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8/18/2019 Aubenque - Sur La Naissance de La Doctrine Pseudo-Aristotélicienne de l'Analogie de l'Être
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SUR LA NAISSANCE DE LA DOCTRINE PSEUDO-ARISTOTÉLICIENNE DE L'ANALOGIE DEL'ÊTREAuthor(s): Pierre AubenqueSource: Les Études philosophiques, No. 3/4, L'ANALOGIE (JUILLET-DÉCEMBRE 1989), pp.
291-304Published by: Presses Universitaires de FranceStable URL: http://www.jstor.org/stable/41581840Accessed: 06-04-2016 21:23 UTC
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SUR LA NAISSANCE
DE LA DOCTRINE PSEUDO-ARISTOTÉLICIENNE
DE L ANALOGIE DE L ÊTRE*
A la mémoire
e
Paul Moraux
L'aristotélisme a connu à travers le commentarisme antique une
transformation qui, pour n'avoir pas été immédiatement remarquée
ni même être toujours reconnue aujourd'hui, n'en a pas moins été
décisive pour son destin ultérieur. Les grands commentateurs de la fin
de l'Antiquité étaient, on le sait, des néo-platoniciens. A partir de
Porphyre, ils n'ont eu de cesse de manifester ce qu'ils croyaient être
l'harmonie profonde - la « symphonie », dira Simplicius1 - qui fait
consonner entre elles les pensées de Platon et d'Aristote. Il ne faut donc
pas s'étonner si leur tentative a produit, entre autres conséquences,
une platonisation ou même, en un sens, une replatonisation de l'aris-
totélisme, qu'il est difficile, aujourd'hui encore, de dissocier de l'héri-
tage authentique du Stagirite.
A la vulgate aristotélicienne, qui s'est transmise jusqu'à nos jours
et se transmet encore ici ou là par le canal de la tradition scolaire domi-
* Traduction ďune conférence prononcée le 13 janvier 1984 à la Freie Universität
de Berlin-Ouest à l'occasion du 65 e anniversaire du Pr Paul Moraux, directeur de l'Aris-
toteles-Archiv. Le texte allemand a paru sous le titre « Zur Entstehung der pseudo-aristo-
telischen Lehre von der Analogie des Seins >> dans les Mélanges offerts à Paul Moraux,
Aristoteles ' Werk und Wirkung, , Berlin-New York, de Gruyter, 1987, vol. II, p. 233-248.
- Ce texte reprend les conclusions d'analyses proposées dans des études antérieures : Les
origines de l'analogie de l'être. Sur l'histoire d'un contresens, Etudes philosophiques , 1978,
p. 3-12; Néo-platonisme et analogie de l'être, in Néo-platonisme. Mélanges offerts à Jean
Trouillard, Fontenay-aux-Roses, 1981 {Cahiers de Fontenay, n° 17-22), p. 63-76; Plotin et
Dexippe, exégètes des Catégories d'Aristote, in Aristotelica. Mélanges offerts à Marcel de
Corte, Bruxelles-Liège, 1985, p. 7-40. Je voudrais dire aussi ma dette à l'égard de la thèse
de doctorat d'Etat, encore inédite, de Jean-François Courtine, « Ontothéologique et topique
de l'analogie. Le tournant suarézien. Etude sur la formation du système de la métaphysique
scolaire » (thèse Paris IV, 1987).
i. Simplicius, In Categ., 7, 29-32. - Les citations des commentateurs grecs renvoient
toutes à l'édition des Commentarla in Aristotelem graeca de l'Académie de Berlin.
Les Etudes philosophiques , n° 3-4/1989
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292 Perre Aubenque
nante2, appartient sans conteste une prétendue doctrine de l'analogie
de l'être que l'on fait gloire à Aristote d'avoir inventée. Je voudrais
montrer ici comment et dans quelles circonstances cette fausse attri-
bution s'est peu à peu constituée.
Si la doctrine de l'analogie de l'être a occupé une place importante
dans l'histoire de la métaphysique, ce ne fut pas chez Aristote, mais au
Moyen Age, en particulier chez Thomas d'Aquin. La formulation et
la justification la plus claire de cette doctrine sous sa forme thomiste
se rencontrent aux chapitres 4 et 5 du petit traité de jeunesse De ente
et essentia , même si le terme analogia ne s'y trouve pas employé. Dieu est
être, être pur, esse tantum , esse purum , ipsum esse per se subsistem. Les autres
étants, c'est-à-dire les créatures, diffèrent de Dieu en ce qu'ils ne sont
pas leur propre être, ils ont l'être, habent esse , ce qui veut dire qu'ils
reçoivent leur être d'un autre, à savoir de Dieu. Mais cette réception
de l'être par les créatures et la donation corrélative de l'être par Dieu
n'adviennent pas de façon arbitraire (ce refus de l'arbitraire est l'une
des caractéristiques de la doctrine thomiste) : chaque étant reçoit l'être
à raison de son essence, c'est-à-dire dans la mesure et selon le degré
appropriés à son essence; ou encore, en termes platoniciens : chaque
étant participe à l'être selon le mode que son essence autorise; plus
parfaite est l'essence de l'étanfr considéré, plus haute est sa participation
à l'être. L'analogie de l'être signifie donc : répartition proportionnelle
de l'être (esse) entre les étants (en tia) selon le degré de perfection de
leur essence (essentia). Cette forme de l'analogie, qui est à mon avis
la forme authentique de l'analogie dans la mesure où elle seule reste
fidèle à la signification du mot grec, correspond à ce que les commen-
tateurs de saint Thomas comme Cajetan appelleront analogia propor -
tionalitatisy « analogie de proportionnalité ».
