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 SUR LA NAISSANCE DE LA DOCTRINE PSEUDO-AR ISTOTÉLICIENNE DE L'ANALOGIE DE L'ÊTRE Author(s): Pierre Aubenque Source: Les Études philosophiq ues, No. 3/4, L'ANALOGIE (JUILLET-DÉC EMBRE 1989), pp. 291-304 Published by: Presses Universitaires de France Stable URL: http://www.jstor.org/stable/41581840 Accessed: 06-04-2016 21:23 UTC  Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at http://about.jstor.org/terms  JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact [email protected]. Presses Universitaires de France  is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Les Études philosophiques This content downloaded from 132.204.3.57 on Wed, 06 Apr 2016 21:23:42 UTC All use subject to http://about .jstor.org/terms

Aubenque - Sur La Naissance de La Doctrine Pseudo-Aristotélicienne de l'Analogie de l'Être

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 SUR LA NAISSANCE DE LA DOCTRINE PSEUDO-ARISTOTÉLICIENNE DE L'ANALOGIE DEL'ÊTREAuthor(s): Pierre AubenqueSource: Les Études philosophiques, No. 3/4, L'ANALOGIE (JUILLET-DÉCEMBRE 1989), pp.

291-304Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41581840Accessed: 06-04-2016 21:23 UTC

 

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 SUR LA NAISSANCE

 DE LA DOCTRINE PSEUDO-ARISTOTÉLICIENNE

 DE L ANALOGIE DE L ÊTRE*

 A la mémoire

  e

 Paul Moraux

 L'aristotélisme a connu à travers le commentarisme antique une

 transformation qui, pour n'avoir pas été immédiatement remarquée

 ni même être toujours reconnue aujourd'hui, n'en a pas moins été

 décisive pour son destin ultérieur. Les grands commentateurs de la fin

 de l'Antiquité étaient, on le sait, des néo-platoniciens. A partir de

 Porphyre, ils n'ont eu de cesse de manifester ce qu'ils croyaient être

 l'harmonie profonde - la « symphonie », dira Simplicius1 - qui fait

 consonner entre elles les pensées de Platon et d'Aristote. Il ne faut donc

 pas s'étonner si leur tentative a produit, entre autres conséquences,

 une platonisation ou même, en un sens, une replatonisation de l'aris-

 totélisme, qu'il est difficile, aujourd'hui encore, de dissocier de l'héri-

 tage authentique du Stagirite.

 A la vulgate aristotélicienne, qui s'est transmise jusqu'à nos jours

 et se transmet encore ici ou là par le canal de la tradition scolaire domi-

 * Traduction ďune conférence prononcée le 13 janvier 1984 à la Freie Universität

 de Berlin-Ouest à l'occasion du 65 e anniversaire du Pr Paul Moraux, directeur de l'Aris-

 toteles-Archiv. Le texte allemand a paru sous le titre « Zur Entstehung der pseudo-aristo-

 telischen Lehre von der Analogie des Seins >> dans les Mélanges offerts à Paul Moraux,

 Aristoteles ' Werk und Wirkung, , Berlin-New York, de Gruyter, 1987, vol. II, p. 233-248.

 - Ce texte reprend les conclusions d'analyses proposées dans des études antérieures : Les

 origines de l'analogie de l'être. Sur l'histoire d'un contresens, Etudes philosophiques , 1978,

 p. 3-12; Néo-platonisme et analogie de l'être, in Néo-platonisme. Mélanges offerts à Jean

 Trouillard, Fontenay-aux-Roses, 1981 {Cahiers de Fontenay, n° 17-22), p. 63-76; Plotin et

 Dexippe, exégètes des Catégories d'Aristote, in Aristotelica. Mélanges offerts à Marcel de

 Corte, Bruxelles-Liège, 1985, p. 7-40. Je voudrais dire aussi ma dette à l'égard de la thèse

 de doctorat d'Etat, encore inédite, de Jean-François Courtine, « Ontothéologique et topique

 de l'analogie. Le tournant suarézien. Etude sur la formation du système de la métaphysique

 scolaire » (thèse Paris IV, 1987).

 i. Simplicius, In Categ., 7, 29-32. - Les citations des commentateurs grecs renvoient

 toutes à l'édition des Commentarla in Aristotelem graeca de l'Académie de Berlin.

 Les Etudes philosophiques , n° 3-4/1989

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 292 Perre Aubenque

 nante2, appartient sans conteste une prétendue doctrine de l'analogie

 de l'être que l'on fait gloire à Aristote d'avoir inventée. Je voudrais

 montrer ici comment et dans quelles circonstances cette fausse attri-

 bution s'est peu à peu constituée.

 Si la doctrine de l'analogie de l'être a occupé une place importante

 dans l'histoire de la métaphysique, ce ne fut pas chez Aristote, mais au

 Moyen Age, en particulier chez Thomas d'Aquin. La formulation et

 la justification la plus claire de cette doctrine sous sa forme thomiste

 se rencontrent aux chapitres 4 et 5 du petit traité de jeunesse De ente

 et essentia , même si le terme analogia ne s'y trouve pas employé. Dieu est

 être, être pur, esse tantum , esse purum , ipsum esse per se subsistem. Les autres

 étants, c'est-à-dire les créatures, diffèrent de Dieu en ce qu'ils ne sont

 pas leur propre être, ils ont l'être, habent esse , ce qui veut dire qu'ils

 reçoivent leur être d'un autre, à savoir de Dieu. Mais cette réception

 de l'être par les créatures et la donation corrélative de l'être par Dieu

 n'adviennent pas de façon arbitraire (ce refus de l'arbitraire est l'une

 des caractéristiques de la doctrine thomiste) : chaque étant reçoit l'être

 à raison de son essence, c'est-à-dire dans la mesure et selon le degré

 appropriés à son essence; ou encore, en termes platoniciens : chaque

 étant participe à l'être selon le mode que son essence autorise; plus

 parfaite est l'essence de l'étanfr considéré, plus haute est sa participation

 à l'être. L'analogie de l'être signifie donc : répartition proportionnelle

 de l'être (esse) entre les étants (en tia) selon le degré de perfection de

 leur essence (essentia). Cette forme de l'analogie, qui est à mon avis

 la forme authentique de l'analogie dans la mesure où elle seule reste

 fidèle à la signification du mot grec, correspond à ce que les commen-

 tateurs de saint Thomas comme Cajetan appelleront analogia propor -

 tionalitatisy « analogie de proportionnalité ».

