Bastiat Corentin de Salle

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    Frdric Bastiat

    (1801-1850)

    Ce quon voit etce quon ne voit pasChoix de sophismes et de pamphlets conomiques

    2004 (1845-1850), Romillat, 286 p.

    Cet conomiste ranais , connu pour ses travaux sur le libre change et lapplicationde la thorie conomique au onctionnement des institutions, tait lun des cono-mistes avoris de Ronald Reagan . Nul nest prophte en son pays : Bastiat jouit dunerenomme immense dans le monde anglo-saxon mais est quasiment ignor en Eu-rope, y compris en France . Prophtique, il ltait pourtant un degr inimaginable.Il a commenc par se aire connatre au moyen dun article, publi dans le Journal des Economistes , dans lequel il a rmait que la Grande Bretagne allait abandonner toutes sesprotections commerciales de aon unilatrale (il ntait pas question de les ngocier lpoque) et allait ainsi devenir la premire puissance commerciale du monde. Ceste ectivement ce qui sest pass.

    Cet ouvrage comprend toute une srie de petits textes la ois pro onds et amu-sants. Lune de ses sentences les plus clbres de Bastiat est sa d nition de lEtat : lEtat est cette grande ction sociale travers laquelle chacun essaie de vivreaux dpens de tous les autres . Ctait un grand pamphltaire. Ce qui, selon lui,d nissait le mieux le comportement des thoriciens et lus socialistes, ctait ceci : lignorance se proclamant in aillible et rclamant le despotisme au nom decette in aillibilit .116

    Il na pas son pareil pour tourner en drision les thories conomiques des ennemisde la libert. Bastiat sexprime avec bon sens, humour, ralisme et simplicit . Ence sens, il d end par aitement le point de vue des petites gens . Cest un exempleremarquable de proslytisme libral . Il nous montre brillamment que les chosessont plus simples quon ne le croit et que beaucoup dconomistes aiment compliquerinutilement les choses par snobisme, par volont de jeter de la poudre aux yeux ou

    116 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.214

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Partant de l, puisquil aut ournir lactivit humaine de nouveaux aliments, il autaire le vide des moyens actuels de satis action.Il aut, en dautres termes, crer une

    grande demande de produits .

    Comment ? Il y a deux solutions.La premire consisterait dclencher un immense incendie Paris . Car dtruire,cest se mettre dans la ncessit de rtablir et multiplier les besoins, cest multiplierla richesse . Toutes les entreprises auraient du travail pour vingt ans. Ce qui doit nousguider, cest lintrt non pas du consommateur mais du producteur. De toute aonproducteur et consommateur ne ont quun. Si lon veut privilgier le consommateur,alors autant acheter le er en Belgique o il est moins cher. Si lon veut privilgier leproducteur, alors il aut incendier Paris.

    La seconde solution consisterait doubler tous les impts . Cela revient subs-tituer un encouragement direct un encouragement indirect . Cette augmentationcrera un excdent de recettes de 1400 1500 millions que lon pourra rpartir parsubventions entre toutes les branches du travail national , de aon ce que le prixde tous les biens produits dans le pays soit chaque ois in rieur celui provenant deltranger.

    Mais cest ce que nous aisons risquent de rpondre les ministres. A ceci prs queles ministres ont reposer le ardeau sur les paules du consommateur alors que lasolution prne ici le ait reposer sur les paules du contribuable. La di rence, dit leprotectionniste, cest que le ait de doubler les impts permet de d endre toutes lesindustries nationales et pas seulement un petit nombre dentre elles. Tout le mondeaura droit des subsides.

    Soit, diront les ministres, mais comment doubler limpt ? Rien de plus simple. Selonlquit, lEtat doit tous une gale protection. Il su t que le ministre des nances de-mande chacun 100 rancs et, dans le mme temps, redonne 90 rancs tout le mondepour sa part de protection.

    Mais, cest comme si nous ne aisions rien du tout rpondront les ministres. E ec-tivement dira le protectionniste : par la douane non plus, vous ne eriez rien du toutsi vous pouviez la aire servir protger galement tout le monde . Cest pour cela dit Bastiat (qui stait camouf en protectionniste, pour en arriver cette conclu-sion) que le gouvernement ne protge que quelques uns. Cest injuste videm-ment. Que aire alors ? Bastiat rpond : protger tout le monde ou ne protger personne .

    Un proft contre deux pertes

    Bastiat examine ici le phnomne de la double incidence de la perte , argumentantiprotectionniste. Il consiste en ceci :

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    Frdric Bastiat

    Toute aveur du tari entrane ncessairement :

    un pro t pour une industrie ; une perte gale pour une autre industrie ;

    une perte gale pour le consommateur .Ce sont l les e ets directs et ncessaires de la protection. Il aut encore y ajouter denombreuses pertes accessoires lies lorganisation administrative trs pesantepour assurer lapplication et le contrle de ces politiques protectionnistes.

    Bastiat illustre cela par une anecdote. Un bcheron qui travaille un jour par semainepour un matre de orge qui le paye deux rancs par semaine, vient lui demander detravailler deux jours pour un total de quatre rancs. Le matre de orge na pas besoinquon lui ende plus de bois mais le bcheron lui ait valoir quil utilisera une hachebrche qui le era avancer deux ois moins vite.Le matre de orge considre quilperdrait deux rancs ce march. Oui, dit le bcheron mais je suis le producteur et vous un consommateur et il aut avoriser lindustrie .

    Le matre de orge rpond que ectivement sa perte est compense par le pro t de lindustrie du bcheron mais quelle occasionne une perte pour une autreindustrie. Comment cela ? Avec ces deux rancs, le matre de orgeaurait pu airetravailler un jardinier . Daccord, rpond le bcheron. Mais, dit-il, si javais eu cesdeux rancs supplmentaires, je les aurais ait gagner aucabaretier . Le matre de orgerpond : mon jardinier ira aussi les dpenser au cabaret mais, en outre, il aura puproduire quelque chose en plus. Le bcheron sen va, dpit, en se disant pourtant, jai cent ois entendu dire au patron quil tait avantageux de protger le producteuraux dpens du consommateur .

    Quelques temps plus tard, il revient chez le matre de orge en lui demandant de lui vendre 20 kg de er pour 5 rancs. Le matre de orge lui rpond que pour une tellequantit, il en cotera dix rancs au bcheron. Pourtant, dit le bcheron, un Anglais veut bien me vendre 20 kg de er pour 5 rancs. Cest un per de, un homme mexclusivement par le pro t dit le matre de orge. Moi, dit-il, mes machines sont plus per ectionnes que les siennes et mon industrie est nationale et dehaute importance . Je dois tre pay 10 rancs . Le bcheron rpond que, lchellede la nation, peu importe que le matre gagne 5 rancs si lui, bcheron, doit les perdre.E ectivement sa perte serait compense par un pro t mais cela occasionne aussi,comme on la vu, une perte pour une autre industrie. Le bcheron rpond quil a aitun march avec lAnglais : il achte sa marchandise 5 rancs mais lAnglais sengage acheter des gants en France avec cette mme somme. Aussi, il est plus avantageux pourlindustrie ranaise de traiter avec lAnglais plutt quavec le matre de orge. Oui, ditle matre de orge, mais jirai, moi aussi, acheter des gants chez un gantier ranais. Lebcheron lui rpond : si je vous donne 10 rancs, votre industrie travaille et celle dugantier. Si je donne 5 rancs lAnglais, son industrie travaille et celle du gantier. Ladi rence, cest que moi, avec les 5 rancs que jconomise, je peux acheter dessouliers et aire travailler un cordonnier.

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Pestant contre le raisonneur, le matre de orge en conclut quil devrait de toute ur-gence demander lEtat une loi pour empcher les Anglais de venir couler leurs mar-chandises en France

    Deux pertes contre un proft

    Bastiat crit une lettre au clbre Arago (de lAcadmie des Sciences) pour lui deman-der de mettre en quation la loi suivante : Si un droit protecteur lve le prix dun objet dune quantit donne, la nation gagne cette quantit une ois et laperd deux ois . Il y a dabord renchrissement (ce qui est peru en plus lentre)puis perte gale (qui ait compensation) suivie dune autre perte encore qui, au total,appauvrit rellement le pays.

    Comme de coutume, Bastiat illustre cela avec un exemple. Soit un couteau anglais quipeut se vendre 2 rancs en France. Un couteau ranais de mme qualit se vend trois

    rancs. Lecoutelier ranais demande une protection et le couteau anglais est alorsrapp dun droit de douane de 1 ranc.

    Cest ce surenchrissement dun ranc qui nous intresse. Il va avoriser lindustriecoutelire par rapport une autre industrie ranaise , par exemple, celle des abri-cants de gants. Par ailleurs, le consommateur ranais doit, lui aussi, payer trois rancsau lieu de deux. Si, comme ctait le cas avant la prohibition, il avait gard ce ranc, ilaurait pu aire une autre dpense qui avorise lindustrie nationale, par exemple un petitlivre. La taxe pnalise ici le libraire (ou un autre commerant ou ouvrier chez qui onaurait t dpens ce ranc). Le libraire, cest celui quon ne voit pas .

    Bre , au gain du coutelier correspond une perte pour le libraire et une perte pour le consommateur qui, avant, pouvait avoir un couteau et un livre pour trois rancs etdoit dsormais se contenter dun seul couteau. Ainsi, ce ranc, gagn une ois, est perdu deux ois.

    Les protectionnistes rpondent que la perte du consommateur est compensepar le gain du producteur. Mais ils oublient toujours le libraire .

    Les protectionnistes ont valoir un autre argument : le ranc complmentaire que lecoutelier reoit, il le ait gagner dautres travailleurs. Oui, rpond Bastiat, mais, en-core une ois, le libraire aurait pu, lui aussi, le aire gagner dautres travailleurs. Dansles deux hypothses, la circulation ultrieure de cet argent suit des parallles in nies.

    Midi quatorze heures

    On ait, dit Bastiat, de lconomie politique, une science pleine de subtilits et demystres. Pour un conomiste, une condition indispensable pour tre cout,cest non pas de prner des solutions claires et simples, mais de toujours aller

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    chercher midi quatorze heures .

    Ainsi, si le Portugal ne senrichit pas, ce nest pas parce que les Portugais sont pares-seux, inertes, imprvoyants et mal administrs mais cause du commerce international,

    de lpuisement du numraire, de lenvahissement du drap anglais vendu vil bas prixet du trait de Mthuen entre lAngleterre et le Portugal.