Mais il y a une autre forme de ce que l'on a appelé au Moyen Age
« analogie » : c'est celle que saint Thomas appelle analogia proportionis
et ses commentateurs analoga attributions , désignations à propos des-
quelles il faut garder à l'esprit que « proportio », dans le latin médiéval,
ne signifie pas ce que nous appelons aujourd'hui « proportion », c'est-à-
dire l'égalité de deux rapports, mais signifie simplement « rapport »,
et que, d'autre part, dans l'expression « analogia attributions », « attributio »
vient de la traduction erronée de termes arabes qui signifient également
« rapport ». La prétendue analogia attributionis veut signifier que tous
les étants, en dépit de leurs différences et même de leur hétérogénéité,
2. Qu'il suffise de citer les notes de la traduction J. Tricot de la Métaphysique (par ex.,
la note de la p. 17 6 de la nouvelle éd. à propos du début de T, 2 : la note introduit la notion
d'analogie pour commenter un texte où il n'en est nullement question) ou encore le com-
mentaire de H. Seidl à l'édition avec traduction allemande de la Métaphysique dans la « Phi-
losophische Bibliothek », Hambourg, F. Meiner, 1978. - Pour des raisons historiques qu'il
serait intéressant d'analyser, les interprètes anglo-saxons du siècle dernier et de ce siècle se
montrent infiniment plus prudents sur ce point, jusque dans leur terminologie.
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 293
ont quelque chose de commun, à savoir qu'ils se rapportent tous à un
principe unique, dont ils dépendent. Mais, comme chaque étant diffère
de chaque autre, il est clair que la façon dont chaque étant se rapporte
au principe premier est à chaque fois différente. En termes mathéma-
tiques : nous nous trouvons devant un ensemble de rapports qui ont
tous le même dénominateur, mais ont à chaque fois un numérateur
différent : a/p, b¡p , cjp , etc. Y analogia proportionis ne permet donc en
aucun cas de parler de proportionnalité (« proportion » au sens moderne),
c'est-à-dire de l'égalité die plusieurs rapports.
*
Qu'en est-il chez Aristote lui-même ? Que l'on ne puisse retraduire
en grec sous la forme d'une ávocXoyía tou Ôvtoç V analogìa entis des sco-
lastiques, c'est ce qu'admettent ceux-là mêmes des interprètes d'Aristote
qui continuent de soutenir que tous les éléments d'une doctrine de
l'analogie de l'être se rencontrent chez Aristote selon l'esprit3. Ce qui
est sûr en tout cas, c'est qu'elle ne s'y trouve pas selon la lettre. Or,
comme il disposait des concepts nécessaires à l'élaboration d'une telle
doctrine, on est contraint d'admettre que, si Aristote n'a pas parlé
d'analogie à propos de l'être, c'est qu'il ne voulait pas en parler.
Aristote connaît le concept d'àvaXoyia, qui joue un rôle méthodo-
logique important, notamment dans ses œuvres biologiques. Ce concept
est emprunté aux mathématiques et il conserve sa structure mathéma-
tique dans tous ses champs d'application. La première utilisation méta-
phorique du concept d'analogie dans un contexte philosophique remonte
à Platon. Dans le passage célèbre qui clôt le livre VI de la République
(509 d)9 où Platon illustre la division de la connaissance à l'aide de
l'exemple géométrique de la division d'une ligne (plus exactement,
d'un segment), il est dit qu'une ligne déterminée doit être d'abord
divisée en deux parties selon un rapport déterminé, par exemple un à
trois, puis chacune de ces parties en deux sous-parties « selon le même
rapport », ávà tòv ocutov Xoyov, ce qui donne naissance à une analogia ,
à laquelle Platon accorde une profonde signification symbolique. D'un
point de vue formel, le fonctionnement de ce concept chez Aristote
reste le même que chez Platon, quel que soit son domaine d'application.
C'est ainsi que, dans Y Ethique à Nico maque, à l'occasion de la caracté-
3. Cf., en ce sens, P. Grenet, Saint Thomas d'Aquin a-t-il trouvé dans Aristote V ana-
logìa entis ?, in U attualità della problematica aristotelica, Padoue, 1970 (Studia aristotelica, 3),
p. 153-175, notamment p. 174. - Sur les débats récents à ce sujet, voir aujourd'hui E. Berti,
L'analogia in Aristotele. Interpretazioni recenti e possibili sviluppi, in Origini e sviluppi
deir analogia. Da Parmenide a S. Tommaso, a cura di Giuseppe Casetta, Rome-Vallombrosa,
1987, p. 94-115 (E. Berti étudie un certain nombre d'usages « métaphysiques » de l'analogie
chez Aristote, mais sa position est proche de la mienne en ce qui concerne l'absence d'une
doctrine spécifique de l'analogie de Vêtre chez Aristote).
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294 Perre Aubenque
risation d'une partie de la justice comme « justice distributive », Aristote
rappelle la définition mathématique exacte de l'analogie : ťH yàp áva-
Xoyia ÍctÓtyjç ècrrí Xóycov, xaì èv TSTTapaiv èXa/íffTCúç (Et h. Nic., V, 6,
1131 a 31-32), « l'analogie est l'égalité de deux rapports entre au moins
quatre termes ». Plus précisément, il s'agit ici de l'analogie dite géomé-
trique, la seule qui jouera un rôle en philosophie. Une doctrine mathé-
matique générale des « analogies » ou proportions avait déjà été déve-
loppée par Archytas et elle sera reprise par Euclide.
