAristote en insistant sur ce quil nomme laquo la forme scolaire raquo373 des eacutecrits du

Stagirite Mais A Koyreacute ne rend pas compte dans son article de 1944 du rapport entre cette

forme et la meacutethode dialectique quAristote pratique dans ses eacutecrits scientifiques et qui

semble avoir donneacute naissance agrave une telle forme Or si comme le preacutetend le commentateur la

penseacutee est conccedilue par le Stagirite sur le modegravele laquo dune leccedilon raquo374 mettant en preacutesence un

intellect agent et un intellect patient alors il semble que lossature mecircme de cette leccedilon soit

constitueacutee au moins en partie par la meacutethode dialectique Ainsi pouvons-nous nous risquer agrave

dire que la pratique meacutethodique de la dialectique constitue sinon en totaliteacute du moins en

eacutebauche lintellect agent celui qui enseigne et celui qui donne conduisant leacutelegraveve ignorant

sur le chemin du savoir

373 A Koyreacute laquo Aristoteacutelisme et platonisme dans la philosophie du Moyen-Age raquo in Eacutetudes dhistoire de lapenseacutee scientifique Tel Gallimard Paris 1973 p 30374 Ibidem p 47

119

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