 Mais il y a une autre forme de ce que l'on a appelé au Moyen Age

 « analogie » : c'est celle que saint Thomas appelle analogia proportionis

 et ses commentateurs analoga attributions , désignations à propos des-

 quelles il faut garder à l'esprit que « proportio », dans le latin médiéval,

 ne signifie pas ce que nous appelons aujourd'hui « proportion », c'est-à-

 dire l'égalité de deux rapports, mais signifie simplement « rapport »,

 et que, d'autre part, dans l'expression « analogia attributions », « attributio »

 vient de la traduction erronée de termes arabes qui signifient également

 « rapport ». La prétendue analogia attributionis veut signifier que tous

 les étants, en dépit de leurs différences et même de leur hétérogénéité,

 2. Qu'il suffise de citer les notes de la traduction J. Tricot de la Métaphysique (par ex.,

 la note de la p. 17 6 de la nouvelle éd. à propos du début de T, 2 : la note introduit la notion

 d'analogie pour commenter un texte où il n'en est nullement question) ou encore le com-

 mentaire de H. Seidl à l'édition avec traduction allemande de la Métaphysique dans la « Phi-

 losophische Bibliothek », Hambourg, F. Meiner, 1978. - Pour des raisons historiques qu'il

 serait intéressant d'analyser, les interprètes anglo-saxons du siècle dernier et de ce siècle se

 montrent infiniment plus prudents sur ce point, jusque dans leur terminologie.

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 293

 ont quelque chose de commun, à savoir qu'ils se rapportent tous à un

 principe unique, dont ils dépendent. Mais, comme chaque étant diffère

 de chaque autre, il est clair que la façon dont chaque étant se rapporte

 au principe premier est à chaque fois différente. En termes mathéma-

 tiques : nous nous trouvons devant un ensemble de rapports qui ont

 tous le même dénominateur, mais ont à chaque fois un numérateur

 différent : a/p, b¡p , cjp , etc. Y analogia proportionis ne permet donc en

 aucun cas de parler de proportionnalité (« proportion » au sens moderne),

 c'est-à-dire de l'égalité die plusieurs rapports.

 *

 

Qu'en est-il chez Aristote lui-même ? Que l'on ne puisse retraduire

 en grec sous la forme d'une ávocXoyía tou Ôvtoç V analogìa entis des sco-

 lastiques, c'est ce qu'admettent ceux-là mêmes des interprètes d'Aristote

 qui continuent de soutenir que tous les éléments d'une doctrine de

 l'analogie de l'être se rencontrent chez Aristote selon l'esprit3. Ce qui

 est sûr en tout cas, c'est qu'elle ne s'y trouve pas selon la lettre. Or,

 comme il disposait des concepts nécessaires à l'élaboration d'une telle

 doctrine, on est contraint d'admettre que, si Aristote n'a pas parlé

 d'analogie à propos de l'être, c'est qu'il ne voulait pas en parler.

 Aristote connaît le concept d'àvaXoyia, qui joue un rôle méthodo-

 logique important, notamment dans ses œuvres biologiques. Ce concept

 est emprunté aux mathématiques et il conserve sa structure mathéma-

 tique dans tous ses champs d'application. La première utilisation méta-

 phorique du concept d'analogie dans un contexte philosophique remonte

 à Platon. Dans le passage célèbre qui clôt le livre VI de la République

 (509 d)9 où Platon illustre la division de la connaissance à l'aide de

 l'exemple géométrique de la division d'une ligne (plus exactement,

 d'un segment), il est dit qu'une ligne déterminée doit être d'abord

 divisée en deux parties selon un rapport déterminé, par exemple un à

 trois, puis chacune de ces parties en deux sous-parties « selon le même

 rapport », ávà tòv ocutov Xoyov, ce qui donne naissance à une analogia ,

 à laquelle Platon accorde une profonde signification symbolique. D'un

 point de vue formel, le fonctionnement de ce concept chez Aristote

 reste le même que chez Platon, quel que soit son domaine d'application.

 C'est ainsi que, dans Y Ethique à Nico maque, à l'occasion de la caracté-

 3. Cf., en ce sens, P. Grenet, Saint Thomas d'Aquin a-t-il trouvé dans Aristote V ana-

 logìa entis ?, in U attualità della problematica aristotelica, Padoue, 1970 (Studia aristotelica, 3),

 p. 153-175, notamment p. 174. - Sur les débats récents à ce sujet, voir aujourd'hui E. Berti,

 L'analogia in Aristotele. Interpretazioni recenti e possibili sviluppi, in Origini e sviluppi

 deir analogia. Da Parmenide a S. Tommaso, a cura di Giuseppe Casetta, Rome-Vallombrosa,

 1987, p. 94-115 (E. Berti étudie un certain nombre d'usages « métaphysiques » de l'analogie

 chez Aristote, mais sa position est proche de la mienne en ce qui concerne l'absence d'une

 doctrine spécifique de l'analogie de Vêtre chez Aristote).