    Sil y a beaucoup de pauvres en Angleterre malgr la richesse de ses industries, ce nestpas parce quon les impose lourdement pour rtribuer des gouverneurs, des colonels,des commodores et des diplomates. Ce nest pas en raison de la gloriole qui les aitdpenser beaucoup pour acqurir des territoires outre-mer plutt que de satis aire les vrais besoins. Ce nest pas parce que des sommes colossales sont englouties pour leprestige de lempire et de ses colonies. Ce nest pas parce que la production alimentaireest sacri e au pro t dune industrie de luxe. Non, non. Ces explications sont beaucouptrop terre terre. En ralit, cette pauvret dans un pays riche sexplique parce que lesrcoltes sont mauvaises. Il est vrai que des lois entravent limportation daliments enprovenance des colonies mais elles permettent justement de stimuler la productionalimentaire nationale.

    Une des accusations qui revient le plus souvent chez les conomistes, cest celle adres-se au machinisme. On reproche aux machines de se substituer aux bras et de rendre laproduction surabondante.

    La rponse de Bastiat est la suivante :

    - Quune machine ne tue pas le travail mais le laisse disponible, ce quiest bien di rent ; car un travail tu, comme lorsque lon coupe le bras unhomme, est une perte, et un travail rendu disponible, comme si lon nousgrati ait dun troisime bras, est un pro t.

    - En est-il de mme dans la socit ?- Sans doute, si vous admettez que les besoins dune socit, comme ceux dun

    homme, sont ind nis.- Et sils ntaient pas ind nis ?- En ce cas, le pro t se traduirait en loisirs .117

    La machine met en disponibilit un certain nombre de bras mais ce quon oublie de dire, cest quelle met galement en disponibilit une certaine quantitde rmunration . Le producteur continue vendre le bien au mme prix mais doit

    aire travailler beaucoup moins de personnes. Il peut aussi vendre son produit meilleurmarch, permettant ainsi aux acheteurs de raliser une pargne qui ira provoquer etrmunrer du travail.

    117 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.81

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    On se licite toujours que lindustrie du luxe enrichisse les marchands et les ou- vriers. Cest un sophisme dit Bastiat. Ces purilits dtournent lnergie dun peupledautres activits plus essentielles et correspondant des besoins plus rels tels que lechemin de er et linstruction. Plutt que de devenir tailleurs et comdiens, les

    gens deviendraient ingnieurs et pro esseurs. Le luxe najoute rienmais ne ait quedplacer du travail vu que tout travail employ une chose est diverti dune autre.

    Bastiat discute du bien- ond du trait de Mthuen entre lAngleterre et le Portugal.De manire gnrale, il nest nul besoin dun trait pour permettre des com-merants trangers de aire des a aires entre eux . Lorsquelle arrive prconiser leprincipe du libre-change, une convention ne stipule rien du tout. Dans tous les autrescas, cest une entrave.

    Une petite able permet Bastiat dillustrer son propos. Imaginons que Robinson, seulsur son le, commence un commerce avec un marchand de peaux rsidant sur une le voisine. Ce dernier lui ournit des peaux de trs bonne qualit contre un nombre assezrduit de lgumes que Robinson cultive en abondance sur son le. Ce commerce permet Robinson de ne plus devoir spuiser produire les peaux ncessaires sa consom-mation. Un peu plus tard, un protectionniste vient dapprendre que Robinson est rui-n. Pourquoi donc ? senquiert Bastiat. Parce que, lui apprend le protectionniste,le marchand de peaux lui change beaucoup trop de peaux pour trs peu de lgumeset que Robinson ne peut pas sempcher de procder lchange. Il est regrettable,poursuit le protectionniste, que Robinson nait pas, au-dessus de lui, un Etat quiprohiberait lchange . Pourquoi, ds lors, continue-t-il changer ? stonne Bas-tiat. Il a essay darrter, rpond le protectionniste mais il sest rendu compte quil ne a-briquait pas de peaux aussi rapidement quil ne cultivait de lgumes quon lui demandepour ces peaux. Bre , il ne peut pas sempcher dchanger un nombre constant delgumes contre une quantit toujours plus grande de peaux . En ce cas, rpondBastiat, il devrait tre beaucoup plus riche quauparavant . Non, il est ruin, a rme leprotectionniste. Intrigu, Bastiat se rend sur lle et constate que Robinson est devenuparesseux et indolent, quil ne produit, certes, plus de peaux, mais plus de lgumes nonplus. Il dilapide ses anciennes productions. La voil, lexplication de sa ruine.

    Lhistoire est grotesque. Cependant, les protectionnistes raisonnent de la sorte .Ils arguent souvent que lentre dune trop grande quantit de biens dorigine exotiqueruine le pays qui les reoit. Ce aisant, ils omettent de considrer que si les nationauxpersistent continuer lchange, cest parce quils y trouvent un intrt. Si ces habitantsont des di cults conomiques, ce nest pas en raison du commerce international maisen raison dautres causes comme limpritie, la paresse, le dsordre, la discorde, lesa rontements entre actions, etc.

    Les deux haches

    Un charpentier crit au ministre pour lui demander une lgislation protection-niste . Il ne veut pas tre le seul ne pas pro ter dune protection alors que les tisse-

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    rands et erronniers en ont dj. Cela peu sembler absurde mais ce raisonnement estpourtant men tout bout de champ. Pourquoi chassez-vous les Belges ? Parce quils vendent meilleur march que nous. Pourquoi ? Parce quils ont sur nous, en tant quetisserands, un certain avantage pour telle ou telle raison.

    Poursuivant, le charpentier ormule ainsi sa requte : aites une loi qui stipule : Nulne pourra se servir que de poutres et solives produits de haches obtuses . Lo on donne 100 coups de hache, il audra en donner 300. Nous serons recherchs etdonc mieux pays.

    Ptition des abricants de chandelle

    Bastiat a crit cette ameuse ptition pour dmontrer clairement le caractre absurdeet destructeur des lgislations protectionnistes .

    Nous subissons lintolrable concurrence dun rival tranger plac, cequil parat, dans des conditions tellement suprieures aux ntres, quil en inondenotre march national un prix abuleusement rduit .

    Quel est ce rival tranger ? Le soleil . La solution propose ? Faire une loi qui or-donne la ermeture, en plein jour, de toutes entres, lucarnes, abat-jour, contrevents, volets, rideaux, vasistas, stores, etc.

    En e et,si lon encourage la production de la lumire arti cielle, toutes les indus-tries ranaises niront, indirectement, par tre avantages . Consommer plus desui , cest consommer plus de bu s, darbres rsineux, de pavot, de colza, dolivier, dhuilede baleine, etc. Cest uvrer lintrt de la navigation : des milliers de vaisseaux serontquips pour partir la pche la baleine. Lindustrie de luxe proprement parisienneprosprera elle aussi : des dorures, des cristaux, des chandeliers, des lampes, des lustres,des candlabres, etc. Le pauvre rsinier au sommet de sa dune et le triste mineur au ondde sa galerie se liciteront dune pareille mesure qui sera pour eux source de richesse.

    Foin de lintrt du consommateur. Il ne aut pas sacri er les intrts du producteur aucon ort de ce dernier. Il y va du salut de la nation.

    Le raisonnement de ces ptitionnaires nous semble absurde et risible. Mais, dit Bastiat, cest pourtant celui qui est constamment tenu pour re user la libre intro-duction du er, de la houille, du ssame, du roment, des tissus en provenance deltranger . Pour entraver cette libre introduction, on invoque chaque ois lintrt duproducteur national dont lindustrie risque de sou rir considrablement de la semi-gra-tuit des biens imports de ltranger. Les protectionnistes a rment que prserver lint-rt des producteurs nationaux, cest prserver les intrts des autres mtiers de la nation.

    En repoussant les marchandises proposes meilleur march en provenance deltranger, on justi e ce re us en a rmant que ces produits se rapprochent du

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    don gratuit . Ainsi, une orange de Lisbonne cote la moiti du prix dune orange deParis. Pourquoi ? Parce que lensoleillement naturel du Portugal est gratuit alors quela chaleur arti cielle propre la culture de loranger en France est coteuse. On peutdire quune orange qui nous arrive du Portugal nous est donne moiti gratuitement,

    moiti titre onreux, cest--dire moiti prix par rapport celle de Paris. Lhis-toire de la ptition des marchands de chandelle ne ait que poursuivre ce raisonnement jusquau bout : si lon re use sur le territoire une marchandise parce quelle est moiti gratuite (et que, ds lors, elle va nuire lindustrie nationale, en amont et enaval de cette industrie, etc.), pourquoi, ds lors, ne pas repousser une marchandisegratuite comme le soleil ?

    La houille, le er, le roment, le tissu en provenance de ltranger sont, selon les cas,un quart, une moiti, voire trois quarts moins cher que leur quivalent national. Cettedi rence est un don gratuit qui nous est con . A quel titre devons nous re user ce don ? Nest-ce pas le comble de linconsquence ?

    Droits di rentiels

    Un vigneron veut vendre une pice de vin pour acheter un trousseau sa lle quilmarie. Il rencontre en ville un Belge et un Anglais. Le Belge veut bien lui changer sapice de vin contre 15 paquets de l et lAnglais contre 20 paquets de l (car les Anglais

    lent meilleur march). Mais un douanier qui se trouve l interdit au vigneron decommercer avec lAnglais. Pourquoi ? Le douanier est bien en peine de lexpliquer,mais son mtier consiste empcher de aire cet change o une trop grande quantitde biens venant de ltranger rentre sur le territoire car, dit-il, tous les dputs,ministres et gazetiers sont daccord sur le point que plus un peuple reoit en change dune quantit donne, plus il sappauvrit . Le vigneron ut contraint decommercer avec le Belge.

    Immense dcouverte !!!

    Il sagit de aire en sorte que le prix des choses au lieu de consommation se rapprocheautant que possible du prix quelles ont au lieu de production.

    Bastiat souligne un paradoxe tonnant : il a allubeaucoup dargent et de ort pour que lhomme se dbarrasse des obstacles naturels (distance, ornires, rivires, ma-rais, accidents de terrain, boue, etc.) pour permettre aux marchandises de circuler internationalement mais, dans le mme temps, on a substitu ces obstacles natu-rels des obstacles arti ciels qui ont exactement les mmes e ets : on les appelleles douaniers . Leur but est de rendre di cile et tracassant le transport de marchan-dises dun pays un autre.

    A quoi, ds lors, sert le chemin de er dont la construction ut si coteuse ? Ces puri-lits sont pourtant pratiques avec un srieux imperturbable.

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    Frdric Bastiat

    Rciprocit

    La protection a pour e et de rendre le transport onreux.

