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Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l'Université de Montréal, l'Université Laval et l'Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. Érudit offre des services d'édition numérique de documents scientifiques depuis 1998. Pour communiquer avec les responsables d'Érudit : [email protected] Article Jean-Philippe Beaulieu Études littéraires, vol. 29, n° 1, 1996, p. 59-70. Pour citer cet article, utiliser l'information suivante : URI: http://id.erudit.org/iderudit/501147ar DOI: 10.7202/501147ar Note : les règles d'écriture des références bibliographiques peuvent varier selon les différents domaines du savoir. Ce document est protégé par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d'utilisation que vous pouvez consulter à l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html Document téléchargé le 12 novembre 2012 06:58 « La continuité temporelle et ses manifestations graphiques dans la bande dessinée historique »

Beaulieu-La Continuité Temporelle Et Ses Manifestations Graphiques Dans La Bande Dessinée

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Beaulieu-La Continuité Temporelle Et Ses Manifestations Graphiques Dans La Bande Dessinée

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  • rudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif compos de l'Universit de Montral, l'Universit Laval et l'Universit du Qubec

    Montral. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche. rudit offre des services d'dition numrique de documents

    scientifiques depuis 1998.

    Pour communiquer avec les responsables d'rudit : [email protected]

    Article

    Jean-Philippe Beaulieutudes littraires, vol. 29, n 1, 1996, p. 59-70.

    Pour citer cet article, utiliser l'information suivante :

    URI: http://id.erudit.org/iderudit/501147ar

    DOI: 10.7202/501147ar

    Note : les rgles d'criture des rfrences bibliographiques peuvent varier selon les diffrents domaines du savoir.

    Ce document est protg par la loi sur le droit d'auteur. L'utilisation des services d'rudit (y compris la reproduction) est assujettie sa politique

    d'utilisation que vous pouvez consulter l'URI http://www.erudit.org/apropos/utilisation.html

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    La continuit temporelle et ses manifestations graphiques dans la bande dessinehistorique

  • LA CONTINUITE TEMPORELLE ET SES MANIFESTATIONS

    GRAPHIQUES DANS LA BANDE DESSINE

    HISTORIQUE Jean-Philippe Beaulieu

    Lieu de cooccurrence smiotique de sys-tmes iconiques et linguistiques, la bande dessine narrative offre, ceux et celles qui cherchent en examiner les compo-santes rythmiques, un ensemble complexe de donnes l. Sur le plan formel, par exem-ple, on peut souligner la prsence de cer-tains lments constitutifs (la case, la plan-che, le phylactre) dont la combinatoire affecte forcment le rythme de la lecture, dans la mesure o elle est fonde sur un quilibre dynamique entre le continu et le discontinu, entre la linarit narrative et la segmentation iconique 2. En effet, l'em-botement et l'enchanement des units constitutives de la bande dessine (de la

    case jusqu' l'album complet, en passant par la planche) inscrivent au cur mme du rcit la notion de rupture, puisque contrairement au cinma, auquel est un peu trop facilement associe la bande des-sine en raison de certains procds comme les cadrages l'organisation vi-suelle de la page rappelle constamment la rupture que reprsente le passage d'une case l'autre. Si l'interstice et la disconti-nuit apparaissent ainsi comme des dimen-sions incontournables de toute bande des-sine, il reste que la narration ncessite une forme de continuit permettant de crer un tout assez homogne pour tre peru comme tel. Ainsi que l'affirme Benot

    1 Toute bande dessine tend tre minimalement narrative. Nous parlons ici des bandes dessines qui constituent des rcits dpassant, en termes de dimensions, la simple anecdote.

    2 Quelques-uns de ces aspects ont t abords par des smioticiens comme Pierre Fresnault-Deruelle (1972, 1977) et Benot Peeters (1991).

    tudes Littraires Volume 29 N 1 t 1996

  • TUDES LITTRAIRES VOLUME 29 N 1 T 1996

    Peeters dans son excellente tude intitule Case, planche, rcit, la vignette est une image en dsquilibre, cartele entre celle qui la prcde et celle qui la suit, entre son dsir d'autonomie et son inscription dans le rcit (Peeters, p. 20).

