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Gaston Bachelard [1884-1962] (1953) [1972] LE MATÉRIALISME RATIONNEL Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi Courriel : [email protected] Site web pédagogique : http ://www.uqac.ca/jmt-sociologue/ Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales" Une bibliothèque numérique fondée et dirigée par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cégep de Chicoutimi Site web : http ://classiques.uqac.ca/ Une collection développée en collaboration avec la Bibliothèque Paul-Émile-Boulet de l'Université du Québec à Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.ca/

BACHELARD MATERIALISME RATIONNEL

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Materialismo e razão.

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Gaston Bachelard [1884-1962]

(1953) [1972]

LE MATÉRIALISME RATIONNEL

Un document produit en version numérique par Jean-Marie Tremblay, bénévole, professeur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi

Courriel : [email protected] Site web pédagogique : http ://www.uqac.ca/jmt-sociologue/

Dans le cadre de : "Les classiques des sciences sociales"

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Jean-Marie Tremblay, sociologue Fondateur et Président-directeur général, LES CLASSIQUES DES SCIENCES SOCIALES.

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Cette édition électronique a été réalisée par Jean-Marie Tremblay, profes-seur de sociologie retraité du Cégep de Chicoutimi à partir de :

Gaston Bachelard (1953),

LE MATÉRIALISME RATIONNEL

Paris : Les Presses universitaires de France, 3e édition, 1972. Collection : Nouvelle encyclopédie philosophi-que, 225 pages. 1re édition, 1953.

Polices de caractères utilisée : Times New Roman, 14 points.

Édition électronique réalisée avec le traitement de textes Microsoft Word 2008 pour Macintosh.

Mise en page sur papier format : LETTRE US, 8.5’’ x 11’’.

Édition numérique réalisée le 19 septembre 2012 à Chicoutimi, Ville de Saguenay, Québec.

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Gaston Bachelard (1953),

LE MATÉRIALISME RATIONNEL

Paris : Les Presses universitaires de France, 3e édition, 1972. Col-lection : Nouvelle encyclopédie philosophique, 225 pages. 1re édition, 1953.

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[225]

Table des matières

Introduction. Phénoménologie et Matérialité Chapitre I. Le rationalisme arithmétique de la matière sous des

formes prématurées Chapitre II. Le paradoxe du matérialisme des philosophes. De la

généralité à la spécificité. De l'homogénéité à la pure-té

Chapitre Ill. La systématique moderne des corps simples Chapitre IV. Le matérialisme composé Chapitre V. Les liaisons doubles. La mésomérie Chapitre VI. Le rationalisme de l'énergie en chimie Chapitre VII. Le rationalisme de la couleur Conclusion. Connaissance commune et connaissance scientifique

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[1]

Le matérialisme rationnel

INTRODUCTION Phénoménologie

et matérialité

« Il faudra offrir encore à la matière de grands sacrifi-ces pour qu'elle pardonne les vieilles offenses. »

Henri HEINE, De l'Allemagne, nouv. édit., 1884, t. 1, p. 81.

I

Retour à la table des matières

Dès qu'on suit l'évolution des connaissances scientifiques sur la matière dans la période contemporaine, on est amené à s'étonner que le matérialisme puisse encore être tenu, par les philosophes, comme une philosophie simple, voire comme une philosophie simpliste. En effet, les problèmes envisagés par les sciences de la matière se multi-plient actuellement et se diversifient avec une telle rapidité que le ma-térialisme scientifique - si seulement on le suit dans le détail de ses pensées effectives - est en passe de devenir la philosophie la plus complexe et la plus variable qui soit. On choquerait un psychologue en lui disant que les combinaisons psychologiques sont moins nom-breuses et moins délicates que les combinaisons chimiques. Et pour-tant les faits sont là : la production d'idées et d'expériences, dans la chimie contemporaine, dépasse la mémoire d'un homme, l'imagination d'un homme, la puissance de compréhension d'un homme. Il faut ici -

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nous le remarquerons souvent - que les hommes s'unissent pour savoir et pour comprendre, pour toucher aux points d'où part le mouvement du savoir. Inutile de répéter que l'homme est ondoyant et divers. Il « ondoie » faiblement et sa diversité contingente cache mal une pau-vreté profonde. Pour trouver, dans l'homme même, une véritable ri-chesse psychologique, une voie certaine est d'aller chercher cette ri-chesse au sommet des pensées. On peut alors saisir l'homme dans sa volonté d'œuvre coordonnée, dans la tension de la volonté de penser, dans tous ses efforts pour rectifier, diversifier, dépasser sa propre na-ture. Et les preuves les [2] plus tangibles de ce « dépassement », ne les trouverons-nous pas dans le dépassement de la commune expérience, dans le dépassement de la nature elle-même ? Car, qu'on le veuille ou non, tout se double, dans l'homme, par la connaissance. A elle seule, la connaissance est un plan de l'être, elle est le plan de potentialité de l'être, potentialité qui s'accroît et se renouvelle dans la mesure même où la connaissance s'accroît. La science contemporaine fait entrer l'homme dans un monde nouveau. Si l'homme pense la science, il se renouvelle en tant qu'homme pensant. Il accède à une hiérarchie indé-niable des pensées. Il ne se diversifie pas seulement dans la vie contingente d'un Montaigne. Il se diversifie « en hauteur », hiérarchi-quement.

Si l'on prend d'ailleurs la connaissance scientifique dans son aspect moderne en réalisant au mieux toute son actualité, on ne peut man-quer de mettre en valeur son caractère social bien défini. Ensemble, les savants s'unissent dans une cellule de la cité scientifique, non seu-lement pour comprendre, mais encore pour se diversifier, pour activer toutes les dialectiques qui vont des problèmes précis aux solutions originales. La diversification elle-même, comme elle doit faire la preuve socialement de sa validité, n'est pas totalement individualiste. Cette socialisation intense, clairement cohérente, sûre de ses bases, ardentes dans ses différenciations, voilà encore un fait, un fait d'une singulière actualité. N'en pas tenir compte, c'est verser dans une utopie gnoséologique, l'utopie de l'individualisme du savoir.

Et de ce caractère social, il faut en tenir compte tout de suite, puis-que la pensée essentiellement progressive de la science de la matière part de là en nette rupture avec tout matérialisme « naturel ». Le dé-part culturel de la science prime désormais tout départ naturel. Être un chimiste, c'est se mettre en situation culturelle, en prenant place, en

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prenant rang, dans une cité scientifique nettement déterminée par la modernité de la recherche. Tout individualisme serait un anachronis-me. Cet anachronisme, on le sent dès le premier effort de culture. À qui veut faire la psychologie de l'esprit scientifique, pas de meilleur moyen que de suivre un axe précis de progrès, de vivre la croissance d'un arbre de la connaissance, la généalogie même de la vérité pro-gressive. Dans l'axe du progrès de la connaissance scientifique, l'es-sence de la vérité est solidaire de sa croissance, solidaire de l'exten-sion de son champ de preuves.

Alors, si l'homme moderne se rend vraiment le sujet de la pensée scientifique au travail, s'il mesure la puissance d'instruction propre à la science de notre temps, s'il prend conscience de la [3] communauté d'esprit qu'exige, entre travailleurs, la science d'aujourd'hui, il lui fau-dra bien reconnaître, dans l'être même de la connaissance, une com-plexité explicite qui n'a rien à voir avec la vaine affirmation d'une complexité qui serait en réserve dans les choses.

Cette dernière complexité en profondeur dans les choses est tou-jours, dans les propositions des philosophes, systématiquement impli-cite. Du côté du sujet, elle n'est guère que le conglomérat de ses échecs de connaissance, souvent même un groupe de questions mal posées, un entêtement à poser des questions naïves, des questions « premières », alors que la pensée scientifique déplace sans cesse les « questions premières ». Du côté de l'objet, la complexité implicite est affirmée comme une potentialité indéfinie, livrée à l'occasionalisme d'une enquête individuelle, enquête qui ne saurait désormais avoir une efficacité comparable aux recherches fortement coordonnées de la cité scientifique.

Nous aurons à montrer, dans cet ouvrage, que la cité culturelle du matérialisme ne le cède à aucune autre en potentialités et que cette cité culturelle est susceptible de déterminer des réactions consciencielles très profondes. Car enfin, toutes les pensées portent le signe de l'être pensant et une analyse chimique est aussi une analyse de pensées. Nous aurons mille preuves d'un esprit de finesse dans la pratique ma-térialiste si nous suivons l'histoire de la chimie. Une psychologie complexe accompagne nécessairement une science complexe. Le ma-térialisme scientifique, examiné psychologiquement, nous apparaîtra comme une psychologie très finement structurée réclamant d'innom-

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brables renversements de perspective, au point qu'on peut mettre en valeur un nouvel esprit matérialiste.

Nous aurons donc à insister longuement sur l'inefficacité d'un ma-térialisme massif, d'un matérialisme immobilisé. Il nous faudra aussi souligner le manque de puissance d'expériences qui est la marque d'un matérialisme immédiat, matérialisme tout de suite satisfait par ses premières expériences.

C'est ce matérialisme massif, ingénu, périmé qui sert de cible aux critiques faciles de la philosophie idéaliste. Nombreux sont ainsi les philosophes qui s'exercent contre un fantôme démodé. Comparé à la connaissance actuelle des diverses instances du matérialisme scienti-fique (instances mécanique, physique, chimique, électrique), on peut bien dire que le matérialisme philosophique traditionnel est un maté-rialisme sans matière, un matérialisme tout métaphorique, une philo-sophie dont les métaphores ont été l'une après l'autre déracinées par les progrès de la science. [4] Est-il encore un chimiste pour essayer de relier les images des 4 éléments matériels et les propriétés des subs-tances chimiques ? Finalement, le philosophe idéaliste ne dirige ses traits que contre ses propres notions, contre les idées désuètes qu'il se fait de la matière.

Il nous paraît donc nécessaire d'étudier vraiment le matérialisme de la matière, le matérialisme instruit par l'énorme pluralité des matières différentes, le matérialisme expérimentateur, réel, progressif, humai-nement instructeur. Nous verrons qu'après l'échec des essais rationa-listes prématurés, se constitue vraiment, dans la science contemporai-ne, un rationalisme matérialiste. Nous aurons ainsi à présenter un nouvel ensemble de preuves qui confirment, croyons-nous, les thèses que nous avons soutenues dans nos deux derniers ouvrages sous les titres : Le rationalisme appliqué (Paris, P.U.F., 1949) et L'activité ra-tionaliste de la physique contemporaine (Paris, P.U.F., 1951). Le ma-térialisme, lui aussi, est entré dans une ère de rationalisme actif. Vient d'apparaître dans les doctrines scientifiques une chimie mathématique dans le style même où l'on parle de physique mathématique. Le ratio-nalisme dirige les expériences sur la matière, il ordonne une diversité sans cesse croissante de matières nouvelles. Symétriquement au ratio-nalisme appliqué, on peut bien maintenant, parler, croyons-nous, d'un matérialisme ordonné.

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II Avant d'examiner les intensités d'intérêts philosophiques qui sont

impliqués dans la connaissance des phénomènes chimiques, nous de-vons souligner le prodigieux engagement de pensée que manifeste, en quelque manière historiquement, la chimie contemporaine. Étant don-né l'accroissement extraordinaire de sa problématique, la science de la matière se présente maintenant - dans une acception que nous allons préciser - comme une science d'avenir.

D'abord il y a une question de fait : l'avenir des connaissances de la matière a pris, en deux petits siècles, une telle variété de perspectives qu'aucun cerveau humain ne peut prévoir les plus prochains bilans des découvertes expérimentales, non plus que les mutations théoriques probables. La chimie est actuellement une science « ouverte » où la problématique prolifère.

Cet avenir est grave. On est arrivé à un point de l'histoire où l'ave-nir de la chimie engage l'avenir du genre humain, tant il est [5] vrai que le destin de l'homme est lié au destin de ses pensées. Par la chimie et la physique nucléaire, l'homme reçoit d'inattendus moyens de puis-sance, des moyens positifs qui dépassent toutes les rêveries de puis-sance du philosophe. Le matérialisme instruit, qui n'est pas unique-ment une philosophie spéculative, arme une volonté de puissance, vo-lonté qui s'excite par la puissance même des moyens offerts. Il semble que, là aussi, sur le plan psychologique, la volonté de puissance connaisse une réaction en chaîne. Plus on peut, plus on veut. Plus on veut, plus on peut. Tant que la volonté de puissance était naïve, tant qu'elle était philosophique, tant qu'elle était nietzschéenne, elle n'était efficace - pour le bien comme pour le mal - qu'à l'échelle individuelle. Nietzsche agit sur ses lecteurs ; un lecteur nietzschéen qui se fait au-teur n'a qu'une action dérisoire. Mais, dès que l'homme s'empare ef-fectivement des puissances de la matière, dès qu'il ne rêve plus élé-ments intangibles et atomes crochus, mais qu'il organise réellement des corps nouveaux et administre des forces réelles, il aborde à la vo-lonté de puissance pourvue d'une vérification objective. Il devient ma-gicien véridique, démon positif.

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Et il enseigne une magie vraie. Il enrichit l'avenir en lui conférant une volonté de puissance prouvée. De ce fait, la liaison de la volonté de puissance et de la volonté de savoir devient étroite et durable. Cette liaison s'inscrit dans l'avenir de l'homme. Elle fait de la chimie et de la physique nucléaire positivement des sciences d'avenir. En comparai-son avec le chimiste moderne enseignant sa science, formant des éco-les, agissant dans les usines, comme il était faible le lien d'alchimiste initiateur à alchimiste initié ! On peut retrouver des rêves, on ne peut guère les « apprendre » d'un autre, encore moins les « enseigner ». L'alchimiste ne pouvait transmettre objectivement ses songes. Il tra-vaillait à un niveau de la psyché humaine où « l'objectivité » a besoin d'un tel renversement de la perspective qu'il faut attendre la science psychologique du XXe siècle pour l'assumer clairement par une dé-termination de l'objectivité de la subjectivité profonde. Mais, cette fois, dans la science moderne, la transmission objective du savoir ob-jectif est assurée. D'une génération à une autre, l'héritage de vérités -en est-il d'autre ? - est garanti. On peut certes imaginer des utopies de perte de la pensée scientifique. Mais ce sont là des jeux d'esprit que rien, dans l'essentiel élan de la pensée scientifique, ne justifie. La chi-mie n'est pas une mode. Ce n'est pas une doctrine passagère. Elle s'af-firme, par son industrialisation, dans un niveau de réalité qui lui donne une continuité régulière - parfois une continuité lourde qui ralentit les révolutions utiles.

[6] Et la chimie a désormais la cohérence des livres, la permanence

des énormes bibliothèques ! Souvent l'imagination des prophètes de malheur ne dépasse pas le souvenir de l'incendie de la bibliothèque d'Alexandrie : si tous les livres de chimie étaient livrés aux flammes, la civilisation chimique ne serait-elle pas anéantie ? Oui, mais com-ment désormais saisir de par le monde tous les livres dans un incendie historique ? Nous n'évoquons cette pauvre discussion que pour ne pas laisser une objection en arrière. En fait, on ne détruit vraiment un livre de science qu'en le contredisant d'abord et en le dépassant ensuite. La chimie bénéficie, comme toutes les sciences fortement constituées, d'un matérialisme historique autonome. Ou, plus exactement, son dé-veloppement, désormais si nécessairement impliqué dans les nécessi-tés économiques, dessine une ligne particulièrement nette du matéria-lisme dialectique.

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La chimie a donc l'avenir d'une des plus grandes réalités de la pen-sée et de l'action humaines.

Mais c'est à un autre point de vue que nous nous plaçons pour dire

que la science de la matière est une science d'avenir. Nous voulons en effet caractériser les connaissances nouvelles en

soulignant les nécessaires révolutions épistémologiques qu'elles im-pliquent. Dans cette perspective, la chimie est une science d'avenir parce qu'elle est, de plus en plus, une science qui déserte son passé. Et ce n'est pas sans raison. La chimie, dans son effort moderne, se révèle en effet comme une science ayant été primitivement mal fondée. La conscience claire de son état présent lui permet de découvrir l'extraor-dinaire vanité de sa lointaine histoire. C'est là un aspect épistémologi-que que nous aurons à mettre en lumière, dans le présent essai, quand nous aurons pu établir que le matérialisme instruit est devenu un can-ton du rationalisme appliqué.

Sans remonter à la préhistoire de la chimie, l'histoire récente elle-même abonde en remaniements si profonds que le développement de la science en est dialectisé de part en part. Les mots subsistent, mais sous la permanence des noms, il y a une variation radicale des concepts. Les concepts de base n'y ont quasiment jamais une validité qui dure plus d'une génération. On l'a bien vu, au milieu du siècle der-nier, au temps où les jeunes chimistes Auguste Laurent et Charles Gerhardt luttaient contre la science de Berzélius. Une autre preuve de révolution profonde qui reste une révolution sourde est l'incroyable inattention de la chimie constituée au moment où les Lothar Meyer et les Mendéléeff [7] formulaient les premières lois de la périodicité des éléments chimiques rangés par poids atomiques croissants. À ce point de l'histoire - nous le voyons maintenant - le thème de l'ordre des substances s'établissait en une nouvelle perspective qui rejetait au pas-sé révolu tous les motifs de classification ancienne.

Ainsi le matérialisme scientifique est constamment en instance de nouvelle fondation. Sans cesse, depuis deux siècles, il est repris com-me une doctrine qui se fonde sur l'essentielle activité de découverte de l'esprit humain. Alors, paradoxalement, ce qui est nouveau est fonda-

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mental. En 1864, Berthelot écrivait : « Depuis quatre-vingts ans on ne cesse de fonder en chimie organique 1

On se tromperait cependant si l'on voyait là une référence au pon-cif de la contingence de la découverte. Si le matérialisme scientifique est une science d'avenir, c'est que sa rationalité est précisément pro-ductrice de découvertes. Vue dans sa perspective de rationalité, la dé-couverte n'est plus vraiment contingente. La contingence des décou-vertes scientifiques n'est souvent qu'une optique d'ignorant. Les dé-couvertes scientifiques viennent ainsi surprendre ceux qui ne font pas l'effort de comprendre, ceux qui ne bénéficient pas de la tension de recherches qui anime la cité scientifique. Certes les émerveillements de culture ne manquent pas dans la vie de la cité scientifique, mais devant une nouvelle découverte le savant moderne est émerveillé en comprenant. Dans les cantons scientifiques où suivant l'expression de Georges Bouligand « la synthèse globale » et la problématique sont bien dialectiquement associées, on voit nettement que la synthèse glo-bale, consciente de l'acquis de la science, prépare l'avenir de la scien-ce. Ainsi la rationalité sans cesse accrue de la chimie donne au chi-miste la conscience de l'avenir proche de la science. L'avenir proche ? Le seul avenir qui ait un sens. L'élan d'avenir d'une science moderne est solidaire de l'ensemble des problèmes bien posés.

. » Cette fondation incessante est, de nos jours plus que jamais, éminemment en acte.

En somme, un rationalisme de plus en plus opérant s'insinue dans le réalisme naïf de la chimie, dans le matérialisme naïf. Ce rationalis-me en acte réclame de nouvelles expériences et discrédite sans cesse des expériences immédiates. C'est le rationalisme qui, peu à peu, pose les problèmes. Il est la conscience même des problèmes qui se posent, des problèmes qui doivent être posés.

[8] Alors commencent les seules polémiques utiles, les polémiques

serrées du rationalisme matérialiste et du réalisme matérialiste. En comparaison de telles polémiques de coopération, les polémiques tra-ditionnelles entre idéalisme et réalisme sont des oppositions trop loin-

1 Marcelin BERTHELOT, Leçons sur les méthodes générales en chimie orga-

nique, p. 8.

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taines. Ces polémiques traditionnelles sont des joutes d'apparat. Pour avoir des polémiques réelles et utiles il faut participer au double pro-grès de la pensée théorique formulée en système rationnel et de l'acti-vité expérimentale aiguisée par la technique. Alors on se rend compte que le matérialisme scientifique se fonde en vertu d'une rationalité progressive, par une élimination de plus en plus poussée de l'irrationa-lité des substances, par l'annulation de la contingence relative des di-verses substances. Nous aurons à revenir sur cette élimination pro-gressive de l'irrationalité que le philosophe aime à affirmer à la racine des choses ainsi que sur la contingence du divers, thème favori des philosophes. Mais du simple point de vue historique, il est bien appa-rent que le progrès de la chimie moderne est conditionné par une mise en ordre des valeurs de rationalité.

Sans cette mise en ordre des valeurs de rationalité, on ne peut pré-parer les déterminations précises des valeurs de matérialité. Une bon-ne analyse matérielle est solidaire d'une bonne synthèse des notions. En effet, tant que les éléments chimiques ne sont pas connus avec des garanties de pureté suffisantes, garanties nettement codifiées en des critères de pureté bien coordonnés dans une synthèse de lois rationnel-les, on ne peut vraiment pas parler d'une chimie bien fondée. L'à-peu-près dans l'ordre de la matière interdit un rationalisme de la matière. Rien ne peut être fondé sans une doctrine très élaborée des éléments matériels bien distingués. Une histoire de la chimie progressive est, à bien des égards, une histoire des progrès des critères de pureté atta-chés à l'analyse des substances.

Mais les philosophes ne s'intéressent pas à ces difficiles progrès. Ils veulent toujours fonder une fois pour toutes. Ils croient facilement que la matière apporte, à elle seule, une garantie de réalisme de sorte que les connaissances subséquentes sur la matière sont automatique-ment bien fondées, étant fondées sur les expériences premières. Bref, les philosophes simplifient à l'extrême les thèmes philosophiques tou-chant la matière, aussi évitent-ils tout long débat avec le matérialisme instruit. Ils bloquent le matérialisme sur un primitif concept général de matière, sur un concept sans élaboration expérimentale, et ils se don-nent ainsi [9] le droit d'ignorer la science discursive effective de la pluralité des matières dans le temps même où ils dissertent sur la ma-tière en général.

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S'il s'agissait du problème des formes de la réalité matérielle, les philosophes seraient plus réceptifs. La forme est, pour eux, déjà une preuve. À la forme sont donnés, dans certaines philosophies, des pri-vilèges inconditionnés, des privilèges a priori. Il y a, dans les formes et leur construction, une sorte de pureté philosophique qui permet, semble-t-il, une union progressive continue qui va des conceptions simples aux conceptions savantes. À l'encontre de la pureté matérielle, il semble que la pureté des formes soit initiale. On s'explique alors cette tentation, sans cesse active dans l'histoire de la philosophie, d'expliquer la matière par la forme, de proposer des géométries d'ato-mes, en accumulant et ajustant des images polyédriques, des images d'angles et de crochets, de vis et de cannelures, sans jamais vouloir prendre en considération une instance matérielle, une instance direc-tement matérielle, sans jamais mettre vraiment l'esprit d'accord avec l'expérience positive des propriétés de la matière, sans surtout s'ins-truire par l'examen de l'action matérielle les unes sur les autres. On veut bien imaginer des transformations de formes. On ne veut pas étudier des transactions de matière.

Mais il y a encore en philosophie une position plus paradoxale. C'est celle de certains philosophes idéalistes qui posent purement et simplement la matière d'une manière antithétique vis-à-vis de la for-me. Ils dissertent de la matière parfois vraiment par antithèse. La ma-tière est pour eux une anti-forme, le néant de la forme. Et, comme pour eux la forme est être, la matière est finalement le non-être. Dans d'autres conceptions de l'idéalisme naïf, la matière est un réceptacle d'irrationalités non définies, non définissables, non situées, d'irrationa-lités sans aucun préambule de rationalité. Ou bien encore la matière est un fonds d'indifférence qui attend les puissances différenciantes de l'action humaine. Ainsi, pauvre réalisation du chaos, la matière est à la fois l'informe et l'informulable ; elle reçoit toutes les nuances péjorati-ves qui vont de l'innomé à l'innommable.

D'ailleurs, dans bien des pratiques alchimiques, on trouve la ten-dance à ramener curieusement la matière à la plus extrême pauvreté, à un zéro d'être. On veut qu'elle soit, non seulement privation de for-mes, mais encore privation de qualités. Par exemple, on la désodorise pour pouvoir ensuite la parfumer. De cette pratique on fait facilement une idée philosophique. On vise, au-delà de longues manipulations, la matière vraiment première [10] qui n'est rien et qui, par là même, est

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propre à tout. Une telle matière peut recevoir toutes les qualités com-me elle peut recevoir toutes les formes. Elle est vraiment une « matiè-re philosophique ». Elle est la réalisation d'une idée simple. Autrement dit, à la matière si diverse dans sa phénoménalité, on a donné le statut d'idée simple.

Étant donné la prédominance des philosophes idéalistes dans la culture traditionnelle, on n'a pas à s'étonner que l'instance matérielle n'ait pas reçu une attention suffisante de la part des philosophes. Mais puisque, dans cette introduction, nous indiquons brièvement les thè-mes sur lesquels nous reviendrons souvent dans cet essai, disons tout de suite à quelles conditions on peut établir une philosophie directe de la matière, une philosophie qui cesserait de poser la connaissance de la matière comme une connaissance subalterne, bref une philosophie qui ne reconnaîtrait pas les privilèges idéalistes de la forme.

IV La première instance spécifique de la notion de matière est la résis-

tance. Or, précisément, c'est là une instance qui est proprement étrangère

à la contemplation philosophique. En fait, cette attitude contemplative qui est un des caractères les plus communs de la philosophie, ne cor-respond pas simplement à un temps particulier du travail philosophi-que ; c'est le temps initial, le temps du commencement, assumé d'une manière plus ou moins factice par la philosophie idéaliste. Dans le détail de la recherche philosophique, dans la suite des méditations qui reçoivent cependant des numéros, cette attitude première ne fléchit guère. Toute attitude philosophique a la curieuse aptitude à s'instituer comme première. Alors, pour un philosophe, la notion d'objet ne para-ît se présenter que comme un corrélat de l'attitude objective, attitude qu'on définirait volontiers comme attendant les objets, comme préli-minaire à la recherche objective. Cette attitude objective refuse le contact, elle prend ses distances à l'égard de l'objet. Sans doute on étudiera par la suite la résistance de l'objet, mais d'abord on veut voir l'objet, le voir à distance, en faire le tour, en faire un petit centre au-tour duquel l'esprit dirigera le feu tournant de ses catégories.

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Si l'on commence ainsi la philosophie avec une notion d'objet prise sans la considération de la matière, si l'on rompt, au départ, l'essentiel-le solidarité : objet-matière, on se condamne à rester [11] sur l'axe d'une philosophie de la contemplation, on restera le premier sujet qu'on a accepté d'être, le sujet contemplant. On ne pourra plus jamais débarrasser la philosophie du privilège des déterminations visuelles. La phénoménologie classique s'exprime avec complaisance en termes de visées. La conscience est alors associée à une intentionnalité toute directionnelle. De ce fait, il lui est attribué une centralité excessive. Elle est un centre d'où se dispersent les lignes de recherches. Elle est vouée à toutes les affirmations immédiates de l'idéalisme.

Alors les obstacles matériels sont, tout de suite, des contradictions si totales, si irrationnelles qu'on perdrait son temps à les résoudre. On retourne au centre des visées pour recommencer à contempler. A la visée répondent des signes, des étiquettes, des noms d'objets. On or-ganise le tout en science formelle, en système de significations, en logos. Mais les contradictions de la matière ne sont pas évincées pour si peu. Les visées contredites par une expérience de la matière provo-quent des désharmonies dans l'intentionnalité, voire des décoordina-tions de l'être vivant. A la gratuité des actes de simple visée fait écho l'absurdité du monde visé. La pensée ne travaille plus sur l'obstacle ; elle ne persiste pas dans une expérience déterminée ; elle ne prolonge pas son effort au delà des premiers échecs ; elle se complaît dans sa liberté de viser ailleurs. Etre libre, c'est aller se faire embarrasser ail-leurs, plus tard, autrement.

Mais il est inutile d'insister sur l'insuffisance d'une désignation, par la visée, du complexe : objet-matière, car c'est toute philosophie pre-mière, fût-ce une philosophie de la volonté, qui manque à nous procu-rer la conscience du travail, conscience spécifique vraiment solidaire de la résistance de la matière.

Plus que toute autre philosophie, le matérialisme, s'il part vraiment des expériences sur la matière, nous offre un véritable champ d'obsta-cles. La notion de champ d'obstacles doit alors dominer la notion de situation. L'obstacle suscite le travail, la situation s'expose en descrip-tions. La situation ne peut être que la topologie des obstacles ; les pro-jets vont contre les obstacles, Alors le matérialisme actif commence et toute philosophie qui travaille trouvera, pour le moins, ses métapho-res, la force même de ses expressions, bref tout son langage dans la

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résistance de la matière. On ne pourra vraiment faire une philosophie de l'action que lorsqu'une philosophie de la matière aura dégagé les traits caractéristiques de la conscience opiniâtre. Cette conscience opiniâtre pourvue d'un travail est une sorte de renforcement de la conscience qui a un objet. Le caractère directionnel de la conscience [12] s'inscrit fortement dans la réalité. La conscience est obligée de se continuer dans sa ligne, de se redoubler pour raffermir et augmenter l'effort du corps ; sans la résistance de la matière, une philosophie de la volonté reste, comme il est assez visible dans la philosophie de Schopenhauer, une philosophie idéaliste.

Sans que nous puissions ici développer ces vues sur une philoso-phie de la volonté, disons rapidement comment devrait s'engager, se-lon nous, une phénoménologie matérialiste. Elle devrait, croyons-nous, au départ, se concentrer sur les questions suivantes : peut-on réveiller la conscience au contact même de la matérialité ? - autrement dit, la prise de conscience peut-elle se faire tout de suite devant cet au-delà de l'objet qu'est la matière ? - la conscience opiniâtre reçoit-elle une diversité devant la résistance diverse des diverses matières ? -La conscience du travail ne conduit-elle pas à des temporalités diverses, à des temporalités multiples selon que le travail est dur ou facile, nou-veau ou automatique ? - La conscience opiniâtre peut-elle former des idées, des schémas, des hypothèses touchant la résistance matérielle ? - La conscience opiniâtre peut-elle formuler des projets matérialistes en préparant l'administration des forces à susciter ?

Mais, dans le présent ouvrage, nous n'avons pas à étudier ces ques-tions. Nous ne les indiquons que pour appeler l'attention des philoso-phes sur la notion de résistance. C'est là une instance de la réalité qui régit l'homme dynamisé par son travail. Mais, encore une fois, l'étude des réactions de la résistance du côté du sujet n'est pas présentement notre problème. Nous allons accumuler nos remarques du côté objec-tif. Le matérialisme technique va nous permettre de montrer l'extraor-dinaire développement de la notion de résistance du côté de la connaissance tout objective.

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V Il se trouve en effet que cette notion reçoit de la technique moderne

une élaboration considérable. Cette élaboration constitue des substan-ces qui sont données avec des garanties de résistance, comme les substances chimiques sont livrées par l'industrie au laboratoire avec des garanties de pureté. Ces substances à garantie de résistance peu-vent être considérées comme des absolus sur lesquels on n'a plus à revenir quand on aborde les problèmes de la construction. Des subs-tances avec garantie de résistance sont donc les éléments du rationa-lisme matérialiste. La doctrine de la résistance des matériaux double ainsi toute doctrine de la géométrie [13] de la construction. À la doc-trine philosophique des solides souvent évoquée par le bergsonisme à propos de l'homo faber, il faut adjoindre une doctrine de la solidité. Un bergsonien objectera sans doute que la solidité est une obligation supplémentaire, donc une obligation seconde, qu'elle est de l'ordre des moyens pour réaliser une fin, pour réaliser dans le métal ou la pierre un projet de construction formulé sur un plan géométrique. Mais une telle segmentation prépare mal à l'étude des valeurs philosophiques de la pensée théorique, et, même au départ, elle mutile la psychologie de l'homo faber. Dans bien des cas, le solide ne peut recevoir sa forme géométrique qu'en fonction de sa solidité. La matière est alors la considération principale. Plus précise doit devenir la forme, plus il devient urgent d'avoir égard à la matière qui la reçoit.

D'ailleurs, dans la technique moderne, une matière peut devenir une pièce qui a un rôle défini dans une machine complexe. Dans son fonctionnement, coordonnée aux autres pièces, la pièce matérielle tra-vaille, elle travaille dans les deux sens extérieurement et intimement. Elle est non seulement intégrée géométriquement dans un ensemble, elle y est intégrée dynamiquement. Le rationalisme géométrique se double d'un rationalisme de la résistance matérielle. Et les doctrines de la résistance des matériaux déterminent vraiment une « compré-hension » de la résistance. En effet, il y a compréhension parce que les coefficients qui désignent les différents caractères d'une matière (dila-tation, élasticité, dureté, densité...) doivent être non seulement étudiés

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séparément, mais encore en fonction de l'assemblage des pièces. Dans une connaissance isolée, dans une étude particulière de la dilatation thermique, par exemple, on peut espérer toucher régulièrement une précision de plus en plus grande. Mais un tel examen monocaractéris-tique donne des résultats qui ne peuvent pas être transportés sans pré-caution dans une étude des machines. En particulier, dans l'assembla-ge des pièces qui constituent une machine, les caractères matériels multiples ne sont pas toujours susceptibles d'une précision cohérente. Un ingénieur s'exprime ainsi : « Les cadres un peu rigides de notre présentation ne sont plus suffisants pour lier quelques variables seu-lement, en cristallisant le reste. Une machine semble alors un engin de dessins animés se gonflant, se rétrécissant, décrivant d'étranges ara-besques dans l'espace 2

[14] . »

Ainsi, dès qu'on dépasse les épures schématiques qui donnent les trajets des mouvements d'ensemble, dès qu'on entreprend de descen-dre à l'échelle où les coefficients caractéristiques de la matière travail-lent au niveau de précision de la technique moderne, on ne peut plus se satisfaire des certitudes proprement géométriques. L'instance de la résistance s'impose dans le petit comme dans le grand. « Il ne faut ja-mais oublier, dit encore Zelbstein, que nos moyens de production, nos possibilités d'assemblage, les conditions mêmes d'utilisation (comme, par exemple, la température) font qu'une machine est autre chose qu'une belle construction de l'esprit, rigide et indéformable. » Et il rappelle la boutade de J.-F. Avril disant : « La mécanique est un as-semblage des corps mous. »

Chose curieuse, cette « mécanique molle » des corps solides se manifeste dans un ordre de grandeur assez bien spécifié. Les micro-mesures se font actuellement à l'échelle 10-5 centimètre. Les grandeurs mille fois plus petites (10-8 centimètre) qui définissent le domaine atomique ne correspondent pas aux possibilités de l'ingénieur. Bien entendu, à l'échelle 10-5 centimètre qui seule actuellement représente la positivité de la précision pour un ingénieur, le principe de Heisen-berg ne joue pas. La mécanique molle ne relève pas des principes de

2 U. ZELBSTEIN, À l'échelle de l'homme, apud Ingénieurs-techniciens, dé-

cembre 1950, p. 378.

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la micro-physique. Elle reste dans la perspective de la macro-physique. Cependant, quand on considère la somme de contradictions à l'égard de la connaissance commune que réalise la connaissance technique poussée à l'échelle 10-6 cm, on peut, croyons-nous, dési-gner la mécanique molle étudiant la résistance molle des matériaux les plus durs comme une méso-physique, comme un règne intermédiaire entre la microphysique et la macro-physique.

Cette mésophysique, bien qu'elle soit du règne des machines et de la matière, a besoin d'une révision des concepts de la connaissance commune. L'homo faber bergsonien, coincé dans ses intuitions sim-plistes du monde géométrique des solides parfaits, se perdrait dans les finesses de la mésophysique, devant cette soudaine « souplesse » des intuitions matérialistes instruites,

Les concepts de départ attachés à la matière par un matérialisme naïf apparaissent aux intuitions instruites comme purement et simple-ment provisoires. Dur, mou, chaud, froid, immobile, stable, droit, rond, carré, autant de concepts en claire validité dans la connaissance commune qui sont touchés d'un essentiel relativisme dès que les ma-tières se touchent, coopèrent au fonctionnement d'une machine. Leur sens primitif doit être surveillé. Et le technicien que le philosophe ac-cuse souvent si légèrement de [15] dogmatisme n'est dogmatique qu'après la surveillance de ses critères d'exactitude. Il est conscient des marges d'application d'un concept particulier. Par exemple, Zelb-stein écrit (loc. cit., p. 378) : « L'échelle thermométrique avec son zéro arbitraire, avec ses divisions linéaires, n'a au fond de sens que pour les températures à l'échelle humaine. » Souvent, le philosophe qui se ré-clame du caractère concret de son expérience ne se rend pas compte que les premières prises sur le réel ne sont que de pauvres abstrac-tions. L'impression concrète première est finalement une prison, une prison étroite, où l'esprit perd sa liberté, où l'expérience se prive de l'extension nécessaire à la connaissance affinée de la réalité. Les phi-losophes qui dénoncent les abstractions de la pensée scientifique diri-gent souvent leurs traits contre la science telle qu'ils l'imaginent, telle qu'elle leur apparut dans les heures malheureuses de l'effort scolaire. Ce n'est pas en ses premières démarches qu'il faut juger une pensée qui ne vit que des rectifications qu'elle s'impose.

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Ainsi nous avons marqué l'évolution de la notion de résistance ma-

térielle en juxtaposant les toutes premières impressions et les docu-ments techniques les plus modernes. Par cette juxtaposition, nous voudrions montrer la transformation radicale que représente, à l'égard de l'expérience commune, le matérialisme instruit. Nous utiliserons bien souvent dans le présent travail cette méthode de contraste, dût notre développement en recevoir quelques saccades. On voit mieux la ligne minutieuse de l'histoire de la pensée scientifique quand on en a marqué d'un trait fort le sens révolutionnaire.

VI La deuxième instance matérielle que nous devons envisager après

l'instance de résistance matérielle correspond au problème du mélange des substances, à l'expérience des transformations matérielles.

Comme nous l'avons fait brièvement pour l'instance de résistance qui suppose une conscience opiniâtre, il faudrait dans une philosophie complète du matérialisme évoquer une conscience mélangeante, cons-cience qui accompagne plusieurs objets, plusieurs matières, qui parti-cipe à tout ce qui se fond, à tout ce qui s'insinue, conscience qui se trouble devant toute matière qui se trouble. C'est à cette seule condi-tion qu'on comprendra la différence d'engagement de la conscience devant l'objet et de la conscience [16] devant la matière. Nous ne dé-velopperons cependant pas explicitement ce problème, le réservant pour une étude où nous pourrons systématiser les diverses remarques que nous avons faites, dans des livres antérieurs, sur l'imagination de la matière. Nous nous bornerons, dans un instant, à rappeler le sens de nos études dans cette direction.

On comprend d'ailleurs tout de suite que dès que les matières sont considérées dans leurs réactions mutuelles, dès que les matières sont, en quelque sorte, matière l'une à l'égard de l'autre, apparaisse un inter-matérialisme qui est un trait spécifique de la science de la matière. Cet inter-matérialisme nous le développerons longuement dans le corps du présent livre puisqu'il est l'essence même de la science chimique.

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Nous nous bornons, dans ce chapitre d'introduction, à le caractériser philosophiquement.

D'abord, cet inter-matérialisme nous fait assister parfois, dès le mé-lange de deux matières, à des gonflements, à des frissonnements, à des bouillonnements. On est devant une action vraiment volumétrique. Comment ne pas poser, devant de tels phénomènes, la primauté de la matière sur la forme ? C'est alors la matière qui se donne une forme, la matière qui manifeste directement ses puissances de déformation. La matière sort d'elle-même des prisons de la forme. La forme n'est plus alors taillée du dehors, imposée du dehors. Tout le bergsonisme de l'homo faber apparaît dans sa perspective formelle, dans son intellec-tualisme ingénu dès que les matières mélangées agissent ainsi l'une sur l'autre. L'homo faber a, dans cette voie, des sollicitations nouvelles à agir. Si l'on se borne àtravailler du dehors comme l'homo faber berg-sonien, on ne suit qu'une branche particulière de la phénoménologie du travail. En suivant ce seul axe de l'action on ne connaît que la pers-pective proprement objective, que la clarté objectivante. Et cette clarté de l'objectivité conduit à refuser la conscience mélangeante comme conscience impure, comme conscience confuse précisément parce que cette conscience mélangeante s'intéresse aux limites indécises, aux couleurs instables, aux volumes changeants.

Sans doute la forme restant souvent le signe de la matière, l'objet reste l'extériorité de la matière. Mais forme et objet peuvent être des signes trompeurs : ils posent tout au plus un sujet d'enquête, une ques-tion à l'étude matérialiste. Tout au plus, forme et objet ne sont qu'un instant de la matière. Le temps de la matière est plus vaste, plus for-tement conditionné que le temps des objets. Les conditions temporel-les des transactions matérielles, des mélanges des substances sont plus fortement inscrites [17] dans la matière que les simples transforma-tions extérioristes. Il semble que le temps de la matière soit aussi une durée intime qui ne peut être entièrement analysée dans les modes du mouvement. La phénoménologie du temps de la matière renvoie alors à une conscience plus continue, moins dispersée que la conscience des actes polarisés par les objets. La matière travaillée, la matière en tra-vail, les matières saisies dans l'action même de leur mélange, voilà autant de leçons d'intimité.

On voit quelle multiplicité de problèmes soulève une phénoméno-logie visant la matière, une phénoménotechnique créant sans cesse de

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nouvelles matières, un intermatérialisme s'instruisant dans des réac-tions mutuelles de diverses substances. Devant le caractère caché de la matière, il semble que la conscience sache qu'elle doive réformer ses visées, reprendre ses distances.

Nous allons voir, dans le paragraphe suivant, comment la suspicion d'une matière cachée appelle invinciblement des recherches de crypto-psychologie.

VII Pour tout dire d'un coup en une confidence personnelle, je viens de

vivre durant une douzaine d'années toutes les circonstances de la divi-sion du matérialisme entre imagination et expérience. Et cette divi-sion, visible dans les faits, s'est peu à peu imposée a moi comme un principe méthodologique. Elle conduit, cette division, à prendre cons-cience d'une opposition radicale entre un matérialisme imaginaire et le matérialisme instruit. En d'autres termes, il y a grand intérêt, me sem-ble-t-il, à distinguer, en deux tableaux, les éléments de la conviction humaine : la conviction par les songes et les images - la conviction par la raison et l'expérience.

La matière, en effet, nous apporte des convictions quasi immédia-tes qui naissent associées à des rêveries invincibles fortement enraci-nées dans notre inconscient. Ce n'est qu'au prix d'expériences minu-tieuses, bien établies dans une technique inter-matérielle, dans une technique de transformation des propriétés de la matière, que nous pouvons aborder - en seconde position - la phénoménologie du maté-rialisme instruit. Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous avons consacré tout un chapitre à la rupture de la connaissance en ex-périence commune et, expérience scientifique. La même rupture, plus difficile à consommer, doit être provoquée au sein du matérialisme pour faire comprendre comment le matérialisme discursif et progressif s'éloigne du matérialisme [18] naïf, autrement dit, il faut montrer comment le matérialisme ordonné, parti des sécurités du réalisme, rejoint les certitudes du rationalisme. Seul le dur travail de la pensée et de l'expérience scientifiques peut souder le réalisme et le rationa-lisme. Nous aurons donc à rouvrir le débat, au cours du présent livre,

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entre les thèses de la continuité du savoir et celles de la rectification du savoir. L'essentiel, pour l'instant, c'est que nous indiquions nette-ment que le matérialisme instruit est fondé sur une dialectique radicale qui le sépare du matérialisme imaginaire.

En effet, si l'on prend appui sur la culture scientifique, on peut voir en action une psychanalyse matérielle, en quelque manière brutale, qui doit être distinguée de la psychanalyse existentielle proposée par Sartre dans les dernières pages de L'être et le néant. C'est parce que la psychanalyse que nous envisageons est brutale, chirurgicale, c'est par-ce qu'elle sépare d'un coup les convictions inconscientes et les convic-tions rationnelles, que l'esprit scientifique en néglige l'examen. Pour un homme de science il est toujours évident que vous ne rêvez pas puisque vous travaillez. Un philosophe de la culture ne peut trancher si rapidement. Et nous devrons sans cesse parfaire la division du maté-rialisme primitiviste et du matérialisme cultivé. La pureté du matéria-lisme rationaliste est à ce prix.

En revanche, tant qu'on reste sur le plan d'une expérience systéma-tiquement originelle comme le fait Sartre en accord avec la position existentialiste, on ne peut tenter de psychanalyser une préférence ma-térielle originelle qui englue l'existence qu'en lui proposant un autre type de préférence, qu'en déterminant autrement l'engagement de l'existence. Nous adoucissons un être aride en lui suggérant des dou-ceurs aquatiques ; nous défendons un psychisme pris dans la viscosité de son cosmos en lui donnant un meilleur avenir de pétrissage 3

. Tou-te une psychanalyse matérielle peut ainsi nous aider à guérir de nos images, ou du moins nous aider à limiter l'emprise de nos images. On peut alors espérer - ce qui fut le but de nos recherches systématiques sur l'imagination des éléments - pouvoir rendre l'imagination heureu-se, autrement dit, pouvoir donner bonne conscience à l'imagination, en lui accordant pleinement tous ses moyens, d'expression, toutes les images matérielles qui se produisent dans les rêves naturels, dans l'ac-tivité onirique normale. Rendre heureuse l'imagination, lui accorder toute son exubérance, c'est précisément donner à l'imagination sa véri-table fonction d'entraînement psychique.

3 Cf. La terre et les rêveries de la volonté, chap. IV.

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[19] Ainsi les problèmes du matérialisme se poseront d'autant plus net-

tement que nous réaliserons plus franchement une totale séparation entre la vie rationnelle et la vie onirique, en acceptant une double vie, celle de l'homme nocturne et de l'homme diurne, double base d'une anthropologie complète.

Une fois réalisée la division en imagination et raison, on peut voir plus clairement s'établir dans le psychisme humain le problème d'une double situation. C'est en effet un problème de double situation qui se pose quand on veut aborder, sur des exemples nombreux et précis, les rapports du règne des images et du règne des idées.

Cette double situation n'est naturellement jamais bien assumée, ra-rement équilibrée dans les enquêtes des psychologues et des épistémo-logues. L'onirisme et l'intellectualisme sont, chez l'enquêteur comme chez l'enquêté, des polarités toujours un peu instables. Nous-même, acharné ànotre double travail, nous n'avons jamais réussi à prendre, sur cette double situation, des perspectives d'égale profondeur. Tout dépend du problème envisagé, problème d'esthétique du langage ou problème de la rationalisation de l'expérience. Mais, même une fois aussi nettement engagées, les valeurs oniriques et les valeurs intellec-tualistes restent en conflit. Elles s'affirment souvent les unes et les au-tres dans ce conflit même.

Dans le présent ouvrage, puisque notre tâche sera finalement d'en-trer le plus avant possible dans l'organisation du rationalisme chimi-que, il nous faudra, après des remarques sur le rationalisme fruste ou manqué, nous détourner des déterminations imaginaires. Mais, du moins, de notre actuelle référence à la double situation de tout psy-chisme entre tendance à l'image et tendance à l'idée, il doit subsister que si fort engagé que nous soyons dans les voies de l'intellectualisme nous ne devrons jamais perdre de vue un arrière-fond du psychisme où germinent les images.

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VIII Souvent, cette double situation est masquée aux yeux du chimiste

franchement engagé dans la culture moderne. Le savant croit, en effet, comme nous le disions plus haut, avoir barré d'un trait définitif tout un monde d'images séduisantes. Pourtant, de cet arrière-fond obscur, on en verrait parfois la trace même chez le chimiste cultivé, précisément sous foi-me d'une philosophie mal élaborée. Un arrière-fond de philo-sophie nourrie de convictions [20] non discutées est souvent le refuge nocturne du savant. Il croit que sa philosophie est un résumé de son savoir ; elle n'est souvent qu'une jeunesse de son savoir, qu'un condensé des premiers intérêts qui l'ont poussé à son savoir. Le savant ne professe même pas toujours la philosophie clairvoyante de sa pro-pre science. On en voit qui s'enferment dans la prudence des méthodes scientifiques, pensant que cette prudence détermine àelle seule une philosophie, oubliant par conséquent les décisions nombreuses que réclament les choix philosophiques. Aussi les philosophies en fait complexes comme le réalisme, le positivisme, le rationalisme, entrent comme d'une pièce dans les professions de foi philosophique des sa-vants. Qu'on ne s'étonne pas si elles ne déterminent pas, ces profes-sions de foi, une activité philosophique réelle. La science n'a pas la philosophie qu'elle mérite. Le savant ne revendique pas, comme il pourrait le faire, l'extrême dignité philosophique de son labeur inces-sant, il ne met pas en valeur le sens philosophique des révolutions psychiques qui sont nécessaires pour vivre l'évolution d'une science particulière.

En ce qui concerne le matérialisme scientifique nous sommes à cet égard devant un exemple particulièrement sensible, particulièrement significatif. Les chimistes font face, en effet, à une dure bataille dès qu'on veut examiner l'enjeu philosophique de leurs doctrines. Les ma-thématiciens sont, en comparaison des chimistes, des savants bien tranquilles à l'égard de la rationalité de leur savoir : le mysticisme des nombres ne les trouble plus. Au contraire, la matière garde toujours un « mystère ». Et, à la moindre détente de la modernité du savoir, des ombres historiques redeviennent actives dans la connaissance de la

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matière. Aussi bien dans la longue histoire de la préchimie en lutte contre l'alchimie que dans la prise de culture actuelle sous des formes élémentaires, la rivalité du matérialisme imaginaire et du matérialisme instruit est sans cesse actuelle. L'enseignement élémentaire de la chi-mie ne saurait avoir le net début de l'enseignement des mathémati-ques. La psychologie exacte du matérialisme actuel est de ce fait, par-ticulièrement difficile. Il semble, en effet, que l'opposition entre le matérialisme imaginaire et le matérialisme instruit, sourdement active au niveau des thèmes les plus divers, ne puisse être réduite - ou, plus précisément, éclairée - que par une sorte de dipsychanalyse qui donne, d'une part, à l'imagination ses propres valeurs d'impression sans la moindre exigence sur la réalité objective des images, et, d'autre part, à l'expérience interprétée discursivement, ses propres valeurs d'instruc-tion, valeurs minutieusement vérifiées dans une observation non [21] seulement de la réalité matérielle, mais encore dans une expérience inter-matérielle foisonnante.

Car, enfin, il faut savoir ce que l'on cherche et bien distinguer les rêveries de la matérialité et les expériences positives opérant sur le monde des matières tangibles. Il faut alors étudier à part, loin de la science, un énorme domaine de convictions qui tiennent à une sorte de matérialisme inné, inscrit dans toute chair, de matérialisme incons-cient, renforcé par des expériences cénesthésiques immédiates. Nous restons là dans le domaine de la chair natale, de la chaleur intime, des vérités du sang. L'étude de ces convictions imagées, de ces convic-tions incarnées, nous l'avons longuement poursuivie sous le signe de l'imagination matérielle des 4 éléments. Souvent le matérialisme phi-losophique est purement et simplement plaqué sur ce matérialisme inné. Enraciné sur ce fond, le philosophe prétend souvent comprendre par continuité les expériences du matérialisme scientifique. Il ne réali-se pas l'acte de décisive extériorité qui devrait lui donner prise sur la matière. Il croira la mieux posséder, comme il dit, par communion intime, communion où finalement il ne retrouve que lui-même.

C'est ici qu'intervient, en opposition à cette continuité, la structure rationnelle de la chimie. En effet, une organisation des lois chimiques, dès qu'elle prendra le sens rationnel que nous mettons en évidence dans les chapitres suivants, demandera un nouveau départ, un fonde-ment coordonné, une mise en un ordre qui sera un ordre échappant au scepticisme bergsonien. La simple dialectique ordre et désordre

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qu'avait envisagée Bergson n'est plus de mise quand on examine les thèmes scientifiques d'un ordre rectifié, d'un ordre qui se manifeste comme un progrès d'ordre. La dialectique bergsonienne ne survolait qu'un monde d'objets. Elle ne s'engageait pas vraiment dans la connaissance de la matière. Il semble que le philosophe fût ici victi-me, tout comme un autre, de la notion d'espace. Il ne se sert de la no-tion d'ordre qu'au niveau de l'espace, comme si la place et changement de place suffisent à spécifier l'être et le changement d'être. Les trans-formations de la nature ont un tout autre « poids » de changement. Du côté subjectif aussi, ce n'est pas non plus à un rapide jugement sur les mécomptes d'une recherche qui aboutit à trouver un livre de prose quand on désirait un livre de vers qu'on peut se référer pour mesurer l'engagement d'une mise en ordre depuis longtemps commencée, où l'homme succède à l'homme, où l'homme de science a déjà pris cons-cience d'une mise en ordre antécédente et reçoit, dans sa culture mê-me, la certitude d'un ordre sans cesse amélioré. La pensée a ici un pas-sé, la culture a une histoire. [22] Et l'histoire de l'ordination des subs-tances chimiques, quand elle atteint la période de rationalité, prouve une hiérarchie de l'ordre contre laquelle aucun scepticisme ne peut prévaloir.

On touchera un instant de cette institution d'un ordre à la fois réel et rationnel si l'on considère la rupture de la science moderne à l'égard de l'ancien idéal « d'histoire naturelle » qui gouvernait encore la péda-gogie au XVIIIe siècle quand on étudiait le règne minéral comme un troisième règne en correspondance étroite avec le règne animal et le règne végétal. Alors les nombreux livres publiés sous le nom de Ma-tières médicales correspondent à une sorte d'homogénéité du naturel. Au contraire, pour un chimiste moderne, le règne minéral n'est plus étalé devant lui, livré à toute heure à une prime enquête, le monde mi-néral se présente comme pourvu d'une profondeur humaine. Il est l'ob-jet non plus seulement d'une histoire « naturelle », mais d'une histoire « humaine ». Pour, étudier le « règne minéral », il faut maintenant fai-re profession de facticité. Il y a un siècle, le grand chimiste Auguste Laurent disait déjà : « La chimie d'aujourd'hui est devenue la science des corps qui n'existent pas 4

4 Auguste LAURENT, Méthode de la chimie, 1854, p. x.

. » Il faut faire exister des corps qui

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n'existent pas. Quant à ceux qui existent, le chimiste doit, en quelque manière, les refaire pour leur donner le statut de pureté convenable, pour les mettre à égalité de « facticité »avec les autres corps créés par l'homme. Le chimiste pense et travaille à partir d'un monde recom-mencé. Nous insisterons plus longuement dans le cours du présent ouvrage sur cette essentielle facticité. Mais, dès maintenant, nous de-vons reconnaître que c'est par un abus de mots qu'on dit du phénomè-ne chimique qu'il est un phénomène naturel. Le matérialisme factice, la chimie scientifique, le rationalisme des lois inter-matérielles ont jeté sur le « règne minéral » un réseau de relations qui ne se présentent pas dans la nature. L'homme a déterminé des croisements minéraux sans nombre. Le vieux concept des noces alchimiques, dûment débar-rassé de son matérialisme inné, dûment psychanalysé, a scellé l'union de corps innombrables. Cette créativité est un caractère fondamental du matérialisme instruit, c'est la marque même de ce que nous appe-lons le matérialisme ordonné. Ici l'activité humaine augmente l'ordre de la nature, crée l'ordre, efface le désordre naturel.

On comprend alors aisément que la conscience créative qui anime la chimie moderne pose une tout autre perspective philosophique pour la phénoménologie du matérialisme instruit que [23] pour la phéno-ménologie du matérialisme naturaliste. Nous voici en effet devant un matérialisme synthétisant ce qui réclame une tout autre attitude phé-noménologique que le matérialisme observateur, voire une autre atti-tude que l'objectivisme constructeur. Vérifier matériellement une pen-sée de synthèse matérielle est bien différent que vérifier objectivement une pensée de construction. Précisément, l'esprit de synthèse matéria-liste, dans la proportion où il n'est pas le strict inverse de l'esprit d'ana-lyse, correspond à une attitude phénoménologique à étudier de près, à caractériser dans sa totale et éminente positivité. Trop souvent, quand on réfléchit au rapport de la synthèse et de l'analyse, on se borne à y voir une dialectique de réunion et de séparation. C'est là oublier une nuance importante. En effet, le processus de synthèse est, dans la chi-mie moderne, le processus même de l'invention, le processus de la créativité rationnelle par lequel le plan rationnel d'une substance in-trouvée est posé, comme problème, à la réalisation. On peut dire que dans la chimie contemporaine, c'est la synthèse qui est le processus pénétrant, le processus qui pénètre progressivement dans la réalisa-tion. L'analyse ne saurait être pénétrante qu'en face de la réalité. Une

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fois admis -ce qui est l'évidence comme nous le ferons constater sou-vent au cours de cet ouvrage - que la réalisation humaine est bien plus vaste, dans la science de la matière, que la réalité naturelle, on voit bien que l'esprit de synthèse est dominant dans le matérialisme ins-truit.

D'ailleurs cet esprit de synthèse est méticuleusement progressif. Solidaire de l'esprit scientifique, cet esprit de synthèse rejette précisé-ment l'esprit de miracle amplifiant qui animait l'alchimiste. Il déroge à cette expérience vague d'une chance heureuse qui était le dynamisme de la recherche alchimique et qui subsiste parfois dans ces utopies d'esprit scientifique que se forgent les philosophes, On ne tente pas, dans la science moderne, des synthèses immédiates, des synthèses pri-ses au niveau du donné matériel immédiat. On entreprend des synthè-ses formulées sur des bases théoriques bien explicites, en fonction de la coordination rationnelle de ces bases théoriques. La spécificité phé-noménologique de la conscience synthétisante qui dirige la chimie instruite échappera donc au philosophe qui ne réalisera pas l'instance rationnelle de la synthèse chimique et qui continuera à donner analyse et synthèse comme deux opérations strictement inverses, logiquement inverses, symétriquement en miroir, se vérifiant l'une l'autre aux diffé-rents stades de leur processus. Si l'on part d'une phénoménologie sim-pliste fondée sur la contradiction [24] de l'analyse et de la synthèse - contradiction saisie dans une sorte de virevolte de la recherche scienti-fique - on ne peut accéder à la détermination des attitudes conscien-cielles scientifiques vraiment caractéristiques, c'est-à-dire des attitudes saisies dans leurs caractéristiques phénoménologiques modernes, ca-ractéristiques référées à une conscience devant sa tâche de structure et d'évolution culturelles. Nous sommes précisément devant une situa-tion culturelle où la phénoménologie ne peut revenir purement et sim-plement « aux choses mêmes » puisque la conscience au travail doit se débarrasser de ses premières instances de recherches. Ici, la pensée scientifique n'est pas définitivement engagée par une désignation pré-alable des matières. Elle vise, au-delà des choses, la matière. Elle commence en quelque sorte par une négation : elle nie l'objet pour découvrir la matière. On ne gagnera rien en laissant à la notion philo-sophique d'objet son sens vague, général, s'appliquant antéthiquement à ce qui porte le signe du sujet. Il faut donner tout de suite attention à la différence entre objet et matière, et solliciter une conscience spéci-

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fiquement matérialiste. La spécificité de la phénoménologie matéria-liste en découle. En effet, comme la matière doit se dévoiler dans des propriétés inter-matérielles, comme l'action inter-matérialiste n'est jamais finie, qu'elle est toujours renouvelable dans de nouveaux rap-ports inter-matérialistes, il semble que tout complément de connais-sances se répercute en rectifications principielles sans fin. Ainsi la conscience synthétisante qui s'exerce dans les processus de la synthèse chimique commence dans d'essentiels recommencements.

S'il ne s'agissait que d'une première rectification qui mît dans le bon ordre du travail une enquête primitivement mal orientée, on pour-rait penser que revenir à la chose même, c'est précisément prendre conscience de cette première rectification. Mais la bonne démarche est plus tardive. Elle est en quelque sorte moins linéaire. Elle demande une rectification dans plusieurs directions. Dans les grandes occasions du progrès scientifique, c'est tout un système qui doit se rectifier à la lumière d'une expérience particulière. La conscience de la rationalité s'éduque dans le changement même des systèmes de rationalité ! Aus-si bien dans l'expérience que dans la pensée, nous aurons à montrer que le matérialisme ordonné est essentiellement une réorganisation. Il n'est, à aucun titre, la description d'un monde en ordre. Et pour le ma-térialisme ordonné il ne s'agit pas de constater un ordre mais de com-prendre un ordre, de promouvoir un ordre. Et c'est pourquoi, une fois de plus, on ne peut jouer à la surface des choses, avec la mobilité d'un pragmatisme éphémère.

[25]

IX Si l'on suit la suprématie croissante de la synthèse sur l'analyse

dans la construction des substances chimiques, on est amené à consi-dérer des attitudes phénoménologiques qui échappent à la phénomé-nologie classique, à la phénoménologie qui se veut en quelque maniè-re naturelle. Souvent la phénoménologie classique se donne trop vite la clarté consciencielle. C'est d'ailleurs là un principe de méthode puisqu'on ne comprend guère ce que serait une conscience qui ne fût pas claire. Une telle volonté de clarté conduit à se confiner dans l'ob-

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jet et à rejeter, dans la matière, l'irrationnel. Une sorte de refus d'être matérialiste est ainsi parfois une garantie facile d'objectivité, une ga-rantie de la clarté consciencielle des visées.

D'un autre côté, l'admission trop prompte de la sphère matérielle peut être aussi l'occasion d'une simplification excessive. La conscien-ce, dans une telle adhésion immédiate, finit par absorber paradoxale-ment l'irrationnel. Ce n'est pas le lieu d'étudier en détail la phénomé-nologie de l'irrationnel ou, plus généralement, la phénoménologie du mystère. Quelques remarques suffiront pour indiquer le problème.

Par vocation, l'alchimiste se place devant la substance, par essence, mystérieuse. Il assume l'attitude du chercheur de mystère. Bien enten-du, à notre époque, les philosophes ne manquent pas qui s'éduquent en suivant une conduite de mystère. Mais ils ne bénéficient pas toujours d'objets de mystère, de pôles précis pour leur mystérisme. Ils demeu-rent souvent devant un mystère général, devant un mystère abstrait. L'alchimiste, au contraire, disposait de tout un lot de mystères concrets : les diverses substances habitées par les 4 éléments étaient finalement autant de pôles pour les orientations diverses des diverses conduites de mystère.

On n'a pas alors à s'étonner que les leçons de l'alchimiste soient immédiatement des leçons de psychologie intimiste. Le mystère ob-jectif renvoie au mystère subjectif et vice versa. Les plans mystérieux de la substance matérielle révèlent des plans cachés de l'inconscient humain. Les deux grandes ombres se correspondent si bien qu'elles sont comme image et objet dans un miroir.

Le problème n'est plus le même pour le chimiste moderne. Sans doute, il ne connaît pas tout, sans doute il a devant lui, comme tout savant, un inconnu. Mais cet inconnu n'est pas total. Cet inconnu n'est pas absolu. Total et absolu, cet inconnu [26] serait inactif à l'égard de la pensée scientifique. En fait, l'inconnu en face de la pensée scientifi-que est « situé ». Il est même, en quelque manière, aligné sur ce que l'on connaît. Le chimiste le trouve, l'inspecte, le touche dans une ligne de pensées plus ou moins nettement organisée. Il travaille en effet dans un monde de la matière en partie expliqué, dans un monde d'ex-périences déjà vérifiées. La conscience est ici nécessairement mémoi-re d'un passé de vérification. Elle reste sans doute neuve, au-dessus de sa mémoire, comme le veut le principe de toute phénoménologie.

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Mais une conscience du savoir acquis demeure active et claire devant le tout proche savoir à acquérir. En résumé, la pensée scientifique suit une voie de clartés progressives tandis que l'alchimiste attendait une illumination.

C. G. Jung a mis en évidence, chez l'alchimiste, cette attitude spé-cifique devant un mystère constamment visé bien que toujours visé sans aucune perspective de preuves objectives. Il a justement rappro-ché les enquêtes de la psychologie des profondeurs et les recherches des alchimistes. La lecture de son beau livre : Psychologie und Al-chemie (1945) donnera de nombreux exemples de ce parallélisme de l'inconscient humain et de la substance centrée sur un mystère. Dans son ouvrage : Symbolik des Geistes (1948), il formula la thèse généra-le de ce parallélisme avec toute la clarté désirable (p. 87) : « Nos ex-périences de praticien sur l'être humain montrent toujours à nouveau que toute recherche prolongée sur un objet inconnu détermine un at-trait presque irrésistible pour l'inconscient, attrait qui l'amène à se pro-jeter dans l'inconnaissable de l'objet. » Il y a ainsi, en quelque maniè-re, communion des incommunicables par le parallélisme de deux in-connaissables. C'est ce nœud gordien des deux mystères dans l'homme et dans les choses que le long travail, le double travail de l'anthropo-logie moderne et de la pensée scientifique doit entreprendre de démê-ler.

X Mais notre discussion sera peut-être plus claire, plus active, si nous

donnons tout de suite, avant les nombreux exemples scientifiques contenus dans le corps de cet ouvrage, quelques exemples simples qui prouvent qu'une propriété spécifiquement matérielle (dépassant par conséquent la géométrie d'objets) correspond à une instance de connaissance difficile à amener dans la perspective scientifique.

Touchant une propriété matérielle, la simple désignation d'un [27] fait est souvent captieuse. Précisément, le fait matériel est impliqué dans une valorisation immédiate, valorisation souvent gonflée de va-leurs imaginaires. Si l'on saisit mal cette confusion des valeurs, c'est que l'historien des sciences en particulier, ne retient parfois de ses lec-

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tures d'un livre ancien que la désignation d'un phénomène qui est maintenant incorporé dans une doctrine scientifique raisonnable. L'historien fait alors bon marché de l'explication que l'auteur ancien a tenue comme valable, même quand cette explication se réfère à un type d'explication qui est un réel obstacle à l'expérimentation positive et à l'organisation rationnelle du savoir. Cette coutume de vénérer le passé en rappelant que des faits ont été connus des anciens dans le temps même ou l'interprétation de ces faits était une vésanie est sus-ceptible de troubler profondément l'estimation des valeurs épistémo-logiques. Il semble même qu'il y ait, aux yeux des historiens des sciences, un certain mauvais goût à évoquer des ambiguïtés d'explica-tion et à insister sur le côté obscur, sur la racine onirique, de l'explica-tion ancienne. On est incliné à répéter : un fait est un fait, un fait connu est un fait connu. C'est un point fixe de l'histoire de la pensée.

