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184 A. BILLAULT RATTENBURY R.M. & LUMB T.W. (eds) 1960, Heliodore. Les Ethiopiques : Theagene et Chariclee, CUF, Paris. REARDON B.R (ed.) 2004, Chariton d'Aphrodisias. De Callirhoe Narrationes Amatoriae, Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana, Munich, Leipzig. REEVE M.D. (ed.) 2001, Longus. Daphnis et Chloe, Bibliotheca Teubneriana, Munich, Leipzig. ROSS W.D. 1959, Aristotelis Ars Rhetorica, Scriptorum Classicorum Bibliotheca Oxoniensis, Oxford. STEPHENS S.A. & WINKLER J.J. 1995, Ancient Greek Novels : the Fragments, Princeton. ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS Cecile DAUDE ' RESUME Dans un article qui a fait date, A.M.G. McLeod a commente le recit de la folie de Leucippe, sa description par les assistants et sa guerison par un homme de Part, en Feclairant par les theories d'Erasistrate et de Galien. Achille Tatius s'est certainement interesse a l'aspect medical des passions, et le rapprochement avec Galien s'impose (notamment avec les trois petits traites sur les passions et les erreurs de Fame, ses facultes, et les temperaments du corps). Tous les personnages du roman eprouvent des passions multiples et variees, dont Achille Tatius prend soin de decrire de facon expressive les signes exterieurs et les effets d'alteration psychique. Comme Galien, il accorde une grande importance au corps, aux emo- tions et a la causalite sensorielfe dans la naissance et le developpement des pas- sions. Outre le desir amoureux decrit jusque dans ses aspects les plus troubles, on trouve dans le roman un vaste reseau lexical des passions de l'ame, telles que les ont repertoriees aussi le theatre classique et les moralistes, mais reconverties en motifs et ressorts narratifs : haine, colere, fureur, chagrin, honte, orgueil, convoi- tise, impudence, Imechancete, cruaute, pitie, joie, plaisir, douleur, crainte, espoir, hardiesse, ISchete... Mon etude tend done a analyser dans cette perspective com- ment Achille Tatius concoit l'interaction de l'ame et du corps, et les mediations qui les font reagir Pun sur l'autre - u n role particulier etant devolu au langage dans les rapports entre passion et raison. Elle tend aussi a montrer qu'Achille Tatius s'interesse aux passions d'un point de vue beaucoup plus esthetique que moral et que, dans le developpement de la prose romanesque dont elles forment la substance privilegiee, les passions, avec les tourments qu'elles comportent, deviennent par excellence la nouvellefigurede l'humain, et sont en meme temps un passage oblige vers la conquete du boriheur. ABSTRACT In an outstanding article, A.M.G. McLeod discussed the narrative of the mad- ness of Leucippus, its description by those present and his healing by a man of art, illuminating it by the theories of Erasistratus and Galen. Achilles Tatius is Universite de Franche-Comte.

ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS

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by Cécile Daude, 2009

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Page 1: ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS

184 A. BILLAULT

RATTENBURY R.M. & LUMB T.W. (eds) 1960, Heliodore. Les Ethiopiques : Theagene et Chariclee, CUF, Paris.

REARDON B.R (ed.) 2004, Chariton d'Aphrodisias. De Callirhoe Narrationes Amatoriae, Bibliotheca Scriptorum Graecorum et Romanorum Teubneriana, Munich, Leipzig.

REEVE M.D. (ed.) 2001, Longus. Daphnis et Chloe, Bibliotheca Teubneriana, Munich, Leipzig.

ROSS W.D. 1959, Aristotelis Ars Rhetorica, Scriptorum Classicorum Bibliotheca Oxoniensis,

Oxford.

STEPHENS S.A. & WINKLER J.J. 1995, Ancient Greek Novels : the Fragments, Princeton.

A S P E C T S P H Y S I Q U E S E T P S Y C H I Q U E S D E S PASSIONS

C H E Z A C H I L L E TATIUS

Cecile DAUDE '

RESUME

Dans un article qui a fait date, A.M.G. McLeod a commente le recit de la folie de Leucippe, sa description par les assistants et sa guerison par un homme de Part, en Feclairant par les theories d'Erasistrate et de Galien. Achille Tatius s'est certainement interesse a l'aspect medical des passions, et le rapprochement avec Galien s'impose (notamment avec les trois petits traites sur les passions et les erreurs de Fame, ses facultes, et les temperaments du corps). Tous les personnages du roman eprouvent des passions multiples et variees, dont Achille Tatius prend soin de decrire de facon expressive les signes exterieurs et les effets d'alteration psychique. Comme Galien, il accorde une grande importance au corps, aux emo­tions et a la causalite sensorielfe dans la naissance et le developpement des pas­sions. Outre le desir amoureux decrit jusque dans ses aspects les plus troubles, on trouve dans le roman un vaste reseau lexical des passions de l'ame, telles que les ont repertoriees aussi le theatre classique et les moralistes, mais reconverties en motifs et ressorts narratifs : haine, colere, fureur, chagrin, honte, orgueil, convoi-tise, impudence, Imechancete, cruaute, pitie, joie, plaisir, douleur, crainte, espoir, hardiesse, ISchete... Mon etude tend done a analyser dans cette perspective com­ment Achille Tatius concoit l'interaction de l'ame et du corps, et les mediations qui les font reagir Pun sur l'autre -un role particulier etant devolu au langage dans les rapports entre passion et raison. Elle tend aussi a montrer qu'Achille Tatius s'interesse aux passions d'un point de vue beaucoup plus esthetique que moral et que, dans le developpement de la prose romanesque dont elles forment la substance privilegiee, les passions, avec les tourments qu'elles comportent, deviennent par excellence la nouvelle figure de l'humain, et sont en meme temps un passage oblige vers la conquete du boriheur.

ABSTRACT

In an outstanding article, A.M.G. McLeod discussed the narrative of the mad­ness of Leucippus, its description by those present and his healing by a man of art, illuminating it by the theories of Erasistratus and Galen. Achilles Tatius is

Universite de Franche-Comte.

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certainly interested in the medical aspect of emotions, and the connection with Galen is clear (especially with the three little treatises on the emotions and the errors of the soul, its capabilities, and the humours of the body). All the characters in the novel feel many varied emotions, of which Achilles Tatius takes care to des­cribe in an expressive manner the exterior signs and the effects of psychic altera­tion. Like Galen, he accords great importance to the body, to emotions and to sen­sory causality in the advent and development of feelings. Besides desire in love, described even in its most troubling aspects, there is in the novel a large lexical network of the emotions of the soul, as they are represented in classical drama and by the moralists, but converted into narrative motifs and motivations : hate, anger, fury, sorrow, shame, pride, greed, insolence, spite, cruelty, pity, joy, plea­sure, pain, fear, hope, boldness, cowardice... My study intends to analyse in this perspective how Achilles Tatius conceives the interaction of the soul and the body, and the mediations which cause reaction between them - a particular role devol­ving upon language in the relations between emotion and. reason. It, also intends to show that Achilles Tatius is interested in emotions from a much more aesthetic than moral point of view, and that in the development of novelistic prose of which they form the favoured substance, the emotions, with the torments they carry, become the new archetypal figure of the human, and are at the same time an obli­gatory passage towards the conquest of happiness.

Dans un article qui a fait date, A.M.G. McLeod a commente le recit de la folie de Leucippe au livre IV, sa description par les assistants et sa guerison par un homme de l'art, en Feclairant par les theories d'Erasistrate et de Galien2.

Achille Tatius s'est manifestement interesse a F aspect medical des passions et le rapprochement avec Galien s'impose (notamment avec les trois petits traites sur les passions et les erreurs de Fame, ses facultes, et les temperaments du corps3). Tous les personnages du roman eprouvent des passions multiples et variees, dont Achille Tatius prend soin de decrire les signes exterieurs aussi bien que les effets d'alteration psychique. II donne toute leur importance, dans la naissance et le developpement des passions, au corps, aux emotions et a la causalite sensorielle.

2. A.M.G. McLeod, «Physiology and Medicine in a Greek Novel. Achilles Tatius' Leucippe and Clitophon», JHS 89 (1969), p. 97̂ 105. Galien s'oppose. d'ailleurs acertaines opinions d'Erasistrate, notamment quant aux causes precises de laphrenitis, sans que Ton puisse dire de quel cote se situerait Achille Tatius, car la scene est peut-etre ironique;jl y a en tout cas dans la sequence consacree a la folie de Leucippe «an artistic adaptation of Erasistratean dogma ».

3. Galien, L 'dme et ses passions, introd., trad, et notes par V. Barras, T. Birchler et A.-F. Morand, pref. de Jean Starobinski, La roue a livres, Paris, 1995. Sous ce titre, l'ouvrage propose la traduction de trois petits traites appartenant a l'oeuvre ethique de Galien, respectivement le De propriorum animi cuiuslibet affectuum dignotione et curatione et le De animi cuiuslibet peccatorum dignotione et curatione (regroupes sous le titre commun de Les passions et les erreurs de I 'dme), et Les facultes de I 'dme suivent les temperaments du corps. Le livre comporte egalement un utile Index des notions qui permet de retrouver les mots grecs correspondant a chacune. Mes citations se referent a cet ouvrage.

Outre le desir amoureux decrit jusque dans ses aspects les plus troubles, le roman deploie tout un reseau lexical des passions de Fame, reconverties en motifs et ressorts narratifs.

Vers Fan 150 de notre ere, date des plus anciens papyrus retrouves de Fceuvre d'Achille Tatius selon les dernieres estimations4, .le jeune Galien, qui a quitte Pergame, en est encore a poursuivre ses etudes a Smyrne, Corinthe, Alexandrie. Une parente de pensee s'impose cependant quant a des conceptions generales qui devaient etre dans Fair du temps.

Mon etude tend done a analyser comment Achille Tatius concoit Finteraction de Fame et du corps, et les mediations qui les font reagir Fun sur Fautre. Un role parti-culier est devolu au langage dans les rapports entre ame intellective et ame sensitive.

Achille Tatius s'interesse d'ailleurs aux passions d'un point de vue beaucoup plus esthetique que moral et, dans le developpement de la prose romanesque dont elles forment la substance privilegiee, les passions, avec les tourments qu'elles com­ponent, deviennent par excellence la nouvelle figure de Fhumain, etant aussi un pas­sage oblige dans la-quete d'une vie heureuse.