    Voue une certaine forme d'htrog-nit en raison de sa nature mme, la bande dessine se voit donc oblige d'tablir un quilibre changeant, et parfois prcaire, entre ses diverses composantes 3. Selon cer-taines variables l'poque de production, les sous-genres utiliss , les stratgies dployes pour assurer cet quilibre vont donner au texte ses particularits rythmi-ques, le rythme devant tre compris, dans ce contexte spcifique, comme l'effet de lecture rsultant d'une configuration d'uni-ts graphiques fonde sur des rapports va-riables de ressemblance et de diffrence, de continuit et de rupture. On aura saisi qu'il s'agit ici de privilgier la planche, ou plutt la planche double, qui apparat comme l'unit optimale de la bande dessi-ne, pour des raisons matrielles viden-tes 4. Que se passe-t-il, donc, dans cette unit qu'est la planche, en termes de dy-namique rythmique ? Il est possible d'iden-tifier, dans l'ensemble du corpus de la bande dessine, une volution historique ayant comme point de dpart la valorisa-

    tion de la continuit. Cette dernire r-sulte, d'une part, d'un souci de faire con-verger ce qu'on percevait, dans la pre-mire moiti du sicle, comme des dimensions htrognes, et de l'autre, d'une forme d'asservissement aux tradi-tions linaires du texte crit5. partir des annes 1950, la bande dessine accueille plus volontiers des lments disruptifs qui, des fins expressives, donnent la plan-che un relief plus accus 6. Cette tendance s'est accentue ces dernires annes, avec comme rsultat particulirement dans la bande dessine fantastique ou de science-fiction une prolifration de phnomnes, dont l'hiatus, le saut, le con-traste, qui attirent davantage l'attention des lecteurs sur l'activit rythmique du texte.

    Or la bande dessine historique parti-cipe elle aussi de cette tendance gnrale. Ds lors, il est intressant de se deman-der ce qui caractrise rythmiquement ce genre, fond en grande partie sur la vrai-semblance et la cohrence des rfrences spatio-temporelles. Pour qu'on la consi-dre historique, la bande dessine doit ren-dre assez manifeste son cadre rfrentiel, afin que les sources d'imprcision ou de confusion soient maintenues un niveau minimal7. Si l'on dpasse ce niveau, la

    3 Cet quilibre rsulte, entre autres, de la rencontre de deux oprations complmentaires : le pro-cs de signification et le procs de coordination, mais dpasse de beaucoup la biaxialit dcrite par Fresnault-Deruelle (1972, p. 49).

    4 C'est sur ce plan que la diffrence entre le cinma et la bande dessine est la plus manifeste. S'il est vrai que l'image cinmatographique et la case sont soumises une seriation linaire, la vignette s'inscrit dans un cadre tabulaire enrichissant la lecture d'effets paradigmatiques (simultanit, contrastes, paralllismes) qui peuvent djouer la linarit de la lecture.

    5 On peut citer, titre d'exemple, Tarzan de Hogarth ou Prince Valiant de Foster, qui font parfois davantage penser au rcit illustr qu' la bande dessine. Pour un aperu de la gense de la bande dessine au XXe sicle, voir l'ouvrage de Jacques Sadoul, 93 ans de BD.

    6 Nous avons examin certains aspects de l'volution du genre dans un article rcent : Quelques considrations sur la bande dessine historique des dernires annes .

    7 L'analogie que l'on peut faire entre bande dessine historique et roman historique sur le plan de la

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    bande dessine est alors interprte comme maladroite (sur le plan du dessin, par exemple), ou parodique (lorsqu'est perceptible une volont humoristique de rcriture de l'Histoire, comme c'est le cas dans Astrix) 8. Certains auteurs exploitent cependant l'ambigut partielle du cadre historique ; on verse alors dans le fantasti-que ou la science-fiction. On pense ici Thorgal de Rosinski et Van Hamme, o le cadre historique est assez prcis pour que l'on reconnaisse la culture viking, mais fi-nit par donner dans le lgendaire ou le mythique 9. Par ailleurs, une bande comme Cronach de Morganloup (Convard et Ver-nal) relve plutt de la science-fiction en supposant une forme de circularit entre le pass et le futur 10.

    Dans le cadre de cet article, il nous a sembl intressant d'examiner brivement la manire dont sont reprsentes graphi-quement la continuit et la discontinuit temporelles des squences narratives, au sein d'un genre o la clart de la rf-rentialit temporelle s'avre essentielle au propos mme du rcit n .