Mais Aristote ne parle jamais d'analogie dans le cas de l'être. Certes,
il développe une doctrine bien connue sur les significations multiples
de l'expression « être » (ov), selon laquelle celles-ci ne sont pas seule-
ment juxtaposées dans le désordre (dans ce cas, 1' « étant » serait une
réalité simplement homonyme et « étant » serait un terme équivoque),
mais manifestent une certaine communauté dans la mesure où ces
significations renvoient à une signification première et plus fondamen-
tale, qui est celle de l'être comme oucria, comme « essence » ou, si l'on
suit la traduction latine issue de Quintilien et qui tendra à se généraliser
par la suite, comme « substance ». Aristote appelle une telle structure
sémantique 7upoç ev Xéyscr0at5 c'est-à-dire le fait ď « être dit par rapport
à un seul et même terme » ( Métaph T, 2, 1003 a 33-34). Cette structure
est exactement ce que l'on appellera au Moyen Age analogia attributionis
(ou proportions). Mais chez Aristote il n'est jamais question d'analogie
dans ce contexte, et cela pour une bonne raison : dans la structure
7ipòç sv la communauté réside uniquement dans l'un des termes du
rapport, non dans le rapport lui-même, qui est à chaque fois différent.
La quantité, la qualité, la relation, l'être-dans-le-temps, l'être-dans-le-
lieu, l'action, la passion, etc., se rapportent tous bien à l'être substantiel
(ce qui leur confère un minimum de communauté), mais d'une manière
qui, à chaque fois, est propre à chacune de ces catégories, de sorte que
n'est donnée ici aucune égalité de rapports ou « proportion » (l'analogie
des Grecs). Pour éviter sur ce point la confusion introduite de façon
durable par l'emploi scolastique du concept d'analogie dans ce contexte,
G. E. L. Owen a proposé, dans un article paru en i9604, de traduire
l'expression 7cp òç šv XéysaOou par « focal meaning », donc signification
focale, je proposerais de dire avec plus d'exactitude : « unité focale de
signification » ; quoi qu'il en soit, une traduction de ce type est en bonne
voie, et pour de bonnes raisons, de s'imposer peu à peu à l'usage des
interprètes à la place de la vieille analogie.
Aristote, on l'a dit, ne parle pas dans ce cas d'analogie. Dans le
petit nombre de passages « métaphysiques » où il recourt à ce concept,
ce n'est pas directement de l'être qu'il s'agit. Il s'agit seulement de la
4. G. E. L. Owen, Logic and Metaphysics in some earlier works of Aristotle, d'abord
publié dans les Actes du Ier Symposium aristotelicum (Oxford, 1957), Göteborg, i960;
reproduit dans G. E. L. Owen, "Logic , Science and Dialectic . Collected papers in Greek Phi-
losophy, Ithaca, NY, 1986.
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 295
correspondance entre la division catégoriale de l'être et de semblables
divisions, qui sont dites « analogues » à la première. Ainsi est-il montré,
dans deux textes parallèles de VEthique à Eudèrn et de Y Ethique à Nico -
maque , que l'unité du bien n'est pas une unité générique, comme Platon
l'avait cru à tort, et il est suggéré que cette unité est tout au plus une
unité analogique. Le bien est un homonyme; à vrai dire, il ne l'est pas
de façon fortuite, car il se pourrait bien qu'il fût un homonyme xoct'
ávaXoyíav {Et h. Nic., I, 4, 1096 b 28). Comme le montre plus en détail
le texte parallèle de VEthique à Eudème (I, 8, 1217 b 25-33), ^ s'agit ici
d'une analogie avec l'être; les significations multiples du bien corres-
pondent aux significations catégoriales de l'être : ainsi la justice est-elle
à la qualité ce que la mesure est à la quantité, l'occasion favorable
(kairos) au temps ou Dieu à la substance. Il y a une analogie entre le
bien et l'être en ce sens que des fonctions correspondantes sont à l'œuvre
dans les champs d'application respectifs de ces transcendantaux, et
cela en dépit de la différence des contextes. La même doctrine vaut
également pour l'un. Mais cela n'a pas de sens de parler d'analogie de
l'être aussi longtemps que la série des significations multiples de l'être
constitue la base ultime de référence et n'est pas elle-même ramenée à
une structure plus fondamentale. Or une telle réduction est impensable
pour Aristote, chez qui la structure de l'être constitue une base ultime,
aussi inéludible qu'indépassable.
Dès lors, il ne suffit pas de considérer comme faute seulement
terminologique - peccatum veniale - la confusion scolastique de
l'unité focale de signification avec l'analogie, en invoquant le fait que
les Scolastiques savaient bien que cette forme ď « analogie » n'implique
aucune proportionnalité. Car on ne peut s'empêcher de penser que l'intro-
duction du concept d'analogie, qui n'a de sens que par rapport à un
procès de répartition réglée, apportait avec lui une tendance à la logi-
cisation et à la rationalisation contraires ici à la démarche plutôt phé-
noménologique d'Aristote.
*
Dans quelle mesure les commentateurs néo-platoniciens de la fin
de l'Antiquité sont-ils responsables de ce glissement terminologique
et de l'erreur d'interprétation qu'il risque de véhiculer ? Littéralement
parlant, on ne trouve pas chez eux une doctrine de l'analogie de l'être.
Tout au plus chez Jean Philopon trouve-t-on mention d'une « analogie
des étants » (àvaXoyia tcov Ôvtcov), par quoi du reste il faut entendre
une « analogie des substances », qui vise, comme nous le verrons, à
répondre à une problématique différente de celle des sens multiples
de l'être. Mais ce qui se fait jour lentement chez les commentateurs est
une interprétation nouvelle de 1' « unité focale de signification » qui,
contrairement à ce que l'on peut supposer être l'intention d'Aristote,
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296 Perre Aubenque
commence par autoriser une interprétation proportionnelle, c'est-à-dire
proprement analogique, de cette doctrine et finira par susciter son affir-
mation explicite.