, Discours sur les passions

\ i Achille Tatius s '• interesse aux « passions de 1' ame » au sens ou 1' entendent Descartes

et Spinoza, le sens qui interesse aussi Galien. Gelui-ci a-t-il pense a comparer sa propre experience medicale avec des descriptions romanesques ? On pourrait parfois le croire. Heritier en tout cas d'une longue tradition, il pense notamment que Fame, meme dans sa partie intellective, est de part en part tributaire du corps, comme Fenonce la premiere phrase du traite, celle qui lui a donne son titre : «Les facultes de Fame suivent les temperaments du corps : j'ai mis ce principe a Fepreuve et Fai examine de differentes manieres, non pas une fois ni deux fois, mais a de tres nom-breuses reprises ».

C'est ce que fait deja le romancier dans son experimentation par Fecriture. On y decele une veritable empathie pour les passions eprouvees par ses personnages et, en meme temps, Fauteur raisonne sur elles, avec un don d'observation et une faculte d'analyse qui pourraient etre ceux d'un veritable praticien. Cela apparait en parti-culier dans de frequentes remarques generales, maximes et sentences concernant les passions. Meme si elles sont mises le plus souvent dans la bouche du narrateur principal qui est Clitophon (dont un premier narrateur anonyme rapporte le recit -anonyme que Fon peut appeler l'esthete, a cause de son talent de critique d'art),

4. Cf. E.L. Bowie, «The chronology of the earlier Greek novels since B.E. Perry : revisions and precision », Ancient Narrative 2 (2002) [2003],;p. 47-63.

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l'auteur nous fait oublier celui qui parle, quel qu'il soit, et laisse entendre que ces formules apparemment impersonnelles expriment sa propre experience et ses propres conceptions.

Cette particularite introduit comme un hiatus dans Fenonciation entre Fetat d'ame du. personnage qui est cense s'exprimer et le ton sentencieux ou Failure detachee des commentaires.

D'un cote, une telle posture narrative peut etre interpretee comme une certaine impuissance ou maladresse du romancier a donner une existence autonome a ses personnages, et en particulier a son heros : Clitophon est-il devenu un homme mur, moraliste et philosophe, au moment initial ou l'esthete le rencontre devantie tableau representant Fenlevement d'Europe? Achille Tatius n'a pas precise la temporalite, par rapport au reste desaventures racontees, du dialogue entre <V esthete et Clitophon, TIOCOCOV originel de toute l'histoire, mais non completement individualise. De l'autre, ce mode d'ecriture fait apparaitre un auteur personnellement implique dans les senti­ments et les emotions qu'il decrit, et desireux de se presenter comme un connaisseur en matiere de passions humaines. II y a deja un dedoublement et une evidente com­plicity subjective entre l'esthete parlant du tableau et son interlocuteur, Clitophon, qui se declare expert en matiere d'outrages causes par Eros5. Le roman est ainsi tout entier traverse par un discours sur les passions, et s'applique a mettre en lumiere la double nature, physique et psychique, de celles-ci.

Avant le recit du songe etrange annoncant a Clitophon qu'une autre epouse que Calligone lui est destinee, Achille Tatius en commente les effets, a l'aide du present d'habitude et de l'aoriste dit gnomique : «... Le coup brutal et inattendu, survenant a l'improviste, frappe Fame de stupeur et la submerge, tandis que lorsqu'on s'y attend, le fait d'y songer attenue peu a peu par avance, avant meme que l'on en souffre, Facuite de la souffrance6». C'est la un des premiers exemples de l'emploi de Ttd6oi;/TTa6£iv dans le recit, et de la subtilite avec laquelle le narrateur analyse alterations, interactions et mouvements internes des differehtes composantes de la psyche. L'ame patit sans etre passive : elle est le siege d'une activite constante. Le reve premonitoire donne lieu a un travail psychique de preparation au choc avec le reel, la « passion » sera ainsi plus benigne.

L'action du vin sur le corps et sur Fame est un topos de la litterature medicale7. Avec le recit de la decouverte du vin par les Tyriens, Achille Tatius, toujours si attentif

5. Achille Tatius, I, II, 1-2 :.tout Pechange verbal repose sur ce 7UX9C6V/-TI 7TE7Tov6a<;; 6. Achille Tatius, I, III, 2-3. Bien que souvent inspirees de celles de J.-P. Garnaud, nous donnons

ici, sauf indication contraire, des traductions personnelles. 7. Cf. Galien, L'ame et ses passions, p. 85 : «S'il est bu avec mesure, le vin, par la digestion, la :

distribution des sues, la production du sang et la nutrition, contribue grandement a rendre notre arae plus douce et en meme temps courageuse, au moyen bien sur du temperament du corps, lequel a son tour est produit au moyen des humeurs.» Mais en revanche : «,Quiconque pense que l'ame possede une substance particuliere conviendra hecessairement qu'elle est soumise au temperament du corps, dans la mesure oil le vin a le pouvoir de separer l'ame du corps,

a la multiplicite des sensations, ne manque pas de rappeler les effets physiques et passionnels de la divine boisson : «D'oii, etranger, tiens-tu cette eau de pourpre», dit a Dionysos le bouvier tyrien qui lui a offert Fhospitalite, comme Icarios dans la legende athenienne, «ou as-tu decouvert un liquide aussi suave? [...] Avant meme la bouche, il rejouit le nez, et s'il est frais au toucher, une fois qu'il a jailli jusque dans Festomac, il exhale du fond des entrailles un feu de plaisir8.» D'ailleufs, avant le nez, le vin offre a.l'oeil la «pourpre» de sa robe, premiere qualite admiree par le bouvier.

Le sens de la legende est verifie par l'effet de la boisson sur Leucippe et Clitophon, dont Fattirance mutuelle est encore entierement clandestine : «Comme le banquet s'avancait, tries regards se fixaient desormais sans pudeur sur Leucippe : Eros et Dionysos, dieux tous deux violents, rendent Fame qu'ils possedent folle jusqu'a l'impudence, Fun en la brulant du feu dont il est coutumier, et l'autre en offrant le vin comme combustible auxiliaire; car le vin est un aliment de Famour. Et des lors, elle aussi s'enhardit a me regarder avec une curiosite nouvelle9.» Le narrateur Clitophon-Tatius prend un plaisir evident a revivre cet enivrement du regard mutuel ou le sexe est interesse. La prose romanesque conquiert a sa facon la dignite d'une catharsis.

L'ame est une substance malleable, comme la cire, et la nature meme des passions est eminemment transmuable et evolutive : «Un homme qui prete Foreille aux mal-heurs d'autrui se prend jd'une sympathie qui va jusqu'a la pitie, et la pitie se fait l'hotesse de Famitie; Fame en effet, amollie et gagnee par le chagrin de ce qu'elle a entendu, peu a peu disposee par Fecoute a partager le malheur subi, transforme la compassion en amitie et le chagrin en pitie10.»

Ici, les passions sont decrites comme une sorte de fluide sympathique, et se coulent dans des formes voisines. Mais elles peuvent aussi se transformer en leur contraire. C'est Fidee que developpe Clitophon - le texte complet occupe plus de deux chapitres du livre VI - en commentant sur le plan des generalites la colere de Thersandre defie par Leucippe" : «La colere et Famour sont deux torches; et la colere est un autre feu que Famour, qui a une nature tout a fait contraire mais une violence egale. L'une incite a hair, l'autre contraint a aimer; les sources de ces deux feux sont voisines l'une de l'autre : l'une reside dans le foie, l'autre est logee dans le cceur. Lorsqu'ils s'emparent tous deux d'un homme, son ame devient, sous leur influence, une balance,

de pousser au delire, de priver de memoire et d'intelligence, de rendre plus chagrin, trmore et decourage, comme cela se manifeste dans les melancolies, tandis que celui qui boit le vin avec mesure subit les effets contraires.»

8. Achille Tatius, II, II, 4-5.

9. Achille Tatius, II, III, 3.

10. Achille Tatius, III, XIV, 4.

ill. Achille Tatius, VI, XIX-XX; je suis ici la trad, de J.-P. Garnaud. Pour la situation, Thersandre a voulu de force prendre un baiser a Leucippe, et celle-ci vient de le traiter d'esclave; elle a ajoute qu'il ne saurait reussir avec elle, a moins qu'il ne devienne Clitophon.

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et le.feu de chacune de ces passions se trouve sur la balance; dies combattent toutes deux pour la faire pencher; la plupart du temps, c'est l'amour qui est le vainqueur, lorsqu'il est heureux dans son desir; mais si l'objet aime le meprise, il appelle a son aide la colere.» Suit une analyse de la colere qui, au lieu d'etre une alliee, obeit a sa propre finalite, et enchaine l'amour au desir implacable de vengeance et de domina­tion : « Submerge par la colere, l'amour sombre, et lorsqu'il desire s'echapper pour reconquerir son propre pouvoir, il n'est plus libre mais contraint de hai'r ce qu'il aime, etc.»

Cette description offre presque tous les traits de l'analyse des passions chez notre auteur : localisation corporelle, violence faite a Fame, instability et fluctuations inte-rieures, images suggerant la tempete, la guerre, les conflits, et souvent, bien stir, la maladie12.

L'etat passionnel est un etat de tumulte et de vacarme : c'est le domaine du Qopofioq et du verbe correspondant:6opop£ia6ou, dont on releve de nombreuses occurrences en cet emploi. Un exemple pariant nous est fourni dans la sequence ou, s'etant glisse en cachette dans la chambre de Leucippe, Clitophon va y etre surpris par la-mere de celle-ci, Pantheia. Le jeune homme decrit ainsi son emotion: «La peur du danger jetait le trouble (eOopuPsi) dans les esperances de mon ame, mais l'esperance de reussir voilait la peur sous le plaisir; ainsi, ce que j'esperais me faisait peur, et en meme temps, l'objet de mon tourment me rejouissait13.»