    Une constatation merge de cette pro-blmatique et pourrait tre formule au moyen d'une proposition premire vue paradoxale : dans les bandes dessines his-toriques rcentes plus que dans les autres

    genres apparents, on retrouve gnrale-ment une tendance assurer la continuit du rcit et de la planche qui en est l'unit constitutive par des procds de discontinuit dans l'agencement des cases qui forment des squences temporelles. Probablement dans le but de prserver la lisibilit du rcit et de rendre claire l'ins-cription de ce dernier dans l'Histoire, les auteurs font appel des procds qui alt-rent la temporalit de faon ponctuelle, au moyen de compressions ou d'talements des rfrences temporelles. Mais, ce fai-sant, ils crent sur le plan visuel des ph-nomnes rythmiques complexes qu'on pourrait souponner de dranger la trame narrative, en attirant trop l'attention sur eux-mmes, sur leur matrialit. On peut supposer que la complexification et le surinvestissement temporels de la planche (que nous dcrirons dans les pages qui sui-vent) correspondent un effort pour of-frir aux lecteurs une vision plus complexe et plus nuance de l'Histoire. Respect du cadre chronologique ne veut plus nces-sairement dire reprsentation linaire du temps. L'historicisation de la fiction s'ef-fectue dsormais au moyen de procds trs dynamiques qui favorisent le dcen-trement partiel et ponctuel des perspecti-ves (Beaulieu, p. 80).

    vrisimilitude doit toutefois tenir compte des contraintes qu'impose la reproduction graphique d'un cadre historique reconnaissable.

    8 Le niveau minimal ou le seuil dont il est question ici semble tre fonction d'un ensemble complexe de donnes relies probablement moins la fidlit documentaire de la reprsentation historique qu'aux conventions rgissant l'image que le public a d'une poque donne.

    9 On y voit mme se profiler un fantastique qui relve de l'anticipation historique, comme dans le Pays Qu, o l'on retrouve une forme ancienne et hautement improbable de dirigeable.

    10 II s'agit d'une de ces socits du futur qui sont presque identiques celles du pass, en l'occur-rence le Moyen ge.

    11 Le modle descriptif dans lequel s'inscrit notre rflexion rapproche les termes de continuit et de discontinuit comme les ples d'un continuum renvoyant la ralisation graphique des textes examins. Il est clair que ces ples jouent un rle essentiellement heuristique, fort utile pour dcrire une orientation, une direction de l'organisation graphique de la planche.

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    De tels phnomnes ne sont pas parti-culiers la bande dessine historique. La science-fiction, par exemple, ne se prive pas de faire appel des mthodes il-lustratives beaucoup plus oses, plus disruptives sur le plan narratif. Ce qui sem-ble caractriser le genre historique est la recherche d'un quilibre entre l'intensifi-cation et la diversification des procds de reprsentation, d'une part, et le maintien d'une logique narrative dont le contexte historique reste clairement perceptible, de l'autre. L'histoire une petite chelle ne doit ainsi sa crdibilit et son intrt qu' son insertion dans la grande histoire. L'quilibre entre la micro et la macro-tem-poralit est assur par une utilisation avant tout rhtorique de la planche, alors que la science-fiction, plus permissive, se laisse aller un traitement souvent productif de la mme unit.

    Dfinissons ces deux termes que l'on doit Benot Peeters. Ce dernier dgage quatre types d'utilisation de la planche. Les modes conventionnel et dcoratif se carac-trisent par une autonomie de la planche par rapport aux besoins du rcit ; les mo-des rhtorique et productif, par contre, soulignent l'interdpendance rcit / plan-che.

    On retrouve le mode conventionnel lorsque le dcoupage de la planche est dict par des impratifs extrieurs au r-cit. Dans les albums de Chevalier blanc (L. et F. Funcken, 1953), par exemple, les cases ont toutes peu prs la mme di-mension et leur rpartition est dtermine

    plus par le format de publication que par leur rapport expressif au rcit (Peeters, p. 37). L'utilisation dcorative de la plan-che implique, quant elle, que ce sont principalement des considrations esth-tiques qui motivent son organisation vi-suelle. Le rcit semble occasionnellement relgu au second rang, au profit de l'inventivit graphique. Dans son ouvrage, Peeters illustre sa dfinition grce une planche de Tarzan o les lianes sortent des cases pour ornementer la page 12.

    Passons maintenant aux deux catgories qui nous intressent davantage : le mode rhtorique, le plus rpandu, subordonne le graphisme de la planche aux ncessits du rcit. Pour des raisons d'expressivit, le dessinateur cherche utiliser des moyens picturaux (la taille des cases, leur squence) pour soutenir discrtement l'ac-tion. Les meilleurs exemples demeurent les albums de maturit d'Herg (les Bijoux de la Castafiore, 1963), et, encore davantage, peut-tre, ceux de Jacobs (la Marque jaune, 1956), dont on a amplement souli-gn le perfectionnisme graphique et ex-pressif (Lenne, p. 27-28 et Dubois, p. 79).