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 294 Perre Aubenque

 risation d'une partie de la justice comme « justice distributive », Aristote

 rappelle la définition mathématique exacte de l'analogie : ťH yàp áva-

 Xoyia ÍctÓtyjç ècrrí Xóycov, xaì èv TSTTapaiv èXa/íffTCúç (Et h. Nic., V, 6,

 1131 a 31-32), « l'analogie est l'égalité de deux rapports entre au moins

 quatre termes ». Plus précisément, il s'agit ici de l'analogie dite géomé-

 trique, la seule qui jouera un rôle en philosophie. Une doctrine mathé-

 matique générale des « analogies » ou proportions avait déjà été déve-

 loppée par Archytas et elle sera reprise par Euclide.

 Mais Aristote ne parle jamais d'analogie dans le cas de l'être. Certes,

 il développe une doctrine bien connue sur les significations multiples

 de l'expression « être » (ov), selon laquelle celles-ci ne sont pas seule-

 ment juxtaposées dans le désordre (dans ce cas, 1' « étant » serait une

 réalité simplement homonyme et « étant » serait un terme équivoque),

 mais manifestent une certaine communauté dans la mesure où ces

 significations renvoient à une signification première et plus fondamen-

 tale, qui est celle de l'être comme oucria, comme « essence » ou, si l'on

 suit la traduction latine issue de Quintilien et qui tendra à se généraliser

 par la suite, comme « substance ». Aristote appelle une telle structure

 sémantique 7upoç ev Xéyscr0at5 c'est-à-dire le fait ď « être dit par rapport

 à un seul et même terme » ( Métaph T, 2, 1003 a 33-34). Cette structure

 est exactement ce que l'on appellera au Moyen Age analogia attributionis

 (ou proportions). Mais chez Aristote il n'est jamais question d'analogie

 dans ce contexte, et cela pour une bonne raison : dans la structure

 7ipòç sv la communauté réside uniquement dans l'un des termes du

 rapport, non dans le rapport lui-même, qui est à chaque fois différent.

 La quantité, la qualité, la relation, l'être-dans-le-temps, l'être-dans-le-

 lieu, l'action, la passion, etc., se rapportent tous bien à l'être substantiel

 (ce qui leur confère un minimum de communauté), mais d'une manière

 qui, à chaque fois, est propre à chacune de ces catégories, de sorte que

 n'est donnée ici aucune égalité de rapports ou « proportion » (l'analogie

 des Grecs). Pour éviter sur ce point la confusion introduite de façon

 durable par l'emploi scolastique du concept d'analogie dans ce contexte,

 G. E. L. Owen a proposé, dans un article paru en i9604, de traduire

 l'expression 7cp òç šv XéysaOou par « focal meaning », donc signification

 focale, je proposerais de dire avec plus d'exactitude : « unité focale de

 signification » ; quoi qu'il en soit, une traduction de ce type est en bonne

 voie, et pour de bonnes raisons, de s'imposer peu à peu à l'usage des

 interprètes à la place de la vieille analogie.

 Aristote, on l'a dit, ne parle pas dans ce cas d'analogie. Dans le

 petit nombre de passages « métaphysiques » où il recourt à ce concept,

 ce n'est pas directement de l'être qu'il s'agit. Il s'agit seulement de la

 4. G. E. L. Owen, Logic and Metaphysics in some earlier works of Aristotle, d'abord

 publié dans les Actes du Ier Symposium aristotelicum (Oxford, 1957), Göteborg, i960;

 reproduit dans G. E. L. Owen, "Logic , Science and Dialectic . Collected papers in Greek Phi-

 losophy, Ithaca, NY, 1986.

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 295

 correspondance entre la division catégoriale de l'être et de semblables

 divisions, qui sont dites « analogues » à la première. Ainsi est-il montré,

 dans deux textes parallèles de VEthique à Eudèrn et de Y Ethique à Nico -

 maque , que l'unité du bien n'est pas une unité générique, comme Platon

 l'avait cru à tort, et il est suggéré que cette unité est tout au plus une

 unité analogique. Le bien est un homonyme; à vrai dire, il ne l'est pas

 de façon fortuite, car il se pourrait bien qu'il fût un homonyme xoct'

 ávaXoyíav {Et h. Nic., I, 4, 1096 b 28). Comme le montre plus en détail

 le texte parallèle de VEthique à Eudème (I, 8, 1217 b 25-33), ^ s'agit ici

 d'une analogie avec l'être; les significations multiples du bien corres-

 pondent aux significations catégoriales de l'être : ainsi la justice est-elle

 à la qualité ce que la mesure est à la quantité, l'occasion favorable

 (kairos) au temps ou Dieu à la substance. Il y a une analogie entre le

 bien et l'être en ce sens que des fonctions correspondantes sont à l'œuvre

 dans les champs d'application respectifs de ces transcendantaux, et

 cela en dépit de la différence des contextes. La même doctrine vaut

 également pour l'un. Mais cela n'a pas de sens de parler d'analogie de

 l'être aussi longtemps que la série des significations multiples de l'être

 constitue la base ultime de référence et n'est pas elle-même ramenée à

 une structure plus fondamentale. Or une telle réduction est impensable

 pour Aristote, chez qui la structure de l'être constitue une base ultime,

 aussi inéludible qu'indépassable.

 Dès lors, il ne suffit pas de considérer comme faute seulement

 terminologique - peccatum veniale - la confusion scolastique de

 l'unité focale de signification avec l'analogie, en invoquant le fait que

 les Scolastiques savaient bien que cette forme ď « analogie » n'implique

 aucune proportionnalité. Car on ne peut s'empêcher de penser que l'intro-

 duction du concept d'analogie, qui n'a de sens que par rapport à un

 procès de répartition réglée, apportait avec lui une tendance à la logi-

 cisation et à la rationalisation contraires ici à la démarche plutôt phé-

 noménologique d'Aristote.

 *

 

Dans quelle mesure les commentateurs néo-platoniciens de la fin

 de l'Antiquité sont-ils responsables de ce glissement terminologique

 et de l'erreur d'interprétation qu'il risque de véhiculer ? Littéralement

 parlant, on ne trouve pas chez eux une doctrine de l'analogie de l'être.