Les commentateurs sont préoccupés de manifester un accord entre
Platon et Aristote là même où devrait prévaloir, dès l'abord, l'impres-
sion contraire. Conformément à l'exhortation de Simplicius au début
de son Commentaire des Catégories , il s'agit d'entendre la « symphonie »,
non la « diaphonie »5, c'est-à-dire de percevoir une symphonie plus
profonde que la dissonance d'abord éclatante : accord entre Platon et
Aristote, mais aussi, comme condition de cet accord, « symphonie »
à l'intérieur d'un aristotélisme désormais fortement systématisé.
La doctrine aristotélicienne de la signification offrait justement à la
subtilité des commentateurs une invitation, très tôt honorée, à la systé-
matisation et à l'harmonisation. Au début du traité des Catégories ,
Aristote distingue deux types radicalement différents de relation entre
la chose (Tcpayfxa) et le mot (övofxa). Si plusieurs choses sont désignées
par le même mot sans qu'il y ait entre eux une communauté de Xoyoç
tt)ç oùaiaç, c'est-à-dire de définition de l'essence, on a affaire à une
homonymie : ainsi l'homme et le portrait sont homonymes au regard
de leur désignation commune comme Ç&ov; un autre exemple aris-
totélicien6 deviendra plus tard caractéristique de la problématique de
l'homonymie : c'est celui du « chien » (xiicov), qui peut désigner l'animal
ou la constellation céleste de même nom (les commentateurs ajouteront
le cas du philosophe « cynique » également qualifié de « chien »). Dans
le cas contraire, où aussi bien le logos que Yonoma sont communs aux
objets désignés, on parle de synonymie; l'exemple donné par les Caté-
gories est celui de l'homme et du bœuf, qui sont « synonymes » au regard
de leur désignation comme « animal » (ici encore Çwov). On remarquera
que c'est le même mot qui illustre successivement le cas de l'homo-
nymie et celui de la synonymie : preuve qu'il s'agit d'une théorie sur
la fonction des mots et non d'une classification statique entre deux types
de mots.
Cette distinction est claire et peut paraître d'application facile, mais
elle est loin d'épuiser tous les cas possibles. Il y a des cas où ni le concept
d'homonymie ni celui de synonymie ne s'appliquent adéquatement.
Cela vaut notamment dans des cas aussi importants que ceux de l'être,
de l'un ou du bien, qui ne peuvent être considérés comme des désigna-
tions purement synonymiques ni purement homonymiques. Une chose
est sûre : de tels termes ou, plus exactement, les choses qu'ils désignent
ne sont jamais qualifiés par Aristote de « synonymes ». Mais il hésite
quant à la question de savoir si le concept d'homonymie convient ou
non à de tels cas. A propos de l'être, il dit : l'être est certes dit de façon
5. Cf. ci-dessus n. 1.
6. Kéfut. soph., 4, 166 a 16.
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 297
multiple, mais « non homonymiquement » (oux ó(jLc*>vúfia>ç : Métaph .,
r, 2, 1003 a 34). A propos du bien, il dit : le bien est certes un homo-
nyme (Top., I, 15, 107 a 3 sq.), mais il ne l'est pas de façon fortuite
(oux aTuò T ')yr¡Q : Eth . Nic., I, 4, 1096 b 26).
On comprend dès lors que les commentateurs se soient préoccupés
d'instituer une troisième possibilité intermédiaire entre les deux pré-
cédentes, pour échapper, en particulier dans le cas de l'être, à l'alter-
native de l'homonymie et de la synonymie. Or, au début du traité des
Catégories , Aristote, après avoir défini l'homonymie et la synonymie,
mentionne justement une troisième possibilité, qui est celle de la paro-
nymie (Cat., i, i a 12-15). Il s'agit de choses qui sont certes hétérogènes,
c'est-à-dire ne peuvent être subsumées sous un genre unique, mais qui
sont désignées par des termes de la même famille : ainsi en est-il de la
grammaire (ypa^aTixT)) comme science et du grammairien (ypafji-
fjiaTLxóç) comme détenteur de cette science. La différence entre ces
dénominations réside uniquement dans la flexion (en grec 7rrcoaiç,
qui signifie « chute », « déclinaison », en latin : « casus »). La parenté
terminologique exprime une certaine communauté (xoivcovia), mais
qui, comme le dit Simplicius7, n'est pas complète (où teAsícoç). Cette
communauté incomplète n'est pas pour autant insignifiante, car elle
reflète une provenance commune. Dans une famille de mots, il y a un
mot qui doit être considéré comme fondamental et les autres comme
dérivés : c'est ainsi que uyxivóv (sain, salubre, salutaire) vient de
ùyfeia (santé), non l'inverse. Cela vaut aussi dans des cas où l'usage
de la langue grecque ne reflète pas clairement ce rapport de dépendance :
ainsi, Ypot(A(AaTixóç (grammairien) vient de ypapipiaTixÝ] (grammaire)
non l'inverse. La paronymie est donc l'expression d'une structure
hiérarchique; elle repose, pour ainsi dire, sur la diffusion d'une signi-
fication fondamentale sur des significations latérales, qui sont théori-
quement déductibles de la première. Comme le dit Simplicius8, il y a
à chaque fois un Trpokov, un premier terme, par rapport auquel les
dénominations latérales reçoivent leur signification. Porphyre interprète
déjà cette structure de façon ontologique : on parle de paronymie,
explique-t-il, « lorsque certains étants sont nés d'autres, de telle manière
qu'ils participent en quelque manière à leur nom et à leur logos et ne se
distinguent des premiers que par une modification de l'aspect extérieur
((jLCTaa^^ocTLor^co) »9. On aura perçu la résonance platonicienne de
cette explication : la communauté nominale relative qu'est la paronymie
repose sur une participation différenciée à un premier principe.