    Dans le mode productif, on retrouve une situation contraire. Mme s'il y a in-terdpendance rcit / planche, c'est l'or-ganisation de la planche [qui] semble dic-ter le rcit (Peeters, p. 45). La ralisation graphique n'est plus postrieure l'tablis-sement du scnario ; elle se libre de l'as-servissement au rcit et participe la ge-nse mme de l'uvre, en dveloppant des possibilits de sens qui peuvent mme

    12 On peut toutefois douter du fait qu'un tel traitement de la planche n'ait aucune incidence sur le rcit. C'est pourquoi, notre avis, le mode dcoratif, celui pour lequel il est vrai dire le plus difficile de trouver des exemples, constitue la partie la plus faible du modle de Peeters.

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    concurrencer le rcit en l'enrichissant. Les albums de la srie des Valrian Q.-C. M-zires et P. Christin) offrent de nombreux exemples de planches productives o le mouvement de lecture se libre des con-traintes habituelles : les cases dbordent de leur cadre, se superposent, s'imbriquent l'une dans l'autre dans un dchanement graphique qui offre un spectacle ayant une valeur en lui-mme I3.

    Mme si le modle de Peeters n'exa-mine pas la planche sous l'angle de la con-tinuit et du rythme, il s'avre nanmoins d'une grande utilit pour qui s'intresse aux rapports du tabulaire et du fragmen-taire, du continu et du discontinu, typiques de toute bande dessine et certainement applicables la bande dessine historique.

    Lorsqu'on examine l'ensemble de la production de ce dernier genre, on se rend compte que son volution ne comprend que trois de ces modes, le mode dcoratif n'ayant jamais t utilis, notre connais-sance, pour des raisons assez claires, puis-que la primaut du rcit est tablie comme l'une des donnes centrales du genre.

    Pendant les annes 1950 et i960, c'est le mode conventionnel qui domine, dans Capitan et Chevalier blanc. La bande des-sine cherche ainsi crer l'impression d'un tmoignage en ne marquant pas la spcificit du mdium : rien n'arrte le re-gard des lecteurs (sinon les occasionnel-les maladresses du dessin). La continuit, l'talement des squences narratives qui-vaut une quasi-absence de rythme, celui-

    ci tant maintenu au niveau minimal du saut intersticiel rgulier.

    Par contre, avec l'cole de Martin (Alix) (et ses disciples Chaillet et Pleyers), active depuis les annes i960, la bande dessine historique accde, la suite des grands matres belges, au mode rhtorique, o tout concourt l'tablissement d'un sens orient et renforc. En cherchant constam-ment resserrer les liens internes de signi-fication, on en arrive souvent un traite-ment emphatique des gestes et une surenchre verbale, hrite de la narration littraire. On n'a qu' regarder presque n'importe quelle planche de Alix (dans la Griffe noire, par exemple) pour constater quel point le texte linguistique (narration ou dialogue) vient remplir l'espace visuel pour assurer un solide ancrage du sens. On retrouve nanmoins dans ces textes une plus grande diversit graphique de la re-prsentation spatiale et temporelle : le texte est moins tale, plus diffrenci. Les squences sont plus clairement divises et marques sur le plan interne par une grande diversit de procds rhtoriques, comme les renversements et les contras-tes de plan (champ / contrechamp). La perception de la continuit temporelle reste nanmoins la contrainte centrale de ce type de bande dessine. La linarit de la squence doit tre prserve tout prix, l'unit de temps et de lieu ayant force de loi. Gnralement, on ne suit qu'un fil narratif la fois. Si rupture il y a, un

    13 Selon Roger Bozzetto (p. 113), les auteurs de cette srie ne cachent pas leur dsir de donner l'inventivit graphique sa pleine mesure , ce qui est manifeste dans les planches 28 et 29 des Hros de l'equinoxe, o la dimension tabulaire finit par abolir progressivement les limites interstitielles pour donner plus de libert la lecture.

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    commentaire narratif vient situer le contexte spatio-temporel, lorsqu'il est dif-frent de celui qui prcde ( trois jours plus tard... ).