Mais, répétons notre objection : une fausse explication d'un « fait » touchant un phénomène n'enlève-t-elle pas au fait son caractère posi-tif ?

Prenons comme exemple l'explication que Cardan donne d'un fait matériel correspondant au fait objectif de l'attraction des corps légers par l'ambre qu'on vient de frotter. L'explication, comme on va le voir, est une explication matérialiste du type primitif, d'un type qui, suivant nos vues, appelle une psychanalyse. Pour Cardan, l'ambre contient une humeur grasse et glutineuse ; c'est pourquoi une chose sèche, comme la paille, « désirant boire, est mue vers la fontaine, c'est-à-dire vers l'ambre ». Peut-on vraiment dire, devant une telle perspective de rêve-ries, que Cardan se soit fait une idée de l'attraction des corps légers par l'ambre ? Faut-il vraiment inscrire ce texte dans une histoire des connaissances électriques ?

Notons d'abord que, vraisemblablement, Cardan n'a pas, de lui-même, découvert le fait, le fait pur et simple. On le lui a communique - à quel âge ? - comme la tradition d'un phénomène curieux. Il faudrait alors pouvoir déterminer ce qui revient à la tradition d'une part et à la rêverie personnelle d'autre part. En tout cas, si nous jugeons d'une tel-le connaissance par les valeurs pédagogiques, si nous nous plaçons résolument dans l'axe du pédagogisme que nous croyons essentiel comme support du [28] développement de l'esprit scientifique, pou-vons-nous dire que Cardan soit ici un professeur utile, un pédagogue qui accentue la pensée scientifique et qui la place dans la bonne direc-

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tion du progrès ? Il faut plutôt dire le contraire. Une telle « théorie », si elle était enseignée, si elle recevait la dignité d'un enseignement - si elle était vraiment enseignable - retarderait la culture. Elle renforcerait l'infantilisme de l'expérience matérialiste naïve. Mieux vaudrait, pour le disciple, que le maître fût muet. Le disciple, devant le fait, tombe-rait peut-être de lui-même dans de telles rêveries puisque notre pensée a deux bords : une frange qui s'éclaire péniblement dans un long tra-vail de comparaisons discursives menant aux concepts scientifiques et une pénombre qui tend de soi-même à s'élargir pour retrouver les ar-chétypes de l'inconscient. Mais ces rêveries de la psychologie noire, le disciple aurait du moins la pudeur (c'est le mot exact) de ne les point communiquer. Il refoulerait les images matérielles comme celle de la paille assoiffée quand viendraient les heures de pensées claires ; il se déterminerait, comme conscience claire, dans des attitudes objectives par des essais de variation des conditions extérieures ; il chercherait peut-être à voir à quelle distance opère l'attraction. Sans doute, il est difficile de placer d'emblée une expérience en milieu rationaliste, en milieu intellectuellement sain. A suivre la simple désignation de plus en plus correcte des faits, on s'aperçoit que le rationalisme est une len-te acquisition. L'application du rationalisme à la matière - on le voit nettement et dans l'exemple de l'ambre noté d'après Cardan - est beau-coup plus difficile que son application à la forme. Le matérialisme rationaliste, voilà une culture qui ne prend ses véritables forces d'ex-plication qu'à un certain point de son développement. Son premier acte est précisément de barrer les commentaires semblables à ceux de Cardan, en opérant une division claire et nette de l'imagination maté-rielle centrée sur le mystère de la matière et le travail rationnel discur-sif de l'inter-matérialisme.

Mais notre argumentation n'aurait pas toute sa force si nous nous bornions à prendre nos exemples dans un vieux grimoire. Il n'est pas impossible de trouver les cerveaux les plus clairs séduits soudain par quelque image mal psychanalysée. De Cardan rapprochons - un ins-tant ! - Ernst Mach.

Mach qui fait dans son célèbre ouvrage, La mécanique, plusieurs déclarations d'hostilité à la mythologie - dont il parle d'ailleurs avec une évidente incompétence - n'hésite pas à écrire (trad., p. 33), « nous reconnaîtrons alors - et nous commençons actuellement à le faire - que notre sensation de faim n'est pas essentiellement [29] différente de la

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tendance de l'acide sulfurique vers le zinc, et que notre volonté n'est pas si différente de la pression de la pierre sur son support ».

Sans doute la comparaison a pour but d'affirmer un matérialisme de la sensation. Mais les métaphores marchent sans fin, marchent tou-tes seules. La « tendance » de l'acide sulfurique vers le zinc ? - Et na-turellement aussi la tendance du zinc vers l'acide sulfurique. Alors il faudra, en s'aidant de la double lumière des comparaisons de Mach, non seulement dire que la faim est la tendance d'un estomac vers le pain - mais aussi la tendance du pain vers l'estomac. En somme, en suivant les images que Mach a l'imprudence de suggérer, le pain lui aussi est affamé, il a faim d'être mangé.

Non. Il faut arrêter net les comparaisons entre les impressions sen-sibles et les idées matérialistes. Toute comparaison est germe de my-thologie. Elle tend à expliquer par les fausses lumières de la connais-sance commune ce qui devrait être discursivement éclairci. Presque toujours la comparaison ramène l'esprit à la frontière de l'incons-cient 5

éphémère. Dans une culture du matérialisme chimique, il faut lut-ter contre la puissance des images matérielles. Elles sont, sans doute, ces images matérielles, de merveilleux facteurs de rêveries esthéti-ques. Mais, s'il s'agit d'atteindre à l'objectivité matérialiste, il faut dé-signer cette objectivité dans la relation d'une matière particulière à une autre matière particulière, en effaçant tout rapport au sujet. Encore une fois, tout matérialisme scientifique est fondamentalement un inter-matérialisme. Il faut prendre cet inter-matérialisme à son commence-ment : l'expérience de la réaction de deux matières différentes et ne pas surcharger cette expérience par des commentaires impressionnis-tes.

. Dans une culture scientifique, il faut confiner les images et les métaphores dans leur rôle de lumière

5 Cf. Sandor Ferenczi, Farther contributions to the theory and technique of psy-

choanalysis, 1950, p. 397.

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XI Mais se taire est souvent plus difficile que parler. Et l'on n'atteint

pas aisément à ce stade de la conscience rectifiante qui est pourtant le réel point de départ de la phénoménologie matérialiste. Comment met-tre vraiment l'initiation elle-même dans une exacte orientation cultu-relle ?

D'une manière plus sensible peut-être que dans toute autre culture objective, l'initiation en chimie se révèle délicate. Précisément, [30] on ne sait jamais si, dans une telle initiation, on nourrit le matérialis-me inconscient ou si vraiment on ouvre l'esprit au matérialisme ins-truit.

Les meilleures intentions peuvent ici manquer le véritable but culturel. Ne prenons comme exemple que le livre de Marie Montesso-ri : De l'enfant à l'adolescence où la grande éducatrice nous paraît donner à la leçon de choses, si utile dans l'enfance, un rôle trop persis-tant dans la culture d'un adolescent. Pour expliquer que l'eau absorbe l'anhydride carbonique et qu'elle en reçoit la propriété acide, faut-il dire : « L'eau est donc active, gourmande, capable de contenir une énorme quantité de ce gaz dont elle est avide et qui est son collabora-teur dans cette œuvre importante qui consiste à dévorer la pierre... » (trad., p. 70). Nous avons souligné trois mots du texte, trois mots qui n'ont pas besoin d'être enseignés puisqu'ils sont - hélas ! - dans l'in-conscient de tous. A force de se mettre « à la portée des enfants », le maître s'infantilise. Quelques pages auparavant la leçon professait déjà (p. 68) : l'eau, « c'est de la pierre qu'elle est le plus insatiable, et elle ne cesse jamais de la dévorer. Elle court à sa recherche dans la pro-fondeur de la terre ». Une telle leçon enseignée au seuil de l'adoles-cence serait un retard à l'adolescence. Ah ! qu'on voudrait parfois qu'un maître de silence doublât le maître des expériences 1 Quand on a tant à montrer, pourquoi tant parler ? « On peut supposer, dit encore l'éducatrice, que seuls existaient, invisibles, l'hydrogène et l'oxygène ; survint une explosion : les cataractes du ciel s'ouvrirent et voilà l'eau créée. » Voilà surtout le maître en état de culture satisfaite d'elle-même. Il retrouve des formules de prophète.

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Sans doute, pour toute connaissance, les premières leçons deman-dent des prouesses pédagogiques. Elles ont le droit d'être incomplètes, schématiques. Elles ne doivent cependant pas être fausses. Maria Montessori verse de l'acide sulfurique sur du sucre - est-ce vraiment une leçon de départ ? En tout cas, le commentaire est mauvais. Le professeur s'exprime ainsi : « Ce sucre qui est blanc est pourtant, en substance, un morceau de charbon. » Non, le sucre est sucre, le char-bon est charbon. C'est seulement quand on aura fait comprendre que le sucre est un hydrate de carbone et que l'acide sulfurique est un déshy-dratant qu'on pourra expliquer la réaction inter-matérialiste par la-quelle le sucre déshydraté devient du carbone. Il y a donc à proposer sans cesse un canevas théorique pour aborder le matérialisme instruit, pour décrocher le matérialisme instruit du matérialisme naïf, du maté-rialisme imaginaire. Nous donnerions volontiers ce minimum [31] de théorie qui engage l'expérience, qui pense l'expérience, comme un exemple élémentaire du rationalisme appliqué.

Au surplus, en chimie - nous aurons bien souvent l'occasion de le redire - la prise sur la nature correspond à une période révolue. Quand la leçon de choses se donne, comme choses, l'acide sulfurique et le sucre, elle est déjà une leçon de choses sociales. De même l'hydrogè-ne et l'oxygène sont à bien des égards, si l'on ose s'exprimer ainsi, des gaz sociaux, des gaz de haute civilisation ! C'est un anachronisme que d'en faire, dans un style biblique, les instruments d'une hypothétique genèse. Quand le chimiste voudra développer des vues sur la genèse des éléments chimiques, il le fera avec la prudence scientifique de no-tre temps, en posant le problème complexe au niveau du savoir le plus développé. Il est d'une mauvaise vulgarisation de donner comme élé-mentaire un problème qui ne l'est pas. Nous avons, dans un précédent ouvrage, assez insisté sur la nécessité d'inclure la culture dans la cité scientifique qui la garantit. La science des substances n'échappe pas à cette obligation. Plus que toute autre, peut-être, elle doit le plus tôt possible s'inscrire dans la modernité. Cette inscription rapide est né-cessaire du fait même que dans la connaissance de la matière nous découvrons, à la base, des motifs d'entraînement vers des valorisations inconscientes qui sont autant d'obstacles à la culture. Il faut donc le déclarer nettement : les substances étudiées par le matérialisme ins-truit ne sont plus, à proprement parler, des données naturelles. Leur

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étiquette sociale est désormais une marque profonde. Le matérialisme instruit est inséparable de son statut social.

Il est d'ailleurs très frappant que Maria Montessori, dont nous ve-nons de critiquer les leçons de chimie, soit précisément si bien avertie du drame culturel qu'est toute adolescence. C'est elle qui dit, avec une extrême sensibilité, que l'adolescent est « un nouveau-né social » 6

. Ce nouveau-né culturel ne doit donc pas recevoir une nourriture spiri-tuelle d'un autre âge. On ne doit pas apporter d'aliment au matérialis-me infantile. Que ce matérialisme infantile garde de nombreuses com-posantes dans la mentalité adulte, c'est sans doute un fait. Cela ne rend que plus nécessaire la discrimination des principes de culture objecti-ve et des éléments de convictions subjectives dont les racines descen-dent au fond de l'inconscient. Dans toute culture, souvenons-nous de la parole pascalienne, « tout ce qui a été faible ne peut jamais être ab-solument [32] fort ». Dans une prise de culture il faut commencer droitement. Et nous revenons ainsi, par les voies les plus diverses, à cette dialectique de nature et de culture sur laquelle nous voulons en-core insister en conclusion à cette trop longue introduction.

XII L'homme est homme par sa puissance de culture. Sa nature, c'est

de pouvoir sortir de la nature par la culture, de pouvoir donner, en lui et hors de lui, la réalité à la facticité. L'énorme masse de la nature dé-sordonnée devant le petit lot des phénomènes ordonnés par l'homme ne peut servir d'argument pour prouver la supériorité du naturel sur le culturel. Bien au contraire, la science contemporaine qui se développe et qui crée à partir de l'énorme chaos naturel donne tout son sens à la puissance d'ordre latente dans les phénomènes de la vie. Prenons le problème en chimiste.

La Terre, dans ses phénomènes actuels, est bien pauvre en ensei-gnements chimiques. Sans doute nous marchons sur des sulfures et

6 Loc. cit., p. 115. L'auteur ajoute : « Les médecins disent qu'à cet âge sévit une

mortalité qui peut se comparer à celle des bébés. »

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des oxydes, nous habitons des carbonates. Mais les minéraux ne sont plus que des histoires, de lointaines histoires, d'une activité inter-matérielle arrêtée. A cet égard, les minéraux naturels sont, si l'on ose dire, des fossiles de pensée scientifique. Le monde inanimé est un monde presque dépourvu de phénomènes inter-matériels. Il faut l'oc-casion de la foudre pour faire de l'ozone. Il faut un volcan pour prou-ver que le laboratoire de la Terre est encore, dans les profondeurs, en activité. Mais toute cette chimie cosmique est, en quelque manière, irrégulière. Quand on en parle dans les livres pour exciter l'intérêt à la science, de tels phénomènes tombent sous la loi d'une chimie grandi-loquente sans grande portée culturelle. Au contraire, quand la science contemporaine va s'instruire sur les phénomènes de la chimie stellaire, sur les phénomènes des rayons cosmiques, quand elle retrouve ainsi le laboratoire de la nature, c'est après avoir parcouru un long préambule d'études techniques poursuivies dans les laboratoires de la cité scienti-fique. Directement, le phénomène naturel en chimie n'instruit plus guère.

C'est précisément les phénomènes de la vie qui ont en quelque sor-te réintroduit les phénomènes chimiques sur la planète matériellement endormie, devenue chimiquement inerte. La plante est un alambic, l'estomac est une cornue. Avec les êtres vivants, il semble que la natu-re s'essaie à la facticité. La vie distille et filtre. La planète verte, les forêts et les prés, font de la photochimie et absorbent chimiquement l'énergie du soleil. Mais tous ces phénomènes [33] anté-humains vont être dépassés quand l'homme arrive au stade culturel. Le véritable principe oeuvrant du matérialisme actif, c'est l'homme même, c'est l'homme rationaliste. Si l'on nous permettait de nous servir - pour une fois - d'un type d'expression périmé, nous dirions volontiers : la Natu-re voulant faire vraiment de la chimie a finalement créé le chimiste.

Si l'on accepte cette perspective, on peut considérer que, vis-à-vis des phénomènes chimiques naturels, la vie institue un premier ordre de facticité, elle développe parfois des phénomènes chimiques qui n'avaient pas eu cours dans les combinaisons chimiques anté-vitales. Et puis, au-dessus de cette première facticité, apparaît, en deuxième facticité, l'action rationaliste de l'homme chimiste qui fait autre chose que ne faisait la vie, qui fait autrement ce que la vie avait fait dans l'ordre de la création des substances.

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Ce sont là, dira-t-on, des vues de philosophe. Du moins ce sont là des vues d'un philosophe qui fait, sur le domaine qu'il a choisi, son métier, celui de désigner aussi objectivement que possible la hiérar-chie des valeurs de culture. Et nous sommes ici devant l'accession même aux valeurs de culture. Mais le philosophe n'est pas aussi isolé, aussi solitaire qu'on pourrait le penser. Et l'histoire de la chimie ne manque pas de savants qui ont défini leur science comme une science de la transformation radicale des substances naturelles. Un grand chi-miste, Charles Gerhardt, n'hésitait pas, voici un siècle, à définir l'être chimique par cette transformation radicale. Pour lui, les corps chimi-ques sont ceux qui « naissent d'êtres dissemblables » 7

Certes, une telle inversion dans les intérêts de la connaissance qui semble faire passer l'être chimique avant l'être vivant peut choquer. Mais n'est-ce pas là un fait historique ? Pourquoi donc la science chi-mique est-elle plus développée que la science biologique ? Pourquoi aussi la biologie actuelle, fort justement occupée à trouver ses thèmes de progrès autonome, reste-t-elle tributaire de la chimie. La chimie biologique et la biologie chimique se constituent en une région du ma-térialisme instruit.

. Les corps vi-vants ont un destin plus monotone : ils se reproduisent. Ils ne peuvent donner naissance qu'à des êtres semblables à eux-mêmes. Ils ne sui-vent qu'une chimie partielle, beaucoup moins variationnelle que la chimie rationaliste du chimiste contemporain.

Mais sans nous étendre sur ces perspectives philosophiques [34] pourquoi donc reçoit-on un choc quand on pose la supériorité de l'être qui naît d'êtres dissemblables sur l'être qui, comme le vivant, naît d'êtres semblables ? Ce ne peut être qu'en vertu de privilèges épisté-mologiques accordés aux intuitions de la vie. Or, ces privilèges ne re-posent que sur des intuitions naïves, ou du moins sur une prétention à une intuition directe, sans valeur pour une étude scientifique de la bio-logie. Ce fut un progrès quand on eut retranché des conceptions de la matière l'intuition d'une vie minérale. Nous ne sommes pas éloigné de croire que la biologie scientifique n'a rien à gagner à accueillir une intuition de la vie.

7 Charles GERHARDT, Introduction à l'étude de la chimie par le système, uni-

taire, Paris, 1848, p. 4.

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Mais, ne visons pas si haut. Restons dans le domaine où les preu-ves abondent. Un vrai chimiste voit précisément des transformations là où notre pensée paresseuse voit des extractions. Il est des gens qui croient encore qu'on « tire » le gaz d'éclairage de la bouille. Charles Gerhardt sent le besoin d'écrire, en 1848, « le gaz qui éclaire nos rues ne préexiste pas dans le charbon de terre avec lequel on le prépare. Avec le bois ou la fécule, l'industrie fabrique du sucre ; avec le sucre, de l'esprit de vin ; avec de l'esprit de vin du vinaigre ; et, cependant, il n'existe ni sucre dans le vin ou la fécule, ni alcool dans le sucre, ni vinaigre dans l'alcool ». Nous aurons à revenir sur ces transformations successives, sur ces synthèses progressives. Insistons seulement sur ce fait que le texte que nous citons a plus d'un siècle d'existence. Si on avait encore besoin d'exemples on en trouverait dans la quotidienne production des nouveautés chimiques.

Charles Gerhardt ajoute, renforçant sa distinction entre une science qui transforme et une science qui décrit (loc. cit., p. 9) : « Nous le ré-pétons, la chimie proprement dite est dans les métamorphoses, dans les générations de la matière ; c'est là son caractère fondamental. Elle dévoile, dans les corps, leur origine et leur fin. La physique ne les considère qu'en tant qu'ils persistent. »

Ce dernier jugement sur la physique est sans doute à réviser. La physique, elle aussi, sous certaines de ses formes modernes, est sous la domination d'une philosophie de la transformation. Précisément, dans la synthèse épistémologique contemporaine où physique et chi-mie s'éclairent mutuellement, il faut noter l'implication des notions de matière et d'énergie. Nous aurons à étudier ainsi un matérialisme de l'énergie. De ce fait la puissance de transformation de la science à l'égard de la matière est encore accrue, de sorte qu'on peut tenir com-me une bonne définition de la chimie le caractère fondamental dégagé par Gerhardt : la chimie est la science des transformations et des créa-tions matérielles.

Nous reviendrons par la suite sur cette essentielle productivité [35]

du matérialisme instruit ; mais, il importait, dès notre introduction, de présenter cette productivité comme un caractère fondamental du maté-rialisme. Nous nous trouverons d'ailleurs constamment devant le mê-me paradoxe philosophique : c'est par le nombre accru des substances

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que s'institue de plus en plus rationnellement l'ordre matériel. Ce n'est pas, comme le voudrait l'esprit philosophique traditionnel, du côté de l'unité de matière que sont les sources de la cohérence des doctrines. C'est du côté de la complexité ordonnée.

Ainsi, en suivant le travail discursif de la science, on se rend comp-

te que le pluralisme des transformations matérielles foisonne, que les diverses matières créées sont aussitôt des raisons pour augmenter le pluralisme de base, de sorte que le pluralisme de base s'accroît du propre accroissement du pluralisme de sommet. Il faut donc s'instruire au niveau de cet accroissement.

Dès lors le problème de l'unité de la matière qui a tant préoccupé

les philosophes ne peut plus être posé comme un problème initial. Il est plus exactement terminal. La science moderne fait apparaître l'ex-trême vanité des solutions philosophiques qui ont été proposées. Il semble ainsi que le problème de l'unité de la matière se pose en des termes sans cesse renouvelés aux différents stades de progrès de la science. Chaque génération comprend alors, d'une manière récurrente, que le problème de l'unité de la matière était mal posé par la généra-tion précédente. Un seul exemple : comment un grand chimiste com-me Berthollet, un expérimentateur chevronné, pouvait-il se satisfaire d'une vue comme celle-ci : « Les puissances qui produisent les phé-nomènes chimiques sont toutes dérivées de l'attraction mutuelle des molécules des corps à laquelle on a donné le nom d'affinité, pour la distinguer de l'attraction astronomique. Il est probable que l'une et l'autre ne sont qu'une même propriété 8

8 BERTHOLLET, Essai de statique chimique, 1805, Introduction. De telles

vues unitaires - aussi faciles que stériles, retiennent longtemps l'attention des philosophes. Quatre-vingts ans plus tard L. Bourdeau se réfère encore à l'opi-nion de Berthollet. Il écrit : « Tout porte à supposer que l'action chimique est analogue à l'action physique et se rattache à la gravitation. » Dans le langage de Bourdeau, la combinaison est une « collocation » (Théorie des Sciences. Plan de science intégrale, Paris, 1882, t. II, p. 272).

. » Pour montrer la vanité de telles vues de l'esprit, qui rapprochent l'astronomie et la chimie d'un trait de plume, il suffit, nous semble-t-il, de donner un autre texte où,

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cette fois, la synthèse gratuite perd toute mesure. Dans la même année où Berthollet publiait son Essai de statique chimique, de Bonald pu-bliait une seconde édition « revue et corrigée » de son ouvrage : Du divorce considéré au XIXe siècle [36] relativement à l'état domestique et à l'état public de société. On y lit (p. 68) : « Ainsi la similitude des êtres humains a produit des rapports entre eux.... comme la similarité des êtres matériels, considérés dans leur substance, produit des affini-tés ou rapports chimiques. » Des rapprochements entre thèmes si loin-tains enlèvent aux deux thèmes toutes valeurs de culture. Si des intui-tions vagues peuvent bien s'adresser aussi à l'astronomie, à la chimie et à la sociologie, c'est qu'elles ne sont pas dans l'axe d'une recherche, dans l'axe du travail scientifique. En fait, toute vue synthétique doit être préparée discursivement par des études précises. Si l'on n'a pas vraiment suivi l'immense évolution des connaissances sur la matière, le problème de l'unité de la matière se formule en des questions pré-maturées. Ces questions, philosophiques, sorties d'un lointain passé, sont, à l'égard de la pensée contemporaine, des questions d'ignorant. Parfois le philosophe s'étonne que le savant moderne ne réponde pas à de telles questions. Il se prévaut de ce silence de la science sur ces « grands problèmes » de l'unité de l'être pour dénoncer la pauvreté philosophique de la pensée scientifique. Ainsi, c'est aux heures où les problèmes de la synthèse prudente et méthodique se posent explicite-ment, en réunissant des données plus nombreuses, plus claires, mieux vérifiées, aux heures mêmes où le difficile travail synthétique réussit que le philosophe se perd dans la nostalgie de la simplicité perdue. Mais, dans le règne de l'expérience, les origines sont de faux départs. Et cela est particulièrement sensible à l'égard des connaissances sur la matière. Nous avons déjà donné plusieurs arguments prouvant que la phénoménologie de la matière doit s'engager dans une sorte de deuxième position. Dans tout le cours du présent ouvrage, nous aurons à montrer une dialectique entre la recherche de l'unité et le constant travail de différenciation. Si l'on atteint, dans des domaines particu-liers, à une vue unitaire sur les phénomènes de la matière, aussitôt cet-te vue unitaire favorise la conscience diversifiante et l'aide à formuler des plans de création pour des substances nouvelles. Toute perspective vers l'unité de la matière est immédiatement retournée en un pro-gramme de créations de matières. Plus nous approchons de la période moderne, plus efficace devient cette dialectique. Les premiers essais de rationalisme unitaire ne servent à rien. Ce sont des vues de l'esprit.

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Ce sont des vues philosophiques. Il faut vraiment venir aux temps modernes pour que le rationalisme chimique devienne un plan d'ac-tion. Nous devrons donc décrire plusieurs rectifications du savoir pour arriver, au vrai départ, à l'origine du matérialisme actif.

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[37]

Le matérialisme rationnel

Chapitre I Le rationalisme arithmétique de la matière sous des formes

prématurées

« On a beau se moquer de ses béquilles, on ne marche pas mieux pour cela.

Henri HEINE, De l'Allemagne, trad., 1884, t. 1, p. 117.

I

Retour à la table des matières

On a cru longtemps que pour l'étude de la matière, les caractères les plus manifestes étaient les caractères les plus essentiels. Et c'est ainsi que les 4 éléments : la terre, l'eau, le feu et l'air, qui correspon-dent à des expériences matérielles si manifestement distinctes, ont pu sembler propres à expliquer tous les phénomènes de la substance des choses. Cependant, tout compte fait, ces éléments sont plutôt les élé-ments d'une cosmologie que les éléments de base pour une étude ex-périmentale de la matière. Dans notre introduction, nous avons eu à distinguer entre phénoménologie des objets et phénoménologie de la matière. Si nous devions considérer dans toute son ampleur la doctri-ne des 4 éléments de la matière, il nous faudrait à côté de l'instance

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des objets et de l'instance de la matière considérée, une instance cos-mologique. Nous aurions ainsi trois phénoménologies à fonder, trois attitudes de la conscience à définir selon que la conscience s'éclaire vis-à-vis des objets, vis-à-vis des natures, ou vis-à-vis de l'Univers, ou plus exactement des Univers. Nous reviendrons sur cette dernière atti-tude dans un autre ouvrage. Mais dans ce livre où nous nous orientons lentement sur des vues de la science positive il faut que nous indi-quions au passage toutes les déviations de l'histoire des idées. Et c'est une déviation, et c'est une idée simple, et c'est une idée philosophique de poser un élément d'origine, d'espérer expliquer le monde par l'eau, par le feu, par l'éther. Des trois instances d'extériorisation : objets, ma-tières, [38] mondes, la plus objectivante, celle qui donne à la cons-cience son attitude la plus réaliste, c'est, de toute évidence, l'instance matérialiste. Il nous faudra donc la dégager de l'instance objectiviste et de l'instance cosmologique. Cela ne peut se faire brutalement parce qu'à cet égard l'histoire de la pensée scientifique ne connaît aucune brutalité. Tout est mêlé dans les pensées naïves, par exemple il y a une objectivité du feu, une matérialité du feu, une cosmicité du feu et tout cela fait une philosophie à laquelle la tradition pourrait donner un grand nom.

Mais, pour être net par la suite, restons un peu longuement dans la position mitoyenne où les éléments jouent deux fois : dans le sens de la matérialité et dans le sens de la cosmicité.

En fait, l'étude de la matière, quand elle prend un aspect un peu po-sitif, se rencontre sur l'étude des matières terrestres, les 3 autres élé-ments venant jouer à l'égard de la terre des rôles moins substantialistes que dynamiques. En d'autres termes, dès que les conditions expéri-mentales deviennent un peu nettes, la doctrine des 4 éléments se dé-symétrise et les 3 éléments : feu, eau, air, s'offrent, comme nous allons le voir, comme des agents plus ou moins actifs devant l'élément plus ou moins passif qu'est la terre.

Insistons un peu sur cette désymétrisation, car elle joue avec beau-coup de précision à la charnière du rationalisme des éléments que nous étudierons bientôt et du réalisme naïf des phénomènes matériels. Cette désymétrisation qui met à part l'élément terre et qui donne aux 3 autres éléments des fonctions d'agents plus ou moins idéalisés est fort propre, croyons-nous, à faire sentir le heurt des conceptions idéalisan-tes et des expériences qui refusent l'idéalisation. Quand les idées se

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symétrisent trop bien, les expériences viennent bientôt s'opposer aux idées. Et c'est ainsi que l'empirisme de l'élément terrestre va, en bien des points du développement de l'histoire, s'opposer au rationalisme des 4 éléments. On verra alors s'instituer un rationalisme des 3 princi-pes actifs (eau, feu, air) s'appliquant, comme moyens de transforma-tion, aux matières terrestres pour les dissoudre, pour les volatiliser, pour les purifier. La séparation entre le rationalisme et l'empirisme s'est déplacée. Mais leur rapport épistémologique subsiste : dès qu'on instaure un rationalisme des agents, il fonctionne pour expliquer la diversité de l'expérience. Examinons donc d'un peu plus près ce mo-ment de l'histoire du matérialisme où une doctrine des 3 principes en-treprend de résumer tout le dynamisme des phénomènes matériels.

Ces 3 principes, au temps de Paracelse, sont le mercure, le soufre, le sel. De longues discussions traversent l'alchimie et la [39] préchi-mie 9

On voit ainsi comment les 4 éléments et les 3 principes sont mis en relation pour unir la cosmologie et la chimie. Ils règnent sur le monde et sur la matière. Il faut donc toujours considérer les éléments au dou-ble point de vue des éléments-principes et des éléments-matières.

pour savoir si ces principes doivent être vraiment rattachés au mercure, au soufre et au sel communs. Le mercure philosophique n'est-il pas le principe de toute liquidité, la force même qui provoque toute dissolution ? Dans cette vue, le mercure commun n'apporte qu'un exemple de cette puissance de dissolution quand il dissout l'or ou l'argent. Mais, dans cette expérience, c'est le mercure philosophi-que qui agit et quand on pensera action et non seulement substance, il faudra reconnaître l'action de ce mercure philosophique dans toute dissolution d'une substance. De même, le soufre philosophique est le principe du feu et le soufre commun, riche sans doute de soufre philo-sophique, ne donne qu'un exemple du principe en action dans toute flamme. Quant au sel principiel, il est vraiment « le sel de la terre », le principe qui donne à la terre sa consistance et sa fécondité. Pour Ber-nard Palissy, dont bien des pages appartiennent à la préchimie, le sel est le principe congélatif.

9 Nous distinguerons toujours dans cet essai entre ces deux corps de doctrine :

l'alchimie se développant dans un climat idéaliste, tandis que la préchimie prépare le matérialisme scientifique.

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À elle seule cette dualité porte la marque d'un esprit métaphysique qui veut réaliser le général sous le particulier, qui veut penser en pro-fondeur avant d'avoir exploré toute la surface.

Quand, au XVIIe et surtout au XVIIIe siècle, l'attention se porta sur les « esprits », sur les « gaz », sur « les airs » qui sortaient des ré-actions, la chimie adjoignit aux 3 principes de Paracelse le principe aérien. Mais cette adjonction ne changea guère la philosophie de la matière. Sans doute, il était plus difficile de penser un principe aérien comme valeur substantielle de l'air commun, qu'un principe igné à l'origine de toute combustion. On aurait donc pu, en cette occasion, résister au dédoublement métaphysique des principes et des matières. En fait, pour bien des philosophes, la pensée sur deux plans persista. Il n'est pas facile de rompre avec les habitudes de dualisme substantiel, trace de la division des instances de la matière et de la forme. Mais nous aurons bien des occasions de signaler la difficulté de s'installer dans un matérialisme unitaire établi sur le plan bien homogène de l'expérience matérielle scientifique.

[40] De toute manière, on voit clairement qu'une philosophie des 4 élé-

ments reste attachée à des thèmes trop généraux, à des principes dy-namiques mal définis. On peut bien dire qu'avant les temps modernes, les phénomènes spécifiquement matériels n'avaient pas trouvé, malgré des siècles de pensées philosophiques et d'expériences communes, leur premier encadrement. Aucun phénomène chimique n'avait trouvé réellement une description positive formulée dans le style des trans-formations fondamentales de la matière, dans le style d'un strict in-termatérialisme.

On peut affirmer, par exemple, que les phénomènes de la combus-tion ne pouvaient trouver un rudiment d'explication tant qu'on les considérait comme les phénomènes du feu, comme les phénomènes directs de l'élément feu, comme la manifestation d'un principe igné. Il faudra que la combustion soit caractérisée dans ses effets chimiques par l'étude des matières transformées pour qu'on en comprenne le sens matériel. Alors la combustion passera du rang d'un phénomène cosmi-que au rang d'un phénomène matériel. On comprend du reste l'impos-sibilité de comprendre matériellement la combustion tant qu'une des matières intervenant dans le phénomène (l'oxygène) était inconnue. Le

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fait que l'air était nécessaire à la combustion n'avait certes pas échappé aux chimistes mais on ne comptabilisait pas bien l'importance de l'air dans un bilan précis des matières engagées dans la combustion. La notion d'élément naturel restait une valeur sourde de l'explication. Priestley, qui est cependant un des plus grands savants artificialistes du XVIIIe siècle, garde encore une valeur au caractère naturel de l'élément air. Ce privilège de l'élément naturel apparaît dans ce curieux passage où Priestley nous fait, suivant sa coutume, confidence de ses mécomptes devant l'expérience : « Je m'étais figuré une fois que puisque l'air fixe et l'air inflammable sont l'opposé l'un de l'autre en plusieurs propriétés remarquables, leur mélange serait de l'air commun... » Ainsi l'élément naturel eût réalisé la compensation des contraires 10

Nous insistons un peu longuement sur ce point car il nous paraît très propre à montrer la dialectique du naturel et de [41] l'artificiel dont nous verrons par la suite l'action de Plus en plus grande. Nous sommes en effet ici devant un paradoxe épistémologique insigne : l'aspect le plus évident du phénomène de la combustion (le feu) mas-que la réalité profonde, une réalité que le chimiste doit penser maté-riellement, c'est-à-dire dans un intermatérialisme, sans occuper son attention aux jeux infinis de la flamme, sans se laisser prendre à la prodigieuse variété des diverses substances enflammées. On pourrait fixer les temps modernes de la chimie à partir de cette inversion : flamme-cendres. Alors que les cendres sont des résultats offerts à une étude positive, la flamme n'était qu'un phénomène trop pittoresque, trop gratuitement individualisé. Quand Lavoisier prouve que la respi-ration est une combustion (un feu sans flamme), nous entrons plus avant dans le règne de la science moderne de la matière. Au lieu de la phénoménologie naturelle de la flamme qui réveillerait en nous les puissances de l'inconscient, voici l'entrée en action d'une phénoméno-logie dirigée, d'une phénoménologie qui a besoin de l'aide de la cons-

. On le voit, l'accession de l'élément naturel : air au rôle d'élément chimique est particulièrement difficile. On s'explique donc bien qu'on ait pu fort longtemps manquer à comprendre d'un point de vue matériel les phénomènes de la combustion.

10 PRIESTLEY, Expériences et observations sur différentes espèces d'air, trad.,

p. 80.

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cience cultivée, de l'apprentissage, d'un passé de pensée qui n'est pas proprement le passé de notre pensée personnelle.

Ainsi l'expérience scientifique positive passe désormais par l'in-termédiaire d'une essentielle expérience de pensée sociale. Elle est devenue, qu'on le veuille ou non, une réalité d'enseignement. Elle ne peut être séparée d'un dogmatisme légitime puisque ce dogmatisme a, du fait des succès de l'expérience scientifique, une fonction qu'on ne peut méconnaître, une fonction qui échappe aux critiques naïves de la philosophie, aux doutes massifs qui précèdent l'engagement dans l'ex-périence. Quand un phénomène comme la combustion reçoit une si prodigieuse extension comme ce fut le cas pour l'explication lavoi-sienne de la respiration, la réduction de la phénoménalité est totale, est brutale. La flamme, signe de la phénoménalité manifeste, est main-tenant déclarée comme un phénomène sans portée essentielle.

Mais voici la contrepartie : une telle réduction de la phénoménalité n'agit que sur la conscience de la culture scientifique. Une culture « générale » qui n'accède pas à la culture scientifique ne peut guère s'intéresser à des réductions de la phénoménalité qui transforment le monde naturel en un monde artificiel. Une philosophie existentialiste dénoncerait même une telle réduction de la phénoménalité placée si loin des valeurs premières qu'elle ne peut plus être rattachée à la cons-cience de respirer. Jamais une philosophie existentialiste ne consentira à identifier respiration et [42] combustion. En cette occasion, comme en beaucoup d'autres, l'existentialisme est plus près des valeurs oniri-ques que des valeurs d'expérience. N'est-il pas extrêmement significa-tif que les valeurs attribuées par l'inconscient à la respiration soient à la fois des valeurs du feu et des valeurs du rafraîchissement ? L'air balsamique possède - en bonne règle de la valorisation onirique - les deux valeurs contraires du chaud et du froid. Mais, pour trouver le véritable départ du matérialisme instruit, il faut s'engager dans la ligne de l'artificiel, très loin de l'origine de la connaissance sensible, soit dit pour marquer encore au passage la dialectique de la notion d'origine absolue et de l'expérience épistémologique des nouveaux départs pris à des stades de culture de plus en plus avancés.

Ainsi la connaissance discursive de la matière ne peut se satisfaire - moins encore que toute autre connaissance - des premières apparen-ces ; elle ne peut suivre le premier engagement ; elle ne peut même plus suivre le long passé de culture qui était attaché à la considération

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des 4 éléments. Faute d'un encadrement rationnel adéquat, la philoso-phie des éléments restait décousue, occasionnelle, contingente. Dans une telle philosophie de la matière, il n'y avait aucune raison de passer d'une expérience à une autre. L'individualisation des expériences était trop forte. Il y manquait un véritable tissu de pensées scientifiques bien coordonnées. Nous montrerons que la chimie moderne, au contraire, est, dans toute l'acception du terme, un tissu d'expériences, un ensemble croisé d'expériences, ayant chaîne et trame, où la pensée se confirme par de multiples recoupements.

II Mais la simplicité rationalisante peut être aussi stérile que la sim-

plicité d'une adhésion immédiate à des traits manifestes de la phéno-ménalité. On pourra en effet facilement se convaincre que l'alchimie et la préchimie ont longtemps souffert d'un faux rationalisme arithmé-tique. Nous allons donner un léger dessin de ce faux rationalisme ap-pliqué, de ce rationalisme qui impose le nombre quatre à de multiples aspects de l'univers, en relation précisément avec la doctrine des 4 éléments matériels. Il faudra ensuite se demander si ce rationalisme du quatre n'est pas le résultat de sourdes rationalisations, s'il n'est pas le signe de tendances inconscientes cachées. On verra alors, sur cet exemple précis, l'antinomie de la rationalisation et de la rationalité, la curieuse opposition des rationalisations qui ne raisonnent pas, et [43] de la rationalité sans cesse rectifiée, sans cesse discursivement préci-sée.

Mais prenons d'abord le problème dans sa zone claire, dans la zone qu'on donne comme claire en suivant les premières séductions de la connaissance des nombres. Une sorte d'infantilisme de l'arithmétique nous incline à croire que les premiers nombres ont plus de réalité ou se réalisent plus profondément que les nombres plus élevés. On ne veut donc pas aller très loin dans l'ontologie des nombres. L'ontologie des nombres ne veut surtout pas se diluer, ne veut pas se perdre dans une multiplicité indéterminée. Alors certains nombres simples se pré-sentent comme des repos d'ontologie numérique, repos souvent trou-blé par des sollicitations à la réduction. Par exemple, à peine a-t-on

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avancé le quatre, comme nombre organisant la matière, que l'on sent se manifester la sensation de réduire les 4 éléments à 3, de les réduire à 2. La doctrine des 4 éléments est touchée parfois, dans le cours des siècles d'une sorte de mauvaise conscience. La conscience objectivan-te et la conscience rationalisante sont en effet en opposition. « Pour-quoi pas plus », dit la conscience objectivante ? Pourquoi pas moins, dit la conscience rationalisante ? La lutte du quatre et du deux par exemple, est de tous les temps. Ici jouent à la fois les images dynami-ques de l'opposition matérielle et le concept d'opposition logique. Si les éléments se disaient purement et simplement oui et non comme des logiciens qui pensent et contrepensent avec la contradiction, quel-le clarté ! Quelle vue principielle sur l'origine et le destin des choses ! Et si les éléments matériels étaient hostiles deux à deux comme des êtres ennemis, en nette discorde comme des hommes en colère, com-me chien et chat, comme feu et eau, quel réalisme ! Quelle primitive adhésion dynamique à la nature des choses !

Ainsi une sorte de besoin d'admettre une simplicité primitive pré-pare une rationalisation des énigmes. On trouve le secret œdipien en appliquant à l'homme l'arithmétique du deux-trois-quatre. Avec de petits nombres on fait de grands problèmes philosophiques. Déjà, en dessous du 4 s'agitent des querelles ontologiques. Ces querelles prou-vent à elles seules le caractère rationnellement impur des détermina-tions quaternaires. Mais nous reviendrons sur la question. Nous vou-lions simplement avertir le lecteur pour le détourner des fausses valo-risations sourdes et intimes de donner maintenant un exemple des va-lorisations ingénues étalées dans une extension sans bornes.

Voici en effet, en suivant Agrippa, quelques échelles quaternaires qui, parties des 4 éléments matériels, vont former les [44] cadres de toute une cosmologie. On remarquera tout de suite leur excessive do-mination sur les espèces de phénomènes les plus hétéroclites. Cette domination est un signe de rationalisme intempérant, d'un rationalis-me qui obéit à une sorte d'ivresse de la clarté, à un espoir surhumain d'encadrer tout l'univers dans l'unité d'une méthode, à une prétention idéalistique - ici, elle va paraître bien naïve - de dominer le monde par une méthode d'examen.

Le point de départ du processus d'intégration cosmologique d'Agrippa est le suivant : puisque l'univers comporte quatre éléments, il faut que tout dans l'univers et dans l'homme même s'explique d'une

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manière quaternaire. Voici, en simplifiant un peu, l'échelonnement quaternaire d'Agrippa 11

:

À la terre correspondent les pierres À l'eau - - métaux À l'air - - végétaux Au feu - - animaux

Reprenons maintenant les pierres, les métaux, les végétaux, les

animaux et distribuons-les sur le mode quaternaire :

Les pierres peuvent être

Obscures Terre Transparentes Eau Flottantes (Pierres ponces) Air Silex Feu

Les métaux se classent en

Plomb (et argent) Terre Mercure Eau Cuivre et étain 12 Air Or et fer Feu

Les végétaux comprennent

Racines Terre Feuilles Eau Fleurs Air Semence Feu

11 Nous suivons la traduction française de 1727, La Haye : Cornelius AGRIPPA,

conseiller et historiographe de l'empereur Charles V, La philosophie occulte. Cet ouvrage paru en 1533 est très lu et très souvent cité par les alchimistes des XVIe, XVIIe et XVIIIe siècles.

12 Étain = plomb léger.

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Les animaux se classent en

Vers, taupe, reptile Terre Poissons Eau Oiseaux Air Cigales, Salamandres Feu (et d'autres animaux qui ont une « cha-leur de feu » comme les pigeons, les au-truches, les lions).

[45] Après cette deuxième distribution qui joint la domination « ration-

nelle » du quatre à la matérialité des 4 éléments, on peut aborder une troisième distribution. Ainsi l'anatomie d'un animal donnera le quater-naire suivant :

Os Terre Humeurs Eau Chair Air Esprit vital Feu

Un autre étage d'explication aboutira au quaternaire des humeurs :

Humeurs

Bile noire Terre Pituite Eau Sang Air Colère Feu

Bien souvent, on retient les 4 humeurs sans se référer aux élé-

ments. Au lecteur de juger si cet arrière-plan matériel ne ruine pas l'établissement de 4 humeurs fondamentales.

La psychologie trouvera, elle aussi, son plan, d'accord avec le plan universel des substances. L'homme distribué sur le mode quaternaire a les correspondances suivantes :

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Sens Terre Imagination Eau Raison Air Entendement Feu 13

Les gestes de l'homme eux-mêmes - lointaine origine de la psycho-logie du comportement 1 - obéiront à une dynamique des éléments :

Mouvements lents Terre Crainte et paresse Eau Humeur gaie Air Colère (passion) Feu

Aussi facilement, Agrippa « distribue » les planètes

Ciel inférieur Terre Saturne et Mercure (et la Lune) Eau Jupiter et Vénus Air Mars et Soleil Feu

[46] Les fleuves de l'enfer n'échappent pas à cette cosmologie force-

née :

L'Achéron correspond à la terre Le Styx - à l'eau Le Cocyte - à l'air Le Phlégéton - au feu

13 Chez Paracelse, dit JUNG (Paracel, p. 115), les symboles de la lumière se

rapportent toujours à la conscience et au devenir conscient.

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Les anges eux-mêmes suivent la caractérologie matérialiste :

Les chérubins ont rapport à la terre Les thrones et les archanges ont rapport à l'eau Les dominations et les principautés ont rapport à l'air Les séraphins, les vertus et les puissances ont rapport au feu

Et Agrippa, sans bien développer les sommets de sa théologie,

conclut tranquillement (loc. cit., t. 1, p. 26) : « Les éléments sont donc dans l'auteur du monde. »

Naturellement les exemples foisonnent de cette complaisance pour une organisation quaternaire du Cosmos et nous n'aurions pas d'excu-se de nous appesantir sur de telles vésanies, si nous ne rencontrions qu'un rêveur isolé. Ces rêveries n'ont pas toujours l'extrême extension des divisions que nous venons de relater. Mais une courte allusion suf-fit à établir la permanence du thème. Par exemple, Brunetto Latini, au XIIIe siècle, professe que si l'arc-en-ciel se compose de « 4 teintes » c'est parce que chaque élément y met sa couleur 14

Chez d'autres auteurs, l'explication quaternaire est en quelque ma-nière redoublée et l'on croit rendre plus opérant le rationalisme du quatre en le transformant en un rationalisme du seize. On lit dans l'édition critique de l'Univers de Pontas de Thiard de John Lapp (New York, 1950, p. 60) : « Quelques autres donnent quatre qualitez à cha-cun element, pource qu'ils recognoissent seize differences de corps : chaud, froid, humide, sec, pesant, leger, rare, espais, poli, aspre, dur, mol, transparant, opaque, aigu et obtus... desquelles différences, les sens plus corporels sont juges et explorateurs. Le feu est chaud, sec, rare et aigu ; le froid, l'humide, l'épais et l'obtus sont pour l'eau ; et pour l'air, le mol, le poli, le léger et le transparant ; demeurant à la ter-re, le dur, l'aspre, le pesant et l'opaque. »Texte qui dit assez nettement

. Au fond, c'est la doctrine des 4 éléments qui oblige à compter 4 couleurs dans l'Iris et pour renforcer le réalisme on décide que chaque élément est facteur d'une « teinture spéciale ». La rationalisation trouble la simple obser-vation.

14 DENIS, Le monde enchanté, p. 55.

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[47] que le matérialisme naïf ne quitte pas aisément les caractères sen-sibles... Corrélativement à ce réalisme qu'on croit direct, la classifica-tion en 4 fois 4 donne une satisfaction à un rationalisme qu'on tient pour convaincant.

Nous nous sommes permis, au risque de lasser le lecteur, de don-ner dans son intarissable développement cette induction matérielle particulière. Nous voulions ainsi fournir un exemple d'un procédé d'explication aussi peu exigeant du côté de la raison que du côté de l'expérience. De telles analogies qui vont, sans arrêt, d'un domaine d'observation à un autre, nous semblent naturellement maintenant tout à fait gratuites. En les laissant à leur lointain passé on peut croire qu'elles ont eu au moins l'avantage d'une première classification du donné. Mais nous sommes, quant à nous, plus sévère et nous les dési-gnons précisément comme des obstacles épistémologiques, comme des obstacles à l'organisation rationnelle du matérialisme. Pour accen-tuer encore notre jugement, donnons deux excès contraires, emprun-tés, cette fois, au XIXe siècle, l'un dirigé vers une rationalité affirmée dogmatiquement, l'autre négligeant toute prudence, toute raison dans l'application de la quaternité.

Du côté rationnel, comment en effet ne pas s'étonner qu'un histo-rien des mathématiques ait pu affirmer - sans toutefois donner une ré-férence historique - que s'il y eut des essais d'arithmétique à base qua-tre, ils sont dus à l'espoir d'informer rationnellement la doctrine des 4 éléments matériels ? Autrement dit, les 4 éléments matériels auraient incité à construire une arithmétique à base quatre, arithmétique plus réaliste que l'arithmétique formée sur la base dix ou la base douze. Voici en effet ce qu'on lit dans le livre de Libri, Histoire des sciences mathématiques en Italie (t. I, p. 195) : « La division de l'univers en 4 éléments, les 4 âges du monde et les 4 tempéraments de l'homme... prouvent ... que le nombre 4 a été la base d'un système de numéra-tion. » Nous avons souligné un mot du texte, car ce mot indique bien clairement la perversion d'un sentiment de la preuve. Il reste très symptomatique qu'un historien, d'ailleurs averti du développement scientifique, noue aussi facilement une organisation rationnelle, com-me est l'arithmétique, à des constructions imaginaires comme celles que nous avons présentées en résumant la cosmologie d'Agrippa.

Voici maintenant l'autre document où apparaît l'application si évi-demment monstrueuse d'une sociologie du quatre qu'il n'y a pas be-

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soin d'en faire un commentaire. Henri Heine dénonce justement un mémoire « d'un gentillâtre de Wesphalie », « un [48] maître sot », « qui supplie le gouvernement de Sa Majesté le roi de Prusse d'avoir égard au parallélisme conséquent que la philosophie démontre dans l'organisation du monde, et de faire des séparations politiques plus sévères, vu qu'à l'instar de ce qui se voit dans la nature, où sont les 4 éléments le feu, l'air, l'eau et la terre, il y a dans la société 4 éléments analogues qui sont la noblesse, le clergé, les bourgeois et les paysans » 15

Cet anachronisme de la sottise suffit à montrer qu'on ne peut, sans dommage, recommencer des rationalisations périmées.

.

Mais si les applications de la doctrine des 4 éléments, dans le passé comme dans le présent, dénoncent si crûment leur naïveté, si ces ap-plications prennent si facilement des formes délirantes, il faut bien qu'une grande force résiste à la réduction de tels fantasmes. Il nous faut maintenant revenir en arrière et essayer de dégager les sources profondes de convictions qui agissent dans les domaines les plus di-vers. Nous aurons ainsi l'occasion de montrer qu'une philosophie de la matière engage d'abord l'homme entier et qu'il faut par conséquent une tenace psychanalyse pour placer la philosophie chimique dans le cli-mat de la rationalité.

III C'est en étudiant un grand lot de convictions irraisonnées que C. G.

Jung a mis à jour la racine inconsciente de la quaternité. Nous allons brièvement rappeler ces travaux.

En les suivant, nous voyons précisément en action une rationalisa-tion sur base inconsciente bien différente d'une rationalisation qui s'appuierait sur la rationalité effective des nombres. Si l'on descend dans cette région d'une arithmétique inconsciente, il semble que les nombres ne servent plus à compter ; ils servent bien plutôt à nommer.

15 Henri HEINE, De l'Allemagne, nouv. édit., 1884, t. I, p. 179.

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Qu'on relise, par exemple, dans le livre Symbolik des Geistes (Zurich, 1948) le chapitre consacré au « problème du quatre » et en particulier le paragraphe qui a pour titre : Die Psychologie der Quaternität. Le quaternaire y est donné comme un achèvement du ternaire, lui-même donné comme une domination de la dualité. Les nombres s'avancent de l'un au quatre comme les avatars de la sexualité, les nombres im-pairs étant porteurs de la valeur masculine, les nombres pairs porteurs de la valeur féminine, sans d'ailleurs que cette numération sexuelle puisser aller très loin. C'est déjà trop d'exprimer ces valeurs sous les signes abstraits et généraux du pair et de [49] l'impair. Pour dégager la valeur des symboles, il faut suivre leur lent déplacement et les déter-miner précisément comme des arrêts du processus de symbolisation. Arrivée au quatre, l'arithmétique de la sexualité paraît bien terminée. Et c'est précisément pour cela que commence avec le symbole du qua-tre l'intempérance des applications dont nous avons donné quelques exemples.

Sans doute la conscience rationnelle condamne bien vite, sous le nom de billevesées cette arithmétique sexualisée. Mais un lourd psy-chologisme n'en reste pas moins en surcharge des pensées raisonna-bles et l'inconscient, qu'on le veuille ou non, coule ses propres intérêts dans les premiers signes ; il fonde lui aussi son arithmétique sur ses propres valeurs suivant l'intense dialectique de la sexualité. Qu'on ne s'étonne pas alors de voir les symboles les plus divers touchant les mythes, les religions, les contes, les rêves, se confirmer les uns les autres. Sans doute, on ne suit pas volontiers la diffusion de ces symbo-les obscurs dans les premières expériences objectives. On répugne à inscrire une action inconsciente à la base d'un savoir objectif, à la base d'un savoir scientifique. On sait bien que l'attitude scientifique consis-te précisément à résister contre cet envahissement du symbole. Mais on fera mal le bilan des valeurs scientifiques si on laisse de côté toutes ces germinations singulières qui, elles aussi, prétendent produire des formes objectives.

En effet, tandis que l'inconscient compte en valeurs de libido, la sublimation va se déterminer en des figures géométriques faciles. Quelle tentation de se masquer dans la lumière même des images ! Avec le trois rêvé dans sa masculine chaleur, en sa figure de feux tout en pointe, apparaîtra le triangle. Avec le triangle, les poussées incons-cientes affleurent dans la claire conscience. Mais ce n'est pas le trian-

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gle avec des bissectrices, des médiatrices, des hauteurs, c'est un trian-gle vraiment plein, vraiment poussé d'un seul germe, du germe igné. À ce point de virement de l'inconscient et du conscient, les recherches de C. G. Jung nous permettent de poser la double perspective d'une di-phénoménologie, d'une phénoménologie qui révèle, d'un côté, la prise de conscience elle-même, l'ascétisme de la conscience qui trouvera sa joie dans les disciplines scientifiques - et une phénoménologie qui re-connaît d'un autre côté, la sourde persistance de l'inconscient, l'avidité jamais satisfaite de rêveries inconscientes. Jamais sans doute nous ne parviendrons à équilibrer nous-même cette diphénoménologie à la-quelle nous réfléchissons depuis plusieurs années. Dans les présentes pages nous surchargeons le plateau inconscient. À la fin du présent livre nous n'aurons plus guère en vue qu'un [50] schématisme claire-ment intellectualisé. Mais ce déséquilibre n'est pas uniquement notre fait. Il est dû précisément au progrès de l'artificialisme, à ce que l'es-prit scientifique dans le matérialisme chimique s'instruit en désertant la matière naturelle au profit de la matière humainement artificialisée. Nous faisons ces dernières remarques pour ne manquer aucune occa-sion de rappeler le thème général de nos réflexions sur cette étonnante institution d'une doctrine des substances socialisées de part en part.

Du quatre inconscient au carré, même virement des valeurs in-conscientes et conscientes, même commerce impur de rationalisation et de rationalité. Comparé au triangle, le carré enferme mieux, il contient plus massivement, il garde plus solidement tout ce que le rêve confie à son intimité. Le carré est maternel. Le carré est terrestre. À lui seul, il figurera la maternité de la terre, la féminité forte. Les rai-sons claires viendront après pour donner à l'élément terre la forme du cube. Pour Platon - voyez le Timée - le cube est le corps géométrique d'évidente stabilité. Qu'on médite un peu et l'on verra qu'on n'arrive pas facilement à conjoindre le symbole du carré formulé dans sa ri-chesse de rêveries inconscientes et la figure du cube livrée, par Platon, aux jeux géométriques de la raison 16

16 Cf. E.-M. BRUINS, La chimie du Timée, apud, Revue de Métaphysique et de

Morale, juillet 1951, p. 267.

. Là encore une diphénoménolo-gie devrait se mettre à l'oeuvre pour creuser, si possible en même temps, les deux perspectives opposées des valeurs de l'inconscient et des valeurs de la conscience. Il ne va pas de soi que ces deux perspec-

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tives se séparent par une décision logique, dans un choix définitif. Il faut vraiment en venir à des situations très décidément objectives, comme les situations culturelles modernes, pour être sûr d'assumer une conscience d'absolue rationalité. Qu'on se souvienne aussi que si la conscience de rationalité est éminemment éducable, l'inconscient se maintient, contre vents et marées, dans l'intégralité de ses valeurs spé-ciales. Nous ne donnerions certes pas notre adhésion à la première partie du diptyque de C. G. Jung quand il écrit : « La conscience se laisse dresser comme un perroquet, mais l'inconscient résiste 17

Bien entendu, dans les temps modernes, quand il y a un contact, si insuffisant qu'il soit, entre les valeurs inconscientes et les valeurs ra-tionnelles, l'inconscient se masque. Mais il continue à jouer un rôle et l'on ne gagne rien à effacer par décret un règne inaliénable, un domai-ne qui ne reçoit aucun processus d'aliénation.

. » Pour nous, l'éducabilité rationaliste n'a absolument rien d'un dressage : il faut comprendre pour répéter ; la rationalité est aussi une valeur. Mais C. G. Jung, dans la deuxième affirmation, met le doigt sur un caractère absolu de l'inconscient : l'inconscient ne se laisse pas édu-quer. Arrêté dans une voie, l'inconscient a souvent plus de [51] force pour se manifester dans une autre. Dans le moment même où s'étalent les intempestives quaternités cosmiques comme celles d'Agrippa, on a la preuve, du fait même de la profusion des applications, que la source profane des images quaternaires reste insensible à toute vérification. Être vérifié par tout est un moyen d'échapper à toute vérification.

17 « Das Bewusztsein läszt sich wie ein Papagei dressieren, nicht aber das Un-

bewuszte. » C.G. JUNG, Psychologie und Alchemie, Zurich, 1944, p. 75.

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IV Mais nous ne voudrions pas donner l'impression que la modernité

de l'esprit rationnel nous séduit au point de ne pouvoir étudier tous les essais de rationalité disséminés dans l'histoire des idées. Parfois des essais tout individuels de rationalité peuvent apporter une curieuse lumière sur les rapports de l'expérience et de la pensée. Certes une rationalité individuelle a de moins en moins de sens pour une philo-sophie rationaliste qui s'éduque au contact de la pensée scientifique, c'est-à-dire d'une pensée qu'on doit désigner maintenant comme une pensée de haute socialisation. Mais quand on vise, comme nous le fai-sons dans ces pages, la zone moyenne où inconscient et conscient res-tent conjoints, les efforts de première rationalité, tout individuels qu'ils soient, donnent de bonnes leçons sur la psychologie de l'esprit scientifique.

Avec Platon, on tient un exemple d'une grande sensibilité pour les déterminations épistémologiques que nous avons à envisager. La ma-nière dont Platon institue la quaternité dans son rapport aux éléments matériels laisse en effet en équilibre les deux hypothèses d'une déter-mination par l'inconscient suivant l'explication de Jung et d'une dé-termination par la conscience claire. Voyons ce débat de plus près.

Il semble d'abord qu'il y ait, au départ, une franche adhésion à une dialectique de la sensation. Deux sens fondamentaux, la vue et le tou-cher, sont mis en correspondance avec deux éléments fondamentaux, le feu et la terre. Puis dans un deuxième mouvement de la recherche, les éléments air et eau sont introduits comme éléments intermédiaires. Platon, pour obtenir cette ordination des éléments, pose des rapports substantiels qui peuvent [52] être traduits sous une forme quasi algé-brique. Pierre Duhem 18

18 Pierre DUHEM, Le système du monde, Paris, 1913 (t. I, p. 30). Albert Rivaud

(Notice du Timée, 1925, p. 73) donne aussi les équations :

transcrit ainsi ces rapports :

fa=

ae=

et

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fa=

ae=

et

Ce qui se lit : le feu est à l'air, comme l'air est à l'eau ; et : l'air est à

l'eau comme l'eau est à la terre. Sir Thomas Heath 19

p3

p2q=

p2qpq2 =

pq2

q3

accentue encore cet algébrisme. Il écrit les équations :

où le terme cubique p3 représente le feu et le terme cubique q3 repré-sente la terre. Le « méson » platonicien p2q est l'air et le « méson » pq2 l'eau. Notons au passage que cette formulation mathématique vise le caractère tridimensionnel des objets réels tandis que les symboles traditionnels (carré, triangle...) sont essentiellement bidimensionnels.

Quoi qu'il en soit de cette dernière thèse, les commentaires du texte platonicien nous montrent comment les 4 substances élémentaires sont prises rapidement dans la lumière du logos. Les exemples de médiétés arithmétiques éclairent leurs rapports. Les nombres leur apportent, par la suite, une valeur d'enseignement qui apparaît dans la prolixité des commentaires intelligibles. Des exemples géométriques viennent en-core renforcer cette intelligibilité. Une fois placées dans la lumière intelligible des nombres et des figures, une fois informées par la pen-sée algébrique, les pages du Timée, dit Pierre Duhem, deviennent si claires que « l'on s'étonne du nombre de commentaires et de discus-sions auxquels il a donné lieu ».

Mais toute cette lumière d'intelligibilité laisse dans l'ombre les sources mêmes des adhésions substantialistes. Pourquoi Platon part-il de la terre et du feu ? Pourquoi complète-t-il son matériel d'examen matérialiste précisément avec l'air et l'eau ? Le feu et la terre étant dé-signés par deux sens, on peut aussi désigner l'air et l'eau par les deux sens de l'oreille et de la bouche. Mais ne sent-on [53] pas que ces dé-signations sont « cherchées » plutôt que « données » ? Bref, feu, terre - puis air et eau - sont des notions formées à partir d'une instance plus

19 Thomas HEATH, Greek Mathematics, I, 89, livre cité par F. MACDONALD

CORNFORD, Plato's Cosmology, 1937. Ces diverses références sont données par C. G. JUNG, Symbolik der Geistes, p. 338.

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profonde que ce qu'on voit, que ce qu'on touche, que ce qu'on entend, que ce qu'on goûte dans cette chambre humide qu'est la bouche.

Nous sommes donc bien fondés, croyons-nous, à proposer, pour l'interprétation des textes comme le Timée, en marge des explications d'intelligibilité, un type d'explication que, faute de meilleurs termes, nous appelons une psychanalyse matérielle. Autrement dit, les images matérielles soutiennent et alimentent des convictions profondes, des convictions qui ont échappé à la discussion intellectualiste.

Si l'on essaie de caractériser une sorte d'attitude de la conscience obscure devant cet ordre substantiel que la conscience claire traduit en proportions, on découvre que la conviction immédiate qui sert de base à ces proportions n'est autre qu'une participation à une intensivité substantielle. Pour l'inconscient, les 4 éléments se présentent dans une échelle d'intensivité. L'inconscient s'y intéresse comme à une sorte d'invitation à réaliser une valorisation substantielle. Les éléments ré-veillent - ou endorment - en nous des puissances, ou plus exactement des sympathies de puissance, des hostilités de puissance, bref ils sont, à la fois, des valeurs substantielles et des excitateurs universels de psychisme.

Chacun peut faire l'expérience, la double expérience - une expé-rience qui sert ou dérange des préférences - du double sens de la filia-tion indiquée par Platon. Les proportionnalités peuvent en effet être lues dans les deux directions : dans la direction de la solidité à la sub-tilité (terre → feu) et dans la direction inverse sur un axe de réalisa-tion (feu → terre). Vraiment, quand on comprend par exemple les « proportions »qui mènent de la terre au feu, ne reçoit-on pas sa conviction d'une zone psychique étrangère à l'intellectualité d'une « moyenne proportionnelle » ? La mise en ligne est faite en dehors de toute intellectualité. Dans le double courant que nous venons d'indi-quer se manifeste la puissance caractériologique de l'imagination ma-térielle. Le matérialisme devient ici une psychologie puisque le maté-rialisme ordonne des valeurs psychologiques. Le caractère est ici révé-lé par une attitude devant une situation matérialiste. Devant une ma-tière particulière, quel est le devenir que se propose l'intuition matéria-liste ; veut-elle que cette matière durcisse (devienne terre) ou qu'elle se subtilise (devienne feu). C'est cela l'intérêt majeur pour l'adhésion inconsciente : la discursivité [54] des rapports et des proportions est

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une plaidoirie intellectualiste pour défendre des intérêts plus ou moins cachés.

Ainsi, devant cette dualité d'un matérialisme ordonné soit dans des pensées claires, algébriques ou géométriques, soit dans les divers de-grés d'une tonalité de l'acte substantivant, il faudra toujours se deman-der à quelle sphère de convictions on a affaire. Si l'on fait une enquête psychologique on sera étonné de la facilité de classer les réponses ; les résultats sont si nets qu'on pourrait leur accorder la valeur d'un test où se désignent les deux grands courants du matérialisme introverti et du matérialisme extraverti.

Une fois que ces deux courants sont bien désignés on se rend compte que bien souvent les convictions sont mixtes et qu'en particu-lier le rationalisme prématuré des 4 éléments est loin d'être un rationa-lisme pur. La philosophie classique, en particulier, adhère trop sou-vent à un rationalisme métaphorique sans bien mesurer les forces ca-chées de cette adhésion. Les portes de l'intelligibilité sont tout de suite ouvertes : l'admiration fait son entrée dans la philosophie. Le divin Platon compte bien vite un adepte de plus qui suit les constructions géométriques du philosophe, constructions qui apparaîtraient toutes gratuites si elles n'avaient pas leurs fondations dans la région des ar-chétypes en réserve dans l'âme humaine.