Galien mentionne dans son traite sur Les facultes de I'dme celui d'Hippocrate que nous connaissons sous le titre Airs, eaux, lieux'4. «En demontrant dans l'ouvrage entier Des eaux et du temperament des saisons que les facultes de Tame suivent les temperaments du corps, non seulement les facultes qui relevent de la partie irascible et concupiscible de celle-ci, mais aussi de la partie raisonnante, Hippocrate est le temoin le plus fiable de tous. [...] Quant a moi, ce n'est pas en tant que temoin que je me fie a lui, [...] mais parce que je constate que ses demonstrations sont solides15.» Achille Tatius a illustre sur deux points precis ce traite d'Hippocrate.

D'abord, il y a des passions propres a certains" peuples. Commentant la victoire des bouviers du Nil, Achille Tatius remarque : «Les boiiviers, tres tiers de ce qui venait d'arriver, s'enorgueillissaient, s'imaginant que c'etait par leur vaillance qu'ils l'avaient emporte et non par leur ruse et leur fourberie. L'Egyptien en effet, lorsqu'il a peur, est asservi par la lachete, et son instinct belliqueux, dans les moments ou il

12.

13

14

Achille Tatius, V, XXVII, 2 : Clitophon, qui s'est finalement resolu a satisfaire la passion de Melite, se Justine en qualifiant le TzpaTx6y.evov de simple cpap[iaxov ocmep (Jjux̂ jt; voaouo-qc,. II y a une douzaine d'occurrences du radical de voao<; dans le roman en rapport avec les passions. Achille Tatius, II, XXIII, 4. II n'y a qu'une seule occurrence, d'ailleurs peu pertinente, de Tapax^, et deux du verbe correspondant. Hippocrate, Airs, eaux, lieux, texte etabli et traduit par J. Jouanna, CUF, Paris, 1996. Galien l'appelle Des eaux et du temperament des saisons.

5. Galien, Lesfacultes de I'dme, § 9.

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reprend confiance, s?exacerbe; et dans les deux cas, il est sans mesure : tantot, dans le malheur, il est trop couard, tantot, dans la victoire, il est trop temeraire16.» Le deve-loppement concernant les Egyptiens est lacunaire dans le traite hippocratique, mais on en a ici un echo, qui se retrouvera chez Galien : «Qui, en effet, ne constate pas que le corps et Fame de tous les hommes vivant sous les Ourses ont des dispositions opposees a belles des hommes proches de la zone brulee par le soleil? Qui done ignore que ceux qui' se trouvent entre deux, qui- habitent une region bien temperee, sont meilleurs que les precedents par leur corps, les caracteres de leur ame, leur intel­ligence et leur bon sens17?» Rompant done avec la tradition historiographique des sages Egyptiens, Achille Tatius lui prefere la theorie des climats. II generalise de meme la legende de Teree, localisee en Thrace : «Pour les barbares en effet, a ce qu'il semble, une seule femme ne suffit pas aux plaisirs d'Aphrodite, surtout lofsque l'occasion leur offre la volupte d'un viol18.»

Une autre illustration concerne la qualite des eaux. Clitophon a pu apprecier la qualite de l'eau du Nil, dans son cours principal, et observer comment les Egyptiens la boivent pure en la puisant dans le creux de leurs mains, alors que l'eau de certains fleuves grecs est, dit-il, «blessante (inptioxovcaq)19». Hippocrate recommandait deja au medecin itinerant qui doit sejourner dans une cite inconnue, de « considerer les proprietes des eaux [...] : comment elles se presentent, et en particulier si les habitants usent d'eaux marecageuses et molles ou d'eaux dures issues de lieux ele-ves et de lieux rocheux, ou d'eaux salees et crues20». Achille Tatius, auteur d'une 'IoTopioc au|iLUXTO<; selon la Souda, amateur de toutes sortes de curiosites locales, zoologiquesfbotaniques, geographiques et ethnographiques, s'inspire ici encore de la methode medicale d'observation.

D'autres fois, sa description des passions en fonction du caractere des individus fait aussi du' romancier un emule de Theophraste, lui-meme gfandement tributaire de la Rhetorique d'Aristote en matiere d'yjOyj et de TtaQ-q. Sosthenes afflrme de son maitre Thersandre : « Lorsqu'il est en colere, il est insupportable.» Suit la generalisation du cas : «La bonte en effet, lorsqu'elle rencontre de la complaisance, s'accroit encore davantage mais, lorsqu'elle subit un affront, s'irrite jusqu'a la colere. Car l'exces d'amenite n'a d'egal que le courroux dans le chatiment21!»

On pourrait ainsi dresser la liste complete des formules gnomiques dont Achille Tatius accompagne, au cours de son recit, revocation des passions; cet inventaire et les conclusions que l'on pourrait en tirer justifieraient une etude speciale. Je me

16. Achille Tatius, IV, XIV, 9 (trad. J.-P. Garnaud). 17. Galien, Lesfacultes de I'dme, § 9. 18. Achille Tatius, V, V, 2.

19. Achille Tatius, IV, XVIII, 4. La qualite de l'eau du Nil explique, dit Clitophon, que les Egyptiens ne melangent pas l'eau avec du vin.

20. Airs, eaux, lieux, I, 2 et 4 (trad. J. Jouanna). 21. Achille Tatius, VI, XIII, 3-4.

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suis limitee en la circonstance a quelques sondages statistiques quant aux passions le plus souvent mentionnees. Les occurrences les plus nombreuses sont celles du radical cpo(3- et du substantif r\dovr\, respectivement 71 et 57; vient ensuite-le radical XUTT-avec 43 occurrences; a noter cependant que la peur est plus presente comme verbe (43 occurrences) que comme nom (23) ou adjectif (5); pour le chagrin ou tourment, au contraire, 16 expressions verbales seulement contre 25 nominales et 2 adjectifs. Doit-on en conclure que c'est plutot dansj'interiorite du sujet lui-meme que la peur prend naissance, alors que le plaisir et le chagrin l'envahissent comme des entites autonomes ? Les couleurs de base de la palette d'Achille Tatius dans la peinture des passions sont en tout cas celles de la peur, du plaisir et du chagrin. A partir de la, les associations de vocables sont nombreuses et variees. La pitie, ingredient privilegie du tragique depuis Aristote, est, avec une vingtaine d'occurrences, moins presente dans le roman (eXzoq et oixioq sont dans un rapport de 8 a 1, plus 10 occurrences pour EAEELV). Quant au radical ETiidu[i-, qui completerait la liste traditionnelle des quatre principales passions chez les stoi'ciens (deux - chagrin et plaisir - concernant le present, et deux -peur et desir- se rapportant a l'avenir), il ne compte que 12 occurrences, dont 8 nominales.

La question du lieu d'origine, externe ou interne, des passions, suggeree par l'em-ploi tantot nominal et tantot verbal de leur lexique, peut etre posee aussi par rapport a la narration elle-meme. Les signes des passions, dont nous allons parler, montrent le corps comme leur support. Mais il y a place aussi pour une interiorite psychique qu'Achille Tatius explore avec curiosite22. Par exemple, les dieux sont encore censes determiner certaines formes de passion, mais on a l'impression qu'ils servent souvent d'alibi au sujet individuel qui souhaite se laisser entrainer: telle Melite invoquant Eros, Aphrodite, Tyche, puis les amours de Poseidon et d'Amphitrite, pour persuader Clitophon de repondre a son desir sur le navire qui les conduit a Ephese, et de nou-veau, a Ephese meme, recourant a une instante prosopqpee d'Eros, qui cette fois reussit. Clitophon se justifiera ensuite dans son recit en alleguant qu'«Eros fait lui-meme ses affaires23...»

Pourtant la geographie interieure de Clitophon l'a effectivement empeche de ceder a Eros tant a Alexandrie, quand il rencontre Melite, que sur le navire qui les ramene a Ephese. II avait declare precedemment a Clinias, pour gagner du temps : «J'ai en effet jure d'avance que je n'aurais point de rapports avec une femme la ou j'ai perdu Leucippe24.» Sur le bateau, Melite le presse de respecter leurs conventions en luj disant: « A present, nous avons quitte le territoire de Leucippe... », a quoi Clitophon objecte : «Ne me force pas a enfreindre la loi du respect du aux morts. Nous n'avons

pas encore depasse le territoire de cette malheureuse. [...] Ne sais-tu pas qu'elle est morte en pleine mer? Je navigue encore sur le tombeau de Leucippe. Peut-etre son fantome erre-t-il quelque part autour du navire25...» C'est bien un,territoire inter ieur, hante par.Leucippe, que Clitophon a tant de mal a quitter, ce sont des frontieres inte-rieures qu'il refuse de franchir. C'est sans doute pourquoi, meme apres avoir laisse Eros «faire lui-meme ses affaires», il pourra proclamer a la fin du roman que, s'il y a aussi une virginite chez les hommes, il a garde la sienne pour Leucippe26.'

Signes physiques des passions

Le corps est, en tous ses organes et en toutes ses parties, affecte par les passions dont il est le support. Cette presence constante du corps, cette attention portee a ses attitudes, a ses expressions de vitalite ou d'abattement, aux symptomes de ses dys-fonctionnements et de ses malaises, est caracteristique de l'ecriture romanesque d'Achille Tatius. Par cet aspect aussi il est l'heritier de toute la tradition medicale antique. II est egalement, sur le plan esthetique, un virtuose de la mise en ceu'vre artis-tique de ce langage du corps.

Des le traitement du motif de la rencontre apparait la notion de blessures de Fame, dont le corps.est a la fois le mediateur et le souffre-douleur27. Suit une verite d'experience : «Par mature, les malaises et les blessures du corps sont en general plus penibles la nuit,,ils s'insurgent (ETCOCVICTTOCTOU) davantage contre nous quand nous sommes inactifs, et irritent nos douleurs; car lorsque le corps repose, la plaie (tXxoq) a tout loisir> de se faire sentir; mais les blessures de Fame, quand le corps est immobile, font encore beaucoup plus mal.» Tout le passage est exemplaire quant aux rapports de l'ame et du corps et s'apparente aux critiques de Galien contre certains aspects de l'idealisme platonicien ou stoi'cien : l'ame livree a elle-meme (xocG' ocuxrjv), lorsque le corps est immobilise, est impuissante devant la tempete des passions (xo|ioav£Tm), et c'est au contraire quand elle est partie prenante de tout le corps dans la journee, attentive au monde exterieur, tant par les yeux que par les oreilles, qu'elle ressent le moins les atteintes du mal28. Chez Chariton, la scene correspondante etait beaucoup plus breve et traitee dans un tout autre esprit: Chaireas etait compare a un guerrier blesses mais sur le mode epique et semi-parodique29.