    Dans les bandes plus rcentes, la complexification de la narration s'accom-pagne d'un dveloppement du mode rh-torique qui frle parfois le mode produc-tif. C'est justement des tensions et des contrastes rsultant de cette tendance favoriser une expressivit visuelle exacer-be que naissent les phnomnes rythmi-ques les plus intressants et les plus nuan-cs.

    Alors que la ralisation graphique de la science-fiction se dbride au point de faire clater les contraintes habituelles du m-dium, la bande dessine historique, bien que tente par l'exprience formelle, cher-che davantage trouver un point d'-quilibre entre crativit et respect de la vraisemblance historique. Il en rsulte un mode rhtorique renouvel, caractris par quelques phnomnes que l'on peut dcrire ici de faon exploratoire.

    Sur le plan de la rfrence temporelle, par exemple, notons la rarfaction des tex-tes narratifs signalant le dbut d'une nou-velle squence temporelle. Les auteurs de bandes dessines rcentes font souvent appel d'autres techniques, essentielle-ment visuelles, pour indiquer ce type de ruptures : retour des plans d'ensemble qui font figure de tableau et o les phylac-tres tardent apparatre, contrastes dans les couleurs caractrisant deux squences voisines.

    Cette diversification des articulations temporelles s'accompagne d'un allonge-ment de la digse. Chaque squence nar-rative (et la temporalit d'ensemble qui lui est rattache) tend en effet occuper un espace plus grand dans l'album. Voil qui explique, en partie, pourquoi chaque al-bum d'une srie fait place moins d'pi-sodes et doit se poursuivre dans le suivant. Pour viter la dilution du rcit qui pour-rait rsulter d'une telle pratique, les auteurs dramatisent et intensifient la prsentation de chaque squence.

    La mobilit des cadrages et des angles de vue cherche ainsi viter toute impres-sion trop nette de linarit. Bien sr, on lit toujours de gauche droite et de haut en bas, mais le texte est soumis de petits accidents de parcours qui valorisent un contenu narratif plutt mince mais rendu trs expressif, ce qui contraste avec [...] la composition charge et semantiquement riche mais trs homogne des al-bums de Martin (Beaulieu, p. 73). Typi-ques d'une recherche d'quilibre entre une organisation tabulaire assez classique et une grande mobilit des angles de vue et des cadrages, de nombreuses planches de Timon des bls (Bardet et Arnoux), don t l ' a c t ion se s i tue la fin du XVIIIe sicle, illustrent cette tendance tirer la squence au moyen de procds expressifs (varit dans la grandeur des cases, focalisation diversifie, insertion de petites vignettes dans les grandes) qui ren-dent les lecteurs plus conscients de la di-mension temporelle du texte 14.

    14 Comme exemple de ce type de ralisation de la planche, nous pourrions mentionner la page 6 du tome 3 de Timon des bls, o les deux premires bandes multiplient les dplacements du regard et rendent de ce fait trs dramatique une activit relativement banale, soit la rdaction d'une lettre par le personnage de Timon.

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    Cette diversification du regard narratif tend donc s'accompagner de reprsen-tations parfois fort complexes de la tem-poralit. On peut, par exemple, faire alter-ner trs rapidement plusieurs actions qui se droulent en mme temps. Ainsi, l'an-nexe I (p.67), se succdent des cases dcrivant trois vnements (la chasse du dauphin Louis, l'assassinat d'Henri IV, le combat du Masque rouge). Si l'arrange-ment presque symtrique de cases de mme taille donne une impression de sta-bilit, le passage d'une action l'autre re-prsente un lment de discontinuit qui, utilis l'chelle de la planche, assure une certaine forme de continuit, en soulignant la fois la similarit et la diffrence sman-tiques des pisodes mis en relief.

    On semble ainsi souvent viser ce que nous appellerions une discontinuit do-mestique, utilise des fins rhtoriques. Nous pourrions citer ce sujet l'exemple de l'annexe II (p. 68) o la continuit tem-porelle est assume par un procd inha-bituel. L'espace interstitiel marque ici le d-roulement temporel dans une squence de quatre cases qui forment vrai dire un tout, soit le btiment o se situe la leon d'escrime. On utilise ici la fonction disruptive de l'interstice d'une manire paradoxale : si celui-ci n'est pas suffisant pour vraiment dissocier ce qui est spa-tialement unifi, sa force disruptive est quand mme employe pour signaler un dploiement dans le temps.