Ainsi, même dans la pleine lumière du platonisme, nous croyons qu'il faut considérer des zones d'ombre. En dialectique avec la rémi-niscence des idées on peut déceler une reviviscence des archétypes que la psychanalyse nous a appris à considérer. De toute manière un débat est ouvert où doivent participer :

1˚ L'empirisme du quatre qui prend comme un fait l'existence

des 4 éléments ; 2˚ Le rationalisme du quatre qui construit des systèmes en ac-

cordant aux rapports des éléments une immédiate intelligibi-lité ;

3˚ Le psychanalysme ou plus généralement le psychologisme qui entreprend de mettre au jour les sources inconscientes de la conviction.

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Suivant les documents fournis par la pensée mythique, ou par la pensée alchimique, ou par la pensée philosophique, on peut croire qu'une philosophie est dominante dans le triptyque empirisme - ratio-nalisme - psychologisme. Mais, à l'examen, on se rend compte qu'avant la constitution du matérialisme instruit, les trois philosophies restent, plus ou moins sourdement, actives.

[55]

V Précisément, nous devrons sans cesse montrer l'action de cette phi-

losophie mêlée, de cette philosophie confuse qui reste comme une pé-nombre des philosophies naïvement claires. Quand nous en viendrons à exposer les différents stades du symbolisme qui a effectivement aidé les progrès du matérialisme instruit, il deviendra bien apparent que ces symboles qui s'instituent dans une science tout artificialiste sont bien différents des symboles comme ceux de la quaternité. La tendance à géométriser le quatre sous la forme d'un carré est alors comme une géométrie analytique de la pensée confuse. Cette manière d'analyser par l'idée claire des expériences sensibles peut être donnée comme un exemple de la rationalisation naturelle, rationalisation qui est pro-prement l'inverse de la rationalité. Quand on arrivera au matérialisme rationaliste c'est qu'on aura arrêté définitivement la fausse lumière que donne un schématisme formulé pour retenir des expériences naïves.

Certes, le schéma du carré peut bien analyser les rapports et les oppositions du sec et de l'humide, du froid et du chaud. Mais si l'on se confie à la clarté du carré, on ne sait plus bien si l'on travaille sous l'inspiration de l'image géométrique ou si l'on se borne à traduire figu-rativement des expériences sensibles. De toute manière, ces qualités sensibles qui pourraient être associées dans une systématique de la sensibilité ne sont pas suffisantes pour préparer une systématique de la matière. Ce n'est pas avec d'aussi pauvres moyens caractéristiques que sont les sensations de chaud, de froid, d'humidité, de sec, de léger, de lourd, qu'on pourra préparer une organisation rationnelle des expé-riences objectives d'une science de la matière. La matière - est-il be-soin de le dire ? - n'est pas le réceptacle des qualités sensibles ; pour

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en connaître les espèces, il ne faut pas partir des sensations ; il faut réfréner toute subjectivité et aborder l'intermatérialisme systématique.

Ainsi il nous faudra sans cesse dénoncer comme une erreur scienti-fique désastreuse ce qui est vérité psychologique durable. Et c'est seu-lement en fonction même de la dénonciation comme erreur scientifi-que par la culture scientifique que les découvertes psychologiques de la psychologie des profondeurs peuvent recevoir leur spécifique va-leur.

On voit peut-être maintenant pourquoi nous disions la nécessité de travailler sur les deux bords des convictions humaines. La [56] doctri-ne des 4 éléments - formée sur des archétypes que le psychologue se doit d'étudier, car ces archétypes paraissent indestructibles - est, du point de vue strictement scientifique, une des plus mémorables erreurs de l'esprit humain. Autrement dit, les 4 éléments matériels - qui sont des sources d'images prestigieuses - ne sont, à aucun titre, de bons éléments d'analyse pour une étude scientifique expérimentale de la matière.

Cette « erreur scientifique ancienne » que la culture scientifique actuelle permet de dénoncer avec un dogmatisme qui peut déplaire - curieuse et symptomatique réaction ! - n'en reste pas moins, répétons-le, une constante valeur de l'imagination humaine. La philosophie de la culture, en révélant à la fois le total manque d'objectivité scientifi-que des 4 éléments et leur profonde subjectivité, détermine une action d'approfondissement psychologique. Sur un autre problème, sans d'ail-leurs présenter la thèse avec assez de netteté, C.G. Jung rencontre cet-te division des horizons psychologiques qui se manifeste seulement quand la culture a permis une division des thèmes de valorisation, quand, dirions-nous, l'homme a acquis la bivalence 20

Rien de plus commun dans la nouvelle anthropologie de langue al-lemande que la division du Geist et de la Seele, de l'esprit et de l'âme. Cette division, cette Spaltung, trouve ici un exemple de choix. Et sur cet exemple on doit, croyons-nous, sentir que les objets de l'âme sont immuables - disons sans dépasser le monde des documents psycholo-giques que les objets de l'âme sont immortels - tandis que les objets de

.

20 Cf. C.G. JUNG, Symbolik der Geistes, p. 356.

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l'esprit s'annoncent comme des progrès de l'esprit, comme des occa-sions de pensées prospectives et constructives, dans l'horizon de l'heu-reuse et féconde facticité.

Cette erreur de base à l'égard de la recherche objective est-elle une cause de la lenteur des progrès de la chimie ? Est-elle aussi une cause du désintérêt de bien des esprits cultivés à l'égard des études positives sur la matière ? Il le semble bien. En fait on peut maintenant être sûr qu'une expérience interprétée comme la manifestation d'une puissance spécifique d'un des 4 éléments est une expérience objectivement mal vue, mal faite, mal pensée. On n'aime guère s'appesantir sur une telle condamnation quand on a étudié durant une quinzaine d'années la puissance d'images des éléments matériels naïfs. Mais, encore une fois, les idées ne sont pas des images ; les images ne préparent pas les idées ; souvent les idées doivent lutter contre les premières images, c'est-à-dire [57] rompre l'immobilité des archétypes conservés au fond de l'âme. Ainsi nous verrons, au cours du développement de l'esprit scientifique, la technique réformer sans cesse l'expérience immédiate.

Pour se séparer des images, il faut agir sur le réel. La pensée maté-rialiste active devra donc inlassablement s'éduquer en opérant des transformations matérielles de plus en plus nombreuses. Toute donnée doit être retrouvée comme un résultat. En se donnant de jeu les 4 élé-ments, la pensée philosophique et la pensée alchimique n'ont pas eu à chercher des expériences de réduction à l'élément. Elles n'ont pas re-trouvé l'élément comme résultat de nombreuses expériences contrô-lées. Au contraire, la chimie moderne déterminera longuement la perspective expérimentale qui aboutit à un élément. Elle ne trouvera qu'au terme d'une longue évolution une systématique des éléments. Ainsi les éléments gagnent lentement, dans la science moderne, leur statut d'objectivité. On les institue dans leur état de simplicité par de longues opérations de simplification. L'organisation rationnelle de l'ensemble des éléments est tardive. Quand nous aurons établi, au lieu de la rationalisation de la quaternité, le rationalisme qui organise les 92 éléments de la chimie 21

21 Aux dernières nouvelles (voir ci-dessous) il faut parler, en comptant les élé-

ments transuraniens, d'un rationalisme du cent.

, nous comprendrons mieux l'aspect philo-sophique du lent ajustage du rationalisme et de la technique matéria-

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liste. Mais nous pouvons dès maintenant affirmer que les doctrines philosophiques et alchimiques touchant les éléments sont des doctri-nes d'images et non pas des doctrines d'expériences. L'alchimie, répé-tons-le, ne prépare nullement la chimie : elle l'entrave. Pour aller de l'une à l'autre, il faut opérer un renversement de valeurs épistémologi-ques. Si l'on veut avoir un bon exemple d'une révolution épistémolo-gique, il suffit de suivre les efforts de la chimie pour étudier la matière au-delà des apparences sensibles, en abandonnant résolument les convictions enracinées dans les archétypes de l'inconscient. C'est en sens inverse de la révolution copernicienne kantienne que s'opère cette transmutation des valeurs. La matière avec ses 4 éléments, avec ses 4 phases, tournait si bien autour de l'âme humaine ! Il faut cependant que l'esprit humain, sans catégories préalables, multiplie les circuits, tourne sans repos autour de la variété de la matière pour parvenir à comprendre cette variété. Alors l'esprit domine cette variété et aussi-tôt, paradoxe de la technique humaine, l'esprit scientifique commence à accroître la pluralité des matières naturelles.

[58]

VI Mais maintenant que nous venons de séparer, d'une manière sans

doute bien brutale, les valeurs d'âme et les valeurs d'esprit, il est peut-être utile d'indiquer comment les premières échappent aux vérifica-tions objectives, résistent à tout déracinement. Nous pouvons en effet montrer rapidement un caractère très spécial des doctrines alchimi-ques, caractère par lequel l'alchimie évite la vérification scientifique-ment matérialiste. On va voir en action une sorte de matérialisme idéaliste qui se met hors d'expérience en postulant une idéalité invéri-fiable. Par ce processus d'idéalisation, l'alchimiste se couvre de tout risque d'échec devant la réalité. On pourrait donner la pratique alchi-mique, en cette occasion, comme une conduite de succès. Cette conduite de succès est, semble-t-il, la conduite symétrique de la conduite d'échec bien connue des psychanalystes. Elle consiste à prendre immédiatement dans la pensée un succès qui compense

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l'échec qu'on rencontre dans la réalité. Finalement la conduite de suc-cès nie le réel en prétendant l'interpréter, en prétendant l'approfondir. On a dit souvent à propos des hypothèses scientifiques modernes qu'une bonne hypothèse est une hypothèse qui peut être mise en échec. Les hypothèses de l'alchimiste n'étaient pas de cette espèce. Insistons un peu sur ce point.

Nombreux sont en effet les textes où les éléments donnés d'abord comme réels sont doublés par des éléments idéalisés qui sont désignés alors comme les éléments véritables. La réalité va ainsi être subtilisée et la réussite dans l'ordre des valeurs idéalisées masquera tout échec dans l'ordre de l'expérience. Bornons-nous à un seul exemple bien symétriquement développé : nous l'empruntons à l'oeuvre de Vigenè-re 22

. Voici, pour chacun des 4 éléments, comme s'établit une dualité : réalité idéalité :

1˚ « Il y a deux sortes d'eaux ; l'une pure, simple et élémentaire ; et l'autre, la commune, dont nous usons, des lacs, puits, sources et rivières ; pluies et autres impressions de l'air » (p. 40).

2˚ De la même manière, il y a « une terre grossière, orde et infecte - et une terre vierge cristalline, claire et luisante, contenue et enclose au centre de tous les composés élémentaires, où elle demeure revêtue et couverte de plusieurs enveloppes l'une sur l'autre ; en sorte qu'il n'est pas bien facile d'y arriver, que par une caute et bien graduée séparation par le feu » (p. 41).

[59] 3˚ « Il y a aussi un feu qui se maintient presque de soi-même, et

comme de rien ; si petite est la nourriture dont il a besoin ; dont il vient à être plus clair et lucide - et un autre obscur, caligi-neux, brûlant et exterminant tout où il s'attache, et soi-même enfin » (p. 41).

4˚ Enfin, il y a « un air d'autre part pur et net, avec un autre cor-ruptible... car de tous les éléments il n'y a rien de plus aisé àse corrompre que l'air ».

22 VIGENÈRE, Traité du feu et du sel, 1618.

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Comment ne pas voir dans ce texte une systématique volonté de

séparer les faits et les valeurs, de distinguer les faits impurs et les va-leurs idéales ? L'air contaminé par les mauvaises odeurs, le feu fuligi-neux et suffocant, la terre orde et infecte, l'eau elle-même qui se char-ge de mauvaises saveurs, ne peuvent permettre d'accomplir l'œuvre. Bien plus, les pernicieuses impuretés troublent non seulement les ma-nipulations mais les pensées profondes. Et si un alchimiste, non initié de coeur et d'âme, échoue dans ses expériences, c'est non seulement parce qu'il utilise ces éléments grossiers, mais surtout parce qu'il pen-se avec les propriétés communes de ces éléments grossiers et non pas avec les vertus des éléments idéaux. Ainsi, une fois opéré le dédou-blement complet et absolu, nous sommes en pleine expérience d'idéa-lité. Alors la pensée symbolique, entièrement détachée du réel, travail-le cette idéalité. Ce travail de l'idéalité masque, par les fausses satis-factions de la pensée symbolique, les échecs de l'expérience réelle. L'alchimie apparaît bien alors comme un idéalisme de la matière, aux antipodes d'un rationalisme appliqué. L'alchimiste, en retrouvant les archétypes, perd toute possibilité de développer les concepts lente-ment formés dans le progrès de l'expérience réelle.

Il faut d'ailleurs signaler un paradoxe épistémologique étonnant qui prouve bien que l'alchimie se détache vraiment de tout matérialisme positif, qu'elle est en son essence, une déviation idéaliste. On peut en effet remarquer que l'élément terre est finalement l'élément le moins nettement spécifié. Pour un peu, on établirait un matérialisme sans l'élément terre. Langlois observe que, dans les auteurs du moyen âge qu'il a étudiés, on n'arrive pas à trouver une définition de l'élément terre. On fuit la matière terrestre pour vivre plus aisément dans les idéalités du feu, de l'air et de l'eau.

Pour beaucoup d'alchimistes, plus ou moins inconsciemment, la terre est un dépôt, une cendre, un résidu. Bien souvent, la terre est ce qu'on rejette comme matériellement épuisé, comme dynamiquement inerte, comme une tête morte. Même Paracelse qui contribua, ainsi que nous l'avons noté, à ruiner la doctrine des [60] 4 éléments maté-riels en lui substituant sa doctrine des 5 principes plus précisément dynamiques, voit dans le cinquième principe, qui est précisément la terre, le dernier des principes, dans le sens péjoratif du terme. Les 4 autres principes : l'esprit ou le mercure - le phlegme ou l'eau - le sel -

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le soufre ou l'huile - sont des principes actifs ; ils ont des actions spé-cifiques qui dynamisent tous les phénomènes. Ce sont des valeurs. La terre, au contraire, est bien près de n'être qu'une condensation des non-valeurs. Elle totalise les « résidus fixes, secs et insipides » (Fourcroy, I, p. 99). Quand un médicament spagyrique aura une action, il le devra aux principes actifs. Dans cette vue, la terre n'est même plus le vérita-ble principe actif de la sécheresse. C'est au sel que revient la vertu d'apporter à la terre elle-même la sécheresse. Le sel a les deux vertus contraires de la sécheresse et de la solubilité. C'est bien un archétype. On le voit, chez Paracelse, comme chez tant d'alchimistes, la terre n'est pas loin d'être le vil élément.

Ainsi s'ouvre une perspective d'intuitions où la terre n'est que ma-tière, où l'étude des éléments actifs, dynamisés, spiritualisés se déta-che de l'étude positive de la matière terrestre. Sans doute, on opère sur des pierres qu'on calcine, sur des métaux qu'on dissout, sur de la chair qu'on distille. Mais la recherche est tendue vers l'immatériel, vers des valeurs arrachées à la vile matière, libérées de la matière. Plongés qu'ils sont dans la matière, les alchimistes ne sont pas vrai-ment des matérialistes : n'est pas matérialiste qui veut ! Nous aurons à montrer la longue patience que réclame une étude matérialiste de la matière, la difficile discipline qui lie systématiquement les phénomè-nes d'une matière aux phénomènes d'une autre matière, bref la difficile institution d'un strict intermatérialisme.

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[61]

Le matérialisme rationnel

Chapitre II Le paradoxe du matérialisme

des philosophes. De la généralité à la spécificité. De l'homogénéité à la pureté.

« Le métal n'est que virtuellement différencié. »

HEGEL, La philosophie de la nature, § 332.

I

Retour à la table des matières

Il n'est pas rare de trouver dans les jugements de valeur que le phi-losophe porte sur la notion de matière la trace d'une véritable antino-mie.

Dans une première série de jugements de valeur, on tient en effet la matière comme un principe d'essentielle généralité. Elle est une entité assez générale pour soutenir, sans les expliquer, toutes les formes in-dividuelles, toutes les qualités particulières. On ne lui reconnaît aucu-ne force pour maintenir sa forme. Et même on peut la priver de ses qualités. Nombreux sont les textes alchimiques où l'on indique ce voeu de déqualifier la matière pour ensuite lui attacher une qualité choisie. Cette technique devient un mouvement de pensée philosophi-

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que assez commun, sans que la pensée philosophique mette bien à jour, en cette occasion, le sens de ses abstractions. Dans de telles vues, la matière n'est plus guère retenue que sous les signes de la quantité. La matière n'est alors que quantité, quantité immuable, quantité qui se conserve à travers toute transformation. Et ainsi, sous le signe de la quantité, grâce aux principes de conservation, la notion de matière est abandonnée au savant par le philosophe. En fait, de grands secteurs de la connaissance se développent d'accord avec la limitation du règne de la matière. Considérant la matière par sa [62] masse, par son volume, par son mouvement, une doctrine comme la mécanique rationnelle a une valeur d'explication insigne. Mais même lorsque le philosophe reconnaît le succès de telles explications scientifiques, il reste tout prêt à dénoncer le quantitativisme comme une abstraction.

Et voici alors l'autre pôle de l'antinomie : dans une autre série de jugements de valeur, on tient la matière comme la racine même de l'individuation, on lui donne, en tous ses éléments, souvent dans la plus infime partie, des qualités singulières, des qualités, par essence incomparables d'une matière à une autre. Sur la matière prise ainsi comme racine de toute individuation, on fonde un irrationalisme radi-cal. Et l'on défie le savant de connaître la matière « dans son fond » (cf. BOUTROUX, Les lois naturelles). Au quantitativisme de la ma-tière s'oppose alors un qualitativisme. Et le philosophe prétend que des intuitions toutes en nuance peuvent seules nous faire toucher la qualité. Il saisit la qualité en son essence comme on goûte un vin fin. Il vit les nuances. Il vit « immédiatement » la qualité comme si la vie sensible surindividualisait encore l'individualité de la matière offerte à la sensation.

II Cette antinomie ne résiste pas à une étude attentive et patiente du

monde de la matière. Une étude scientifique des phénomènes maté-riels - si cette étude travaille sur les deux bords de l'antinomie - nous livre, à la fois, des caractères généraux, comptables de la connaissance rationnelle et des caractères particuliers susceptibles de définitions expérimentales précises. La chimie, quand nous la suivrons en ses

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grands progrès, nous apportera par la suite bien des preuves de cette double détermination. Mais déjà, dans la connaissance commune, on a contact, d'une part avec des constances matérialistes qui dépassent la pauvre généralité avec laquelle on voudrait limiter la connaissance de la matière et, d'autre part, on trouve, dans les diverses matières, des propriétés très bien spécifiées qui permettent un accord particulière-ment net entre les esprits.

En effet, comparer directement les matières aux matières, faire agir une matière sur une matière, suivre l'action du feu, de l'eau, de la lu-mière sur une matière, voilà des expériences immédiates qui peuvent fonder un accord préliminaire des esprits touchant le monde matériel, accord d'autant plus net qu'on barre plus nettement toute interpréta-tion. Cet accord des esprits – ne [63] fût-il que provisoire - est déjà une objection à l'irrationalisme foncier qu'on met sous le signe de la réalité matérielle insondable. On peut certainement parler d'une clarté matérialiste, capable de rivaliser avec la clarté géométrique. Si le phi-losophe développe son protocole de doute en se référant aux caractè-res fluents d'une matière, à l'inconstance des qualités matérielles de la cire, il reste cependant bien sûr de pouvoir reprendre le lendemain sa méditation à propos de la cire. Le philosophe a d'ailleurs l'assurance d'être compris d'autrui quand il parle de la cire. Cette assurance ne serait pas plus grande s'il parlait de la forme des cellules hexagonales d'un gâteau de cire. Il y a des espèces matérielles susceptibles d'être entre elles aussi nettement distinguées que le cône et la sphère dans le domaine des formes. La cire ne sera jamais confondue avec le gou-dron, non plus que l'hydromel avec la panacée de Berkeley.

III Mais si vraiment on peut isoler et distinguer des espèces matériel-

les, il va falloir les spécifier dans une certaine pureté matérielle, de même qu'on spécifie les objets géométriques dans une certaine pureté formelle. De même qu'on ne tient pas compte de quelques accidents contingents pour juger de la forme d'un objet, on ne doit pas noyer les espèces matérielles dans une diversité surabondante. Un détail subs-tantialiste ne dérange pas plus une substance qu'un détail formel ne

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dérange la hiérarchie d'une forme. Autrement dit le matérialisme peut ordonner et hiérarchiser les substances avec des coefficients d'assu-rance comparables aux coefficients de la connaissance des formes. Le matérialisme instruit peut donc faire face, comme toute autre doctrine, à la diversité foisonnante des phénomènes et entreprendre, comme le tente toute doctrine, une œuvre de clarification.

Quand le matérialisme abandonne la fausse clarté d'une théorie des

4 éléments, des 4 racines simples de la matérialité, il est rendu à des recherches touchant les matières terrestres, les corps tangibles ; il est replacé devant l'extrême diversité des matières solides. C'est cette di-versité qu'il s'agit de réduire et, si possible, d'ordonner.

La première démarche est de rompre avec le mythe philosophique d'une sorte de diversité en soi. Pour cela, il faut mettre en place une notion qui n'a pas toujours retenu assez l'attention des philosophes : la notion d'homogénéité matérielle.

[64] À première vue, il pourrait sembler que la notion d'homogénéité

fût comme une sorte de catégorie du matérialisme. Elle est, par bien des côtés, un repos dans le progrès des connaissances de la matière. Mais ce repos est toujours provisoire ; il est le point de départ d'une dialectique matérialiste : le chimiste cherche d'abord la substance ho-mogène, puis il remet en question l'homogénéité, cherchant à détecter l'autre au sein du même, l'hétérogénéité cachée au sein de l'homogé-néité évidente.

Ainsi avant d'aboutir à un répertoire des substances homogènes, des espèces chimiques, des matières fondamentales, le chimiste a be-soin de nombreuses observations et expériences. La réalité n'offre souvent que des mélanges grossiers, que des diversités matérielles confuses. Une « analyse immédiate » selon le mot employé dans les traités de chimie, est donc une technique préliminaire indispensable. Mais cette technique élémentaire a, elle aussi, une histoire. Chaque époque reconsidère donc la doctrine des substances homogènes. On pourrait écrire toute l'histoire de la chimie en relatant les exigences d'homogénéisation aux différents stades du progrès de l'expérience. La

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substance homogène est un départ possible pour une étude de la ma-tière. Dès qu'une matière est homogène, il semble qu'elle ait un signe substantiel. Elle échappe, par certains côtés, à la catégorie de la quan-tité : 2 g d'or et 5 g d'or manifestent, de la même manière, la substance or. Une substance peut être dite matériellement bien définie dès qu'el-le est homogène. Une telle substance est l'occasion d'une connaissance matérialiste claire et distincte. Avec la considération des substances homogènes un cartésianisme matérialiste rigoureux est possible. Il semble qu'une sorte de logique matérialiste fondée sur l'expérience chimique manie les matières homogènes comme la logique formelle manie les termes bien définis. Le métal défie l'attention discriminante. Il donne au chimiste une conscience claire du même. Une substance chimique peut changer de forme en restant la même. Cette constata-tion, sans doute bien banale, prend cependant une tonalité nouvelle si l'on vise son application par le chimiste. On le verra mieux encore si l'on se souvient - nous reviendrons sur ce point - des temps où l'alchi-miste inscrivait une vie dans les substances, professait un devenir des substances les plus homogènes. Dans la pensée scientifique moderne, le même est immobile. Nous entrons, avec la chimie, dans le règne des substances nettes, dans le règne des substances que la technique rend nettes en leur donnant une totale homogénéité.

[65]

IV Mais voici un trait sur lequel il nous faut sans cesse insister la phé-

noménologie des substances homogènes, bien qu'elle puisse, semble-t-il, trouver des exemples dans des substances naturelles est solidaire d'une phénoménotechnique. C'est une phénoménologie dirigée. On oublierait un caractère important si l'on négligeait l'aspect social de l'enquête matérialiste. Au seuil du matérialisme instruit, il faut qu'on nous désigne les substances matérielles fondamentales. On peut sans doute trouver un enfant de génie qui refait, dans une réflexion solitai-re, la géométrie euclidienne avec des ronds et des barres. Il n'est guère à penser qu'on puisse trouver un matérialiste de génie qui refasse la chimie, loin des livres, avec des pierres et des poudres.

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Il est étrange que certains savants eux-mêmes méconnaissent cet essentiel dirigisme de la science moderne. On peut lire, par exemple, une curieuse page où le savant chimiste Liebig prétend que : « si l'on réunissait en bloc, sur une table, les 56 corps simples, un enfant pour-rait les séparer en deux grandes classes d'après leurs propriétés exté-rieures » (les métaux et les métalloïdes) 23

Quand on suit alors le progrès du matérialisme instruit, on voit qu'on ne peut guère se confier à une homogénéité sensible, à une ho-mogénéité d'un donné. L'homogénéité retenue par la science est pas-sée par l'instruction de l'intermatérialisme, elle a été obtenue indirec-tement en application de techniques éprouvées, de techniques sans cesse rectifiées. Elle caractérise une époque scientifique. En dehors des méthodes d'homogénéisation fondées scientifiquement, l'homogé-néité a une valeur douteuse. Par [66] exemple, quand dans l'Encyclo-pédie (article : Plâtre) on définit le plâtre bien cuit par « une certaine onctuosité, et une graisse qui colle aux doigts quand on le manie », on arrête une enquête plus objective. Cette « graisse » du plâtre renvoie à un sartrisme avant la lettre, à une philosophie existentialiste orientée à l'envers de la perspective du matérialisme combinateur, du matéria-lisme qui cherche ses preuves dans une corrélation explicite des subs-tances, en évinçant précisément ce rapport à la sensation directe. Ce plâtre est-il bien cuit ? Prenons-en d'abord un échantillon et gâchons-le : déterminons la combinaison plâtre et eau. Et c'est cette épreuve qui donnera lieu à un jugement objectif. Tous les caractères retenus

. C'est là une affirmation qui ne présente pas la moindre vraisemblance ; aucun esprit neuf, livré à l'empirisme immédiat, ne mettra, dans une seule et même catégorie : le soufre, le brome, l'iode, l'oxygène. Il est impossible, sans un maître, de constituer la catégorie des métalloïdes. Rares sont les savants qui prennent goût à restituer les avenues réelles de leur culture ; ils vivent avec trop d'intensité la culture présente pour s'intéresser à l'obscur passé des notions. Un homme aussi positif que Liebig donne à ses cer-titudes de professeur un poids psychologique dominant. Voilà une preuve que les documents psychologiques des meilleurs savants doi-vent être soumis à la critique. La psychologie de l'esprit scientifique reste à faire.

23 LIEBIG, Lettres sur la chimie, trad., 1845, p. 34. Le nombre 56 correspond au

nombre des éléments qui étaient connus, il y a un siècle.

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par la science des matières doivent être post-expérimentaux. Tout donné n'est reçu que provisoirement.

V Ainsi la connaissance scientifique des matières se fait sur des bases

reconstituées où l'homogénéité est un signe d'identité matérielle et de permanence matérielle.

On peut alors s'étonner que certains philosophes, croyant décrire la philosophie des sciences modernes, aient cru pouvoir conserver le vieux philosophème qui posait la matière comme essentiellement in-déterminée. Ainsi Émile Boutroux a écrit dans le chapitre qu'il consa-cre à la matière 24

Là encore, il convient de distinguer entre imagination des qualités et connaissance scientifique des qualités d'une substance homogène ou plus précisément encore d'une connaissance scientifique de la qua-lité qui met son signe clair et distinct sur l'homogénéité de la substan-ce. En effet, une qualité d'une substance, qualité étudiée dans la pers-pective des expériences de plus en plus objectives se présente comme révélatrice d'une signification substantielle de plus en plus nette, de plus en plus fixe. On ne donnera pas la qualité d'une substance comme indéterminée si l'on suit précisément les efforts de détermination ac-complis par la science chimique. L'artificiel prend alors le pas sur le naturel. D'ailleurs, nous l'expliquerons par la suite, l'artificiel, la connaissance technique contemporaine, a de telles finesses de détec-tion [67] que le problème de la substance homogène se pose sans ces-se sur de nouveaux frais. Mais, pour l'instant, restons au niveau de la discussion philosophique, sans évoquer les processus d'extrême fines-se. Et voyons par quel biais une confuse indétermination est, avec une étrange facilité, attribuée à la matière.

: « Tout ce qui est possède des qualités et participe, à ce titre même, de l'indétermination et de la variabilité radicales qui sont de l'essence de la qualité. »

24 Émile BOUTROUX, De la contingence des lois de la nature, p. 60.

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Comme s'il était fatal qu'un philosophe en vienne toujours à avouer les thèmes inconscients qui l'entraînent, Émile Boutroux justifie ainsi l'indétermination radicale de la matière : « les choses réelles ont un fonds de vie et de changement qui ne s'épuise jamais ». Ce fonds de vie, c'est la contemplation rêveuse du philosophe qui en assume l'ex-ploitation. C'est ce « fonds de vie » arbitrairement attribué à la matière qui fausse toute la perspective de contingence laborieusement dessi-née par Boutroux.

En effet, par sa généralité, le thème de la vie inscrite dans toute matière est, à lui seul, un témoignage de rupture avec l'expérience précise. En fait, on ne trouve pas ce fonds de vie en le cherchant en profondeur, il s'affirme plutôt dans toute philosophie qui ne recule pas devant les vues panoramiques. En attribuant la vie - une vie sourde, endormie, confuse - on écrit aisément un chapitre de liaison ; on don-ne au monde la continuité d'un livre. Mais les exigences de l'expérien-ce troublent bien vite cette quiétude philosophique des belles continui-tés.

Quand nous traitions, dans un livre déjà ancien, les problèmes d'une psychanalyse de la connaissance objective nous prenions com-me méthode constante l'adjonction d'images exagérées à des idées masquées dans leur expression abstraite. Nous pouvons appliquer ici cette méthode de psychanalyse par l'image exagérée à ce vitalisme sourd que nous venons de reconnaître dans une page de Boutroux. Voici, par exemple, ce que Herder écrit sur la matière qui constitue le fil d'araignée : « Quelle n'est pas la force élastique du fil de l'arai-gnée ! Et c'est cependant de sa propre substance que l'a tiré l'artisan, preuve manifeste qu'il est tout élasticité et irritabilité 25

25 HERDER, Philosophie de l'histoire de l'humanité, trad. TANDEL, t. I, p. 114.

. » Avec le mot irritabilité, on valorise vitalement la matière élastique du fil, on impose une continuité du vivant à l'animé, on ressuscite ce « fonds de vie » qu'affirmera, sur un mode prudemment abstrait, Émile Boutroux, bref, on se refuse au matérialisme positif qui doit se limiter à l'expé-rience. Et le texte herdérien continue à dire tout crûment ses valorisa-tions vitalistes, en donnant, croyons-nous, un bon document pour une psychanalyse par l'exagération : « La toile de [68] l'araignée, qu'est-ce autre chose que l'araignée elle-même, étirée pour atteindre sa proie »

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(loc. cit., p. 129), puis, poussant plus loin encore ses intuitions anthro-pomorphiques : quel grand rêve du tact si l'homme pouvait « palper comme l'araignée » 1 (p. 139). Le psychologue aime à dire qu'il a « des antennes ». Voilà cette prétention dépassée. Herder incorpore dans la toile d'araignée toutes les puissances du tact ; les fils lointains sont des ares réflexes.

On ne s'étonnera pas que, dans cette ligne du matérialisme vitalisé, Herder ait pu considérer le venin de la vipère comme le produit direct de l'offensivité de l'animal, comme une véritable matière de colère. La matière est ainsi non seulement vitalisée, mais encore psychologisée. La vipère, dit-il, a une telle « surabondance d'irritabilité » qu'elle « fait encore une blessure mortelle trois, huit et même douze jours après que la tête a été séparée du tronc ».

Maintenant que nous avons exagéré le vitalisme, nous pouvons di-re qu'il n'était pas plus fondé à son départ que dans son excès. Ce n'est sûrement pas du côté du matérialisme vitalisé que travaille la pensée scientifique. Bien au contraire, l'esprit scientifique ne sera au clair en ce qui concerne le venin de la vipère que lorsque le venin vipérin sera, si l'on ose dire, « dévipérisé ».

Ainsi, croire à un vitalisme rémanent des substances excrétées, c'est développer un matérialisme à rebours. Le matérialisme doit partir de la matière inerte, non point de la matière vivante. C'est à cette condition que pourra se poser, dans des termes précis, le problème de la vie dans ses rapports avec la matière. La biologie peut, certes, se prévaloir elle aussi, d'un domaine d'études bien délimité. Le psycho-logue enfin peut fixer son domaine spécifique. Mais le syncrétisme d'un Herder qui unit l'irritabilité d'un animal à la nocivité d'un virus est une bien évidente confusion de domaines, une confusion des va-leurs. Nous donnerions volontiers les thèses de Herder comme témoi-gnage d'idées confuses présentées clairement. Elles sont des exemples de ces aperçus que les philosophes présentent sur les sciences. Et c'est un aperçu toujours attachant de dire qu'une matière inerte garde le signe de la vie, que « les choses réelles ont un fonds de vie ». Comme le mot de vie est trop fort, on ajoute tout de suite qu'il s'agit d'un fonds de changement. Mais ce refoulement du mot ne rectifie rien. Un aveu vitaliste a été fait. Un tel aperçu, si habilement estompé qu'il soit pour donner une philosophie de la continuité, dans le même moment où l'on propose un cran nouveau dans la contingence, ne peut être retenu

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comme une vision positive des choses. [69] Il n'aide en rien l'expé-rience progressive. C'est bien plutôt un obstacle épistémologique.

Nous avons insisté sur ce rapprochement d'une idée générale abs-traite et d'images excessives non contrôlées parce que notre tâche de philosophe est de travailler sur les deux bords des convictions. Il suffit souvent, répétons-le, de juxtaposer des thèses abstraites et des exem-ples précis pour voir l'inanité des formules philosophiques générales. Les philosophies les plus naïves se couvrent de généralités qui les mettent à l'abri des exigences de la preuve. On aurait tort dans chaque exemple précis et l'on croit avoir raison dans la loi qu'on tire incons-ciemment de faits mal définis. On plaque une loi claire sur une expé-rience confuse, on plaque une pensée savante sur des expériences naï-ves.

VI Mais puisque dans cet essai nous nous accordons le droit d'utiliser,

quand cela nous semble opportun, les enseignements de la science la plus moderne, voyons comment se posent, pour un chimiste contem-porain, les rapports de la matière inerte et de la matière animée. Des moyens tout nouveaux (rayons X, rayons électroniques) permettent une étude topologique précise de la matière composée. Il apparaît alors, sur ce problème précis des structures, que les matières stricte-ment minérales et les matières organisées par la vie n'appartiennent pas, structuralement parlant, à des règnes absolument séparés. La continuité des deux règnes est, de ce fait, une évidente possibilité. À l'encontre des positions philosophiques précédemment évoquées, cette possibilité de continuité a des arguments si précis que cette continuité est désormais une hypothèse de travail et non plus une simple vue pa-noramique sur l'univers matériel. « Pour réaliser une liaison sans lacu-ne entre le grain de matière inerte et l'élément organisé de matière vi-vante, dit Georges Champetier, en conclusion de son beau livre 26

26 Georges CHAMPETIER, Les molécules géantes et leurs applications, 1948,

p. 449.

, les

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étapes seront encore difficiles à franchir. Mais peu à peu, les relais se précisent qui, en conduisant de la molécule à la cellule, permettront de pénétrer les secrets de la vie. » Ce n'est pas là une simple vue de l'es-prit que le philosophe a vite fait de marquer de l'étiquette péjorative de scientisme dans le même temps où il professe souvent les philoso-phèmes les plus naïfs d'une manière dogmatique. Non, tout le livre de Champetier [70] a montré la science devant le travail précis pour dé-terminer la chimie de la vie, pour dégager les conditions de formation des matières impliquées dans les processus de la vie. Ces étapes, ces relais qui marquent les efforts de connaissance pour passer de l'inerte à l'animé ne sont pas de simples métaphores. Ces étapes, ces relais, sont vraiment ordonnés. Ils illustrent cette discursivité de l'ordre ex-plicite qui est un thème directeur du présent ouvrage. On approche de la solution du problème. Des recherches comme celles de Staudinger sur les macromolécules en chimie et en biologie 27

27 STAUDINGER, Makromolekulare Chemie and Biologie, Bâle, 1947, passim.

posent des pro-blèmes bien définis, suscitent des expériences précises, des expérien-ces qui ont une hiérarchie. On peut dire que certains virus « se com-portent à la fois comme des êtres vivants et comme des macromolécu-les ». Le virus de la mosaïque du tabac a pu être isolé sous une forme cristalline. Jadis la forme cristalline était accordée seulement à des substances inertes. On voit maintenant, dit notre auteur, qu'il n'y a pas « incompatibilité entre l'état cristallisé et la vie : des êtres vivants identiques ou très semblables, pourvu qu'ils soient de dimensions suf-fisamment petites, peuvent se disposer régulièrement en reproduisant l'analogue d'une structure cristalline ». De telles organisations suggè-rent de « rattacher l'activité biologique à l'architecture macromolécu-laire ». Une sorte de spécificité architecturale peut doubler ainsi la spécificité des diverses activités de la vie. On entre alors dans le détail d'un dualisme biologie-chimie, plein de réciproques. C'est par la dis-cursivité des détails de la contexture du biologique et du chimique que la recherche scientifique prend un intérêt croissant dans ce domaine mixte. Alors il ne s'agit pas de déterminer un fonds de vie ; ce serait plutôt à un sommet de la composition, sur un plan de la matière très composée que se poseraient les phénomènes vitaux. On ne peut guère espérer surprendre la vie dans le simple puisqu'elle apparaît solidaire d'une organisation complexe. Y a-t-il un caractère dominant de la vie

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en général ? Une telle question paraît aussi vide de sens que la ques-tion : y a-t-il un caractère qui permette de désigner la matière en gé-néral. Le pluralisme de la matérialité de la vie est si grand qu'il enjoint de poser une pluralité dans les processus vitaux. Les problèmes biolo-giques ne sauraient plus être éclairés, ou même simplement désignés par la conception d'un fluide vital qui coulerait dans la matière, qui animerait la matière.

Quand on suit, dans le détail de la chimie contemporaine, les [71] communes architectures des molécules géantes construites par la vie et par le chimiste, on sent bien que les énigmes ne seront pas résolues d'un coup, au départ de la recherche, mais que par leur multiplication les énigmes se cohèrent en une problématique qui donne un immense champ de travail. Alors, à des questions précises et nombreuses ré-pondent des connaissances positives que le savant contemporain ne résumerait pas volontiers, croyons-nous, dans la formule générale qu'employait Liebig il y a un peu plus d'un siècle . « Il n'y a pas, dans la nature, de forces qui aient plus de rapport entre elles que la force chimique et la force vitale 28

Quittons donc le règne des idées générales et revenons à l'examen philosophique des problèmes positifs du matérialisme ordonné.

. » La force vitale n'est qu'un mot, un mot presque aussi inerte lorsqu'on l'attache à la vie elle-même que lors-qu'on l'attache à la matière. Rapprocher ainsi, gratuitement, « force » chimique et « force » vitale, n'est-ce pas faire passer les deux notions au rang de simples entités ?

VII Dès que précisément on détermine les qualités, ainsi que le récla-

me le matérialisme instruit, comme des rapports matériels -en ne se référant pas à l'homme changeant - toute intuition rêveuse de la quali-té est effacée. Une fois retranchées les contingences de la sensibilité immédiate, les qualités se stabilisent. Le déterminisme de la qualité

28 LIEBIG, Lettres sur la chimie, trad., 1845, p. 21.

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matérielle est alors restitué, compte tenu des difficultés d'approxima-tion que pose toute connaissance d'un déterminisme.

Il est d'ailleurs frappant que ce soient les substances les plus net-tement homogènes qui aient été en quelque manière les centres de ral-liement de l'objectivité matérialiste. Nous voulons parler des métaux. Dans les âges historiques, les 7 métaux ont été rapidement les 7 mer-veilles de l'homogénéité, homogénéité conquise dans des métallurgies énergiques, dans des métallurgies difficiles.

C'est la violente transformation du minerai hétérogène en métal homogène qui unit fortement les notions d'homogénéité et de simplici-té. L'homogénéité et la simplicité sont alors des valeurs techniques conquises concurremment sur l'hétérogénéité et la [72] complexité. On peut saisir ici le matérialisme dans sa première dialectique techni-que. Le simple n'est pas une donnée mais le résultat d'une technique de sûre homogénéisation. Nous verrons par la suite que la pureté, dans le règne de la matière, n'est jamais proprement une donnée, qu'elle ne peut être même simplement constatée. Pour la reconnaître, le mieux est de l'instituer le long d'un processus de purification. En tout cas, elle ne peut être constatée sans mettre en action une méthode d'expé-rience, méthode qui, dans la science moderne, résume tout un rationa-lisme chimique antécédent.

Plus exactement encore, les techniques de purification supposent de véritables opérations de pureté, de sorte qu'au fait de pureté se su-perpose un rationalisme de l'ensemble cohérent des réactifs, réactifs auxquels on accorde un privilège provisoire de pureté. Un corps impur est en somme « essayé » par des corps qu'on postule purs. Il y a là une dialectique agissante qui marque, au long des âges scientifiques, la progressive détermination de la pureté, sans que jamais cette pureté puisse se signaler comme une donnée sûre, comme un absolu.

Mais comme la science devient de plus en plus rigoureuse, la rela-tivité de la pureté, celle de la simplicité, celle de l'homogénéité, s'im-posent d'une manière paradoxale dans le temps même où l'on obtient des substances de plus en plus pures, de plus en plus profondément homogènes, de plus en plus sûrement simples. Quittant le faux absolu des premières données, bien conscient de la relativité de ses expérien-ces, le savant a du moins l'assurance de déterminer des progrès dans la

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purification. Ainsi, sans cesse nous retrouvons l'action humaine dans la détermination des substances pures.

Si nous voulons prendre son action au départ, dans son extrême netteté, le mieux est de donner sa pleine valeur aux déterminations métallurgiques. Sans doute il est tentant de suivre l'histoire racontée dans l'empirisme des trouvailles. Et R.J. Forbes a bien mis en lumière dans son admirable livre Metallurgy in Antiquity que l'or et les métaux usuels ont été remarqués à l'état natif dès la plus haute antiquité. Mais ces trouvailles restent nécessairement rares et tous les métaux, fût-ce le fer, furent précieux avant que d'être utiles.

Et comment imaginer qu'à partir du fer natif on ait pu faire des ou-tils et des armes ? Il faut plutôt penser qu'on eut l'idée de travailler le fer natif par le feu après seulement qu'on eut obtenu le fer à partir du minerai par voie métallurgique. Il n'y a pas un âge du fer taillé, un âge du fer poli. Et si le fer natif [73] passe du précieux à l'utile c'est en suivant les techniques métallurgiques.

Ainsi de notre point de vue du caractère discontinu des progrès de la culture, il y a une nette discontinuité entre le travail de la pierre ou de l'os et le travail du fer. Nous trouvons là un nouvel argument contre la thèse qui ajuste l'intelligence humaine aux intuitions géométriques de l'homo faber. En effet, l'homo metallurgicus ne saurait être caracté-risé par une pensée simplement extérioriste, réglant des projets sur les formes extérieures. Pour s'engager dans les pratiques métallurgiques il faut participer au cosmos du feu. Et l'on ne peut, de prime abord, ob-jectiver le feu comme une sorte d'outil indirect. Là encore on part de grands rêves de puissance. L'homo faber tel que l'imagine Bergson est un homme à la petite patience en comparaison des projets métallurgi-ques de l'homme forgeron. Dans le progrès des techniques, par le suc-cès de la pensée artificialiste, toutes les rêveries ignées sont refoulées, l'instance ignée est rationalisée. On aborde vraiment au matérialisme actif. Alors le métal appartient vraiment au règne humain.

Mais le métal n'est, pour notre thèse, qu'un facile exemple. Si l'on adopte l'axe de la valorisation matérialiste comme un au-delà de la valorisation des formes, on ne peut manquer de reconnaître que la pu-reté des substances appartient au règne humain. Elle n'appartient pas au règne naturel. C'est l'homme qui est en fait le facteur purificateur. C'est là sans doute un paradoxe tapageur. Mais il s'impose si l'on veut

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mettre en place les grandes oeuvres de la purification matérielle, tant ancienne que moderne, dont l'homme a une progressive maîtrise.

VIII Ainsi les premières substances qui devaient recevoir le statut de

corps simples furent - à quelques exceptions près comme le soufre - des métaux. Il faut venir aux temps modernes, au XVIIIe siècle sur-tout, pour que la courte liste des substances reconnues comme simples commence à augmenter. Le XVIIIe et le XIXe siècle sont pour l'ex-ploration matérialiste une époque prestigieuse. Et même du simple point de vue de l'empirisme, le philosophe devrait ici prendre la mesu-re de ce qu'est une augmentation des types d'êtres matériels.

Mais en même temps que le nombre des types de substances ren-contrées dans la nature s'accroît, se précise une nouvelle [74] doctrine de la simplicité. En fait on peut parler d'un véritable déplacement de l'idée de simplicité. Montrons-le rapidement.

D'abord, même quand il en est encore fait mention au XVIIIe siè-cle, on ne donne plus un rôle à l'idée que les 4 éléments sont les subs-tances les plus simples. Ensuite, on n'imagine plus que les substances trouvées dans la nature sont, de ce fait même, des substances simples. L'analyse devient la préoccupation dominante de tout chimiste. Le chimiste commence sa recherche en multipliant les efforts de décom-position. La simplicité apparaîtra alors comme une limite à tout effort de décomposition. La simplicité est donc ici de l'ordre d'un résultat ; elle était posée comme initiale dans la doctrine des 4 éléments ; elle est maintenant terminale. La chimie nous présente ainsi une nouvelle forme « du déclin des absolus » soit dit pour employer une expression de Georges Bouligand si riche de sens pour caractériser l'évolution de l'épistémologie moderne. En effet poser le simple comme une limite à la décomposition ne préjuge pas le caractère absolu de cette limite. Et c'est seulement dans la période contemporaine que s'établit une sorte de cohérence des substances simples, cohérence qui confère aux élé-ments un statut bien défini de substance élémentaire. Nous aurons à revenir sur cette systématique de la simplicité dans un prochain chapi-tre.

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Pour l'instant, réalisons seulement l'importance philosophique des découvertes comme celles de Cavendish prouvant que l'eau n'est pas un élément, ou la découverte parallèle touchant l'air par Lavoisier. De telles découvertes brisent l'histoire. Elles marquent une défaite totale de l'immédiat. Elles font apparaître la profondeur du chimique sous le physique - ou, autrement dit, l'hétérogénéité chimique de l'homogénéi-té physique. Il y a là une dialectique intime que toute culture matéria-liste doit traverser pour arriver au matérialisme instruit.

Qu'on se reporte par la pensée à cet instant historique surprenant où l'on put annoncer que l'eau est le résultat de la synthèse de deux gaz ! C'est non seulement le privilège de l'antique élément eau qui s'évanouit, mais en même temps, c'est la positivité conquise pour la notion de gaz. Avant Cavendish, avant Lavoisier la notion de gaz par-ticipe encore à la notion de fluide. Le fluide, dans la pensée préscienti-fique, se charge aisément des plus confuses valeurs : il est magnéti-que, il est vital, il porte la vie, il porte la mort. L'expérience de Caven-dish est décisive, elle barre d'un trait brutal tout le vitalisme du règne des « esprits ». Les deux matérialismes de la substance tangible (l'eau) et de la substance invisible (les gaz) sont mis en totale corrélation. Il y a [75] une très grande différence entre ce matérialisme généralisateur qui étend son domaine en suivant des expériences progressives et un matérialisme d'affirmation initiale qui croit toujours que la matière tangible donne les leçons les plus décisives.

Un gros livre serait nécessaire pour bien décrire l'ensemble des ex-périences qui ont déterminé le caractère élémentaire de l'oxygène et de l'hydrogène. Dix ans de psychologie de l'esprit scientifique sont ani-més par la seule histoire de la découverte de l'oxygène. Que l'oxygène soit seulement mêlé à l'azote dans l'air tandis qu'il est combiné à l'hy-drogène dans l'eau, aux métaux dans les oxydes, voilà de quoi soule-ver bien des problèmes philosophiques. De nos jours, les livres effa-cent trop vite la perspective de ces drames de culture. Les livres sco-laires font tout de suite de la leçon sur l'oxygène un modèle d'empi-risme simple : il suffit de chauffer dans une cornue certains oxydes, par exemple l'oxyde de manganèse, pour obtenir le gaz merveilleux qui rallume une allumette n'ayant plus « qu'un point en ignition », soit dit pour employer l'expression consacrée qui résume souvent, hélas !

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tout ce qui reste dans « la culture générale » des propriétés de l'oxygè-ne 29

Que l'oxygène ait été, en quelques décades, extrait des minéraux, de l'air, de l'eau, bref des corps les plus divers pour l'expérience com-mune, cela suffit à expliquer qu'on ait promu ce corps chimique parti-culier à un rang insigne. C'est vraiment l'avènement d'une substance « scientifique ». Sans doute il fallut, par la suite, enlever à l'oxygène le privilège de désigner la puissance acide. Mais il fut longtemps le si-gne matériel de la nouvelle chimie. Et les philosophes, les Schelling, les Hegel, les Franz von Baader n'ont pas hésité à faire de l'oxygène un véritable moment de l'explication générale. Par exemple, Hegel met en rapport les 4 substances : azote, oxygène, hydrogène et carbo-ne comme une organisation de concepts qui forme « la totalité de la notion »

. Cette simplicité d'enseignement masque la fine structure épis-témologique d'une expérience primitivement engagée dans une pro-blématique multiforme. C'est ici qu'une récurrence vers la situation historique complexe est utile pour faire sentir comment s'enrichit la pensée matérialiste.

30

29 Quelle revendication contre la vanité de son professeur de chimie il y a dans

cette petite phrase de Lautréamont : l'oxygène rallume « sans orgueil » une al-lumette ! Le professeur de chimie élémentaire recommence avec une satisfac-tion évidente cette prouesse en tous les octobres de sa carrière.

. En relisant de telles pages on aura de clairs exemples de l'adhésion précipitée de l'idéalisme à des valeurs expérimentales. L'idéalisme [76] cherche sans fin des raisons pour unifier l'expérience, sans prendre une bonne mesure des puissances diversifiantes de l'ex-périence. Dans notre Introduction nous disions que l'idéalisme est une philosophie trop éloignée du centre d'action de la pensée scientifique pour apprécier le rôle réciproque des méthodes d'enquêtes et des expé-riences de vérification. Nous avons ici une preuve précise de l'impos-sibilité d'un idéalisme de l'expérience scientifique. Rien ne s'éclaire dans la méditation d'un cas unique où une seule expérience révélerait toute la puissance de connaître d'un sujet. Il faut accepter toutes les extensions positives de tous les exemples. En fait la dialectique de l'oxydation et de la réduction qui a donné lieu à de si nombreuses ré-flexions philosophiques n'est qu'une réciprocité matérielle, prise entre beaucoup d'autres processus réciproques de synthèse et d'analyse.

30 HEGEL, Philosophie de la nature, § 328 (trad. VÉRA, t. Il, p. 244).

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Avec la découverte de l'oxygène, les philosophes ont été victimes, ici comme en bien d'autres occasions, de la nouveauté. Ils ont voulu assimiler tout de suite une découverte étonnante en s'appuyant - pour le mieux ! - sur des rationalismes a priori, sans prendre soin d'établir le rationalisme scientifique historiquement préparé par un progressif ajustement de la théorie et de l'expérience. L'idéalisme a sa racine dans l'immédiat. L'esprit est en quelque manière toujours immédiat à soi-même. Or il n'y a pas, il n'y a plus, d'expérience scientifique im-médiate. On ne saurait aborder une pensée scientifique nouvelle à blanc, avec un esprit non préparé, sans accomplir pour soi-même, la révolution scientifique que signe la pensée nouvelle comme un pro-grès de l'esprit humain, sans assumer le moi social de la culture. Faut-il faire remarquer, en manière de digression, que le moi de la culture est l'exacte antithèse de la culture du moi ?

S'attacher sans critique à la nouveauté ou s'entêter dans un système périmé, voilà précisément deux manières différentes de refuser le double travail psychologique d'assimilation des connaissances scienti-fiques et de structuration de l'esprit scientifique. Il peut être intéres-sant de donner un exemple, entre beaucoup d'autres, des résistances d'un esprit dogmatique aux idées nouvelles. Dans son Examen de la philosophie de Bacon, Joseph de Maistre ironise sur les efforts de la chimie pour dépasser la dénomination directe et définitive des subs-tances. Il faudrait rester, selon lui, dans le pléonasme qui dit que l'aci-de « est un sel qui excite la saveur qu'on appelle acide ». C'est là un élément de la définition de Macquer. De Maistre en rapproche la nou-velle définition indiquée par Cadet dans son dictionnaire : L'acide est « une substance qui par son union avec l'oxygène acquiert une [77] saveur aigre... ». Et puisque, d'après de Maistre, les noms doivent tout dire dans leur racine, il cherche la définition du mot oxyde dans le même dictionnaire. On y trouve que le mot oxyde « désigne un corps oxygéné, mais non acidifié, de manière qu'il ne rougit point les teintu-res bleues et qu'il ne produit pas la saveur acide ». Et de Maistre commente : « Mais l'oxygène s'appelant ainsi (bien ou mal) parce qu'il produit l'acide, il se trouve que l'agent qui produit l'acide a la propriété remarquable de ne pas posséder l'acide, ce qui me paraît merveilleux ; mais comme je ne suis pas du métier, je m'en tiens à l'admiration. »

Dans un semblable texte on voit fonctionner, en toute naïveté, la pensée substantialiste. Pour un tel substantialisme, la substance tient

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en toute propriété ses propriétés et l'on se croit prudent en se référant toujours à la définition prédicative de la substance. Alors les défini-tions de désignation sont prises pour des définitions d'être. L'analyse matérielle est une analyse grammaticale. De Maistre manque à voir la distance épistémologique qui sépare la définition du dictionnaire de Macquer et celle du dictionnaire de Cadet. Entre les deux définitions, l'immense importance théorique de la découverte de l'oxygène est pourtant manifeste. Il importe peu de savoir que, par la suite, on connaîtra des acides sans oxygène. Ce qui est important, c'est qu'avec Lavoisier on a commencé à comprendre le caractère composé des aci-des. Avec l'oxygène, on a isolé un facteur de cette composition, un intermédiaire de cette construction. Et l'on arrive à cette idée toute nouvelle - une idée philosophique qui éveille une admiration sans iro-nie - qu'un corps peut servir à construire une propriété qu'il « ne pos-sède pas ».

IX Mais laissons ces lointains débats et prenons le problème de la pu-

reté des substances dans sa complexité philosophique moderne. En gros, on peut dire qu'il n'y a pas de pureté sans purification. Et

rien ne peut mieux prouver le caractère éminemment social de la science contemporaine que les techniques de purification. En effet, les processus de purification ne peuvent se développer que par l'utilisa-tion de tout un ensemble de réactifs dont la pureté a reçu une sorte de garantie sociale. Un philosophe aura beau jeu pour dénoncer là un cercle vicieux : purifier une substance par une suite de réactions où l'on engage des réactifs garantis comme purs, c'est évidemment ou-blier le problème initial, le problème de la pureté des réactifs. Mais la science [78] contemporaine peut, en toute conscience, négliger cette objection préalable. Il y a ici un état de faits, un moment historique bien défini. Chaque époque de la science, dans son développement moderne, a établi une sorte de corpus des réactifs constitués à un ni-veau de purification bien déterminé. Il y a des âges sociaux divers pour la pureté matérialiste. Et notre âge se désigne comme un tel affi-nement de purification qu'on peut bien dire que la science contempo-

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raine possède des réactifs neufs, des outils neufs qu'aucune époque précédente n'a connus. La technique matérialiste de la chimie moderne nous procure une nature neuve. Elle est essentiellement un second dé-part du matérialisme.

Ainsi, ces outils de purification que sont les réactifs, voilà désor-mais un apport social absolu ; le chimiste isolé ne saurait avoir la pré-tention de leur substituer des outils personnels, tout un corps de réac-tifs amassés dans une préparation personnelle en refaisant, pour son propre compte, toute l'histoire de la chimie. La chimie moderne fait l'économie de sa longue préparation historique. Elle est une des scien-ces les plus clairement vivantes dans son présent. Le chimiste entre au laboratoire où il trouve un présent absolu, le présent absolu, des don-nées techniques, données qui s'offrent dans leur ensemble, dans leur totalité, par conséquent bien différentes des données naturelles ren-contrées dans l'essentiel occasionalisme de l'empirisme. Le chimiste moderne part de ce matérialisme d'un présent absolu, de ce matéria-lisme des réactifs techniques coordonnés. Il doit inscrire son travail quotidien dans le présent de la science, dans un ensemble humain au-quel il s'intègre, déjà au point de vue théorique, par une prise de cultu-re qui est une nécessité pour l'action scientifique efficace.

Mais toutes ces thèses paraîtraient moins superficielles au philoso-phe s'il voulait prendre conscience du véritable usinage nécessaire à la production d'une substance pure dans la technique contemporaine. Il comprendrait vite qu'une telle purification ne relève plus d'une activité individuelle, qu'elle réclame un travail en chaîne, des purifications en chaîne, bref que l'usine-laboratoire est une réalité désormais fonda-mentale.

La vue d'un plan d'usinage pour une purification serait d'ailleurs plus convaincante que tout développement philosophique. Le lecteur pourrait par exemple se reporter au schéma des opérations qui condui-sent du béryl au béryllium pur en paillettes d'après la méthode em-ployée à la Degussa A.G. Ce schéma est indiqué par J. Besson dans un article paru au Bulletin de la Société chimique de France (année 1949), nous ne reproduisons pas ce schéma : deux pages du présent livre n'y suffiraient pas. On y [79] verrait par dizaines des opérations de purifications pour ainsi dire croisées, des purifications reprises à plusieurs points de vue, engagées par des réactifs différents. À méditer tous les circuits de ces procédés chimiques en vue de produire une

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substance particulière avec toutes les garanties de pureté, on com-prendra qu'un tel usinage ne peut être pensé qu'au sommet d'une cultu-re et réalisé dans une cité qui industrialise la science de fond en com-ble.

X Ainsi, le corpus des réactifs est à la fois cohérent et efficace. Tous

les réactifs sont donnés avec une garantie de pureté qui permet le tra-vail positif. Il ne conviendrait cependant pas de donner une validité inconditionnée au concept de pureté en soi. Postuler une pureté en soi serait rejoindre le mythe de la pureté naturelle. En fait puisque la science positive solidarise la notion de pureté avec la notion d'opéra-tion de purification, on ne peut écarter le relativisme de la pureté. En effet, suivant le processus de purification employé, on peut obtenir, pour un même produit, des degrés de pureté différents, Mais il ne va pas de soi qu'on puisse ordonner ces degrés de pureté car la pureté se prend souvent au niveau d'une qualité particulière. Parfois une pro-priété particulière qui n'engage pas profondément l'ensemble des pro-priétés chimiques peut se révéler d'une incroyable sensibilité à la moindre impureté. Andrew Gemant dans un chapitre du manuel de Farkas : Electrical properties of hydrocarbons (p. 215) dit qu'un hy-drocarbone liquide a une conductibilité électrique qui varie de 10-19 mho/cm pour un échantillon extrêmement purifié à 10-13 pour un échantillon commercial, soit une variation de 1 à un million. On voit l'énorme action de la moindre impureté. Gemant ajoute que les déter-minations de la conductibilité donnent des valeurs qui diminuent indé-finiment avec la poursuite d'une purification de plus en plus poussée mais que cependant aucune valeur limite n'est en vue.

Comprenons bien qu'on ne pourrait mettre en ordre des puretés na-turelles, visant une pureté en soi. Bien plus, malgré tous les efforts du matérialisme décidément artificialiste, la ligne des purifications n'est jamais sûre de viser une purification absolue. Il suffirait qu'un nou-veau type d'expériences fût institué pour que le problème se pose sous une forme nouvelle. La pureté d'une substance est donc une oeuvre humaine. Elle ne saurait être prise pour une donnée naturelle. Elle

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garde la relativité essentielle [80] des œuvres humaines. Son en-soi est conditionné par un long passé d'expériences poursuivies dans les voies d'une facticité sans cesse accrue. De toute manière le factice donne incomparablement plus de garantie que le naturel.

XI En conclusion de ce chapitre où nous avons essayé de montrer

l'évolution des idées matérialistes d'homogénéité, de simplicité, de pureté, si l'on nous permet de rattacher toutes nos réflexions à la posi-tion philosophique générale que nous assumons dans nos recherches épistémologiques, nous dirions volontiers que nous voyons ici de nouveaux arguments pour une philosophie du rationalisme appliqué.

En effet, tout est méthode, tout est méthode appliquée, tout est mé-thode rectifiée par son application. La conscience sans cesse vigilante de l'application correcte d'une méthode est la base même du rationa-lisme appliqué. Elle institue l'esprit comme une activité systématique de correction. Et avec le rationalisme matérialiste appliqué, cette conscience sans cesse surveillée de l'application d'une méthode pénè-tre profondément dans l'objectivité. Cette conscience de méthode rec-tifie même la matière, normalise la matière.

Il en résulte, non pas un psychologisme en position première comme celui où se complaisent de nombreux existentialismes, mais bien un orthopsychologisme en position seconde. Et cette position se-conde est bien claire dans ce problème de la pureté substantielle que nous venons d'examiner. Il faut aller ici jusqu'à l'extrême et dire : puisque la substance est donnée, naturellement donnée, elle n'est pas pure. Elle sera pure quand la technique l'aura purifiée. Il y a donc une différence métaphysique essentielle entre un matérialisme attaché à la matière brute et un matérialisme instruit sur un ensemble cohérent de matières qui portent un témoignage de pureté technique. C'est alors que le matérialisme technique est inséparable d'un rationalisme ins-truit.

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XII Ainsi le maximum de garantie de pureté réside non pas dans une

valeur naturelle, mais bien dans une application rigoureuse des mé-thodes. C'est par l'application surveillée des méthodes que le matéria-lisme établit un nouveau substantialisme, le substantialisme de la substance sans accident. La constitution technique [81] d'une substan-ce entièrement normalisée exclut toute fantaisie et toute incertitude. La chimie prépare une substance en série. En ce qui nous concerne, la pensée nous vient souvent de glisser ce concept d'une substance chi-mique produite en série dans les polémiques faciles où les philosophes affirment la dévalorisation humaine des objets fabriqués en série. Ces philosophes ne voient-ils pas que l'irrationalisme qui leur est cher su-bit ici, avec la substance sans accident, un véritable éclatement ? Sans doute, dans une fabrication, il peut se glisser des malfaçons, de faus-ses manoeuvres, des « loups ». Mais ces « accidents » ne sont plus des accidents inhérents à la substance, des accidents individualisant en son fonds la substance. Il y a là une dialectique de la notion d'accident qui se termine par l'élimination de l'accident. En passant de la substance réelle à la méthode de réalisation, l'accident est devenu éminemment rectifiable. Une conscience claire de la méthode l'évitera. Une surveil-lance sociale la jugulera. Construisez une cité scientifique bien faite et les matières qu'elle livrera seront bien faites. Elles seront des substan-ces sans accidents.

Avec ces substances sans accidents pourvues de qualités sans fluc-

tuations, la chimie ne permet plus au philosophe de poser un irrationa-lisme dans une profondeur indicible, dans une intimité substantielle inanalysable. Un médicament créé par la chimie n'a plus droit à l'indi-vidualité, il réalise sans accident son essence, il correspond à l'absolu de sa formule. Tous les comprimés de votre tube d'aspirine réalisent une identité absolue, aussi sûre, aussi nette qu'une identité logique. Pour les différencier, à l'emploi, il faudra que vous singularisiez votre migraine, il faudra que vous alliez chercher l'irrationnel ailleurs. En

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toute certitude, cet irrationnel n'est plus dans la substance, il n'est plus dans cette profondeur d'un au-delà de la substance où les philosophes du concret cherchent le reflet de leur singularité.

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[82]

Le matérialisme rationnel

Chapitre III LA SYSTÉMATIQUE MODERNE

DES CORPS SIMPLES

Je ne citera ! point tous ces métaux modernes De leurs nombreux aînés, familles subalternes ; J'attends que le savoir, parmi leurs vieux parents, À leur race nouvelle ait assigné les rangs.

Abbé DELILLE, Oeuvres complètes, t. II, p. 9. « Tout ce qui peut se ranger lui plaisait. » G. CUVIER, Éloge de Werner.