22. Cf. C. Daude, «Figures de Palterite dans le roman d'Achille Tatius», in Histoire, espaces et marges de I'Antiquite : hommages a Monique Clavel-Leveque, Institut des sciences et tech­niques de I'Antiquite. Serie Histoire et politique, Besancon, 2003, p. 65-90.

23. Achille Tatius, V, XVI, 3-6; V, XXVI, 10 et XXVII, 4 : auxoopyo? yap 6 "Epw?, etc.

24. Achille Tatius, V, XII, 3.

25. Achille Tatius, V, XV, 4 et XVI, 1. 26. Achille Tatius, VIII, V, 7.

27. Achille Tatius, I, IV, 4 : «A peine l'avais-je vue que j'etais deja perdu : la beaute en effet trans-perce (xiTpwaxei) de facon plus aigue qu'une fleche, et par les yeux penetre jusqu'au fond de l'ame; l'oeil en effet est un chemin (686c;) pour l'amoureuse blessure (ipau\xaxi).»

28. Achille Tatius, I, VI, 2-3 sq.

29. «I1 semblait un heros blesse a niort au combat» : Chariton, Chaireas et Callirhoe, I, I, 7; texte etabli et trad, par G. Molinie, CUF, Paris, 1979.

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C. OAUDE ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS 195

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Bien que Galien relie sa doctrine a d'autres aspects des idees de Platon et

d'Aristote, sa critique, a.la fois experimentale et theorique, porte en effet autant sur

leur these d'une possible autonomie de 1'ame, de sa substance et de ses facultes, que

sur la croyance en son immortalite. L'ame galenique est toujours tributaire, dans sa

sante comme dans ses maladies, d'un certain habitus du corps, de sa nourriture, de

son environnement. Galien a d'ailleurs ete lui aussi un observateur des passions, et

meme un experimentateur, comme le montrent ses ecrits. Temoin le recit exemplaire

concernant «La dame amoureuse du danseur» : consulte sur le cas d'une patiente

qui souffre d'insomnies et de langueur, mais n'a ni fievre, ni aucun autre symptome

de maladie, Galien conclut a une «depression de nature melancolique» ou a un

«chagrin qu'elle ne voulait pas avouer». Au cours de plusieurs visites a la dame,

il constate que «Fexpression du regard» et «la couleur de son visage» s'alterent

lorsque Ton parle a l'improviste d'un certain danseur nomme Pylade, qui se produit

alors au theatre. II prend a dessein le pouls de la dame a divers moments, et constate

alors qu'il se deregle chaque fois que le nom de Pylade est prononce : le diagnostic

psychique du mal d'amour se trouve confirme30.

Galien soutient par ailleurs l'idee que les erreurs de jugement sont le plus souvent

l'effet des passions, et non l'inverse, comme le voulait une certaine conception intel-

lectualiste depuis Platon31. C'est dans cette famijle de pensee que se situe aussi

Achille Tatius. Le theme des «voies du corps» (ai TOO oddinazoc, 0801) et de ses expressions

passionnelles, qui sont a la fois celles des organes des sens et celles du raisonnement

(Aoyiap.6<;), est bien mis en valeur dans l'episode de la lecture de la lettre de

Leucippe, par laquelle Clitophon apprend, a Ephese, que celle-ci est vivante et pre-

sentement miserable, esclave de Melite : «En lisant cela, je passais par tous les etats

en meme temps : je m'embrasais, je devenais livide, j'etais stupefait, j'etais incre-

dule, j'etais plein de joie, j'etais accable.» Satyros le pressant d'avoir egard a la pas­

sion de Melite, Clitophon replique avec impatience : «Mais je ne peux pas! La joie

me penetre par tous les chemins du corps!» Et lorsqu'il arrive aux coups de fouet

et aux supplices infliges a Leucippe, il pleure a chaudes larmes : «Le raisonnement

(Xoyioiioq), en dirigeant les yeux de mon ame vers ce que me disait la lettre, me

30. Galien de Pergame, Souvenirs d'un medecin, textes trad, du grec et presentes par P. Moraux, Coll. d'etudes anciennes, Paris, 1985, p. 90-91. Le recit est extrait du De praenotione ad Epigenem, 6, 631, 5-633,11. Citant la phrase de Galien qui suit, dans le traite des Erreurs et passions de l'ame : « J'ai consi-dere qu'jl fallait me liberer moi-meme d'abord des passions : il est vraisemblable qu'a cause de celles-ci, nous nous forgeons en quelque sorte de fausses opinions », Jean Starobinski, op. cit. (cf. note 3), commente : «Autrement dit, les erreurs, bien souvent (et meme presque toujours, si Ton en croit les exemples servis), sont la consequence des passions - et non leur cause, comme le voulaient les stoi'ciens.»

31

faisait voir la scene comme en train de s'accomplir32.» L'ame intellective contribue done, elle aussi, puissamment, a amplifier la passion, au lieu de s'en abstraire.

A l'occasion de cette lettre, support d'une presence-absence, Achille Tatius trace une fois encore les contours de l'espace d'entre-deux ou se situe la subjectivite; Clitophon repond en effet a Leucippe : «Je suis ,malheureux dans ce qui fait mon bonheur, car bien que present a toi qui es presente, je vois bien par ta lettre meme que tu es loin.» Par la vertu du langage ecrit, espace objectif et espace subjectif sont ici superposes et contradictoires : Leucippe, proche par la lettre et par la distance, est pourtant hors de portee, etant donne la situation des deux amants33.

Ce que devrait etre le Aoyia[i6<;, au lieu de se laisser guider par la logique des pas­sions, Melite le dit a son epoux Thersandre en proie a la jalousie : etre «un juge equi­table », inaccessible a la calomnie et a la colere, et se mettre «en position d'arbitre integre34». Requete d'autant plus sophistique et captieuse de la part du Aoyia[ji6<; de Melite, que l'adultere a effectivement eu lieu...

Le vobq lui-meme est sujet a des alterations dont l'empreinte est corporellement visible. Clitophon commente ainsi une attitude de Leucippe : «L'esprit en effet (6 yap vobq) ne me semble nullement invisible, comme on le dit de lui sans raison aucune : car il se montre avec exactitude sur le visage comme en un miroir. Content, il fait resplendir dans les yeux l'image de la joie, et afflige\ il contracte le visage qui prend tout l'aspect du malheur35.»

Quelques gestes oil symptomes violents trahissent la force d'intrusion des pas­sions. Galien donne l'exemple suivant pour la colere. Adolescent, raconte-t-il, il vit un homme s'empresser'd'ouvrir une porte et, n'y parvenant pas comme il le fallait, mordre la clef, frapper la porte du pied, injurier les dieux, les yeux furibohds tel un fou; peu s'en fallait que l'ecume lui sortit de la bouche comme les sangliers36». Des­cription digne d'un-romancier! Les «yeux revulses» de Leucippe, qui «bondit» hagarde au visage de Clitophon, lui « donne des coups de pieds», et se debat avec la derniere impudeur, au point qu'on doit aller chercher des cordes pour la ligoter, ce sont bien la aussi des observations «cliniques»37. II semble qu'Achille Tatius s'ef-force deliberement de mettre en scene un langage du corps instinctif et autonome. Clitophon est frappe avec rage par Thersandre, une premiere puis une deuxieme -fois, au point que « des fontaines de sang » lui coulent des narines; a la troisieme fois, le coup atteint violemment la bouche et les dents; Fassaillant pousse un hurlement: «Mes dents, commente Clitophon, vengerent 1'outrage fait a mon nez38!»

32. Achille Tatius, V, XIX, 1, 4 et 6. 33. Achille Tatius, V, XX, 5. 34. Achille Tatius, VI, IX, 2. 35. Achille Tatius, VI, VI, 2.

36. Galien, Les passions et les erreurs de l'ame, § 4 (p. 13 de l'edition citee supra, note 3). 37. Achille Tatius, IV, IX, 1, 2, 3. 38. Achille Tatius, VIII, I, 3, 4.

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Aucun evenement ou incident narratif n'est introduit sans qu'au moins unsigne somatique ne vienne evoquer la passion qu'il suscite ou exacerbe. Clinias «devient livide» en apprenant que le pere dujeune homme qu'il aime, Charicles, veut marier celui-ci a une femme, laide de surcroit. Et lorsqu'il apprend que Charicles s'est tue dans un accident de cheval; avec le cheval meme dont il lui avait fait cadeau, iLreste d'abord muet de douleur, puis se precipite pour aller voir le corps «en poussant un long hurlement de deuil (SiwXuyiov exwxuae)39...». Lajeunesse n'est d'ailleurs pas la seule a etre sujette a ces paroxysmes. Quand Sostratos, recemment arrive a Ephese, apprend que sa fille Leucippe est vivante et refugiee dans le temple d'Artemis, «il tomba evanoui sous l'effet de lajoie (6TC6 yapaq xa-ceTceaEv)40».

La surprise, la contrariete, provoquent dans Tame lesions et discontinuites, comme dans un organe physique. Quand Melite apprend que Clitophon lui a menti et que Leucippe est vivante, «elle a soudain un coup au cceur (P&AXET'OCI [lev TYJV xocpSiav SUOEGOC;); [...] en apprenant toute la verite, elle avait Fame morcelee par de nombreuses passions (efie^spiOTO noXkolq a\i.a TYJV tyuyfp): honte et colere, amour et jalousie». Apres la mention de la palpitation cardiaque et de la fragmen­tation interieure, Achille Tatius analyse celle-ci en visions vers lesquelles se porte l'imaginaire : «Elle avait honte devant son mari, elle etait pleine de colere a cause de cette lettre, l'amour eteignait la colere, la jalousie enflammait l'amour, et fina-lement l'amour l'emporta41.» La puissance du desir est ainsi pour Fame a la fois separatrice et reunificatrice. Achille Tatius en connait aussi la nature envahissante et obsessionnelle, propre a coloniser le moi. Apres le coup de foudre du debut, se confiant a son cousin Clinias, Clitophon disait: «Je ne peux, Clinias, supporter ce tourment. [...] Car en outre, le mal cohabite avec moi (TO yap xaxov \ioi xal aovoixeI)42!»