Ge n'est pas un hasard si les commentateurs s'intéressent tant à la
paronymie, à laquelle Aristote n'a pourtant consacré que quatre lignes
7. Simplicius, In Categ.y 23.
8. Ibid., 37, 1. 29-33.
9. Porphyre, In Ca feg., 60, 1. 30-33.
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298 Perre Aubetique
dans toute son œuvre. La paronymie paraît refléter sur le plan linguis-
tique une hiérarchie ontologique, qui pourrait être d'autant plus aisé-
ment appliquée au cas de l'être que les exemples donnés par Aristote
pour illustrer la structure focale du pros hen sont en fait des exemples
de paronymie : il s'agit d'une part des significations multiples du « sain »
par rapport à la santé (uyieia) et du « médical » par rapport à la méde-
cine (îaTpwo))10. Pourtant il ne semble pas qu'aucun commentateur
antique ait proposé expressément cette application11. Une raison exté-
rieure de cette réserve est à chercher vraisemblablement dans le fait
que les significations catégoriales de l'être chez Aristote (ttolóv, ttoctóv,
7Tpóç ti, 7uoú, TuoTé, etc.) ne manifestent dans leurs dénominations aucune
parenté terminologique avec Yousia , qui devrait être la racine, de cette
famille de mots, de sorte que l'on ne peut parler ici de paronymie au
sens strict. Mais il y a une raison plus profonde pour laquelle Aristote
ne pouvait rien tirer de la paronymie pour l'élucidation du cas de l'être
et n a de fait fourni à ses commentateurs aucune occasion d user de ce
concept dans ce cas : c'est que la polysémie de l'être fournit un critère
et même une sorte de modèle pour des dérivations parallèles, propre-
ment analogues (par exemple, dans le cas des modalisations sémantiques
du bien, de l'un, mais aussi du sain, du médical, etc.), mais que cette
polysémie n'est pas elle-même dérivable . Illustrons ceci par un exemple :
une échelle me permet de me déplacer par degrés vers le haut ou vers
le bas, je me déplace le long de l'échelle et en suivant ses degrés; mais
cela ne signifie pas que l'échelle se meut elle-même vers le haut ou vers
le bas pour construire ses propres degrés. L'échelle, en l'occurrence
ici l'échelle de l'être, permet de conduire la déduction des sens mul-
tiples du bien, de l'un, etc., mais elle n'est pas elle-même déductible.
La mise en garde contre la confusion du cas de l'être avec des cas
« analogues » était suffisamment claire dans les deux passages des "Ethiques
aristotéliciennes qui ont été évoqués plus haut. Cette mise en garde a
pourtant été méconnue par les commentateurs, au moment même où
ils croyaient pouvoir se réclamer de ces deux passages. Aristote, avons-
nous vu, dit du bien qu'il est un homonyme, mais qu'il ne l'est pas
« par hasard » (ano Tuyrjc;). De cette assertion négative les commenta-
teurs, à partir de Porphyre12, tirent une assertion positive : une homo-
nymie qui n'est pas fortuite serait une homonymie ¿710 Siavoiaç, une
homonymie intentionnelle Le moins qu'on puisse dire est que cette
consécution n'est pas contraignante. Le contraire d'àizò t¿ « Par
10. Métaph ., r, 2, 1003 a 34 - b 3; Z, 4, 1030 * 35 - £ 4.
il. Chez les modernes, 1 application de la « paronymie » au cas de l'être a été proposée
notamment par J. Hirschberger, Paronymie und Analogie bei Aristoteles, Philosophisches
Jahrbuch , 68 (i960), et, dans un autre sens, par G. Patzig, Theologie und Ontologie in der
« Metaphysik » von Aristoteles, Kant-Studien , 52 (1960-1961), p. 185-205.
12. Porphyre, In Categ., 65, 1. 29-30.
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 299
hasard », serait plutôt chez Aristote èÇ áváyxYjç, « par nécessité »1S.
Ce qui n'est pas fortuit est nécessaire et le nécessaire n'est pas toujours
conforme à notre souhait. La question de savoir si, dans le cas parti-
culier, la nécessité est ou non la bienvenue, cette question reste indé-
cidée chez Aristote. Plus remarquable est dès lors le fait que tous les
commentateurs néo-platoniciens à partir de Porphyre ont ici décidé
dans un sens déterminé à la place d'Aristote : l'homonymie non for-
tuite serait une homonymie voulue , artificiellement instituée dans une
intention méthodologique et en vue d'exercer une certaine fonction.
L'homonymie n'est plus un état de choses nécessaire, elle devient un
procédé ordonné à une fin.