I

Retour à la table des matières

Après les longues remarques qui précèdent sur l'aspect philosophi-que général du matérialisme chimique, il nous faut envisager la mo-derne détermination exacte des substances chimiques de base. Cette détermination exacte du nombre des substances élémentaires d'abord amassées empiriquement au cours des siècles correspond, dans la science contemporaine, à une sorte d'induction complète dont nous devrons caractériser la nouveauté. Au lieu du vain essai d'une rationa-lité des 4 éléments présentée dans un chapitre précédent, nous allons voir se développer par palier un rationalisme du quatre-vingt-douze. Qu'il y ait 92 éléments chimiques, 92 substances élémentaires rangées

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sans lacune, en un ordre réel et rationnel, voilà une assurance qui, semble-t-il, fait disparaître toute contingence du donné substantiel. Ainsi le temps n'est plus où Hegel pouvait dire : « les éléments chimi-ques ne peuvent recevoir aucun ordre, au contraire, ils sont l'un à l'égard de l'autre hétérogènes » 31. On ne peut plus, comme dans la Phénoménologie de l'Esprit, soumettre la liste du donné des éléments à la seule juridiction de la locution aussi : il y a du cuivre, [83] il y a aussi du zinc, il y a aussi de l'oxygène. En effet, le cuivre et le zinc devront, dans leur catalogue de propriétés, inclure leur rapport subs-tantiel avec l'oxygène. Et puis l'ordre se constituera sans perturbation possible. Cet ordre échappera à ce que Hegel considérait comme « l'universalité indifférente et passive, le Aussi des multiples proprié-tés, ou plutôt des matières » 32

Mais précisément l'ordre des substances élémentaires devient si organique que l'organisation peut, en quelque manière, absorber ce qui la déborde. Ainsi le rationalisme fermé des 92 éléments a été depuis quelques lustres ouvert dans deux directions : d'abord par la découver-te des isotopes, c'est-à-dire d'éléments pourvus des mêmes propriétés chimiques mais de poids atomiques différents. Ensuite par les techni-ques récentes qui ont créé les éléments transuraniens, c'est-à-dire l'au-delà du quatre-vingt-douze avec les éléments 93, 94, 95, 96, 97, 98, 100, sur lesquels nous reviendrons par la suite.

. Autrement dit, dans la science moder-ne, le savoir ne peut s'accumuler qu'en s'organisant.

Ainsi le nombre des éléments dont nous allons essayer de rappeler la systématique a dépassé le nombre de 92. Le nombre des isotopes est difficile à fixer. Ce nombre augmente d'années en années. Il peut rapidement atteindre le mille. Il n'existe probablement aucun chimiste ou physicien au monde qui en sache la liste exacte. L'homme par sa prodigieuse technique dépasse, semble-t-il, les cadres de sa propre pensée. Ici la technique déborde la science. Du fait d'un léger décro-chage entre la science et la technique, une contingence historique s'installe dans le savoir. La culture scientifique avance en absorbant quelques contradictions à ses propres principes. Gérard Vassails, dans

31 HEGEL, System der Philosophie, IIe Partie, Die Naturphilosophie, éd. MI-

CHELET, 1929, § 281, p. 187. 32 HEGEL, La phénoménologie de l'esprit, trad. HYPPOLITE, t. I, p. 96.

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un article de la Revue d'histoire des sciences (septembre 1950) sous le titre : Le poids du feu, pouvait conclure (p. 241) : « Si au temps de Lavoisier, la connaissance de l'impondérabilité de l'énergie dégagée au cours des réactions était une condition essentielle du développe-ment de la chimie moléculaire, un siècle et demi plus tard la recon-naissance de sa pondérabilité était devenue au contraire l'une des conditions essentielles du développement de la chimie atomique. C'est ainsi qu'au cours de l'évolution de la science, une même réalité peut apparaître sous des formes contradictoires. » Il en va de même pour la philosophie de la science. Le rationalisme des 92 corps simples est une philosophie solide qui ruine la contingence de l'aussi hégélien, la contingence d'un donné matériel illimité. C'est [84] cependant à partir de ce rationalisme limité que prend naissance une technique suscepti-ble d'une production, semble-t-il, illimitée. On ne comprendrait pas la technique de la fabrication illimitée des isotopes si l'on n'avait pas as-similé le matérialisme ordonné des 92 éléments chimiques.

De toute manière, c'est dans l'organisation numérique, dans ce ma-térialisme rationnel qui institue l'ordre des éléments séparés par une unité élémentaire qu'apparaissent des nuances philosophiques qu'au-cune philosophie de la matière n'a connues avant le XXe siècle. Quand à l'arithmétique des 92 éléments viendront s'ajouter en sur-charge des centaines d'isotopes, on ne verra jamais se présenter un élément intermédiaire, jamais un demi-élément, jamais un élément symbolisé par un « nombre atomique » fractionnaire. L'arithmétique moderne de la substance est l'arithmétique des éléments entiers. Sur ce clavier des 92 premiers nombres entiers viendront jouer des lois du pair et de l'impair, lois encore un peu confuses, mais qui dessinent dé-jà un nouveau pythagorisme de la matière. Mais ces lois de parité ne relèvent d'aucun a priori arithmétique, elles apparaissent dans la sys-tématique générale des 92 corps simples. Elles ne sont pas découver-tes dans une méditation dialectique des premiers nombres, au début de la série, Si l'on évoque un pythagorisme, il faut donc que ce soit un pythagorisme étendu, extensif, une philosophie qui s'établit sur un en-semble nombreux et cohérent, dans un rationalisme de la multiplicité cohérente. Voilà autant de traits qui devraient débarrasser la philoso-phie de la matière aussi bien des doctrines faciles de l'irrationalisme attardé que de la fausse clarté des doctrines d'un rationalisme ingénu.

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Le paradoxe épistémologique qui anime le matérialisme instruit est d'ailleurs éclatant. C'est au moment où l'atome est considéré comme un édifice complexe qu'on comprend les raisons de son unité, qu'on expose discursivement les raisons qui en font un édifice achevé. C'est aussi au moment où l'expérience permet de passer d'un type d'atome à un autre type d'atome, dans une transmutation des éléments chimiques proches l'un de l'autre, que l'ensemble des éléments reçoit son arith-métique. Et si cette arithmétique devient nettement objective - bien qu'au départ elle ne corresponde pas à l'intuition d'un objet désigné - elle le doit à son application à un assez grand nombre de types. Il semble qu'un pythagorisme qui compterait successivement 1, 2, 3, 4, 5, substances élémentaires resterait une arithmétique ontologique bal-butiée. La lumière de la numération des substances n'est pas à l'origine du compte. Elle apparaît dans un pluralisme copieux. [85] C'est parce que les types d'atomes sont nombreux qu'on est sûr qu'ils sont réelle-ment plusieurs. Il semble que dans l'arithmétique des 92 éléments l'as-pect numérique reflue du grand nombre vers le petit nombre, à l'inver-se des habitudes pédagogiques, à l'inverse des philosophies élémentai-res.

Mais nous avons jadis consacré tout un livre à l'histoire de cette in-troduction du nombre entier dans la chimie moderne 33

33 Le pluralisme cohérent de la chimie moderne, Paris, éd. Vrin, 1932.

. Nous allons nous borner ici à marquer brièvement les étapes de cette arithmétisa-tion des substances pour en tirer plus nettement les leçons philosophi-ques.

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II La critique philosophique a beau jeu pour affirmer le caractère

simplement pragmatique de la doctrine des éléments en chimie. Le chimiste ne répète-t-il pas, depuis la révolution lavoisienne, qu'il tient pour substance élémentaire toute substance qui n'a pu être décompo-sée malgré le grand nombre des expériences antérieures ? Ainsi le chimiste semble bien ne pas préjuger de l'avenir. Si un corps pris comme élément devait, dans le développement, ultérieur de la science, être décomposé en deux ou plusieurs parties chimiquement différen-tes, il perdrait son privilège d'élément. Le cas s'est vu.

Le cas s'est vu, mais il ne se voit plus. Et cette stabilité historique - sans doute d'origine récente - devrait conduire le philosophe à réfor-mer son jugement. Il aurait ainsi l'occasion de vivre à fond une révolu-tion épistémologique. Au lieu de former ses pensées fondamentales à l'origine d'une histoire, le philosophe apprendrait à les former à l'achèvement d'une histoire. La mise en ordre des substances élémen-taires est achevée et c'est précisément cet achèvement qui met un si-gne définitif sur le caractère élémentaire des substances ordonnées. On s'explique donc que la philosophie terminale du matérialisme ins-truit soit bien différente de la philosophie inchoative où s'attarde l'es-prit philosophique traditionnel.

Pour bien mesurer cette stabilité historique d'acquisition récente, il faut tenir compte de la densité d'expériences, densité d'expériences incomparablement Plus grande dans la période moderne que dans les périodes précédentes. En comparaison avec le nombre de travailleurs de la chimie contemporaine, combien étaient-ils, au temps de la Re-naissance, les alchimistes [86] qui, avec de pauvres armes, tourmen-taient la matière ? Le temps des sciences modernes a une tout autre efficacité que le temps des sciences débutantes. Une décade de notre époque vaut des siècles des époques antérieures. Cette efficacité est précisément un des aspects de caractère de cité constituée qu'a pris la cité chimique depuis la fin du XVIIIe siècle. Du fait du groupement des travailleurs, les dialectiques se multiplient et s'accélèrent. Ainsi le temps de la science marche de plus en plus vite. Il est très frappant

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que cette sorte de progression géométrique de l'efficacité du temps dans les progrès de la culture scientifique ne soit jamais considérée par l'historien des sciences. Et même, si l'on évoque cette évidente accélération de la culture scientifique, on rencontre, chez l'historien des sciences, une curieuse mauvaise humeur. Il se veut historien comme les autres, marchant du même pas que les autres, dans la ca-dence des événements contingents. Il ne se rend pas compte que tout historien des sciences est nécessairement un historiographe de la Véri-té. Les événements de la science s'enchaînent dans une vérité sans cesse accrue. Parfois sans doute, dans le progrès de la science, des vé-rités apparaissent partielles, incomplètes, mais c'est parce qu'elles sont absorbées par des vérités plus grandes, plus claires, plus générales. La science grandit. Et c'est cette croissance que l'historien des sciences doit montrer. Le temps de la science est soumis à la dynamique d'une essentielle croissance. D'autres histoires ne sont pas si bien partagées. Quand elles reçoivent un relief, elles le doivent souvent à un point de vue personnel de l'historien. Les moments de l'histoire générale n'at-teignent pas communément l'objectivité indéniable des moments de l'histoire des sciences.

De tels moments de vérité scientifique jettent une lumière récur-rente sur le passé de la pensée et de l'expérience. L'état de complétude qui caractérise le système moderne des substances simples marque un semblable moment. Ce moment liquide les objections philosophiques préalables contre l'élémentarité des « éléments chimiques ». Nous le comprendrons d'autant mieux que nous marquerons plus clairement, comme nous allons essayer de le faire, ce qui distingue la philosophie chimique moderne de la philosophie de la préchimie.

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III Trois ou quatre raisons d'importance philosophique bien inégale,

des raisons hétéroclites s'opposaient à la mise en ordre initiale des éléments chimiques.

[87] D'abord une véritable fixation plus encore psychologique qu'histo-

rique s'opposait à une juste appréciation du caractère élémentaire des substances. En effet, tant qu'on fixait à sept le nombre des métaux en les mettant en corrélation avec les sept planètes, on renforçait des va-leurs symboliques inconscientes, on achevait, à trop bon compte, le système des substances métalliques. Ainsi la longue époque où l'on professait la fermeture réciproque du système des métaux et du systè-me des planètes ne pouvait connaître les véritables synthèses de l'es-prit scientifique. Il a fallu que les sciences deviennent autonomes pour pouvoir s'entraider. Même après que le progrès de la pensée eut rompu cette naïveté des correspondances entre les 7 métaux et les 7 planètes, le besoin de se référer à un mysticisme des nombres pour expliquer le ciel et la terre travaille les esprits les plus divers. Ainsi de Sénancour a sans doute appris qu'on connaissait, tandis qu'il écrit Obermann, plus de 7 métaux, plus de 7 corps simples. Mais il ne peut consentir à dé-couronner le nombre sept de sa puissance symbolique. Il annonce, sans hésitation, qu'on connaîtra bientôt 49 corps simples, c'est-à-dire 7 fois 7. Quarante-neuf ou 7, voilà dit-il, « ce qui revient au même » 34

. Mais laissons Obermann faire de la chimie avec des songes. Nous n'indiquons cette vésanie que pour montrer le caractère inadéquat d'une méditation à vide sur les nombres. L'arithmétique des substan-ces doit suivre pas à pas les raisons et les expériences qui permettent d'attribuer un ordre numérique aux substances.

34 DE SÉNANCOUR, Obermann, p. 220, en note.

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En second lieu, il nous est maintenant très compréhensible que la mise en ordre des substances élémentaires n'avait nulle chance de suc-cès tant que le nombre des substances connues était trop faible. En fait, quand, au XVIIIe siècle, les chimistes, suivant en cela la méthode de l'histoire naturelle, entreprirent de classer les éléments par famille, ils ne purent aboutir qu'à des classifications éphémères. Le dévelop-pement ne confirme nullement cette première mise en ordre. Et voilà un fait historique qui mérite la méditation du philosophe. Dans la connaissance de la matière, la nature ne livre pas des classifications naturelles. La comparaison des substances n'a pas l'immédiateté de la comparaison des formes.

Un troisième obstacle a beaucoup entravé les essais de systémati-que des corps simples même au début du XIXe siècle : c'est le fait qu'on inscrivait, à la base de la chimie, des êtres physiques qui n'étaient pas des substances chimiques. Telles furent les substantiali-sations [88] de certains principes comme la lumière, la chaleur, l'élec-tricité. Dès que l'on considérait en effet le calorique comme une subs-tance au même titre que le soufre ou le phosphore, la doctrine des substances - nous le comprenons maintenant - ne pouvait se consti-tuer. Donnons un exemple précis.

Pour Fourcroy encore, comme pour Lavoisier, la lumière est une substance. « Elle agit chimiquement sur les corps », « on en juge par la différence qu'offrent les mêmes corps plongés dans la lumière ou privés de cet élément. Les premiers deviennent en général colorés, volatils, inflammables ; les seconds ont les propriétés contraires » 35

Voilà un texte bien dangereux pour l'historien des sciences s'il ne le juge pas en fonction de nuances philosophiques multiples suscepti-bles de séparer les raisons et les faits. On pourra, en effet, affirmer que la formule : « la lumière agit chimiquement sur les corps » correspond à une réalité abondamment vérifiée par l'expérience immédiate ; on pourra ajouter que cette vérité a été sanctionnée au cours du dévelop-pement de la chimie par toute une science appelée, justement, photo-chimie. La photographie a apporté des preuves techniques innombra-bles de l'action chimique de la lumière.

.

35 FOURCROY, Philosophie chimique ou vérités fondamentales de la chimie

moderne, Paris, an III, seconde édition, p. 10.

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Et cependant, comment ne pas voir qu'on interprète mal cette ac-tion chimique de la lumière si l'on attribue à la lumière le rôle même d'une substance, le rôle même d'un élément chimique ? Un temps viendra où l'on parlera de « corpuscules » de lumière, de « photons ». Mais, là encore, tout est nuance philosophique, et cette réalisation corpusculaire reste bien différente d'une substantialisation. Les cor-puscules de lumière ne sont pas vraiment des corpuscules de substan-ce, au sens où l'on parle de substance chimique. Une ontologie précise se doit de séparer ces deux instances de l'être : corpuscule et corps 36

En admettant même que par cette « confusion philosophique » qui unit lumière et matière on ait pu atteindre des conclusions exactes, il n'en est pas moins nécessaire d'en dénoncer le vice profond. Par exemple, la lumière prise comme un élément chimique conduit la pré-chimie à affirmer que la réfraction dans les corps cristallins est d'au-tant plus forte que ces corps sont plus combustibles. C'est d'après cette propriété, dit Fourcroy (loc. cit., [89] p. 9) que Newton « a deviné la combustibilité du diamant et l'existence d'un principe combustible dans l'eau ». Mais deviner n'est pas penser. Et Fourcroy donne ici une fausse profondeur à la chimie newtonienne. Sans doute, Lavoisier a brûlé un diamant dans l'oxygène, sans doute Nicholson a tiré de l'eau, l'hydrogène, le gaz inflammable. Mais ces faits expérimentaux ne donnent pas une valeur scientifique à la prophétie de Newton. Four-croy est victime d'une rationalisation historique. L'historicité du savoir scientifique se développe positivement dans le sens d'un progrès de raisonnement et d'expérience. La théorie de Newton de l'union de la réfraction lumineuse et de la combustibilité était une chimère

. Cette séparation n'est pas faite dans les intuitions ontologiquement confuses de Fourcroy.

37

36 Cf. L'activité rationaliste de la physique contemporaine, chap. III.

.

37 Cf. HEGEL, System der Philosophie, Ile Partie, Die Naturphilosophie, éd. Michelet, 1929, p. 321, Hegel cite Biot qui dit : « La force (de réfraction) la plus énergique est dans les huiles et résines, et l'eau distillée ne leur est pas in-férieure. ~ Mais le commentaire de Hegel va plus avant. Il ajoute : ~ la com-bustibilité est ainsi un facteur spécifique... : aussi l'huile, le diamant, l'hydro-gène déterminent une réfraction plus forte ». On voit du reste le philosophe qui se satisfait ainsi d'une dialectique des propriétés matérielles immédiates. Il semble que la matière combustible attire la lumière susceptible de l'enflam-

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En fait, Fourcroy est fixé dans un réalisme excessif de la lumière. Il dit encore : « La lumière enlève aux corps brûlés le principe qu'ils ont absorbé en brûlant, de sorte qu'incombustibles qu'ils étaient deve-nus, ils repassent à l'état combustible. On peut dire qu'en général la lumière débrûle les corps brûlés. » Autant d'expressions qui appar-tiennent à une sorte de chimie immédiate, de chimie des apparences, chimie naïve bien éloignée des bilans matériels exacts de la chimie scientifique. Les notions de brûler et de débrûler, sous la plume d'un grand chimiste comme Fourcroy, font écho aux notions de cuire et de décuire des alchimistes.

Le substantialisme de l'élément lumière va si loin chez Fourcroy qu'on rencontre des textes où Fourcroy pose une différence d'action chimique entre une cornue transparente et une cornue opaque. Voici une proposition qu'il met au rang des « axiomes » de la chimie (loc. cit., p. 16) : « Souvent la lumière, appliquée en même [90] temps que le calorique, aide son action ou réciproquement ; aussi les vaisseaux transparents mis dans les fourneaux en laissant passer la lumière et le calorique à la fois, sont-ils extrêmement utiles aux chimistes. On pro-duit le même effet en pénétrant d'assez de calorique les vaisseaux opaques pour les faire rougir ou les rendre perméables à la lumière. »

Ce texte nous paraît particulièrement sensible pour montrer l'in-fluence d'un réalisme immédiat non discuté. Dire qu'on chauffe au rouge une cornue n'est plus ici, comme pour un esprit moderne, une simple indication fixant grossièrement une température favorable à une réaction chimique. Pour Fourcroy, la couleur rouge que prend le

mer. Biot, prudemment, n'en avait pas tant dit. Et HEGEL termine le paragra-phe en ces termes (trad. VÉRA, La philosophie de la nature, t. II, p. 45) : « Nous avons ici un des phénomènes les plus compliqués. Et ce qui le rend si compliqué, c'est que ce qu'il y a de plus spirituel se trouve ici soumis à des dé-terminations matérielles, et que le principe divin se mêle à l'élément terrestre. Mais dans cette alliance de la lumière pure, virginale et intangible avec les corps, chacun des deux termes garde aussi sa valeur. » Cette survalorisation idéaliste achevant la valorisation des qualités immédiates désigne assez clai-rement la différence entre les valeurs métaphysiques et les valeurs de l'expli-cation scientifique fondées sur l'expérience. La survalorisation visible dans cette page hégélienne illustre un trait épistémologique bien caractéristique : on survalorise les valeurs d'autant plus facilement que ces valeurs sont moins bien vérifiées dans une expérience positive.

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récipient a une action positive, une influence chimique ; la terre de la cornue, chauffée au rouge, laisse passer la matière de la lumière et cette matière de la lumière a une action chimique sur les matières contenues dans le récipient.

Nous avons donné un peu d'extension au commentaire des exem-ples fournis par Fourcroy en vue de bien montrer que l'adjonction de fausses substances comme le calorique et la lumière à la liste des corps simples rendait bien difficiles les essais d'une bonne systémati-que des substances élémentaires.

Enfin, un quatrième aspect du matérialisme immédiat entrave la

constitution d'un matérialisme ordonné : c'est la grande inégalité des quantités d'existence des différents éléments chimiques rencontrés dans la nature. On comprend aisément la nécessité, pour établir une systématique des corps simples, d'effacer tout privilège relatif à la quantité. Le fer, le carbone, le calcium, l'oxygène sont très abondants dans la nature. Telle terre rare joue pourtant un rôle équivalent à ces éléments abondants dès qu'on veut établir un matérialisme ordonné.

Ce n'est d'ailleurs pas un des traits les moins caractéristiques de la philosophie chimique nouvelle que l'importance prise par un élément extrêmement rare - voire un élément évanouissant, voire un élément évanoui - dans la systématique des éléments. On est bien loin de l'ex-périence première quand on donne un rôle équivalent, dans le matéria-lisme rationaliste, au fer et au masurium. Le quantitativisme pose sans doute ses propres problèmes ; mais il n'a pas à intervenir dans le pro-blème de la classification des types. Ainsi, même sous l'angle des questions générales touchant l'univers de la matière, on voit qu'une philosophie chimique instruite par la science moderne ne peut garder les privilèges de l'expérience immédiate.

Pour toutes ces raisons, on comprend que la systématique des [91] éléments chimiques ne pouvait apparaître que dans une science très avancée, quand à la période de la science descriptive succède la pério-de d'organisation rationnelle de l'expérience. Nous voici donc arrivés à un point où nous devons réaliser une inversion des intérêts philoso-phiques. Une simple dialectique logique ne suffirait pas à suivre l'his-toire. Une rupture avec le passé est nécessaire si l'on veut assumer le rationalisme du matérialisme moderne. Si nous pouvons présenter net-

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tement cette rupture peut-être comprendra-t-on mieux la dualité des points de vue qui semble nécessaire à qui veut examiner le dévelop-pement de la philosophie chimique.

IV En raison de tous les obstacles rencontrés par les essais de classifi-

cation, il faut venir jusqu'à la deuxième moitié du XIXe siècle pour que le problème d'une systématique des éléments de la matière soit posé dans une perspective éclairante.

Si l'on devait marquer de traits un peu gros les révolutions d'idées par lesquelles se rénove la science, on pourrait parler d'abord de l'ère analytique de Lavoisier, ensuite de l'ère syncrétique de Mendéléeff. Les travaux de Mendéléeff, qui eurent, de son vivant, bien peu de re-tentissement, prirent, cinquante ans après leur parution, une importan-ce considérable, au point que le tableau de Mendéléeff, sans doute plusieurs fois modifié, est une des pages les plus philosophiques de la science. Le tableau établissant comme une totalité organique l'ensem-ble jadis indéterminé des corps simples fonde vraiment la chimie syn-crétique.

Mettons rapidement en lumière la cohérence de la systématique des corps simples réalisée par Mendéléeff.

Au lieu des classifications linéaires qui organisaient les éléments en famille, sans jamais organiser entre elles les familles d'éléments, le tableau de Mendéléeff met en oeuvre un ordre croisé, un ordre à deux variables. On n'a pas distingué d'abord très nettement ces deux varia-bles ; elles ne furent bien désignées que dans une information électri-que très poussée qui ne pouvait apparaître dans les premières formes du système. Mais les rôles différents de ces deux variables ordinales se multiplièrent avec les progrès de la science et l'on peut dire qu'à chaque décade, depuis trois quarts de siècle, on comprend mieux la signification de l'ordre croisé qui est le principe du tableau de Mendé-léeff.

L'idée directrice de Mendéléeff a été de prendre pour les corps simples, comme premier motif d'ordination, le poids atomique et [92]

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comme second motif, la valence chimique. Écrivant sur une ligne ho-rizontale la suite des corps simples en suivant l'ordre croissant des poids atomiques, il interrompait la première ligne pour mettre en co-lonnes verticales les corps simples de même valence. La deuxième ligne finie, une autre recommence suivant le même rappel pour mettre peu à peu en colonnes les valences. Rien de plus simplement totalisa-teur que cette classification qui met en oeuvre les deux notions de poids atomique et de valence chimique qui dominent la chimie classi-que.

Mais voyons d'un peu près cette notion de poids atomique qui semble garder dans les premières formes du tableau de Mendéléeff un privilège d'ordination. Cette notion de poids atomique, si l'on isole les phases de son évolution, peut en effet nous servir d'argument pour le polyphilosophisme que nous défendons dans le présent ouvrage.

Dans la courte histoire de cette notion qui n'a vraiment qu'un siècle et demi d'existence, il est des époques où l'on n'hésite pas à affirmer le réalisme de la notion, d'autres époques où l'on marque une volonté explicite de se limiter au positivisme de l'expérience. On veut bien alors manier des symboles, se confier à un symbolisme organisateur, mais on s'interdit d'aller plus loin. Il fut un temps récent où dans l'en-seignement - en cela en retard comme souvent sur la science effective - on insistait sur le caractère d'hypothèse de la notion d'atome. Il était alors recommandé de dire que le poids atomique n'est pas un poids puisqu'il ne désigne que les rapports pondéraux des corps qui entrent en composition 38

38 Cf. notre livre, Les intuitions atomistiques, éd. Boivin, chap. IV.

. Le poids atomique, s'il était vraiment le poids d'un atome, devrait être un nombre absolu. Dans les premières détermina-tions et durant tout le XIXe siècle, le poids atomique était un nombre relatif, un nombre indiquant un rapport de poids. Le vrai nom de la systématique des poids atomiques dans la chimie du XIXe siècle au-rait dû être : tableau des nombres proportionnels déterminant la com-position, en corps simples, des corps composés. Ce n'est qu'après les travaux de l'école atomistique du XXe siècle - en particulier l'école de Jean Perrin - qu'on put déterminer le nombre absolu d'atomes conte-nus dans un poids déterminé de substance et calculer le poids absolu d'un atome d'une substance désignée.

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Ainsi, sur cette notion particulière de poids atomique, on peut sui-vre une évolution de la philosophie chimique, philosophie qui accède lentement au réalisme précis grâce à l'organisation rationnelle [93] d'une expérience comparative essentiellement complexe. Il suffit de suivre cette évolution aboutissant à un réalisme scientifique pour voir combien sont inertes les thèses d'un réalisme immédiat, réalisme im-médiat qui est toujours prêt à aligner tout son savoir à partir d'une ex-périence particulière. Par ses techniques multiples et ses théories de plus en plus rationnelles, la chimie contemporaine détermine un véri-table « spectre philosophique » qui met en place les diverses nuances d'une philosophie primitivement aussi simple que le réalisme.

On se tromperait d'ailleurs si l'on bloquait la philosophie scientifi-que sur un état particulier de la science, fût-ce l'état présent. Il persiste dans l'esprit scientifique une histoire vivante. Cette histoire est bien visible, bien évidemment active, au niveau de cette notion particulière de poids atomique. Comme un fait ineffaçable, comme le fait d'une culture active, subsiste le fait historique : le poids atomique est un poids relatif qui est devenu absolu. Ce devenir doit encore être induit dans toute éducation scientifique saine. Et tout chimiste garde en son esprit la trace de ce devenir. Dans beaucoup de ses pensées, le chimis-te utilise encore la notion de poids atomique sous son aspect de nom-bre proportionnel de combinaison (notion toute positive, pure traduc-tion des rapports pondéraux trouvés dans les analyses et les synthèses du laboratoire de chimie). Mais le chimiste sait que le physicien a levé les hypothèses et que l'on est maintenant en droit de traduire dans le langage réaliste les différents rapports pondéraux exprimés dans le langage positiviste. Le langage réaliste est plus fort. Il confirme le chimiste dans le bien-fondé des notions théoriques ; il permet au chi-miste de s'attacher davantage aux schémas atomistiques sans aban-donner la prudence qui est de règle au laboratoire.

Ainsi, au poids atomique correspond, en fait, un concept affecté d'un devenir épistémologique, un concept qui garde ses attaches histo-riques. Un philosophe qui marquerait d'un trait unique la philosophie d'un tel concept s'interdirait de suivre l'activité psychologique réelle du savant. C'est par de telles simplifications philosophiques qu'on aboutit à ces philosophies univalentes, philosophies toujours aussi sceptiques à l'égard des thèses adverses que facilement convaincues des thèses dogmatiquement professées.

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En particulier si l'on s'éloigne des thèses générales, si l'on détermi-ne les valeurs philosophiques au niveau de problèmes particuliers, on ne pourra accepter comme un dilemme le choix que propose Meyer-son : réalisme ou positivisme. Le positivisme ne se [94] laisse pas aussi facilement évincer et le réalisme lui-même change de caractère en changeant de niveau. Précisément, sur le problème qui nous oc-cupe, la désignation électronique des différents types d'atomes va dé-placer et préciser le réalisme de la notion d'éléments chimiques. Un temps vint en effet où la systématique fondée par Mendéléeff sur une phénoménologie purement chimique fut positivement approfondie par une organisation qui ne correspond plus à l'aspect proprement chimi-que. À la notion de poids atomique succède alors - comme variable organisatrice du tableau de Mendéléeff - une notion phénoménologi-quement plus abstraite : la notion de nombre atomique. Au début, ce nombre atomique était un véritable nombre ordinal ; il était, en som-me, le numéro qui fixait le rang des substances élémentaires dans la suite des diverses lignes horizontales du tableau de Mendéléeff. Philo-sophiquement le progrès accompli au niveau de la notion de nombre atomique a précisément consisté dans son passage de fonction ordina-le à la fonction cardinale. On a pu se rendre compte qu'avec cette no-tion non seulement on ordonnait des éléments mais qu'on comptait quelque chose. En effet corrélativement à la notion de famille d'élé-ments chimiques s'établit une notion voisine mais réalistiquement plus profonde : la notion de structure électronique qui relevait d'une comp-tabilité toute cardinale d'électrons.

Ainsi, dès le début du XXe siècle, la phénoménologie des substan-ces élémentaires se dédoubla et une systématique spécifiquement élec-tronique fut instituée comme base de la systématique chimique de Mendéléeff. De ce fait, les doctrines de la matière accueillirent des types d'explication tout nouveaux, fondés sur un véritable domaine de rationalité pourvu de principes autonomes : la mécanique quantique. Un nouvel objet, l'électron, réclame en effet, des principes d'organisa-tion spécifique, tels par exemple que le principe d'exclusion de Pauli.

Mais en restant même dans une perspective phénoménologique, on est amené à parler maintenant d'une hiérarchie des phénomènes. On se rend compte maintenant que l'organisation électronique du système des 92 éléments est plus profonde, réalistiquement parlant, et plus ex-plicative, rationnellement parlant, que l'organisation proprement chi-

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mique par laquelle Mendéléeff établit son tableau. Cela est si vrai que l'ordination électronique explique les quelques anomalies que Mendé-léeff avait dû consentir pour former un tableau qui respectât le grou-pement par valence (anomalies profondes puisque, en quelques en-droits, dans les formes évoluées du tableau, il avait été nécessaire d'inverser l'ordre des poids atomiques croissants, mettre, par exemple, l'argon (poids [95] atomique 39,88) avant le potassium (poids atomi-que 39). Quand Mendéléeff consentait de telles inversions, il utilisait, en somme, la notion de nombre atomique bien avant que cette notion pût être proposée. Cette notion ne pouvait, en effet, apparaître avant qu'une réalité positive lui donnât corps. Cette réalité positive, c'est le corpuscule électrique, c'est l'électron.

Qu'est-ce donc alors que le nombre atomique qui caractérise un élément chimique donné ? C'est le nombre d'électrons contenus dans un de ses atomes. Alors tout s'éclaire dans une nouvelle explication électronique de la systématique chimique : le principe ordonnateur est le nombre atomique, ce n'est pas le poids atomique. Et si le système de Mendéléeff a pu se constituer c'est en raison d'un parallélisme (pa-rallélisme d'ailleurs imparfait) entre la croissance du poids atomique et la croissance du nombre atomique. Le nombre atomique varie de 1 à 92, unité par unité, ce nombre permet de numéroter les cases du ta-bleau de Mendéléeff.

Si les philosophes méditaient ce passage de l'ordinal au cardinal ils seraient moins sceptiques sur les progrès philosophiques de la pensée scientifique.

Et voici maintenant la liaison du nombre atomique avec les consi-dérations de structure pour les différents types d'atomes. Les périodes chimiques (longueur des lignes horizontales du tableau) se dévelop-pent chacune en suivant le nombre progressivement croissant des électrons dans la couche externe des différents atomes de la période. D'autre part la désignation des familles chimiques se fait par le nom-bre des électrons dans la couche externe. Quand la couche externe contient un électron, l'élément est un élément alcalin ; quand cette couche externe contient deux électrons, l'élément est un élément alca-lino-terreux... Avec sept éléments dans la couche externe, on a la fa-mille des halogènes ; avec huit électrons, la famille des gaz inertes. Ainsi les familles chimiques, si difficiles qu'elles aient été à rassem-bler par la phénoménologie strictement chimique aidée par les consi-

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dérations de valence qui étaient liées aux lois de Faraday sur l'électro-lyse, sont donc clairement expliquées électriquement, ou, pour parler d'une manière plus exacte, les familles chimiques sont expliquées électroniquement.

Cela étant, si l'on a égard à la somme considérable de vues théori-ques et d'organisations techniques que réclame la notion d'électron, on doit bien convenir que la systématique chimique, dès qu'elle se fonde sur cette notion, reçoit un caractère philosophique [96] nouveau, le caractère même que nous avons mis sous le signe d'un rationalisme appliqué. L'organisation électronique, prise comme un nouveau do-maine de rationalité, éclaire indirectement, mais profondément, notre savoir empirique. Le tableau de Mendéléeff, réorganisé au niveau des connaissances actuelles, accède à un véritable rationalisme arithméti-que de la matière ; autrement dit, le tableau de Mendéléeff est un véri-table boulier qui nous apprend l'arithmétique des substances, qui nous aide à arithmétiser la chimie.

Et qu'on mesure bien cette différence philosophique essentielle : la matière n'est pas électrique substantiellement ; elle est électronique arithmétiquement. La science de la matière échappe par cette révolu-tion épistémologique aux rêveries des philosophes irrationalistes. En effet, tout ce que l'irrationaliste postulait comme substance se désigne comme structure. En vain, dans son ivresse de l'insondable, le philo-sophe irrationaliste objecte-t-il au savant contemporain : « Vous ne savez pas au fond ce qu'est la substance de l'électron », en vain le phi-losophe irrationaliste croit-il pouvoir reporter la naïveté de ses ques-tions dans l'au-delà substantialiste du corpuscule constituant. En pos-tulant, une sorte de transcendance de la profondeur substantialiste, le philosophe irrationaliste ne fait que serrer les oeillères sur les tempes. Toujours le philosophe irrationaliste veut voir les choses à sa façon. Il prétend se limiter aux questions primitives. Il se refuse au long ap-prentissage qui a permis au savant de rectifier les perspectives initiales et d'aborder une problématique précise. Comment alors pourrait-il po-ser les questions qui naissent précisément d'un renversement des rap-ports de la substance et de la qualité ?

Pour comprendre ce renversement il faut dire : les qualités substan-tielles sont au-dessus de l'organisation structurale ; elles ne sont pas au-dessous. Les qualités matérielles sont des faits de composition, non pas des faits dans une substance intime des composants. Nous tou-

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chons une limite où le réalisme ne s'intériorise plus, où précisément le réalisme s'extériorise. Cette révolution épistémologique de la doctrine des qualités matérielles apparaîtra sans doute mieux quand nous l'au-rons, par la suite, étudiée dans un chapitre spécial. Mais, dès mainte-nant, nous devons comprendre que la dualité de l'organisation électro-nique et de l'organisation chimique entraîne une dialectique qui ne peut laisser à son immobilité la doctrine traditionnelle des qualités substantielles.

De toute manière, sans nous aventurer encore dans une philosophie [97] des qualités matérielles, nous pouvons faire état d'une différence philosophique essentielle entre les périodes du tableau de Mendéléeff primitif, fondées sur les qualités chimiques, et la période du tableau moderne fondée sur les structures électroniques. Les périodes primiti-ves, telles qu'elles sont apparues dans les enquêtes empiriques, sont des faits sans explication. Elles sont encore attachées à la périodicité des qualités souvent imprécises, parfois mal mesurées, qui avaient été étudiées par Lothar Meyer. Mais quand la valence chimique est expli-quée par des organisations électroniques, l'empirisme de départ appa-raît comme une connaissance en première position, connaissance qui constate mais n'explique pas. La théorie électronique prend alors la fonction d'un ordre de raisons qui expliquent les faits. Une telle hié-rarchie dans les faits et les raisons ne doit pas être effacée. Parler en-core d'empirisme absolu quand on atteint une telle puissance de dia-lectique et de synthèse, c'est brouiller bien des nuances, c'est précisé-ment refuser, dans l'estimation des pensées scientifiques, les nuances philosophiques. On manque alors à prendre l'étonnante instruction philosophique qui accompagne les progrès modernes de la connais-sance scientifique.

Il nous faut souligner enfin que ce rationalisme actif qui éclaire la systématique des corps simples est un rationalisme si engagé dans l'expérience qu'on ne peut plus le caractériser extérieurement, sans se référer aux documents scientifiques. Il n'a plus rien d'une formation a priori. Il ne peut plus partir de la simplicité. Il nomme le simple par récurrence à partir d'un champ d'expériences complexes. En particu-lier, sur le problème qui nous occupe, rendons-nous compte que la clarté est apportée par la multiplicité des périodes du tableau de Men-déléeff. Le clair naît ici de la répétition des exemples, donc d'une mul-tiplicité. Le thème apparaît grâce aux variations. Que saurions-nous de

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la doctrine des substances simples si la liste des corps simples s'ache-vait à la fin de la première période ? Il a fallu ce grand clavier aux multiples octaves pour que nous saisissions cette harmonie générale des substances simples. L'intuition substantialiste qui guide la pensée moderne a donc une tout autre ampleur que l'intuition aveuglée par des classifications trop simples. Par récurrence, nous voyons mainte-nant quelle impossibilité arrêtait une doctrine de la matière, quand les connaissances n'avaient pas rassemblé des documents sur un nombre suffisant de corps simples pour que se dessine l'intuition de leur totali-té. Il fallait passer de plusieurs à tous. Et l'on ne pouvait avoir la conviction de les avoir tous avant de constituer rationnellement une doctrine de la totalité.

[98]

V À elle seule, la courte histoire de la découverte des derniers élé-

ments qui manquaient, il y a quelques années encore, dans la liste des 92 éléments de la systématique mendéléeffienne moderne prouverait l'éminente valeur des découvertes spécifiquement techniques 39

L'élément 43 est précisément appelé le technécium. Perrier et Se-gré qui l'ont observé en 1937 ont voulu rappeler par ce nom « son ori-gine technique, non naturelle ». Le technécium (symbole Te) a été ob-tenu, en physique nucléaire, par bombardement du molybdène par les deutons :

. Les 4 dernières cases vides ont été comblées par des éléments qu'on peut bien dire « introuvables » par la connaissance commune. Disons en quelques mots comment la technique a trouvé ces introuvables.

39 On trouvera un riche exposé de ces découvertes dans un article de M. HAÏS-

SINSKY qui reproduit une conférence faite le 24 juin 1949. (Bulletin de la so-ciété chimique de France, 1949, p. 668.) « Les nouveaux éléments chimiques et le système périodique. » Toutes nos citations dans ce paragraphe, sont em-pruntées à cet article.

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9442 0M +

21

H →9543 cT + n 1

0

On lui connaît 4 isotopes de poids atomique 95, 96, 97, 98. « Les premières observations chimiques de Perrier et Segré, effec-

tuées à l'échelle des indicateurs, ont été récemment confirmées, dans leur ensemble, sur des quantités de l'ordre du milligramme, isolées dans les produits de fission de l'uranium. » Et Haïssinsky, en deux grandes colonnes, énumère les connaissances chimiques qui ont pu être fixées à partir d'une donnée matérielle aussi peu importante. La spectroscopie a, de son côté, identifié une centaine de raies caractéris-tiques du technécium.

L'élément 61 est le Prométhéum (symbole Pm). Il a été identifié en

1944-1945 par Marinsky et Glendenin dans les produits de fission de l'uranium. « Les quantités de Pm produites dans les piles nucléaires sont relativement grandes : Seaborg estime à 1 mg environ la quantité journalière fournie par une pile de 100 kW... Lentz et Parker ont obte-nu des quantités macroscopiques, notamment 3 mg de chlorure jaune et 3 mg de nitrate rose. »

La spectroscopie a identifié 70 raies caractéristiques du promé-théum.

[99] Notons, au passage, qu'une chimie portant sur le milligramme est

ici donnée comme relevant de la chimie macroscopique. Nous som-mes ici, en effet, devant des quantités bien supérieures à celle qu'envi-sage la microchimie formulée au niveau des indicateurs, chimie qui ne peut spécifier les substances qu'en raison des propriétés radioactives.

L'élément 85 est l'Astate (symbole At). Il doit son nom à sa grande

instabilité. Segré l'a obtenu en 1940 dans le bombardement du bis-muth par des particules α.

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20083

Bi + 42α →

20785

At + 6 1n 0

On lui connaît 10 isotopes, tous radioactifs, à courte vie moyenne.

Pour cette raison, la chimie de l'astate est difficile. Haïssinsky dit que la conclusion qu'on peut tirer de ces recherches « est que l'astate est non seulement le métalloïde le plus noble, mais qu'il se place aussi parmi les métaux les plus nobles. De nouvelles études sur le compor-tement de l'astate, bien que difficiles, seraient très désirables ».

De leur côté Pollard et Davidson (loc. cit., p. 160) disent que toutes les propriétés de l'astate ont été observées en étudiant l'évolution de la radio-activité sur une masse infime de l'élément durant des réactions chimiques. Ce type de coopération de la science chimique et de la science nucléaire n'est pas un des caractères les moins frappants de ces subtiles recherches. On trouve là un lumineux exemple de la coo-pération des spécialistes dont nous parlions dans l'introduction de no-tre ouvrage : L'activité rationaliste de la physique contemporaine. Si-gnalons d'ailleurs que cette chimie qui opère sur une substance ajoutée à l'état de trace sur un support substantiel maniable ne correspond guère à la vieille définition de la chimie, définition qui aime à répéter que, depuis Lavoisier, la chimie est la science instrumentale de la ba-lance. L'union expérimentale de la balance et de la chambre de Wilson fait apparaître une synthèse de la philosophie technique. On peut dire que dans une telle synthèse la radiochimie permet l'étude des substan-ces qui échappent à la catégorie de la quantité. Leur chimie est soli-daire de la physique nucléaire. Pour cette zone moyenne, on peut, en suivant Paneth, définir la radio-chimie comme la chimie des corps qui sont identifiés par leurs radiations nucléaires 40

[100] .

L'élément 87 est le francium (symbole Fr). Il a été découvert en 1939 par Mlle Perey. C'est le résultat d'une désintégration ∞de l'act i-nium. On connaît maintenant 4 isotopes du francium. C'est un métal alcalin qui achève la famille si caractéristique des métaux alcalins ja-

40 Cf. Engelbert BRODA, Advances in Radiochemistry, Cambridge, 1950, p. 2.

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dis arrêtée au césium. Le francium est « le plus électropositif de tous les éléments ».

Ainsi la complétude du tableau de Mendéléeff a été obtenue par 4 substances qui paraissent n'avoir qu'un bien faible poids d'existence. Il n'est pas à penser qu'on découvre jamais un gisement d'astate ou de francium. On n'a pas non plus à attendre qu'un corps nouveau vienne déloger le technicien de sa case 43. Le rationalisme matérialiste, du fait de cette complétude du tableau des substances, reçoit une claire satisfaction. Tous les nombres atomiques ont leur représentant chimi-que. L'arithmétique matérielle est désormais à l'abri de toute objection d'artificialité bien qu'elle soit une conquête des plus subtiles théories et des plus difficiles techniques. Le rationalisme matérialiste a mis un ordre évident dans le désordre et la contingence de l'expérience im-médiate. Si les philosophes se rendaient compte des difficultés inouïes rencontrées dans le progressif achèvement du tableau de Mendéléeff, ils ne refuseraient pas leur admiration pour un ordre si profondément rationnel, si peu indiqué par l'aspect immédiat des choses, si éloigné de toutes les tentatives de classification empirique.

VI Quand on suit période par période, l'organisation électronique des

substances chimiques élémentaires, on acquiert la conviction que la dernière période, celle qui se termine au 92e élément, à l'uranium, est inachevée. C'est là un fait d'histoire naturelle : la nature ne construit pas les éléments chimiques au-delà du quatre-vingt-douzième. Cette borne naturelle est-elle absolue ? Quelle en est la raison ? Mais com-me on ne trouve pas de raison à cette borne, on se pose le problème de la dépasser. De même que les lacunes intérieures au tableau de Men-déléeff avaient été comblées par une interpolation anticipatrice fina-lement sanctionnée par l'expérience, on a tenté quelques extrapola-tions pour achever la dernière période, pour aller, par l'organisation rationnelle, plus loin que la nature.

Ce n'est pas cependant par les voies de la chimie que se fit un enri-chissement de la période terminée par l'uranium. À ce point du déve-loppement de la science, la physique nucléaire [101] relaie la chimie

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et c'est grâce à la technique nucléaire que l'on a créé les transura-niens.

Voici donc notre enquête devant un approfondissement du matéria-lisme instruit qui aborde, avec l'étude du « noyau », l'être le plus pro-fond de la matière. Quand on suit vraiment dans le détail le progrès de ces nouvelles connaissances, on ne peut méconnaître que cet appro-fondissement est aussi bien gnoséologique que réalistique.

Donnons une rapide ébauche des principes ordonnateurs dans ce nouveau domaine du matérialisme instruit.

Nous retrouvons d'abord, dans la science du noyau, le nombre atomique. Dans l'organisation de Mendéléeff, ce nombre atomique correspondait au nombre des électrons négatifs contenus dans la zone périphérique de l'atome, zone comptable de tous les phénomènes chi-miques ; il déterminait la chimie comme une science désignée quel-quefois par l'épithète négatonique. Mais puisque tous les atomes sont, dans leur état naturel, électriquement neutres, il faut donc que la char-ge négative des couronnes d'électrons soit compensée par une charge positive du noyau central. Ainsi le nombre atomique Z qui représen-tait le nombre d'électrons des couronnes de l'atome, représentera dans la science du noyau, le nombre de charges positives, le nombre de protons, Le nombre Z sera donc encore, en physique nucléaire, le fac-teur d'ordination de la matière. Le matérialisme nucléaire et le maté-rialisme chimique sont ainsi ajustés l'un à l'autre par la même variable Z.

Cependant la variable Z attachée au nombre des protons dans le noyau n'est pas sensible à la périodicité chimique du tableau de Men-déléeff. Une nouvelle organisation doit être envisagée, qui a trouvé son principe à partir de la loi que Moseley établit en 1913.

Mais une deuxième variable est nécessaire pour rendre compte des phénomènes nucléaires. Dans un noyau d'atome, il y a, outre des pro-tons chargés positivement, des corpuscules neutres, les neutrons 41

41 Cf. L'activité rationaliste de la physique contemporaine, chap. III.

. Neutrons et protons sont comptabilisés par la nouvelle variable arith-métique qu'on appelle le nombre de masse et qu'on désigne par A. Comme on donne souvent aux corpuscules contenus dans le noyau

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qu'ils soient positifs ou neutres, le nom de nucléons, A est le nombre de nucléons d'un noyau. Le nombre des neutrons sera donc A — Z. On voit combien l'arithmétique de la matière est philosophiquement claire. Mais il faut toujours prévenir un jugement qui accentuerait le caractère « chosiste » de cette comptabilité. Tous ces nombres A, Z, A — Z sont des [102] nombres inférés ; ils sont le résultat de mesures méditées, de longs calculs. Ils ne sont pas des données initiales. Dans l'arithmétique de la matière, que cette arithmétique soit électronique ou nucléaire, on ne commence pas par compter.

Comme les neutrons et les protons ont à peu près la même masse et qu'on prend, par convention, le poids atomique de l'oxygène (qui contient 16 nucléons) égal à 16, on s'explique que le poids atomique d'un isotope déterminé soit toujours un nombre entier 42

Ainsi pour les noyaux comme pour les atomes, la systématique a besoin d'un ordre à deux variables, d'un ordre croisé.

. Cette pro-priété des isotopes avait été reconnue expérimentalement avant de re-cevoir son explication arithmétique. Rappelons que les poids atomi-ques, tels qu'ils se présentent dans l'expérience chimique, sont les poids atomiques de mélanges isotopiques. La chimie ne présente au-cun caractère neutronique ; elle ignore le neutron. Le neutron est un être du noyau. C'est seulement en physique nucléaire que le nombre de masse A joue un rôle de même importance que celui du nombre atomique Z. Avec A et avec Z on construit les schémas élémentaires de la systématique des noyaux. Connaissant A, connaissant Z, on peut dire - s'il est permis de plaisanter - qu'on connaît la matière de a à z.

En fait, les périodes, si caractéristiques en chimie, ne sont plus ap-parentes, répétons-le, dans la systématique nucléaire. Au lieu de jouer sur un damier complet, les noyaux des différents éléments se distri-buent dans des cases voisines de la diagonale. Mais toute la topologie matérialiste des noyaux est, dans son aspect élémentaire, à deux di-mensions. On ne peut rien comprendre aux phénomènes de la physi-que nucléaire, si l'on n'a pas présent à l'esprit, si l'on n'a pas devant les yeux, le tableau à double entrée qui résume les rapports arithmétiques

42 Plus exactement, il faut dire un nombre voisin d'un nombre entier. Il intervient

de petites différences dues aux poids de l'énergie.

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des différents éléments à l'égard des variables A et Z. C'est là une exi-gence rationaliste qu'on ne peut ni transgresser, ni tourner.

En particulier, quand on en vient à examiner le problème des transmutations nucléaires, on ne pourra le poser qu'en fonction de cet-te topologie à deux variables, dans un voisinage déterminé par des changements de quelques unités seulement touchant A ou Z, ou bien encore A et Z.

Mais voyons d'un peu près, sur le problème même des transmuta-tions, la portée philosophique de cette exigence rationaliste.

[103]

VII Dans les livres de vulgarisation, il est d'usage, lorsqu'on veut pré-

senter le problème moderne des transmutations des éléments chimi-ques, d'évoquer le souvenir des alchimistes. On rappelle, avec com-plaisance, que des générations de chercheurs opiniâtres ont tenté de transformer le plomb en argent et en or et l'on conclut, dans une for-mule de style : « Les savants contemporains ont réalisé le vieux rêve des alchimistes. »

Mais pourquoi se référer à cet arrière-fond légendaire ? Quelle im-pureté de pensée ! Comment peut-on avoir si peu de confiance en l'es-prit de nouveauté du lecteur ? L'art, la littérature « réalisent » des rê-ves ; la science, non. L'onirisme des alchimistes est puissant. À l'étu-dier on pénètre dans des couches profondes du psychisme humain et tout psychologue de l'inconscient trouvera une mine inépuisable d'images dans la littérature alchimique 43

43 Cf. C. G. JUNG, Psychologie und Alchemie, Zurich, 1944.

. Mais l'inconscient, dans une culture scientifique, doit être psychanalysé de part en part. La pensée scientifique repose sur un passé réformé. Elle est essentielle-ment en état de révolution continuée. Elle vit actuellement d'axiomes et de techniques, c'est-à-dire de pensées vérifiées et d'expériences qui ont fait, dans une extrême précision, leurs preuves de validités. La

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science, dans ces conditions, n'a rien à gagner à ce qu'on lui propose de fausses continuités alors qu'il s'agit de franches dialectiques. Car rien, absolument rien, ne légitime une filiation des transmutations al-chimiques aux transmutations nucléaires. Laisser supposer une telle filiation, c'est confondre les valeurs, c'est manquer précisément au de-voir philosophique d'instituer les valeurs proprement scientifiques, en établissant ces valeurs dans leur autonomie.

Pour instituer ces valeurs proprement scientifiques, il faut se placer dans l'axe même des intérêts scientifiques. Faute d'intérêts proprement scientifiques, la pensée, à l'égard des résultats de la science, risque les pires déviations. De toute manière, la technique des transmutations nucléaires ne peut se comprendre sans qu'on demande au lecteur un effort de pensée présente, sans vaine histoire. Il faut que le lecteur sa-che au moins où se situent les problèmes pour juger de la valeur des solutions.

Il est d'ailleurs facile de faire voir la contradiction philosophique des « travaux » alchimiques et des recherches nucléaires. L'alchimiste poursuivait un changement de qualités. Il tentait, par exemple, un changement de couleurs, confiant dans le caractère [104] substantiel de la couleur. Qu'il puisse jaunir le plomb, voilà un premier rêve, voi-là un programme. Avec une semence grise, avec le germe du plomb, quel grand rêve de faire mûrir la substance et d'obtenir, réalisant les métaphores, des moissons d'or. Plus profondément encore, si le travail alchimique pouvait alourdir le plomb, si le plomb pouvait être rendu aussi lourd que l'or, la transmutation serait bien près de réussir !

Or, en fait, si l'on se guidait sur les poids atomiques, la transmuta-tion du plomb en or devrait se faire, au contraire, en allégeant le poids atomique du plomb. Le nouveau programme devrait donc aller à l'en-vers de l'ancien.

Mais comment résoudre un tel paradoxe phénoménologique, com-ment le faire comprendre à un lecteur moderne, si précisément l'on n'a pas, au préalable, divisé la phénoménologie de la matière en ses trois niveaux : niveau des expériences physiques - niveau des expériences chimiques - niveau des expériences nucléaires. En revanche, une fois la séparation faite, on peut faire comprendre que la densité correspond à une notion exclusivement physique, une notion valable seulement dans le premier niveau. Sans doute cette notion a pu servir à désigner

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nettement des substances chimiques particulières. Mais dès que l'on pense à la conception d'une chimie essentiellement intermatérialiste, d'une science qui étudie des rapports pondéraux entre les substances qui se combinent entre elles pour donner de nouvelles substances, la notion de densité est reléguée à son rôle de simple désignation préli-minaire, travailler sur la densité, comme tentaient de le faire les al-chimistes, c'était donc travailler à un niveau superficiel de la phéno-ménologie, loin des facteurs agissants de la transmutation.

Le facteur agissant n'est pas même un facteur chimique. C'est le Z du noyau. C'est le nombre des protons dans le noyau d'atome. Si la transmutation « rêvée par les alchimistes » doit se faire, il faut trans-former le Z = 82 du plomb en le Z = 79 de l'or. C'est là une transfor-mation électrique, mieux une transformation protonique. La technique nucléaire ne peut réussir cette transmutation que si elle permet de re-trancher de chaque atome de plomb 3 protons. Si elle opère cette sous-traction, tout le reste est donné par surcroît : les propriétés chimiques, les propriétés physiques, voire les bonnes vieilles métaphores du grand poids et de l'éclat solaire.

Faute de pouvoir travailler à ces profondeurs, au-delà même de la première profondeur chimique, au niveau même de la profondeur pro-tonique, toute tentative de transmutation matérielle devait donc rester vaine. Il est donc bien inutile de mettre un [105] faux problème à l'origine d'un vrai problème, absurde même de rapprocher alchimie et physique nucléaire. Bien plutôt, il faut que la pensée philosophique accompagne la technique pour poser le problème de la systématique des substances élémentaires au niveau où apparaissent les véritables filiations.

Mais la perspective vers les fonds objectifs du réel manquera de profondeur si elle veut systématiquement prendre la clarté de la connaissance à la première ébauche de connaissance sans suivre la tâche d'instruction progressive de la pensée scientifique. Sans cesse, le philosophe phénoménologue déclare qu'il faut revenir à la chose mê-me. À quelle chose, à quel objet de science pourrait-on s'attacher quand la culture scientifique réalise précisément un détachement des premiers objets ?

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Quand on signale à des philosophes cet approfondissement de la phénoménologie nécessaire pour classer les valeurs de l'expérience scientifique, quand on en prend prétexte pour reconnaître une profon-deur dans l'objectivité, et corrélativement dans la conscience une hié-rarchie de rationalité, ils répondent souvent par cette vieille image sceptique des voiles d'Isis qui sans fin dévoilée garde toujours assez de voiles pour cacher son mystère. Ils refusent cet émerveillement ra-tionaliste qui nous fait découvrir chaque fois plus de rationalité quand se liquident les premières illusions. Car enfin, la profondeur d'objecti-vité, telle que l'explore la science contemporaine, est, à chaque décou-verte, une extension de la rationalité. La puissance d'explication aug-mente. Plus profondément va l'expérience, plus systématiquement s'organise le savoir.

On le voit, une technique de la matérialité en profondeur va bien de pair, comme nous le disions plus haut, avec une pensée qui prend conscience de sa rationalité, ce qui est, d'après nous, un renouvelle-ment de la prise de conscience. La conscience de la rationalité d'un savoir est un nouveau départ pour une phénoménologie. Une telle pri-se de rationalité dénonce par récurrence l'intentionalité empirique de la conscience première, dénonce l'essentiel occasionalisme de la cons-cience en son éveil. La conscience de rationalité lie l'être pensant à soi-même dans l'exercice même de sa pensée. Comme nous le disions dans notre dernier livre, L'activité rationaliste de la physique contem-poraine, nous sommes conscients de notre histoire intellectuelle jugée, dès que nous formons notre savoir le long d'un progrès de la connais-sance scientifique. En particulier, nous gardons la marque de toutes les révolutions de culture que nous devons réaliser en assimilant le savoir scientifique moderne.

[106] De toute manière, cette division des niveaux matériels, dont nous

venons de donner l'ébauche, arrête toutes les conceptions philosophi-ques vagues où la matière recevait des caractérisations générales, comme par exemple dans le très court chapitre qu'Émile Boutroux consacre à la Matière dans son livre sur La contingence des lois de la nature. Il faut maintenant prendre la science de la matière dans sa plu-ralité, prendre la matière dans ses instances bien différenciées. Ce qui était pour le philosophe une preuve de contingence est devenu un

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champ de rationalités de mieux en mieux ordonnées, de plus en plus hiérarchisées.

Cette molle contingence par laquelle le philosophe défendait son système des sciences s'élimine dans l'examen précis des problèmes scientifiques. À chercher dans la réalité des preuves de contingence, il semble que le philosophe espère s'instruire devant le chaos, devant les phénomènes bruts, non débrouillés. Le philosophe perdrait ses illu-sions de sceptique, s'il participait non seulement à l'oeuvre de mise en ordre des êtres de la matière, mais encore à cette création d'êtres nou-veaux, création opérée sur des plans rationnels de mieux en mieux élaborés.

S'il fallait alors parler d'une contingence, il faudrait l'inscrire au compte de la contingence du génie humain, de la contingence des créations humaines. Mais cela déplacerait le débat et nous aurions à déterminer les conditions historiques et sociales qui déterminent le progrès du savoir humain. Pour l'instant, nous devons nous borner à montrer les progrès du rationalisme de la matière. Voyons l'activité de ce rationalisme à l'oeuvre dans la création de nouveaux éléments.

VIII Le problème de la transmutation des substances élémentaires, plus

exactement le problème de la transmutation des noyaux, a pris depuis une décade une importance toute nouvelle du fait de la constitution de la famille transuranienne. Il s'agit pour le technicien de faire des noyaux, des noyaux qui n'existent pas dans la nature. Nous allons donner la liste de ces éléments artificiels, non pas pour imposer au lecteur une surcharge empirique mais parce qu'on voit là le matéria-lisme ordonné devant une tâche de création et qu'il est très frappant de voir les problèmes s'amasser à mesure que la technique aborde une sorte d'instabilité radicale de la matière. Avec les éléments transura-niens, le matérialisme aborde une zone d'ontologie délicate, ontologie où se réunissent d'une manière paradoxale la fragilité et la puissance. Cette extrémité [107] du matérialisme doit retenir l'attention du philo-

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sophe 44

23892

U + n =23992

U + γ

. L'élément 93 est le Neptunium. Il a été créé par Mac Millan et Abelson suivant la réaction nucléaire :

le 23992

U donnant par émission β le Neptunium 23992

N p . On connaît

maintenant 7 isotopes du Neptunium. Mac Millan et Abelson ont étu-dié la chimie du Neptunium : « Ils ont exprimé l'hypothèse que l'Ura-nium et le Neptunium constituent les premiers termes d'une série d'éléments ayant des propriétés très voisines comme c'est le cas des terres rares dans la quatrième période » du tableau de Mendéléeff. Nous reviendrons sur cette hypothèse après la courte nomenclature des transuraniens.

L'élément 94 est le plutonium. Il a été préparé par Seaborg, Mac Millan, Kennedy et Wahl en bombardant l'uranium par des deutons suivant la réaction nucléaire :

23892

U +21

H =23893 pN + 2 1n 0

le neptunium donnant ensuite le plutonium par émission β. « Il n'est pas exclu que le plutonium existe en quantités extrême-

ment faibles dans la pechblende et dans la carnolite. » Les propriétés chimiques sont très proches de celles du neptunium.

L'élément 95 est l'Américium. Le premier isotope d'Am a été créé par Seaborg, James et Morgan suivant la réaction :

23892

U +42α =

24194

Pu + 1n 0 Le plutonium, par radio-activité β, donne alors l'Américium. L'élément 96 est le Curium. Il a été créé par Seaborg, James et

Ghiorso. Voici une des réactions nucléaires qui lui donne naissance : 23694

Pu + 42α =

23896

Pu + 2n '0

44 Nous suivons à nouveau l'article de HAÏSSINSKY, loc. cit., p. 672 et suiv.

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Dans une conférence faite au Palais de la Découverte, en janvier 1951, Haïssinsky rappelle en outre la création des éléments suivants : 97 le Berkélium, 98 le Californium et 100 le Centurium. Manque donc le 99.

Sans doute, dans ces quelques pages, nous en avons dit trop ou trop peu sur ces nouveaux êtres matériels. Trop peu, car nous ne rendons pas compte de l'énorme machinerie qui produit ces êtres rares, non plus que de l'activité rationnelle de la cité scientifique au cours de si difficiles recherches. Cependant nous en [108] avons trop dit au gré d'un lecteur philosophe qui estime aisément qu'il suffit d'évoquer l'existence d'éléments transuraniens pour rendre justice aux progrès de la science. Mais en se limitant ainsi à désigner les régions, on ne dépasse pas cette philosophie allusive qui finalement détourne des vrais problèmes.

En fait, dans cette région du transuranien, une polémique est ou-verte qui est très propre à nous montrer la systématique en action. Il s'agit, en effet, de fixer la position des transuraniens dans le tableau de Mendéléeff. Dire qu'ils viennent après l'uranium ne suffit pas. Il faut les incorporer dans l'ordre croisé du tableau. Et cela n'est pas commo-de.

Deux thèses sont en présence. L'une, celle de Seaborg, ressuscite « l'hypothèse qui avait déjà été

formulée auparavant par divers auteurs, à savoir que l'actinium com-mence une nouvelle série de terres rares, les actinides, analogue à cel-le des lanthanides. On sait que la caractéristique fondamentale de ces derniers est la grande similitude de leurs propriétés chimiques, due au fait que les nouveaux électrons s'ajoutant aux atomes de la série se placent dans une couche profonde ». La couche externe, répétons-le, étant la couche comptable des phénomènes chimiques, elle serait semblable dans les différents transuraniens. Dans cette hypothèse dite des actinides semblables aux lanthanides on aurait la correspondance

LaAc

CeTh

PrPa

NdU

PmNp

SmPu

EuAm

GdCm

Mais ce parallélisme du matérialisme ordonné rencontre une oppo-sition des chimistes. Haïssinsky formule son objection, fondée sur des raisons chimiques, d'une manière très philosophique (loc. cit., p. 677).

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Il objecte qu'il est « nécessaire de considérer le problème du point de vue de l'évolution des propriétés de tout le système périodique et, par-ticulièrement dans la région des éléments très lourds. Cet examen montre que les analogies dans les groupes ne sont pas toujours strictes et que les écarts, bien connus d'ailleurs, de la périodicité n'auraient pu être prévus ni par extrapolation, ni par la seule connaissance de la dis-tribution électronique dans les couches ». Et Haïssinsky trouve l'assi-milation des lanthanides et des actinides peu fondée au regard du sys-tème périodique qui doit rester, dit-il, une « classification essentielle-ment chimique ». Il envisage alors la deuxième thèse qui réunit les transuraniens sous le nom d'uranides.

On peut, dans cette vue, rapprocher les uranides des triades qui forment, dans le tableau de Mendéléeff modernisé, les éléments [109] de transition. Voici des arguments dans ce sens : « Comme les élé-ments des deux dernières triades, les uranides sont caractérises par la multiplicité des valences. - La facilité de formation de complexes est une autre propriété que les transuraniens partagent avec les triades et qui les éloignent des terres rares 45

Et Haïssinsky conclut que les transuraniens constituent une série autonome avec ses caractères chimiques propres et que c'est comme telle qu'on doit la faire figurer dans le système périodique.

. »

Nous n'avons donné qu'une bien faible portion des arguments qui se croisent dans un tel débat. Nous voulions simplement montrer que la discussion appelle à la collaboration les savants les plus divers. On ne peut plus dire que l'organisation d'une classification des corps sim-ples qui pousse si loin ses enquêtes est une vue de l'esprit. Par le seul fait qu'elle est le fruit de la collaboration de tant d'esprits différents, d'esprits où se condensent une culture si rationalisée et si nettement vérifiée, la systématique des corps simples n'est pas une simple vue de l'esprit. Dans une telle presse des découvertes, il faut savoir ce que savent les autres pour pouvoir travailler utilement.

Le philosophe ne manquera pas de poser la question : la liste des transuraniens est-elle terminée avec le centurium ? Autant demander

45 « À partir du plutonium, tétravalent et trivalent on a en effet préparé un grand

nombre de composés et de complexes organiques. »

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si les protons et les neutrons reconnaissent le système décimal ? Tout ce qu'on peut dire c'est que la courte histoire que les physiciens vien-nent de vivre durant ces deux derniers lustres incline à penser que le nombre cent sera dépassé. Du moins on ne voit aucune raison théori-que ou expérimentale pour poser le centurium comme un élément de clôture définitive.