Et quand, esperant enfin pouvoir retrouver Leucippe saine et sauve, un faux recit lui fait croire qu'elle a ete assassinee sur ordre de Melite, il reste d'abord sans voix, puis se souvient de Sappho : «Un tremblement se repandit dans tout mon corps, le coeur me manqua tout a fait, et peu s'en fallut que mon ame ne s'evanouit43.»

Le vocabulaire de la blessure et de la douleur physique est constamment et con-cretement present pour le psychisme. Lorsqu'il croit avoir assiste au sacrifice de Leucippe et a la devoration par les brigands des entrailles de celle-ci, il est sur le point de s'egorger lui-meme avec son glaive; ses amis le retiennent in extremis. II s'ecrie alors : «Vous allez m'arracher ce glaive, mais le glaive de mon chagrin reste

39. Achille Tatius, I, VIII, 1 et XIII, 1.

40. Achille Tatius, VII, XV, 3.

41. Achille Tatius, V, XXIV, 2-3.

42. Achille Tatius, I, IX, 1-2.

43. Achille Tatius, VII, IV, 1.

solidement plante a Finterieur, et taillade petit a petit mon ame44.» Le xiphos, pathe-tique accessoire de theatre, va fournir aussi, non sans ironie, la clef du mystere.

Dans ses descriptions du plaisir et de la douleur, Achille Tatius fait apparaitre cons­tamment non seulement l'interaction de Tame et du corps, mais meme leur fusion. C'est le cas lors du premier baiser echange par ses heros. Leucippe murmure des paroles d'incantation sur la bouche de Clitophon pretendument-piquee par une abeille, et le murmure happe par les levres du jeune homme devient un baiser en bonne et due forme. Separe d'elle par Farrivee d'une servante, Clitophon reste pos-sede par ce qu'il vient d'eprouver : «Je ressentais comme au contact d'un corps le baiser pose sur moi, et je conservais vraiment ce baiser comme on garde un tresor - de plaisir, lui qui est la premiere des douceurs. Car il est enfante par le plus beau de tous les organes du corps : la bouche etant l'organe de la voix, et la voix, l'ombre de 1'ame45.» II en dit plus encore lorsqu'il craint de voir le baiser de Leucippe aliene au profit d'un autre, ce a quoi il prefererait la mort : «Qu'y a-t-il en effet de plus suave que le baiser? L'acte d'Aphrodite comporte limite et satiete : il n'est rien, si on lui enleve les baisers; le baiser, lui, est sans limite ni satiete, il est toujours nouveau. Trois sont en effet les merveihes emises par la bouche : la respiration, la voix et le baiser; nous nous baisons avec les levres, mais c'est de 1'ame que jaillit la source du plaisir46.» Achille Tatius privilegie le desir inassouvi plutot que Facte. C'est la 1'essence meme de l'inspiration grecque en matiere de romanesque. Mais chez lui, la Suvoc[iic; £7U0i>[iYfuxYJ, pour emprunter un terme a Galien, prend une epaisseur char-nelle et sensorielle plus accentuee que chez tous les autres romanciers.

Si l'on evoque le phenomene des larmes, le mode de presentation est le meme (y compris pour L'emploi des aoristes dits gnomiques). Captures par les brigands, Leucippe et Clitophon sont en proie a un morne abattement. Clitophon se lamente en silence sans oser s'exprimer a voix haute, et ne peut meme pas pleurer : «C'est en effet le propre des yeux dans les grands malheurs », commente le narrateur. Anatomie, physiologie, psychologie et mecanique des fluides se melent dans la description qui suit: «Dans les malheurs moderes, les larmes coulent en abondance et sont pour ceux qui souffrent comme une supplication adressee a ceux qui les maltraitent; et ainsi, eljes soulagent la douleur comme lorsque se vide une plaie enflee. Mais dans les maux les plus excessifs, meme les larmes se derobent et trahissent les yeux. Le chagrin en effet, venant a leur rencontre tandis qu'elles montent, fait obstacle a leur epanchement et canalise leur cours, qu'il entraine avec lui vers le trefonds; detournees du chemin des yeux, elles s'ecoulent alors dans Fame et en aggravent la blessure 47.» La theorie des humeurs et des flux corporels est ici mise a contribution.

44. Achille Tatius, III, XVlI, 4.

45. Achille Tatius, II, VII, 4-7 et VIII, 1-2.

46. Achille Tatius, IV, VIII, 1-3.

47. Achille Tatius, III, XI, 1-2.

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Un autre passage compare la meurtrissure de Fame a la contusion produite sur le corps par un coup de defense de sanglier : enflure, paleur de la peau, apparition d'un bleu, puis, finalement, decouverte de la dechirure et jaillissement du sang : «De meme, une ame frappee par la fleche du chagrin, qu'une parole lui a decochee, est d'ores et deja blessee et porte une entaille (TOJJIYIV), mais la rapidite de l'atteinte n'a pas encore laisse s'ouvrir la blessure et a refoule les larmes loin des yeux; car les larmes sont le sang des blessures de Fame. Mais lorsque la dent du chagrin a petit a petit ronge le cceur, la blessure de Fame devient beante, pour les yeux s'ouvre toute grande la porte des larmes, et peu apres celles-ci jaillissent a flot48.»

Les larmes sont en elles-memes un langage qui en appelle un autre; elles peuvent avoir un caractere contagieux, et sont aussi un moyen de seduction. Achille Tatius, alias l'esthete amateur de tableaux, commente en ces termes la beaute des larmes de Leucippe tombee a la merci de Thersandre : «Une larme, en effet, fait ressortir l'oeil et le rend plus saillant. Si celui-ci est sans grace et commun, elle ajoute a sa laideur: mais s'il est plaisant, le noir de sa pupille etant legerement couronne de blanc, lorsqu'il est humecte par les pleurs, il ressemble au sein feconde d'une source. Lorsque l'eau salee des larmes se deverse autour du cercle de l'oeil, celui-ci devient plus brillant tandis que le noir de la pupille devient pourpre : il ressemble a la violette, et le blanc de l'oeil au narcisse; et les larmes, roulant a Finterieur de l'oeil, rient49.» En contemplant ce spectacle, Thersandre, malgre la brutalite et la grossierete que lui prete l'auteur a plusieurs reprises, est lui-meme emu jusqu'aux larmes; Achille Tatius s'expliqiie longuement sur le fait que le regard de l'homme amoureux, atteint jusqu'a Fame par le flux de beaute qui s'ecoule des yeux de l'aimee, s'humidifie de lui-meme au vu des larmes de celle-ci. Mais il y a aussi une duplicite du desir: Thersandre, bien que vraiment touche, «pleurait pour la montre (7rp6c; £71ISEI^IV)50».

II est a noter que, peu apres, le crocodile qui sommeille en Thersandre se reveille tout a fait: dans sa colere, lorsqu'il comprend qu'il n'obtiendra rien de Leucippe, il la gifle, la couvre d'injures et laisse Sosthenes, son homme de main, se repandre en menaces de torture51.

Le corps, souffre-douleur de toutes les passions d'une ame elle-meme concue comme eminemment vulnerable, est pourtant aussi pour l'ame un vecteur de gueri-som En effet, la passion a une dimension de temporalite differente du temps effecti-vement vecu. Cette constatation est tantot a l'avantage, tantot au desavantage de la

48. Achille Tatius, VII, IV, 4-6. 49. Achille Tatius, VI, VII, 1-2 (trad. J.-P. Garaaud). 50. Achille Tatius, VI, VII, 5-7. Racine s'est-il rappele les larmes du roman grec lorsqu'il fait dire a

Neron : «... Excite d'un desir curieux/Cette nuit je la vis arriver en ces lieux,/Triste, levant au ciel ses yeux mouilles de larmes/Qui brillaient au travers des flambeaux et des armes,/Belle, sans ornements, etc./J'aimais jusqu'a ses pleurs que je faisais couler»?

51. Achille Tatius, VI, XX, 1 -4.

personne concernee. Sosthenes, pour reconforter son maitre Thersandre, essaye de lui faire croire qu'une fois Leucippe forcee de se soumettre elle guerira vite de son premier amour : car, dit-il, «un nouvel amour fait se fletrir Fancier) amour; la femme aime avant tout le present; l'absent, elle ne s'en souvient qu'autant qu'elle n'a rien trouve de nouveau; mais des qu'elle en a.pris un autre, elle efface de son ame le pre­cedent 52».

Ces propos misogynes sur la legerete des femmes, censees incapables d'aimer dans la duree, sont naturellement infirmes par la noble vaillance de Leucippe, qui prefere les tortures et la mort piutot que 1'infidelite53. lis le sont aussi par la passion de Meiite, pour qui quelques minutes passees, une premiere et derniere fois, avec Clitophon consentant seront l'equivalent «de jours nombreux54». Comme il y a une memoire de l'ame, il y a aussi une memoire du corps et des sens.

Le temps, nous est-il dit enfin, est un remede au chagrin, et peut guerir les plaies de l'ame. Ce topos est illustre par six mois de paisible sejour de Clitophon a Alexandrie, qui a «accepte d'endurer la vie», apres avoir enterre ce qu'il croyait etre le corps egorge de Leucippe. Mais la remarque est assortie d'une etonnante consideration sur la lumiere du jour, vecteur de guerison : «Le soleil est plenitude de plaisir, [xzcrcbc, 6 rjkioc, y]8ovfiq» : Fame bouillonnante est peu a peu rafraichie, et son chagrin vaincu «par le divertissement ou le jour Fentraine, Tfj TYJ<; r\yiepaq tjjuxocycoytaS5». II y a dans ce plaisir a «voir le jour» et dans cette therapie du vecu qiiotidien une heureuse image de ce que pourrait etre 1'union harmonieuse de Fame et du corps.