    Il est des gens , dit Bastiat, qui commencent comprendre que ces obstacles arti-ciels sont absurdes . Mais , disent-ils, il aut que cette libert soit rciproque . Fai-sons donc, disent-ils, des traits de commerce sur la base dune juste rciprocit. SelonBastiat, ceux qui raisonnent ainsi sont, consciemment ou non, des protectionnistes euxaussi. Mais encore plus inconsquents que les protectionnistes purs.

    Que veut-il dire par l ? Il tente de le dmontrer par un exemple. Soit deux villes :Stulta et Puera. Elles construisent grand rais une route qui les rattache lune lautre.Stulta constate : Puera minonde de ses produits. Elle met en place un corps dEn-rayeurs dont la mission est de dresser des obstacles aux convois arrivant de Puera. Puera t de mme : elle mit galement sur pied un corps dEnrayeurs. Bre , la construc-tion de cette route navait servi rien . Voyant que cela nuisait aux deux villes, Puera

    nit, aprs quelques annes, par proposer Stulta, non pas de supprimer ces obstacles(car cela serait agir selon des principes et Puera a rme mpriser les principes) maisdattnuer ces derniers sur une base rciproque. Stulta demanda rfchir, consulta ses

    abricants et ses agriculteurs et nit par rompre les ngociations aprs quelques annes.

    Un vieillard de Puera constata que les obstacles de Stulta nuisaient aux ventes de Pueramais que les obstacles de Puera nuisaient aux achats de Puera et proposa du moins de

    aire tomber les obstacles de Puera en esprant que Stulta nisse elle aussi renoncer ses obstacles. Un autre conseiller, homme de pratique, exempt de principes, sopposa violemment cette ide qui, crant un dsquilibre entre la capacit dexporter et celledimporter, allait mettre Puera en situation din riorit.

    Nous serions, relativement Stulta, dans les conditions din riorit o setrouve le Havre, Nantes, Bordeaux, Lisbonne, Londres, Hambourg, la NouvelleOrlans, par rapport aux villes places aux sources de la Seine, de la Loire, dela Garonne, du Tage, de la Tamise, de lElbe et du Mississipi ; car il y a plus dedi cults remonter les feuves qu les descendre .

    Quelquun constate alors que ces villes ont prospr plus que les villes des sources. Cenest pas possible rpond le conseiller. Si, rpond lautre. Eh bien, elles ont prosprcontre les rgles .

    La main droite et la main gauche

    Dans cette ction, ladministration propose dinterdire aux travailleurs lusage dela main droite. Soit en les coupant, en les arrachant ou en les attachant.

    La production deviendrait beaucoup plus malaise, ce qui ncessiterait lem-bauche massive de main duvre complmentaire et une hausse des salaires . Le

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    pauprisme disparatra du pays comme par enchantement. Cela permettra aussi laemme de smanciper davantage car, une ois lordonnance adopte, on aura besoin de

    beaucoup plus de brodeuses, lisseuses, repasseuses, lingres, couturires et chemisires.

    Il se peut, dit le promoteur de cette mesure (mesure dite des Sinistristes ), que, dici vingt ans, les travailleurs aient acquis une telle dextrit de la main gauche quon enrevienne en ltat actuel. Mme si ctait le cas, dit-il, on pourrait toujours orcer lestravailleurs ne travailler quavec le pied.

    Travail humain, travail national

    Cest en vertu dune mme doctrine que lon brise les machines et que lon repousse les marchandises trangres . Les opposants la libert de commerce re-prochent cette dernire de nuire au travail national . Pourquoi ? Car elle permet des trangers plus habiles et mieux situs que nous de produire des choses que, sanseux, nous produirions nous-mmes.

    Pourquoi ne pas, ds lors, reprocher aux machines de aire accomplir par des agentsnaturels ce qui, sans elles, seraient luvre de nos bras, en consquence de nuire au travail humain ? Pour les mmes raisons que lon protge le travail national de laconcurrence du travail tranger, il aut, ds lors, protger le travail humain contre la rivalit du travail mcanique .

    On se plaindra non seulement de linvasion des marchandises exotiques mais aussi, paridentit de moti s, de lexcs de production.

    Bastiat rpond quune machine ingnieuse rend certes superfue une certainequantit de main duvre mais ait aussi baisser le prix du bien . La somme despargnes ainsi ralises par tous les consommateurs leur permettra de se procurerdautres satis actions, cest--dire dencourager la main duvre en gnral. Ds lors,le niveau du travail na pas baiss et la somme des satis actions a augment.

    Ainsi, lindustrie chapelire qui produit en France dix millions de chapeaux 15 rancs.Supposons quune machine asse baisser ce prix 10 rancs. Laliment pour cette in-dustrie passe ds lors de 150 100 millions. Mais les 50 millions ne disparaissent paspar enchantement. Ils serviront aux consommateurs de chapeaux acheter des biensdans dautres commerces. Ds lors, cette somme de 150 millions permettra toujoursdacqurir 10 millions de chapeaux et permettra en outre de ournir pour 50 millionsdautres satis actions.Linvention est donc un don gratuit ait au pays, un tribut que le gnie de lhomme a impos la nature .118

    Il en va de mme pour les importations. Supposons quun producteur tranger abrique

    118 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.115

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    Frdric Bastiat

    des chapeaux 10 rancs au lieu des 15 rancs exigs par les producteurs ranais. Letravail national nen sera nullement diminu. En e et, pour acqurir ces chapeaux, lesFranais devront bien travailler pour gagner de quoi payer 10 millions de chapeaux,soit 100 millions de rancs. Les acheteurs de chapeaux conomiseront 5 rancs chacun,

    soit 50 millions pour combler dautres dsirs, ce qui reprsente dautres travaux.

    Laissez aire

    Bastiat d end videmment cet imprati libral mais sempresse de prciser quil ne sapplique quaux choses honntes , le rle de lEtat tant prcisment dempcherles choses malhonntes.

    Dans le domaine du travail, de lchange, de lenseignement, de lassociation, de labanque, etc., ne pas laisser aire, cest tout la ois porter atteinte nos liberts et notre argent car, pour interdire, lEtat a besoin dagents et donc dargent.

    Les socialistes considrent que ce principe est dangereux . Pourquoi ? Parce que,quand on les laisse aire, les hommes ont mal et agissent ncessairement contre leursintrts. Ils doivent, ds lors, tre dirigs par lEtat. Bastiat ironise sur le ait que lessocialistes se battent pour le su rage universel et, dans le mme temps, disent ouverte-ment que les hommes sont inaptes se diriger eux-mmes.

    Prendre cinq et rendre quatre, ce nest pas donner

    LEtat, cest la collection de tous les onctionnaires publics. Les onctionnaires ont-ils vivre les travailleurs ou les travailleurs ont-ils vivre les onctionnaires ?

    Il existe une disposition immense dans les di rents groupes de la socit (agriculteurs,manu acturiers, ouvriers, etc.) demander lEtat des moyens dexistence. Les agricul-teurs veulent des primes, de meilleures charrues, de plus belles races de bestiaux. Lesmanu acturiers veulent que lEtat intervienne pour quils gagnent un peu plus sur lesproduits quils abriquent et coulent. Les ouvriers veulent des ouvrages publics, desinstruments de travail. Tous se tournent vers lEtat. Mais pour donner cet argent, lEtatdoit le prendre un peu plus sur mon pain, un peu plus sur mon vin, un peu plus surma viande, un peu sur mon sel, etc. . Ne vaudrait-il pas mieux quil me donnt moinset me prt moins ? Pour donner, il doit prendre et quand il prend, il garde une partiepour lui.

    Proprit et Loi

    Dans ce texte, Bastiat sen prend au concept de Lgislateur peru comme uneconscience morale suprieure qui connat tout, qui sait tout et qui peut dicter toutesles lois quil juge bonnes pour rgenter le peuple ignorant. Jean-Jacques Rousseau pla-

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    ait le lgislateur dmesurment haut. Entre lui et le reste des hommes, il y avait lamme distance quentre le mcanicien et la matire inerte qui compose la machine.Cest la loi qui trans orme les personnes, qui cre ou ne cre pas la proprit.

    Bastiat considre au contraire que linstitution de la Proprit119

    prcde celle de la loi.Ce nest pas parce quil y a des lois quil y a des proprits mais bien parce quil y a des proprits quil y a des lois . En e et, pour Bastiat, la proprit est le droitacquis par un travailleur sur la valeur quil a cre par son travail. En consquence, laproprit nest pas institue par le Code. Dans un prambule de Constitution rdigpar le philosophe et crivain ranais Flicit-Robert de Lamennais (1782-1854), onsoutient quil existe trois droits antrieurs et suprieurs toute lgislation : lEgalit,la Libert et la Fraternit . Bastiat pense que la Proprit est aussi ranger dans cettecatgorie de droits. La Proprit est une consquence ncessaire de la constitutionde lhomme . 120

    Comme le dit Bastiat, lhomme nat propritaire . En voici la dmonstration :

    lhomme nat avec des besoins dont la satis action est indispensable la vie ; lhomme nat avec des acults dont lexercice est indispensable la satis action

    des besoins ; les acults sont le prolongement de la personne ; la proprit est le produit des acults quon exerce ; sparer lhomme de ses acults, cest le aire mourir ; sparer lhomme du produit de ses acults, cest encore le aire mourir.

    La Proprit serait dorigine divine. Cest sa sret et sa scurit qui est dori-gine humaine . A laube de lhumanit, lorsquun sauvage sest ait dpossder de sahutte par un autre, il est probable quil se soit associ dautres sauvages qui dcid-rent de mettre leurs orces en commun pour constituer, par une convention, une orcepublique au service de la proprit de chacun de ses membres. De la mme manireque lhirondelle btit son nid pour elle et ses petits, lhomme vit et se dveloppe par appropriation . Il sapproprie les substances situes sa proximit. Son travail rend assimilables, appropriables des substances qui ne ltaient pas au dpart. La Loi ne vient quensuite. Cest une convention qui vient protger la Proprit, qui vient prve-nir et rprimer la violence.

    Le problme, cest que cette vrit a t perdue de vue depuis bien longtemps parun grand nombre dauteurs, de publicistes. Ces derniers con rent au Lgislateur unepuissance absolue sur les personnes et sur leurs biens. Le mal est pro ond et remonte trs loin. On le retrouve dans le concept mme de Droit, dans les livres latins dudroit romain .

    119 Pour dsigner la proprit et de manire attirer lattention sur le concept quelle incarne, Bastiat utilise la majuscule dans ce texte.Par dlit au texte, nous utiliserons aussi la majuscule. Nous erons de mme pour dautres concepts de Bastiat tels que la Loi ou laSpoliation.