Dans le passage cité de l'Ethique à Nicomaque (1096 b 27-28), Aristote
avait cité trois formes possibles d'homonymie non fortuite : ocç'èvôç,
7Tp òç ev, xoct ávaXoyíav, c'est-à-dire : premièrement, « par suite de la
communauté de provenance » ; deuxièmement, « par rapport à un terme
unique »; troisièmement, « selon l'analogie ». Cette liste ne prétend pas
être exhaustive, puisque Aristote, dans d'autres textes, évoque une
autre possibilité : t£> ècpe i- yjç, « par la consécution »14. Il est clair qu' Aris-
tote envisage par là un certain nombre de possibilités, qui devraient
permettre dans certains cas d'expliquer l'homonymie et, en quelque
sorte, de l'excuser (il s'agit bien de l'excuser, car l'homonymie constitue
sûrement un facteur de perturbation dans le fonctionnement du langage
comme communication). A partir de ces maigres indications d'Aristote
les commentateurs échafaudent une théorie satisfaisante pour l'esprit
et de belle apparence, selon laquelle il y a deux sortes d'homonymie :
celle qui est « fortuite » et celle qui est « intentionnelle » (áíuò Siavoíaç),
laquelle se subdivise en quatre sous-espèces : selon la ressemblance
(xa0' ófxoiÓTYjTa), à partir de l'analogie (ex ty)ç ávaXoyíaç) et, comme
chez Aristote, par suite d'une provenance unique (acp'èvôç) et par rap-
port à un terme unique (jzpoç ev). Ce qui frappe d'abord dans cette
énumération qui remonte à Porphyre15, c'est d'abord le remplacement
de la formule aristotélicienne xoct' ávaXoyíav par l'expression si; àvaXo-
yiaç. Ce changement apparemment mineur est loin d'être insignifiant :
l'analogie cesse d'être un critère selon (xaToc) lequel on juge un état
de choses, elle devient la source à partir de (ex) laquelle une situation
naît et devient explicable.
Nouvelle est également, par rapport à Aristote, l'introduction d'une
homonymie dite « selon la ressemblance ». Il est peu vraisemblable
que le commentateur ait totalement inventé cette forme supplémentaire
d'homonymie; il s'agit bien plutôt chez Porphyre de la reprise théorique
de l'exemple donné par Aristote au début des Catégories : celui de l'homme
13. Cf. Vhys II, 5, 19 6 b 12, 16.
14. Métaph.y r, 2, 100409, 1005011; A, 1, 1069 a 20.
15. Porphyre, In Categ 60, 1. 15 sq.
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3 Perre Anbenque
et de son image. Mais, en réalité, cet exemple avait chez Aristote la
fonction exactement opposée, puisqu'il servait à illustrer un cas de
pure homonymie : entre un être vivant et son image il n'y a aucune
communauté, puisque l'image manque précisément de ce qui fait l'essence
de l'être vivant, à savoir la vie. Ce n'est pas du reste le seul passage
où la relation de l'image à son modèle sert chez Aristote à illustrer le
phénomène de l'homonymie16. Porphyre renverse donc le sens de
l'exemple artistotélicien lorsqu'il ne voit dans la relation de l'image
au modèle que le côté positif, le lien unifiant, à savoir la ressemblance.
Ce changement de sens répond sûrement à une inspiration plus pla-
tonicienne qu'aristotélicienne. Il suffit ici de rappeler la fonction posi-
tive qui incombe le plus souvent chez Platon au concept de mimésis
comme caractéristique du rapport positif qui unit le sensible à l'intel-
ligible. La mimésis passe pour l'une des interprétations possibles de
la participation (pii0s£iç, (isTáX^^tç)17. Dans cette lumière platonicienne,
la communauté de nom reposant sur la ressemblance apparaît, à côté
d'une analogie tenue pour une justification, comme le moment d'une
procédure linguistique et intellectuelle méthodologiquement pratiquée.
Une autre circonstance a pu contribuer à cette platonisation pro-
gressive et apparemment irrésistible de l'héritage aristotélicien. Plusieurs
passages d'Aristote relatifs à sa critique de Platon laissent supposer
que le concept technique d'homonymie n'était pas inconnu de Platon18;
mais, contrairement à l'usage ultérieur d'Aristote, il signifiait chez lui
la communauté de nom fondée et légitime qui existe entre l'Idée et
les choses qui participent à cette Idée, comme par exemple entre l'Idée
de l'Homme et l'homme sensible. Les hommes sont appelés hommes
parce qu'ils participent à l'Idée de l'Homme, et non inversement :
telle est du moins la doctrine de Platon. Plus précisément, l'Homme en
soi et l'homme sensible ne portent pas le même nom parce qu'ils seraient
de même espèce ou de même genre, mais parce que l'Homme en soi
est le principe d'une dérivation ontologique qui l'autorise à prêter
aussi son nom à l'homme qui participe de lui. L'homonymie repose
donc chez Platon sur la participation à l'Idée. Même si les commenta-
teurs comprennent bien que, sous le concept d'homonymie, Aristote
entend exactement le contraire, c'est-à-dire une communauté de nom
qui ne peut s'appuyer sur aucune communauté réelle ou idéelle, ils
s'efforcent d'atténuer la gravité du phénomène linguistique décrit par
Aristote et de le transmuer aussi souvent que possible en une homo-
nymie positive, fondée, dominable et qui serait même le fruit d'une
intention méthodologique.
Ainsi comprend-on que la solution intermédiaire, le milieu que
1 6. Cf. aussi De an., II, i, 412 b 19 sq.; Part . animal I, 1, 640 b 35 sq.
17. Cr. Métapb ., A, 6, 087011-14.
18. Aristote, Métapb ., À, 6, 987 b 10 et A, 9, 990 b 6 (dans l'exposé de doctrines plato-
niciennes). Cf. Platon, Phèdre , 266 a; Parménide , 135 d; Timée , 52 a.