 Tout au plus chez Jean Philopon trouve-t-on mention d'une « analogie

 des étants » (àvaXoyia tcov Ôvtcov), par quoi du reste il faut entendre

 une « analogie des substances », qui vise, comme nous le verrons, à

 répondre à une problématique différente de celle des sens multiples

 de l'être. Mais ce qui se fait jour lentement chez les commentateurs est

 une interprétation nouvelle de 1' « unité focale de signification » qui,

 contrairement à ce que l'on peut supposer être l'intention d'Aristote,

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 296 Perre Aubenque

 commence par autoriser une interprétation proportionnelle, c'est-à-dire

 proprement analogique, de cette doctrine et finira par susciter son affir-

 mation explicite.

 Les commentateurs sont préoccupés de manifester un accord entre

 Platon et Aristote là même où devrait prévaloir, dès l'abord, l'impres-

 sion contraire. Conformément à l'exhortation de Simplicius au début

 de son Commentaire des Catégories , il s'agit d'entendre la « symphonie »,

 non la « diaphonie »5, c'est-à-dire de percevoir une symphonie plus

 profonde que la dissonance d'abord éclatante : accord entre Platon et

 Aristote, mais aussi, comme condition de cet accord, « symphonie »

 à l'intérieur d'un aristotélisme désormais fortement systématisé.

 La doctrine aristotélicienne de la signification offrait justement à la

 subtilité des commentateurs une invitation, très tôt honorée, à la systé-

 matisation et à l'harmonisation. Au début du traité des Catégories ,

 Aristote distingue deux types radicalement différents de relation entre

 la chose (Tcpayfxa) et le mot (övofxa). Si plusieurs choses sont désignées

 par le même mot sans qu'il y ait entre eux une communauté de Xoyoç

 tt)ç oùaiaç, c'est-à-dire de définition de l'essence, on a affaire à une

 homonymie : ainsi l'homme et le portrait sont homonymes au regard

 de leur désignation commune comme Ç&ov; un autre exemple aris-

 totélicien6 deviendra plus tard caractéristique de la problématique de

 l'homonymie : c'est celui du « chien » (xiicov), qui peut désigner l'animal

 ou la constellation céleste de même nom (les commentateurs ajouteront

 le cas du philosophe « cynique » également qualifié de « chien »). Dans

 le cas contraire, où aussi bien le logos que Yonoma sont communs aux

 objets désignés, on parle de synonymie; l'exemple donné par les Caté-

 gories est celui de l'homme et du bœuf, qui sont « synonymes » au regard

 de leur désignation comme « animal » (ici encore Çwov). On remarquera

 que c'est le même mot qui illustre successivement le cas de l'homo-

 nymie et celui de la synonymie : preuve qu'il s'agit d'une théorie sur

 la fonction des mots et non d'une classification statique entre deux types

 de mots.

 Cette distinction est claire et peut paraître d'application facile, mais

 elle est loin d'épuiser tous les cas possibles. Il y a des cas où ni le concept

 d'homonymie ni celui de synonymie ne s'appliquent adéquatement.

 Cela vaut notamment dans des cas aussi importants que ceux de l'être,

 de l'un ou du bien, qui ne peuvent être considérés comme des désigna-

 tions purement synonymiques ni purement homonymiques. Une chose

 est sûre : de tels termes ou, plus exactement, les choses qu'ils désignent

 ne sont jamais qualifiés par Aristote de « synonymes ». Mais il hésite

 quant à la question de savoir si le concept d'homonymie convient ou

 non à de tels cas. A propos de l'être, il dit : l'être est certes dit de façon

 5. Cf. ci-dessus n. 1.

 6. Kéfut. soph., 4, 166 a 16.

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 297

 multiple, mais « non homonymiquement » (oux ó(jLc*>vúfia>ç : Métaph .,

 r, 2, 1003 a 34). A propos du bien, il dit : le bien est certes un homo-

 nyme (Top., I, 15, 107 a 3 sq.), mais il ne l'est pas de façon fortuite

 (oux aTuò T ')yr¡Q : Eth . Nic., I, 4, 1096 b 26).

 On comprend dès lors que les commentateurs se soient préoccupés

 d'instituer une troisième possibilité intermédiaire entre les deux pré-

 cédentes, pour échapper, en particulier dans le cas de l'être, à l'alter-

 native de l'homonymie et de la synonymie. Or, au début du traité des

 Catégories , Aristote, après avoir défini l'homonymie et la synonymie,

 mentionne justement une troisième possibilité, qui est celle de la paro-

 nymie (Cat., i, i a 12-15). Il s'agit de choses qui sont certes hétérogènes,

 c'est-à-dire ne peuvent être subsumées sous un genre unique, mais qui

 sont désignées par des termes de la même famille : ainsi en est-il de la

 grammaire (ypa^aTixT)) comme science et du grammairien (ypafji-

 fjiaTLxóç) comme détenteur de cette science. La différence entre ces

 dénominations réside uniquement dans la flexion (en grec 7rrcoaiç,

 qui signifie « chute », « déclinaison », en latin : « casus »). La parenté

 terminologique exprime une certaine communauté (xoivcovia), mais

 qui, comme le dit Simplicius7, n'est pas complète (où teAsícoç). Cette

 communauté incomplète n'est pas pour autant insignifiante, car elle

 reflète une provenance commune. Dans une famille de mots, il y a un

 mot qui doit être considéré comme fondamental et les autres comme

 dérivés : c'est ainsi que uyxivóv (sain, salubre, salutaire) vient de

 ùyfeia (santé), non l'inverse. Cela vaut aussi dans des cas où l'usage

 de la langue grecque ne reflète pas clairement ce rapport de dépendance :

 ainsi, Ypot(A(AaTixóç (grammairien) vient de ypapipiaTixÝ] (grammaire)

 non l'inverse. La paronymie est donc l'expression d'une structure

 hiérarchique; elle repose, pour ainsi dire, sur la diffusion d'une signi-

 fication fondamentale sur des significations latérales, qui sont théori-

 quement déductibles de la première. Comme le dit Simplicius8, il y a

 à chaque fois un Trpokov, un premier terme, par rapport auquel les

 dénominations latérales reçoivent leur signification. Porphyre interprète

 déjà cette structure de façon ontologique : on parle de paronymie,

 explique-t-il, « lorsque certains étants sont nés d'autres, de telle manière

 qu'ils participent en quelque manière à leur nom et à leur logos et ne se

 distinguent des premiers que par une modification de l'aspect extérieur

 ((jLCTaa^^ocTLor^co) »9. On aura perçu la résonance platonicienne de

 cette explication : la communauté nominale relative qu'est la paronymie

 repose sur une participation différenciée à un premier principe.