    120 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.121

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    Frdric Bastiat

    En e et,les Romains estimaient que la proprit est un ait purement conven-tionnel . Cette erreur uneste se trouve inscrite dans le droit romain lui-mme. SelonBastiat, le vritable titre de la proprit, cest on la vu le travail qui la produite. Orla civilisation romaine tait une socit esclavagiste. Comme ce peuple vivait de la

    rapine, de la spoliation et du labeur des esclaves, les Romains ne pouvaient airedriver le droit de proprit du travail. Ils d nissaient la proprit par ses e ets (ius utendi et abutendi )121 plutt que par sa cause. Les tudes classiques ont perptu cetteide et Bastiat reproche la science du droit du XIX me sicle de donner du crdit cette conception hrite dune priode esclavagiste.

    Cest videmment le contraire de la vrit : la Proprit nest pas un corollaire dela Loi : cest la Loi qui est un corollaire de la Proprit. Pour sa part, Jean-JacquesRousseau estimait que non seulement la proprit, mais galement la socit toute en-tire, tait le ruit dun contrat, dune institution ne dans lesprit du Lgislateur. Dansle mme mouvement, Robespierre, adepte inconditionnel des ides de Rousseau, meten opposition la Proprit et la Libert. Il considre que la libert est le plus sacr desdroits et que lhomme tient ce dernier de la nature. Par contre, selon Robespierre, laproprit est une institution sociale ne dune convention entre les hommes : chaquecitoyen peut disposer et jouir dune portion de biens qui lui est garantie par la loi.Il napas compris que Libert et Proprit taient de mme nature. Cette conception sesttransmise toutes les coles socialistes .

    La conception expose ici correspond, dit Bastiat, au systme des juristes . Pro-ondment errone, elle soppose la conception des conomistes que Bastiat va ex-

    pliquer dans la suite de cette dmonstration. Toujours est-il que cette conception des juristes entrane deux consquences ngatives :

    elle ouvre une voie illimite aux dlires des socialistes utopiques (dans lesrangs desquels on retrouve les Fourier, Saint Simon, Owen, Cabet, Blanc, etc.). 122 Tous ces gens dbordent dides en tout genre sur la manire dont lhumanitdevrait mener son existence dans ses actes les plus quotidiens ;

    elle excite, chez tous les rveurs, la soi du pouvoir. Le lgislateur, dit Rousseau, doit se sentir de orce trans ormer la nature humaine . 123

    Bastiat cite, ce sujet, un certain nombre dexemples de ces thoriciens apprentis dicta-teurs. Ainsi, aprs la Rvolution de vrier 1848 en France, Louis Blanc , un thoriciendevenu membre du gouvernement provisoire (qui prsida la Commission Luxembourg ,la commission du gouvernement pour les travailleurs qui accoucha des Ateliers Natio-naux), a demand que les ouvriers ne soient plus pays en vertu de leurs comp-

    121 Le droit duser et dabuser (voire de dtruire) la chose122 Les socialistes utopiques sont les penseurs du mouvement ouvrier qui ont prcd Karl Marx, principalement en France au XIXme

    sicle. Pierre Joseph Proudhon (1809-1865) tait lune des gures emblmatiques de ce mouvement qui ont souvent essay deraliser leur pense sous la orme dune ville idale .

    123 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.127

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    tences , de leur orce, de leur habilit, de leur rapidit dexcution, mais quils soient tous rmunrs uni ormment . Cela revient, dit Bastiat, proposer que, sur un mar-ch, un mtre de drap produit par un homme paresseux soit pay le mme prix quedeux mtres de drap produits par un homme laborieux. Comme la rcompense serait

    la mme pour tous, une concurrence, dune autre nature que celle quon vise anantirici, se dploierait avec des consquences autrement plus nocives : celle qui pousseraitles hommes chercher dployer le moins dactivit possible. Mais comment, dans cesystme, lutter contre la paresse ? Louis Blanc a prvu une parade : la pratique du po-teau. Il sagirait, dans chaque commune, de aire dresser un poteau sur lequel seraientinscrits les noms des paresseux.

    Secrtaire de Louis Blanc, lutopiste Vidal considrait quil allait changer la naturehumaine. Lhomme a des besoins et des acults. Ce qui meut ses acults pour com-bler ses besoins, cest son intrt personnel. Vidal propose de supprimer lintrt personnel et de le remplacer par le point dhonneur . Ds lors, les hommes netravailleront plus pour vivre, pour aire vivre leur amille et lever cette dernire. Ils se-ront juste motivs par lide de ne pas voir gurer leur nom sur ce poteau de lin amie. Vidal argumente en aveur de la puissance de ce ressort en invitant contempler toutce que ce dernier ait accomplir aux armes. Bastiat rpond en disant quil aut que leschoses soient claires : veut-on enrgimenter les travailleurs ? Le Code militaire, avecses trente cas de peine de mort, doit-il devenir le Code des ouvriers ?

    Bastiat tempte contre cette propension rglementer, dcret aprs dcret, toutes lesmodalits du travail en entreprises (nombre dheures, salaire xe, etc.), laissant lentre-preneur dans la plus grande inscurit juridique relativement ce qui sera proclamdemain. Quoique bienveillantes et gnreuses, les intentions du lgislateur ont desconsquences redoutables. Deux promesses antaisistes ont t aites au public : dunepart, on va mettre sa disposition une multitude dinstitutions bien aisantes mais co-teuses (crches, coles, asiles, ateliers, pensions, institutions tatiques de crdit, etc.) ;dautre part, on va dgrever tous les impts (impts du sel, octroi, etc.). O trouvera-t-on largent ? Tout cela, sinquite Bastiat, risque de dissuader quiconque dinvestir dansune entreprise dans un proche utur.

    Ce systme des juristes ainsi expos, Bastiat en vient maintenant dtailler le prin-cipe conomiste . Ce dernier enracine le droit de proprit dans le travail et non pasdans la Loi. En e et, la Proprit existe avant la Loi.

    Premirement, le principe des juristes implique lesclavage alors que celui desconomistes implique la libert . Cest--dire le droit dexercer librement ses acul-ts. Deuximement, le principe des conomistes implique lunit . Si lon recon-nat la proprit et quon la respecte, on congdie ltonnante diversit des systmesde ces utopistes . En n, le principe conomiste implique la scurit. Chaque personnepeut jouir de son bien comme il lentend, en toute scurit, sans craindre quil soitcon squ par lEtat. Grce cette scurit, les capitaux se orment rapidement. Cequi contribue laccroissement de la valeur du travail et lenrichissement de la classeouvrire qui, elle-mme, constitue des capitaux et peut sa ranchir du salariat.

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    Loin dtre un producteur, lEtat doit assurer la scurit aux producteurs. LEtat nepossde aucune ressource qui lui soit propre. Tout ce quil possde, il la pris aux tra- vailleurs. Or la seule mission de lEtat, celle quil ne ralise jamais, est de procurer chacun une complte scurit.

    Bastiat milite en aveur du principe du libre-change. Quitte passer pour unextrmiste, il veut que ce dernier soit total. Il ne veut pas se contenter, ainsi quon ly invite, rclamer un abaissement modr des droits de douane. Jamais le libre-changena t une question de douane et de tari mais bien une question de droit, de justice,dordre public et de libert. Tout privilge, quelle quen soit la orme, implique la n-gation ou le mpris de la proprit.

    Tout le monde salarme la perspective du communisme . Mais cest une menace quinest rendue possible que parce quon porte atteinte au principe du droit de proprit.Ces atteintes existent, elles sont relles. Elles se propagent. Elles rsultent de la vo-lont des propritaires eux-mmes qui demandent la Loi un certain nombrede privilges . Les propritaires onciers ont demand un tari pr rentiel. Ils ontdemand la Loi de donner leurs terres et leurs produits une valeur actice. Ils ontdemand la Loi des supplments de pro t au prjudice des classes ouvrires. Ce sontles capitalistes eux-mmes qui ont appel au nivellement de la ortune par la loi. Celase retourne dsormais contre eux . Le protectionnisme est le prcurseur du commu-nisme, sa premire mani estation. Cela se prsente toujours, au dpart, comme quelquechose de modr et de raisonnable. On exigera lintervention de la loi pour quilibrer,pondrer, galiser la richesse 124 mais une ois le verrou orc, il ny a plus aucunelimite aux interventions ultrieures du lgislateur. Ce qui a t accompli par lim-position dun droit de douane, on le poursuivra alors au moyen dautres institutions.Dans toutes ces mesures, le principe reste identique : prendre lgislativement aux unspour le donner aux autres . 125

    Ces doctrines socialistes ont pour commun dnominateur de nier tous les enseigne-ments de lconomie politique. La doctrine de Bastiat a pour principal mrite sa grandesimplicit (raison pour laquelle elle suscite la m ance): elle se limite demander lascurit pour tous. La doctrine borne la Loi dans les limites de la Justice universelle etninclut pas la raternit.

    La Loi

    Le petit texte dont il va tre question ici, relativement ignor en Europe, a t publi et vendu plus dun million dexemplaires aux Etats-Unis. Le constat de dpart, cest, ditBastiat, que la Loi est pervertie ! . Non seulement, elle est dtourne de sa nalit,mais elle poursuit une nalit exactement contraire la nalit pour laquelle elle a t

    124 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.137

    125 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.138

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    invente. Au lieu de contenir les cupidits, elle en est devenue le principal outil. Ellecre liniquit au lieu de lempcher.

    Bastiat tient le raisonnement anthropologique suivant : pour survivre, lhomme dis-

    pose de acults diverses quil applique aux objets du monde environnant dont il serend propritaire. Ce mcanisme de lAssimilation, de lAppropriation est inhrent lhomme : Existence, Facults, Assimilation en dautres termes, Personnalit,Libert, Proprit, voil lhomme .126 Ces trois choses sont antrieures toutelgislation. Ce nest pas la Loi qui en est la source. Nos acults sont un prolongementde notre personnalit et la proprit est un prolongement de nos acults. Lhommepeut d endre ses proprits par la orce. Cest l son Droit Individuel lgitime. Ilpeut aussi sentendre avec dautres hommes pour organiser une orce commune. Cest l lorigine de la Loi. Sa nalit est de protger les divers droits individuels. La

    orce dun individu ne peut pas attenter la Personne, la Libert et la Proprit dunautre. La orce commune ntant que lunion organise de ces diverses orces isoles, ilen dcoule qu moins dtre pervertie, elle ne peut porter atteinte ces trois lments

    ondamentaux.

    Quest-ce que la Loi ?