En somme jamais la prudence scientifique n'a été philosophique-ment plus visible que dans ces domaines où l'enthousiasme des cher-cheurs amasse une si riche moisson de faits et d'idées. La science vient d'opérer manifestement un dépassement d'ontologie. Il serait sans doute possible de faire servir ce dépassement ontologique comme preuve du dépassement si souvent évoqué par certains philosophes. Mais les philosophes du dépassement souriraient si on leur proposait cette preuve. Ils vivent d'absolu, ils connaissent le dépassement en soi, comme d'autres écoles philosophiques connaissent la chose en soi. Ils ont le bénéfice de preuves a priori. Ils n'ont donc que faire d'une transcendance discursive qui s'avance degré par degré. Le matérialis-me transuranien marche pas à pas. Un élément intermédiaire est-il sauté, [110] le curium est-il connu avant l'américium, une progressivi-té régulière est bientôt rétablie.

Ainsi, en se remémorant les longs efforts de mise en ordre des substances élémentaires à partir des premiers travaux de Mendéléeff, en considérant leur achèvement dans la technique des éléments transu-raniens, on peut bien dire que le rationnel et l'expérimental viennent ici coïncider. On tient vraiment la raison d'un ordre réel des substan-ces élémentaires.

IX En vue de simplifier notre exposé, nous avons séparé, d'une maniè-

re sans doute excessive, les facteurs d'organisation chimique et les facteurs d'organisation nucléaire. En fait, on a pu attribuer aux diffé-rents noyaux des influences spectrales bien déterminées. La structure hyperfine des spectres a été mise en rapport avec la pluralité des iso-

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topes d'un même élément chimique 46

Gamov et Critchfield confrontent les résultats de l'interprétation du spectre et du spectrographe de masse utilisé par Aston. Les intensités respectives des diverses raies hyperfines du mercure correspondent bien aux proportions des différents isotopes de cet élément chimique. Ainsi deux méthodes instrumentales aussi différentes que la spectros-copie et la méthode d'Aston convergent sur un même objet.

. L'analyse spectrale est ainsi une sorte de domaine d'expérience mixte qui révèle les phénomènes généraux de l'énergie touchant le noyau, l'atome et la molécule. La spectroscopie est désormais la science matérialiste la plus générale, celle qui relie les phénomènes les plus divers si l'on considère la phé-noménalité de premier aspect. La raison de cette généralité est bien simple : c'est parce que la spectroscopie est une science de l'énergie et que l'énergie est, dans toute la science contemporaine, un concept fondamental, le concept qui désigne le plus fondamentalement les phénomènes. Le matérialisme du spectroscope est désormais plus étendu que le matérialisme de la balance.

D'ailleurs le champ magnétique propre au noyau a une influence sur le spectre atomique livré par les électrons de la couronne. Cette influence est faible, elle pouvait être négligée dans les premières en-quêtes. Mais la spectroscopie a une telle sensibilité, [111] son inter-prétation théorique est si perfectionnée que la détermination des iso-topes devient de plus en plus nette. On connaît alors les isotopes par deux de leurs caractères : leur masse (méthode d'Aston) et leurs ni-veaux d'énergie totale (énergie impliquant la référence au noyau et aux électrons de la périphérie atomique).

Ainsi, la science revient sans cesse sur ses premières affirmations.

Il était utile, au début, de séparer les problèmes du noyau et les pro-blèmes de l'atome. Mais, plus instruit et mieux outillé, le savant révise cette simplification. En science, toute simplification est provisoire.

46 Cf. GAMOV et CRITCHFIELD, Theory of atomic nucleus and nuclear ener-

gy-sources, 3e éd., 1949, Oxford, p. 18.

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Il en est de même avec l'affirmation qu'une périodicité n'est pas vi-sible dans la systématique des noyaux. Cette affirmation est en voie de révision. Des courbes expérimentales 47

Pour ces auteurs (p. 5) les noyaux d'hélium He4, de carbone C12 et d'oxygène O16, etc., représentent des systèmes saturés de couches α, une couche α étant une combinaison de deux protons et de deux ne u-trons. Ce mot « couche » correspond-il à une « structure » au sens géométrique du mot ? Il est bien difficile de l'affirmer. Il traduit au moins une certaine cohérence dans l'organisation des noyaux. Au sur-plus, devant ce monde inconnu qu'est le domaine nucléaire, il faut bien employer le langage qui a si heureusement servi dans les premiè-res recherches touchant le monde atomique.

font apparaître une certaine périodicité des propriétés nucléaires. « Ces faits, disent Gamov et Critchfield (p. 30), mettent hors de doute que dans la structure nu-cléaire nous rencontrons la formation de couches nucléoniques satu-rées, semblables aux couches électroniques qui sont responsables de propriétés périodiques des atomes. »

On voit donc poindre un matérialisme ordonné fondé sur une orga-nisation périodique des noyaux. Mais cette ordination est une tâche d'avenir. Un simple philosophe n'est pas assez instruit de l'état présent des problèmes pour en dégager les possibilités immédiates de solu-tion. D'ailleurs, un chimiste aussi qualifié que Haïssinsky terminait en ces termes la conférence à laquelle nous avons emprunté plusieurs citations : « Le noyau attend son Mendéléeff. »

47 Cf. fig. 7 et 8 du livre de GAMOV et CRITCHFIELD.

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[112]

Le matérialisme rationnel

Chapitre IV LE MATÉRIALISME COMPOSÉ

« Nous avons été capables de créer des formes bien avant de savoir créer des concepts. »

NIETZSCHE, La Volonté de puissance, trad. BIANQUIS, t. II, p. 320.

I

Retour à la table des matières

Les problèmes positifs posés par la composition des éléments, par le mélange des matières, sont difficiles à traiter philosophiquement pour la paradoxale raison qu'ils reçoivent des solutions faciles dans des philosophies simplistes. En cette occasion, comme souvent, le phi-losophe ne veut pas travailler, le philosophe ne veut même pas suivre le long et patient travail de la science de la matière, science qui, sans cesse, multiplie et ordonne les principes du matérialisme composé. Le philosophe veut juger au départ une science où l'expérience déborde sans cesse les thèses philosophiques. Les deux intuitions matérialistes extrêmes de la fusion et de la juxtaposition suffisent pour animer les polémiques des philosophes. Ces deux grands types de philosophie pensent, en quelque manière, l'un contre l'autre. Si un philosophe est partisan d'une doctrine du mélange intime, de la fusion des matières

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l'une dans l'autre, de la qualité indécomposable signe de la complexité profonde de toute matière, marque de tout être réel, il n'a que mépris ou ironie pour l'adversaire « scientiste » qui professe « l'atomisme » qui explique la composition par la simple juxtaposition. Dans l'autre direction polémique, si un philosophe voit tout sous l'angle de la géo-métrie, il dénonce comme simple affirmation verbale, les qualités oc-cultes, les qualités qui s'exaltent dans de subtiles imprégnations, les fusions qui effacent toute discontinuité dans une continuité facile à professer, s'ouvrant à toutes les communions des esprits éloignés du travail des preuves objectives. Ainsi Polarisé en ces deux pôles sché-matiques de la fusion et de la juxtaposition, [113] le débat finit par manquer d'objets précis. Il n'est plus que le dialogue philosophique traditionnel entre deux philosophies inconciliables.

Et cette perte d'objets précis, si caractéristique des discussions gé-nérales, se produit en un temps où le matérialisme instruit multiplie les objets matériels intimement construits, en travaillant précisément dans une zone intermédiaire où les notions traditionnelles de forme et de matière viennent interférer en se déterminant l'une par l'autre dans des conditions épistémologiques complexes, conditions qui sont, de toute évidence, comptables de la réflexion philosophique.

En effet, l'histoire de la représentation des lois de la composition chimique depuis un siècle et demi doit suivre l'action d'une dialectique incessante qui traverse toute la chimie et qui va successivement de la forme à la matière et de la matière à la forme. Si l'on brutalise cette dialectique au point de la traduire comme la simple opposition aristo-télicienne de la matière et de la forme ou comme une opposition berg-sonienne de la fusion et de la juxtaposition, on lui enlève ses vérita-bles nuances philosophiques. Ces nuances apparaissent dans la multi-plicité des expressions qui sont utilisées pour traduire les faits du ma-térialisme composé. En effet, comme nous le verrons au cours de ce chapitre, de subtiles distinctions doivent être faites entre les notions de formule, de symbole, de schéma, de modèle, de structure, de représen-tation, de forme, de diagramme... Aucune de ces notions n'a exacte-ment la même sphère d'applications ; il n'y a pas deux de ces termes qui soient absolument synonymes. Le philosophe qui mettrait ces nuances épistémologiques au point, qui les classerait, qui détermine-rait leurs interférences, qui décrirait leur évolution historique, apporte-rait de curieux documents à une phénoménologie de la matière. Au

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fond, chacun des concepts que nous venons d'énumérer centralise un type de philosophie chimique, un type de philosophie de la matière.

Mais déterminer avec exactitude comment ces notions épistémolo-giques s'appliquent à la nature, comment, par conséquent, elles spéci-fient l'attitude phénoménologique du chimiste, voilà une tâche diffici-le parce que, sans cesse, au cours de l'histoire, se déplacent sur ces notions les coefficients de réalité. Dans les recherches des dernières années, le réalisme des formes intimes de la matière triomphe. On a maintenant des documents réalistes précis sur la forme des molécules. Mais ces documents réalistes ne sont pas directs ils ne se présentent pas au niveau de la connaissance commune il faut, pour bien situer cette réalité-là, rompre [114] avec la réalité commune. Et finalement le triomphe du réalisme dans ces profondeurs de l'être matériel est dû au succès de l'organisation rationnelle progressive du savoir, à l'insti-tution d'un véritable rationalisme matérialiste.

D'ailleurs, on ne s'instruit pas en enregistrant purement et simple-ment les résultats de la pensée scientifique. Si l'on ne suit pas, dans ses étapes successives, la réalisation des formules, on ne peut guère estimer leur poids de réalité. Si l'on n'étudie pas, dans ses réformes successives, la représentation formelle des expériences sur la matière, on ne peut guère estimer leur valeur de progrès rationnel. Les progrès de la rationalité et les progrès de la réalisation se renforcent l'un l'au-tre. Le vrai réalisme et le vrai rationalisme sont l'un et l'autre, ensem-ble, terminaux.

Suivant la fatalité caractéristique du réalisme habituel, même dans la pensée scientifique, le réalisme apparaît trop tôt, il est scientifique-ment prématuré, il est le signe d'une foi qui n'attend pas les preuves de sa conviction pour s'affirmer. Même quand une pensée réaliste s'af-firme correctement, même quand l'expérience positive, longuement déroulée, finit par confirmer cette affirmation, il est nécessaire de tra-verser tous les temps de l'histoire du problème pour être sûr de voir le réalisme du réel où il est. Dans l'étude des formes moléculaires, il faut aller dans la région profonde des formes cachées pour bien désigner leur réalité matérialiste. Là jouent des forces peu connues qui font de toute forme un instant d'une évolution dynamique. Trop souvent, le philosophe transporte dans la conception de ces formes minuscules et vibrantes, que sont les formes de la molécule, les intuitions heureuses du monde des cristaux, la géométrie tranquille, stable, solide du cris-

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tal. Le philosophe pense alors à la forme de la molécule comme si elle était la forme d'un cristal minuscule. S'il est moins sollicité par les bel-les géométries cristallines, le philosophe évoquera les réalités platoni-ciennes, purs modèles pour des organisations abstraites. Mais cette référence à une philosophie majestueuse n'est plus guère qu'une for-mule de rhétorique philosophique ; elle a sa place dans un discours de congrès mais n'a aucune force explicative, aucune fonction d'ensei-gnement. Ainsi, ni le réalisme immédiat, ni le réalisme platonicien ne peuvent servir à désigner, en chimie, la réalité moderne des formules, symboles, schémas, modèles, structures, représentations, formes, dia-grammes... Il faut réaliser ces divers concepts dans l'actualité de leur contexte théorique. Le réalisme qui leur convient ne peut se détermi-ner qu'à un instant assez avancé dans le processus de recherche.

[115] En particulier, faute de suivre l'évolution des différentes nuances

de la représentation des faits chimiques, on donnera presque fatale-ment un poids philosophique excessif à la notion de structure. Nous verrons, par la suite, en étudiant la notion moderne de mésomérie, que la structure pensée réalistiquement est bien loin de suffire à l'explica-tion des phénomènes et qu'elle ne saurait être, tout au plus, qu'un élé-ment, entre d'autres, de l'explication des phénomènes. Prendre la structure des molécules pour le résultat définitif de la connaissance, voire comme but de la connaissance, c'est accepter comme moteur de la connaissance la simple dynamique de la curiosité. Cette simple curiosité qui veut savoir des choses « ce qu'elles sont »est naturelle-ment une excitation indispensable au début de toute connaissance, mais elle ne suffit plus à caractériser le véritable intérêt pour l'expé-rience scientifique contemporaine. Sans doute la curiosité est un inté-rêt primaire qui reste une composante des intérêts beaucoup plus complexes du travail scientifique. Mais c'est un véritable défaut d'ana-lyse psychologique que de maintenir cet intérêt primaire comme inté-rêt fondamental. Si donc on prend la « structure intime » d'un sel, d'un carbure, d'une amine comme simple objet de curiosité, on élémentari-se l'épistémologie scientifique.

Mais on sentira mieux le sens de ces remarques épistémologiques quand nous suivrons la science chimique dans les thèses qui propo-sent, pour expliquer les phénomènes de certaines substances, des structures essentiellement multiples. Cette notion de multi-structure

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intime attachée à une substance bien caractérisée dans ses propriétés bien définies doit conduire philosophiquement à une complication ré-alistique toute nouvelle. Autrement dit, une substance, dans ces vues scientifiques qui rectifient l'unicité de structure, est définie par un en-semble parfois très nombreux d'états structuraux. On voit bien que de telles doctrines exigent du philosophe une révision de sa notion de structure.

D'ailleurs, puisqu'il s'agit désormais d'une science constructive de la matière, d'une science qui construit son objet, ses nouveaux objets, le réalisme se désigne comme le réalisme des objets d'une époque, comme un état historique de la science. Le fondamental peut fort bien se déplacer. Le matérialisme ordonné peut fort bien se réordonner. L'heure des classifications en espèces et en genres est révolue dès l'instant où l'activité constructive travaille sur des plans rationnels et multiplie les possibilités de création. L'ère de la technique ouverte est commencée dans le domaine même de la matière.

Une expression suggestive d'un chimiste fera, croyons-nous, [116] saisir cette dialectique de dépassement qui caractérise « la technique ouverte ». Dans une conférence faite sous le titre : Chimie minérale et chimie organique 48

48 Revue générale des Sciences, 1951, nos 3 et 4.

, Albert Portevin fait allusion, en ces termes, à une chimie organique fondée non plus sur le carbone comme la tradi-tionnelle chimie organique, mais sur le silicium : « De même que, dans le domaine de la spéculation intellectuelle pure, les mathémati-ciens, après avoir étudié la géométrie naturelle de l'univers euclidien accessible à nos sens, ont imaginé ensuite des géométries non-euclidiennes, des hypergéométries, de même dans le domaine expéri-mental, les chimistes, après avoir réédifié, par synthèse, la chimie or-ganique des dérivés du carbone existant dans la nature, créent mainte-nant, à son image, de nouvelles chimies organiques en remplaçant l'élément fondamental, le carbone, par son voisin, le silicium, qui sera suivi par d'autres, germanium, titane, zirconium, imaginant autant de nouvelles chimies hyperorganiques. » Sans doute l'expression de chi-mie hyperorganique comparée à l'expression de géométrie non-euclidienne peut surprendre. Elle est donnée dans une causerie où le savant détend sa pensée. Mais elle n'en donne pas moins une bonne

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mesure de la dialectique qui anime le matérialisme instruit. En pre-mière position, la chimie organique est une chimie du carbone. Pen-dant un siècle, elle est une chimie du carbone. Vient un temps où une chimie organique parallèle fondée sur le silicium fait son apparition. Si l'on réalise l'importance primordiale du carbone dans les matières vivantes, végétales et animales, que de pensées assaillent le philoso-phe quand on le fait rêver à une vie qui s'enracinerait sur une chimie organique du silicium ! Mais même en réfrénant de telles utopies, comment ne pas prendre conscience du caractère dialectique d'une chimie hyperorganique s'ébauchant en marge de la chimie organique ? Cette simple ébauche doit nous convaincre que l'intérêt de construire dépasse ici de beaucoup la curiosité de constater. Les problèmes ne peuvent plus maintenant se poser qu'en fonction des plans de cons-truction possible des matières composées.

II Si l'on réalise alors exactement les pensées du chimiste moderne

quand il propose un modèle atomique ou moléculaire, on se rend compte que ce modèle est toujours situé à un point de l'histoire de la culture ; il est toujours présenté en parcourant un [117] préambule his-torique. Il est donné historiquement comme le terme d'une polémique théorique. Il doit donc garder un certain rapport avec la polémique antécédente. Toute affirmation philosophique dogmatique est dange-reuse. Dans une science aussi vaste que la chimie, impossible de don-ner un absolu aux attitudes philosophiques. Les plus grands esprits s'y laissent prendre. Quand un philosophe perd de vue cet essentiel deve-nir épistémologique des connaissances dépassant la sphère sensible, il arrête l'histoire et durcit les formules. Ainsi lorsque Meyerson 49

49 Émile MEYERSON, Identité et réalité, 2e éd., p. 68.

dit que les chimistes et les physiciens tiennent l'atome comme un petit solide, il ne fait que saisir une opinion particulière entre beaucoup d'autres et une opinion qui a perdu ses essentielles précautions oratoi-res. C'est là une simplification d'enseignement, simplification à la-quelle s'arrête bien vite le philosophe. Meyerson ajoute en note : « Il

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est à peine besoin de rappeler ici les spéculations sur le tétraèdre du carbone. » Or, cette note est, pour le moins, ambiguë. Les chimistes, dans leur ensemble, n'ont jamais prétendu que l'atome de carbone eût la forme d'un petit solide tétraédrique. Précisément, à l'occasion de cette « forme », on pourra voir la pensée scientifique prendre les nuances philosophiques que nous évoquions au début de ce chapitre. La formule solidifiée que retient Meyerson n'eût rien expliqué. Avec cette formule solidifiée, il eût fallu envisager une architecture de petits solides correspondant aux autres éléments qui vinssent, par des juxta-positions géométriques, rendre compte des constructions moléculaires. La chimie rétrograderait vers l'atomisme naïf. Elle se soumettrait aux intuitions simplistes de la juxtaposition. En fait, dans la chimie mo-derne, quand la géométrie sera utilisée, elle le sera sous le couvert de précautions explicites, dans une progressive géométrisation très pru-demment exprimée, jamais dans l'absolu d'un dogmatisme réaliste dé-finitif. Dès le départ, dès Kekulé, l'hypothèse du carbone tétraédrique n'a jamais dépassé l'affirmation que les quatre valences du carbone en composition étaient distribuées autour de l'atome central comme les sommets d'un tétraèdre sont distribués autour de son centre géométri-que. Il n'y a rien là qui justifie la conception d'un « petit solide ». Le chosisme meyersonien, comme nous l'avons fait remarquer dans un ouvrage antérieur, va trop loin. Il solidarise trop la connaissance commune et la connaissance scientifique. L'hypothèse scientifique du « carbone tétraédrique » ne tend qu'à justifier des synthèses où des atomes d'autres éléments s'associent au carbone central dans 4 direc-tions. [118] La notion de carbone tétraédrique implique cette quadru-ple orientation qui géométrise la quadrivalence du carbone - tout cela et rien que cela. Dire que l'atome de carbone est une petite pyramide, c'est donner une illustration pour une réalité, c'est un excès de philo-sophie réaliste. Au surplus, ce manque de nuance est bien typique de cet enseignement par les uniques résultats, enseignement qui nous prive de la conscience des problèmes et du déroulement historique de leurs difficiles solutions. Comment dans un enseignement ouvert - c'est-à-dire dans un enseignement véritable - détacher un résultat scientifique des méthodes qui y aboutissent et des problèmes qui en partent ? Le chosisme brise, au profit d'un empirisme inconditionné, le rationalisme actif dans toute recherche scientifique qui dépasse la simple description des données sensibles.

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L'atome de carbone n'a pas la forme tétraédrique, ce n'est pas un petit polyèdre avec des faces et des arêtes, ce n'est pas vraiment une chose, une petite chose. Les figures des livres élémentaires sont, à cet égard, très trompeuses. Elles utilisent brutalement, grossièrement, faussement, la notion de forme. On opère là comme si la forme était un absolu, comme si la forme était palpable et visible, objective à tous les égards, comme si l'on pouvait la connaître par description. On se place en état de connaissance directe dans la plus indirecte des connaissances. On met à la base du savoir, des formes trop claires, des formes qui sont comprises trop vite. Avec des images naïves on donne des satisfactions à trop bon marché. Est-il convenable, comme le pro-pose Maria Montessori dans une initiation de toute évidence prématu-rée à la chimie, de dire à des enfants que « le carbone a 4 bras » ? Sur la base de telles images, comment poserait-on les problèmes de leur interprétation ? Comment s'intéresserait-on à des problèmes quand on croit en connaître une solution aussi simple, quand on grossit à plaisir l'évidence simpliste d'une solution élémentaire ? Toute connaissance scientifique a une pénombre de difficultés. Il faut que la culture en porte trace. Les polémiques engagées à propos des formes moléculai-res correspondent à des objections qui doivent avoir été faites, aux-quelles on doit avoir répondu, auxquelles on doit toujours être prêt à savoir répondre. À ces objections s'attachent de véritables théorèmes de culture qui fixent les centres d'une historicité de la culture.

En somme, où est le centre d'intérêt pour le matérialisme instruit ? Est-ce de savoir quelle est la forme d'un atome ou bien de savoir comment cet atome s'engage dans une pluralité de [119] synthèses de plus en plus compliquées, comment, par exemple, en deuxième ap-proximation, la synthèse suscite la forme, comment la synthèse, pro-gressivement plus compliquée, déforme légèrement la forme qui ex-pliquait la synthèse antécédente, de manière que finalement ce soit toujours la construction qui explique la structure ? Ou bien encore, pour poser le problème plus philosophiquement, souhaite-t-on une connaissance par réduction ou par production ? Dire avec Meyerson (toc. cit., p. 67) : « L'atome, nous le sentons parfaitement, s'il doit ex-pliquer quelque chose, doit être simple », c'est se déterminer pour un idéal d'analyse qui n'est finalement qu'un temps de la technique chi-mique. L'axe positif de la technique chimique moderne est bien plutôt dirigé du côté des synthèses, dans un mouvement dialectique qui insti-

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tue sans cesse des synthèses nouvelles. On fait des analyses pour pou-voir faire des synthèses.

D'ailleurs, du fait même que dans les recherches de composition chimique, l'on puisse tenir pour simple ce qu'on sait être composé (tel est le cas pour les radicaux en chimie), on voit que la « simplicité » est affaire de point de vue et qu'il y a, dans une déclaration de « simplici-té », une question d'opportunité, une question aussi de degré dans la constitution du savoir. Et cette déclaration doit toujours être surveil-lée, elle doit être attestée d'accord avec des expériences explicites. Une forme trop rapidement postulée entraîne parfois des simplifica-tions abusives. Ainsi Liebig, après avoir dit que la combinaison du carbone et de l'azote qui donne le radical cyanogène joue le rôle d'un corps simple ajoute, sans preuves, que « les plus petites parties (de ce radical) possèdent la même forme que celles du chlore, du brome et de l'iode et (les) remplace dans leurs combinaisons sans faire éprouver aucun changement à la forme de cristallisation » 50. En fait, le radical cyanogène, dans certaines molécules, se met à la même place que les atomes de chlore, de brome, ou d'iode dans des molécules compara-bles. Mais se mettre à la même place n'entraîne pas avoir la même forme. La possibilité de substitution n'est pas nécessairement compta-ble d'un emboîtement exact. La géométrisation proposée par Liebig est donc bien trop rapide. Il faudra de nombreuses retouches pour lui enlever toute trace de caractère hypothétique et le développement de la chimie sera, dans ce domaine de la géométrisation de la molécule, une prise de conscience de la prise progressive des formes dans des édifices de plus en plus complexes. En particulier la totale assimila-tion du radical [120] cyanogène aux atomes halogènes appellera des rectifications 51

50 LIEBIG, Lettres sur la chimie, trad., 1845, p. 217.

. Mais, pour bien montrer que l'attribution d'une forme intime est un problème délicat, nous devons attirer l'attention sur une sorte de virtualité de la forme bien propre à faire comprendre que la forme d'un composé est sous la dépendance des forces de composi-tion. Même après les réserves que nous avons faites sur la « tétraédri-cité du carbone », on irait déjà trop loin en disant que les 4 valences

51 Georges CHAMPETIER (Les éléments de la chimie, p. 168) dit que l'acide cyanhydrique peut être représenté sous deux formes « suivant qu'il est engagé dans le cyanure de potassium ou le cyanure d'argent ».

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du carbone sont distribuées tétraédriquement avant d'être effective-ment satisfaites par une combinaison avec d'autres atomes. Non seu-lement l'atome de carbone ne possède pas la forme d'un tétraèdre mais dans sa solitude, dans son être propre, il n'a pas la potentialité de dis-tribution exacte des valences, avec les angles indiqués dans la géomé-trie du tétraèdre. Cette distribution angulaire des valences dépend des autres atomes (ou groupes d'atomes) qui sont offerts à l'atome de car-bone pour constituer une molécule chimique. Dans une conférence faite en 1924 devant un public de chimistes, conférence où il relatait l'histoire de la théorie du carbone asymétrique, le chimiste Delépine disait : « Je ne voudrais pas vous laisser l'impression que les chimistes s'imaginent que la forme du carbone est limitée par un tétraèdre, régu-lier ou non. Il ne s'agit que d'une représentation commode. Le Bel et bien d'autres, comme Werner, considèrent que l'atome exerce une ac-tion centrale, qui n'a nul besoin d'être orientée dans son essence ; ce qui l'oriente, c'est la nature des radicaux qui entrent dans sa zone d'ac-tion. »

Sans doute, dans le cas du méthane où 4 atomes d'hydrogène se combinent à l'atome de carbone, le principe de raison suffisante conduit à affirmer a priori la distribution tétraédrique régulière. On a alors, entre les diverses liaisons reliant l'atome central de carbone aux 4 atomes d'hydrogène, l'angle de 109̊28', c aractéristique du tétraèdre régulier.

Cependant, la chimie quantique remettra en question - nous le ver-rons par la suite - cette distribution géométrique. Il faudra à la chimie quantique de longs efforts pour retrouver cet angle caractéristique de 109˚28'. Sur ce point, la chimie quantique commence par mettre en échec la présente inférence fondée sur le principe de raison suffisante. En cette occasion, on aura une preuve sur laquelle nous attirons dès maintenant l'attention du philosophe, une preuve que le principe de raison suffisante ne peut [121] s'énoncer dans l'absolu et qu'il est, lui aussi, relatif, relatif à un corps de raisons. La chimie quantique nous apparaîtra comme un nouveau corps de raisons, comme un nouveau domaine de rationalité. Nous serons ainsi ramenés à la nécessité, pour suivre les progrès du matérialisme instruit, de ne pas nous arrêter à un moment de son histoire.

Mais sans aborder encore ce point d'histoire, ce moment révolu-tionnaire qu'est la chimie quantique, nous avons assez d'éléments pour

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conclure au rejet de tout solidisme des formes, pour refuser une doc-trine qui pose une intuition du réel définitive dans une science émi-nemment constructive, réclamant sans cesse une sorte de ré-intuition pour voir dans un éclairement nouveau les édifices nouvellement construits.

Alors les schémas qui résument la science du chimiste posent à leur tour des problèmes ; ils sont des instants intermédiaires entre le passé vérifié et les tentatives de création. Nous entrons ainsi dans l'ai-re des complications expérimentales, dans l'ère féconde du réalisme critiqué, au centre même d'un rationalisme appliqué.

Bien entendu, l'attitude sceptique, si fréquente chez les philosophes à l'égard des schémas de la chimie, n'est pas moins inadéquate aux valeurs épistémologiques effectives qu'une attitude trop rapidement tranquillisée par la géométrie naïve des substances. Cette attitude sceptique, qui croit survoler la science, est peut-être même une plus nette démission de culture que l'adhésion naïve à des vues réalistes inconditionnées. En effet, pour une épistémologie précise qui ne laisse rien échapper des caractères de la connaissance, reste toujours le fait que les schémas proposés par la science de notre temps ne sont pas de simples schémas personnels. Ils ne sont pas de simples tableaux sy-noptiques qui résument, sur un point particulier bien défini, l'histoire d'une culture personnelle. Ils sont des valeurs d'enseignement bien caractéristiques de la science d'une époque. Ils déterminent nettement le point de progrès atteint par une science qui a déjà subi de nombreu-ses rectifications. Dans la science moderne un schéma vient après un autre ; il s'offre comme meilleur qu'un autre, comme plus adéquat et à la fois comme plus suggestif. Il semble qu'entre les schémas rationnels et les connaissances empiriques, les oscillations se fassent de plus en plus près d'un centre commun où théoriciens et expérimentateurs ap-prochent de l'unisson. De toute façon, les schémas qui exposent les compositions chimiques sont des thèmes de confiance réciproque, de confiance discutée, entre les divers savants compétents d'une même époque.

Les savants sont souvent, dans cette occasion, plus prudents [122] que leurs commentateurs philosophes. Ils savent se tenir en une posi-tion moyenne entre la philosophie réaliste et la philosophie sceptique.

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Grimaux dit justement au nom des chimistes atomistes 52

Parfois un savant impatienté par les affirmations d'un réalisme ex-cessif est pris d'un zèle d'iconoclaste. Dans son Traité de chimie géné-rale (p. 98), Georges Urbain n'hésite pas à écrire : « Le tétraèdre a jus-te le genre d'intérêt que l'on accorde dans les représentations astrono-miques aux traits reliant les étoiles d'une même constellation. » Par la suite (p. 113), dans une occasion similaire, Urbain parle de romantis-me. Et là on sent bien que la polémique quitte le ton scientifique. Ain-si la science reçoit parfois une tonalité polémique en quelque manière exogène qui trouble le jeu des vraies valeurs épistémologiques. Sans doute le tissu des hypothèses et des faits peut être plus ou moins serré. Mais on ne gagne rien, dans une culture, à dénoncer sans cesse le ca-ractère hypothétique des hypothèses, non plus qu'à se limiter à une affirmation inconditionnée sur la réalité des faits. Il faut que le pro-blème de l'interprétation des faits soit toujours ouvert. Et tous les es-sais d'interprétation doivent laisser une trace dans la culture.

: « Nul de nous ne s'imagine, avec des figures tracées dans un plan, déterminer la place réelle des atomes dans l'espace ; mais en nous indiquant le rap-port des atomes entre eux, ces formules nous rappellent ces réactions elles-mêmes. »Mais cet état de chose correspond à un temps particu-lier du développement du savoir. Grimaux continue (p. 146) : tenir ces représentations comme immuables « ce serait faire preuve de peu d'esprit philosophique, méconnaître la transformation continuelle des théories, ces instruments nécessaires de la science, modifiés inces-samment par les découvertes nouvelles ». Ce texte, déjà ancien, dit bien la conscience d'historicité qui accompagne la pensée scientifique d'un bon travailleur. Nous sommes loin du dogmatisme qu'on prête bien légèrement aux savants.

En effet, du seul fait de l'activité constructive de la chimie moder-ne, bien des schémas déclassés restent utiles comme échafaudages. La modernité est le fruit d'une longue maturité. C'est moins un fait qu'une valeur. Aussi est-il difficile de s'établir dans la modernité de tous les éléments d'une culture scientifique moderne. La chimie, épistémolo-giquement parlant, n'est pas, dans toutes ses parties, au même point de

52 GRIMAUX, Introduction à l'étude de la chimie : théories et notations chimi-

ques, 1883, p. 145.

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maturation réalistique. Il faut donc sans cesse faire le point pour dé-terminer la profondeur [123] d'engagement dans le réel des différents symboles et schémas, rencontrés en chimie dans les perspectives théo-riques les plus diverses. Essayons de donner à ce problème de l'appli-cation des symboles toute son atmosphère philosophique.

III L'esprit scientifique moderne réalise un juste dosage de prudence

et d'audace ; il est sans cesse animé par une sorte de dialectique de l'invention et de la réflexion. À propos de n'importe quelle notion fon-damentale, on doit admirer avec quel tact, avec quelle mesure cette notion est, en certaines occasions, remise en question. Elle a sans dou-te une sorte de préséance, mais il lui faut toujours faire preuve de va-leur opératoire. Il semble que le savoir scientifique acquis soit tou-jours essayé, toujours contrôlé, toujours critiqué. Un peu de doute po-tentiel reste toujours en réserve dans les notions scientifiques que le philosophe tient trop simplement comme dogmatiques. Ce doute po-tentiel est bien différent du doute préalable cartésien. On ne l'élimine pas par une expérience réussie. Il pourra renaître, s'actualiser quand une autre expérience est rencontrée. Et, précisément, à la différence de la connaissance commune, la connaissance scientifique est faite de la rencontre d'expériences nouvelles ; elle prend son dynamisme de la provocation d'expériences qui débordent le champ d'expériences an-ciennes. On n'est donc jamais sûr que ce qui fut fondamental le reste-ra. Le dogmatisme scientifique est un dogmatisme qui s'émousse. Il peut trancher un débat actuel et cependant être un embarras quand l'expérience enjoint de « remettre en question » une notion. Tout sa-voir scientifique est ainsi soumis à une auto-critique. On ne s'instruit, dans les sciences modernes, qu'en critiquant sans cesse son propre sa-voir. Souvent une acquisition nouvelle provoque des rectifications récurrentes qui peuvent remonter jusqu'aux notions de base. C'est pourquoi un enseignement élémentaire, en donnant, pour la vie, une notion scientifique qu'on n'applique pas, une notion qui est un fossile de la mémoire, conduit à méconnaître cette dialectique vivante de ra-tionalisme et de réalisation qui est la dynamique même de la pensée

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scientifique. Dans la science active il faut que les notions s'appliquent un peu différemment des applications antérieures. C'est là le sens même du rationalisme appliqué.

Confrontons ces remarques philosophiques générales avec les dif-férents aspects que la notion de valence chimique a pris au [124] cours de l'histoire et essayons, en particulier, de distinguer les nuances phi-losophiques dispersées entre les valeurs rationnelles et les valeurs ré-alistes.

En gros, tout le long du XIXe siècle, les arguments se sont croisés entre les partisans de la valence invariable (en particulier Kekulé) et les partisans de la valence variable suivant certaines circonstances (Wurtz, Frankland).

Et l'on peut analyser cette dualité dans l'ordre des raisons et dans l'ordre des faits. Par exemple, on peut prendre l'attribution de la qua-drivalence du carbone comme le postulat fondamental de la chimie organique et faire ainsi de ce fait une sorte de principe architectonique qui organise ce large secteur du matérialisme instruit qu'est la chimie organique. On détermine ainsi un véritable rationalisme régional du carbone. Georges Champetier caractérise clairement ce temps de la philosophie chimique où « les chimistes organiciens avaient été ame-nés à considérer la quadrivalence du carbone comme un postulat » 53

Mais l'expérience chimique affinée va présenter des faits - ou des interprétations de faits - qui dérogent au « postulat » de la quadriva-

. Le mot postulat n'est pas ici un mot employé à la légère : la quadriva-lence du carbone a joué vraiment, à une période déterminée de l'histoi-re de la chimie, le rôle d'un a priori de la recherche en chimie organi-que. Et effectivement le nombre des faits expliqués par le postulat de la quadrivalence du carbone est considérable. Actuellement encore, on ne conçoit guère un enseignement qui, dans une première partie de la culture, ne restituerait pas un véritable dogmatisme de la quadrivalen-ce du carbone. Il y a donc, sur ce problème précis, de nombreux ar-guments, tant rationnels qu'empiriques, pour affirmer le caractère in-variable de la valence.

53 Georges CHAMPETIER, Les éléments de la chimie, p. 154.

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lence du carbone et un dialogue d'objections va se développer qui est la dialectique même du progrès scientifique.

Donnons un rapide schéma de ce dialogue d'objections : « Au postulat de la quadrivalence du carbone, on peut objecter des

cas où il serait plus juste de parler de trivalence. La chimie organique ne se sert-elle pas, dans maintes occasions, du « radical » méthyl CH3 ?

- Pauvre objection ! Car pour la chimie élémentaire un radical est une forme intermédiaire qu'on ne peut isoler. Le radical méthyl garde précisément une valence disponible qui est aussitôt utilisée dans une combinaison.

[125] - Mais cependant Paneth prépare à l'état libre plusieurs radicaux li-

bres, en particulier le méthyl. - À vrai dire, le méthyl à l'état libre a une « vie très courte », une

vie de quelques millièmes de seconde. Va-t-on déranger la doctrine de la quadrivalence pour si peu ? Va-t-on troubler le matérialisme bien codifié par des considérations sur des états éphémères, sur des états essentiellement intermédiaires entre le début et la fin d'une réaction ? Le résultat final n'est-il pas le seul instructif ? Ne correspond-il pas à la nette téléologie de la technique ?

- Mais précisément, la chimie atteint un tel degré de précision qu'il lui faut étudier ce qu'on peut en quelque manière appeler « la trajectoi-re d'une réaction ». Les états intermédiaires font comprendre plus clai-rement les réactions. Le rationalisme de la chimie n'a rien à gagner à des simplifications. »

D'ailleurs une nouvelle notion doit être étroitement attachée à la notion de structure : c'est la notion de stabilité. Or « la stabilité des dérivés du carbone trivalent augmente avec la masse des groupements portés par l'atome de carbone ». Ainsi le triphenylméthyl (C6 H5)3 C est plus stable que le méthyl CH3. La substitution du radical C6 H5 à l'atome H a donné pour ainsi dire du corps à la trivalence du carbone. C'en est au point que le triphénylméthyl (C6 H5)3 C coexiste en équili-bre avec son dimère l'hexaphényléthane : (C6 H5)3 C — C(C6 H5)3.

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Cette simple remarque est grosse d'enseignements. Elle montre une sorte de pluralité d'états caractéristiques. Dans (C6 H5)3 C, le carbone est trivalent ; dans (C6 H5)3 C — C(C6 H5)3, le carbone est quadriva-lent. Et les deux états peuvent exister simultanément. Ils sont en équi-libre, c'est-à-dire qu'il se brise autant de molécules d'hexaphénylétha-ne pour donner des molécules de triphénylméthyl qu'il s'en reconstitue en sens inverse. Nous voyons ici ces réactions réciproques jouer au niveau d'une caractéristique précise que nous tenions, en première culture, comme fondamentale : il nous faut envisager des passages entre la valence 4 et la valence 3 du carbone.

Il y a là une sorte d'usure de l'absolu des notions premières qu'on pourrait rapprocher du déclin des absolus envisagé par le mathémati-cien Georges Bouligand. Champetier peut conclure en ces termes le débat que nous avons résumé : après un long service, il semble que la notion de valence apparaisse « comme une notion assez artificielle dont la nécessité ne se fait plus absolument sentir ». Cette notion de valence est, en quelque manière, bordée par les notions plus nettes d'électrovalence et de coordinence. Avant de rejeter au passé de la science la notion de valence, [126] Champetier ajoute (loc. cit., p. 157) : cette notion est d'autant moins utile que « bien souvent, dans ces dernières années, la valence a pris, à tort, le sens de force de liai-son ». En fait, la notion de force a toujours contaminé la notion de liaison. Et il faut un grand effort de culture pour débarrasser les doc-trines moléculaires des images dynamiques mal appropriées. Il semble qu'il faille dériver les « forces chimiques » de quelque chose de moins ponctuel, de moins central, de moins enraciné dans les profondeurs et les ténèbres de la substance. En fait la molécule est un ensemble com-plexe d'atomes eux-mêmes complexes. On ne remonte pas pour en étudier le dynamisme à la définition principielle de la force comme le produit d'une masse par une accélération. Il faudra prendre la notion dans un domaine rationnel plus évolué. Nous reviendrons, dans un chapitre ultérieur, sur la notion de liaison chimique. Il apparaîtra alors nettement qu'une petite flèche, symbole de la force élémentaire, n'est pas suffisante pour étudier cette région dynamisée qu'est l'intérieur de la molécule.

Naturellement, tout inappropriée qu'elle soit pour traiter les pro-blèmes actuels que posent la structure et la dynamique moléculaires, la notion de valence figure dans les ouvrages les plus divers. Mais

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nous savons désormais que le chimiste s'en sert avec des réserves, avec des réserves tacites ou explicites. Et cet emploi, avec des réser-ves, de notions fondamentales est une nuance philosophique qui échappe souvent au philosophe. Le philosophe n'entre pas dans les replis de ce conceptualisme mitigé ; il est plus logicien qu'il ne le croit ; il ne sait pas, il ne sent pas que dans une culture scientifique les concepts gardent trace de leur historicité et que, suivant le degré de culture où l'on écrit des livres scientifiques, on ramène les concepts plus ou moins près de leur signification de départ. Le philosophe ne sait pas que les livres de chimie sont des livres vivants. Cette réserve touchant l'absolu des notions, cette prudence à l'application dans des cas particuliers, ce besoin de surveiller les notions générales trop tôt agencées sur des situations simplificatives, voilà autant de signes de ce doute potentiel subsistant tout le long d'une culture scientifique, de ce doute qui renaît à tous les moments importants d'un rationalisme appliqué.

IV Pour donner une mesure rapide de la pluralité des raisons qui peu-

vent expliquer les structures chimiques, indiquons une ébauche des principes différents de l'électrovalence et de la covalence, les deux notions qui doivent être substituées à la notion traditionnelle [127] de valence et qui divisent, en quelque manière, l'organisation rationaliste de la chimie en deux domaines de rationalité.

Prenons d'abord la notion d'électrovalence. Il est très facile de faire apparaître l'objet électrique caché dans la

molécule chimique. Il suffit de mettre un peu de sel de cuisine dans l'eau. L'eau pure qui était un corps non conducteur d'électricité, c'est-à-dire sans réaction à un champ électrique, devient un conducteur de l'électricité. Si l'on plonge dans cette eau salée deux électrodes à des potentiels électriques différents, les phénomènes de l'électrolyse étu-diés voici plus d'un siècle par Faraday, se produisent. Chimiquement, par la seule dissolution, les molécules de sel marin se sont dissociées, chaque molécule de NaCI donnant un ion sodium Na+ qui est chargé d'électricité positive et un ion CI— qui est chargé d'électricité négative.

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Nous exprimons tout de suite les phénomènes dans le langage de l'atomisme sans nous astreindre à développer la longue histoire par laquelle l'interprétation des lois de Faraday a précisément contribué à l'établissement de la chimie atomique. Aussi bien, les problèmes de la structure de la molécule qui nous occupent présentement ne pouvaient guère se poser tant que la molécule était donnée plutôt comme une hypothèse que comme une réalité manifeste. Nous avons insisté sur l'évolution de ce problème, allant de l'hypothèse à la réalité dans notre livre : Les intuitions atomistiques.

Mais il faut encore que nous brusquions l'histoire pour accéder ra-pidement à la structure électrique de la molécule. Il nous faut en effet, sans plus de commentaires, passer de l'information électrique à l'in-formation électronique. On sait bien, en effet, que pour la pensée contemporaine, on explique les diverses charges électriques d'un ato-me ou d'une molécule comme la présence d'un nombre plus ou moins grand d'électrons. Bref la molécule chimique est définie par une struc-ture électronique, par une distribution plus ou moins rigoureusement géométrique des électrons dans les régions atomiques et moléculaires.

Rappelons donc simplement que pour l'atome de sodium et pour l'atome de chlore, les électrons sont distribués dans les 3 courbes dési-gnées par les lettres K, L, M de la manière suivante

Na 2 sur K 8 sur L 1 sur M CI 2 sur K 8 sur L 7 sur M

Les ions de ces deux atomes correspondent à la distribution d'élec-

trons suivante :

Na+ 2 sur K 8 sur L CI— 2 sur K 8 sur L 8 sur M

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[128] Ces ions que la dissolution de la molécule NaCI dans l'eau a mobi-

lisés et qui pourront dans la cuve électrolytique être séparés par l'ac-tion d'un champ électrique intense sont, dans la molécule, unis par l'attraction coulombienne. La molécule de NaCI, qu'on peut écrire Na+ CI— peut ainsi nous servir de type pour les liaisons électriquement hétéropolaires. L'union des deux atomes Na et CI est une liaison ioni-que ; cette union a lieu par électrovalence.

Si l'on compare la distribution électronique des atomes neutres à celle des atomes ionisés, on voit tout de suite que l'ionisation s'est fai-te par le déplacement d'un électron de l'atome de sodium à l'atome de chlore. Ce déplacement a complété à 8 la couche la plus extérieure M du chlore et a mis à nu la couche L du sodium avec ses 8 électrons.

C'est là un comportement général. Parfois il faut un déplacement de deux électrons pour que les couches extérieures des deux atomes qui s'unissent par électrovalence soient l'une et l'autre amenées à 8 électrons. Dans ce cas, les deux atomes sont bivalents, plus exacte-ment, ils ont une électrovalence deux. Et ainsi de suite. On voit donc ici en action l'explication électrique moderne, plus exactement une explication électronique des valences chimiques.

Rappelons que la structure électronique des gaz rares (argon, néon, krypton...) comporte une couche externe de 8 électrons. Les atomes des gaz rares sont en quelque manière fermés électroniquement sur eux-mêmes. La chimie élémentaire les donne comme inertes chimi-quement parlant, comme incapables de produire des phénomènes chimiques, d'entrer en composition avec d'autres éléments. Chimi-quement parlant, on pourrait dire que le gaz rare est le minus habens de la chimie. Et, cependant, inerte comme cause efficiente, le gaz rare fournit le modèle de la construction électronique stable. Un philoso-phe qui oserait platoniser parlerait volontiers d'un finalisme du huit, d'une octo-causalité finaliste.

En tout cas, pour rendre compte de la formation d'une molécule hé-téropolaire, on décompose cette formation en deux temps : d'abord, déplacement d'un ou de plusieurs électrons pour que les deux atomes comportent l'un et l'autre des couches externes de 8 électrons. Ensuite, comme ce déplacement a créé d'un côté une charge électrique positi-

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ve, de l'autre une charge électrique négative, on attribue la cohésion de la molécule à l'attraction mutuelle des deux ions.

Passons maintenant aux liaisons par covalence où nous allons voir fonctionner autrement l'octo-causalité.

Il y a en effet d'autres cas où deux atomes peuvent compléter [129] à 8 leur couche extérieure d'électrons sans passer par une structure ionique. C'est ce qui se passe en particulier pour les liaisons dites ho-méopolaires. Voyons, par exemple, comment on peut expliquer élec-troniquement la formation de la molécule de chlore, formation résu-mée dans les livres de débutants par la simple formule :

CI + CI = CI

2

Pour que l'un et l'autre des atomes de chlore soient entourés d'une couronne extérieure de 8 électrons, il suffit qu'ils mettent l'un et l'autre en commun un électron. En représentant par des gros points les élec-trons d'un atome et par de petits points les électrons de l'autre atome, nous aurons pour la molécule de chlore le schéma électronique sui-vant :

Ainsi, sans mettre en jeu des forces électriques classiques (attrac-

tion de deux électricités contraires) on obtient une explication de la liaison intervenant entre deux atomes d'un même corps simple. Ce sont de telles liaisons qu'on appelle covalentes ou homéopolaires. On voit que les deux atomes interviennent dans une symétrie absolue. No-tons au passage qu'on ne pouvait pas légitimer avec des principes électriques dans la chimie classique la constitution d'une molécule comme celle de chlore.

Ce type de structure électronique par covalence comprend bien d'autres exemples touchant des molécules plus compliquées et qui n'ont pas la simple symétrie substantielle de la molécule de chlore. Donnons par exemple le schéma électronique du tétrachlorure de car-bone CCI4 où toutes les liaisons se font par covalence. (Les 4 élec-

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trons périphériques du carbone sont représentés par des gros points, ceux des atomes de chlore par des petits points) :

Cette molécule, où se manifestent 5 groupements de 8 électrons, 5

octets, est très stable. En fait, le tétrachlorure de carbone est, dit Champetier, relativement inerte du point de vue chimique. [130] Une telle molécule illustre donc, à certains égards, le modèle électronique présenté par les atomes des gaz rares.

Comme on le reconnaît sur les schémas ci-dessus, l'union des oc-tets entre eux se fait par le rapprochement de deux électrons. Par la suite, nous aurons à revenir sur cette union par deux électrons voisins. Il faudra les ressources de la chimie quantique pour comprendre cette pariade (pariade qui ne peut se faire qu'entre électrons de spins contraires). La substitution de la paire d'électrons au trait d'union de valence a été proposée en 1916 par G.N. Lewis. Le « fameux article de Lewis » dit justement G.-A. Coulson 54

Le philosophe a perdu le goût d'enregistrer les dates historiques de la science. Il y en a trop ; elles se pressent à une cadence accélérée, au point qu'il se fait plus d'histoire en dix ans qu'il ne s'en faisait en cent ans voici quelques siècles. Faute de prendre la mesure des révolutions scientifiques, le philosophe croit encore au développement régulier des connaissances, il ne veut pas voir la rupture sans cesse plus pro-fonde entre la connaissance commune et la connaissance scientifique. S'il participait davantage au travail acharné des spécialistes, il com-prendrait que ce n'est pas par une clause de style qu'un grand chimiste comme Coulson rend hommage à la vue géniale de son devancier. Un chimiste au travail - et ce travail implique réflexion théorique et acti-vité expérimentale - a conscience de la modernité des concepts de la science ; il part du point révolutif où le concept quitte le sens commun

est une date historique dans le développement de la chimie.

54 G.-A. COULSON, Liaisons localisées et non localisées, apud La liaison chi-

mique, p. 12, Paris, C.N.R.S., 1950.

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pour prendre le sens scientifique. Ce sens scientifique, le chimiste le prend dans la signification adéquate à l'application présente. Suivant les applications, un concept scientifique peut alors être pris dans un sens un peu plus ancien ou un peu plus moderne. Le savant a donc à sa disposition une certaine historicité du concept, ce qui lui permet des emplois tour à tour élémentaires, moins élémentaires ou plus évolués. C'est pourquoi une sorte de polyphonie est seule propre à rendre compte du langage de la science moderne.

Le philosophe ne peut naturellement pas entrer dans l'analyse complexe de cette polyphonie, de ce multiconceptualisme. Condamné que nous sommes nous-même à rester dans une étude superficielle, nous pouvons à peine donner une ébauche de toutes les vues théori-ques qui s'organisent pour faire comprendre les [131] phénomènes de la molécule. À peine avons-nous fait une première distinction qu'il faut la rectifier, qu'il faut la nuancer pour rendre justice à l'esprit de finesse si actif dans le nouvel esprit scientifique. Ainsi, nous venons de distinguer les notions d'électrovalence et de covalence. Mais nous donnerions une bien fausse idée de la complexité des problèmes si nous bloquions toutes les recherches sur les deux termes de cette al-ternative. En fait, les deux notions de covalence et d'électrovalence vont travailler dans une zone moyenne en une incessante dialectique : il y a des formules mixtes. Donnons un seul exemple qui touche un corps qu'on cite souvent dans les livres de chimie élémentaire pour faire comprendre ce qu'est un radical en chimie : le chlorure d'ammo-nium. Il se produit bien facilement quand les deux vapeurs d'ammo-niaque et d'acide chlorhydrique se mélangent. Il suffit d'ouvrir les deux flacons l'un près de l'autre contenant les dissolutions des deux corps pour que le chlorure d'ammonium apparaisse en une fumée blanchâtre. Et la formule élémentaire de la réaction est vite écrite :

HCI + NH3 = CINH

On va voir que dans la chimie actuelle, cette formule doit être dé-veloppée en associant la covalence et l'électrovalence.

4

L'azote ayant 5 électrons périphériques (représentés par les gros points) pourra, par covalence, être associé à 3 atomes d'hydrogène ayant chacun un électron (petits points). L'ammoniaque NH3 aura donc le symbole en octet :

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Mais il reste un doublet d'électrons non partagés, le doublet que

nous indiquons au bas du symbole. Si l'on fait agir sur l'ammoniac, l'acide chlorhydrique, composé hétéropolaire H+ CI—, l'ion H+ qui n'a plus d'électron viendra se souder, par covalence, a la molécule d'am-moniac. On aura alors une molécule d'ammonium qui garde pour elle, considérée dans son ensemble, une charge positive, laquelle permettra une liaison ionique avec l'ion négatif du chlore CI—. On aura alors le schéma complexe :

[132] Les cas ne sont naturellement pas toujours aussi nets. Dans des

formules plus compliquées, il faut souvent de nombreuses expériences et de nombreuses retouches théoriques pour déterminer la part qui re-vient dans la constitution d'une formule moléculaire à la covalence et à l'électrovalence. De ce fait, la chimie est entrée dans un immense champ de recherches où les principes de l'explication doivent, sans fin, être repensés.

Jadis, la préchimie se donnait pour principale tâche d'étudier les « mixtes », les mélanges matériels. Il est curieux de voir la science contemporaine à l'étude de véritables mixtes de théories. C'est vrai-ment dans cette coopération de principes théoriques que se manifeste l'intense activité dialectique qui caractérise la science contemporaine.

Ce « mixte de théories » détermine un curieux mixte de symboles qui mérite, croyons-nous, d'attirer l'attention du philosophe. Le travail du symbolisme dont nous voulons parler touche le trait d'union que la chimie élémentaire a rendu familier en le plaçant dans toutes les for-

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mules développées pour indiquer les valences échangées, comme, par exemple, dans la formule développée de la molécule d'eau :

H - O - H D'abord, puisque nous devons distinguer désormais l'électrovalen-

ce et la covalence, il faut que le symbolisme se scinde. Pour indiquer les électrovalences, on se servira des signes + et —, qui reçoivent une signification électrique, l'anion aura le signe + et le cation le signe —. Ainsi, pour expliciter le caractère hétéropolaire de l'acide chlorhydri-que, nous venons de l'écrire H+ CI—. Des anions ayant deux électrova-lences auront non pas un mais deux signes + en exposant. Ces anions devront, dans une molécule à caractère hétéropolaire, être associés à des cations portant deux signes - en exposant.

Mais comment représenter la covalence ? Le tiret qui garde un ar-rière-sens de force de liaison doit, semble-t-il, être écarté. Nous avons dit que la covalence était due à la pariade de deux électrons. Il est donc tout à fait naturel de représenter une union de covalence par deux points. Donc, à la place du tiret horizontal, on prendra comme symbole, dans le cas de la covalence, deux points rangés verticale-ment. Au lieu du traditionnel signe chimique (—), on aura donc le si-gne électronique (:) et la formule de l'eau développée électronique-ment deviendra :

[133] car dans la molécule d'eau, les liaisons sont des liaisons covalentes.

C'est ici qu'entre en action une dialectique si rapide et si fine qu'on pourrait en méconnaître la valeur. Cette dialectique articule cependant deux périodes différentes de l'histoire de la chimie ; elle avalise, dans le symbolisme même, la « date historique » que nous soulignions plus haut avec G.-A. Coulson. Cette dialectique, un instant déconcertante comme toute grande dialectique, consiste à garder le tiret en lui don-nant la signification des deux points électroniques.

Voici une courte histoire de ce changement de ponctuation maté-rialiste.

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C'est le grand chimiste R. Robinson qui a proposé de réinstaller le tiret en lui donnant une signification électronique 55. Bernard Eistert présente ce déplacement de signification symbolique en ces mes 56 : « Le trait ne symbolise pas seulement un rapport abstrait de valence entre deux atomes, mais un rapport tout à fait concret, à savoir la participation commune de deux atomes à deux électrons. Et on peut faire un pas encore plus décisif en définissant, d'après la proposition de R. Robinson, le trait comme le symbole de deux électrons (paires d'électrons ou doublet). Si l'on réunit par paires les électrons mêmes libres et si on représente chaque paire par un trait on obtient alors les formules de Robinson. » Par exemple, la formule électronique de la molécule d'eau :

devient, dans l'écriture de Robinson :

Quand les doublets d'électrons sont libres, Eistert propose une mo-

dification supplémentaire du symbolisme de Robinson, modification qui consiste à ne plus mettre le tiret correspondant au doublet libre en situation radicale, mais à le mettre en situation tangentielle, en quel-que sorte tangent au noyau de la molécule. [134] Dans ces conditions, au lieu de la formule de la molécule de l'eau par Robinson :

on aura la formule d'Eistert :

La quadrivalence du carbone s'écrira dans le symbolisme d'Eistert :

55 Voir KERMACK et R. ROBINSON, Jour. Chem. Soc., London, 121, 433,

1922. 56 Bernard EISTERT, Tautomérie et Mésomérie, trad., p. 8.

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Ainsi une longue histoire de la chimie sera résumée dans la série suivante des formules représentant la molécule d'eau :

Pour bien apprécier toute la valeur épistémologique de ces modifi-

cations du symbolisme, il faudrait les suivre sur des formules plus compliquées que celles qui correspondent à une petite molécule com-me la molécule d'eau. Comme toutes les valeurs constructives, c'est au niveau des rapports les plus compliqués qu'on peut vraiment en appré-cier toute la portée. C'est l'infortune de la philosophie des sciences qu'elle doive s'exposer sur des cas simplifiés alors que la pensée scien-tifique est active dans les cas les plus complexes. Mais le philosophe devrait faire confiance au savant. Le chimiste ne complique pas ses symboles de gaieté de cœur, mais il sait qu'il doit les rendre adéquats à une science qui se complique en progressant. Ici, dans la simple ligne que nous avons indiquée, c'est un fait : le nouveau symbolisme tient plus de pensées que l'ancien, il enferme non seulement une véritable histoire des progrès, mais il apporte encore des suggestions à la re-cherche expérimentale. Le symbolisme rectifié, enrichi, a ainsi une certaine épaisseur philosophique, une profondeur épistémologique. Un philosophe sourira sans doute quand il lira que, suivant le mot de Ro-binson, « le trait a acquis de la substance ». Le philosophe ne se sert pas à si bon marché de la notion de substance. Et pourtant l'expression ne vient pas à la légère sous la plume d'un chimiste. Elle est reprise par Eistert, reprise par [135] Dufraisse. Et il suffit de méditer la dia-lectique qui, partie du tiret conventionnel en passant par une référence à la réalité du doublet électronique, est revenue au tiret chargé de sens pour comprendre la justesse de la désignation substantialiste indiquée par Robinson.

Car enfin, si le philosophe veut juger de ses catégories, ne conviendrait-il pas qu'il les examine quand elles fonctionnent ? Et peut-être, par privilège d'examen, quand elles fonctionnent délicate-ment, subtilement ? Peut-il se satisfaire d'un acte prédicatif affirmant une substantialité toujours inconditionnée, alors que s'offrent à lui des types de substantialisation, des usages de la catégorie de substance tout nouveaux que la réflexion philosophique ne pouvait guère ren-contrer ? Bref, le philosophe n'aurait-il pas avantage à venir chercher,

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dans la pensée scientifique si active, des objets précis pour ses discus-sions, des conditionnements délicats susceptibles de nuancer l'usage de ses catégories ?

Et pourquoi un philosophe hégélien ne viendrait-il pas, lui aussi, examiner cette dialectique hégélienne minuscule qui paraît ne jouer que sur des expressions, que sur des symboles mais qui est si exacte-ment placée à la charnière même de deux grandes conceptions, entre la chimie et l'électronique, qu'elle fait de toute évidence avancer le savoir ? L'effet historiquement synthétisant de la définition de Robin-son, pour n'apparaître que dans un coin de la science, n'en porte pas moins témoignage de la constante force d'intégration historique de la pensée scientifique.

Dans les exemples qu'apporte à la réflexion la philosophie chimi-que contemporaine, on est en possession d'une pensée qui a déjà ratio-nalisé une série d'expériences saines, qui a déjà derrière elle une his-toire rationnellement ordonnée et cependant cette pensée de pleine maturité n'hésite pas à rectifier des cadres qui ont fait leur bon travail d'encadrement. Alors, concurremment, le rationalisme abstrait et le matérialisme instruit s'avancent l'un vers l'autre, se rapprochent l'un de l'autre. Le rationalisme appliqué est ici au travail, la prise concrète est chaque jour meilleure et la pensée gagne en coordination forte. Nous sommes bien dans une zone de philosophie matérialiste affinée. C'est pourquoi, à propos d'un exemple précis très particulier, nous avons, suivant notre méthode dans cet ouvrage, cru pouvoir donner nos réac-tions de philosophe.

D'ailleurs la leçon majeure que le philosophe doit prendre de l'évo-lution de la science, c'est que la philosophie elle-même doit être retou-chée. Sur les problèmes qui viennent de nous occuper, [136] nous donnerions une fausse idée de l'activité du matérialisme instruit si nous représentions le progrès des pensées comme un simple passage du dogmatisme de la notion de valence au dogmatisme de la notion d'octet. Sans cesse fonctionne, dans la culture scientifique contempo-raine, une dialectique d'assimilation et de désassimilation. Il n'y a plus d'élémentarisation absolue de la culture. On ne peut plus circonscrire pour toujours une « base élémentaire de la chimie ». Il faudra donc sans cesse envisager une tâche pédagogique de désélémentarisation, soit dit sans scrupule pour l'emploi des néologismes : tout en embar-

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rassant la langue, ils parlent parfois, ces néologismes, plus vite que des périphrases.

Mais, d'un autre côté, une assimilation trop uniquement attachée à une nouvelle théorie ne saurait correspondre à la situation réelle d'une science aussi vaste, aussi diverse dans ses différents cantons, que la chimie. Toute la chimie, dans la multiplicité de ses tâches quotidien-nes, dans sa nécessaire dispersion sur l'usine et le laboratoire, ne peut être contenue dans une « théorie nouvelle ». En particulier, la théorie électronique ne peut tout « assimiler ». Employer à tout propos une telle théorie serait « idéaliser » le savoir. Mais le besoin d'appliquer les théories est tellement impérieux en chimie que cette science ne saurait refluer dans les voies des anciennes idéalisations. Car telle est l'action philosophique du progrès de la science : ce progrès du maté-rialisme dénonce comme autant d'idéalisations de nombreuses doctri-nes qui se donnaient jadis comme assurées d'un net réalisme. Prise dans ces problèmes modernes, la chimie s'inscrit bien dans un rationa-lisme appliqué, rationalisme qui enjoint de modifier sans cesse les théories déjà rationalisées pour qu'elles reçoivent la sanction d'appli-cations de plus en plus précises, de plus en plus nombreuses.

En fait, la doctrine de la chimie électronique est, depuis un quart de siècle, en état d'affinement constant. Une deuxième philosophie chi-mique de l'électron est en vue. Les octets d'électrons ne sauraient plus être pris pour des structures rigides. On sait en effet que la localisation des électrons ne saurait être absolue, le principe de Heisenberg, prin-cipe fondamental en microphysique, interdisant toute localisation ab-solue. Un certain flou se produit, de ce fait, dans les structures élec-troniques.

Dès lors, à cette chimie en quelque manière arithmétique dans sa comptabilité d'électrons doit être associée une sorte de géométrie de la déformation. Alors que les octets se présentaient comme un passage de la structure géométrique à la désignation arithmétique, [137] la dia-lectique se renverse et des zones de géométrisation doivent être consi-dérées pour une explication correcte des phénomènes arithmétisés. Il faut remplacer les orbites des électrons par des fonctions orbitales, fonctions qui s'analysent, non plus aux différents points d'une ligne, mais aux différents points d'un volume. Le ponctuel par lequel s'illus-traient les schémas électroniques doit faire place au volumétrique. Le continu évince par l'approximation arithmétique de l'organisation

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électronique des substances rentre en scène sous la forme - sans doute atténuée - de nuages volumétriques de probabilité de présence électro-nique - ou, ce qui est finalement synonyme, sous la forme d'une densi-té électronique qui ne peut être calculée que dans de petits volumes.

V Nous venons de voir comment les explications électriques et élec-

troniques se sont peu à peu imposées en chimie. Nous touchons un point où, avec les considérations électroniques, il faut tenir compte de toutes les leçons de la physique quantique. Pour discuter sur un exem-ple précis les rapports de la chimie classique et de la chimie quanti-que, nous allons reprendre le problème de la quadrivalence du carbone à propos duquel nous avons déjà fait bien des remarques. En revenant toujours au même exemple, nous espérons montrer que l'activité po-lémique ne cesse pas dans une science qui doit accumuler à la fois les faits et les raisons, varier l'expérience et augmenter le rationalisme du savoir.

Mais avant d'engager ce débat précis sur la quadrivalence du car-bone considérée par la chimie classique d'une part et par la chimie quantique d'autre part, nous voudrions prendre un peu de champ et montrer l'intérêt philosophique de cette double information du maté-rialisme instruit. D'une manière précise, notre but philosophique, avant la discussion détaillée sur la quadrivalence du carbone, est de souligner, même au prix de quelques répétitions, la vie nouvelle d'une dialectique qui joue sur les deux domaines de rationalité que sont l'électrisme et le chimisme.

Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous avions esquissé une dialectique de l'électrisme et du mécanisme. Nous allons voir maintenant que les conceptions contemporaines de l'électricité peu-vent, à leur tour, être mises au rang de conceptions de base pour l'étu-de chimique de la matière. La chimie électronique quantique retrouve certaines conclusions de la chimie [138] classique. Mais, à bien des égards, elle a son développement autonome. C'est cette autonomie qui permet de constituer comme rationalisme régional un électronisme, canton particulier de l'électrisme.

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La doctrine des valences chimiques, même en n'examinant que la

période moderne, peut, répétons-le, se développer sous deux formes suivant qu'elle systématise l'aspect proprement chimique ou qu'elle envisage des corrélations électroniques sous le phénomène chimique des valences. Mais puisque l'électron localisé ne suit pas la mécanique classique, puisque l'électron dans l'atome et la molécule obéit aux principes de la mécanique quantique, nous sommes renvoyés à une dialectique fondamentale. C'est une réforme radicale de la compré-hension des phénomènes qui est exigée si nous voulons comparer les explications chimiques classiques et les explications électroniques.