Role du langage comme intermediaire entre l'ame et le corps

Un autre pharmakoniconvient au mal de Fame, c'est le langage. Achille Tatius emploie cette meme notion platonicienne de psychagogia, en l'appliquant cette fois a la narration d'une histoire : «Car le recit (dirpf-qoic,) des epreuves passees divertit (tjjuxocywyel) piutot qu'il h'afflige celui qui ne les subit plus (TOV ouxixi naoyovca)56.» Le romancier semble avouer indirectement ici qu'ayant lui-meme ete victime des « outrages » d'Eros il s'en est console en ecrivant. Dans son De placitis Hippocratis etPlatonis, Galien reprend le terme de (J;uxaywytoc et commente longue­ment, du point de vue de son usage medical, le celebre passage du Phedre concernant la puissance de la parole (Suvoc^ui; Aoyou) comme persuasion et moyen d'agir sur

52. Achille Tatius, VI, XVII, 4. 53. Achille Tatius, VI, XXI-XXII.

54. Achille Tatius, V, XXVI, 7 : ejiol Se YjfiEpai TO Ppaxu TOUTO TroAAai. 55. Achille Tatius, V, VIII, 2.

56. Achille Tatius, VIII, IV, 4. C'est Sostratos (pere de Leucippe) qui parle. Cf. Cic. Ad Fam. V, 12, 4 : Habet enim praeteriti doloris secura recordatio delectationem.

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les ames57. Inversement, il se fait fort d'ameliorer la faculte raisonnante (AoyicraxY] Suva(J.iq) de l'ame, pour aider ses patients a progresser vers la vertu, en leur ensei-gnant ... la dietetique, car la nourriture, affirme-t-il, «peut rendre les uns plus rai-sonnables, les autres licencieux, capables ou non de se controler, courageux, laches, doux, gentils, aimant la querelle et les conflitsS8». Nous avons vu plus haut qu'Achille Tatius (sur l'exemple traditionnel de la boisson) a une conception tres voisine de l'in-teraction de Fame et du corps, et la mediation du langage intervient constamment dans la description des passions, soit pour les exciter, soit pour les apaiser, tantot comme restaurateur du bien-etre, et tantot comme vecteur de blessures59.

C'est un «tison du desir (6u£xxau[xa)» qu'une «histoire amoiireuse (eparnxot; Xoyot;) », comme celle d'Apollon et de Daphne, chantee avec accompagnement de cithare par un jeune serviteur, lors du banquet initial60. Clitophon s'en souvient lors-qu'il s'efforce d'amadouer Leucippe rencontree au jardin: il illustre la puissance d'Eros en rappelant l'histoire de la pierre de Magnesie, amante du fer, celle du pal­mier male qui se meurt sans le palmier femelle, celle du fleuve Alphee et de la source Arethuse, et enfm celle des etranges amours amphibies de la vipere male et de la murene61. Pendant ce temps, Clitophon a tout loisir d'observer la jeune fllle et con­state qu'elle n'ecoute pas sans plaisir (oux aYjSooc;).

Le meme subterfuge est utilise, mais cette fois sans succes, par le stratege Charmides qui tente de seduire Callirhoe, et qui, pour retenir son attention afin de profiter plus

57. Livre IX, chap. V. 58. Galien, Lesfacultes de l'ame, § 9 (pp. cit., p. 105-106). 59. Les effets du vin sont deja longuement decrits dans le Probleme XXX d'Aristote, dont les

ouvrages figuraient en bonne place dans la bibliotheque de Galien : « C'est pour cela que le vin incite les gens a l'amour, et c'est a juste titre qu'on dit que Dionysos et Aphrodite sont lies l'un a l'autre; et les melancoliques, pour la plupart, sont obsedes par le sexe» (Aristote, L'homme de genie et la melancolie : Probleme XXX, 1, trad., presentation et notes de J. Pigeaud, Petite bibliotheque Rivages 3, Paris, 1988, p. 91). Le traite developpe aussi l'idee de Pinstabilite caracteristique du temperament melancolique, et le rapprochement entre les effets, contradic-toires selon les temperaments, de la bile noire et du vin : « Done pour resumer, parce que la puissance de la bile noire est inconstanfe, inconstants sont les melancoliques. Et, en effet, la bile noire est trop froide et trop chaude. Et parce qu'elle faconne les caracteres, (car parmi ce qui est en nous, c'est le chaud et le froid qui faconnent le caractere), comme le vin melange a notre corps en plus ou moins grande quantite faconne notre caractere, elle nous fait tel ou tel...» (ibid., p. 107). C'est cette inconstance, cette capacite a sans cesse devenir autre, qui explique pour Aristote, comme on sait, le rapport entre la melancolie et Pinventivite poetique, notamment la creativite metaphorique. «Le probleme XXX a pos6, comme nous l'avons dit, avec insistance, le probleme de la relation entre la physiologie et les comportements. En quelque facon, nous pourrions utiliser a son propos le titre d'une des ceuvres de Galien : Que les puissances de l'ame sont la consequence des melanges du corps» (ibid., Presentation, p. 68). Achille Tatius a prete a son narrateur la meme faculte «proteiforme» dans la description des passions et de leurs changeantes humeurs.

60. Achille Tatius, I, V, 6. 61. Achille Tatius, I, XVII et XVIII.

longtemps de sa presence, s'etenden «longs recits entortilles» (izepnz'Xoxa.c, S^TSI A6ycov) quant a l'aspect, la nature et les moeurs de l'hippopotame qu'ils ont sous les yeux, puis passe aux histoires d'elephants, et enfin a la rose noire des Indiens, censee parfumer l'haleine de ceux-ci62. Occasion pour l'auteur de transformer a nouveau en poesie galante quelques morceaux d'encyclopedie animaliere ou vegetale.

Le langage, ou le silence qui le laisse entendre, joue un role essentiel d'entremetteur dans la tentative amoureuse. La lecon de seduction que Clinias donne a Clitophon est tout a fait precise sur ce point. Dans un premier contact, il faut laisser s'exprimer le langage du corps, les gestes e^ surtout le regard, car les jeunes gens ne supportent pas les paroles trop hardies : «Ils ne veulent pas entendre nommer ce qu'ils eprouvent, car ils pensent que la honte reside dans les mots. [...] Une jeune fllle ne supporte que les escarmouches tentees de loin par ses amoureux, et signifie brievement qu'elle les accepte par des signes de tete; si tu t'approches et que tu sollicites un acte, ta voix effarouchera ses oreilles, la voila qui rougit, qui hait le mot prononce et qui se croit insultee.» II faut done 1'approcher en restant «le plus possible silencieux, comme dans les mysteres », et proposer le baiser en ne laissant parler que les sens63.

D'ailleurs, meme quand ils se parlent, les amants se servent du langage ordinaire comme d'une simple diversion au langage des corps : «Lorsqu'ils cherchent a parler a leur bien-aimee, ce n'est pas l'intellect qui preside a leurs propos : ayant l'ame fixee sur l'objet aime, ils ne bavardent qu'avec leur langue, sans avoir l'intellect pour cocher (x"P^? rjvioxou TOU Xoyiaixov)...» C'est du moins ainsi que le narrateur commente la premiere approche amoureuse de Leucippe par Thersandre qui, tout en lui tenant «des propos depourvus de sens» - apparemment, il a moins d'imagination et de talent que Charmides —, passe son bras autour du cou de Phero'ine et tente de 1'embrasser64.

Melite, decouvrant la, verite sur Clitophon et Leucippe-Lakaina, se laisse aller, en heroine deja racinienne,'a deverser pendant deux longs chapitres, devant Clitophon, tout ce qu'elle a sur le cceur : au troisieme chapitre, elle lui fait toucher sa poitrine palpitante et obtient la satisfaction d'Eros. Mais Clitophon avait tout lu dans le regard de Melite avant meme qu'elle ne commence a parler, tant est eloquent chez Achille Tatius 1'enracinement physique des passions : «Debout pres de moi, elle voulait tout dire a la fois : l'expression de son visage refletait tout ce qu'elle voulait me dire65.»

Le langage silencieux est aussi, en tant que deliberation interieure, le moyen de mettre en scene un conflit personnel, comme celui de Clitophon lorsqu'il veut s'en-

\ trainer a la hardiesse en vue de sa prochaine rencontre avec Leucippe : Achille Tatius j nous fait entendre les reproches de lachete amoureuse que Clitophon s'adresse a

162. Achille Tatius, IV, II-V.

|J63. Achille Tatius, I, X, 3-5.

f 64. Achille Tatius, VI, XVIII, 3-4. La description platonicienne de l'ame est elle aussi recurrente ' dans le texte. 1:65. Achille Tatius, V, XXV, 2 (trad. J.-P. Garnaud).

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202 O. DAUDE ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS 203

lui-meme, puis ce que lui dicte le devoir de moderation et d'obeissance a son pere (qui veut le marier a Calligone), puis les avertissements d'Eros, «comme jaillis du fond de son coeur», qui lui enjoignent, menaces a l'appui, de se soumettre a la toute-puissance du dieu66. C'est le desir qui aimante et gouveme la deliberation, le vooc; ou \oY\.oy.6c, se trouve depossede de sa propre souverainete linguistique.

Achille Tatius a choisi une heureuse metaphore pour evoquer le bourdonnement confus des emotions, lorsqu'un pre-langage encore informule se presse aiix portes de 1'expression : «Tu reveilles en moi un essaim de paroles », dit le narrateur encore inconnu a 1'esthete du debut, annoncant ainsi une replongee dans la memoire et un elan d'inspiration qui determine tout le recit67.

II sait aussi que le langage est «le grand magicien», cause de la naissance et de revolution des passions. Le jeune Callisthenes s'est epris de Leucippe «par out-dire », tellement 1'imagination peut etre enflammee par le seul langage : «La temerite est si grande chez les licencieux qu'ils tombent eperdument amoureux meme par les oreilles, et les paroles ont sur eux l'effet que les yeux blesses par 1'amour procurent a l'ame68.» Moyennant quoi Callisthenes va enlever Calligone en croyant que c'est Leucippe, qu'jl n'a jamais vue, permettant ainsi un heureux subterfuge narratif.