 Ge n'est pas un hasard si les commentateurs s'intéressent tant à la

 paronymie, à laquelle Aristote n'a pourtant consacré que quatre lignes

 7. Simplicius, In Categ.y 23.

 8. Ibid., 37, 1. 29-33.

 9. Porphyre, In Ca feg., 60, 1. 30-33.

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 298 Perre Aubetique

 dans toute son œuvre. La paronymie paraît refléter sur le plan linguis-

 tique une hiérarchie ontologique, qui pourrait être d'autant plus aisé-

 ment appliquée au cas de l'être que les exemples donnés par Aristote

 pour illustrer la structure focale du pros hen sont en fait des exemples

 de paronymie : il s'agit d'une part des significations multiples du « sain »

 par rapport à la santé (uyieia) et du « médical » par rapport à la méde-

 cine (îaTpwo))10. Pourtant il ne semble pas qu'aucun commentateur

 antique ait proposé expressément cette application11. Une raison exté-

 rieure de cette réserve est à chercher vraisemblablement dans le fait

 que les significations catégoriales de l'être chez Aristote (ttolóv, ttoctóv,

 7Tpóç ti, 7uoú, TuoTé, etc.) ne manifestent dans leurs dénominations aucune

 parenté terminologique avec Yousia , qui devrait être la racine, de cette

 famille de mots, de sorte que l'on ne peut parler ici de paronymie au

 sens strict. Mais il y a une raison plus profonde pour laquelle Aristote

 ne pouvait rien tirer de la paronymie pour l'élucidation du cas de l'être

 et n a de fait fourni à ses commentateurs aucune occasion d user de ce

 concept dans ce cas : c'est que la polysémie de l'être fournit un critère

 et même une sorte de modèle pour des dérivations parallèles, propre-

 ment analogues (par exemple, dans le cas des modalisations sémantiques

 du bien, de l'un, mais aussi du sain, du médical, etc.), mais que cette

 polysémie n'est pas elle-même dérivable . Illustrons ceci par un exemple :

 une échelle me permet de me déplacer par degrés vers le haut ou vers

 le bas, je me déplace le long de l'échelle et en suivant ses degrés; mais

 cela ne signifie pas que l'échelle se meut elle-même vers le haut ou vers

 le bas pour construire ses propres degrés. L'échelle, en l'occurrence

 ici l'échelle de l'être, permet de conduire la déduction des sens mul-

 tiples du bien, de l'un, etc., mais elle n'est pas elle-même déductible.

 La mise en garde contre la confusion du cas de l'être avec des cas

 « analogues » était suffisamment claire dans les deux passages des "Ethiques

 aristotéliciennes qui ont été évoqués plus haut. Cette mise en garde a

 pourtant été méconnue par les commentateurs, au moment même où

 ils croyaient pouvoir se réclamer de ces deux passages. Aristote, avons-

 nous vu, dit du bien qu'il est un homonyme, mais qu'il ne l'est pas

 « par hasard » (ano Tuyrjc;). De cette assertion négative les commenta-

 teurs, à partir de Porphyre12, tirent une assertion positive : une homo-

 nymie qui n'est pas fortuite serait une homonymie ¿710 Siavoiaç, une

 homonymie intentionnelle Le moins qu'on puisse dire est que cette

 consécution n'est pas contraignante. Le contraire d'àizò t¿ « Par

 10. Métaph ., r, 2, 1003 a 34 - b 3; Z, 4, 1030 * 35 - £ 4.

 il. Chez les modernes, 1 application de la « paronymie » au cas de l'être a été proposée

 notamment par J. Hirschberger, Paronymie und Analogie bei Aristoteles, Philosophisches

 Jahrbuch , 68 (i960), et, dans un autre sens, par G. Patzig, Theologie und Ontologie in der

 « Metaphysik » von Aristoteles, Kant-Studien , 52 (1960-1961), p. 185-205.

 12. Porphyre, In Categ., 65, 1. 29-30.

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 299

 hasard », serait plutôt chez Aristote èÇ áváyxYjç, « par nécessité »1S.

 Ce qui n'est pas fortuit est nécessaire et le nécessaire n'est pas toujours

 conforme à notre souhait. La question de savoir si, dans le cas parti-

 culier, la nécessité est ou non la bienvenue, cette question reste indé-

 cidée chez Aristote. Plus remarquable est dès lors le fait que tous les

 commentateurs néo-platoniciens à partir de Porphyre ont ici décidé

 dans un sens déterminé à la place d'Aristote : l'homonymie non for-

 tuite serait une homonymie voulue , artificiellement instituée dans une

 intention méthodologique et en vue d'exercer une certaine fonction.

 L'homonymie n'est plus un état de choses nécessaire, elle devient un

 procédé ordonné à une fin.