    Un procd encore plus courant de jeu avec les variables spatio-temporelles est l' crasement de la temporalit par des techniques d'insertion qui font apparatre comme presque simultanes des actions successives. l'annexe III (p. 69), on re-trouve deux exemples de ce phnomne :

    les petites vignettes dcrivent un fragment de l'action antrieur ce qui est reprsent dans la grande vignette, mais le parall-lisme graphique tend acclrer le rythme de lecture en abolissant l'espace inter-stitiel, gnralement garant de la succes-sion chronologique. Le point d'quilibre n'est cependant pas dpass, le sens de la lecture reste clair, il n'est que provisoire-ment dtourn.

    Voil un commentaire qui s'applique d'ailleurs l'ensemble des bandes dessi-nes historiques rcentes. Il y a bien sr des exemples de textes qui font trs peu appel aux procds graphiques disruptifs. On pense ici certains albums conserva-teurs sur ce plan : Vasco de Chaillet, qui reprend le systme graphique de Martin, et la Saison des loups de Malik qui, en tant qu'adaptation du roman de Clavel, s'affi-che comme tributaire du texte crit et ne se permet qu'un minimum de dveloppe-ments graphiques.

    Dans la diffrence entre les deux grou-pes dont nous venons de parler s'articu-lent non seulement une perception dif-frente des rgles du mdium, mais galement une vision divergente de la vrai-semblance en ce qui a trait la ralisation picturale du rcit. De toute vidence, dans les albums de Chaillet, la vraisemblance est une dimension qui n'affecte que la case, en se fondant sur la fidlit de la reprsen-tation documente des costumes et des dcors. La majorit des bdistes rcents, par contre, peroivent la composition de la planche comme une composante de l'ef-fet de vraisemblance, dfini en tant que moyen d'attirer l'attention du lecteur sur les dtails historiques, mis en relief par une diversit de procds graphiques. Bien sr, les modalits de cette vision plus

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    holistique du genre restent imprcises et font l'objet d'expriences visant d-terminer les points d'quilibre possibles. La question de la vraisemblance historique dans le contexte de la bande dessine est des plus complexes et reste encore exa-miner. Il nous semble cependant, et c'est ce quoi visait modestement cet article portant sur un corpus qui a pris des dimen-

    sions considrables ces dernires annes, qu'il est possible d'identifier, dans ce genre, certains des effets rythmiques sus-cits par une recherche d'quilibre jus-qu' un certain point paradoxale, parce qu' la fois exploratoire et domestique entre continuit et discontinuit de la ra-lisation graphique du rcit.

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  • ANNEXE I Illustration 1 Planche 47, tome 4 des Sept vies de Vpervier

    Editions Glnat

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  • ANNEXE II Illustration 2 Planche 18, tome 7 des Sept vies de Vpervier

    Editions Glnat

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  • ANNEXE III

    Illustration 3 Planche 15, tome 2 de Timons des bls

    Editions Glnat

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    Rfrences

    BARDET et ARNOUX, Timon des bls, Grenoble, Glnat, 1986-1991 (4 tomes). BEAULIEU, Jean-Philippe, Quelques considrations sur la bande dessine historique des dernires an-

    nes , dans la Revue gnrale, 4 (1993), p. 67-80. BOZZETTO, Roger, Une bande dessine de science-fiction. La srie des Valrian , dans Europe, 720

    (1989), p. 112-119. CHAILLET, Jacques, Vasco, Bruxelles, d. du Lombard. Cette srie, publie depuis 1983, comporte 14

    tomes jusqu' maintenant. CLAVEL, Bernard et Malik, la Saison des loups, Bruxelles, Claude Lefrancq, 1989. CONVARD et VERNAL, Cronach de Morganloup, Bruxelles, ditions du Lombard 1987-1988 (2 tomes). COTHIAS et JUILLARD, les Sept vies de l'epervier, Grenoble, Glnat. Cette srie, publie depuis 1983, com-

    porte 7 tomes jusqu' maintenant. DUBOIS, Jean-Paul, Edgar P.Jacobs : La Marque jaune , Bruxelles, ditions Labor, 1989. FRESNAULT-DERUELLE, Pierre, la Bande dessine, Paris, Hachette, 1972.

    , Rcit et discours par la bande, Paris, Hachette, 1977. FUNCKEN, L. et F, le Chevalier blanc, Bruxelles, ditions du Lombard, 1983 [1953]. LENNE, Grard, Blake, Jacobs et Mortimer, Paris, Librairie Sguier-Archimbaud, 1988. MARTIN, Jacques, Alix : la Griffe noire, Bruxelles, ditions du Lombard, 1959 (rd. Tournai, Casterman,

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