Thersandre aussi s'est mis a convoiter Leucippe «par oui'-dire»; son serviteur Sosthenes, croyant faire plaisir a Leucippe en lui annon9ant qu'elle est aimee du maitre, se vante de cette reussite : « C'est moi en effet qui lui ai dit monts et merveilles (£TEpax£uad[ivjv) de ta beaute, j'ai rempli son ame de ton image (cpavTaaioci;)69.» Les «voies du corps » impliquent d'ailleurs un cheminement inconscient du langage^ avec le role de vecteur emotionnel joue par les noms propres, role qui est mis en lumiere lors de la crise de folie de Leucippe. Apres dix jours de perte de ses sens, la jeune fille se met a parler en dormant, et prononce le nom de celui qui Pa droguee : « C'est par ta faute, Gorgias, que je suis folle.» Le hasard aide Penquete et, le contre-poison ayant ete administre, Leucippe se rendort; elle revient a elle en prononcant cette fois un seul mot, le nom de son amant, qui Pa veillee : «Clitophon70!»

Inversement, lorsque le langage est sans effet sur les passions, c'est que la situation est desesperee : les brigands egyptiens qui ont capture les heros ne pourront pas etre flechis par le langage, puisqu'ils ne comprennent pas le grec : «En effet, la parole sert souvent d'intermediaire a la pitie car la langue, qui transmue volontiers la peine

66. Achille Tatius, II, V, 1-2. Le «coeur» est ici xapStoc, l'organe physique, dont le langage traduit les palpitations. ,

67. Achille Tatius, I, II, 2. On pense a la celebre Aurore de Valery : «Salut! encore endormies/A vos sourires jumeaux,/Similitudes amies/Qui brillez parmi les mots ;/Au vacarme des abeilles/ Je vous aurai par corbeilles...»

68. Achille Tatius, II, XIII, 1. On a vu plus haut que le langage ecrit peut etre lui aussi un substitut de la presence.

69. Achille Tatius, VI, XI, 4.

70. Achille Tatius, IV, XV, 1 et XVII, 4.

de l'ame en supplication, attenue la colere dans le coeur de ceux qui vous ecoutent»; mais ne connaissant pas le langage (cpcovVj) des brigands, Clitophon jie pourra pas user du serment, forme la plus performative de la parole, et en sera reduit a s 'exprimer par signes de tete (vc6\i.aai)ct par gestes (xsipovoyiiaic;) : il devra «mimer son threne (̂ SYJ TOV Oprjvov 6pyy\oo\i.ai)71». Cela signifie que langage corporel et langage ver­bal sont si intimement dependants Pun de Pautre que la communication ne peut se passer d'aucun des deux. Et de fait, c'est une preuve de passion barbare, au sens figure cette fois, que de refuser d'ecouter son interlocuteur : Thersandre a l'ame trop mau-vaise pour croire aux paroles de Leucippe quand celle-ci lui revele qui elle est, elle crainf meme que sa franchise, au lieu de susciter comprehension et respect, ne cause la perte de Clitophon72. Le comportement de Thersandre justifiera ces craintes : la passion aveugle - ou plutdt ici, sourde - constitue dans Pethique romanesque un deni de soi et de Phumanite. Ce meme Thersandre, dans sa fureur, se repand en injures, en pleine fete nocturne d'Artemis, «hurlant des choses qui se disent et d'autres qui ne se disent pas (prjTOc \xzv xod appvrra powv)n ». A passions grossieres, grossier usage du langage.

L'image la plus souvent employee pour les blessures de paroles est celle des fleches qui viennent se planter dans l'ame, via le coeur ou le foie, et la dechirer. Nous avons deja evoque la violence physique produite par une mauvaise nouvelle inattendue : «une ame frappee par la fleche du chagrin, qu'une parole lui a decochee, est d'ores et deja blessee et porte une entaille (TO[>17]V) ».

Parmi les blessures les plus douloureuses, il y a celles de la calomnie : «La calomnie est plus tranchante qu'un coutelas, plus impetueuse que le feu, plus persuasive que les Sirenes [...] Lors done que la calomnie decoche (xo^euar]) son recit, celui-ci s'envole comme un trait (SI'XYJV PeXooc;) et transperce (ii-cptioxzi), meme si elle est absente, la personne qu'il vise74.» Le topos de la calomnie, amplifiee par la Rumeur, est present chez les autres romanciers; il est ici rhetorique et ironique, puisqu'il est invoque par Melite pour duper Thersandre, mais n'en est pas moins incisif.

Un motif voisin, celui de la parole comme reproche injuste, est bien mis en valeur dans le conflit qui oppose Leucippe, au debut du roman, a sa mere Pantheia.

Pantheia a ete reveillee en pleine nuit par un reve effroyable, deja significatif en lui-meme de la haine mortelle qui peut. se manifester dans la relation passionnelle d'une mere avec sa fille75: «I1 lui sembla qu'un brigand, tenant un sabre nu aTa main, sai-sissait et emmenait sa fille et, apres Pavoir renversee sur le dos, ouvrait, de son sabre,

71. Achille Tatius, III, X, 2-3.

72. Achille Tatius, VI, XVI, 6.

73. Achille Tatius, VI, V, 3.

74. Achille Tatius, VI, X, 4-5.

75. On peut penser, dans le registre mythique, a Clytemnestre et Electre, mais la situation est ici toute differente.

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son ventre par le milieu, depuis le'bas en partant du sexe76.» Elle se precipite alors dans la chambre de sa fille, et surprend Clitophon qui venait a peine de se glisser aupres de son amante et qui s'enfuit aussitot. Pantheia adresse alors a Leucippe de violents reproches, et interprete son reve comme l'annonce du deshonneur dont elle croit que sa fille vient d'etre la victime consentante. Pire qu'un acte de brigandage, s'ecrie-t-elle : «C'est plus miserablement que tu as eu le ventre ouvert; c'est la une blessure plus infortunee que celle du sabre (OCUTYJ duoTOxe-crzzpa TYJC; [/.axaipot-1^

TO[X7]) 77.» Leucippe clame en vain son innocence et, restee seule, elle souffre de toute son

ame en se rememorant les paroles cruelles et immeritees que sa mere lui a adressees. Elle est en proie a la fois au chagrin «qui se repand dans la poitrine et consume le feu vital de l'ame»; a la honte «qui s'est glissee par les yeux et leur enleve leur independance »; et a la colere « qui, en aboyant autour du cceur, inonde la, raison de l'ecume de la folie». Suit une brillante analyse, illustree par un riche vocabulaire, des blessures causees par le langage, blessures aggravees par un silence force, et auxquelles seul le langage peut remedier. «C'est le langage qui est le pere de tels troubles : il semble tendre son arc et atteindre en plein sa cible, et cribler Tame de blessures en lui decochant toutes sortes de fleches. Un de ces traits est celui de l'in-sulte, et sa plaie devient colere; un autre est la preuve des malheurs, et de celui-la nait le chagrin; un autre est le reproche des fautes, et Ton appelle honte sa blessure. La particularite commune de tous ces traits, c'est que les blessures sont profondes, mais que les fleches ne font pas couler le sang. L'unique remede a toutes ces atteintes, c'est de se defendre avec les memes traits contre celui qui les lance; car la parole qui est la fleche d'une langue est guerie par la fleche d'une autre langue : elle fait cesser l'animosite du cceur et calme le chagrin de l'ame78». Condamnee a se taire, Leucippe ressemble ici a un saint Sebastien femelle, son ame mise a nu est toute dechiree par les reproches de sa mere. Mais elle s'invente hardiment un autre remede, en decidant de s'enfuir avec son amant.

La passion de la mere est d'ailleurs tout aussi expressive, dans cet episode capital pour la suite du recit. Le fait que son reve precede immediatement l'evenement, et donne lieu a une fausse interpretation de ce qu'elle a vu, montre bien la predominance qu'Achille Tatius accorde aux pulsions passionnelles sur la pensee et le langage con-scients. Les reves sont a la fois les «causes» et les «signes» des actions diurnes, disait deja Aristote79. Le romancier, en effet, se garde bien de dire ici que le songe a ete envoye par les dieux. II fait partie de ceux que le meme Aristote classerait dans

ASPECTS PHYSIQUES ET PSYCHIQUES DES PASSIONS CHEZ ACHILLE TATIUS 205

la categorie des reves dictes par les emotions et les affections liees au corps, pro-ductrices d'images qui egarent le XoyLa[i6<;80. L'imagination est ainsi le lieu ou se rejoignent les visions les plus intimes de la sensibilite et leur expression verbale.

Aristote souligne aussi le role que jouent dans les reves divinatoires les repre­sentations formees pendant la journee. On-peut supposer que Pantheia a observe sa fille qui, nous est-il dit, «est bien gardee8l»; elle a peut-etre surpris les coupables regards mutuels des deux jeunes gens sous l'effet du vin, ou le manege de l'echange des coupes lors du second banquet82: Pantheia, souffrante, s'etait retiree plus tot. Avait-elle secretement envie et reprouve Leucippe ?

Quoi qii'il en soit, la presence de Clitophon dans la chambre, se confondant avec la vision de son reve, la convainc du deshonneur subi. En apercevant l'espace d'un ins­tant un homme etendu sur le lit de Leucippe, elle s'evanouit comme prise de vertige, puis elle revient a elle, et le saisissement se change en violence physique et verbale; elle gifle la servante Clio en l'attrapant par les cheveux, et commence ses reproches a Leucippe par la noble evocation de son pere Sostratos, en train de faire la guerre. Ce langage de la respectabilite outragee est aussi bien celui des passions : l'erreur dans laquelle Pantheia s'obstine au sujet de sa fille, en lui refusant sa confiance, est due a la haine qu'elle lui porte et que son reve a rendue manifeste.

Pourtant, et c'est la une des mysterieuses finesses de l'invention romanesque, le reve de Pantheia va deyenir, sinon tout a fait realite, du moins apparence vecue aux yeux horrifies de Clitophon, dans la scene du sacrifice de Leucippe par les brigands83. Le reve de Pantheia s'interprete alors, dans ce nouveau contexte, comme relevant de l'amour maternel, lorsqu'il est hante par la peur de tout ce qui pourrait arriver a une fille sur le point de s'emanciper. L'auteur montre ici son sens de l'ambivalence des passions en meme temps que de l'ambigui'te du langage.