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 301
voulait être l'homonymie ino Siavoíaç, cesse d'être une homonymie
et soit progressivement rapprochée de la synonymie. C'est ce qu'un
commentateur plus tardif, Syrianus, avoue ingénument lorsqu'il écrit :
« S'il y a un milieu entre les homonymes et les synonymes, ce milieu
[dans le cas de l'être] incline plutôt vers les synonymes. »19 Cette incli-
naison répond en tout cas à l'inclination des commentateurs.
*
Il reste à indiquer comment cette théorie profondément transformée
de l'homonymie, qui réduit l'homonymie « intentionnelle » à une syno-
nymie à peine modifiée, a pu être appliquée par les commentateurs au
cas de l être.
Le fil conducteur de cette application progressive n'est pas emprunté
à une problématique aristotélicienne, qui serait par exemple la question
de savoir comment les significations catégoriales de l'être se rapportent
les unes aux autres pour autoriser une certaine unité sémantique; le
fil directeur est bien plutôt à chercher dans une question qui, pour la
première fois (du moins dans l'état de nos textes), est posée par Plotin
à Aristote dans une intention critique, et qui consiste à contester l'unité
de la catégorie aristotélicienne de Yousia. Plotin estime qu' Aristote
n'a tenu compte que de la constitution ontologique des êtres sensibles,
de telle sorte que ses catégories valent certes pour le monde sensible,
mais non pour le monde intelligible, ce qu' Aristote n'aurait pas lui-
même reconnu20. En particulier, la catégorie de Yousia serait chez Aris-
tote équivoque, parce qu'elle ne peut avoir le même sens lorsqu'on
l'applique aux étants sensibles et aux étants intelligibles. Cette objection
n'est pas sans comporter une certaine ironie. Car comment se fait-il
qu' Aristote, le grand pourfendeur de l'homonymie, n'ait pas aperçu
l'homonymie de ses propres concepts, et cela dans un cas où le concept
incriminé aurait dû être expressément synonymique, puisque pour
Aristote chaque catégorie correspond à un genre unique ?
Dans le traitement de cette question qui, à partir de Porphyre, le
disciple de Plotin, occupera tous les commentateurs des Catégories ,
il est remarquable que la tendance générale visera à prendre la défense
d 'Aristote contre l'objection de Plotin. Ce faisant, les commentateurs
sont moins préoccupés de souligner ce qu'il y a de propre à l'aristoté-
lisme que de montrer, dans une intention conciliatrice, qu' Aristote
avait déjà répondu à l'objection de Plotin, parce que finalement il était
plus platonicien et même plus plotinien que Plotin ne le supposait
lui-même. Cette démonstration, ou plutôt la tentative d'une telle démons-
19. Syrianus, In Metaph 57, 1. 18-20.
20. Plotin, VI, i, i.
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3 2 Perre Aubenque
tration, est un chef-d'œuvre du commentarisme, dont les traits princi-
paux ne peuvent être ici qu'esquissés. Cette tentative s'appuie, pour
l'essentiel, sur la première partie du livre A de la Métaphysique .
Dans cette dissertation souvent commentée ( Métaph. , A, 1-5),
Aristote se demande si les principes et les causes (àp^ocì xal ama) sont
les mêmes pour tous les êtres en dépit de la diversité de ceux-ci ou,
plus précisément, de leur hétérogénéité. La réponse est nuancée : non
d'une certaine façon, car à des genres différents et a fortiori à des caté-
gories différentes (puisque les catégories sont les genres suprêmes)
doivent correspondre des principes et des causes à chaque fois diffé-
rents; et pourtant aussi oui d'une autre façon, et cela en deux sens :
1 / On peut parler d'une unité analogique (xax5 ávaXoyíav) entre les
principes dans la mesure où les principes (comme les causes) exercent
dans des contextes différents une fonction qui demeure semblable;
par exemple, l'acte et la puissance « fonctionnent » aussi bien dans la
catégorie de la qualité ou de la quantité que dans celle de la substance,
et cette fonction reste mutatis mutandis une et la même.
2 / Aristote parle d'un rapport de dépendance et d'une gradation
scalaire, désignés par la formule déjà évoquée plus haut t£>
entre la catégorie de substance et les autres catégories, puisque sans la
substance les autres catégories et les entités subsumées sous ces caté-
gories (quantités, qualités, relations, etc.) ne pourraient pas exister.
Il y a donc deux façons d'expliquer l'unité relative des principes
et des causes en dépit de l'hétérogénéité de leurs champs d'application.
Ces deux explications se complètent, mais sont indépendantes l'une de
l'autre. La première veut manifester une ressemblance fonctionnelle
horizontale - c'est l'analogie - , la seconde un rapport vertical de
dépendance, lequel chez Aristote ne signifie d'ailleurs pas, il s'en faut
de beaucoup, une totale déductibilité : un terme B est dit « dépendre »
d'un terme A lorsqu'il est établi que sans A le terme B ne peut exister,
ce qui ne veut évidemment pas dire que B est engendré par A. Ces
deux explications, analogie horizontale d'une part, dépendance hié-
rarchique d'autre part, se croisent, cut across , comme le dit Ross avec
exactitude dans son commentaire de ce passage; ces deux explications,
en quelque sorte perpendiculaires l'une à l'autre, ne peuvent donc se
confondre.