    La Loi,cest lorganisation du Droit naturel de lgitime d ense ; cest lasubstitution de la orce collective aux orces individuelles, pour agir dans le cercleo celles-ci ont le droit dagir, pour aire ce que celles-ci ont le droit de aire, pourgarantir les Personnes, les Liberts, les Proprits, pour maintenir chacun dansson Droit, pour aire rgner entre tous laJustice .127

    Si elle tait pleinement respecte, nous connatrions la prosprit et la sret. Si lEtatnintervenait pas dans les a aires prives, les Besoins et leurs Satis actions se dvelop-peraient harmonieusement dans lordre naturel. On est loin du compte. La Loi, a-t-ondit, a t dtourne de sa nalit et poursuit mme une nalit exactement contraire sa nalit initiale. Elle est devenue linstrument de la Spoliation, de lexploitation sansrisque et sans scrupule de la Personnalit, de la Libert et de la Proprit dautrui.

    Comment cela a-t-il t possible ? Bastiat pointe deux causes de perversion de la Loi :

    lgosme inintelligent ; la ausse philanthropie.

    I. Lgosme inintelligent : laspiration de tout homme est dassurer sa conser- vation et son dveloppement. Cest en soi une bonne chose . Si chacun pouvaitexercer librement ses acults et pouvait disposer librement de ses produits, il ny

    126 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.140

    127 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.142

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    aurait pas de limites au progrs social. Par ailleurs, lhomme a une inclination moinsnoble : celle de vivre et de se dvelopper aux dpens des autres . Lhistoire ap-porte dirr utables tmoignages de cette disposition uneste enracine dans la naturemme de lhomme.

    Lhomme ne peut vivre et jouir que par une assimilation, une appropriation perptuelle,cest--dire une application de son esprit sur les choses. Cest de cette disposition questne la Proprit . Le problme, cest quil peut galement vivre et jouir en sappro-priant le produit des acults de ses semblables. Cest l lorigine de la Spoliation .

    Le travail est pnible et lhomme est naturellement port uir la peine. Partout o laspoliation est moins onreuse que le travail, lhomme choisira lhistoire le prouve ample-ment la spoliation. La spoliation cesse lorsquelle devient plus dangereuse que le travail.

    La Loi est aite au dpart par un homme ou un petit groupe dhommes. Le problme,cest que la Loi nexiste que sil y a une orce prpondrante qui assure son appli-cation. Or cette orce est con re cet homme ou ce petit groupe dhommes que sont les lgislateurs. En raison de cette uneste inclination dont on a parl (pr-sente galement dans la nature des lgislateurs), la lgislation devient inique, injuste .Lorsque cela se produit, toutes les classes spolies veulent combattre liniquit de laloi. Ce serait une bonne chose si elles voulaient draciner cette spoliation lgale. Leproblme, cest quelles pr rent y prendre part. Auparavant, la spoliation sexeraitde la part du petit nombre sur le grand nombre. Elle est, avec lavnement du su rageuniversel, devenue universelle.

    Une ois proclam le su rage universel, laclasse d avorise , plutt que de supprimerla spoliation lgale dont elle tait victime, sen est servie comme instrument de re-prsailles . La Loi servit alors attaquer dautres classes. En consquence, la loi a tconvertie en instrument de spoliation Les consquences de cette instrumentalisationsont multiples.

    La premire consquence, cest le acement progressi , dans la conscience, desrontires entre le juste et linjuste . Aucune socit ne peut exister sans lois, mais

    pour que les lois soient respectes, encore aut-il quelles soient respectables. Quandloi et morale se contredisent, le citoyen peut se retrouver dans un dilemme. Crainti , iloptera pour la loi. Dailleurs, dans lesprit de la masse des citoyens, Loi et Justice sontdeux choses identiques. Si la loi organise la spoliation, la spoliation semblera juste danslesprit de ces mmes citoyens. Bastiat, au contraire, est jusnaturaliste et pense que cenest pas parce quune loi est adopte par le lgislateur quelle est ncessairement juste.Quoi quil en soit, pour le positiviste, ce que la loi ordonne est toujours bon parce quecest la loi. A suivre cette logique que condamne Bastiat, mme si une loi restauraitlesclavage, on ne pourrait la contester puisque cest la loi.

    Une autre consquence malheureuse de cette perversion de la loi, cest le poidsdmesur qui est donn aux passions politiques, aux luttes politiques et, plus g-nralement, la politique tout court. Bastiat donne un exemple parmi tant dautres

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    possibles : le su rage universel. En loccurrence, le mot universel est un sophismecar il y a 36 millions dlecteurs potentiels et seuls 9 millions ont accs aux urnes. Lesu rage universel veut dire su rage universel des capables. Quels sont ces capables ?Ceux qui sont dtermins comme tels en vertu dun certain nombre de critres qui

    permettent, une personne sur quatre, dexclure les trois autres.Quoiquil en soit, cette controverse perdrait presque toute son importance si la Loi selimitait respecter et protger toutes les proprits, toutes les personnes et toutes lesliberts. Ce nest pas le cas. Au lieu de cela, elle est devenue une cause perptuelle dehaine et de discorde . 128 Chacun veut lutiliser pour se d endre des spoliations quilsubit, soit lutiliser son pro t. La Loi peut prendre aux uns pour donner aux autres .129

    La spoliation extra-lgale est d nie, prvue et punie par le Code pnal : cest le vol. La ma-gistrature, la police, la prison, le bagne et lcha aud permettent de la combattre. Mais laspoliation dont il sagit est beaucoup plus subtile : il sagit de la spoliation lgale, laquellemobilise justement tout cet appareil judiciaire pour poursuivre le spoli qui se d end .Comment la reconnatre ? La tche est aise : ds que la Loi prend aux uns ce quileur appartient pour donner aux autres ce qui ne leur appartient pas, on est en pr-sence dune spoliation lgale. Le problme, cest que cette dernire une ois mise enplace, elle ne peut que se gnraliser. En e et, il y a invitablement systmatisation decette pratique de spoliation car tous les groupements dintrt se hteront dassigerle lgislateur pour obtenir des avantages du mme type. Les premiers bn ciaires,eux, invoqueront les droits acquis et expliqueront en quoi lavantage dont ils jouissentpro te, en ralit, la socit toute entire qui rcolte indirectement les bien aits decet enrichissement qui ait dpenser davantage les privilgis.

    Tari s, protections, primes, subventions, encouragements, impts progressi s, etc.,autant dinstruments permettant dorganiser cette spoliation. Cest le socialisme.Contrairement ce que croient certaines personnes bien intentionnes, on ne peutcombattre le socialisme par la Loi, car il a instrumentalis la Loi. En ralit, il nexisteque trois solutions la spoliation lgale :

    la spoliation partielle : Bastiat vise ici la situation qui existait lorsque llectoratntait pas universel ; cette poque, le petit nombre spoliait le grand nombre ;

    la spoliation universelle : quand advint le su rage universel, on vit sbaucherune socit o tout le monde spoliait tout le monde ;

    labsence de spoliation : cest une situation idale que Bastiat appelle de ses vux, celle o personne ne spolie personne.

    Bastiat considre que le rle de la Loi est bien celui-l et nul autre : maintenir chacundans son droit. Ds lors, la vritable solution du problme social est la suivante : La

    128 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.149

    129 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.149

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    Loi, cest la justice organise .130

    II. La seconde racine de la spoliation lgale, cest la ausse philanthropie .

    Avant dentamer sa dmonstration, Bastiat veut d nir scienti quement ce quil entendpar Spoliation . Ce concept incarne pour lui le contraire de la Proprit. Cest cequidalement la Loi devrait rprimer en toutes circonstances. Le problme, on la vu,cest quelle accomplit elle-mme ce quelle devrait empcher.

    Cest un concept ondamental pour dcrire le socialisme. En ce sens, le mot Spolia-tion a quelque chose de blessant mais Bastiat lutilise sans volont dinsulter les socialistes . Il pense que les socialistes sont de bonne oi et leur reconnat le m-rite de la sincrit. Par sa partialit, la spoliation est plus visible dans le protection-nisme. Son universalit est rendue clatante dans le communisme. Dans le socialisme,la spoliation est plus vague, plus indcise mais beaucoup plus sincre. En e et, lessocialistes aspirent sincrement raliser le Bien gnral par la Spoliation gnrale .131 Ils dsirent tout organiser par la Loi : le travail, lenseignement, lareligion, etc. Ces tentatives dorganisation ne peuvent videmment se aire sans dsor-ganiser la justice. Or le but de la Loi est videmment loppos de ces projets. A pro-prement parler, son but nest pas de aire rgner la justice. Pourquoi ? Car le but dela Loi est dempcher linjustice de rgner . Ce nest pas la justice qui a une existencepropre : cest linjustice.

    Le thoricien socialiste gmit sur lingalit quil contemple dans lhumanit. A aucun moment, il ne rfchit aux causes, notamment la responsabilit individuelleou aux lois socialistes qui ont mis ces personnes dans la situation o elles se trouvent.Il songe directement galiser les conditions par la loi. Cela dit, orce de spolier, il

    nit par prendre conscience de la spoliation lgale, mais il dguise habilement ce volsous les concepts suivants : raternit, solidarit, organisation, association, etc. Ceuxqui sopposent ses vues, il les quali e dindividualistes . Il croit d endre la solidaritmais ce nest pas lauthentique solidarit (laquelle sexprime dans les rapports interin-dividuels) mais une solidarit actice, arti cielle, contrainte, qui ne ait que dplacerinjustement la responsabilit.

    Le socialisme con ond le gouvernement et la socit . Dans lesprit des socialistes,chaque ois que lon re use lEtat quil assume une mission, cest comme si lon re-

    usait la chose en elle-mme. On ne veut pas de linstruction par lEtat : cest commesi lon re usait linstruction. On ne veut pas dune religion dEtat : cest comme si lonne voulait pas de religion. On ne veut pas de lgalisation par lEtat : cest comme silon rejetait lgalit. Un peu comme si lon re usait que les hommes mangent car noussommes opposs la culture du bl par lEtat.

    130 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.154

    131 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864),Romillat, p.156

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Souvent, les auteurs de doctrines socialistes considrent que lhumanit se divise endeux parties : dune part, luniversalit des hommes ; dautre part, le socialiste, auteurde la thorie qui reprsente lui tout seul la seconde partie de lhumanit, beaucoupplus importante. La premire partie nest quune matire inerte dpourvue de dis-

    cernement et de principe daction . Cest un ensemble de molcules passives quidoit recevoir, de lextrieur, une volont qui lanime. Ainsi, les socialistes considrentlhumanit comme matire combinaison sociale. Ils veulent exprimenter sur elle,comme un chimiste sacri e quelques racti s. Bastiat rappelle quon a vu, lassemble,des lus socialistes rclamer une commune avec tous ses habitants sur laquelle on pour-rait se prter quelques essais. 132

    Ces thories constituent un genre littraire part entire auquel ont particip unemultitude dcrivains de culture classique au l des sicles. Il su t douvrir au hasardun livre de philosophie, de politique ou dhistoire pour constater quel point cetteconception socialiste est puissante dans la culture ranaise. A chaque ois,le Lgis-lateur est quasiment di . Son gnie permet de modeler largile quest lhumanit.Bastiat reproduit alors un ensemble de morceaux choisis.