 Dans le passage cité de l'Ethique à Nicomaque (1096 b 27-28), Aristote

 avait cité trois formes possibles d'homonymie non fortuite : ocç'èvôç,

 7Tp òç ev, xoct ávaXoyíav, c'est-à-dire : premièrement, « par suite de la

 communauté de provenance » ; deuxièmement, « par rapport à un terme

 unique »; troisièmement, « selon l'analogie ». Cette liste ne prétend pas

 être exhaustive, puisque Aristote, dans d'autres textes, évoque une

 autre possibilité : t£> ècpe i- yjç, « par la consécution »14. Il est clair qu' Aris-

 tote envisage par là un certain nombre de possibilités, qui devraient

 permettre dans certains cas d'expliquer l'homonymie et, en quelque

 sorte, de l'excuser (il s'agit bien de l'excuser, car l'homonymie constitue

 sûrement un facteur de perturbation dans le fonctionnement du langage

 comme communication). A partir de ces maigres indications d'Aristote

 les commentateurs échafaudent une théorie satisfaisante pour l'esprit

 et de belle apparence, selon laquelle il y a deux sortes d'homonymie :

 celle qui est « fortuite » et celle qui est « intentionnelle » (áíuò Siavoíaç),

 laquelle se subdivise en quatre sous-espèces : selon la ressemblance

 (xa0' ófxoiÓTYjTa), à partir de l'analogie (ex ty)ç ávaXoyíaç) et, comme

 chez Aristote, par suite d'une provenance unique (acp'èvôç) et par rap-

 port à un terme unique (jzpoç ev). Ce qui frappe d'abord dans cette

 énumération qui remonte à Porphyre15, c'est d'abord le remplacement

 de la formule aristotélicienne xoct' ávaXoyíav par l'expression si; àvaXo-

 yiaç. Ce changement apparemment mineur est loin d'être insignifiant :

 l'analogie cesse d'être un critère selon (xaToc) lequel on juge un état

 de choses, elle devient la source à partir de (ex) laquelle une situation

 naît et devient explicable.

 Nouvelle est également, par rapport à Aristote, l'introduction d'une

 homonymie dite « selon la ressemblance ». Il est peu vraisemblable

 que le commentateur ait totalement inventé cette forme supplémentaire

 d'homonymie; il s'agit bien plutôt chez Porphyre de la reprise théorique

 de l'exemple donné par Aristote au début des Catégories : celui de l'homme

 13. Cf. Vhys II, 5, 19 6 b 12, 16.

 14. Métaph.y r, 2, 100409, 1005011; A, 1, 1069 a 20.

 15. Porphyre, In Categ 60, 1. 15 sq.

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 3 Perre Anbenque

 et de son image. Mais, en réalité, cet exemple avait chez Aristote la

 fonction exactement opposée, puisqu'il servait à illustrer un cas de

 pure homonymie : entre un être vivant et son image il n'y a aucune

 communauté, puisque l'image manque précisément de ce qui fait l'essence

 de l'être vivant, à savoir la vie. Ce n'est pas du reste le seul passage

 où la relation de l'image à son modèle sert chez Aristote à illustrer le

 phénomène de l'homonymie16. Porphyre renverse donc le sens de

 l'exemple artistotélicien lorsqu'il ne voit dans la relation de l'image

 au modèle que le côté positif, le lien unifiant, à savoir la ressemblance.

 Ce changement de sens répond sûrement à une inspiration plus pla-

 tonicienne qu'aristotélicienne. Il suffit ici de rappeler la fonction posi-

 tive qui incombe le plus souvent chez Platon au concept de mimésis

 comme caractéristique du rapport positif qui unit le sensible à l'intel-

 ligible. La mimésis passe pour l'une des interprétations possibles de

 la participation (pii0s£iç, (isTáX^^tç)17. Dans cette lumière platonicienne,

 la communauté de nom reposant sur la ressemblance apparaît, à côté

 d'une analogie tenue pour une justification, comme le moment d'une

 procédure linguistique et intellectuelle méthodologiquement pratiquée.

 Une autre circonstance a pu contribuer à cette platonisation pro-

 gressive et apparemment irrésistible de l'héritage aristotélicien. Plusieurs

 passages d'Aristote relatifs à sa critique de Platon laissent supposer

 que le concept technique d'homonymie n'était pas inconnu de Platon18;

 mais, contrairement à l'usage ultérieur d'Aristote, il signifiait chez lui

 la communauté de nom fondée et légitime qui existe entre l'Idée et

 les choses qui participent à cette Idée, comme par exemple entre l'Idée

 de l'Homme et l'homme sensible. Les hommes sont appelés hommes

 parce qu'ils participent à l'Idée de l'Homme, et non inversement :

 telle est du moins la doctrine de Platon. Plus précisément, l'Homme en

 soi et l'homme sensible ne portent pas le même nom parce qu'ils seraient

 de même espèce ou de même genre, mais parce que l'Homme en soi

 est le principe d'une dérivation ontologique qui l'autorise à prêter

 aussi son nom à l'homme qui participe de lui. L'homonymie repose

 donc chez Platon sur la participation à l'Idée. Même si les commenta-

 teurs comprennent bien que, sous le concept d'homonymie, Aristote

 entend exactement le contraire, c'est-à-dire une communauté de nom

 qui ne peut s'appuyer sur aucune communauté réelle ou idéelle, ils

 s'efforcent d'atténuer la gravité du phénomène linguistique décrit par

 Aristote et de le transmuer aussi souvent que possible en une homo-

 nymie positive, fondée, dominable et qui serait même le fruit d'une

 intention méthodologique.

 Ainsi comprend-on que la solution intermédiaire, le milieu que

 1 6. Cf. aussi De an., II, i, 412 b 19 sq.; Part . animal I, 1, 640 b 35 sq.

 17. Cr. Métapb ., A, 6, 087011-14.

 18. Aristote, Métapb ., À, 6, 987 b 10 et A, 9, 990 b 6 (dans l'exposé de doctrines plato-

 niciennes). Cf. Platon, Phèdre , 266 a; Parménide , 135 d; Timée , 52 a.