Si l'on pouvait vivre vraiment cette alternative, poursuivre ces deux développements parallèles d'une science vraiment doublement active, on recevrait l'étrange bénéfice d'une double compréhension. Quelle confirmation de vérité ne trouverait-on pas dans ces idées dou-blement vraies, dans ces idées doubles, ou pour parler comme Victor Hugo, dans cette « idée bifurquée se faisant écho à elle-même » 57

57 Victor HUGO William Shakespeare, p. 221.

. Comment notre intelligence ne serait-elle pas alertée par la joie de comprendre deux fois, de comprendre à deux points de vue différents, de comprendre autrement, en fondant en nous-mêmes une sorte de conscience d'aller ego. Quand Hegel étudiait le destin du sujet ration-nel sur la ligne du savoir, il ne disposait que d'un rationalisme linéaire, que d'un rationalisme qui se temporalisait sur la ligne historique de sa culture en réalisant les moments successifs de diverses dialectiques et synthèses. Le rationalisme, déjà si nettement multiplié dans la philo-sophie mathématique moderne par la multiplicité des dialectiques de base, par l'opposition des axiomatiques, reçoit, dans les domaines de la physique et de la chimie contemporaines, une multiplicité de lignes de culture visant un même objet. Ce rationalisme à plusieurs registres, ces pensées à double histoire nous enjoignent de délester l'esprit d'une trop lointaine histoire. Ces doubles filiations tendent à nous actualiser dans la culture rationalisée. Elles nous déterminent en particulier à rompre décidément avec la connaissance immédiate, avec la connais-

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sance commune, en acceptant les nettes discontinuités [139] de la culture sur lesquelles nous reviendrons dans notre conclusion.

Si nous nous plaçons à ces points de discontinuités comme l'est, dans l'histoire de la chimie, l'introduction des conceptions électroni-ques, nous sommes obligés de juger l'histoire, nous entrons dans le règne de l'histoire jugée que nous avons essayé de caractériser dans un ouvrage récent 58

Entre l'historicité empirique, trop souvent centrée sur le passé per-sonnel, trop dispersée sur des anecdotes gratuitement choisies et l'his-toire jugée dans une intégration du rationalisme - nécessairement so-ciale - on pourrait étudier toute une région épistémologique intermé-diaire. C'est dans cette région intermédiaire que nous placerions des événements culturels qui semblent déranger la ligne de l'histoire des notions élémentaires, mais qui finalement apportent à l'esprit rationnel les bénéfices de l'esprit de finesse.

. Dans l'histoire de la pensée scientifique, nous dominons, du fait même de la rationalité progressive de la science, l'historicité empirique. Par l'histoire jugée nous actualisons l'histoire en la pensant sur les articulations mêmes de l'histoire rationnelle.

C'est ainsi qu'une culture scientifique rencontre, en tous ses pro-grès, de véritables étonnements de l'intelligence qui viennent sans ces-se contredire le dogmatisme du savoir acquis, sans cesse rectifier des rationalités trop élémentaires. Les grandes théories scientifiques - sin-gulièrement, les grandes théories de la structure chimique qui nous occupent - sont bordées d'un champ de rectifications. En réalisant l'importance des rectifications théoriques, on est bien loin des éton-nements empiriques, bien loin des premières excitations de la curiosité devant un phénomène inaccoutumé. L'on trouverait d'abondantes le-çons pour une épistémologie structurée, pour une épistémologie qui met en lumière les strictes différenciations du savoir, si l'on comparait les étonnements du premier empirisme et les étonnements de l'intelli-gence instruite à partir de théories rationnelles fortement constituées, bien ancrées dans la culture élémentaire. Par exemple, que l'hydrogè-ne auquel les leçons élémentaires ont attribué la valence unité puisse être associé à deux atomes, voilà un fait théorique nouveau qui provo-que un étonnement de culture. Car c'est un fait théorique, un fait qui

58 L'activité rationaliste de la physique contemporaine, Chapitre Premier.

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s'énonce d'abord dans une théorie et qui contredit des habitudes théo-riques. En 1912, pour la première fois depuis que la théorie atomique était fondée, bien fondée, [140] bien vérifiée, souvent vérifiée, Moore et Winmill assignent à l'hydroxyde de triméthylammonium la formule suivante :

La symbolisation :

- H - eût passé pour une erreur insigne dans l'enseignement élémentaire au début de notre siècle. Il faudra suivre toutes les modifications de la notion de valence pour l'interpréter, pour ajouter une finesse d'applica-tion à un dogmatisme d'abord rigide. En 1913, Pfeiffer introduit sys-tématiquement en chimie organique cette liaison théoriquement éton-nante. Et peu à peu se multiplient les cas où « le pont hydrogène » est explicatif. Tout un chapitre est nécessaire, dans un manuel contempo-rain, pour étudier « la liaison hydrogène », le « pont hydrogène ». Ce type de liaison prend une importance de plus en plus grande. « On a reconnu, dit Pauling 59

Non seulement le pont hydrogène est explicatif à l'égard de nom-breux phénomènes, mais il est expliqué par la chimie électronique ; il fait ainsi corps avec le rationalisme quantique. Ainsi les théories scientifiques, dans leur multiplicité, s'assouplissent mutuellement.

, que ce sont des liaisons hydrogène qui main-tiennent les molécules de protéine dans leur forme naturelle et comme les méthodes de chimie structurale sont de plus en plus appliquées aux problèmes de physiologie, je crois qu'on arrivera à l'idée que l'impor-tance de la liaison hydrogène pour la physiologie dépasse celle de tout autre fait structural simple. »

En fait, philosophiquement, une phénoménologie de l'esprit qui en-registre une bi-compréhension (par exemple une compréhension chi-mique et une compréhension quantique) ne donne son plein effet que

59 Linus PAULING, La nature de la liaison chimique et la structure des molécu-

les et des cristaux, trad., p. 285.

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si l'on accepte des déplacements de réalisme, que si l'on fait passer au premier plan le réalisme de construction en abandonnant le réalisme de constatation. On se trouvera souvent, en interprétant l'expérience scientifique, devant le dilemme : faut-il [141] donner la fonction do-minante de réalité à l'organisation proprement chimique ou à l'organi-sation électronique ? La réponse est parfois délicate précisément parce que la science est entrée dans une zone où ses instruments théoriques, les instruments de rationalité que sont ses théories, fonctionnent avec une extrême sensibilité.

D'ailleurs, le seul fait qu'on puisse mettre en question l'attribution du réalisme à différents systèmes d'organisation suffit à montrer que le réalisme scientifique est une fonction philosophique. Le réalisme est une manière de penser une réalité, des réalités, la réalité. (Voilà déjà 3 réalismes !) Et toute philosophie, explicitement ou tacitement, avec constance ou subrepticement, se sert de la fonction réaliste. Toute phi-losophie dépose, projette ou suppose une réalité. Une philosophie en vient toujours, puisqu'elle est une essentielle instance de réflexion, à élucider la réalité d'une réalité. Quant à la réalité absolue, il est aussi malséant de s'en targuer que de la nier. Au réaliste dogmatique, on peut toujours dire : « De cette réalité absolue, qu'en fais-tu ? » À l'idéaliste : « Comment t'en passes-tu ? » Il faudra toujours rappeler la nécessaire avenue de raisons qui mène au réel, surtout à ce réel tardif qu'est désormais le réel scientifique. « C'est dans les déterminations de la pensée et du concept que l'objet est ce qu'il est », dit Hegel. Ce point de vue hégélien renvoie trop définitivement à l'idéalisme des concepts primitifs. Le rationalisme chimique profite davantage des renforcements de signification réaliste qu'une longue expérience sans cesse rectifiée a ordonnés. Et le problème philosophique se complique du fait qu'il y a maintenant plusieurs lignes de détermination de la pensée et du concept. C'est en cherchant la convergence de ces lignes qu'on peut poser la réalité de l'objet scientifique.

Il serait intéressant d'instituer des discussions entre deux promo-teurs de deux organisations d'expériences différentes. On verrait alors comment deux rationalistes se mettent d'accord en réajustant leurs ar-guments, en assimilant les objections adverses, en totalisant deux his-toires scientifiques, bref, en s'instruisant mutuellement, en se réins-truisant doublement. Comme le sujet rationnel est finalement, à notre avis, le sujet du verbe s'instruire, on se rend compte de l'étonnante

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disponibilité d'esprit que nous offre la culture scientifique. En fait, la culture scientifique nous écarte de tout dogmatisme, de toute spéciali-sation philosophique, et cela dans le temps même où il est de mode, chez certains philosophes, de se lamenter sur l'étroitesse d'esprit du savant et du technicien.

[142]

VI Mais quittons ces généralités philosophiques et donnons, à titre

d'exemple, une ébauche de ces discussions serrées entre les promo-teurs des théories quantiques et ceux des théories chimiques. L'objet de discussion que nous choisissons est la quadrivalence de l'atome de carbone, de sorte que les présentes pages continuent la polémique que nous avons engagée plus haut à propos de la représentation « tétraé-drique » de l'atome de carbone.

Comme on va le voir, le débat se fait décidément à l'égard d'un ob-jet sans valeur réalistique directe dans l'expérience commune, d'un objet qu'il faut désigner comme un objet second, d'un objet qui est précédé de théories. Nous répétons inlassablement ces observations philosophiques puisque nous prétendons soutenir la thèse de la rupture entre la connaissance scientifique et la connaissance commune.

Donnons d'abord la parole au chimiste quantique. Ce chimiste va interpréter le spectre du carbone en s'appuyant sur le principe d'exclu-sion de Pauli qui est un des principes fondamentaux de toute la scien-ce quantique.

Si l'on place le carbone dans la hiérarchie des configurations élec-troniques de la suite régulière des corps simples, on trouve que l'atome de carbone a, dans sa couche externe, couche comptable de tous les phénomènes chimiques, 4 électrons. Ces 4 électrons ont des caracté-ristiques différentes : deux sont des électrons s ; ils sont couplés et ne se prêtent, du fait de ce couplage, à aucun effet de combinaisons ; les deux autres électrons sont des électrons p et ils sont « célibataires ». Seuls ces derniers électrons sont susceptibles de déterminer des liai-sons avec d'autres électrons célibataires appartenant à un autre atome.

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Il faudrait donc conclure que l'atome normal de carbone a pour valen-ce deux. La conclusion quantique est donc que le carbone est bivalent.

À cette conclusion, le chimiste classique s'oppose formellement. La chimie du carbone est solidement constituée sur l'attribution de la valence quatre au carbone. Pour un chimiste, le carbone est quadriva-lent. Ce fait théorique a permis l'explication de faits expérimentaux innombrables au cours d'une histoire d'un long siècle. Ce fait théori-que est justement inscrit à la base de l'enseignement élémentaire.

Comment résoudre, comment assouplir la contradiction entre la formule quantique et la formule chimique ?

[143] L'assouplissement se fait d'abord du côté quantique. Le physicien

quantique maintiendra que l'atome normal de carbone est bivalent, mais il affirmera que l'atome de carbone en combinaison est dans un état excité. La notion d'excitation va alors jouer un curieux rôle inter-médiaire entre les antiques notions philosophiques de la puissance et de l'acte. L'être fondamental du carbone ne peut passer de l'affinité (puissance) de combinaison à l'acte même de combinaison que par l'intermédiaire d'un état excité. L'excitation détermine un divorce du couple des deux électrons s qui deviennent tous deux célibataires. Sous sa forme excitée, l'atome de carbone ne comporte plus qu'un électron s - nécessairement célibataire - et 3 électrons - tous les 3 célibataires. Autrement dit, dans les combinaisons chimiques effecti-ves, il y a lieu d'envisager une excitation préalable - ou une excitation suscitée par les atomes des autres corps qui s'offrent à la combinaison avec l'atome de carbone - cette excitation fait passer un électron s à l'état . Alors les 4 électrons s et étant tous les 4 célibataires, l'atome de carbone a bien 4 moyens de combinaison. Il est bien qua-drivalent.

Un jugement trop rapide pourra prendre cet accommodement pour un compromis verbal. Mais, outre l'intérêt philosophique de l'interven-tion de la notion d'excitation comme préliminaire à la combinaison, on va voir que la première contradiction de la chimie quantique et de la chimie classique devient une occasion d'affinement des notions.

En effet, la chimie quantique a établi que les 3 valences qui pren-nent racine sur les 3 électrons célibataires se développent suivant 3

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axes perpendiculaires entre eux. La valence attachée à l'électron s, suivant les principes de la physique quantique, n'est pas dirigée ; au-trement dit, la fonction orbitale 60

Dès lors, une nouvelle contradiction avec la chimie classique sur-git. En effet, contre la construction quantique de l'orientation des va-lences (3 orientées de manière à faire entre elles des angles de 90̊ - et une valence sans orientation, indifférente à toute orientation) nous re-trouvons l'affirmation du modèle strictement tétraédrique de la chimie classique (les 4 valences orientées de manière à faire entre elles des angles de 109˚28').

attachée à l'électron s a la symétrie sphérique.

La discussion doit donc reprendre. La chimie quantique se remet alors au travail et reconsidère [144]

ses propres méthodes. Elle applique une nouvelle méthode, dite d'hy-bridisation, qu'il nous serait sans doute difficile d'exposer simple-ment 61

Ainsi le débat est clos. Sur ce point précis l'accord est fait.

. Par cette méthode, la chimie quantique étudie une composi-tion des fonctions orbitales relatives aux 3 électrons pet à l'électron s. La chimie quantique, ainsi progressivement affinée, élimine peu à peu les contradictions qui l'opposaient à la chimie classique et elle peut proposer en fin de compte une « fonction orbitale tétraédrique ». Dès lors, par une suite de calculs, la chimie quantique arrive à fixer l'angle des valences de l'atome de carbone à 109̊28' qui est l'a ngle indiqué par l'image tétraédrique de la chimie classique.

Mais le lent et difficile ajustement des thèses doit nous permettre de vivre de très près l'enrichissement philosophique des nouvelles pensées. Avec la chimie quantique, les directions tétraédriques ont été calculées. Dans le schéma de Kekulé, elles étaient simplement postu-lées. En posant le schéma du tétraèdre, la chimie classique émettait une hypothèse. Cette hypothèse était une réalisation du principe de raison suffisante pour l'explication des phénomènes de la valence. Nous sommes au contraire, avec l'emploi de la mécanique quantique

60 Sur les fonctions orbitales, cf. notre livre : L'activité rationaliste de la physi-

que contemporaine, chap. II. 61 Cf. GLASSTONE (Loc. cit., p. 99).

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en chimie, devant une promotion philosophique dans le sens de la né-cessité. En effet, la longue suite des calculs, l'assujettissement de ces calculs à une méthode de connaissance générale rationnelle nous font entrer progressivement dans le règne des valeurs de nécessité, suivant un principe de raison nécessaire. On voit s'assembler, d'une manière de plus en plus cohérente, les conditions nécessaires de l'organisation rationnelle des expériences du matérialisme construit.

Sans doute, les philosophes hostiles aux nuances philosophiques - il s'en trouve ! - objecteront que la mécanique quantique a son lot d'hypothèses et que par conséquent l'aspect nécessitaire que nous nous efforçons de mettre en lumière ne saurait être profond. On voit de ces philosophes qui, victimes des mots, en appellent à la simple dénomination d'hypothético-déductive pour affirmer que les sciences mathématiques sont, à jamais, des sciences d'hypothèses. Si l'on peut s'écarter ainsi de l'expérience si claire de la nécessité que donne la pratique journalière des mathématiques, on restera bien insensible à ce minutieux tissage de raisonnements qui, dans les sciences physico-chimiques contemporaines, constitue activement la nécessité progres-sive, [145] celle qui entraîne progressivement et régulièrement la pen-sée humaine dans son travail scientifique, celle qui donne une singu-lière valeur d'entraînement, d'entraînement culturellement irrésistible, au rationalisme enseignant. La science suivie dans son œuvre de conviction progressive incline en « nécessitant ». Elle élimine peu à peu l'empirisme au profit du rationalisme. On perdra donc toute une nuance philosophique si l'on dit que la physique mathématique - et singulièrement la chimie quantique - est une science hypothético-déductive.

Au contraire, si l'on veut bien donner cours à la notion de valeur épistémologique, on ne pourra manquer de reconnaître que la théorie des fonctions orbitales tétraédriques de l'atome de carbone a une va-leur épistémologique plus grande que la théorie stéréochimique du carbone quadrivalent de Kekulé. Pour être plus précis dans l'estima-tion des valeurs épistémologiques, il faut dire que la mécanique ondu-latoire fonde le modèle de Kekulé, dans le sens même où les mathé-maticiens modernes se préoccupent « du problème des fondements ». Que ce « fondement » ne soit pas absolu n'empêche pas que l'appro-fondissement des bases du savoir matérialiste ait la direction même de l'idéal de fonder. Pour le moins, la mécanique ondulatoire détermine

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le schéma intuitif de Kekulé par une suite de raisons bien enchaînées, de raisons qui n'ont pas leur origine dans l'empirisme de la connais-sance commune. La mécanique ondulatoire nous fait vraiment com-prendre l'organisation tétraédrique de toute la chimie du carbone. Avec la mécanique ondulatoire, on peut bien dire qu'on est entré dans un nouvel ordre de compréhension, bien éloigné du simple idéal de la description des faits pris isolément. Un éclairage indirect révèle des puissances d'organisation insoupçonnées.

Car, bien entendu, le rationalisme quantique continue. Sa première emprise s'affine dans des approximations plus poussées. Il est proba-ble, dit Glasstone (loc. cit., p. 101) que les angles des liens de valence du carbone n'auront leur valeur tétraédrique exacte que si les 4 atomes (ou groupes d'atomes) liés à l'atome central de carbone sont identi-ques. Pour des atomes différents, les angles pourront différer légère-ment - voire notablement - de la valeur géométrique rigoureuse 109̊ 28' caractéristique du cas plus simple où les atomes combinés à l'ato-me de carbone sont identiques. Il faut alors pousser les calculs plus loin et appliquer, à nouveau, la même méthode de composition des fonctions orbitales à la pariade d'électrons qui unissent l'atome de car-bone à l'atome particulier d'une autre substance. L'intuition géométri-que ne pouvait continuer [146] son oeuvre primitivement éclairante. Elle se fût obscurcie en se compliquant. Avec la chimie quantique, la méthode qui avait retrouvé la détermination géométrique simple dans le cas simple d'un corps comme le méthane continue son oeuvre d'ex-plication. Il semble même que l'algébrisme de la composition des fonctions orbitales devienne d'autant plus instructif que les calculs sont poussés plus loin, que les calculs sont de plus en plus compli-qués. Alors la chimie calculée-calculante est à l'œuvre. Elle convainc de plus en plus l'esprit qui travaille, l'esprit qui mesure le rationalisme à sa puissance d'organisation en face d'une expérience compliquée.

Si maintenant nous considérons ces longs efforts de construction de fonctions orbitales hybridisées dans leurs essentiels aspects de phi-losophie abstraite-concrète, nous voyons bien que la notion de struc-ture qu'on a tendance à donner comme nettement concrète, comme la charpente de la matérialité, est, tout compte fait, trop formelle, trop stable, trop inerte. En affirmant un modèle, on se détourne des phé-nomènes activement modelant. Comparée à la chimie classique, la chimie ondulatoire et quantique suit de plus près l'activité structurante

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de la matière, une activité qui consiste à bien remplir l'espace d'accord avec des conditions supplémentaires de plus en plus nombreuses et de plus en plus délicates. Nous nous éloignons de plus en plus des temps meyersoniens. Il est désormais trop brutal de dire que l'atome de car-bone est tétraédrique. Il a seulement de très fortes possibilités de té-traédrisation. Dans l'atome, tout est fonction, tout est possibilité. Quand l'atome de carbone est sollicité par d'autres atomes pour former des molécules, il se déploie, en quelque manière, tétraédriquement.

Ainsi, l'atome considéré dans sa solitude est, suivant une expres-sion familière au philosophe quantique, dans un état dégénéré. C'est ce qu'indique nettement Edmond Bauer : « Il faut insister sur un point important : l'atome de carbone isolé n'a pas la forme d'un tétraèdre, pas plus que l'atome d'oxygène isolé ne possède deux crochets de va-lence rectangulaires : ce sont les perturbations dues aux forces électri-ques provenant des atomes voisins qui détruisent la dégénérescence de l'atome d'oxygène et orientent son atmosphère électronique en formes d'aigrettes bien définies ; ce sont les mêmes perturbations qui détrui-sent dans l'atome de carbone le doublet 2s2, qui accouplent entre elles les 4 fonctions d'ondes s et , les superposent et les répartissent éga-lement entre ces 4 fonctions libres, pour créer finalement les 4 liaisons symétriques tétraédrales. Si l'énergie des perturbations [147] n'est pas suffisante ce phénomène ne peut avoir lieu. » Et Edmond Bauer insis-te « sur le rôle essentiel des perturbations qui créent en quelque sorte les liaisons, ce qui donne aux propriétés de valence d'un atome un cer-tain caractère de virtualité ».

Voilà un texte d'une bien grande densité philosophique et, dans le détail des arguments, d'une sensibilité philosophique affinée ! Bien des philosophies pourraient venir s'y instruire. Par exemple, une phi-losophie de la composition trouvera dans la page de Bauer un argu-ment de choix. Nous avons eu bien souvent l'occasion de souligner, dans la pensée chimique, la primitivité de la synthèse au regard de l'analyse. Ici, il semble que l'acte synthétique soit touché dans sa nette primitivité. Ce n'est pas simplement le composé qui gagne des carac-tères sans existence dans les différents éléments composants. C'est, en quelque manière, l'élément lui-même qui gagne des caractères synthé-tisants.

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Un néo-hégélianisme pourrait aussi interpréter la page de Bauer comme une affirmativité de la synthèse s'opposant à la négativité de l'analyse. C'est cette affirmation constante des valeurs de composition qui fait le dynamisme de la pensée productive. La chimie est sans doute le domaine où les actes synthétiques apportent la preuve la plus tangible de l'affirmativité concrète. Il y a près d'un siècle, Jean-Baptiste Biot, au terme de sa longue vie, montrait l'intérêt d'une philo-sophie de synthèse comparée à une philosophie de l'analyse : « l'ana-lyse, disait-il, ne jugeant des corps, qu'après qu'ils n'existent plus » 62

Il ne faut donc pas désigner vraiment la tétraédricité du carbone dans l'ordre de la substance, pas même dans l'ordre de l'attribut. Un philosophe spinoziste dirait qu'elle est de l'ordre du mode.

. Mais l'exemple moderne que nous venons de développer en commen-tant Bauer est, comme il est de règle dans l'évolution de la pensée mo-derne, plus net : il décèle l'affirmativité de la synthèse vraiment au niveau de l'élément. Si le chimiste géomètre cherchait dans la structu-re de l'atome de carbone, dans la structure de l'élément, la trace de la quadrivalence, il chercherait, lui aussi, un caractère « qui n'existe pas ».

Ce n'est pas sans mélancolie que nous faisons cette dernière re-marque, car nous savons bien qu'elle aura l'infortune de sembler inop-portune aussi bien au philosophe qu'au chimiste. Mais nous croyons que la petite philosophie symbolise avec la grande et que [148] dans le modeste travail de la science il y a matière pour de grandes leçons. Mais si le philosophe veut méditer de si lointains rapprochements, on lui reproche de mêler les genres.

On peut cependant conclure, en revenant à notre problème précis, qu'il serait peu philosophique d'énoncer les possibilités de structura-tions de l'atome de carbone dans des termes strictement réalistes. On peut seulement dire que l'atome de carbone devient le centre de cons-tructions moléculaires tétraédriques dans certaines conditions. Il dé-roge à cette structure dans d'autres conditions. Rien ne s'oppose, en particulier, à ce qu'on réalise des conditions où apparaisse le caractère bivalent de l'atome de carbone normal, obéissant à la formule électro-

62 Auguste LAURENT, Méthode de chimie, 1854. Avis au lecteur de J.B. BIOT,

p. vi.

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nique de la couche externe 2s22 2, avant toute excitation. Pour ne pas compliquer par trop notre exposé, nous n'avons pas exploité cette pos-sibilité d'explication que possèdent les conceptions quantiques. En somme, la mécanique quantique avait raison dès le début quand elle évoquait un carbone bivalent et c'est un triomphe de plus, pour la mé-canique quantique, d'englober dans le même système d'explication les nombreux phénomènes de la quadrivalence du carbone et ceux, plus rares, de la bivalence du carbone.

En fait, cette bivalence avait beaucoup troublé les chimistes quand ils l'avaient rencontrée. Qu'on relise les pages où Georges Urbain no-tait le problème posé par l'évidente bivalence du carbone dans les acé-tals de l'oxyde de carbone. « Il n'est pas d'atteinte à laquelle, disait-il, la doctrine des valences chimiques pouvait être plus sensible. En effet la tétravalence constante du carbone organique n'est pas seulement une conception théorique intéressante : c'est une règle d'action, et celle à laquelle la chimie organique est principalement redevable de son énorme développement. Elle peut s'exprimer ainsi : tout composé où le carbone ne figure pas comme tétravalent est impossible. Il a fallu sinon y renoncer, du moins y apporter des amendements. »

C'est plus que des amendements qui ont été apportés à la doctrine ; c'est une refonte totale. Prise d'un point de vue plus élevé, la doctrine de la composition a pu ordonner les phénomènes de la quadrivalence et de la bivalence. Sous leur forme substantive les expressions : le carbone est quadrivalent -le carbone est bivalent sont contradictoires. Sous leur forme modale, une fois indiquées les conditions de dé-ploiement des valences dans la composition, les deux formes sont va-lables, les deux formes contribuent à une explication profonde des phénomènes.

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[149]

VII Dans tout le cours de ce long chapitre nous avons voulu attirer l'at-

tention sur les dialectiques théoriques qui ont fait avancer la connais-sance des structures moléculaires. Nous avons semblé négliger le côté expérimental du problème. En fait, toutes les modifications théoriques que nous avons présentées ont été engagées sous la poussée de l'expé-rience car c'est sans doute en chimie que le couplage de l'expérience et de la théorie est le plus serré. Une philosophie chimique complète pourrait donc présenter des documents réalistes très nombreux et sur-tout des documents réalistes dont la clarté s'approfondit d'année en année. Il suffit, pour s'en convaincre, de suivre les illustrations des livres de chimie depuis le début de notre siècle.

Faute de pouvoir réunir un album des constructions moléculaires qui ont fait leurs preuves positives de réalité, indiquons la vole expé-rimentale qui apporte des documents dont l'interprétation réaliste ne fait aucun doute.

Nous pouvons - au-delà de la connaissance commune - présenter pour ainsi dire deux crans de la connaissance scientifique réaliste de la structure intime des substances : la technique des rayons X et la tech-nique du microscope électronique.

C'est Bragg qui mit au point la technique de la diffraction des rayons X suggérée par les travaux de von Laue et qu'obtint les clichés photographiques relatifs à la structure intime de nombreux cristaux. Ce sont ces clichés où figure toute une géométrie de taches qui portent témoignage des symétries intérieures des édifices cristallins. Naturel-lement, une besogne d'interprétation est nécessaire pour passer des symétries des taches sur le cliché aux symétries des noyaux atomiques dans l'espace intérieur du cristal. Mais on peut bien dire que cette in-terprétation, où les théories les plus sûres sont actives, ne laisse pour un physicien aucun doute : les radiogrammes cristallins sont des do-cuments réalistes de la plus grande sûreté.

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Il est bien entendu que ces documents nous renseignent unique-ment sur les mailles cristallines aux croisements desquelles sont les noyaux d'atomes. Ils ne nous disent rien sur la situation exacte des électrons.

Précisément, les déterminations électroniques sont bien autrement difficiles. Elles représentent un deuxième cran de l'enquête [150] ré-alistique. H.C. Longuet-Higgins 63

souligne cette différence de diffi-culté : « Bien entendu, il est beaucoup plus facile de décider par l'ex-périence entre deux configurations hypothétiques des noyaux qu'entre deux distributions possibles des électrons. » Attirons au passage l'at-tention sur cette notion de difficulté bien souvent méconnue par le phi-losophe. Nous reviendrons par la suite sur cette notion qui est un ca-ractère très positif de la culture scientifique.

Dès lors, puisque les électrons ne sont pas localisables, on va cher-

cher des représentations qui donneront la densité de présence de ces électrons, la densité électronique dans les différentes régions de la molécule. Et c'est ainsi que les livres de chimie modernes sont illus-trés par des « cartes électroniques ». Autrement dit, une véritable car-

63 Substances hydrogénées avec défaut d'électrons, apud La liaison chimique, éd.

C.N.R.S., Paris, 1950, p. 82.

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tographie de la molécule s'institue, où, autour des noyaux atomiques de la molécule dûment localisés, est indiqué par des lignes de niveaux le relief de la densité électronique.

Ces cartes électroniques sont-elles réalistes, ne sont-elles que des représentations ? Chacun en décidera suivant son tempérament philo-sophique. Mais si l'on conclut en se limitant à la notion de représenta-tion, il faudra dire que jamais une représentation n'a été plus proche de la réalité.

[151] Là encore la pensée matérialiste moderne bénéficie d'une conver-

gence de méthodes qui peu à peu efface le caractère hypothétique des premières théories. Qu'on compare les figures données par Champe-tier (p. 317, loc. cit.). L'une est la « carte » de la densité électronique d'une molécule d'acide oxalique hydraté, l'autre est un schéma structu-ral de la même molécule, schéma qui résume les données de la chimie classique. L'une et l'autre, la carte et le schéma, sont sans doute char-gés de théories. On ne les comprend bien l'une et l'autre que dans des visées rationalistes, en prenant conscience de toutes les théories qui s'y résument. Cependant on ne peut méconnaître que les deux visées rationalistes éclairent une seule et même réalité. Des conventions si différentes atteignant le même but sont plus que des conventions. Dans une telle convergence de deux représentations qui au départ pouvaient sembler conventionnelles, le réalisme scientifique et le ra-tionalisme sont réciproquement confirmés. L'activité diméthodique est un renforcement de la confiance du travailleur. Comme le dit juste-ment Georges Champetier (loc. cit., p. 35) : « Ces remarquables résul-tats sont une justification de la confiance que les chimistes mettent dans les conventions qui ont servi de base à leur symbolisme molécu-laire. »

Pourquoi hésiterait-on à inscrire cette impression de confiance au rang des valeurs épistémologiques de la science contemporaine ? Elle n'a rien de naïf, elle s'est lentement formée, discursivement préparée. Elle est sûrement une composante de l'intérêt pour la recherche scien-tifique. Il faut lui faire place si l'on veut faire la psychologie de l'esprit scientifique, si l'on veut établir une doctrine des valeurs épistémologi-ques. La confiance est alors vers l'avenir le caractère symétrique du doute vers le passé. Elle est faite de rationalisme confirmé. Cette

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confiance discursive, cette confiance surveillée, cette confiance qui s'articule sur un doute maintenu en éveil, voilà le corps même du légi-time dogmatisme de la pensée scientifique. Si les philosophes sui-vaient dans les détails les dialectiques de cette confiance circonstan-ciée, ils seraient peut-être plus prudents dans leur jugement, sans cesse répété, sur le dogmatisme de l'esprit scientifique.

VIII Les connaissances qui s'affirment dans la plus sûre des simplicités

peuvent recevoir, du fait de la complexité des théories modernes, de nouvelles problématiques. Nous disions, dans un chapitre antérieur, que les métaux se présentaient comme de [152] clairs exemples de l'homogénéité substantielle. Mais tout n'est pas dit par cette déclara-tion d'homogénéité et la science contemporaine a mis en problèmes la contexture de cette homogénéité métallique. Outre les liaisons molé-culaires, outre les liaisons cristallines, il a fallu considérer les liaisons métalliques. Un immense domaine s'ouvre alors à la recherche. Un fragment de métal est fait de molécules qui se rapprochent très près les unes des autres, dit Linus Pauling 64

64 Linus PAULING, La valence des métaux et la structure des composés inter-

métalliques, apud La liaison chimique, Paris, 1950, éd. C.N.R.S., p. 90.

, « de sorte que la distance interatomique entre atomes appartenant à des molécules différentes ne doit guère être plus grande que la distance interatomique intramolécu-laire ». Pour expliquer cette compaction, l'école de Pauling développe toute une électronique de la métallité. Dans cette électronique, les problèmes abondent. Ils s'éclairent dans de véritables recherches de métallisme comparé. Que d'étonnement pour un philosophe de décou-vrir des problèmes de structures dans un domaine où régnait une sorte d'unité matérielle évidente ! Pour travailler dans cette zone, il faut avoir présente à la pensée une grande collection de faits proprement chimiques, en particulier toute la chimie des complexes. Ici, la chimie quantique devient indispensable. C'est la chimie quantique qui pose les problèmes. Le problème des liaisons intra-métalliques se pose en termes « d'orbitales ». C'est là sans doute une chimie bien abstraite,

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mais en la méditant on vit vraiment une révolution de l'explication scientifique. En effet l'explication des liaisons métalliques réclame de nouvelles bases d'explication, un nouveau régime d'explication. La chimie, traditionnelle science concrète, devient alors éminemment une science abstraite-concrète. Le métallisme comparé, formulé sur la ba-se d'explication abstraite de la chimie quantique rend intelligibles des ordinations de qualités matérielles manifestes comme la dureté : « Dans la série des métaux : potassium, calcium, scandium, titane, vanadium, etc., le nombre de liaisons covalentes fournies par atome augmente dans les rapports 1 : 2 : 3 : 4 : 5, etc. Les propriétés physi-ques de ces substances sont qualitativement conformes à ces prévi-sions : les métaux deviennent de plus en plus durs, résistants, denses et incompressibles dans l'ordre indiqué, leur point de fusion augmente rapidement, les distances interatomiques diminuent. » Il y a là une domination évidente d'un empirisme absolu. Soudain apparaissent des raisons où il n'y avait que des faits. Et les raisons sont explicatives dans des règnes divers de la phénoménologie. [153] Si l'on poursuit la lecture de l'article de Pauling, on constate que la mise en ordre, par les théories quantiques, des propriétés métalliques de densité, de résistan-ce, de contexture géométrique, de compressibilité, se retrouve dans d'autres cantons de la phénoménologie, en particulier dans la mise en ordre des propriétés magnétiques caractéristiques des différents mé-taux.

Ainsi les faits sont mis en ordre par l'application d'un principe ra-tionnel, compte tenu des longues réformes théoriques instituant une rationalité régionale : la rationalité de la chimie quantique. Bien en-tendu, cette nouvelle intelligibilité n'éclaire pas tout. Et surtout elle n'explique pas tout définitivement car les problèmes foisonnent et leur solution conduit souvent à réformer la théorie. Cette problématique foisonnante est un signe nouveau. L'empirisme de la dureté métalli-que, au fond, ne posait pas de problèmes : on n'avait pas à faire com-prendre que le fer est plus dur que le cuivre ; on n'avait qu'à le consta-ter. On pouvait préciser cette constatation par des mesures. On pouvait entreprendre de constituer empiriquement des alliages qui augmen-taient la dureté d'un métal. On pouvait imaginer des entrelacements d'atomes qui illustraient la dureté. Mais on ne « pensait » pas la dure-té. On mesurait la dureté ; on ne la calculait pas. De la mesure au cal-cul se réalise le progrès philosophique de l'empirisme au rationalisme.

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Nous donnerions d'ailleurs une fausse idée de ces calculs si nous les détachions des théories qui les soutiennent. Ces théories sont nom-breuses ; elles sont diverses. Elles sont en quelque manière en compé-tition à l'égard de l'intelligibilité. Quand on considère les discussions que suscitent les théories de Pauling, quand on se réfère aux objec-tions de Mott, de Mullikan, de Born, de Daudel, etc., on a bien l'im-pression d'être en présence d'une intelligibilité en voie de constitution. En partant de la polémique entre la théorie de Bloch et celle de Pau-ling, Coulson peut conclure (loc. cit., p. 101) : « Les deux théories sont valables, les deux sont deux manières différentes de considérer le même phénomène. Selon les circonstances, selon les effets particuliers que nous voulons discuter, nous devrons donc choisir l'une ou l'autre de ces deux théories. » On se trompait si l'on voyait là une profession de pragmatisme. En fait, cette dualité que nous indiquons, sans pou-voir en bien présenter les circonstances, correspond vraiment a un double cheminement rationnel.

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[154]

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Chapitre V LES LIAISONS DOUBLES.

LA MÉSOMÉRIE.

« Plus une méthode est nouvelle et féconde, plus elle étend le champ de l'inconnu. »

Joseph BERTRAND (D'Alembert, p. 41).

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Nous voudrions conduire notre lecteur au centre des discussions modernes où les notions les plus élémentaires sont reprises sur de nouvelles bases. Les représentations sont soumises à une critique constante qui ne peut garder la simplicité primitive des symboles. Des symboles aussi simples que le tiret par lequel on figure dans une mo-lécule la liaison de deux atomes ne peut rester une simple convention. Il appelle des pensées, il appelle des critiques. Si l'on a trop confiance en sa signification symbolique, on le redoublera, on le triplera pour représenter des doubles liaisons, des triples liaisons. Et précisément en se confiant à l'autonomie des symboles, la pensée se schématise et se détache des enseignements précis de l'expérience. Nous allons voir que les liaisons multiples - les tirets redoublés ou triplés - conduisent à des difficultés sans nombre. Ces difficultés sont si graves - et si heu-reusement embarrassantes ! - qu'elles obligent à une révision de l'idée même de structure moléculaire. Un étrange pluralisme vient toucher

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la mono-idéalité attribuée parla chimie classique à la structure d'une molécule. On assistera à une sorte d'éparpillement des symboles atta-chés à une même substance composée. C'est ce curieux pluralisme de l'unique qu'étudient les doctrines de la mésomérie. Il y a là ample ma-tière de méditation pour un philosophe.

Mais pour arriver à cette région de la philosophie chimique où se posent les problèmes de la mésomérie, il faut parcourir un assez long préambule. Prenons donc les choses d'assez loin et au risque de quel-ques répétitions, essayons d'approfondir le symbolisme de la notion de liaison chimique.

[155]

I Écoutons d'abord un grand chimiste de notre temps parler de ce

simple trait d'union des substances qui symbolise une liaison chimi-que.

Dans une conférence faite en 1947 sur la Mésomérie, Charles Du-fraisse s'exprime ainsi 65

65 La mésomérie : le point de vue du chimiste organicien, apud La mésomérie,

1947, p. 2.

: « La deuxième grande découverte de la chimie moderne, celle de la notation par formules développées, dite notation atomique, est une œuvre collective. Cependant le principal, la représentation graphique de l'union des atomes entre eux, appartient indépendamment à Couper et à Kekulé ; la figuration simple de cette union par un trait revient au premier. On sait quelle a été la fortune de ce modeste symbole dont l'importance ne saurait être exagérée. On s'en rend compte déjà par la revendication qu'a élevée Wurtz à son sujet. Mais le trait dont nous a dotés Couper avait une portée bien plus lointaine qu'une simple commodité de figuration. En l'utilisant, les chimistes adoptaient, consciemment ou non, une théorie précise concernant la constitution de la matière. Le trait impliquait, en effet, l'idée que, dans la molécule organique, les atomes étaient enchaînés entre eux de manière fixe. L'usage du trait n'aurait pas eu de sens pour

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qui aurait supposé un interéchange possible des liaisons intramolécu-laires : à quoi bon tenter de spécifier les unions si elles devaient se transposer sans changer la nature de la molécule ?

« Les conséquences, nul ne les ignore : elles furent décisives. En maniant le trait les chimistes se familiarisèrent avec l'idée de l'existen-ce d'une structure intramoléculaire, non seulement définie, mais ac-cessible à la connaissance. A une époque où les concepts d'atomes et de molécules étaient fortement battus en brèche, sinon ridiculisés, les chimistes en devinrent les défenseurs et contribuèrent ainsi à préparer les voies à la physique moléculaire, puis à la physique atomique. En-fin le trait amena bientôt, comme aboutissement logique, l'éclosion des formules développées, dont on sait l'extraordinaire impulsion qu'elles ont imprimée à la chimie organique. »

Si nous citons cette longue page, c'est parce que nous voudrions qu'on en apprécie à la fois la condensation historique et la condensa-tion philosophique. Nous n'empruntons pas cette page à des prélimi-naires d'un livre de vulgarisation. Elle a été lue dans un congrès très fermé, très restreint, dont les membres étaient des [156] chimistes et des physiciens très spécialisés. Le trait qui unit les atomes allait faire l'objet de longs débats. On devait, durant une semaine d'étude, discu-ter sur la difficulté de passer des liaisons à un trait à des liaisons à deux traits. Dufraisse continuant son historique poursuit (p. 4) : « Les choses commencent à se gâter dès qu'intervient une double ou triple liaison... » Voilà sans doute ce qui n'arrête guère les inductions du symbolisme, et les livres élémentaires ont vite fait de passer du mé-thane à l'éthylène et de l'éthylène à l'acétylène : on écrit successive-ment les symboles :

Ici, comme presque toujours, le symbolisme reçoit ainsi, de la pen-

sée formaliste, une autonomie trop rapide. Il faut surveiller le symbo-lisme dans ses extensions, ce qui finalement conduit, par récurrence, à le surveiller dans ses racines. C'est en somme ce qu'indique fort clai-rement Dufraisse (p. 4). Les difficultés qui s'accusent dans l'usage du symbole pour les doubles liaisons « commencent dès le départ. On bute aussitôt sur la notation. Une liaison simple est représentée de

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manière très logique par un trait dans la direction où s'exerce l'attrac-tion entre deux atomes. Mais, pour la deuxième liaison, la théorie du tétraèdre interdit la même représentation. On ne peut pas mettre deux traits ensemble parce que les deux attractions n'ont pas la même direc-tion : elles font entre elles un angle de 109°28' ».

On touche donc une sorte de conflit au sein même du symbolisme. On peut dire en effet qu'il y a contradiction entre le symbole des 4 di-rections tétraédriques, base de la stéréochimie et les symboles des liai-sons par tiret si fondamentaux pour les formules développées. De cet-te contradiction entre symboles, le philosophe se console aisément. Il admire le symbolisme lorsqu'il marche et le rejette quand il ne marche pas. Il est tout près, au moindre échec, de conclure : après tout, il ne s'agissait que de représentation. La philosophie pragmatiste se donne ainsi, à bon compte, un brevet d'opportunité. Elle s'accorde ainsi pour l'acceptation et pour le refus un double esprit de finesse. Les chimistes sont plus exigeants. Ils ont toujours la pensée que les symboles doi-vent retrouver quelques aspects de la réalité. Précisément, ils les réfè-rent à la réalité. Cette attitude d'un symbolisme appliqué réclame, ou-tre la cohérence logique des symboles, une efficience [157] expéri-mentale. Les chimistes peuvent sans doute s'entendre, comme tout le monde, sur des conventions. Mais leurs conventions se chargent, à l'application, de coefficients réalistiques différents. Il y a alors des symboles majorés qui prennent un sens directeur. L'hypothèse du car-bone tétraédrique commande, répétons-le, le développement de la chimie de tout un siècle. Elle ne permet cependant pas, tout au contraire, d'éclairer le problème de la double liaison.

Examinons donc quelques suggestions qui ont été faites pour trai-ter ce problème et donnons les objections qu'on leur a opposées jus-qu'au moment où l'on s'est rendu compte que le symbolisme des dou-bles liaisons était inerte et qu'il fallait précisément envisager une tout autre doctrine - en particulier la mésomérie - pour rendre compte des phénomènes.

Première objection : si les liaisons sont produites par des forces, ne peut-on composer les deux forces d'une double liaison suivant la règle du parallélogramme des forces, les deux liaisons primitives gardant les orientations vers des sommets du tétraèdre ? Non, car la direction de cette seule force résultante serait un axe de libre rotation et l'on n'aurait plus le moyen d'expliquer l'isomérie cis-trans de certaines mo-

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lécules obtenues par la substitution d'un atome étranger à un atome d'hydrogène dans la molécule d'éthylène :

Deuxième objection : ne peut-on considérer la double liaison éthy-

lénique comme un cycle limite ? L'enchaînement central de l'éthylène aurait alors la forme :

Il est instructif de suivre ici le chimiste dans la discussion de cette

image singulière, car cette discussion nous montrera comment le sa-vant veut concilier les exigences de l'intelligibilité et celles de l'appli-cation expérimentale. Cet aspect d'un enchaînement coudé, dit Du-fraisse « est souvent commode pour les raisonnements, mais il ne convient pas pour une notation logique. Si la double liaison était un cycle véritable, s'il y avait vraiment un cycle diméthylénique, compa-rable aux cycles tétraméthylénique ou triméthylénique, on aurait un accroissement si considérable [158] des tensions que la boucle ne pourrait se fermer, ou bien se romprait explosivement au moindre ébranlement ».

S'il n'entre pas dans tout cet appareil de preuves, le lecteur philo-sophe peut du moins se rendre compte que les symboles sont ici discu-tés réalistiquement. Les symboles veulent exprimer des structures ré-elles. On ne prend donc pas le symbole dans une simple atmosphère de convention. Du moins ceux qui détonalisent les symboles jusqu'à en faire des conventions s'écartent de discussions qui ont été fécondes. Ils mutilent alors la philosophie de l'esprit scientifique.

Si l'on poursuivait la lecture du mémoire de Charles Dufraisse, on verrait, pour ainsi dire, le savant se débattre à la recherche des hypo-thèses les plus inhabituelles, tant la difficulté posée par la double liai-son lui semble pressante. Cet enchaînement coudé « représente-t-il, se demande notre auteur, le croisement de deux pinceaux, de forces at-tractives immatérielles ? Indique-t-il des tentacules matériels qui se recherchent et se nouent dans l'espace ? On ne sait et rien de ce que l'on a pu en dire n'a d'intérêt ».

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Il est instructif, nous semble-t-il, de voir la pensée scientifique se donner tant de champ, pour sortir de l'impasse où elle est engagée avec le symbole des deux tirets parallèles. D'ailleurs, le savant cherche un symbolisme adéquat en dédaignant l'utilisation de l'image. Durant une longue période, et les livres d'enseignement élémentaire en por-tent encore la marque, on a figuré la double liaison entre les atomes de carbone par la mise en commun d'une arête des deux tétraèdres et la triple liaison par la mise en commun d'une face ; la mise en commun d'un seul sommet représentait la liaison simple.

Ces enchaînements, dans le domaine de l'image, sont tout naturels. Mais, précisément, les symboles scientifiques ne sont pas des images. Il ne faut pas les exploiter et les compléter en suivant les inspirations des simples images. Sans cesse les symboles doivent être ramenés à leur interprétation strictement expérimentale. Sur ce point précis les profondes réflexions du chimiste Dufraisse sont pleines d'enseigne-ments philosophiques. Ce mode d'enchaînement par les arêtes et par les faces des tétraèdres que l'imagination trouve naturelle est, dit Du-fraisse, « étrange » (p. 6) et il ajoute : « Il n'a pas été le fruit d'une dia-lectique profonde, il s'est introduit en quelque sorte par surprise à l'époque où l'on raisonnait sur le modèle atomique formé par le tétraè-dre inscrit autour des valences du carbone. »

Il est bien entendu que la dialectique toute superficielle, tout [159] occasionnelle qui s'est ainsi introduite par surprise dans la philoso-phie chimique est celle qui joue au niveau de l'image de l'atome de carbone qui serait un « petit solide » avec des sommets, des arêtes et des faces.

Ainsi il faut sans cesse retourner en deçà des images, bien com-prendre que les images sont des illustrations, qu'elles ne valent que pendant une période de l'histoire. Se confier à l'image d'un petit solide pour représenter la tétraédricité du carbone, ce serait ramener l'ato-misme instruit à l'atomisme naïf de Démocrite. On trouverait sans doute dans cette simplification des problèmes un argument pour la permanence de la raison humaine, pour un dogme de la vérité ration-nelle trouvant sa lumière radicale dans les expériences simples, dans les expériences premières. Mais les dialectiques profondes qui mènent la science, les dialectiques qui marquent profondément l'histoire des sciences, ne sont pas mises en action sans un grand effort de réflexion, ne sont pas mises en lumière sans une rationalisation minutieuse de

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l'histoire de la science. Les difficultés de la notion de double liaison en chimie que nous avons présentée dans cette courte référence à son histoire nous prouvent surabondamment que les images illustrées ne sont pas suffisantes pour penser la matière.

En somme, comme toute pièce du rationalisme, le symbolisme doit être appliqué. Il ne peut rester une pure et simple convention. Si le symbolisme est laissé à son autonomie, à sa pureté idéaliste, il quitte toute prudence. Il était, au départ, au contact des faits. Il croit pouvoir dépasser les faits par sa propre activité. Ainsi, on met une barre de liaison pour symboliser l'union de deux atomes ; ensuite on en met 2, on en met 3. Pourquoi pas 4 ? Dewar répond : « Un quatrième lien est impossible en l'absence d'une quatrième dimension puisque les orbita-les le formant devraient être à angles droits de 3 lignes, elles-mêmes mutuellement perpendiculaires 66

[160]

. » Ainsi, quand le symbolisme veut s'appliquer à des états nouveaux de la culture scientifique, il rencontre des limitations inattendues. La sévère cohérence des symboles scienti-fiques, le souci d'être tout proche de l'expérience, bref la double né-cessité de se vérifier à la fois dans la cohérence et dans le détail des expériences a arrêté l'essor des conventions pragmatiques. Dans la science moderne, le symbolisme poursuivi dans des applications va-riées abandonne vraiment son caractère de facticité.

II Au surplus on ne peut passer de la simple liaison à la double liai-

son comme on passe de un à deux. Ici, double ne veut plus dire deux fois un ; triple ne veut plus dire trois fois un. Certes on peut compter les liens, mais a-t-on pour si peu mesuré la liaison ? La simple comp-tabilité des liens va de pair avec la simple description des structures. Cette double simplification caractérise en somme les temps où l'on poursuivait l'idéal d'une Chimie more geometrico. Sans doute ces

66 M.J.S. DEWAR, The electronic theory of organic chemistry, Oxford, 1949, p.

8.

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temps sont encore très proches de nous. Dans son Précis de stéréo-chimie (trad., p. 5), Hantzsch déclarait que la nouvelle science n'avait besoin « du moins dans son état actuel, d'aucune notion précise sur les actions intramoléculaires ». Elle pouvait être pure géométrie. Mais ce stade historique est dépassé et l'on se rend bien compte actuellement que les phénomènes de la substance doivent être étudiés more dyna-mico. La matière est intimement dynamique. Seule une catégorie de substance-cause - ou pour parler moins philosophiquement, seule la catégorie d'énergie peut en expliquer les phénomènes. En particulier une description géométrique d'une molécule doit être considérée comme une instance méthodologique provisoire. Une telle description est le résumé provisoire des connaissances sur les phénomènes de la matière. Maintenant, on est sûr qu'elle n'est pas connaissance premiè-re. Quelque autre connaissance l'a précédée. Tant qu'il s'agissait des fleurs et des fruits, des cristaux et des ailes, des arbres et des insectes, la science dessinait, la science décrivait. Mais, maintenant qu'il s'agit de structure intime, il faut inférer ; il faut construire des appareils, des instruments. Toute description géométrique est associée à des inféren-ces dynamiques. Et ces inférences dynamiques prendront peu à peu le pas sur les descriptions purement et simplement géométriques.

Aussi, quelle transformation de la philosophie chimique quand on en vient, dans la chimie contemporaine, à parler de différentes valeurs du « caractère de double liaison » ! On substitue à l'image statique et à la numérotation arithmétique une détermination d'un caractère dyna-mique auquel on laisse le nom de « caractère de double liaison » mais auquel on enlève tout caractère figuratif. Certaines liaisons moléculai-res manifestent ce caractère d'une manière accentuée : elles sont des liaisons quasiment doubles. D'autres liaisons ne paraissent pas mani-fester ce caractère de double liaison : elles sont des liaisons quasiment simples. Et quand on examine le caractère des liaisons chimiques, tous les intermédiaires entre un et deux, entre le caractère de simple [161] liaison et le caractère de double liaison doivent être posés, jusqu'à plus ample informé, comme possibles. On peut alors tracer une courbe qui représente la variable continue qu'est « le caractère de double liaison » en fonction de cette autre variable continue qu'est la distance des deux atomes solidarisés par la liaison. On verra une telle courbe dans l'arti-cle de Daudel paru en 1947 dans l'ouvrage : Mécanique ondulatoire el Chimie (p. 48).

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Ainsi cette courbe peut renseigner sur le caractère structural de la molécule en fonction du caractère dynamique de la liaison. C'est ici le dynamique qui désigne le géométrique. « À partir de cette courbe, dit Daudel (loc. cit., p. 48), on peut évaluer la distance quand on connaît le caractère. » Les déductions vont donc bien ici juste à l'envers de déductions à partir de la structure. Ces recherches sur les caractères dynamiques des liaisons chimiques se développent dans des régions différentes des sciences physiques et chimiques, telles que l'étude des chaleurs de dissociation, les expériences sur les spectres infra-rouges, sur l'effet Raman... Nous aurons à caractériser ces enquêtes dans un chapitre ultérieur. Ce qu'il nous importait d'indiquer ici c'est que les conceptions élémentaires sur les doubles liaisons chimiques ne sont plus tenables.

Il faut chercher de nouvelles bases théoriques pour essayer d'obvier aux difficultés que nous avons esquissées. Les doctrines de la méso-mérie constituent une large section des recherches faites en ce sens. Essayons donc maintenant de les caractériser d'un point de vue philo-sophique aussi général que possible.

III Dès le début de la chimie classique on a reconnu qu'une analyse

chimique qui se bornait à déterminer les proportions des différents corps simples entrant dans la composition d'une substance ne suffirait pas toujours à déterminer toutes les propriétés de cette substance composée. Ces substances de même composition ayant des propriétés différentes furent dites isomères. L'isomérie est précisément un phé-nomène de la structure. Entre deux molécules isomères, il y a une dif-férence dans la localisation d'un atome. Qu'on se reporte page 157 où nous avons donné deux molécules isomères. En gros, c'est entre deux ou plusieurs molécules isomères que vont se poser les problèmes de la mésomérie. C'est là que va s'imposer une sorte d'estompage de la no-tion de structure.

En somme, la conception rigoureusement géométrique des [162] atomes et des molécules vient de se révéler comme une simplification excessive. La notion d'étendue ne peut, à elle seule, et d'une manière

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univoque, fixer les formes mêmes des organisations matérielles. On s'était trop commodément habitué à cette vue de l'esprit où l'on sépa-rait les problèmes de la forme et de la matière et où l'on prenait la mo-lécule pour une forme où il se passe quelque chose. En fait la forme n'est qu'un instant dans un processus de déformation. D'ailleurs le seul fait qu'on ait découvert les raisons électroniques des affinités chimiques conduit à réviser la notion de structure puisqu'un des prin-cipes fondamentaux de l'électronique, c'est la rupture avec toute no-tion de localisation absolue pour l'électron. À un électron on ne peut jamais fixer une place absolument précise. La géométrie qui décrit une organisation d'électrons ne saurait être qu'une géométrisation du voisinage. C'est ce voisinage qui se structure suivant certaines lois, lois qui déterminent quelques différences dans le comportement de certains groupes d'électrons. Nous verrons que, dans certains cas, des électrons acceptent des voisinages plus serrés, dans d'autres cas, des voisinages plus détendus.

Aussitôt les possibilités de représentation augmentent. Alors en-trent en scène non pas tant des structures que des moyennes de pro-priétés structurales.

La mésomérie est l'étude de phénomènes de ces moyennes. Cette géométrie moyenne de structures intermédiaires avec, pour les élec-trons, des règles de voisinage, pose des problèmes philosophiques qui demandent, pour être envisagés dans la diversité de leur signification scientifique, un assouplissement des attitudes philosophiques tradi-tionnelles. Peut-être faut-il même accepter une philosophie mélangée, une mésophilosophie pour analyser philosophiquement les aspects complexes de la mésomérie.

Cette mésophilosophie est sensible dans les hésitations des chimis-tes eux-mêmes pour caractériser le climat de leurs recherches. Au cours des réunions d'études qui furent tenues en 1947 sous la prési-dence de Louis de Broglie, un des membres de ce petit congrès sur la mésomérie, A. Pacault, avait suggéré qu'on fît parmi les mésoméristes qualifiés un référendum pour savoir si la mésomérie correspondait à un phénomène réel ou si elle était une méthode de recherche. Phéno-mène ou méthode, voilà de quoi placer, dans l'intermédiaire, toutes les philosophies de la connaissance.

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En fait, même dans ce congrès réduit, il semble que les avis fussent partagés, les uns penchant pour le caractère réalistique, les autres pour le caractère méthodologique. Outre qu'il est symptomatique [163] que la question fût posée, il faut bien reconnaître que la division ne cor-respond pas à des préférences philosophiques. Même ceux qui choi-sissent sont travaillés par une division philosophique intime. Un chi-miste ne peut jamais renier totalement le réalisme. Ce sage attache-ment au réel qui caractérise le savant donne plus de sens aux précau-tions d'un chimiste comme Raymond Daudel. Dans le référendum de Pacault, Daudel vote « méthodologiste ». Il écrit (loc. cit., p. 44) : « la mésomérie n'est pas un phénomène mais un procédé de raisonne-ment ». Dans sa conférence reproduite dans l'ouvrage : La mésomérie, Daudel dit aussi nettement (p. 70) : « La mésomérie n'est pas un phé-nomène, mais seulement une des trois façons d'étudier les molécules la méthode des paires électriques, la plus ancienne de toutes la métho-de des orbites électroniques et la méthode de la mésomérie. Cette der-nière est sans doute la plus parfaite. »

Au contraire, dans le référendum de Pacault, Rumpf eût voté, sem-ble-t-il, réaliste. Il disait en effet en 1946 : « La mésomérie est un phénomène électronique 67

Et voici, pour sensibiliser le référendum Pacault, un avis partagé. Dans la deuxième édition de son admirable ouvrage, Linus Pauling disait déjà, en 1940 : « On se demande souvent si oui ou non les struc-tures figurant la constitution d'un système en résonance (autre expres-sion pour désigner des systèmes mésomères), par exemple, les structu-res de Kekulé pour la molécule de benzène, doivent être considérées comme une réalité. Dans un certain sens la réponse à cette question doit être affirmative. Mais la réponse serait formellement négative si l'on attribuait à ces structures le sens ordinaire qu'on leur attribue en chimie. Une substance présentant de la résonance entre deux ou plu-sieurs structures des liaisons de valence ne peut contenir des molécu-les avec les configurations et les propriétés généralement attribuées à

. »

67 RUMPF, Les Bases expérimentales de la notion de mésomérie, apud Bulletin

de la Société chimique de France, 1946, p. 12.

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ces structures. Les formules de constitution de la résonance hybride n'ont pas de réalité dans ce sens 68

On le voit, l'avis de Pauling est mitigé. Tout est nuance dans un tel avis. On sent combien la science est prudente dans l'application de ses concepts. Nous sommes bien loin de l'opinion que certains philoso-phes étrangers à la culture scientifique se font du prétendu dogmatis-me de la science. Le philosophe ne devrait-il pas s'émerveiller de voir tourner, délicatement, à propos d'un [164] problème scientifique pré-cis, le kaléidoscope des philosophies ?

. »

À propos de cette molécule de benzène à laquelle Pauling vient de

faire allusion et qui nous servira souvent d'exemple dans ce chapitre, on peut noter de véritables oscillations historiques. Devant l'impossi-bilité de trouver, dans la molécule de benzène, des phénomènes rela-tifs à la disubstitution, phénomènes que suggérait le symbole classique de Kekulé, on finissait, dit Rumpf (loc. cit., p. 2), « faute de mieux, par conserver la formule de Kekulé, sans attacher la moindre impor-tance à la position des doubles liaisons. Le plus souvent même, on se contente d'un simple hexagone dont le tracé sommaire ne suggère rien qui soit contredit par les faits expérimentaux ». Autrement dit, au lieu du schéma complet de Kekulé (fig. a) on se borne au schéma simplifié (fig. b). On a effacé les signes de doubles liaisons puisque ces signes suggéraient des recherches sans résultat. Ainsi l'échec réaliste d'une représentation renforce le caractère purement conventionnel des schémas. Il semble que le chimiste fasse alors une sorte de repli stra-tégique, qu'il retourne à une philosophie chimique amoindrie, à une philosophie qui se contente d'un simple formalisme. Mais précisément ce retour en arrière n'a qu'un temps. Les doubles liaisons ont bien pu être effacées du schéma, elles n'en posent pas moins des problèmes ; elles sollicitent une refonte du schématisme, une révolution du sché-matisme, voire une installation de non-schématisme, ce terme étant

68 Linus PAULING, La nature de la liaison chimique et la structure des molécu-

les et des cristaux, trad. 1949, p. 427.

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pris dans le sens dialectique où les mathématiciens instaurent un non-euclidisme qui n'enlève rien aux vérités euclidiennes. En particulier l'hexagone mutilé de la figure b s'il ne dit pas tout, dit beaucoup de choses ; il coordonne bien des pensées, il coordonne bien des expé-riences. Il est suffisant pour régler un large secteur de recherche. Il faut donc bien comprendre que ces oscillations entre schéma plus en-gagé et schéma moins engagé, ces récurrences vers le conventionalis-me et ce redépart vers le réalisme sont la vie même de la pensée scien-tifique. Le philosophe aurait tort de formuler ses jugements de valeur sur la pensée scientifique en ne considérant qu'une phase de ces oscil-lations.

D'ailleurs si étendu que soit le spectre des interprétations philoso-phiques sur de tels problèmes, tout savant au courant des [165] diffi-cultés que pose la double liaison, tout mésomériste sait bien que la pensée scientifique reste assurée qu'elle tient là un cycle de questions bien définies. Les avis les plus divers peuvent se croiser : il n'en reste pas moins qu'il y a là unité de discussion. C'est un caractère qui ne se manifeste pas aussi communément qu'on pourrait le croire. Cette unité de discussion, si caractéristique de la coopération scientifique moder-ne, permet d'écarter les objections aberrantes telles qu'il s'en formule dans certains congrès de philosophes.

Cette éminente unité de discussion qui centralise les débats scienti-fiques est finalement un gage que la recherche scientifique vise un objet scientifique précis. Plus les discussions sont vives et nombreu-ses, plus l'objet de recherches se précise. On a coutume d'imaginer une spécialisation scientifique comme une ligne isolée de recherches. C'est tout le contraire : la spécialisation centralise de nombreuses lignes de recherches. Une spécialisation concentre la recherche. Elle attire les travaux. À propos des diverses tentatives pour expliquer les effets de mésomérie attribués aux diverses formules du benzène, que nous al-lons envisager dans un instant, Charles Dufraisse écrit (La mésomérie, p. 14) : « On pourrait presque donner comme mesures relatives des intensités des effets de résonance les nombres de mémoires consacrés à discuter ces structures. » L'humour de la formule ne doit pas tromper sur son double réalisme : réalisme matériel et réalisme social. Mieux, la formule de Dufraisse établit la conjonction si manifeste de ces deux réalismes par l'activité scientifique moderne.

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Charles Dufraisse ajoute d'ailleurs, montrant l'extraordinaire puis-sance de conciliation de la théorie nouvelle : « La théorie de la méso-mérie a l'avantage de supprimer l'objet de la controverse en mettant, chose rare, tous les auteurs d'accord, puisqu'elle accepte toutes les formules comme participant chacune plus ou moins à l'état normal de la molécule. Ce ne sont rien d'autre que les formules limites, dont cha-cune représente une approximation de l'état réel, mais aucune ne pou-vant prétendre à s'identifier avec lui. L'état réel de la molécule est une sorte de portrait composite des diverses formules que l'on peut ration-nellement lui attribuer. »

On se tromperait d'ailleurs si l'on voyait dans la mésomérie une sorte de compromis qui mettrait fin à de longues controverses. Paul Rumpf dit nettement 69

Après avoir suivi les chimistes eux-mêmes dans les préambules philosophiques qui les mènent aux nouvelles doctrines de la pluralité des structures d'une même substance, nous allons essayer de donner une esquisse de ce portrait composite plus proche de la réalité que toute représentation géométrique. Nous prendrons l'exemple, désor-mais classique, de la molécule de benzène.

: « La mésomérie n'est pas un simple com-promis destiné à clore de longues discussions sur des [166] structures litigieuses. Si elle rend compte des réactions chimiques en utilisant, dans chaque cas, la représentation opportune considérée comme une forme limite de transition, cette conception foncièrement dialectique permet souvent aussi de circonscrire les domaines de validité de points de vue jadis opposés, en fixant dans quelle proportion des conditions données font intervenir les propriétés caractéristiques de chaque structure. La théorie du « weighting » (que l'on pourrait tradui-re par théorie de l'évaluation), à peine ébauchée mais déjà riche en promesses, tend à fixer quantitativement pour chaque paire d'atomes, par une sorte de coefficient de probabilité, la participation moyenne de chaque type de liaison à l'état mésomère résultant. »

69 Bulletin de la Société chimique de France, 1946. Paul Rumpf, Les Bases ex-

périmentales de la notion de mésomérie, p. 1.

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IV Quand on accepte de représenter par deux traits parallèles les dou-

bles liaisons du noyau de benzène, on obtient deux schémas de Kekulé et trois schémas de Dewar :

Une base de discussion plus complète devrait envisager d'autres

formules, telles que celle de H. Armstrong reprise par Baeyer et appe-lée « formule centrique du benzène ». Mais seules sont importantes

les formules dites canoniques, c'est-à-dire sans croisement de liaison. Nous excluons donc le schéma ci-contre. Comme la mésomérie est précisément une mesure de l'importance des formules limites, on peut écarter les formules de moindre im-

portance. Comme nous le verrons, en nous limitant aux formules ca-noniques, aux deux formules de Kekulé et aux trois formules de De-war nous obtiendrons une première approximation, d'ailleurs très sa-tisfaisante, [167] de la détermination du complexe structural, une première approximation de chimie mésomère.