    Pour Bossuet, 133 la grandeur de la civilisation gyptienne procde de ses lois .Patriotisme, richesses, activits, sagesse, inventions, labourage, sciences : tout cela a tcr par le lgislateur car les hommes ne sont rien en eux-mmes. De mme pour lesPerses qui doivent tout leur prince. Les Grecs, galement, doivent tout leurs roiset linfuence des gouvernants gyptiens. Tout vient toujours en dehors des peuples.

    Dans son utopique Salente, Fnelon 134 met les hommes et leurs biens la dispositiondu Lgislateur. Le Prince dcide de tout, ainsi quen tmoigne le dixime livre de T-lmaque. Lui aussi attribue la licit gnrale des Egyptiens, non leur sagesse, mais celle de leurs rois : Heureux le peuple quun sage roi conduit ainsi . IdemlesCrtois qui ne peuvent que louer les lois de Minos.

    Selon Montesquieu, les Lois doivent disposer de toutes les ortunes . Il sagitdgaliser ces dernires par la orce, cest--dire par limposition dun cens quirduise ou xe les di rences un certain point. Bastiat critique virulemment Montes-quieu lorsque ce dernier, dans des pages souvent cites et admires, exalte les grandslgislateurs de lAntiquit, en comparant le peuple un matriau qui doit tre modelpar ces derniers. Jean-Jacques Rousseau prend le relais et exalte les pages de lEsprit des Lois qui glori ent le lgislateur. La responsabilit qui incombe au lgislateur estcrasante. Il lui revient de changer la nature humaine : il aut, en un mot, quil te lhomme ses propres orces pour lui en donner qui lui soient trangres . 135

    132 Lessayiste Guy Sorman explique, 150 ans aprs la rdaction de ce texte, que la Chine communiste a, de la mme manire, procdsans tat dme, sur un grand nombre de villages et provinces, de vastes exprimentations pour dterminer quel tait le systmeconomique optimal. Les responsables du programme en ont conclu que ctait lconomie de march (G. Sorman,Le Capital, suiteet fns (chapitre 6 : un milliard de cobayes), Fayard, 1994, p.127 et s.

    133 Jacques Bnigne Bossuet (1627-1704), homme dEglise, prdicateur et crivain ranais134 Franois de Salignac de La Mothe-Fnelon (1651-1715), homme dEglise et crivain ranais135 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas , Choix de sophismes et de pamphlets conomiques, 2004 (1862-1864), Romillat, p.168

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    Frdric Bastiat

    Bastiat cite encore Raynal 136 (qui compare le lgislateur un agriculteur), Mably 137 (qui conseille la dictature pour aire feurir la vertu) et Condillac 138 (qui prne lgali-sation des ortunes). Tous ces auteurs, avec une totale absence de recul critique , re-produisent cette thse selon laquelle tout provient du lgislateur. Ils nont pas compris

    que la grandeur de ces peuples tient, au contraire, en un mouvement, en une marcheprogressive vers la libert et la destruction inluctable de toute orme de despotisme.La loi nest plus alors le ruit du gnie lgislati mais la rgularisation du droit indivi-duel de lgitime d ense et la rpression de linjustice.

    A partir de 1789, ces ides connaissent une application pratique. La socit reoit alors,pour reprendre lexpression de Rousseau, le joug de la licit publique . Mais,auparavant, il sagit de purger la socit par la Terreur. Adepte de Rousseau, Robes-pierre expose les principes de morale qui doivent diriger un gouvernement rvolu-tionnaire . Ce nest pas seulement pour repousser lenvahisseur tranger et rduireles actions quil importe de guillotiner. Il sagit surtout dextirper du pays, par laterreur rvolutionnaire, lgosme, lhonneur, les usages, les biensances, lamode, la vanit, lamour de largent, la bonne compagnie, lintrigue, le bel esprit,la volupt et la misre .139 Aprs cette rgnration, le constituant et le lgislateurpeuvent entrer en scne.

    Bastiat ne trouverait rien redire toutes ces thories des Cabtistes, des Fouriristes,de Proudhoniens, des Universitaires et des Protectionnistes, si ces derniers se conten-taient de laisser les hommes juges de lopportunit de les appliquer ou pas. Ce quilindispose, cest que ces thoriciens veulent imposer ces ides par la orce. Tousces extraits postulent toujours lin aillibilit de lorganisateur et lincomptence delhumanit. Cest dailleurs un peu paradoxal que ces mmes personnes qui proclamentlincapacit des hommes prendre leur destin en mains, sont ceux qui revendiquent ledroit au su rage universel. Cela nempche pas les Franais de demeurer le plus gou- vern, le plus dirig et le plus administr des peuples.

    Et Bastiat de conclure :

    Il aut le dire : il y a trop de grands hommes dans le monde ; il y a trop de l-gislateurs, organisateurs, instituteurs de socit, conducteurs de peuples, presde nations, etc. . 140

    La solution du problme social est dans la Libert. Repoussons les systmes et mettonsle peuple lpreuve de la Libert.

    136 Guillaume-Thomas Raynal (1713-1796), crivain et penseur ranais137 Gabriel Bonnot de Mably (1709-1785), philosophe ranais138 tienne Bonnot de Condillac (1715-1780), philosophe ranais139 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas , Choix de sophismes et de pamphlets conomiques, 2004 (1862-1864), Romillat, p.175140 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas , Choix de sophismes et de pamphlets conomiques, 2004 (1862-1864), Romillat, p.187

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Le texte ce quon voit et ce quon ne voit pas , a donn son nom au recueil detextes que nous examinons. Toute dcision conomique engendre des e ets. Il y a ceux

    quon voit, ceux quon ne voit pas : le mauvais conomiste se tient le et visible et immdiat dune mesure. le bon conomiste se tient ce quil voit mais aussi ce quon ne voit pas

    et quil aut prvoir .

    Cette di rence est norme, car il arrive presque toujours que, lorsque la consquenceimmdiate est avorable, les consquences ultrieures sont unestes et vice versa. Lemauvais conomiste poursuit un petit bien actuel qui sera suivi dun grand mal venir,tandis que le vrai conomiste poursuit un grand bien venir, au risque dun petit malactuel. On comprend pourquoi, soucieux de popularit immdiate, les hommespolitiques pr rent sentourer des mauvais conomistes

    La Vitre casse

    Frdric Bastiat illustre sa thorie de ce quon voit et ce quon ne voit pas avecun exemple devenu clbre : la vitre casse. Il imagine lhistoire dun gamin qui casseaccidentellement le carreau dune boulangerie. Commentant lvnement, les passants

    nissent par se rjouir de cet incident qui va ournir du travail au vitrier, ses our-nisseurs, etc. Le vitrier enrichi va consommer, rintroduisant ainsi largent gagn danslconomie, etc.

    Bre , le gamin, loin dtre un vandale, est une sorte de bien aiteur de lconomie : il estbon quon casse des vitres : cela ait circuler largent et il en rsulte un encouragementpour lindustrie en gnral. Cela, cest ce quon voit.

    Ce quon ne voit pas, dit Bastiat, cest le manque gagner du cordonnier et laperte sche du boulanger qui, avec largent de la vitrine (quil possdait dj) aurait pu sacheter une paire de chaussures et acqurir ainsi quelque chose dont il avait rellement besoin . Au total, la socit sest appauvrie de la production dun bien complmentaire . Elle serait devenue plus riche si elle avait conserve le carreau etproduit une paire de chaussures.

    On pourrait mobjecter, dit Bastiat, que si lon regarde maintenant les choses du pointde vue de la production, il ny a aucun intrt pour lindustrie en gnral, ou pour len-semble du travail national, ce que des vitres se cassent ou ne se cassent pas.

    A cela, il rpond que, du point de vue du boulanger, il perd une vitre quil doit rem-bourser alors que si lvnement ntait pas survenu, il aurait pu conserver sa vitre etacheter des chaussures. Du point de vue de la socit, il y a bel et bien perte. En e et,toute balance aite de ses travaux et jouissances, la socit est moins riche dune vitre.

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    Frdric Bastiat

    La socit perd la valeur des objets inutilement dtruits car destruction nest paspro t . On parle du consommateur (le boulanger), du producteur (le vitrier) mais onoublie toujours le troisime personnage (le cordonnier).

    Le licenciement

    Bastiat ne voit rien redire ce que la collectivit , si telle est sa volont, nancedes services publics mme si ces derniers sont coteux . De la mme aon quunindividu dcide par lui-mme de lusage quil ait de son argent, cest la nation dedcider si ces services publics valent largent que les contribuables vont donner pourles nancer. Sil aut dbourser 100 millions chaque anne pour entretenir une armede 100.000 soldats, Bastiat ne voit l rien de critiquable si la scurit est tenue pour leplus grand des biens.

    Imaginons maintenant quun dput veuille licencier ces 100.000 soldats parce quil es-time que cette arme ne sert rien et parce quil dsire aire conomiser 100 millions la collectivit. Il se trouvera certainement quelquun pour plaider la cause des soldats ettenir un raisonnement extrieur lutilit de cette arme. Si lon renvoie ces personnes,ils nauront plus demploi, ils vont aggraver la pnurie demploi, ils vont augmenter laconcurrence et peser sur le taux des salaires, ils ne pourront plus consommer et enri-chir leurs ournisseurs (les abriques darmes, les villes de garnison, les marchands de vin, etc.).

    Ce quon voit , ce sont les 100.000 hommes qui vivent et ont vivre leurs ournis-seurs grce ces 100 millions . Ce quon ne voit pas , cest laprivation endure par lescontribuables et leurs ournisseurs en raison de la perte de ces 100 millions.

    Pour plus de simplicit, imaginons un homme qui rside dans un petit village. Lesrecruteurs viennent lenlever. Les percepteurs viennent enlever 1000 rancs au village.Lhomme et largent sont trans rs Metz, le premier vivant du second. Le rsultat,cest que le village a perdu un travailleur. On peut se dire quau niveau national, il y acompensation : ce qui avait lieu au village se passe aujourdhui Metz. Mais le village aperdu un homme qui bchait et labourait alors qu Metz, il d le et passe 300 journesde travail improducti ( supposer, videmment que larme ne soit pas utile, questionsur laquelle Bastiat ne se prononce pas ici).