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 301

 voulait être l'homonymie ino Siavoíaç, cesse d'être une homonymie

 et soit progressivement rapprochée de la synonymie. C'est ce qu'un

 commentateur plus tardif, Syrianus, avoue ingénument lorsqu'il écrit :

 « S'il y a un milieu entre les homonymes et les synonymes, ce milieu

 [dans le cas de l'être] incline plutôt vers les synonymes. »19 Cette incli-

 naison répond en tout cas à l'inclination des commentateurs.

 *

 

Il reste à indiquer comment cette théorie profondément transformée

 de l'homonymie, qui réduit l'homonymie « intentionnelle » à une syno-

 nymie à peine modifiée, a pu être appliquée par les commentateurs au

 cas de l être.

 Le fil conducteur de cette application progressive n'est pas emprunté

 à une problématique aristotélicienne, qui serait par exemple la question

 de savoir comment les significations catégoriales de l'être se rapportent

 les unes aux autres pour autoriser une certaine unité sémantique; le

 fil directeur est bien plutôt à chercher dans une question qui, pour la

 première fois (du moins dans l'état de nos textes), est posée par Plotin

 à Aristote dans une intention critique, et qui consiste à contester l'unité

 de la catégorie aristotélicienne de Yousia. Plotin estime qu' Aristote

 n'a tenu compte que de la constitution ontologique des êtres sensibles,

 de telle sorte que ses catégories valent certes pour le monde sensible,

 mais non pour le monde intelligible, ce qu' Aristote n'aurait pas lui-

 même reconnu20. En particulier, la catégorie de Yousia serait chez Aris-

 tote équivoque, parce qu'elle ne peut avoir le même sens lorsqu'on

 l'applique aux étants sensibles et aux étants intelligibles. Cette objection

 n'est pas sans comporter une certaine ironie. Car comment se fait-il

 qu' Aristote, le grand pourfendeur de l'homonymie, n'ait pas aperçu

 l'homonymie de ses propres concepts, et cela dans un cas où le concept

 incriminé aurait dû être expressément synonymique, puisque pour

 Aristote chaque catégorie correspond à un genre unique ?

 Dans le traitement de cette question qui, à partir de Porphyre, le

 disciple de Plotin, occupera tous les commentateurs des Catégories ,

 il est remarquable que la tendance générale visera à prendre la défense

 d 'Aristote contre l'objection de Plotin. Ce faisant, les commentateurs

 sont moins préoccupés de souligner ce qu'il y a de propre à l'aristoté-

 lisme que de montrer, dans une intention conciliatrice, qu' Aristote

 avait déjà répondu à l'objection de Plotin, parce que finalement il était

 plus platonicien et même plus plotinien que Plotin ne le supposait

 lui-même. Cette démonstration, ou plutôt la tentative d'une telle démons-

 19. Syrianus, In Metaph 57, 1. 18-20.

 20. Plotin, VI, i, i.

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 3 2 Perre Aubenque

 tration, est un chef-d'œuvre du commentarisme, dont les traits princi-

 paux ne peuvent être ici qu'esquissés. Cette tentative s'appuie, pour

 l'essentiel, sur la première partie du livre A de la Métaphysique .

 Dans cette dissertation souvent commentée ( Métaph. , A, 1-5),

 Aristote se demande si les principes et les causes (àp^ocì xal ama) sont

 les mêmes pour tous les êtres en dépit de la diversité de ceux-ci ou,

 plus précisément, de leur hétérogénéité. La réponse est nuancée : non

 d'une certaine façon, car à des genres différents et a fortiori à des caté-

 gories différentes (puisque les catégories sont les genres suprêmes)

 doivent correspondre des principes et des causes à chaque fois diffé-

 rents; et pourtant aussi oui d'une autre façon, et cela en deux sens :

 1 / On peut parler d'une unité analogique (xax5 ávaXoyíav) entre les

 principes dans la mesure où les principes (comme les causes) exercent

 dans des contextes différents une fonction qui demeure semblable;

 par exemple, l'acte et la puissance « fonctionnent » aussi bien dans la

 catégorie de la qualité ou de la quantité que dans celle de la substance,

 et cette fonction reste mutatis mutandis une et la même.

 2 / Aristote parle d'un rapport de dépendance et d'une gradation

 scalaire, désignés par la formule déjà évoquée plus haut t£>

 entre la catégorie de substance et les autres catégories, puisque sans la

 substance les autres catégories et les entités subsumées sous ces caté-

 gories (quantités, qualités, relations, etc.) ne pourraient pas exister.

 Il y a donc deux façons d'expliquer l'unité relative des principes

 et des causes en dépit de l'hétérogénéité de leurs champs d'application.

 Ces deux explications se complètent, mais sont indépendantes l'une de

 l'autre. La première veut manifester une ressemblance fonctionnelle

 horizontale - c'est l'analogie - , la seconde un rapport vertical de

 dépendance, lequel chez Aristote ne signifie d'ailleurs pas, il s'en faut

 de beaucoup, une totale déductibilité : un terme B est dit « dépendre »

 d'un terme A lorsqu'il est établi que sans A le terme B ne peut exister,

 ce qui ne veut évidemment pas dire que B est engendré par A. Ces

 deux explications, analogie horizontale d'une part, dépendance hié-

 rarchique d'autre part, se croisent, cut across , comme le dit Ross avec

 exactitude dans son commentaire de ce passage; ces deux explications,

 en quelque sorte perpendiculaires l'une à l'autre, ne peuvent donc se

 confondre.