On s'installera dans la conception de la mésomérie en faisant une sorte d'abstraction figurative, en déclarant qu'aucune de ces figures de Kekulé et de Dewar ne correspond à la réalité structurale (critique ré-alistique), en refusant aussi de faire un choix entre ces formules (criti-que méthodologique), bref, en faisant acte de mésophiIosophie.

Une fois accomplie cette double abstraction, cette abstraction sur les deux bords, il faut s'interdire d'imaginer que la molécule est dans un état intermédiaire ; en fait, la molécule « hésite » toujours, comme dit Dufraisse, entre les 5 formules limites de Kekulé et de Dewar. Les doctrines de la mésomérie entreprennent, en quelque manière, de don-ner du corps à cette hésitation.

En particulier, on se tromperait si l'on gardait la notion de structure définie en imaginant que dans une foule de molécules, les unes sont

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dans un des états, les autres dans un autre, de sorte que les méthodes de la mésomérie relèveraient purement et simplement d'études statisti-ques. Par exemple, comme les formules de Kekulé ont un effet plus important que les formules de Dewar, un statisticien serait incliné à exprimer la mésomérie en disant que dans une foule nombreuse de molécules de benzène, il y en a un plus grand nombre dans l'état Ke-kulé que dans l'état Dewar. Non, c'est la notion d'état qu'il faut aban-donner. Cette notion d'état est encore trop près de la notion de structu-re absolue ; elle utilise trop géométriquement la localisation.

Quand on aura compris que le phénomène de la mésomérie est le fait d'électrons plus libres, moins nettement localisés, que les doublets d'électrons qui déterminent les liaisons simples, on comprendra que les doubles liaisons ne peuvent être placées dans une géométrie aussi rigoureuse que la géométrie des simples liaisons formant la charpente hexagonale de tous les schémas attribués à la molécule de benzène. La mésomérie qui explique les doubles liaisons n'est qu'un corollaire de l'interdiction de localisation absolue, interdiction caractéristique de la physique de l'électron.

On est alors amené à considérer deux espèces d'électrons selon qu'ils doivent assurer la simple liaison ou la double liaison. Les élec-trons assurant la simple liaison - on les appelle électrons s - sont asso-ciés en un doublet, lequel est situé entre les deux atomes reliés. Ces doublets d'électrons s sont assez nettement localisés, assez nettement pour tenir fortement les 6 branches du cadre hexagonal de la molécule de benzène.

[168] Les électrons assurant les doubles liaisons (il faut considérer ces

doubles liaisons toutes ensemble puisqu'on ne doit pas les « placer ») seront moins localisés. On les appelle les électrons π. Comme ils sont moins nettement localisés, les liaisons qu'ils déterminent sont moins fortes, conclusion d'accord avec le principe de Heisenberg qui réunit indissolublement les caractères géométriques et les caractères dyna-miques dans la physique de l'électron.

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En fait, la « deuxième » liaison dans une double liaison est tou-

jours plus faible qu'une liaison simple. Dans le noyau de benzène, il y a 6 électrons π. Dans un article,

clair et profond, Jean Guy donne la représentation ci-contre de la dou-ble zone annulaire où circulent les 6 électrons π de la molécule de benzène 70

L'explication de la mésomérie par la mobilité particulière des 6 électrons π paraît toucher le fond des choses. Charles Dufraisse en fait la remarque (loc. cit., p. 16) : « La résonance paraît tenir plus au nom-bre des électrons π, c'est -à-dire au nombre 6, qu'au nombre des chaî-nons du cycle. Un cycle pentagonal, capable de mobiliser librement sur son pourtour 6 électrons π, développe une [169] résonance qui n'est pas sans analogie avec celle du benzène. »Il semble ainsi que la structure du pentagone n'ait pas une valeur dominante d'explication, autrement dit, il semble que la géométrie du cinq cède le pas à une physique électronique du six, à une dynamique électronique du six. Dufraisse ajoute (p. 17) : « Cette propriété des 6 électrons en cycle (le

.

70 Jean Guy, Applications de la mécanique ondulatoire à l'étude des propriétés

de l'électron, des valences et de la structure des molécules organiques, apud Revue générale des sciences, nos 5 et 6, 1949, p. 115.

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sextet aromatique de Robinson) a été pressentie avant le concept de mésomérie. »

Ainsi, peu à peu, les théories diverses convergent. Cette conver-gence est un signe de leur valeur épistémologique. Elle doit servir d'argument contre le scepticisme que bien des philosophes professent contre les théories scientifiques, surtout contre les théories difficiles. On pense volontiers que les théories difficiles sont artificielles. Bonne excuse pour ne pas aborder la zone des difficultés ! Mais c'est dans cette zone, qu'on le veuille ou non, que la culture se développe et nous nous servirons de ce caractère difficile pour séparer, dans notre conclusion, la connaissance commune et la connaissance scientifique.

Outre ces convergences historiques comme celle du sextet aroma-tique de Robinson avec la théorie des 6 électrons π du benzène, il faut naturellement souligner l'importance de l'effort polyméthodologique qui aboutit à des confirmations remarquables. Telles sont les confir-mations que la mésomérie reçoit de la magnétochimie et de la ther-modynamique. « La magnétochimie et la thermodynamique, dit Pa-cault (La mésomérie, p. 44), semblent bien appréhender le même phé-nomène (que la mésomérie) par des moyens très différents. » Dans une philosophie chimique moins succincte que celle que nous esquis-sons, il faudrait un long chapitre pour exposer les recherches de la magnétochimie. Mais le simple rapprochement que Pacault fait des propriétés magnétiques des substances et de la mésomérie peut suffire pour suggérer que de telles propriétés sont en relation avec des pro-priétés dynamiques des électrons. Il y a là une preuve de la dynamisa-tion des qualités, dynamisation sur laquelle nous reviendrons dans le chapitre suivant. Nous nous bornons, dans le présent chapitre, à don-ner une légère ébauche de la dynamisation de la propriété de structure, la structure étant finalement, comme la couleur, comme les propriétés magnétiques, un phénomène de l'énergie moléculaire.

Bien entendu, l'heure vient toujours des considérations de structu-re. Les schémas du chimiste, avons-nous dit en conclusion du chapitre précédent, sont plus que des conventions ; ils ont la juste ambition de s'approcher de plus en plus de la réalité. Le schéma que nous avons reproduit ci-dessus de la molécule de [170] benzène représentée par Jean Guy en projection horizontale et en projection verticale conduit à deux conclusions rigoureuses :

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1° La molécule de benzène est rigoureusement plane, plus préci-

sément, les 6 atomes de la molécule sont dans un même plan. C'est d'ailleurs un fait digne de remarque que toutes les molécules où inter-vient la mésomérie sont toutes planes ;

2° Dans son plan, la molécule de benzène est parfaitement symé-

trique. En ce qui concerne la symétrie hexagonale parfaite, c'était une conclusion qui s'imposait aux chimistes malgré la représentation de

Kekulé. Les schémas de Kekulé contredisaient cette symé-trie du fait même qu'on y faisait figurer des doubles liai-sons. Les doubles traits placés en symétrie trilatérale dé-truisaient la symétrie parfaitement hexagonale. On avait fait bien des essais pour établir des schémas pourvus de la symétrie parfaitement hexagonale imposée par l'expérien-

ce. Le plus célèbre essai de symétrisation est celui des valences par-tielles de Thiele qui conduisait au symbole ci-contre où la valence de chaque double liaison est en quelque manière divisée en deux valen-ces partielles partant des 6 sommets de l'hexagone.

Mais une telle figuration ne donnait pas de moyens de calcul pour apprécier le caractère énergétique des liaisons. Ce sont précisément les explications dynamiques qui permettent un approfondissement des notions et qui réussissent, semble-t-il, à « fonder » la structure.

Mais, puisque les progrès de l'expérimentation ont permis de calculer et d'observer les distances interato-miques de certaines molécules, il semble qu'on puisse passer d'un schéma kekuléen conventionnel à un schéma kekuléen plus réaliste. La distance interatomi-que dans le cas d'une liaison simple est en angström 1,54 et dans le cas d'une liaison double 1,33. Si l'on donne complète validité au schéma classique de Kekulé, il faudra donc représenter le noyau de benzène comme un hexagone déformé, où l'on a raccourci les 3 côtés de l'hexagone où l'on plaçait les 3 liaisons doubles. Le schéma réalistique correspondrait donc à la figure ci-dessus. Mais si l'on pouvait isoler ce corps (le cyclohexatriène), remarque Charles Dufraisse (loc. cit., p. 12), « ce serait une substance très instable, se transformant en benzène résonnant normal, avec dégagement de 39

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calories : une véritable réaction explosive ». Par « benzène résonnant normal », entendez la molécule [171] de benzène à la symétrie hexa-gonale parfaite avec 6 côtés mesurant chacun 1,54 angström.

Voilà donc une raison dynamique directe qui dénie la réalité du schéma de Kekulé. Dynamiquement, le schéma non symétrique de Kekulé est une absurdité. La molécule de benzène ne pourrait se for-mer sur le schéma classique de Kekulé : elle exploserait. Nous som-mes là devant une exigence explicite nouvelle de la représentation des substances en chimie : la forme ne suffit pas pour représenter les substances ; il faut que la forme proposée soit compatible avec une situation dynamique à laquelle la chimie est de plus en plus attentive. Cette situation dynamique serait peut-être mieux représentée si l'on suivait la suggestion de Rumpf (La mésomérie, p. 32) qui dit l'intérêt qu'il y aurait « de substituer, aux modèles rigides de la stéréochimie, des assemblages de sphères élastiques ». De toute manière, la persis-tance d'une forme substantielle ne peut être posée sans un jugement de stabilité, jugement qui doit envisager une comparaison avec des struc-tures plus ou moins déformées.

Il faut d'ailleurs se rendre compte que les conditions impliquées par la mésomérie sont dynamiquement importantes. La comparaison du cyclohexatriène kekuléen (corps hypothétique ou tout à fait insta-ble - ces deux expressions étant, à des nuances philosophes près, sy-nonymes) au benzène (corps bien réel et particulièrement stable) vient de nous prouver cette importance dynamique. C'est pourquoi Charles Dufraisse peut dire que la mésomérie est « un gros phénomène, dont les effets s'imposent à l'observation, même superficielle ».

« Ce gros phénomène, dit aussi Rumpf (loc. cit., p. 2), réclame l'in-tervention d'une notion nouvelle et fondamentale : l'effet énergétique de la mésomérie. » Rumpf ajoute en note : « Cet effet est « d'autant plus accentué » que les structures ont des stabilités plus voisines, d'où l'expression « énergie de résonance » et le mot de « résonance », utili-sés par certains auteurs étrangers pour désigner l'effet énergétique et la mésomérie elle-même, en vertu d'analogies superficielles avec le phé-nomène ondulatoire du même nom. » « Nous éviterons, continue

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Rumpf, cette terminologie fâcheuse qui suggère au lecteur non averti l'idée d'une oscillation rapide entre plusieurs structures 71

[172] . »

Ainsi, les effets énergétiques de la mésomérie sont spécifiques et ils sont considérables. Charles Dufraisse conclut (loc. cit., p. 12) : « Cette libération d'énergie par établissement d'un état intermédiaire est ce qu'il y a de plus étonnant et imprévisible. Antérieurement, Plu-sieurs auteurs avaient déjà émis l'idée d'un état intermédiaire pour la molécule correspondant à plusieurs formules électroniques, ou, com-me on disait alors, présentant la tautomérie de valence ; mais aucune n'avait pu supposer que l'établissement de cet état intermédiaire fût exothermique, surtout à un tel degré. C'est donc ce qu'il y a de plus profondément original dans la notion de mésomérie mais, du point de vue pratique, c'est également ce qui a les conséquences les plus impor-tantes pour le chimiste.

« Toute perte d'énergie se solde, on le sait, par le passage a un état plus stable. Par suite, l'établissement de l'état résonnant comportera, comme conséquence inévita-ble, la stabilisation de la structure. Cet effet de stabilisation des structures par résonance est, à l'heure actuelle, la conséquence la plus nette et la mieux établie de la notion de mésomérie. »

Et Charles Dufraisse donne des exemples de formules très compli-quées comme celles des phtalocyanines qui, du fait de la mésomérie, sont d'une stabilité remarquable. Ces corps, dit-il, représentent sans doute « le superlatif de la solidité ».

71 Comme nous sommes obligé de citer des auteurs différents, nous ne pouvons

prescrire les dénominations qu'ils choisissent. Nous gardons le mot « résonan-ce » dans les textes où il figure. Mais nous attirons l'attention du lecteur sur la note de Rumpf qui arrête justement, croyons-nous, toute confusion. Plusieurs auteurs donnent un avertissement semblable à la remarque de Rumpf.

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Rien de plus fructueux, pour un esprit philosophique, que de médi-ter sur un tel exemple. Il y pourra prendre une mesure de la puissance de construction du matérialisme instruit. Le philosophe est trop incliné à considérer les constructions complexes comme fragiles, réservant la permanence et la solidité pour les constructions simples. Il aura d'ail-leurs à réfléchir sur ce concept : la solidité d'une molécule. Il ne s'agit plus là du concept que se forme l'homo faber bergsonien dans le ma-niement et la taille des solides. Avec les conceptions des chimistes est entrée en scène une sorte d'énergie de la solidité. Enfin, le philosophe qui aura jeté un coup d'œil sur la complexe rosace (fig. ci-dessus) de la formule donnée par Dufraisse sera étonné aussi d'apprendre que cette construction compliquée qu'il imagine faite difficilement pièce par [173] pièce par le chimiste est, somme toute, l'objet d'une synthèse assez facile. Il suffit, dit Charles Dufraisse (loc. cit., p. 16) : « de chauffer le phtalonitrile dans un vase de cuivre ; 4 molécules se ren-versent l'une sur l'autre et complètent leur enchaînement en prenant aux parois l'atome de métal qui leur manque. Cette facilité de forma-tion est un signe d'exceptionnelle stabilité. D'autre part la solidité des colorants de cette catégorie est telle qu'on les a proposés pour rempla-cer les pigments minéraux ».

À l'occasion de cette molécule où se totalise tant de science, nous permettra-t-on de jouer un instant avec les traditions ? Un des grands songes de l'alchimiste était le « retournement des substances » et le maître aimait répéter à l'adepte ce conseil essentiel : « Mets dehors ce qui est dedans, et dedans ce qui est dehors. » Le chimiste organicien accomplit cette prouesse. Il provoque le renversement des molécules sur elles-mêmes, et chaque molécule comprenant 56 atomes s'en va prendre très au-dehors, l'arrachant de la paroi du vase, un seul atome de cuivre pour le mettre au centre même de sa belle rosace dont le bouton vient ainsi de l'extérieur.

Et tout cela sans mysticisme, sans aucun appui sur les convictions profondes des lointains archétypes.

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V Pour donner une esquisse aussi simple que possible de la mésomé-

rie nous avons pris comme exemple la molécule de benzène. Mais si l'on veut appliquer la méthode à des molécules un peu plus compli-quées, les difficultés augmentent vite et l'on se trouve devant des cal-culs qui demandent des semaines et des mois. Et il peut y avoir danger à vouloir les simplifier. Donnons une idée de cette complexité de la chimie calculée. Prenons l'anthracène. On veut partir comme le fait Pauling des 4 formules principales suivantes :

[174] On trouve alors des caractères de double liaison : 1/2, 1/4, 3/4, 1/4

distribués comme l'indique le schéma :

On en déduit alors des distances interatomiques. Cependant les

nombres calculés ne coïncident pas avec l'expérience. La raison de ce désaccord provient du fait qu'on n'a considéré que 4 formules pour l'anthracène, alors qu'il y en a plus de 400. Ainsi le chimiste, avant la mise en train de la méthode mésomérique, est obligé à un choix qui ne va pas sans danger de simplification abusive. S'il se refuse à faire un choix - et il y a des cas où il doit se refuser de faire un choix - le chi-miste se trouve devant une immense pluralité d'équations qui défie, semble-t-il, toute puissance de calcul.

Cette énormité des calculs est sans doute un trait nouveau dans le rationalisme scientifique appliqué à l'expérience de la matière. Pour établir les diagrammes fixant nos connaissances sur les densités élec-

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troniques autour des noyaux d'une molécule, diagrammes qui résu-ment les expériences de diffraction des rayons X dans les cristaux, on est conduit à calculer les termes d'une longue série triple de Fourier. Pascaline et Raymond Daudel 72

Nous parlions dans un précédent chapitre de ces étonnements de culture théorique qui, comme des électro-chocs, bouleversent [175] des rationalités périmées et déterminent de nouvelles organisations rationnelles du savoir. Ne peut-on de même parler ici d'un étonnement de la culture technique. Comment ne pas être surpris, merveilleuse-ment surpris, par cette convergence technique où des machines à cal-culer électroniques viennent calculer les densités électroniques des molécules chimiques. Il y a là une sorte d'homogénéité des moyens et des fins qui doit retenir l'attention du philosophe. Dans notre livre : Le rationalisme appliqué, nous avons proposé de segmenter le rationa-lisme en régions. En particulier, nous indiquions sous le nom d'élec-trisme un secteur autonome de la pensée et de l'expérience. La chimie de l'électron nous suggère de même des coordinations bien spécifi-ques. Il y a un sens à parler du rationalisme de l'électron, à désigner, nous semble-t-il, comme un secteur du rationalisme appliqué : l'élec-tronisme. Les techniques si spécialisées auxquelles nous venons de faire allusion ne peuvent être jugées en continuité avec les techniques mécaniques.

rappellent que les « opérations arithmétiques nécessitées par ce travail portèrent sur 700 00 000 de termes ». Les calculateurs de la sociométrie sont encore bien loin de l'audace des calculateurs de la molécule ! Le passé du calcul mathé-matique n'a pas d'exemple de calcul si énorme. Quand Ludolf de Co-logne, au début du XVIIe siècle, calcula le nombre π jusqu'à la trente -deuxième décimale, il désira qu'on gravât cette prouesse sur la pierre de son tombeau. Le calcul des diagrammes électroniques est une autre histoire. C'est bien là un travail surhumain. Ce travail surhumain a été effectué par des machines à calculer du type Hollerith à cartes perfo-rées. Les machines à calculer réalisent vraiment une transcendance du calcul humain.

72 Pascaline et Raymond DAUDEL, Les apports de la mécanique ondulatoire à

l'étude de la molécule, 1950, p. 14.

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Il est à peine besoin de signaler que de telles connaissances et de telles techniques ne peuvent s'acquérir et se manier qu'au sein même de la cité scientifique, au point même de la culture longuement acqui-se par les efforts de plusieurs générations. Le caractère social de la science - nous l'avons dit bien des fois - est désormais un caractère fondamental de la science contemporaine.

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[176]

Le matérialisme rationnel

Chapitre VI LE RATIONALISME

DE L’ÉNERGIE EN CHIMIE

« Mais avant ? Rien qu'elle : une énergie sans âge. »

Robert GANZO, Colères, IV.

I

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Le concept d'énergie, à le prendre dans son acception scientifique précise, est une acquisition essentiellement moderne. Pour un physi-cien, pour un mathématicien, ce concept est maintenant si net qu'on peut le mettre - qu'on doit le mettre - au rang des concepts fondamen-taux, en lui donnant son entier statut scientifique, c'est-à-dire en le séparant de tout rapport avec les notions communes, en arrêtant toutes les résonances d'un mot qui se perd dans le vague et la multiplicité des images, dans la facilité des métaphores.

Certes, de ce concept scientifique désormais très net, on pourrait décrire une confuse histoire ; on pourrait, en particulier, retracer les difficultés dernières de sa prise de netteté. Par exemple on toucherait un point sensible de l'évolution des idées en étudiant la notion sous sa

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forme mécanique, déjà très rationalisée, dans les rapports de la méca-nique de Descartes à la mécanique de Leibniz 73

[177]

. Les débats sur la notion de force vive ont été très nombreux, très mêlés. Il y aura tou-jours intérêt, dans une prise de culture, à revivre de telles polémiques. Mais notre but, dans ce chapitre, est de partir de l'esprit scientifique constitué. Une trop longue histoire troublerait cette déclaration de primauté rationnelle qu'il nous faut faire pour prendre le départ de la science énergétique moderne, pour comprendre l'organisation essen-tiellement énergétique de la matière.

Du point de vue philosophique, le matérialisme énergétique s'éclai-re en posant un véritable existentialisme de l'énergie. Dans le style ontologique où le philosophe aime à dire : l'être est, il faut dire : l'énergie est. Elle est absolument. Et par une conversion simple, on peut dire deux fois exactement la même chose : l'être est énergie - et l'énergie est être. La matière est énergie.

Aussitôt le règne de l'avoir est renversé. Il est renversé de fond en comble, non pas seulement au profit de l'être, mais au profit de l'éner-gie. L'énergie est le support de tout ; il n'y a plus rien derrière l'éner-gie.

On disait jadis : la matière a une énergie ; on attachait une énergie à la matière comme on attelle un cheval à une charrue. Ce faisant, on limitait, par une dialectique rapide, la notion de matière à son caractè-re de matière inerte, de matière pour laquelle on n'a pas besoin d'envi-sager une énergie interne. Certes, on avait raison de choisir cette limi-tation, d'imposer cette dialectique dans certains secteurs de l'organisa-tion scientifique, dans un rationalisme régional comme la mécanique rationnelle où il est indifférent de savoir si le mobile du mouvement est en fer, en pierre ou en cuivre. Mais ce matérialisme extérioriste, ce matérialisme de la matière résumée en son inertie, de la matière qu'on pose comme dépourvue d'énergie interne n'est plus suffisant dès qu'on aborde la science chimique contemporaine, dès qu'on veut prendre

73 Les bons livres abondent qui étudient cette période. Voir en particulier : Er-

nest MACH, La mécanique, trad., 1925. René DUGAS, Histoire de la méca-nique, 1950. Les philosophes liront avec intérêt l'ouvrage de Martial GUÉ-ROULT, Dynamique et métaphysique leibniziennes.

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connaissance, non pas seulement des phénomènes chimiques, mais de la dynamique même des phénomènes chimiques, dynamique qui, en apportant la véritable explication de la phénoménologie matérialiste, ouvre la voie à des réalisations toutes nouvelles.

Ainsi la racine essentiellement énergétique des phénomènes chi-miques s'impose à la recherche. Nous entrons dans une région de l'ex-périence où le strict phénoménisme, celui qui professe se désintéresser des causes profondes, ne saurait plus être qu'une clause de style. On peut bien dire encore que telle substance présente tel et tel phénomè-ne. Mais le phénomène n'est pas une simple apparence qu'on peut se borner à décrire ; il est la manifestation d'une énergie ; les réactions chimiques sont des rapports d'énergie. Si l'on ne connaît pas ces rap-ports d'énergie, on ne peut exploiter toutes les possibilités d'action que nous avons désormais pour la création de substances nouvelles. Dès lors, un philosophe qui reconnaîtra l'instance profonde qu'est l'énergie, un philosophe qui suivra la pensée effective du chimiste contemporain devra convenir que l'énergie joue désormais le rôle de la chose en soi. Cette vieille notion, dont on a si souvent dénoncé le caractère de monstrueuse abstraction, la voici toute concrète. Du moins, on [178] peut placer l'énergie philosophiquement comme on plaçait la chose en soi : elle est le support fondamental des phénomènes. De toute façon, si l'on tient à laisser dormir dans leur passé les vieux fantômes de la philosophie, il faudra toujours convenir que l'énergie est la réalité à étudier en deuxième position, après sans doute qu'on a décrit les phé-nomènes résultant des réactions chimiques, mais avec une nécessité inéluctable dès que l'on veut comprendre les phénomènes dans leur fond, à la fois dans leurs causes profondes et dans leurs raisons fon-damentales. Le matérialisme a un fond d'énergétisme. C'est par les lois de l'énergie que l'on peut rendre compte des phénomènes de la matière.

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II Si l'énergétisme est si fondamental, il convient de mettre au rang

des notions organiquement premières la notion d'énergie. Il faut don-ner à cette notion son plein statut de notion de base, c'est-à-dire lui conférer la simplicité. Sans doute la pédagogie construit cette notion, comme si elle était complexe, à partir de la notion de force appliquée et d'espace parcouru ; la pédagogie l'analyse dans une formule des di-mensions où interviennent les notions de masse, d'espace, de temps qui passent pour primordiales. Mais cette « analyse » ne prouve rien contre l'existence synthétique de la notion d'énergie. Au surplus, dans le domaine des atomes et des molécules, on ne pourra jamais trans-former cette analyse toute conceptuelle de la notion d'énergie en une analyse réalistique. Toujours, dans le domaine de la chimie, il faudra prendre la notion d'énergie comme une primitive réalité. Dans la chi-mie, la force n'apparaît pas comme le produit d'une masse par une ac-célération suivant la définition fondamentale de la mécanique classi-que. Jean Thibaud en fait explicitement la remarque 74

Il ne convient d'ailleurs pas de considérer cette impossibilité d'ana-lyse comme une condition désastreuse. Il ne faut pas croire [179] qu'on se contente de la notion d'énergie comme d'un pis-aller. À l'usa-ge, la notion de niveaux d'énergie devient si claire, sa puissance d'ex-plication, tant dans la physique du noyau que dans la chimie de l'ato-me et de la molécule, devient si grande qu'il semble qu'on embarrasse-rait inutilement la science des phénomènes de la matière si l'on cher-chait, suivant l'idéal cartésien, une réduction des phénomènes à des conditions spatio-temporelles. Ainsi tout va bien comme cela : la no-

. Il rappelle que nous ferions fausse route si nous cherchions, à l'intérieur des noyaux, des descriptions géométriques et mécaniques pour expliquer les éner-gies de résonance : « Dans la mécanique quantique, qui admet seule-ment les énergies comme grandeurs déterminées... subsiste la seule possibilité de chiffrer les états d'énergie que présente un noyau au cours de ses transformations. »

74 Jean THIBAUD, Puissance de l'atome, p. 58.

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tion d'énergie prise comme notion de base fournit des explications lu-mineuses, dès qu'on accepte le règne de l'énergétisme. Il suffit de s'at-tacher à la nouvelle culture pour rendre l'esprit sensible à cette nouvel-le lumière. Dans cette déclaration de simplicité fonctionnelle à l'égard d'une notion qui a été complexe dans sa formation historique, nous voyons un exemple manifeste de ce que nous avons appelé l'épistémo-logie non cartésienne. Dans un tel acte d'épistémologie non cartésien-ne, une notion complexe reçoit un brevet de simplicité.

D'ailleurs si l'on considère l'étroit rapport de la mécanique quanti-que avec le principe de Heisenberg, on voit que la quatrième inégalité lie l'indétermination de l'énergie à l'indétermination du temps :

∆E.∆t ≥ h2π

Dans une telle inégalité, énergie et temps apparaissent dans la mê-

me primitivité. Pour comprendre leur corrélation dans l'inégalité fon-damentale de Heisenberg, il faut prendre énergie et temps concur-remment, sans donner à aucune des deux notions un privilège de sim-plicité.

Quelle mine de pensées le philosophe trouverait s'il voulait méditer cette subtile dialectique de l'énergie et du temps qui s'articule sur la quatrième inégalité de Heisenberg, ensuite des 3 inégalités formulant la dialectique de la vitesse et de l'espace ! En prenant la quatrième inégalité comme un axiome, il faudrait que le philosophe conjoigne toujours les analyses temporelles et les analyses énergétiques. Les conjoindre et cependant les opposer en raison même de leur finesse, la précision d'une des deux analyses étant automatiquement payée par une imprécision de l'autre. Tout le bergsonisme pourrait ici être repen-sé en une dialectique du temps et de l'énergie, en une dialectique de la durée et de l'intensité.

Mais ce n'est pas le moment pour nous d'étudier le passage de la microphysique à la micropsychologie. Revenons à nos molécules.

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[180]

III Il convient précisément de bien voir dans quelles conditions le

principe de Heisenberg peut être appliqué à la science moléculaire. Nous ne pouvons naturellement pas étudier ces conditions en détail. Une telle étude ne pourrait se développer que comme un commentaire philosophique perpétuel des progrès de la chimie contemporaine. Tout esprit philosophique qui se mettrait à l'école de la science verrait combien la science contemporaine est philosophique en son fond. Nous sommes obligé, dans ce court essai, de nous borner à indiquer une grossière classification des problèmes.

La complexité des problèmes tient précisément au fait que le do-maine moléculaire est le domaine où viennent s'unir la macrophysique et la micro-physique. En simplifiant les choses, on peut dire en effet que les noyaux que constituent les atomes réunis dans la molécule re-lèvent, quant à leur groupement, de la macrophysique, tandis que tous les électrons qui accompagnent ces noyaux et qui unissent chimique-ment ces noyaux relèvent de la mécanique quantique. En d'autres ter-mes, les noyaux sont trop lourds pour être affectés par l'indétermina-tion de Heisenberg ; en revanche, les électrons sont trop légers pour s'accorder avec les principes de la mécanique classique : ils sont régis par le principe de Heisenberg.

Voici d'ailleurs des conséquences de cette division. Puisque l'indétermination de Heisenberg ne touche guère les

noyaux de la molécule, il y a un sens à parler de la localisation des atomes dans la molécule. La molécule a une structure.

Au contraire, puisque l'indétermination de Heisenberg touche les électrons, puisque les électrons ne sont pas soumis aux principes de la localisation commune, on ne peut parler d'une structure électronique véritable, et nous avons vu, dans un chapitre précédent, que les « car-tes » moléculaires ne pouvaient représenter que des courbes d'iso-densité électronique autour des noyaux localisés.

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Mais quelle est finalement la plus intéressante des deux cartogra-phies ? Celle qui donne avec une grande exactitude la place des ato-mes dans la molécule, ou celle, plus floue, plus conventionnelle, plus indirecte, qui compute des probabilités de présence pour les électrons de liaison ?

La réponse est, semble-t-il, en faveur de la seconde cartographie. La première cartographie répond à la question comment. [181] La se-conde donne le pourquoi du comment. En effet les connaissances structurales nous disent bien comment les atomes sont placés dans la molécule ; elles ne nous disent pas pourquoi ces atomes s'y trouvent plus ou moins fortement réunis. C'est donc à l'égard du pourquoi que les représentations de densité électronique deviennent de jour en jour plus précieuses et plus explicites. Ce sont elles qui nous font aperce-voir les conditions dynamiques de la structure.

Nous comprenons maintenant pourquoi, avant les conceptions de la dynamique électronique, les représentations des liaisons chimiques ne pouvaient être que des représentations statiques, des dessins de « squelette » ; pour en voir la réalité complète il fallait découvrir que cette réalité relève de la réalité de l'énergie, ou mieux encore, d'un énergétisme électronique.

Et puisque nous mettons ici la philosophie chimique en diptyque, accentuons l'opposition des connaissances structurales et des connais-sances énergétiques.

Dans la molécule, où sont les noyaux ? La réponse est précise là et là. Dans la molécule, que font les noyaux ? Rien.

Dans la molécule, où sont les électrons ? La réponse est imprécise : çà et là. Dans la molécule que font les électrons ? Tout.

Bien sur, a peine ce diptyque est-il présenté qu'il faudra l'estomper. Il faudra en particulier reconnaître que les noyaux des atomes tiennent solidement leur cortège d'électrons intérieurs, laissant seulement à quelques électrons périphériques la charge d'établir des liaisons avec les noyaux voisins. Il faudra ainsi reconnaître que les noyaux main-tiennent une individualité pour les atomes, de sorte que l'on pourra retrouver intégralement les atomes, par analyse, en brisant les liaisons chimiques, en rappelant les électrons périphériques pour les réintégrer dans le domaine proprement atomique.

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Il n'en reste pas moins que la rapide division que nous venons de présenter sépare le règne de la molécule en ces deux aspects : l'aspect anatomique et l'aspect physiologique. L'étude des fonctions chimiques ne ressortit pas à une anatomie des structures ; on ne peut pas complè-tement les comprendre si on les considère comme des juxtapositions d'atomes ou de groupes d'atomes. Il faut en venir à considérer la mo-lécule comme un champ de force, comme un domaine où s'échangent des énergies. L'énergie est le véritable lien. C'est la réalité dynamique fondamentale.

Et la molécule est un merveilleux domaine où l'énergie se structu-re. La molécule ne subsiste qu'en trafiquant de l'énergie, en allant sans cesse d'une structure d'énergie à une autre. Elle reçoit [182] de l'éner-gie de l'extérieur, la garde, la renvoie, la transforme. La molécule cor-respond vraiment à la dialectique de la matière et de l'énergie. Elle réalise la synthèse de cette dialectique. Elle est vraiment le noeud de l'activité matérielle. L'étude de la molécule doit donc apporter de nombreuses leçons au matérialisme actif, au matérialisme de l'activité de la matière.

Nous allons essayer de situer le problème de l'énergie moléculaire dans l'ensemble des conceptions de l'énergétique.

IV Dans la science contemporaine, les connaissances sur l'énergie ont

reçu une grande impulsion des conceptions nouvelles sur l'énergie rayonnée. Plus précisément, la conception de l'énergie quantifiée par Max Planck a entraîné une double révolution dans les connaissances de la matière et du rayonnement.

Le rayonnement, dans la science de nos jours, est peut-être l'entité physique la plus nettement rationalisée. Cette entité est pour ainsi dire totalement définie par sa variable essentielle : la fréquence. L'immen-se variété des phénomènes des rayonnements est mise en un ordre par-fait, sans ambiguïté possible, par la détermination de la seule variable fréquence. La notion de fréquence nous apparaît donc pourvue d'un véritable caractère d'universalité objective. Elle est un noumène indis-

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pensable pour comprendre les phénomènes du rayonnement. Il semble que cette notion de fréquence prenne le maximum de réalité en se pré-sentant comme la base de l'énergie de rayonnement suivant la formule fondamentale de Planck :

E = hv

On peut bien désigner cette énergie qui se présente comme propor-

tionnelle à la fréquence comme une énergie fréquencielle. La connais-sance de l'énergie fréquencielle du rayonnement, nous le verrons dans un instant, permet d'intervenir finement dans l'entrecroisement des forces qui constituent l'être dynamique de la matière.

Au XIXe siècle, pour apprécier ces forces, on ne possédait guère que la méthode de la thermochimie ; on n'étudiait l'énergie des molé-cules qu'en les détruisant. On déterminait leur « chaleur de dissocia-tion », c'est-à-dire le nombre de calories qui étaient nécessaires pour séparer les atomes constitutifs. Mais comme on détruisait un grand nombre de molécules à la fois sans pouvoir les [183] compter, la thermochimie ne pouvait guère dépasser les bilans généraux, des bi-lans qui s'exprimaient au niveau de la moléculegramme, c'est-à-dire à l'aide d'un concept artificiel, d'un concept qu'on n'espérait guère alors transformer pour l'appliquer à une molécule isolée 75

Là, comme partout, la détermination effective du nombre d'Avo-gadro par Jean Perrin au début du XXe siècle a réalisé un approfon-dissement prodigieux de la phénoménologie atomistique. Puisque la connaissance du nombre d'Avogadro donnait le nombre des molécules contenues dans un litre de gaz, puisque, d'autre part, l'expérience de laboratoire donnait l'énergie nécessaire pour dissocier les molécules contenues dans un litre de gaz, on pouvait, par une simple division arithmétique, connaître l'énergie de dissociation au niveau de la molé-cule isolée.

.

Insistons un peu sur cette révolution épistémologique qui va nous permettre de nuancer la philosophie réaliste. Avant de connaître effec-

75 Sur ce concept voir notre ouvrage : Les intuitions atomistiques, chap. IV.

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tivement le nombre caché correspondant à l'hypothèse d'Avogadro, on pouvait sans doute, en se confiant à une philosophie réaliste de l'ato-me, penser la dissociation au niveau de la molécule isolée, mais aucu-ne justification expérimentale ne pouvait être donnée d'une telle ex-trapolation. La détermination effective du nombre d'Avogadro, en une sorte de contexte expérimental bien constitué, a permis, en toute sécu-rité, cette extrapolation. Les travaux de Jean Perrin ont ainsi, en quel-que sorte, donné une réalité au réalisme.

Souvent le réalisme est une profession de foi qui ne rencontre pas son objet réel. L'atomisme, par les travaux de la physique contempo-raine, a conquis son objet réel. Bien entendu, l'objet réel découvert par la science s'est révélé bien différent de l'objet postulé par les philoso-phes. Mais la foi réaliste, comme toutes les fois, n'est pas exigeante sur les preuves ; elle absorbe toutes les preuves de prime abord sans grand souci de suivre le détail des vérifications. C'est pourquoi tant de philosophes disent et répètent que l'atomisme scientifique a confirmé l'atomisme de Démocrite. Les choses ne sont pas si simples. Quand on suit le long effort de pensée et d'expérience des travaux de Jean Per-rin, on ne peut manquer de saisir la nette différence philosophique qui existe entre un réalisme affirmé et un réalisme vérifié.

Mais les déterminations de la thermochimie portée au niveau du réalisme absolu par la connaissance du nombre d'Avogadro sont enco-re, en quelque manière, indirectes. La chimie quantique [184] nous apprend à penser les détails de la dissociation moléculaire pour ainsi dire sur chacun des liens qui unissent les atomes dans une molécule particulière. La chimie quantique mesure l'énergie de ces liens en ergs. Ainsi la chimie quantique, vaste appareil de rationalité, s'adapte à un réalisme énergétique minutieux, réalisme qui va se déterminer non pas seulement globalement par la dissociation totale de la molécule, mais vraiment par une intervention intime en forçant la molécule à répon-dre point par point à un interrogatoire énergétique détaillé qui touche les liaisons les unes après les autres. Cet interrogatoire n'est possible que dans une connaissance dialectique du rayonnement et de la matiè-re, dialectique qui est sans doute un des caractères les plus étonnants du matérialisme contemporain.

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V Essayons de donner une rapide ébauche des correspondances de la

structure interne de la molécule et de la quantification du rayonnement absorbé ou émis par la molécule. On pourra voir dans cette ébauche une dialectique entre structure de substance et structure d'énergie.

Mais d'abord disons en quelques mots pourquoi, en première ap-proximation, on peut laisser de côté l'énergie proprement thermique. Cette énergie thermique provient des chocs des molécules entre elles. Elle ne devrait être considérée que dans la mesure où ces chocs reten-tissent à l'intérieur de la molécule. Au surplus ces chocs intermolécu-laires n'ont pas une énergie quantifiée ; ils ne peuvent déterminer que par exception des résonances intramoléculaires régulières. En d'autres termes, l'énergie thermique est relative à des mouvements d'ensemble de la molécule. Dans un mouvement d'ensemble de la molécule, la molécule est un mobile comptable de la physique et de la mécanique de la continuité. Son étude, touchant les phénomènes de la chaleur, est plus proche de la connaissance commune. Cette étude a pris place dès la fin du XVIIIe siècle et a donné, dans le courant du XIXe siècle, une des plus belles et des plus solides doctrines de la physique classique : la théorie cinétique de la chaleur.

Remarquons, au passage, la nette segmentation de la phénoméno-logie qui s'opère à la limite même de la molécule. À l'intérieur de la molécule apparaît la mécanique quantique. À l'extérieur, la mécanique classique est valable. Vue de l'extérieur, la molécule n'est pour ainsi dire plus chimique. Elle n'a plus, pour [185] spécifier sa nature que sa masse. Corrélativement, il faudra arrêter la physique à la frontière du domaine moléculaire. Par exemple, on dit bien en physique : tous les corps se dilatent par la chaleur. Il faut ajouter : tous les corps se dila-tent par la chaleur sauf la molécule. Le phénomène de la dilatation des corps ne vaut que pour un ensemble de molécules. En somme, ce qui se dilate dans les corps, c'est le vide, le vide qui sépare les molécules d'un ensemble de molécules.

Une fois écartées les considérations énergétiques qui touchent plu-tôt les actions mécaniques réciproques des molécules entre elles que la

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dynamique interne de la molécule isolée, voyons quelles sont les di-vers phénomènes intramoléculaires qui peuvent provoquer des rayon-nements ou être provoqués par des rayonnements et nous renseigner sur le rationalisme de l'énergie moléculaire. Nous verrons qu'étant données les lois des échanges énergétiques, cette désignation d'un ra-tionalisme ne force pas le sens qu'on peut attacher à toute organisation d'un domaine de rationalité.

Les phénomènes de l'énergie intramoléculaire peuvent être classés en 3 espèces :

1˚ Les électrons des différents atomes de la molécule gardent les

possibilités de mutation d'états énergétiques qu'ils avaient dans l'atome. À vrai dire, ils ont été en partie redistribués par la cons-titution de l'ensemble des atomes en molécule. C'est sur la base de cette redistribution qu'en changeant d'état quantique les élec-trons donneront les spectres spécifiquement moléculaires. On désignera donc l'énergie mise en jeu dans ce cas comme une énergie électronique ;

2˚ Les atomes eux-mêmes, dans le domaine de la molécule, peu-vent osciller autour de leur position d'équilibre. Ils manifestent une énergie qu'on désignera comme énergie de vibration ;

3˚ Enfin il peut y avoir des modifications discontinues dans la ro-tation de toute la molécule autour de certains de ses axes. On parlera donc dans ce cas d'une énergie quantique de rotation.

Il est bien entendu que les principes de la quantification sont impo-

ses séparément à ces 3 ordres de phénomènes et qu'en particulier il n'y a rayonnement de quanta d'énergie que lorsqu'il y a des changements discontinus dans la distribution des électrons, dans l'état de vibration des atomes, dans l'état de rotation de la molécule. Ainsi électrons, atomes contenus dans la molécule et la molécule elle-même émettent des quanta d'énergie à l'occasion d'une triple discontinuité. Il semble que la situation dynamique de la molécule doive être d'une complica-tion inextricable. Mais il [186] se trouve que les quanta d'énergie pro-venant de ces 3 phénomènes quantiques ont des ordres de grandeur nettement différents. En gros, les quanta d'énergie d'origine électroni-

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que sont 100 fois plus grands que les quanta d'énergie de vibration, eux-mêmes 100 fois plus grands que les quanta d'énergie de rotation. En nous rappelant la formule fondamentale des rayonnements :

E = hv

nous voyons donc que les rayonnements provenant de la première cause ont une fréquence, en gros, 100 fois plus grande que les rayon-nements provenant de la deuxième cause, et que les fréquences de ceux-ci sont elles-mêmes 100 fois plus grandes que les fréquences dues à la troisième cause.

Cette mise en ordre, tout arithmétique, est en quelque manière en-core accentuée parce que ces 3 ordres de grandeur agissent dans 3 ré-gions spectrales que nous pouvons distinguer facilement dans l'expé-rience technique.

Malgré ce classement qui permet une étude des phénomènes en 3 parties bien séparées, il subsiste des phénomènes qui peuvent être comptables de plusieurs raisons de variations énergétiques. Par exem-ple les raies spectrales électroniques peuvent être accompagnées d'une structure fine provenant de l'adjonction, aux niveaux de structure élec-tronique, de quanta d'énergie de vibration. Les phénomènes spectraux correspondant à l'énergie de la molécule sont donc d'une grande com-plexité. Corrélativement, en débrouillant cette complexité, on acquiert des connaissances de plus en plus précises sur les états énergétiques d'une molécule. C'est ici le pluralisme très grand des états énergéti-ques qui permet d'établir le rationalisme de l'énergie.

Mais instruisons-nous sur l'énergie des phénomènes moléculaires en considérant les spectres de rotation où, semble-t-il, la structure de la molécule n'est pas modifiée (ou est modifiée au minimum) et voyons comment ces spectres de rotation pure, situés dans l'infra-rouge, peuvent cependant nous apporter des renseignements sur la structure de la molécule.

On démontre en effet que l'énergie de rotation ne peut prendre que les valeurs :

2h8 2π I

∂(∂ +1)

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ζ étant le nombre quantique de rotation. Ce nombre ne peut pren-dre que les deux valeurs + 1 et - 1.

[187] I est le moment d'inertie de la molécule autour de l'axe de rotation.

Les sauts d'énergie sont alors égaux à hv =2h

4 2π I. Il en résulte des

fréquences v données par la relation :

hv =2h

4 2π I

Ainsi, la caractéristique de structure qu'est le moment d'inertie I est

calculée à partir d'une détermination spectrale. Pour une molécule diatonique, connaissant I et connaissant m1 et

m2, masses des deux atomes constituants, on a immédiatement la dis-tance d de ces deux atomes par la formule :

2d = I(

11m+

12m)

On obtient ainsi - combien indirectement ! - la dimension des mo-

lécules. Par exemple, Champetier indique pour les molécules des aci-des halogénés les distances interatomiques suivantes

Acide fluorhydrique 0,92 Angstrom Acide chlorhydrique 1,28 Angstrom Acide bromhydrique 1,42 Angstrom Acide iodhydrique 1,62 Angstrom

Si l'on considère la longue préparation théorique qu'il a fallu pour

arriver à de telles déterminations expérimentales, on ne peut plus mé-connaître l'activité rationaliste de la chimie contemporaine. La pers-pective du rationalisme appliqué se présente même là avec une singu-

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lière profondeur. L'objet ne s'institue qu'au terme d'un long processus d'objectivité rationnelle. La distance qui sépare les deux atomes d'une molécule échappe évidemment à toute mesure directe. Comment sai-sir cet « objet » alors qu'il n'est jamais qu'un individu perdu dans une foule immense. Il est insaisissable. Si l'on veut être philosophique-ment précis on ne peut vraiment pas désigner cet « objet » comme une chose. Ainsi une fonction de première description comme est la lon-gueur d'une chose filiforme dans la connaissance commune est primi-tivement inopérante dans le monde moléculaire. On ne peut dire que c'est une donnée que d'une manière verbale, en supposant qu'il va de soi que toute chose a une longueur.

Ce serait donc assourdir les intérêts philosophiques de la recherche scientifique que de résumer, dans la seule philosophie du réalisme, la doctrine de la détermination de la longueur de la [188] molécule. Par-ler sur résultats voilà qui est à l'antipode d'une saine culture philoso-phique. Il faut là encore suivre le processus épistémologique qui mène à ce résultat particulier, car ce processus est déterminant pour d'autres résultats. En somme, on ne mesure pas la longueur d'une molécule, on calcule cette longueur. Nous avons là une nouvelle preuve de la su-prématie moderne de la physique calculée sur la physique mesurée. Dans ce domaine de la molécule, l'aire des mesures est si éloignée de l'aire où s'expriment les résultats du calcul qu'on ne peut plus accepter une philosophie du donné.

Si nous pouvions d'ailleurs suivre en un long commentaire tous les circuits d'expériences et de pensées qui aboutissent à des résultats convergents, nous verrions que chaque circuit particulier apporte des nuances particulières. Ainsi l'examen des spectres de vibration conduirait aussi à déterminer la « longueur » d'une molécule biatomi-que. Mais alors il apparaîtrait nettement que cette longueur est solidai-re d'un état de vibration, solidaire d'une énergie particulière. Nous ver-rions ainsi que ce sont bien les conditions énergétiques qui détermi-nent les structures géométriques. L'énergie doit être mise au rang des notions premières.

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VI Mais, faute de pouvoir suivre dans un livre de philosophie chimi-

que tout cet immense travail sur les spectres moléculaires, attirons l'at-tention sur un caractère particulier de la chimie quantique. En somme, la chimie quantique a deux caractères philosophiques principaux : elle est fondée, comme nous venons de l'exposer brièvement, sur la quanti-fication de l'énergie - et, deuxième caractère, elle désigne l'état réel parmi une essentielle multiplicité d'états possibles. Elle a besoin de tracer a priori le plan de toutes les possibilités d'une réaction pour bien suivre l'évolution d'une réaction réelle.

Donnons une esquisse de cette mise en plan des possibilités de ré-action chimique en nous inspirant des pages de Dewar (loc. cit., pp. 25 et suiv.).

L'application de la théorie quantique à l'étude des réactions chimi-ques, rappelle Dewar, a été tentée d'abord par Heitler et London et leur théorie reste fondamentale. Heitler et London considèrent une réaction très simple qui s'écrirait en chimie élémentaire :

A. + BC = AB + C

[189] l'atome A remplaçant dans la molécule BC l'atome C qui se trouve libéré.

Si l'on indique la réaction sous son aspect électronique, on peut écrire :

(α ) = A.+ B :C → A : B + C.

L'atome A a primitivement un électron célibataire, B et C sont liés primitivement par une paire d'électrons. À la fin de la réaction, ce sont A et B qui sont liés par une paire d'électrons et C qui a un électron célibataire.

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Pour que la réaction se produise il faut que les corps réagissent avec assez d'énergie pour que la liaison B — C soit rompue ; B, ensui-te, se combinera à A.

Heitler et London firent d'abord une étude aussi totale que [190]

possible de l'énergie du système des 3 atomes A, B, C d'après leur po-sition respective. Ils prouvèrent que l'énergie d'un tel système est mi-nima si les 3 atomes A, B, C sont en ligne droite. Puisqu'une énergie minima désigne un état stable, il convient d'étudier d'abord les confi-gurations linéaires du système.

Cette configuration linéaire dépend alors évidemment de deux va-riables : la distance de B à C et la distance de A à B. L'énergie qui ca-ractérise ce système dépend de ces deux distances. C'est une fonction de ces deux variables qu'on peut prendre comme deux coordonnées ; la fonction énergie doit alors être représentée par une troisième coor-donnée. Il s'agit donc de tracer une carte qui donne le relief de l'éner-gie en fonction des deux distances interatomiques, le relief de toutes

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les énergies possibles. Cette carte en relief sera représentée par des lignes de niveau le long desquelles l'énergie du système reste constan-te. Comme les états énergétiques sont quantifiés, les courbes de ni-veau de la réaction chimique seront, par certains côtés, moins conven-tionnelles que celles par lesquelles on figure un relief orographique.

La carte a la forme ci-dessus. Il faut la voir dans l'espace, il faut la lire en hauteur comme une

carte d'état-major dressée en courbes de niveau. La région blanche W est un haut plateau. Elle correspond à une

énergie non quantifiée. Dans cette région les 3 atomes sont séparés par des distances trop grandes pour que la réaction chimique puisse se produire.

La région blanche I est une zone interdite : l'une au moins des deux distances AB et BC serait, dans cette région, plus petite que la somme des rayons atomiques, ce qui est évidemment impossible. Notons qu'au voisinage des axes Ox, Oy, les lignes de niveau se resserrent, la pente devient très grande, l'énergie devient rapidement croissante.

Entre les deux régions de grande énergie, entre les deux régions élevées W et I, tout géographe reconnaîtra la configuration de deux vallées qui se réunissent à leur sommet au col Z. Le chemin indiqué en pointillé est le « Thalweg » qui fait passer de la vallée X à la vallée Y.

C'est le long de ce Thalweg que se développe la réaction chimique oc. En X, la distance BC était petite, B et C étaient liés en une molé-cule B : C, la distance AB était grande, A était libre. En Y, la réaction a eu lieu, la distance AB est devenue petite, A et B sont liés en une molécule A : B, la distance BC est devenue grande, donc C est libre. En Z, au col, les distances de B et de C d'une part, de C et de A d'autre part sont comparables. C'est au [191] col que se décide la réaction. La « hauteur » du col Z est précisément l'énergie qu'il faut apporter pour faire franchir le col, pour passer d'une vallée à l'autre, pour permettre à la réaction de se produire.

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La ligne du Thalweg XZY est la ligne d'évolution naturelle. Pour suivre un chemin différent, il faut monter la pente des bords de la val-lée, autant dire qu'il faut « activer » le système A, B, C. L'on produit alors une molécule qui n'est pas dans l'état « normal », qui n'a pas l'équilibre intime de la molécule normale. Tout trajet qui quitte le Thalweg aboutit à une molécule excitée.

Quand le système est en Z, il est dans un état de transition. La dis-tance AB et la distance BC sont l'une et l'autre trop grandes pour qu'on puisse parler d'un état moléculaire. En particulier les 3 électrons en-gagés dans la réaction électronique sont en voie de nouvelle réparti-tion.

Cet état Z est un état d'équilibre. Cet état d'équilibre est instable, mais l'instabilité n'a lieu qu'à l'égard d'un déplacement possible du point figuratif sur la ligne XZY. Bref, la ligne pointillée XZY peut être appelée la coordonnée de la réaction, « the reaction coordinate ».

Le long de cette coordonnée de réaction, il n'est pas nécessaire, semble-t-il, de briser la molécule BC pour former la molécule AB. L'approche des atomes en réaction est, en quelque manière, plus douce le long du Thalweg. L'état transitoire est finalement un état où les électrons se réorganisent sans que les noyaux plus lourds aient à inter-venir. Les électrons subissent une transformation électronique adiaba-tique, transformation moins brutale que celle qui exige des inversions de spins des électrons (reversal of electron spins). On comprend donc que ce soit le long de la coordonnée de réaction, le long du Thalweg de la carte de l'énergie, que s'accumulent les molécules. Sans doute un atome isolé peut s'en aller cheminant sur un sentier désert loin du chemin de la vallée. Mais on ne fait pas de chimie avec quelques ato-mes égarés ; la chimie étudie les lois de l'atome-foule. Et les atomes en foule suivent les chemins creux.

Qu'on ne nous accuse pas de jouer avec des images et de rêver sur carte. En fait, la carte en relief de Heitler et London résume toute la problématique de la réaction chimique. Cette carte permet d'étudier finement les états de transition. C'est dans ces états de transition qu'on peut se rendre compte de l'action des forces chimiques. Si nous vou-lons augmenter notre pouvoir d'intervention, c'est dans le devenir même de la réaction que nous devons [192] maintenant tenter d'agir. Encore une fois, nous devons conclure qu'une science des résultats est

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une science qui apparaît maintenant comme une science mutilée. Au matérialisme statique, le matérialisme de l'énergie adjoint un matéria-lisme activiste. C'est là un champ de recherches toutes nouvelles. Un philosophe qui se mettrait à l'école du chimiste moderne serait bien étonné en découvrant la prodigieuse variété des devenirs de la matiè-re.

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[193]

Le matérialisme rationnel

Chapitre VII LE RATIONALISME

DE LA COULEUR

« L'étain a la propriété d'exalter la couleur rouge des végétaux ; ce qui est connu des cuisiniers qui ne manquent pas de mettre une cuiller d'étain dans la compote de poires pour lui donner une belle couleur rouge. »

SAGE, Analyse chimique et correspondance des trois règnes, 1786, t. III, p. 210.

I

Retour à la table des matières

Une exposition complète des doctrines matérialistes devrait ouvrir un long débat philosophique sur la notion de qualité. Un tel débat se déroulant entre matière et qualité serait finalement plus serré, il tou-cherait des éléments plus concrets que le débat entre matière et forme. Il faudrait alors revoir la traditionnelle distinction des qualités premiè-res et des qualités secondes. Il faudrait se demander si cette distinction n'est pas une simplification rapide fondée sur l'idéalité des formes et sur le sensualisme de certaines qualités. On pourrait alors susciter des inversions où les qualités secondes deviennent les qualités premières, et vice versa, car le seul fait que la chimie classique s'organise avec la notion de masse et non avec la notion d'étendue prouve que de telles

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inversions sont possibles. On retrouverait ainsi des dialectiques philo-sophiques sans nombre, des dialectiques un peu oisives, qui laissent, après débat, les adversaires sur leur position. Il nous semble plus pro-fitable de suivre la dialectique éminemment progressive de l'histoire des sciences, d'étudier la notion de qualité matérielle sur le trajet mê-me qui va du matérialisme naïf au matérialisme instruit.

Sur ce trajet, à titre d'exemple, nous n'étudierons qu'une qualité : la couleur. Et en montrant, à plusieurs points de vue, les déterminations rationnelles, nous espérons apporter des arguments pour la thèse - sur laquelle nous reviendrons dans notre [194] conclusion - qui pose une rupture entre la connaissance commune et la connaissance scientifi-que.

Nous allons étudier successivement cette rationalité de la couleur sous 3 formes :

1˚ Sous une forme de physique quasi élémentaire 2˚ Sous des formes proprement chimiques ; 3˚ Dans la mise en ordre des caractères dynamiques fondamen-

taux des phénomènes de la couleur.

II Tout un ordre de discussions philosophiques sur les qualités de la

matière devrait être profondément modifié si les philosophes suivaient avec un peu d'attention sympathique le développement de la science contemporaine. On verrait s'introduire des nuances nouvelles dans la philosophie de la matière et dans la philosophie de la connaissance. En particulier, entre l'idéalisme et le réalisme, on verrait précisément s'installer un rationalisme solidaire d'une technique, rationalisme qui permettrait d'ordonner des discussions plus serrées que les affronte-ments métaphysiques traditionnels. Que donnerait, par exemple, dans les dialogues entre Hylas et Philonous, l'intervention d'un savant qui étudierait positivement la matière, qui étudierait la matière non pas simplement avec les yeux mais avec des instruments de plus en plus

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nombreux, de plus en plus précis ? Avec ce troisième personnage, ap-paraîtrait bien vite le caractère superficiel des opinions des deux phi-losophes de Berkeley. En effet, les pages du fameux dialogue pren-nent les problèmes, à strictement parler, à la surface des choses. Les dialogues de Berkeley s'établissent entre deux philosophes extrémis-tes : un homme qui croit immédiatement à la réalité de ce qu'il voit et de ce qu'il touche et un philosophe qui s'absorbe dans la conscience de la réalité première de son esprit. Les questions sont massives, les ré-ponses dogmatiques. Le réaliste postule toute la réalité, l'idéaliste af-firme tout l'esprit. Du côté réaliste, aucune allusion à l'expérience fine, à l'expérience rectifiée. Du côté idéaliste, aucune allusion à la structu-re culturelle de l'esprit. Aucun des deux philosophes n'est dans l'his-toire de la pensée et de l'expérience humaines. On discute le problème de la connaissance du monde extérieur sans même invoquer la discur-sivité des connaissances. Quand on en vient à des exemples, on ne s'y tient guère : on passe d'une cerise à une flamme, d'une flamme qui brûle à une épingle qui blesse. N'importe quelle [195] matière pose, pour le philosophe, tout le problème de la matière. N'importe quelle connaissance pose, pour le philosophe, l'existence intégrale de l'esprit connaissant.

Combien serait plus instructive une confrontation toute proche des principes de la connaissance dans son travail effectif d'une part et, d'autre part, des révélations fournies par une matière longuement éla-borée !

La couleur d'une cerise, si l'on prend cette couleur comme objet d'une expérience immédiate, n'est guère plus qu'un signe de sa maturi-té. C'est l'expérience de la ménagère au marché qui renvoie son achat à la semaine prochaine quand les cerises ayant leur pleine couleur au-ront vraiment du goût, quand elles mériteront la dignité de la confitu-re. Le peintre, à son tour, jouit avec l'intensité des couleurs multiples et contrastées, des couleurs irisées du fruit. Il sait bien que, suivant les heures, tout le ciel bleu, tout l'or du soleil viennent travailler la cerise rouge. Et si elle est au cerisier, pendue sous quelques feuilles bien composées, dans la jeunesse de l'été, le peintre donne à la cerise la charge de faire « chanter » l'arbre vert.

Mais ces expériences utilitaires ou esthétiques, comestibles ou ruti-lantes devraient être étudiées dans le domaine même où elles se déve-loppent, au besoin dans les échos de subjectivité qui leur donnent la

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gloire facile des philosophies de l'intuition. Mais elles ne peuvent être des thèmes centraux pour le problème philosophique de l'objectivité des qualités de la matière. Il faut suivre les efforts d'une connaissance discursive d'expériences bien ordonnées pour vraiment décider si les qualités de la matière sont des fantômes de l'esprit ou si elles ont une racine profonde dans une réalité bien désignée, dans une réalité qui se désigne par la précision progressive des expériences, quand la cons-cience de connaître se double de la conscience de bien connaître.

Alors partons bien, partons clairement, partons sûrement. Prenons une matière colorée dont on ne discute pas la couleur. Prenons un morceau d'or. Nous sommes sûrs, par une sorte de tautologie ontolo-gique, que l'or est jaune d'or. Toute ontologie des qualités commence par un dogmatisme de l'intuition du sujet. Il n'est pas rare de voir se fonder une double doctrine du concret où le philosophe affirme à la fois la réalité de son intuition et la prise évidente d'un concret matériel visé par cette intuition.

Mais voyons, sur notre exemple, la science au travail. Alors quel étonnement quand on nous apprend, dans les premiers

cours de chimie, que, sous forme de feuille mince - assez mince pour ne plus avoir sa qualité de substance opaque - l'or [196] laisse passer une belle lumière verte ! Mais le réaliste a bien vite fait d'assimiler cette contradiction qualitative. Il dit tranquillement : l'or est jaune par réflexion, l'or est vert par transparence. Ce sont là deux propriétés de cette substance. Et le philosophe peut même prendre prétexte de cette contradiction qualitative pour enrichir le caractère concret de l'or. Il n'y a qu'une substance éminemment concrète qui puisse ainsi recevoir des caractères divergents. Une substance qui n'aurait qu'une qualité ne serait pas loin d'être une « abstraction réalisée ». Et voilà les perspec-tives de l'irrationalisme qui s'ouvrent. Avec quel empressement l'irra-tionalisme des substances ne profite-t-il pas des contradictions inti-mes ! Bien de mieux qu'une contradiction pour individualiser un être ! Les romanciers savent ça.

C'est sous cette forme doublement dogmatique d'une substance à deux couleurs que l'on connut la « couleur de l'or » jusqu'à la fin du

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premier quart du XXe siècle. Comme le dit Rouard 76

Mais voici que depuis dix ans les découvertes se multiplient dans ce domaine : les lames minces n'ont pas une couleur bien définie si précisément on ne leur donne pas une épaisseur bien régulière, une épaisseur bien définie. Par transparence, voici un jeu de couleurs de l'or suivant les épaisseurs de la feuille : « Il est vert-jaunâtre au-dessus de 4 mµ ; il devient bleu-vert puis franchement bleu vers 2,7 mµ et enfin rose violacé vers 1,5 mµ. » (Rouard, loc. cit., p. 122.)

: « Les lames solides très minces étaient utilisées il y a une vingtaine d'années dans un certain nombre d'appareils ou de techniques, mais leur étude appa-raissait aux physiciens comme quasi terminée ; seuls quelques attardés s'y intéressaient encore qu'attirait peut-être la simplicité des moyens matériels à mettre en oeuvre pour s'y livrer. »

Autrement dit, la définition de la couleur est liée à une définition très méticuleuse de l'épaisseur de la matière. La couleur d'une matière est un phénomène de l'étendue matérielle ou, plus exactement, de l'ex-tension de la matière.

Ainsi, une technique d'amincissement et une détermination de me-sures fines sont ici conjointes pour préciser la production d'une qualité substantielle. Car nous sommes ici en présence, non pas d'une obser-vation d'un phénomène, mais bien de la production d'un phénomène. Et la connaissance physique des lames minces est dès lors solidaire d'une phénoménotechnique et non plus seulement d'une phénoméno-logie. L'activité de l'homme est ici [197] manifeste. Cette activité ins-taure entre l'esprit oisif et le monde contemplé la réalité humaine. Le problème classique de la « réalité du monde extérieur » reçoit un troi-sième terme. Le rationalisme appliqué qui apporte des preuves par la technicité est la philosophie transactionnelle qui évince les doutes gé-néraux. La puissance de variation phénoménotechnique est une ins-tance nouvelle de la philosophie. Elle double le réel par le réalisé. La nature ne connaît pas l'or vert, encore moins l'or bleu, encore moins l'or rose violacé. Il n'y a qu'un or dans la nature : l'or lourd, opaque, jaune, l'or que les alchimistes et les astrologues conjoignaient symbo-liquement au soleil, en menant des rêveries excessives à l'occasion d'un matérialisme naïf, enraciné dans « le donné ».

76 Cf. Journal de physique et le radium, avril 1949, p. 120.

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Au « donné » se substitue le « travaillé ». Et le travail des matières se répercute en un travail des notions. Les philosophes aiment à redire que l'on ne peut pas séparer la notion de couleur de la notion de surfa-ce colorée. Nous rencontrons dans la phénoménotechnique que nous invoquons un conditionnement géométrique plus fort. Étudiant l'or en lame mince, la science technique distingue d'abord ce qu'une lame réfléchit, ce qu'elle absorbe, ce qu'elle transmet. Des pouvoirs sélec-tifs se trouvent, en quelque manière, révélés par la simple épaisseur. Cela suggère une géométrisation active, une géométrie de la produc-tion de la couleur.

Traduire cette géométrisation dans une formule substantialiste en disant que l'or a telle propriété est, de toute évidence, une simple habi-tude d'expression. La pensée substantialiste doit être, en cette occa-sion, psychanalysée, modérée, relativisée. En inscrivant cette proprié-té qu'est la couleur dans la profondeur de la substance, à la manière de l'ontologie classique qui énonce sans plus : l'or est jaune, le philoso-phe réaliste se priverait des nouvelles leçons philosophiques de l'expé-rience scientifique qui vient de susciter des fonctionnalités matérielles nouvelles. Ne peut-on pas voir ici un bon exemple des modes qui viennent travailler un attribut au point de le pulvériser en des thèmes expérimentaux multiples ? Nous recevons là, nous semble-t-il, une preuve que l'expérience extérioriste vient conditionner la substance intime. Pour employer un néologisme que nous avons déjà proposé dans notre Philosophie du Non, néologisme qui résume le présent commentaire : une substance, finement étudiée, se révèle une ex-stance. Les propriétés d'une substance sont solidaires d'une expérience qui la conditionne extérieurement. L'unique n'a pas de propriétés.

Mais ce conditionnement extérioriste de la substance nous paraît avoir une telle importance philosophique que nous allons y [198] re-venir, dans un nouvel axe de preuves, quelques Pages plus loin. Aupa-ravant nous voulons donner un léger dessin de ce que serait une dis-cussion entre un Hylas et un Philonous, tous deux instruits par les progrès de l'expérience et la pensée scientifiques modernes.