Meme dans le triomphe de la vertu sur les passions, les roles du vouc; et du Aoyoc; sont minimises, au profit des passions elles-memes. L'exemple d'un traitement de ce motif a des fins edifiantes nous est en effet fourni par le personnage de Callisthenes, unique en son genre dans le roman. Callisthenes est un personnage annexe dont cependant l'importance s'accroit notablement a la fin du recit, puisqu'il se qualifie pour etre le gendre d'Hippias et le beau-frere de Clitophon, dont il epouse la demi-soeur Calligone. II presente done une quasi symetrie avec le heros principal, meme si ses propres aventures ne sont que tres brievement racontees.

76. Achille Tatius, II, XXIII, 5 (trad. J.-P. Garnaud). 77. Achille Tatius, II, XXIV, 4 (id.). 78. Achille Tatius, II, XXIX, 2-4. L'effet des trois principales passions evoquees est egalement

compare au dechamement d'une tempete. 79. Aristote, De la divination dans le sommeil, 462 b, in Petits traites d'histoire naturelle, texte eta-

bli et trad, par R. Mugnier, CUF, Paris, 1953, p. 89.

81.

82.

83.

Aristote, Des reves, 458 b, in Petits traites d'histoire naturelle, op. cit., p. 78. Achille Tatius, I, IX, 3 : pAefXua ... TY]poo|i£vr]i; TtapOsvou. II nous est aussi precise plus loin (II, XIX, 5) que chaque soir, apres le coucher de sa fille, sa mere l'enfermait a clef de l'interieur du couloir, puis de l'exterieur.

Achille Tatius, II, IX, 1-3.

Achille Tatius, III, XVI, 3.

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II apparait au debut comme un «riche orphelin, mais libertin et depensier (OCCTCOTOC; xal TIOXUTSXYJI;)84)). Ayant demande la main de Leucippe a Sostratos, qui la lui a refusee, le jeune homme, furieux et emporte par sa passion, monte toute une machi­nation pour l'enlever. Mais c'est Calligone qu'il enleve, au grand soulagement de Clitophon. De cet enlevement, ensuite, le recit ne nous dit plus rien, jusqu'a la fin du roman ou Callisthenes reapparait transforme en pretendant modele : il a respecte la virginite de Calligone, il s'est illustre lors de la guerre aux cotes de Sostratos qui promet de le recommander a son demi-frere Hippias (pere de Calligone), et a subi «un changement si extraordinaire (6ao[xacm] y.zxa^>oXr\)» que desormais il se leve devant les hommes plus ages, salue le premier ceux qu'il rencontre et ne cesse de traiter Sostratos avec la plus grande deference. II consacre egalement sa fortune a aider les necessiteux et a servir la cite. Bref, sa vie dereglee s'est soudainement trans-formee en sagesse, et la pire inconduite en modele d'excellence, ce qui lui vaut d'etre compare a Themistocle. Or cette conversion n'est pas due a 1'influence d'un discours moralisant, mais a son amour pour Calligone, et a sa propre nature genereuse - nous est-il precise par la bouche de Sostratos —, capable de le pousser a la vertu aussi bien qu'a l'apparence du vice85. Callisthenes offre done un interessant parallele aux merites naturels attribues des le debut a Clitophon. Vertu ouvice, c'est une question de temperament, et dans un cas comme dans 1'autre, les passions sont une etape vers le bonheur.

Ce ne sont d'ailleurs pas seulement ses heros veritables dont Achille Tatius depeint ainsi les epreuves et rapporte les paroles, ou, les silences tout aussi parlants. Ce sont aussi les personnages des tableaux qu'il decrit: les compagnes d'Europe, boulever-sees au moment de l'enlevement de celle-ci86, ou encore Andromede «paree d'une terreur qui l'embellissait», ou Promethee, dont le visage «contracted exprime l'in-dicible souffrance87. Ce sont aussi Teree, Philomele et Procne : «Le recit du drame etait tout entier dans le tableau»; et devant les restes encore identifiables de l'odieux festin, tandis que la table elle-meme est a moitie renversee, on peut voir les deux femmes «en proie a la fois au rire et a la peur88». Achille Tatius tire lui aussi ses fleches vers la sensibilite du lecteur, et ce.s exemples viennent confirmer la finalite essentiellement esthetique de revocation des passions chez notre romancier. De fait, l'usage que l'auteur lui-meme fait du langage revele partout la conception qu'il en a : le langage est pour lui un materiau a la fois vivant et experimental, une substance mi-logique, mi-physiologique, tirant son efficacite de l'abondance des elements

84. Achille Tatius, II, XIII, 1. 85. Achille Tatius, VIII, XVII-XVIII, passim, et notamment XVII', 6 : «Je pensais que le deregle-

ment precedent de son caractere etait en fait une generosite singuliere et non du vice (Trjv Ttptv docpTiav cpoaecoi; evofxt̂ ov Eivat Qau[iaavr]v y.zyaXovpyiav, aAA'oux axpaaiav)».

86. Achille Tatius, I, I, 7.

87. Achille Tatius, III, VII, 3 et VIII, 4.

88. Achille Tatius, V, III, 4 et 7.

visuels qu'il brasse, en meme temps que de ses qualites symboliques, musicales, ou de ses potentialites ironiques; un materiau toujours susceptible d'une elaboration artistique, amplifiant ou regulant les passions de l'ame.

Conclusion L'homme romanesque : un zoon pathetikon

On a souvent l'impression qu'Achille Tatius est plus soucieux de vraisemblance dans la peinture des passions que dans 1'enchainement du recit, comme si celui-ci ne devait servir que de support a l'exaltation de celles-la. II fait vivre les passions qu'il evoque par la description de leurs signes et symptomes et par l'accompagnement d'un discours gnomique, mais semble faire peu de cas de la construction generale de l'intrigue, pour le developpement de laquelle il se contente de transitions abruptes et de faciles subterfuges.

Cependant, si Ton considere la destinee de ses personnages, on voit qu'il introduit, ou du moins accentue, une dimension nouvelle dans la conception antique de l'hu-main, celle de l'intime. Bien que le discours platonicien sur l'ame et ses passions soit encore present dans le sous-texte du roman, il est nettement inflechi dans un sens anti-intellectualiste, ou nous pensons reconnaitre des positions theoriques voisines de celles que defendra Galien : ce sont les passions qui causent les erreurs de l'ame, et non l'inverse. Le texte dessine une nouvelle figure de l'homme : un Sujet souvent decentre dans son interiorite par rapport a I'axe du \oyio[t.6c,; un Sujet qui n'est plus gouverne par le «cocher» platonicien, mais par sa sensibilite, et qui ressemblerait plutot au «moi» fluctuant et malheureux de la psychologie moderne. Plus que l'eclectisme philosophique, il nous semble que c'est l'extraordinaire vitalite de la pensee medicale antique qui explique cette transformation.

On connait 1'aptitude propre du genre romanesque a incorporer et a faire dialoguer toutes les sortes de langages89. L'expression si parlante et propre a Tatius, «les voies du corps», est l'exemple meme de l'elaboration esthetique d'une pensee qui prend en compte les realites physiques et l'art de 1'observation medicale, comme le remarquait deja A.M.G. McLeod dans son analyse de Fepisode de laphrenitis de Leucippe. Au reste, on a pu etudier reciproquement l'esthetique de Galien, ce qui montre l'interpe-netration des deux manieres d'envisager les passions90.

89.

90.

Notamment depuis les travaux de M. Bakhtine, Esthetique et theorie du roman, Bibliotheque desidees 103, Paris, 1978.

J. Pigeaud, « L'esthetique de Galien », in Metis VI, 1 -2,1991, p. 7-42. Id., La maladie de I 'dme : etude sur la relation de l'ame et du corps dans la tradition medico-philosophique antique, V ed., Coll. d'etudes anciennes 131, Paris, 2006.

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208 C. DAUDE

Peut-etre avons-nous la une caracteristique qui eclaire un peu mieux la mysterieuse personnalite d'Achille Tatius, «l'aspect proteiforme du melancolique91», en meme temps que revolution du genre romanesque considered d'un point de vue anthropo-logique. Une chose est sure : pour Achille Tatius, l'homme ne se definitplus dans son essence comme un zoonpolitikon, mais desormais comme un zoonpathetikon.

91. L'expression est de J. Pigeaud, dans sa presentation du probleme XXX- d'Aristote note 59, p. 200).

(pp. cit.,

L A P E R C E P T I O N D E S PASSIONS

D A N S LE R O M A N D ' A P U L E E

Giovanni GARBUGINO'

RESUME Les passions jouent dans les Metamorphoses d'Apulee un role plus important

que dans la Milesia traditionnelle, parce qu'elles se rapportent etroitement a la vision spirituelle introduite par la conversion finale de Lucius. A leur egard l'au-teur adopte une attitude ambigue, qui se traduit surtout dans le traitement de la curiositas qui, d'une part, est designee comme le peche principal de Lucius et de Psyche et, d'autre part, est presentee par le narrateur lui-meme comme l'unique solatium de sa vie d'ane. Cette ambivalence, qu'on rencontre aussi dans les nou-velles «tragiques» de la partie finale du roman, se rattache au but d'Apulee, qui est de concilier la fonction didactique avec la delectatio, selon la tradition du spoudaiogeloign, particulierement vive dans le milieu litteraire du ne s. ap. J.-C.

ABSTRACT i

The role of emotions in the Metamorphoses ofApuleius is more important than that played in the traditional Milesia, because they are closely connected to the spiritual vision introduced by Lucius' final conversion. The author adopts an ambiguous attitude towards them, which is especially reflected in the treatment of curiositas, on the one hand regarded as the main sin of Lucius and Psyche, on the other considered by the narrator himself as the only solacium in his life as an ass. This ambivalence, which we can also observe in the «tragic » tales of the final part of the novel, is linked to Apuleius' intent to combine didactic function with delectatio in accordance with the tradition o/spoudaiogeloion, very much alive in the literary milieu of the second century A. D.

Dans le roman d'Apulee, les passions jouent un role qui n'a pas d'equivalent dans la Milesia traditionnelle, dans laquelle, comme on le deduit par exemple de la Matrone d'Ephese ou de YEphebe de Pergame de Petrone, il est limite par un point de vue fondamentalement cynique. Cet aspect a ete bien remarque par A. Augello, qui observe : «I1 ridanciano e spensierato edonismo dei personaggi di Petronio e il

1. Universite de Genes.