 Or ce qui advient chez les commentateurs à partir de Porphyre,

 c'est d'abord une identification des deux explications, de telle sorte

 que la structure d'analogie, qui chez Aristote renvoie toujours à une

 correspondance fonctionnelle, laquelle ne présuppose aucune hiérarchie,

 se trouve en quelque sorte verticalisée et transformée en un procès

 de répartition-diffusion se répandant du haut vers le bas. Mais il se

 produit aussi une autre transformation : la structure focale de dépen-

 dance (tw s<ps£y)ç de Métaph ., A, 1, 1069 a 20, assimilable au 7rpò<; Iv

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 Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 303

 de r, 2, 1003 a 3 3), qui chez Aristote ne servait qu'à élucider le problème

 de l'unité des catégories, est évoquée par les commentateurs pour

 résoudre le problème ontologique de l'unité des substances, et cela en

 vue d'une solution théologique de ce problème, dans la mesure où

 c'est Dieu désormais qui fait fonction de substance première, de laquelle

 toutes les autres dépendent. La verticalisation de l'analogie et l'inter-

 prétation proportionnante du rapport de dépendance produisent, dans

 leur application au problème de l'unité des substances, un système

 ontologique s'étendant au tout de l'étant et qui, par exemple dans le

 Commentaire d'Asclépius sur la Métaphysique , prend la forme suivante :

 « L'étant premier a son existence (Û7rocp£iç) dans la forme même de

 l'étant et ce qui ne participe pas de lui n'est pas un étant, mais l'étant

 premier donne gracieusement (yaptÇófjievov) l'être à tous les étants

 en vertu de la puissance (Súvocfjuç) qui lui est connaturelle. »21 Mais

 cette donation d'être, dont la mention n'était pas nouvelle dans la

 tradition platonicienne22 et ne manquera pas de rencontrer l'appro-

 bation des lecteurs chrétiens des Commentaires d 'Aristote, n'advient

 pas de façon arbitraire : « Cette donation, poursuit Asclépius, advient

 de façon non uniforme (où^ Ó{aotÍ[xo)ç) selon la capacité de ceux qui

 la reçoivent, de même que le soleil n'éclaire pas toutes choses de la

 même façon à cause de la capacité [différente] des choses qui reçoivent

 la lumière. » Ainsi se trouve exactement formulé dès le vie siècle le

 principe au nom duquel Thomas d'Aquin expliquera la répartition

 proportionnelle de l'être entre les étants : Omne receptům est in recipienti

 ad modum recipientis (« Tout don reçu est dans le réceptacle à propor-

 tion du réceptacle »)23.

 Dexippe, élève de Jamblique (ive siècle), paraît être le premier

 qui ait employé le concept d'analogie dans le contexte d'une interpré-

 tation de l'unité consécutive des substances21. Mais c'est Jean Philopon,

 commentateur d'Aristote et chrétien lui-même, qui, au début du

 vie siècle, parlera d'une « analogie des étants » (àvaAoyioc twv ovtcov)25,

 pour exprimer la participation graduelle des substances au premier

 principe à proportion de leur capacité respective. Ainsi est-ce seulement

 tout à la fin de l'Antiquité et non, comme on le suppose trop souvent,

 chez Aristote lui-même, que se trouvent mis en place les éléments qui

 rendront possible au Moyen Age une doctrine de l'analogie de l'être,

 aussi bien dans le sens d'une analogia proportionalitatis que dans celui

 21. Asclépius, In Metaph., 225, 1. 34 sq.

 22. L'origine de cette tradition est le texte de la République, VI, 509 ab, où le Bien est

 dit procurer (Traps^siv) aux intelligibles la vérité et l'être, de même que le Soleil donne aux

 choses sensibles la visibilité et la genèse. Sur le thème de la « donation d'être », voir par ex.

 Augustin, De Civ. Dei , XII, 2; Dexippe, In Cat eg. , 40, 1. 29-30.

 23. Thomas d'Aquin, Somme théoL , Ia P, q. 84, a. 1.

 24. Dexippe, In Catee., comparer 40, 1. 28 sd. et 41, 1. 18.

 25. Philopon, De aeternitate mundi contra Proclum , éd. Rabe, 568, 1. 9 sq. - Je dois cette

 indication importante à J.-F. Courtine.

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 3 4 Perre Aubenque

 d'une analogie attributions , laquelle du reste n'aurait pas été pensable

 sans une interprétation proportionnelle de l'unité focale de signification

 d Aristote.

 *

 

Dans un essai célèbre, Heidegger26 a soutenu la thèse que toute la

 métaphysique occidentale s'est constituée sur la base d'une structure

 unitaire, dite « onto-théologique », selon laquelle la question originelle

 du sens de l'être se serait trouvée refoulée et déformée par la recherche

 d'un principe unique (généralement nommé Dieu) d'où pourrait être

 dérivé l'étant dans sa totalité. Il est clair que la doctrine de l'analogie

 de l'être aura contribué de façon décisive à cette seconde instauration,

 onto-théologique et non plus proprement ontologique, de la méta-

 physique

Ce n'est pas un hasard si Aristote, même s'il en a été l'occasion,

 est resté lui-même étranger à cette doctrine. Il était trop conscient

 de la diversité des phénomènes et de la multiplicité de leurs modes

 d'être, il était trop respectueux du surgissement toujours nouveau des

 différences, pour succomber à la tentation du recours à l'analogie comme

 instrument de réduction à l'unité. Sous l'influence du platonisme, mais

 aussi en vertu de la tendance à la systématisation qui est inhérente à

 tout commentarisme, les commentateurs néo-platoniciens ont méconnu

 ce qu'il pouvait y avoir de proprement « phénoménologique » dans le

 commencement aristotélicien. En infléchissant vers l'analogie ce qu' Aris-

 tote tenait pour une simple unité focale, en focalisant et verticalisant

 ainsi le concept d'analogie à l'occasion de son application nouvelle à

 l'être, ils se sont rendus infidèles à la compréhension proprement aris-

 totélicienne de l'être.

 Pierre Aubenque.

 26. M. Heidegger, Die onto-theologische Verfassung der Metaphysik, in Identität und

 Differenz Pfullingen, 1957, p. 35-73 (trad, franç. in Questions, III).