Or ce qui advient chez les commentateurs à partir de Porphyre,
c'est d'abord une identification des deux explications, de telle sorte
que la structure d'analogie, qui chez Aristote renvoie toujours à une
correspondance fonctionnelle, laquelle ne présuppose aucune hiérarchie,
se trouve en quelque sorte verticalisée et transformée en un procès
de répartition-diffusion se répandant du haut vers le bas. Mais il se
produit aussi une autre transformation : la structure focale de dépen-
dance (tw s<ps£y)ç de Métaph ., A, 1, 1069 a 20, assimilable au 7rpò<; Iv
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Sur la naissance de la doctrine pseudo-aristotélicienne 303
de r, 2, 1003 a 3 3), qui chez Aristote ne servait qu'à élucider le problème
de l'unité des catégories, est évoquée par les commentateurs pour
résoudre le problème ontologique de l'unité des substances, et cela en
vue d'une solution théologique de ce problème, dans la mesure où
c'est Dieu désormais qui fait fonction de substance première, de laquelle
toutes les autres dépendent. La verticalisation de l'analogie et l'inter-
prétation proportionnante du rapport de dépendance produisent, dans
leur application au problème de l'unité des substances, un système
ontologique s'étendant au tout de l'étant et qui, par exemple dans le
Commentaire d'Asclépius sur la Métaphysique , prend la forme suivante :
« L'étant premier a son existence (Û7rocp£iç) dans la forme même de
l'étant et ce qui ne participe pas de lui n'est pas un étant, mais l'étant
premier donne gracieusement (yaptÇófjievov) l'être à tous les étants
en vertu de la puissance (Súvocfjuç) qui lui est connaturelle. »21 Mais
cette donation d'être, dont la mention n'était pas nouvelle dans la
tradition platonicienne22 et ne manquera pas de rencontrer l'appro-
bation des lecteurs chrétiens des Commentaires d 'Aristote, n'advient
pas de façon arbitraire : « Cette donation, poursuit Asclépius, advient
de façon non uniforme (où^ Ó{aotÍ[xo)ç) selon la capacité de ceux qui
la reçoivent, de même que le soleil n'éclaire pas toutes choses de la
même façon à cause de la capacité [différente] des choses qui reçoivent
la lumière. » Ainsi se trouve exactement formulé dès le vie siècle le
principe au nom duquel Thomas d'Aquin expliquera la répartition
proportionnelle de l'être entre les étants : Omne receptům est in recipienti
ad modum recipientis (« Tout don reçu est dans le réceptacle à propor-
tion du réceptacle »)23.
Dexippe, élève de Jamblique (ive siècle), paraît être le premier
qui ait employé le concept d'analogie dans le contexte d'une interpré-
tation de l'unité consécutive des substances21. Mais c'est Jean Philopon,
commentateur d'Aristote et chrétien lui-même, qui, au début du
vie siècle, parlera d'une « analogie des étants » (àvaAoyioc twv ovtcov)25,
pour exprimer la participation graduelle des substances au premier
principe à proportion de leur capacité respective. Ainsi est-ce seulement
tout à la fin de l'Antiquité et non, comme on le suppose trop souvent,
chez Aristote lui-même, que se trouvent mis en place les éléments qui
rendront possible au Moyen Age une doctrine de l'analogie de l'être,
aussi bien dans le sens d'une analogia proportionalitatis que dans celui
21. Asclépius, In Metaph., 225, 1. 34 sq.
22. L'origine de cette tradition est le texte de la République, VI, 509 ab, où le Bien est
dit procurer (Traps^siv) aux intelligibles la vérité et l'être, de même que le Soleil donne aux
choses sensibles la visibilité et la genèse. Sur le thème de la « donation d'être », voir par ex.
Augustin, De Civ. Dei , XII, 2; Dexippe, In Cat eg. , 40, 1. 29-30.
23. Thomas d'Aquin, Somme théoL , Ia P, q. 84, a. 1.
24. Dexippe, In Catee., comparer 40, 1. 28 sd. et 41, 1. 18.
25. Philopon, De aeternitate mundi contra Proclum , éd. Rabe, 568, 1. 9 sq. - Je dois cette
indication importante à J.-F. Courtine.
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3 4 Perre Aubenque
d'une analogie attributions , laquelle du reste n'aurait pas été pensable
sans une interprétation proportionnelle de l'unité focale de signification
d Aristote.
*
Dans un essai célèbre, Heidegger26 a soutenu la thèse que toute la
métaphysique occidentale s'est constituée sur la base d'une structure
unitaire, dite « onto-théologique », selon laquelle la question originelle
du sens de l'être se serait trouvée refoulée et déformée par la recherche
d'un principe unique (généralement nommé Dieu) d'où pourrait être
dérivé l'étant dans sa totalité. Il est clair que la doctrine de l'analogie
de l'être aura contribué de façon décisive à cette seconde instauration,
onto-théologique et non plus proprement ontologique, de la méta-
physique
Ce n'est pas un hasard si Aristote, même s'il en a été l'occasion,
est resté lui-même étranger à cette doctrine. Il était trop conscient
de la diversité des phénomènes et de la multiplicité de leurs modes
d'être, il était trop respectueux du surgissement toujours nouveau des
différences, pour succomber à la tentation du recours à l'analogie comme
instrument de réduction à l'unité. Sous l'influence du platonisme, mais
aussi en vertu de la tendance à la systématisation qui est inhérente à
tout commentarisme, les commentateurs néo-platoniciens ont méconnu
ce qu'il pouvait y avoir de proprement « phénoménologique » dans le
commencement aristotélicien. En infléchissant vers l'analogie ce qu' Aris-
tote tenait pour une simple unité focale, en focalisant et verticalisant
ainsi le concept d'analogie à l'occasion de son application nouvelle à
l'être, ils se sont rendus infidèles à la compréhension proprement aris-
totélicienne de l'être.
Pierre Aubenque.
26. M. Heidegger, Die onto-theologische Verfassung der Metaphysik, in Identität und
Differenz Pfullingen, 1957, p. 35-73 (trad, franç. in Questions, III).