    Il est aux de prtendre que dissoudre larme, cest priver la socit de 100 millions. Au contraire, ces derniers reviennent aux contribuables. Cest aussi rexpdier 100.000travailleurs dans leur village ou ailleurs. La socit retrouve 100 millions dpenser :la mme mesure augmente lo rede bras mais aussi la demande.

    Bastiat ne soccupe pas ici de la question de savoir si ces 100.000 soldats sont utiles oupas la socit. Il soccupe juste de largument trs souvent avanc en cas de li-cenciement qui a rme que , indpendamment de lutilit des personnes licencies,leur licenciement cause en lui-mme un dommage la socit. Cet argument est

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    aux . Dailleurs si la socit tirait un pro t de son arme, pourquoi, ds lors, ne pasenrgimenter toute la population mle du pays pour accrotre la richesse nationale ?

    LimptLimpt, dit-on par ois, est une rose condante . Elle ait vivre un grandnombre de onctionnaires et leur amille. Ces onctionnaires consomment et cet argentirrigue le commerce, lindustrie, etc.

    Ce quon voit, ce sont ces di rents avantages pour les onctionnaires et leurs ournis-seurs. Ce quon ne voit pas, ce sont les privations des contribuables et de leurs ournis-seurs. On compare limpt une rose condante mais on ne se demande si ce nestpas prcisment limpt qui pompe lhumidit du sol jusqu le desscher.

    Imaginons le contribuable Jacques Bonhomme qui paye 5 rancs de taxe pour un onc-tionnaire. Imaginons que ce onctionnaire les dpense contre un travail ou un serviceprest par ce mme Jacques Bonhomme. Le rsultat est toujours une perte de 5 rancspour Jacques Bonhomme (car ce travail ou ce service, il doit encore le ournir une oisdonn largent qui permettra au onctionnaire de lacheter). Concdons maintenantque ce onctionnaire, par son mtier, rende Jacques Bonhomme un service quivalent 5 rancs. Supposons que ce service soit rellement utile Jacques Bonhomme. Mmedans cette hypothse un brin optimiste, il nest pas permis da rmer que lim-pt avorise le travail. Car, dans ce cas, cest juste un march donnant-donnant ,un peu comme quand on paye un cordonnier qui nous vend une paire de chaussures.Dans lhypothse o le service du onctionnaire ne vaut rien, dans le cas o il napporterien Jacques Bonhomme, si ce nest des vexations, cest un peu comme sil livrait sonargent un voleur.

    On dit par ois que le Prsident de la Rpublique doit recevoir un traitement su sam-ment consquent pour reprsenter dignement la France. Admettons. Mais nallons pasa rmer que les soires et estins prsidentiels promeuvent lindustrie nationale.

    Ces raisonnements sont limpides un point tel quils en deviennent ennuyeux. Toutle monde acquiesce quand on expose ces derniers, mais, quand vient lheure du vote lassemble, les parlementaires votent comme si Bastiat navait rien prouv du tout.

    Thtre et Beaux-Arts

    LEtat doit-il subventionner les arts ? Il y a des arguments pour et contre.

    On connat videmment les arguments en aveur des subventions . Les arts lventlme dune nation, larrachent ses proccupations matrielles, lui communiquent lesens du Beau, etc. Par ailleurs, la centralisation (et, ds lors, la subvention) des Beaux- Arts a permis de dvelopper le got exquis qui est lapanage des Franais et de leur

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    artisanat. Ce dernier sexporte massivement et assure dimportantes rentres au pays. Ainsi, ces modiques cotisations imposes aux Franais leur con rent leur renom sur lascne europenne.

    A ces arguments, on peut en opposer dautres. Lesquels ?Premirement, un argument de justice distributive : quel titre doit-on brcher, via le lgislateur, le salaire de lartisan aux ns de garantir un supplment de pro t lartiste ?

    Deuximement, on peut se demander que rpondre cet argument de Lamartine quia rme que si on supprime la subvention des thtres, on peut aussi continuer danscette voie et supprimer les acults, les instituts, les bibliothques, etc. A cela, on peutrpondre que si lon veut subventionner tout ce qui est bn que pour la socit,pourquoi ne pas le aire pour lagriculture, lindustrie, le commerce, la bien ai-sance, linstruction, etc . ?

    Troisimement : est-il certain que les subventions soient bn ques lart ? Toutle monde constate que les thtres qui ont le plus de succs sont ceux qui vivent deleurs propres recettes.

    Quatrimement, les besoins et les dsirs naissent au ur et mesure que les plus pres-sants sont combls. Les plus nobles et les plus purs arrivent une ois que les premierssont garantis. Si lEtat soutient et stimule par limpt les industries de luxe (dont

    ont partie les industries de lart) sans soutenir les industries de ncessit , ces d-placements arti ciels placent la socit dans une situation instable , dnue de basessolides.

    Bastiat est plutt en aveur de labsence de subvention ce secteur, car il pense que lechoix pour la culture doit venir den bas et non den haut. Des citoyens et non du lgis-lateur. Raisonner autrement, cest anantir la libert et la dignit humaine.

    Ce nest pas parce quon re use des subventions un secteur dactivits (reli-gion, travail, ducation, art, etc.) que lon est ncessairement lennemi de ce genredactivits . Au contraire, cest parce quon les estime quon considre quil est impor-tant quelles se dveloppent et se orti ent librement. Les partisans des subventionscroient quune activit qui nest ni subventionne ni rglemente est condam-ne mourir . Ils ont oi dans le lgislateur alors que Bastiat a oi dans lhumanit.

    Ne pas subventionner, cest abolir. Lamartine croit que rien ne vit, que rien nexiste sansla subvention de lEtat. Au Parlement, Lamartine a plaid la cause des thtres en insis-tant sur le ait que ce secteur employait, directement et indirectement, une multitudede gens, cest--dire prs de 80.000 ouvriers : peintres, maons, dcorateurs, costumiers,architectes, etc. De plus, les plaisirs parisiens (industries du luxe, restauration, etc.) quigravitent autour des thtres ont vivre prs de 200.000 ouvriers dans les dpartements.Ds lors, cette subvention pro tera directement ces personnes et leur amille.

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Ce quon voit, cest cet argent qui pro te aux ouvriers et leur amille. Ce quon ne voit pas, cest do vient cet argent et o il irait si on ne lexpdiait pas danscette direction . On a dtourn cet argent de la direction quil aurait prise naturelle-ment. Le contribuable aura t tax, par exemple, dun ranc. Ne layant plus, il sera

    priv de la satis action quil en escomptait et louvrier, quel quil soit, qui aurait t ledestinataire de ce ranc, en est priv lui aussi. La subvention ne cre pas miracu-leusement une somme dargent. Elle najoute rien au bien-tre et au travail national.Elle dplace des salaires, cest tout. Il est ridicule de prendre un dplacement pourun gain. Ce dplacement ait vivre des ouvriers dont le travail est jug moins prioritairepar le consommateur que le travail douvriers qui auraient reu cet argent sil navaitpas t dtourrn.

    Les dpenses publiques ont vivre la classe ouvrire dit-on . Faux, dit Bastiat. Cequil aut dire, cest : les dpenses publiques se substituent toujours des dpensesprives . Elles pro tent un ouvrier au dtriment dun autre, mais napportent rien la richesse de la classe ouvrire dans son ensemble.

    Travaux publics

    Si un Etat dcide de aire excuter de grands travaux quil estime devoir pro ter lacommunaut et que, pour ce aire, tous les habitants de ce pays se cotisent pour nan-cer ces travaux, Bastiat ny trouve rien redire. Mais si cet Etat a rme comme cestsouvent le cas que, ce aisant, il cre du travail pour les ouvriers , alors l,Bastiat crie au sophisme .

    Ce quon voit , cest le travail e ectu par lEtat (un palais, une route, une rue, un canal)qui, e ectivement, est excut par des ouvriers.Ce quon ne voit pas , cest que lEtatprive de travail certains autres ouvriers.

    Pourquoi ? Cet argent qui sert nancer les travaux ne descend pas miraculeu-sement sur un rayon de lune. Il est collect auprs des contribuables par une armede percepteurs. On a beau jeu de se liciter de la destination de ces millions (qui vont,de ait, ournir durant quelques temps leur salaire certains ouvriers), mais on oubliede prciser que si les contribuables avaient gard cet argent, ils lauraient dpens au-trement et auraient ait, eux aussi, travailler dautres ouvriers (dont on oublie toujoursde parler quand on se rjouit un peu stupidement du travail que donnerait lEtat).

    () une entreprise publique est une mdaille deux revers. Sur lune gureun ouvrier occup, avec cette devise :Ce quon voit ; sur lautre, un ouvrier inoc-cup, avec cette devise : Ce quon ne voit pas .141

    Le sophisme dnonc ici est assez dangereux car, souvent, il sert justi er les pro-digalits les plus olles par cette ide quil aut bien prodiguer du travail aux ouvriers.

    141 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864), Romillat, p.206

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    Frdric Bastiat

    Napolon III croyait dailleurs aire prosprer la France en ordonnant de d aire etre aire les terrasses du Champ-de-Mars.

    Demander de largent aux contribuables pour raliser de grands travaux revient,

    quand on y pense, leur demander de sexcuter en nature . Car cest par le travailque ces derniers se procurent largent qui leur est pris via la taxe. Si cet argent sert aire des palais o personne nhabitera ou des routes o nul ne passera, cest une en-

    treprise absurde. En ce cas, les gens aiment mieux travailler pour leur propre compte.

    Cela dit, en temps de crise, lors dun hiver rigoureux, pareille mesure peut avoir uneutilit. La cotisation du contribuable agit alors comme une orme dassurance. Evidem-ment, elle ne cre aucun travail et ne produit aucun salaire mais permet de passer despriodes di ciles en prlevant sur le salaire des priodes ordinaires. Mais si cette me-sure est systmatique, permanente et gnrale et que, en outre, on croit, en ladoptant,

    aire uvre de philanthropie, cest alors une vaste mysti cation.

    Les Intermdiaires

    Bastiat d nit la socit comme lensemble des services que les hommes se ren-dent orcment ou volontairement les uns aux autres, cest--dire des servicespublics et des services privs .142 Les premiers sont imposs et ne sont pas toujoursrellement utiles. Les seconds sont choisis : chacun en rend et reoit comme il veut etcomme il peut. Sils existent, cest quils sont jugs rellement utiles.