Il ne faudrait pas croire, en effet, que cette perte des qualités colo-rées, cette pulvérisation de qualités matérielles de premier aspect, pourrait servir d'argument à l'idéaliste qui poserait, en contrepartie de ces caractères fugitifs de la matière, la permanence de l'esprit connais-sant. Nos observations, tout compte fait, ne profitent pas à l'idéalisme,

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elles profitent au rationalisme, ce qui est bien différent. Plus exacte-ment, nos observations justifient l'instance du rationalisme appliqué, philosophie intermédiaire qui devrait être personnalisée en un troisiè-me personnage central qui aurait raison à la fois contre un Hylas et contre un Philonous. Pourquoi cette tranquille assurance d'avoir rai-son ? Précisément parce que, de toute sûreté, c'est ici l'expérience, l'expérience raisonnée, qui suscite les preuves de son enchaînement et marque, par des qualités produites, les différents maillons d'une chaî-ne d'expériences. L'esprit est ici une activité d'expériences ordonnées suivant un principe de classement dont il est le maître. Il ne saurait être victime d'apparences illusoires, d'une fantasmagorie d'un réel fuyant. La notion d'ordre surplombe ici la notion de réel et institue un réalisme de l'ordre. L'esprit est conscient de son objectivité progressi-ve. L'activité rationaliste a ordonné en série des propriétés bien spéci-fiées : l'or sera jaune, vert, bleu, rose violacé dans cet ordre rigoureux en suivant la technique d'amincissement. Aucun scepticisme ne peut s'exercer ici sur la notion d'ordre. L'ordre est garanti par la corrélation de deux ordres : l'ordre des amincissements et l'ordre des colorations. Les fantaisies du sujet idéaliste n'y peuvent rien. Une autre mise en ordre serait un désordre. Si vous trouviez le rose avant le bleu vous feriez une faute dans votre technique d'amincissement.

Ainsi le matérialisme travaillé s'oppose aussi bien au matérialisme naïf qu'à l'immatérialisme. Les qualités instituées par le matérialisme instruit échappent à la dialectique de l'en-soi et du pour-soi. Elles fon-dent l'instance de la rectification du réel, marque profonde de l'activité rationaliste. Le réel rectifié, ordonné, est une réalité humaine solidaire de la société technique d'une époque de progrès bien défini. Les tech-niciens réunis peuvent, au lieu d'un pour-soi, parler justement d'un pour-nous. Ainsi le problème de la connaissance du monde extérieur ne peut plus être détaché de ses caractères culturels. L'histoire de la connaissance amenée jusqu'à l'actualité déclasse les questions [199] d'origine, les aspects d'immédiateté, l'acceptation passive des phéno-mènes naturels.

D'autres thèmes du conditionnement de l'expérience de la matière vont nous permettre d'accentuer encore ces remarques philosophiques.

Nous ne nous demanderons pas, en suivant la question massive des idéalistes, si les corps matériels existent quand nous ne les percevons pas. Nous nous demanderons seulement si l'or est jaune quand on ne

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l'éclaire pas, quand il est laissé dans la nuit de la terre profonde, au fond de la mine obscure, dans le règne de la Reine Noire des contes de Hoffmann.

On sait, depuis plusieurs siècles, que l'or a la couleur qu'il refuse. Si on l'éclaire avec une lumière blanche, il absorbe toutes les autres couleurs et renvoie le jaune. Si on l'éclairait avec une lumière privée de la couleur jaune, il ne serait plus jaune. La couleur n'est donc pas un véritable attribut de la substance. C'est une activité - mieux, une réactivité - qui se manifeste dans des conditions déterminées ; cette activité est, en quelque manière, exstantielle et non pas substantielle. Or, les conditions dites naturelles ne peuvent garder aucun privilège d'explication, dès qu'on aborde la philosophie de la technique créante. En fait, les a priori de l'expérience scientifique sont des conditionne-ments bien définis qui écartent, par principe, le flottement et l'impréci-sion des conditions naturelles. Pour étudier les facteurs de réflexion, de transmission, d'extinction, on attaquera la lame métallique avec une lumière de longueur d'onde bien déterminée, avec une couleur définie. Et c'est alors en raison de notions théoriques bien coordonnées, c'est-à-dire avec une conscience claire de l'organisation rationnelle des concepts d'examen qu'on tentera une expérience sur une lame mince d'une épaisseur déterminée. Alors l'esprit scientifique tout à la positi-vité de sa tâche, tout attentif à l'application de sa méthode, a pour ainsi dire un double besoin de vigilance. Il est, dans le sens husserlien, « l'esprit vigilant ». Il est plus que conscient de la conscience ; il est conscient de la conscience bien orientée. L'esprit accède aux valeurs du bien pensé. C'est ici l'entrée de la conscience rationaliste. Nous sommes alors loin de l'absurdité des choses et de la gratuité de l'esprit. Cette absurdité et cette gratuité, l'esprit rationaliste pourra sans doute en connaître, tout comme un autre, peut-être même plus facilement qu'un autre. Ne bénéficie-t-il pas, pour cet examen, de la dialectique du savoir valorisé et de la connaissance brute, de l'opposition de l'en-chaînement apodictique et des ivresses du [200] coq-à-l'âne. Peut se détendre surtout celui qui s'est tendu. Aussi la psychologie de la dé-tente où se complaît la psychologie naturaliste ne fait que rendre plus claire, par contraste, l'existence de ce que nous avons appelé dans une conférence à la Société de Philosophie de Paris le tonus rationaliste. Et c'est ce tonus qui se définit au mieux dans le dualisme de l'esprit

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scientifique et de la réalité instituée techniquement, au nœud même d'un couplage métaphysique bien défini.

Pourquoi un métaphysicien n'aurait-il pas le droit de prendre cons-cience de l'activité de son esprit dans l'effort même des coordinations techniques qui lui permettent de « monter une expérience » et finale-ment de s'instruire rationnellement sur des documents empiriques ? Rien n'indique mieux le réalisme du rationnel que certains renverse-ments de perspective de connaissances. Par exemple, en ce qui concerne les expériences sur la couleur des lames minces, la technique primitive que nous venons d'indiquer se donnait l'épaisseur de la lame. Mais une fois réalisée la coordination de la couleur et des données géométriques, on peut aussi bien calculer l'épaisseur de la lame à par-tir d'une détermination optique de la couleur. Ces corollaires expéri-mentaux ne sont sans doute pas rares dans les sciences physiques. Mais ils sont peu connus du philosophe ; mal appréciés aussi dès qu'on garde à la connaissance commune une valeur de base. C'est pourquoi le philosophe abuse souvent de la notion de donné, sans uti-liser le doublet éminemment actif : donné-coordonné.

Dans ces conditions, le philosophe a-t-il le droit de dire que la ma-tière nous est donnée ? La voici connue très indirectement par un cal-cul visant cette détermination qui passait pour la plus simple : son étendue. Très indirectement, puisque c'est le calcul d'une longueur d'onde d'une couleur qui permet de déterminer l'épaisseur d'une lame matérielle. Du seul fait de ce passage de la physique mesurée à la phy-sique calculée, toutes les conséquences algébriques des lois peuvent devenir des suggestions d'expériences. C'est en utilisant de telles sug-gestions qu'on a été amené à déposer sur les vitres des couches métal-liques minces « antireflets » et qu'on obtient le « verre invisible ». On peut tout aussi bien, dans certaines techniques des lames minces, « ac-croître notablement le facteur de réflexion d'un métal poli, tout en le protégeant contre la corrosion » 77

77 Pierre COTTON, Détermination graphique de certaines propriétés optiques de

lames simples ou composées, Annales de physique, 1947, p. 1218 Cf. thèse de PERROT, Annales de physique, 1944 et 1945.

. Bref la technique d'amincissement [201] des lames métalliques modifie de fond en comble les rapports de la lumière et de la matière.

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Mais le philosophe ne nous suit plus. Quand nous lui exposons tous les desseins rationalistes et techniques d'un matérialisme calculé qui étudie une matière algébriquement, il nous objecte que mesures et calculs ne sont que des artifices d'expérience et de pensée et que nos longues polémiques perdraient leur intérêt si nous voulions bien reve-nir au simple principe de la connaissance concrète. Dans cet idéal de la connaissance concrète, la connaissance de la matière reçoit des coefficients qu'on donne comme décisifs au niveau des premiers as-pects. Alors oui, l'or est jaune, il est jaune sur le drap blanc de Mme Grandet, jaune sous les yeux éblouis d'Axel et de Sara, jaune sur les masques du tombeau de Mycène. Ces masques, d'Annunzio ne les a-t-il pas vus, revus, intacts dans la Ville morte ? Pour le prodigue comme pour l'avare, l'or est jaune. Cette couleur jaune est ainsi l'objectivité de l'or pour des subjectivités dispersées. Mais la science n'est nullement attachée à cette objectivité première. Il semble même que l'objectivité pour l'esprit scientifique augmente avec les déformations et les trans-formations de l'expérience première. Nous en allons avoir, dans le pa-ragraphe suivant, de nouvelles preuves.

III Nous venons de considérer les phénomènes multiples de la couleur

d'une substance en rapport avec une variation d'étendue de cette subs-tance. Mais en étudiant les plus minces des lames on n'atteint pas en-core les problèmes réellement moléculaires de la substance. Il nous faut donc entraîner le philosophe vers les problèmes chimiques plus intimes où la couleur d'une substance est mise en rapport avec la structure même des molécules.

Avant d'entrer dans des détails techniques, faisons face à quelques objections préalables qui peuvent venir à l'esprit d'un philosophe tradi-tionaliste. Nous allons en effet proposer une instance philosophique nouvelle : celle de la couleur construite. Et avant l'examen de cette notion, le philosophe peut déclarer qu'elle sera toujours un détour inu-tile puisqu'il faudra toujours en venir aux problèmes philosophiques de la couleur perçue. Dans une telle vue, il importe peu de savoir qui donne la couleur, la nature ou la science, on a toujours le droit de la

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prendre comme une donnée. La peinture faite avec une couleur natu-relle ou une couleur artificielle relève de la même critique d'art. Et ainsi le philosophe [202] s'accorde le droit de refuser les problèmes philosophiques qui naissent de l'évolution de la pensée scientifique. Il croit à la fixité des problèmes primitifs. Mais notre débat n'est pas là : notre but, dans ce paragraphe, est de suivre le déplacement du pro-blème de la substantialité d'une qualité et d'arracher ainsi de son irra-tionalisme foncier la doctrine des qualités.

La preuve du rationalisme chimique de la couleur tient en quelques lignes : avant la construction, dans une genèse moléculaire, des grou-pes chromophores, qu'était la couleur ? Bien. La couleur d'une molé-cule n'appartient pas aux atomes isolés. Par une géométrie d'assem-blage des atomes non colorés s'établissent des couleurs bien caracté-ristiques de l'assemblage. La couleur est un résultat de la construc-tion ; c'est un fait de structure. Et cette structure, le chimiste la suit fragment par fragment. Dans bien des cas, le chimiste construit pièce par pièce le phénomène de la couleur.

Quand maintenant la critique idéaliste voudra reprendre le débat du « réalisme de la couleur », elle se trouvera devant un autre type de ré-ponses : le rationalisme viendra ici à l'appui du réalisme. La couleur fait la preuve de son être du fait même de l'organisation rationnelle de sa production. Elle n'est pas un simple état du sujet percevant puisque c'est le sujet rationaliste qui en détermine la création.

Souvent une affirmation immatérialiste ou idéaliste est soutenue par une fantomalisation du réel. On insiste sur le caractère fugace et variable de la perception ; on répète que la perception est une halluci-nation vraie ; il suffit alors de montrer la relativité de sa vérité pour rapprocher de plus en plus le perçu et l'illusoire : on entre alors dou-cement dans les limbes de l'idéalisme et la Philosophie devient un monologue de l'être rêvant devant ses fantômes.

Mais le rationalisme ne se laisse pas ainsi fantomaliser. Le chimis-te pense la couleur dans l'épure même qui guide sa création. Et là, il y a une réalité objective indestructible, une réalité objective communi-cable, une réalité sociale marchandable. Qui fabrique l'aniline connaît la réalité et la rationalité de la couleur.

Sous cette dernière forme, l'argument peut paraître un peu gros. Mais il suffit d'ouvrir un livre de chimie sur l'industrie des colorants

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pour le voir se multiplier en mille traits, en mille preuves où l'esprit de finesse ne manque pas d'occasions de s'exercer. En effet, l'épure parti-culière qui décide de la fabrication d'une matière colorante particulière appartient à une science étendue qui domine les possibilités de colora-tion. Les diverses [203] épures de la couleur sont alors liées les unes aux autres par une doctrine rationnelle.

Dans cette doctrine rationnelle, la matière colorée n'a plus aucun caractère de contingence. La contingence ne peut plus trouver place dans l'armature toute rationnelle de la substance réalisée. La couleur construite doit être bien construite, c'est-à-dire construite en conformi-té de l'épure de construction. Un atome déplacé suffirait à anéantir la construction. L'accord de l'idée et de la chose est ici au plus proche. La couleur construite élimine, par principe, toute contingence. S'il y a contingence, elle n'est pas dans les « lois de la nature », encore moins dans les lois de la technique scientifique. Il faut reporter cette contin-gence dans le sujet percevant. Peut-être même cette contingence du sujet a-t-elle son siège dans le réduit du solipsisme. Ce serait alors dans cette contingence du sujet qui s'isole qu'il faudrait chercher les racines de l'irrationalisme. Il ne serait pas difficile de montrer que la pseudo-racine de l'irrationalisme dans les choses est une projection de la revendication d'une originalité radicale du sujet.

Mais ce n'est pas présentement notre problème. Voyons le chimiste à l'œuvre quand il fabrique, suivant la technique moderne, des subs-tances colorantes.

Il semble que l'art du chimiste consiste d'abord à déplacer la zone de la qualité. Il joue sur un clavier bien ordonné, un clavier ordonné sur la propriété quasi universelle de la longueur d'onde. Expliquons-nous sur un exemple. Le benzène, sous sa forme pure, n'est pas coloré, il est transparent à l'égard de la lumière blanche, de la lumière visible. Mais on sait de reste que ce n'est là qu'une qualification relative à l'oeil humain. On a reconnu que le benzène avait des bandes d'absorp-tion pour la lumière ultra-violette, lumière invisible à notre œil, mais pour laquelle certaines plaques photographiques ont une sensibilité. En d'autres termes, en lumière généralisée, c'est-à-dire, en considérant l'ensemble des rayonnements, le benzène est coloré.

En provoquant alors dans la molécule de benzène certaines substi-tutions, le chimiste obtient des corps dérivés du benzène dont les ban-

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des d'absorption passent de la lumière ultra-violette à la lumière visi-ble. Les groupes d'atomes qui ainsi substitués à un atome d'hydrogène dans le benzène provoquent un tel déplacement de la couleur sont ap-pelés des groupes chromophores. C'est par un tel déplacement qu'il faut expliquer la couleur jaune du nitrobenzène. Le philosophe subs-tantialiste aura beau jeu pour affirmer qu'il n'y a rien là de bien nou-veau, rien qui réclame un changement des valeurs ontologiques. Il se contente d'enregistrer, [204] dans le décousu des affirmations empiri-ques : le benzène est incolore - le nitrobenzène est jaune. Il est tout prêt à continuer empiriquement la nomenclature de son savoir. Mais, là encore, il perd le bénéfice d'une leçon de phénoménologie matéria-liste. Il y a une liaison entre les deux faits. Le chimiste propose un déplacement du fait, une loi qui lie des faits. Dans le nitrobenzène subsiste en très grande partie le squelette du benzène. Mais cette très importante portion de la molécule ne persiste pas à absorber le rayon-nement de la lumière généralisée dans l'ultraviolet. La substitution d'un seul radical nitrile à un atome d'hydrogène a déplacé la région d'absorption de la molécule, a coloré la molécule.

Il ne conviendrait pas de penser non plus trop substantiellement ces radicaux qui provoquent un déplacement des zones d'absorption. On les appelle, ces radicaux, des chromophores, mais ils déplacent la cou-leur plutôt qu'ils ne la portent. On les classera donc en deux espèces : les bathochromes et les hypsochromes. Les premiers déplacent la cou-leur du côté des grandes longueurs d'onde, du côté des vibrations d'une tonalité plus grave. On dit parfois qu'ils approfondissent la cou-leur.

Les hypsochromes provoquent le déplacement inverse. On dit qu'ils éclaircissent la couleur. Ferdinand Henrich prévient juste-ment 78

78 Ferdinand HENRICH, Les théories de la chimie organique, trad. PAYOT,

1925, p. 402.

que ces termes d'approfondissement et d'éclaircissement peu-vent produire des confusions. Précisément, comme toute dénomina-tion imagée, de tels termes offusquent la signification rationnelle, si-gnification si simple quand on la prend dans sa réalité quasi numéri-que d'un déplacement dans l'échelle des longueurs d'onde.

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La contexture des propriétés chimiques et optiques est si serrée qu'on peut saisir des réciprocités où des connaissances chromométri-ques affinent des connaissances proprement chimiques. Henrich (loc. cit., p. 417) écrit ainsi : « Par une étude approfondie de l'absorption lumineuse, A. Hantzsch a démontré l'existence de différences très sub-tiles dans les acides carboxyliques et leurs dérivés, et, sur cette base, il a pu édifier une nouvelle théorie de ces acides. » Le philosophe qui veut se rendre compte de la cohérence de l'esprit scientifique devra méditer, aux points de croisement de méthodes différentes, ces corré-lations des expériences diverses. Il faut mettre ces enrichissements de méthode au dossier de la bi-compréhension dont nous avons dit l'im-portance dans un chapitre antérieur.

[205] Nous ne pouvons naturellement pas donner ici une idée suffisante

du prodigieux travail de la chimie des colorants. Un lecteur philoso-phe qui ouvrirait un traité serait étonné du grand nombre de lois qui dirigent la technique. Il comprendrait aussitôt qu'il y a une différence philosophique radicale entre la couleur décrite et la couleur construite. Il verrait s'instituer toute une science qui prévoit rationnellement la couleur. Pour participer à cette prévision théorique de la couleur à créer, il faudrait naturellement s'instruire. Il faudrait suivre la lente classification des radicaux chimiques qui par addition à des molécules incolores donnent des colorants déterminés. S'il s'agissait des couleurs naturelles, il semblerait qu'une fleur nouvelle augmenterait, par sa nuance jamais vue, la contingence qui se ravive à toutes les découver-tes. C'est le contraire dans le matérialisme construit. Alors la contin-gence s'élimine dans la proportion même où augmente le nombre des couleurs construites. On voit de mieux en mieux la légalité des diffé-rentes séries de colorants.

Dans cet axe du progrès technique, l'activité rationaliste du chimis-te est de plus en plus manifeste. Dans leur livre récent, Paul Meunier et Andrée Vinet 79

79 Paul MEUNIER et Andrée VINET, Chromatographie et mésomérie, Paris,

1947, p. 2.

ne manquent pas de signaler cette activité du maté-rialisme rationaliste. Ils notent que le chimiste « a toujours cherché à deviner la couleur d'un corps en regardant sa formule développée ».

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La plume à la main, devant sa feuille blanche, le chimiste moderne a rêvé des développements de formules qui devraient, si le laboratoire pouvait réaliser ses projets, construire une couleur déterminée. Le chimiste fait ainsi, pour ainsi dire, de la couleur écrite. Il s'agit bien en effet d'écrire la formule chimique d'une matière colorante avant de la réaliser. Une telle union de pensée abstraite et d'expérience concrète est, croyons-nous, un clair exemple de cette activité abstraite-concrète que nous résumons dans une philosophie du rationalisme appliqué.

IV Mais il y a encore, pour la couleur, un autre axe de rationalité, car

la notion de couleur, avec la notion de fréquence de vibration, a trouvé sa variable fondamentale. À chaque couleur la physique a assigné une fréquence. L'ordre des couleurs est tout simplement l'ordre de leurs fréquences.

Sur ce point, nous pouvons être fort bref, car nous avons déjà, [206] dans un chapitre de notre livre, Le rationalisme appliqué, envi-sagé le problème. Nous avons en particulier montré la nette différence entre la linéarisation totale des phénomènes de l'optique scientifique et la circularité des couleurs telles qu'elles s'ordonnent biologiquement dans la perception. Faut-il rappeler en effet qu'alors que la physique met aux extrémités du spectre lumineux le rouge et le violet, la biolo-gie, analysant notre perception, doit ranger les couleurs en cercle en plaçant l'un près de l'autre le rouge et le violet.

Est-ce là une contradiction de la science ? Une opposition entre les deux sciences : la physique et la biologie ? Certainement non. La dou-ble ordination nous invite simplement à séparer les domaines, à nous rendre compte que les phénomènes de la vision demandent des re-cherches particulières. La chimie rétinienne, la physiologie des cellu-les nerveuses doivent précisément étudier ce problème spécial de l'or-dination circulaire des couleurs perçues.

Dès lors, si l'on ne mêle pas les genres, on ne peut trouver aucune objection contre l'ordination toute linéaire des couleurs examinées dans leur réalité physique. Bien plus, on sait que l'échelle des fréquen-

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ces des phénomènes lumineux se continue dans les deux sens, d'un côté les rayonnements infra-rouges et hertziens et de l'autre côté les rayonnements ultra-violets, rayons X, rayons y, comme nous le di-sions plus haut. La lumière est donc rationalisée parce qu'elle est, en quelque manière, universalisée.

Un philosophe du concret aura vite fait de dire qu'en généralisant la lumière, qu'en universalisant la couleur, nous avons tout perdu de ce qui luit, de ce qui brille. Il oublie que le bonheur de voir est le bien de tous.

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[207]

Le matérialisme rationnel

CONCLUSION Connaissance commune

et connaissance scientifique

« Peu d'hommes ont une connaissance nette de la ligne de démarcation qui sépare le connu du connu. »

Lord FRAZER, Esprits des blés et des bois, Préface.

« Ce sont plutôt les générations qui se corrigent, que les hommes : c'est la jeunesse encore exempte de préjugés, et indifférente aux systèmes qui cri juge le plus saine-ment. »

De Luc, Lettres physiques et morales sur l'histoire de la terre et de l'homme, Paris, 1779, t. I, p. 174.

I

Retour à la table des matières

Plusieurs fois, dans nos différents ouvrages consacrés à l'esprit scientifique, nous avons essayé d'attirer l'attention des philosophes sur le caractère décidément spécifique de la pensée et du travail de la science moderne. Il nous a toujours semblé de plus en plus évident, au cours de nos études, que l'esprit scientifique contemporain ne pouvait pas être mis en continuité avec le simple bon sens, que ce nouvel es-prit scientifique représentait un jeu plus risqué, qu'il formulait des thè-

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ses qui, de prime abord, peuvent heurter le sens commun. Nous croyons, en effet, que le progrès scientifique manifeste toujours une rupture, de perpétuelles ruptures, entre connaissance commune et connaissance scientifique, dès qu'on aborde une science évoluée, une science qui, du fait même de ces ruptures, porte la marque de la mo-dernité.

Si une semblable thèse épistémologique a été prise parfois comme un simple paradoxe, c'est qu'on la jugeait sur une base élargie où l'es-prit scientifique - surtout formulé à partir des sciences humaines - a effectivement une audience naturelle. Alors l'esprit scientifique conti-nue et développe les qualités de [208] clarté, d'ordre, de méthode, de sincérité tranquille, qui sont l'apanage de l'homme intelligent de tous les temps, de l'homme heureux d'apprendre, de « l'honnête homme » si caractéristique de la culture classique.

Mais précisément le but que nous nous étions assigné, c'était de quitter ces généralités épistémologiques et d'appeler la réflexion phi-losophique sur l'esprit scientifique stricto sensu, sur l'esprit scientifi-que spécialisé - en est-il d'autres désormais ? - sur l'esprit scientifique nettement déterminé par une cité scientifique qui organise les spéciali-sations.

Cette spécialisation, dûment hiérarchisée, entraîne une dynamisa-tion particulièrement heureuse pour l'esprit scientifique. Elle implique en effet une réforme fondamentale des principes du savoir, elle réagit aussi bien en profondeur qu'en surface. Dans un examen à courte vue, on pourrait croire la spécialisation chimique victime du bétail, mais en fait une étude spécialisée d'un corps très particulier peut révéler des traits caractéristiques de l'être matériel. La spécialisation, c'est du tra-vail bien placé, efficace, organisé. De toute manière, les nouvelles ma-tières sont des apports absolus. Comment n'appelleraient-elles pas une nouvelle théorie de la connaissance objective ?

En effet, quand nous lisons dans un livre de chimie contemporaine que « la structure cristalline de la glace est analogue à celle de la wurtzite », qui est un sulfure de zinc, nous savons que nous sommes, de toute évidence, dans une autre perspective de pensées que celle des philosophies de la nature. Nous avons déserté la ligne des expériences primitives, des intérêts cosmiques primitifs, des intérêts esthétiques. Nous comprenons que l'intentionnalité tant qu'elle est dirigée sur un

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objet naturel nous laisse à une objectivité occasionnelle. C'est àla fois une intentionnalité sans grande profondeur subjective et sans portée vraiment objective. Une telle intentionnalité va tout au plus nous don-ner une révélation de la conscience oisive, de la conscience libre pré-cisément parce qu'elle n'a pas trouvé un véritable intérêt de connais-sance objective, un véritable engagement. C'est bien là l'intentionnali-té papillotante d'un existentialisme de la conscience solitaire.

Précisément dans le simple exemple que nous venons d'évoquer où l'on peut, en pleine conscience d'artificialité, comparer la glace et le sulfure de zinc, on voit apparaître la rupture de l'intentionnalité de la connaissance scientifique et de l'intentionnalité de la conscience commune. La spécialisation est un gage d'intentionnalité strictement pénétrante. Elle renvoie, du côté du sujet, à des couches profondes, où le rationnel est plus profond que le simple [209] conscienciel. Dans une expérience qui engage la culture, comme le veut le rapprochement glace-wurtzite, il y a, pour le moins, conscience dédoublée de l'obser-vation et de l'expérimentation, il y a adjonction d'une nécessaire facti-cité à l'acceptation première du fait naturel. Nous sentons bien que la spécialisation est une racine de culture. Il n'y a pas de spécialisation sans une conscience approfondie, sans un approfondissement de la conscience.

Mais l'avantage philosophique du travail scientifique pour une mé-ditation de cet approfondissement rationaliste de la conscience, c'est que ce travail est productif, c'est qu'il est matériellement novateur : il détermine la création de matières nouvelles. Et puisque nous avons retrouvé au cours du présent livre bien des traces de cette essentielle novation, de cette double novation de la pensée et de l'expérience scientifiques, nous pouvons accentuer notre thèse et revenir, avec des arguments nouveaux, sur le problème philosophique posé par l'exis-tence d'un nouvel esprit scientifique ou plus exactement par la promo-tion d'existence que représente un esprit scientifique marqué par un progrès incontestable. La chimie moderne - et a fortiori la chimie contemporaine - ne peut ni ne doit rien laisser à son état naturel. Nous l'avons dit, elle doit tout purifier, tout rectifier, tout recomposer. La rupture entre nature et technique est peut-être encore plus nette en chimie qu'en ce qui touche les phénomènes étudiés par la physique. Nous pouvons donc ici, sur des exemples précis, comme nous l'avons fait dans notre livre Le rationalisme appliqué, mettre la discontinuité

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épistémologique en pleine lumière. Mais auparavant, pour donner au problème du progrès de la science son horizon philosophique, exami-nons de plus près quelques objections préalables formulées par les partisans de la continuité culturelle. Après avoir répondu à ces objec-tions un peu lointaines, à ces objections périphériques, nous en vien-drons à l'examen de la nette frontière entre la connaissance commune et la connaissance scientifique.

Une des objections les plus naturelles des continuistes de la culture revient à évoquer la continuité de l'histoire. Puisque l'on fait un récit continu des événements, on croit facilement revivre les événements dans la continuité du temps et l'on donne insensiblement à toute his-toire l'unité et la continuité d'un livre. On estompe alors les dialecti-ques sous une surcharge d'événements mineurs. Et en ce qui concerne les problèmes épistémologiques qui [210] nous occupent, on ne béné-ficie pas de l'extrême sensibilité dialectique qui caractérise l'histoire des sciences.

Et puis les continuistes aiment à réfléchir sur les origines, ils sé-journent dans la zone d'élémentarité de la science. Les progrès scienti-fiques furent d'abord lents, très lents. Plus lents ils sont, plus continus ils paraissent. Et comme la science sort lentement du corps des connaissances communes, on croit avoir la certitude définitive de la continuité du savoir commun et du savoir scientifique. En somme, voici l'axiome d'épistémologie posé par les continuistes : puisque les débuts sont lents, les progrès sont continus. Le philosophe ne va pas plus loin. Il croit inutile de vivre les temps nouveaux, les temps où précisément les progrès scientifiques éclatent de toute part, faisant nécessairement « éclater » l'épistémologie traditionnelle.

Pour légitimer cette notion « d'éclatement », voici des références et des faits.

Riezler se référant aux 600 isotopes découverts ou créés par l'homme en une seule décade voit là, précisément, une évolution ex-plosive, « eine stürmische Entwicklung » 80

.

80 Wolfgang RIEZLER, Einführung in die Kernphysik, 2e édit., Leipzig, 1942, p.

132.

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Une découverte comme celle de Joliot-Curie énoncée dans ces deux simples lignes :

AI 17

13+α → *P 30

15+ n Z

AI 17

13+α → *P 30

15+ n Z

bouleverse, en quelques semaines, tout un secteur de la science de

la matière. Jean Thibault a signalé lui-même l'importance de cette dé-couverte résumée en deux lignes.

Hevesy, au Colloque sur les « Échanges isotopiques et structures moléculaires », qui eut lieu à Paris en 1948, dit (p. 107) : « Pour ceux qui ont vécu le développement de la radioactivité depuis ses débuts, la découverte de la radio-activité artificielle apparaît comme un mira-cle. » Oui, pourquoi le savant qui vit le progrès scientifique intime-ment n'aurait-il pas le droit de prendre un mot, aussi exceptionnel dans sa bouche, pour dire ses impressions ?

À propos de cette découverte de la radio-activité artificielle, Pol-lard et Davidson (loc. cit., p. 8) insistent aussi sur le développement étonnant, « the astonishing development » du champ des connaissan-ces humaines. Depuis 1933, disent-ils, jusqu'à 1945 (date de la paru-tion de leur livre), le nombre des radio-éléments [211] artificiels est passé de 3 à 300. Cette prolifération extraordinaire de l'ontologie ma-térialiste ne peut naturellement pas être, du dehors, estimée à son prix. C'est pourquoi le philosophe ne s'étonne pas de ce développement étonnant. Il lit et relit des généralités qui condamnent la technique. Il ne donne aucune attention au caractère éminemment désintéressé de certaines recherches techniques, il n'en voit pas la beauté intellectuel-le, il reste étranger à l'harmonie qui apparaît dans cette multiplicité d'êtres bien ordonnés. Il déshumanise ainsi un effort prodigieux de l'esprit humain, l'effort même de la cité scientifique devant un monde à créer dans une extraordinaire nouveauté.

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En mai 1948 (le mois a maintenant une réalité dans la bibliogra-phie scientifique), F. B. Moon écrivant la préface pour le livre Artifi-cial radioactivity paru à Cambridge en 1949 s'excuse de ne pouvoir donner une liste complète des corps pourvus de radioactivité artificiel-le. Il ajoute : « Le sujet se développe si rapidement que de telles listes deviennent rapidement incomplètes. » La science de la matière s'ac-croît si vite que l'on ne peut plus en faire le bilan. Dans un tel fourmil-lement de découvertes, comment ne pas voir que toute ligne de conti-nuité est toujours un trait trop gros, un oubli de la spécificité des dé-tails ?

D'ailleurs, il faut demander aux savants eux-mêmes la conscience des discontinuités de la science contemporaine. Ils désignent ces dis-continuités avec toute la précision désirable. Dans la préface au collo-que du C.N.R.S. sur La liaison chimique (avril 1948, publié en 1950), Edmond Bauer, rappelant le mémoire fondamental de Heitler et Lon-don sur la molécule d'hydrogène paru en 1927, écrit : « Ce mémoire marque une véritable discontinuité dans l'histoire de la Chimie. De-puis, les progrès furent rapides. »

En ces instants novateurs, la découverte a une si grande pluralité de conséquences qu'on touche, de toute évidence, une discontinuité du savoir. La molécule d'hydrogène n'est plus un simple détail du maté-rialisme, un objet de recherche comme les autres. La molécule d'hy-drogène, depuis le mémoire de Heitler et London, est un motif d'ins-truction fondamentale, une raison d'une réforme radicale du savoir, un nouveau point de départ de la philosophie chimique. Mais c'est tou-jours la même chose, le philosophe n'aborde pas la zone des disconti-nuités effectives ; il affirme donc tranquillement la continuité du sa-voir.

Une deuxième manière d'estomper les discontinuités dans le pro-grès scientifique est d'en attribuer le mérite à la foule des [212] tra-vailleurs anonymes. On aime à dire que les progrès étaient « dans l'air » quand l'homme de génie les a mis à jour. Alors entrent en considération les « atmosphères », les « influences ». Plus on est loin des faits, plus facilement on évoque les « influences ». Les influences sont sans cesse évoquées pour les plus lointaines origines. On les fait traverser les continents et les siècles. Mais cette notion d'influence, si chère à l'esprit philosophique, n'a guère de sens dans la transmission des vérités et des découvertes dans la science contemporaine. Sans

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doute les travailleurs se groupent, sans doute ils coopèrent dans la re-cherche. Ils forment maintenant des équipes, des écoles. Mais le génie de certains laboratoires est fait à la fois de critique et d'innovation. L'autocritique des travailleurs de laboratoire contredit par bien des côtés tout ce qui relève d'une « influence ». Peu à peu, tout ce qu'il y a d'inconscient et de passif dans le savoir est dominé. Les dialectiques fourmillent. Le champ des contradictions possibles s'étend. Dès qu'on aborde la région des problèmes, on vit vraiment dans un temps mar-qué par des instants privilégiés, par des discontinuités manifestes. En lisant un livre comme celui de Gamov et Critchfield sur la physique nucléaire, on voit combien les savants ont conscience de l'imperfec-tion de leurs méthodes, de la désharmonie des méthodes. « Ce n'est pas satisfaisant », voilà une locution qui revient presque à chaque pa-ragraphe. Jamais ce rationalisme essayé que représentent les méthodes nouvelles n'a été plus divers, plus mobile, plus surveillé. Ainsi le ra-tionalisme scientifique qui doit assimiler les progrès de l'expérience va tout à l'envers du dogmatisme du rationalisme succinct. Dépeindre l'esprit scientifique comme un esprit canalisé dans le dogmatisme d'une vérité indiscutée, c'est faire la psychologie d'une caricature dé-modée. Le tissu de l'histoire de la science contemporaine est le tissu temporel de la discussion. Les arguments qui s'y croisent sont autant d'occasions de discontinuités.

Un troisième ordre d'objections est pris par les continuistes de la culture dans le domaine de la pédagogie. Alors, puisqu'on croit à la continuité entre la connaissance commune et la connaissance scienti-fique, on travaille à la maintenir, on se fait une obligation de la ren-forcer. Du bon sens on veut faire sortir lentement, doucement, les ru-diments du savoir scientifique. On répugne à faire violence au « sens commun ». Et dans les méthodes d'enseignement élémentaire, on re-cule, comme à plaisir, les heures d'initiations viriles, on souhaite gar-der la tradition de la science élémentaire, de la science facile ; on se fait un devoir de faire [213] participer l'étudiant à l'immobilité de la connaissance première. Il faut pourtant en arriver à critiquer la culture élémentaire. On entre alors dans le règne de la culture scientifique dif-ficile.

Et voici une discontinuité qu'on n'effacera pas aisément en invo-quant un simple relativisme : de facile, la chimie est devenue, soudai-nement, difficile. Elle est devenue difficile non seulement pour nous-

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même, non seulement difficile pour le philosophe, mais vraiment dif-ficile en soi. Les historiens des sciences n'accepteront sans doute pas qu'on caractérise la culture scientifique de notre temps comme spéci-fiquement difficile. Ils objecteront que dans le cours de l'histoire tous les progrès ont été difficiles et les philosophes répéteront que nos en-fants apprennent aujourd'hui à l'école facilement ce qui a demandé un effort extraordinaire aux génies solitaires des temps révolus. Mais ce relativisme qui est réel, qui est évident, ne fait que mieux ressortir le caractère absolu de la difficulté des sciences physique et chimique contemporaines dès qu'on doit sortir du règne de l'élémentarité.

Et ce n'est pas une question d'aptitude. Pour certains esprits, les mathématiques les plus élémentaires peuvent rester difficiles. Mais en ce qui concerne la chimie, il semblait qu'elle fût une sorte d'érudition des faits matériels, qu'elle réclamât seulement longue patience et mi-nutieuse expérience. On la disait science de mémoire. Voilà précisé-ment ce qu'elle n'est plus.

Les chimistes sont formels à cet égard. À la fin du XIXe siècle, dit Lespiau 81

81 B. LESPIAU, La molécule chimique, Paris, 1920, p. 2.

, l'étudiant ne rencontrait dans la chimie « qu'une poussière de faits sans cohésion » ; il prenait pour axiome « cette phrase si sou-vent répétée de nos jours encore (en 1920) : la chimie n'est qu'une af-faire de mémoire. Au sortir du lycée, il lui restait l'impression que cet-te science (?) n'avait aucune valeur éducative. S'il venait cependant par la suite à écouter un cours de chimie organique professé par un atomiste, son opinion se modifiait. Les faits s'enchaînaient, il suffisait d'en apprendre quelques-uns pour se trouver en savoir beaucoup ». Excellente expression de l'intelligibilité inductive qui ordonne un em-pirisme informe. Les faits scientifiques se multiplient et cependant l'empirisme diminue. Voilà la mémoire des faits soumise à la compré-hension des lois. Dans cette voie, la révolution épistémologique conti-nue. Dans la chimie contemporaine, il faut comprendre pour retenir. Et il faut comprendre dans des vues synthétiques de plus en plus com-plexes. La chimie théorique est fondée. Elle est fondée en étroite union avec la physique théorique. Au début de notre siècle, [214] se faisait jour sous le nom de chimie physique une science bien délimi-tée, particulièrement riche en expériences bien définies. De nos jours

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apparaît une chimie théorique-physique théorique qui donne aux sciences physico-chimiques un commun rationalisme. Le point d'inter-rogation qu'indiquait Lespiau à la suite du mot « science » (?) pour symboliser le doux mépris des éducateurs de son temps à l'égard d'une étude qui occupe inutilement la mémoire, ne traduit que le scepticisme des ignorants, le scepticisme des philosophes qui décident des valeurs de culture en se reportant au temps de leur scolaire adolescence.

Pour nous référer à un texte contemporain, n'y a-t-il pas une sorte de défi ironique dans la phrase qui termine la préface que R. Robinson écrit pour le difficile traité de M.J.S. Dewar : The electronic theory of organic Chemistry (Oxford, 1949) : « En conclusion, je souhaite un plein succès à ce tout récent effort pour généraliser notre science en un de ses plus fascinants aspects. Ils sont passés les jours où la chimie organique pouvait être stigmatisée comme un travail de mémoire et les étudiants qui se confieront à Dewar pour qu'il les conduise à tra-vers le territoire nouvellement conquis verront bientôt pourquoi cela est vrai. »

Ainsi, il devient aussi impossible d'apprendre la chimie sans la comprendre que de réciter par coeur, sans ces petits achoppements qui ne trompent jamais le professeur perspicace, la leçon de mathémati-ques. Et si vous vous croyez cette puissance de mémoire, il vous suffi-ra d'ouvrir le manuel de Dewar - ou celui de Pauling - ou celui d'Eis-tler - ou celui de Bernard et d'Alberte Pullman pour éprouver vos for-ces. Abordez la chimie difficile et vous reconnaîtrez que vous êtes entré dans un règne nouveau de rationalité.

Cette difficulté de la science contemporaine est-elle un obstacle à la culture ou est-elle un attrait ? Elle est, croyons-nous, la condition même du dynamisme psychologique de la recherche. Le travail scien-tifique demande précisément que le chercheur se crée des difficultés. L'essentiel est de se créer des difficultés réelles, d'éliminer les fausses difficultés, les difficultés imaginaires.

En fait, tout le long de l'histoire de la science, on peut déceler une sorte d'appétit pour les problèmes difficiles. L'orgueil de savoir récla-me le mérite de vaincre la difficulté de savoir. L'alchimiste voulait que sa science fût difficile et rare. Il donnait à son savoir la majesté de la difficulté. Il couvrait de difficultés cosmiques, morales, religieuses, le problème des transformations matérielles. Il avait donc essentielle-

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ment le comportement du [215] difficile. En somme le savoir alchimi-que réalisait le pour soi de la difficulté. Et comme le réalisme des ma-nipulations alchimiques était défaillant, l'alchimiste projetait son appé-tit de la difficulté, ce pour soi de la difficulté en une sorte d'en soi du difficile. Il voulait résoudre un grand problème, percer le grand mystè-re. Trouver le mot de l'énigme lui eût donné la toute-puissance sur le monde.

Souvent l'historien qui veut mettre au jour ces pensées obscures tombe sous la séduction de ces difficultés périmées. Il ajoute encore à la difficulté où s'embarrassait l'alchimiste, la difficulté de se reporter, après les évolutions multiples de la pensée scientifique, au moment de l'histoire où les intérêts de la recherche étaient tout différents des nô-tres. Mais toutes l'es ombres péniblement reconstituées disparaissent quand on place les anciens problèmes - les faux problèmes - en face d'une objectivité définie. On s'aperçoit que l'expérience alchimique ne peut être « montée » dans un laboratoire moderne sans qu'on ait im-médiatement l'impression qu'on fait à la fois une caricature du passé et une caricature du présent. Tout au plus certains grands savants contemporains aiment à placer, comme frontispice de leurs ouvrages, la vieille gravure d'un vieux livre reproduisant l'alchimiste devant ses fourneaux. Ne faut-il pas mettre cette nostalgie des anciens mystères au compte de cet inconscient qui accompagne l'esprit scientifique comme nous l'indiquions dans le début de cet essai ? On retrouverait alors un thème de continuité : ce serait la continuité de ce qui ne change pas, la continuité de ce qui résiste aux changements. Mais ce n'est plus là qu'est le problème épistémologique que nous traitons. En fait « les difficultés de l'alchimie » représentent, comparées aux diffi-cultés du matérialisme moderne, un pur anachronisme. Entre les diffi-cultés de jadis et les difficultés du présent, il y a une totale disconti-nuité.

Enfin, pour en terminer avec cette esquisse d'une polémique péri-phérique contre les partisans de la continuité de la culture scientifique, nous ferons remarquer que le langage peut être aussi fallacieux dans les sciences physiques que dans les sciences psychologiques pour des esprits non avertis, pour des esprits qui ne sont pas attentifs à l'évolu-tion même du langage de la science. La nomenclature chimique ne saurait être définitive comme la table des déclinaisons d'une langue

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morte. Elle est sans cesse rectifiée, complétée, nuancée. Le langage de la science est en état de révolution sémantique permanente.

Parfois l'épistémologue continuiste est trompé, quand il juge la [216] science contemporaine, par une sorte de continuité des images et des mots. Quand il a fallu imaginer l'inimaginable domaine du noyau atomique, on a proposé des images et des formules verbales qui sont entièrement relatives à la science théorique. Il ne faut naturelle-ment pas prendre ces formules à la lettre et leur donner un sens direct. Une constante transposition du langage rompt alors la continuité de la pensée commune et de la pensée scientifique. Sans cesse, il faut re-mettre les expressions nouvelles dans la perspective des théories que les images et les formules résument.

Tel est le cas, par exemple, de l'image que Niels Bohr présenta pour condenser certaines lois du noyau atomique sous le nom de « goutte d'eau ». Cette image « aide admirablement, disent Pollard et Davidson (loc. cit., p. 194), à comprendre le comment et le pourquoi de la fission ». Sous le couvert de cette image de la « goutte » où s'ag-glomère les nucléons, on pourra dire que l'incorporation d'un neutron supplémentaire augmente l'énergie interne du noyau, autrement dit la « température » du noyau. A la suite de cette augmentation de « tem-pérature », une émission d'un corpuscule pourra se faire suivant un processus qu'on appellera une « évaporation ». Mais les mots goutte, température, évaporation doivent naturellement être mis entre guille-mets. Pour les physiciens nucléaires ces mots sont en quelque sorte tacitement redéfinis. Es représentent des concepts qui sont totalement différents des concepts de la physique classique, a fortiori bien diffé-rents des concepts de la connaissance commune. Il obtiendrait un beau succès d'hilarité, celui qui demanderait si la physique nucléaire fabri-que un thermomètre pour mesurer « la température » d'un noyau !

Il n'y a donc aucune continuité entre la notion de la température du laboratoire et la notion de la « température »d'un noyau. Le langage scientifique est, par principe, un néo-langage. Pour être entendu dans la cité scientifique, il faut parler scientifiquement le langage scientifi-que, en traduisant les termes du langage commun en langage scientifi-que. Si l'on portait son attention sur cette activité de traduction sou-vent masquée, on s'apercevrait qu'il y a ainsi dans le langage de la science un grand nombre de termes entre guillemets. La mise entre guillemets pourrait alors être confrontée avec la mise entre parenthè-

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ses des phénoménologues. Elle révélerait, cette mise entre guillemets, une des attitudes spécifiques de la conscience de science. Elle est soli-daire d'une déclaration de conscience de méthode. Le terme entre guil-lemets hausse le ton. Il prend, au-dessus du langage commun, le ton scientifique. Dès qu'un mot de l'ancienne langue est ainsi [217] mis, par la pensée scientifique, entre guillemets, il est le signe d'un chan-gement de méthode de connaissance touchant un nouveau domaine de l'expérience. Nous pouvons bien dire que du point de vue de l'épisté-mologue, il est le signe d'une rupture, d'une discontinuité de sens, d'une réforme du savoir.

Le concept de « température du noyau atomique » totalise même deux réformes. Il avalise d'abord, dans un nouveau domaine, la notion cinétique de température telle qu'elle a été introduite dans la science par la thermodynamique classique, et il transpose ensuite ce concept scientifique dans une sphère d'application où le concept classique ne s'applique pas normalement. On voit se structurer divers étages du conceptualisme de la science : la « température » du noyau est une sorte de concept de concept, un concept qui n'est pas un concept de première abstraction. On l'emploie parce qu'on est au clair sur la signi-fication rationnelle classique du concept de température, lequel concept a déjà été détaché par la physique classique, de ses significa-tions sensibles immédiates.

Mais en prenant des exemples aussi savants, nous nous donnons trop beau jeu. Nous allons reprendre le débat de la discontinuité de la connaissance scientifique à l'égard de la connaissance commune en étudiant des cas plus simples, en nous plaçant à des époques moins vigoureusement scientifiques, où l'on donne encore une grande atten-tion aux caractères sensibles immédiats des phénomènes chimiques et physiques.

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III Nous nous bornerons à deux exemples. Dans le premier, nous ex-

poserons le véritable entêtement d'un grand savant qui veut rester dans l'immédiat et qui expose pesamment un monument de naïveté. Dans le second exemple, nous exposerons au contraire la longue patience d'un chimiste qui finit par écarter le privilège des données sensibles pour déterminer les caractères naturels d'une substance nouvelle.

Dans le premier exemple nous allons voir que le fait scientifique évolué a bien peu de chance de se développer par une accumulation d'observations naturelles. Quoi qu'on dise, au cours de la science on ne revient pas « à la nature ». Bien plutôt, on doit prendre conscience de la science qui déjà a transformé le fait naturel en fait scientifique. Dans cet exemple, nous allons voir aussi que le génie n'est plus, dans la science moderne, une garantie [218] de compétence universelle. Un grand savant dans l'ordre de la biologie, un des plus grands observa-teurs de la nature animée va nous apparaître comme un physicien et un chimiste manifestement en retard sur son époque par le seul fait qu'il veut ramener une science déjà solidement constituée à des expé-riences banales. J.B. Lamarck, en effet, a écrit de nombreux mémoires pour réfuter la chimie de Lavoisier. Dans le troisième mémoire, lu à l'Institut en 1797, il écrit 82 : « Je demande à quiconque a observé ce qui se passe dans la combustion, s'il a jamais vu un corps (concret et sans incandescence) brûler avant que celles de ses parties qui brûlent aient acquis une couleur noire ; et si cette couleur que ce corps ac-quiert n'est pas le terme d'une série de colorations diverses qu'il éprouve successivement à mesure que son état de combinaison s'altè-re, jusqu'à ce qu'il soit parvenu à ce terme extrême de coloration. » Théophraste donnait déjà ce même axiome de sens commun : « Tou-tes choses brûlées deviennent noires 83

82 J.B. LAMARCK, Mémoires présentant les bases d'une nouvelle théorie phy-

sique et chimique, Paris, an V, p. 59.

. » Par cette observation com-

83 Si nous voulions réanimer les discussions que nous avons envisagées au début du présent ouvrage nous pourrions ici prendre de nombreux documents dans

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mune, Lamarck prétend nous ramener à la plus simple phénoménalité, aux phénomènes de la coloration et c'est par l'évolution de la colora-tion au cours d'une combustion qu'il croit pouvoir spécifier les diffé-rents stades de la combustion. Le terme extrême de la coloration est donc pour Lamarck le noir et le noir est un antécédent nécessaire de la combustion. Primitivement le noir est masqué par une suite de cou-leurs qui vont jusqu'au blanc superficiel. Aller au réel profond, au noir fondamental, c'est démasquer la substance. Ce démasquage se fera par la violence du feu. Lamarck donne dans la suite de ses Mémoires de nombreuses échelles « chronométriques » qui doivent permettre, d'après lui, de suivre l'évolution de nombreux phénomènes de la ma-tière. Avec les couleurs ordonnées d'une manière sans doute singuliè-re, Lamarck pense avoir les éléments d'une sorte de sensualisme intel-lectualisé, il croit toucher directement la réalité par ses caractères do-minants.

Pour une théorie si spéciale aux applications si nombreuses, voici une expérience de base (loc. cit., p. 60) : « Présentez au feu un papier blanc ; vous verrez qu'à mesure que le feu calorique pénétrera dans sa substance, s'insinuera entre ses principes, en altérera [219] l'arrange-ment et l'état de combinaison, et démasquera graduellement son feu fixé, vous verrez, dis-je, ce papier se colorer aussi graduellement. Il prendra d'abord une teinte jaunâtre ; et vous le verriez passer succes-sivement au jaune, à l'orangé, au rouge, au violet, au bleu, et enfin au noir avant de brûler, si l'inégalité d'altération de ses molécules agglu-tinées n'offrait un mélange de molécules déjà noires, parmi d'autres qui ne sont encore que jaunes, que rouges, que bleues, etc., mélange qui produit la couleur rousse qui succède à la teinte jaune, se rembru-nissant par degré. Mais toutes ces molécules arrivent nécessairement chacune à la couleur noire avant de brûler, c'est-à-dire à un état de découvrement complet du feu fixé qu'elles contiennent. »

Qui aurait la patience de lire les longs et nombreux mémoires de Lamarck sur les sciences physiques reconnaîtrait le danger de pro-mouvoir l'observation usuelle au rang de l'expérience scientifique. Il

l'histoire de la médecine. Par exemple un médecin au début du XVIIe siècle développe de longues considérations sur cette coloration en noir des matières brûlées. Cf. Jourdain GUIBELET, Trois discours philosophiques, Evreux, 1608, p. 228 et suiv.

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sentirait bien vite le caractère naïf de cette prise « concrète » sur la « réalité ». Pour un esprit scientifique moderne, de tels mémoires sont illisibles. On s'étonne qu'un corps savant ait pu en supporter la lecture dans le temps même où la culture scientifique était déjà engagée dans la solution de problèmes bien posés. En somme, au temps de La-marck, la science chimique avait reçu déjà un tel développement que le retour à une expérience personnelle était proprement un « anachro-nisme ». Si Lamarck se fût mis à l'école de la chimie de son temps, il eût tout de suite reconnu que la combustion du papier, telle qu'il la décrivait, était vaine phénoménologie - une phénoménologie qui ne peut authentifier qu'une conscience de songe, qu'une conscience qui va perdre conscience d'elle-même. Dès la fin du XVIIIe siècle, la science de la matière avait une objectivité sociale si forte que les mé-ditations individuelles devaient s'exercer dans un long apprentissage avant de pouvoir poser des problèmes bien définis. L'heure de l'obser-vation naturelle, immédiate dans le domaine de la chimie était passée. L'expérimentation, soit dit dans le style de l'épistémologie moderne, était déjà devenue l'activité spécifique nécessaire pour faire avancer la science. Même une substance nouvelle devait recevoir une expérimen-tation à partir d'une expérimentation déjà riche en déterminations pré-cises.

Ainsi, de l'observation à l'expérimentation, il n'y a pas, quoi qu'on le pense généralement, une filiation continue. Il y a bien plutôt un renversement de perspective. Cette remarque trouve peut-être sa preu-ve dans ce seul exemple que nous venons de rapporter où un observa-teur génial ne sait pas profiter de l'immense effort d'expériences spéci-fiques des expérimentateurs de son temps.

[220] Mais voici un autre exemple, le dernier de ce livre, où l'on verra les

difficultés lentement dominées au cours de la longue histoire d'une découverte chimique, d'une découverte positive, quand la matière à caractériser scientifiquement se présente en quelque manière surchar-gée de qualités sensibles, mal environnée aussi dans une philosophie de la nature. La lente et confuse découverte de l'ozone va nous per-mettre de donner un récit circonstancié de la désensualisation d'une connaissance chimique.

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Tout historien de l'ozone doit, par récurrence, se référer aux obser-vations et aux expériences de Van Marum. En 1785, rappelle Na-quet 84

Le problème est repris par Schoenbein en 1839. En 1840, dans une lettre à Arago, Schoenbein indique les expériences qui lui permettent « d'entrevoir la véritable cause de l'odeur électrique ». Il ne vise plus à déterminer la matière électrique pourvue de l'odeur électrique, il cher-che en pur chimiste une substance chimique. Dans cette voie bien orientée vers le matérialisme chimique, les erreurs furent cependant nombreuses. À en suivre le récit, on peut voir combien la pensée et la technique scientifiques doivent recevoir de rectifications pour viser, au-delà de la connaissance commune, leur véritable objet.

, Van Marum avait reconnu que « l'oxygène devient odorant lorsqu'on le soumet à l'action répétée de l'étincelle électrique ». Voilà un fait précis attaché à une substance précise. Il semble qu'on eût pu faire tout de suite des expériences électriques similaires sur l'azote et reconnaître que l'azote, à l'encontre de l'oxygène, ne devient pas odo-rant quand on l'électrise. Mais Van Marum est invinciblement attiré par le mystère de l'électricité. Il détourne son attention de la matière même qu'il vient d'examiner et il conclut : « Cette odeur très forte nous paraît être très clairement l'odeur de la matière électrique. » Cette détermination sensualiste, cette odeur, voilà ce qui longtemps va don-ner aux recherches de faux engagements substantialistes. Qu'on re-connaisse aussi cette odeur après les grands orages d'été, quand l'air est devenu moins lourd, plus agréable à respirer, plus balsamique, voi-là ce qui apporte une valeur cosmique à l'expérience de Van Marum. Cette « valeur cosmique », résultat d'une valorisation qui montre la persistance des valeurs imaginaires dont nous parlions au début du présent essai, détourne encore l'expérience de Van Marum de sa juste interprétation matérialiste. Aussi pendant plus d'un demi-siècle, la dé-couverte de Van Marum reste inefficace.

[221] Indiquons quelques-unes des premières erreurs. Schœnbein conclut

d'abord que « le principe odorant doit être classé dans le genre de corps auquel appartiennent le chlore et le brome »et après avoir

84 NAQUET, De l'allotropie et de l'isomérie, 1860, p. 31.

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consulté son collègue Vischer, helléniste distingué, il proposa de lui donner le nom d'ozone, mot grec qui signifie sentir.

Un moment, Schœnbein, dit Naquet (loc. cit., p. 33), pensa « avoir décomposé l'azote et avoir obtenu un radical analogue au chlore, radi-cal qui, uni à l'hydrogène, constituerait l'azote ». Faut-il rappeler qu'en 1834, Balzac écrivant La recherche de l'absolu, donnait comme but des longs travaux de son héros Balthazar Claës la décomposition de l'azote, cet azote que « nous pouvons, dit le romancier, considérer comme une négation » ?

En 1846, Schoenbein considérait encore l'ozone comme un pe-roxyde d'hydrogène. Ainsi un savant de premier ordre comme Schoenbein flotte longtemps sur la nature simple ou composée de la substance qu'il sait préparer. Savoir préparer une substance n'apaise pas toutes les questions scientifiques que pose l'existence de cette substance. Ce seul exemple prouve combien le pragmatisme est, dans le règne de la culture scientifique, une philosophie insuffisante.

D'ailleurs, alors même qu'on eût enfin compris que l'ozone n'était autre, matériellement parlant, que de l'oxygène dans un état particulier dû à l'action de l'électricité, cette origine « électrique » continua à po-ser de faux problèmes. Schœnbein lui-même crut pouvoir définir, à côté de l'ozone, un autre corps qu'il appela l'antozone : l'ozone serait l'oxygène modifié par l'électricité négative, l'antozone l'oxygène mo-difié par l'électricité positive.

Scoutetten s'exprime ainsi à l'égard de ces deux types d'ozone 85

On reconnut assez rapidement le pouvoir désinfectant de l'ozone - pouvoir que nous expliquons maintenant par le fait que la molécule

: « Ces deux espèces d'ozone se composent entre elles comme les deux espèces d'électricité, elles se neutralisent l'une l'autre, lorsqu'on les met en contact et l'oxygène revient à l'état neutre. » Il faudra que peu à peu le moyen de production (les effluves électriques) soit retranché de la substance produite (la forme allotropique de l'oxygène) pour débar-rasser la science de ce fantôme de substance matérielle que fut l'anto-zone.

85 H. SCOUTETTEN, L'ozone ou recherches chimiques, météorologiques, phy-

siologiques et médicales sur l'oxygène électrisé, Metz et Paris, 1856, p. 15.

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d'ozone se détruit aisément pour redonner les 3 atomes d'oxygène qui la constituent ; l'oxygène apparaît alors sous sa [222] « forme naissan-te » susceptible de déterminer de puissantes oxydations. Ce sont ces oxydations qui rendent compte du pouvoir désinfectant. Mais n'allons pas tout de suite à cette explication chimique. Bien plutôt suivons, au cours de l'histoire, les recherches sur le pouvoir désinfectant de l'ozo-ne. Nous allons voir que ces recherches portent la marque d'une inten-se survalorisation.

On n'est pas loin en effet de faire de l'ozone le désinfectant provi-dentiel qui vient détruire les miasmes et les pestilences qui infectaient le ciel d'été. Grâce à ce principe, la Nature a une vis medicatrix cos-mique. « Des médecins et des physiologistes, dit Scoutetten que nous résumons (cf. p. 289 et suiv.) ne tardèrent point à se demander s'il n'y aurait pas un rapport étroit entre la présence ou l'absence de l'ozone atmosphérique et la manifestation ou la cessation de certaines épidé-mies, notamment de celle du choléra. Cette pensée imprima aux es-prits un nouveau mouvement qui, de l'Europe, s'étendit au monde en-tier. Ce mouvement débuta en Allemagne, à Koenigsberg. En 1852, la société de médecine de cette ville décida qu'une commission... ferait pendant un an des observations ozonométriques dans la ville... Ces observations portèrent sur 6 251 maladies aiguës, mais les médecins ne parvinrent pas à constater un rapport certain entre les maladies ob-servées et la quantité d'ozone contenue dans l'atmosphère. »

En 1863, un docteur, H. Cook, réunit aux Indes de nombreuses ob-servations à la suite desquelles il affirma qu'il y avait « une relation évidente entre la présence du choléra et l'absence de l'ozone et, réci-proquement, la présence de l'ozone et l'absence du choléra ».

L'interprétation de ces énormes statistiques laisse d'ailleurs notre auteur devant une curieuse incertitude : « Il est très difficile de dire, confesse-t-il, si les miasmes s'accumulent parce que l'ozone n'est plus là pour les détruire, ou si l'on ne trouve pas d'ozone parce que les miasmes sont en assez grand excès pour le consommer complète-ment. » Cette deuxième partie de l'alternative montre assez clairement le caractère confus de cette « consommation de l'ozone par les mias-mes ».

Enfin, pour accentuer cette survalorisation de la puissance de cette substance que Figuier appelle encore, en 1872, « une curieuse subs-

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tance », ajoutons, en suivant Naquet (loc. cit., p. 43), qu'à côté des épidémies « dont la cause est liée, directement ou indirectement, à la disparition de l'ozone, on a pensé qu'il pourrait y en avoir qui seraient dues à son excès. Et comme l'ozone irrite les organes respiratoires, on a placé dans cette catégorie les épidémies de grippes et d'affections catarrhales en général ».

[223] Toutes ces explications simplistes sont naturellement tombées dans

l'oubli. Nous les rappelons pour montrer jusqu'où va l'esprit systéma-tique quand il croit tenir une valeur d'explication générale.

D'ailleurs, nous n'avons retenu de la longue et difficile détermina-tion de la nature et des propriétés de l'ozone que quelques traits. Il faudrait tout un livre pour relater la seule histoire de cette substance. Mais nous en avons peut-être assez dit pour tirer les conclusions phi-losophiques de ce long débat. Il nous semble que l'ozone, dont nous comprenons maintenant la constitution, dont nous écrivons sans hési-tation le symbole 03 et auquel nous consacrons un court chapitre dans nos livres élémentaires, peut être un bon exemple d'une substance longtemps survalorisée.

Dès le début, cette substance a un trop gros poids cosmique : elle est l'odeur de la foudre ; sa production par l'électricité lui confère l'importance historique de tout ce qui touche le fluide mystérieux. On est particulièrement attentif à toutes ses propriétés sensibles. Dans ces conditions, ce sera une tâche longue et difficile de faire rentrer au la-boratoire cette substance « cosmique ». Cette tâche est achevée grâce à de longs efforts d'ontologie restrictive. Cette ontologie restrictive se présente comme un,, double restriction à l'égard d'une philosophie sensualiste et à l'égard d'une philosophie cosmique.

En somme, la connaissance immédiate et la connaissance commu-ne s'accommodent des grandes légendes de la philosophie naturelle, ou réciproquement les philosophies de la nature acceptent d'amplifier des faits qui frappent l'imagination. Au contraire, la connaissance scientifique veut de prime abord circonscrire son objet. Elle va à contre-courant des vagues généralisations. Ce mouvement est visible quand une fois on a atteint, pour une connaissance scientifique, un stade avancé. Ainsi, quand on connaît la vraie nature de la molécule d'ozone, on se rend compte que les justes idées se sont formées mal-

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gré l'histoire, ou du moins dans un esprit dialectique qui sait, à cer-tains points du développement historique, s'opposer à de paresseuses traditions.

V En insistant sur un exemple aussi spécial, nous avons sans doute

abusé de la patience du lecteur. Nous croyons cependant que c'est au niveau des exemples particuliers que la philosophie des sciences peut donner des leçons générales. C'est pourquoi nous avons multiplié les exemples au cours de tous nos livres dans [224] l'espérance qu'on re-connaîtra les différences essentielles entre une connaissance qui de-vient scientifique et une connaissance qui croit avoir son statut défini-tif au niveau de l'expérience commune.

Entre la connaissance commune et la connaissance scientifique la rupture nous paraît si nette que ces deux types de connaissance ne sau-raient avoir la même philosophie. L'empirisme est la philosophie qui convient à la connaissance commune. L'empirisme trouve là sa racine, ses preuves, son développement. Au contraire, la connaissance scien-tifique est solidaire du rationalisme et, qu'on le veuille ou non, le ra-tionalisme est lié à la science, le rationalisme réclame des buts scienti-fiques. Par l'activité scientifique, le rationalisme connaît une activité dialectique qui enjoint une extension constante des méthodes.

Dès lors, quand la connaissance vulgaire et la connaissance scienti-fique enregistrent le même fait, ce même fait n'a certainement pas la même valeur épistémologique dans les deux connaissances. Que « l'odeur » de l'électricité soit un désinfectant et que l'ozone soit un puissant oxydant qui désinfecte, n'y a-t-il pas entre ces deux connais-sances un changement de valeur de connaissance ? D'un fait véritable, la chimie théorique a fait une connaissance véridique. À lui seul, ce doublet du véritable et du véridique retient l'action polaire de la connaissance. Ce doublet permet de réunir les deux grandes valeurs épistémologiques qui expliquent la fécondité de la science contempo-raine. La science contemporaine est faite de la recherche des faits vé-ritables et de la synthèse des lois véridiques. Les lois véridiques de la science ont une fécondité de vérités, elles prolongent les vérités de fait

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par des vérités de droit. Le rationalisme par ses synthèses du vrai ou-vre une perspective de découvertes. Le matérialisme rationaliste, après avoir accumulé les faits véritables et organisé les vérités dispersées, a pris une étonnante puissance de prévision. La mise en ordre des subs-tances efface progressivement la contingence de leur être, ou, autre-ment dit, cette mise en ordre suscite des découvertes qui comblent les lacunes qui faisaient croire à la contingence de l'être matériel. Malgré ses richesses accrues, ses richesses débordantes, la chimie s'ordonne dans un vaste domaine de rationalité.

Et ce n'est pas la moindre leçon de la chimie contemporaine que de nous montrer, au-delà du rationalisme de l'identité, la rationalité du multiple.

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[225]

TABLE DES MATIÈRES

Introduction. Phénoménologie et Matérialité Chapitre I. Le rationalisme arithmétique de la matière sous des

formes prématurées Chapitre II. Le paradoxe du matérialisme des philosophes. De la

généralité à la spécificité. De l'homogénéité à la pu-reté

Chapitre Ill. La systématique moderne des corps simples Chapitre IV. Le matérialisme composé Chapitre V. Les liaisons doubles. La mésomérie Chapitre VI. Le rationalisme de l'énergie en chimie Chapitre VII. Le rationalisme de la couleur Conclusion. Connaissance commune et connaissance scientifique

FIN