    Dsireux de convertir les pro essions en onctions , certains socialistes sup-primeraient bien volontiers ceux quils appellent les intermdiaires , cest--dire toutes les personnes situes entre le producteur et le consommateur, cest--direle banquier, le spculateur, lentrepreneur, le marchand et le ngociant. Selon eux, cesderniers ne sont que de vils parasites qui empochent des commissions dmesuressur des biens quils nont pas produits. Ds lors, il audrait que les pouvoirs publics sesubstituent ces derniers et vendent les produits au prix de revient .

    Encore une ois,ce quon voit ici, cest le prix pay aux intermdiaires et ce quon ne voit pas, cest le prix quil audrait payer lEtat et ses agents pour assumercette mission.

    Bastiat donne un exemple. Les consommateurs ranais ont besoin du bl dOdessa.Comment aire pour se le procurer ? Il y a trois solutions, dit Bastiat :

    soit tous les consommateurs vont chercher le bl eux-mmes Odessa ; soit ils se ournissent auprsdintermdiaires privs qui se chargent de convoyer

    le bl dOdessa Paris ; soit ils se cotisent et chargent des onctionnaires publics de lopration.

    142 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864), Romillat, p.208

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    Quel est le plus avantageux des trois moyens ?

    Le premier moyen est videmment irralisable . Mais avancer cette hypothse per-met de comprendre que le travail dintermdiaire, loin dtre un acte de parasitisme, est

    bien un service ncessaire pour assurer lapprovisionnement.Partout et toute poque, les hommes ont toujours choisi volontairement lesecond moyen . Lintrt pousse les intermdiaires privs ranais et trangers rivali-ser entre eux pour ournir en bl dOdessa, le plus rapidement possible et au meilleurprix possible, toutes les rgions de la France en intgrant toute une srie de paramtres(saisons, tat des rcoltes, tonnage des bateaux, volume des cargaisons, in ormationsdes correspondants, transbordements, magasinage, etc.). Les rais de transports se r-percutent sur le prix du bien ainsi que le prix du service rendu, mais celui-ci est rduitau minimum en raison de la concurrence entre intermdiaires. Ce moyen correspond la plus par aite organisation possible. Sa beaut tient en son caractre librementconsenti.

    Le troisime moyen implique la substitution de lEtat au commerce . O se-rait lconomie pour le public ? Croit-on vraiment que lEtat pourrait plani er unetche aussi complexe ? Faudrait-il envoyer des reprsentants des 40.000 communesde France Odessa ? Faudrait-il les rmunrer ? Arriveront-ils convoyer ce bl avecmoins de navires, moins de marins, moins de transbordements, moins de magasinages ?Cette hypothse est videmment absurde.

    Le systme existant, dans un rgime de libert, est videmment le meilleur pos-sible . Le simple ait de pouvoir en ler un habit chaque matin rsulte de la collabora-tion de milliers dindividus qui se coordonnent librement : lagriculteur qui a prparet ensemenc sa terre de vgtaux dont se sont nourris les bestiaux dont la laine, le,tisse et teinte a t convertie en drap cousu, coup, aonn en vtements. Toutesces oprations en prsupposent une multitude dautres, car elles ncessitent lusagedinstruments aratoires, de houille, dusines, de machines, de voitures, etc. Tout celanest possible que parce que ces individus collaborent entre eux et sont motivspar la ncessit de gagner leur vie. Tous ces gens sont, proprement parler, des intermdiaires vis--vis des autres : celui qui le la laine est-il plus un parasite que le berger ; celui qui la tisse plus un parasite que celui qui la teint ; celui qui latransporte plus un parasite que les trois prcdents ? Ils dbattent librement desprix entre eux. A quel titre un socialiste viendrait-il dtruire ces arrangements privslibrement consentis en vue du bien commun ?

    Plus on examine ces coles socialistes dites avances , plus on se rend compte, ditBastiat, quune chose et une seule les caractrise : lignorance se proclamant in-

    aillible et rclamant le despotisme au nom de cette in aillibilit .143

    143 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864), Romillat, p.214

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    Frdric Bastiat

    Restriction

    Bastiat traite ici de la prohibition des marchandises en provenance de ltranger .Sa dmonstration met en scne un personnage conceptuel baptis Monsieur Prohi-

    bant . Ce sidrurgiste ralise que les Belges produisent du er vendu bien meilleurmarch que le sien. En e et, les Flamands vendent en France leur quintal de er 10rancs, cest--dire 5 rancs de moins que Monsieur Prohibant, producteur ranais.

    Ds lors, orgerons, cloutiers, marchaux- errants, laboureurs, charrons, mcaniciens,etc. vont se pourvoir en Belgique.

    Plutt que de lutter vainement contre cette concurrence redoutable, il ralise quilest plus e cace et plus sr de aire voter une loi par le parlement ranais prohibanten France le er en provenance de Belgique. Cette loi mettra en place un corps de20.000 douaniers ranais rmunrs par tous les droits de douane acquitts par tousles Franais qui vont se ournir en Belgique. Il convainc aisment les parlementairespar le raisonnement suivant : si vous interdisez le er belge en France, je continuerai vendre le mien 15 rancs. Je menrichirai et ournirai ainsi plus de travail nosouvriers ranais et beaucoup plus de commandes aux ournisseurs ranais, etc.Par cercles concentriques, ces avantages se propageront la France entire .

    Monsieur Prohibant obtient le vote de la restriction. Certes, son raisonnement nestpas aux mais incomplet.Ce quon voit , ce sont les avantages pour ses ouvriers et ses our-nisseurs. Ce quon ne voit pas , cest la perte des orgerons, cloutiers, marchaux-

    errants, laboureurs, charrons, mcaniciens, etc. qui doivent dsormais payer 15rancs ce quils payaient nagure 10 rancs. Lacheteur perd 5 rancs par quintal de er.

    Certes, au niveau national, ces 5 rancs de perte sont compenss par 5 rancs de pro tpour Monsieur Prohibant et les gens quil ait travailler. Cela dit, cest une injustice.

    Mais ce nest pas tout. Il y a aussi une seconde perte . Laquelle ? Encore une ois, onoublie le troisime personnage. Lacheteur de er paye 15 rancs au lieu de 10. Aupara- vant, avec les 5 rancs conomiss, il pouvait aussi acheter autre chose, par exemple unouvrage chez le libraire. On oublie toujours le libraire . Aprs la loi, pour le mmeprix, lacheteur ne peut plus avoir que du er. Mais, dira-t-on, le consommateur essuieune perte mais le travail national, lui, la gagne. Non, dit Bastiat. Seule lindustrie sid-rurgique pro te de ces 15 rancs alors quauparavant, pour le mme prix, il y en avaitdeux. Moralit : violenter nest pas produire, cest dtruire . 144

    Les Machines

    On a coutume de maudire les machines dont le dveloppement priverait de tra- vail des millions douvriers . A suivre cette logique, il audrait souhaiter, pour notrebonheur, que notre socit soit rappe dimmobilisme mental et que personne ne re-oive le don uneste de penser, de combiner et dobtenir de plus grands rsultats avec

    144 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864), Romillat, p.219

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    Ce quon voit et ce quon ne voit pas

    de plus aibles moyens. Il audrait tous uir les nations industrialises (qui se prcipitentdans la dcadence) et se r ugier dans les contres les plus attardes tant donn que lacivilisation brille aux poques dignorance et de barbarie.

    Les hommes ont tendance se diriger vers le bon march , cest--dire vers cequi, pour une satis action gale, leur pargne du travail. Cest la raison pour laquellele lgislateur, soucieux de lutter contre ce penchant naturel, prohibe la concurrencetrangre et interdit la concurrence mcanique.

    Jacques Bonhomme a deux ouvriers quil rmunre chacun avec un ranc. Imaginonsquil invente un systme de poids et de cordes qui lui permet de doubler la producti- vit de ses ouvriers. Ds lors, il congdie lun des deux. Il se trouvera videmment ungrand nombre de gens pour le dplorer. En ralit, ce quon voit,cest le licenciementde louvrier conscuti linvention technique. Ce quon ne voit pas , cest que JacquesBonhomme maintient un ranc inoccup et quun ouvrier est remis dans le march :entre lo re et la demande de salaire, le rapport nest nullement chang .

    Je voudrais prouver quune machine nouvelle ne met en disponibilit un certainnombre de bras quen mettant aussi, et orcment, en disponibilit la rmunra-tion qui les salarie. Ces bras et cette rmunration se combinent pour produirece quil tait impossible de produire avant linvention ; do il suit quelle donnepour rsultat d niti un accroissement de satis actions, travail gal .145

    Linvention est une conqute gratuite, un pro t gratuit pour lhumanit . Letravail de deux ouvriers est dsormais accompli par un ouvrier plus une machine. A ctde cela, lancien ouvrier peut raliser une uvre nouvelle. Evidemment, la classe ou- vrire en sou re momentanment. Celui qui en pro te directement, cest le capitalistequi a invent ou utilis la machine en premier. Mais, rapidement, la concurrence utiliselinvention et va le orcer baisser ses prix de vente. Ds lors, cest le consommateurqui pro te de linvention, cest--dire tout le monde, en ce compris louvrier. En unmot, linvention bn cie lhumanit entire.

    On ne voit pas non plus que largent pargn par le capitaliste va tre rinjectdans le circuit conomique et va permettre quelquun dengager un ouvrier de pluspour une activit nouvelle qui pro tera au travail national.

    On a rme par ois, tort, que linvention conduit au licenciement douvriers, rduitles cots de production, ait baisser le prix de vente, augmente le pouvoir dachat duconsommateur, accrot la production et conduit lembauche de nouveaux ouvriers.De sorte que, en d nitive, linvention ne erait pas diminuer le nombre douvriers. Cenest pas une dmonstration scienti que, dit Bastiat. Ce nest pas parce que le consom-mateur doit payer un bien moins cher quil va ncessairement acheter plus de ce mmebien. Si les chapeaux taient vendus deux ois moins chers, il nest pas sr que les gensen achteraient deux ois plus. Non, cet argent conomis va probablement prendre

    145 F. Bastiat, Ce quon voit et ce quon ne voit pas, Choix de sophismes et de pamphlets conomiques , 2004 (1862-1864), Romillat, p.223

  • 7/31/2019 Bastiat Corentin de Salle

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    Frdric Bastiat

    une autre direction. Le consommateur consommera avec ce dernier un autre bien. Celapermet de comprendre que les industries sont solidaires. Ce qui est conomis sur lune pro te aux autres.

    Crdit

    Par une illusion doptique, les socialistes , con ondant comme de coutume rve et ra-lit, ont pu croire quen universalisant le crdit, on pouvait universaliser la ri-chesse . Telle est la solution proclame au Problme social .

    Cette illusion procde dune con u