Bulletin de la Société de Géographie

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Auteur : Henri de Castries, Charles Vélain, Henri Duveyrier / Ouvrage patrimonial de la bibliothèque numérique Manioc. Service commun de la documentation Université des Antilles et de la Guyane. Bibliothèque Alexandre Franconie, Conseil Général de la Guyane.

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  • HISTOIRE DU DIX-HUIT FRUCTIDOR

    LA

    DPORTATION DES DPUTS

    A LA GUYANE

    LEUR VASION ET LEUR RETOUR EN FRANCE

    PAR

    LE CHER DE L A R U E

    P A R I S LIBRAIRIE PLON

    E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-DITEURS

    RUE GARANCIRE, 10

    1895

    MANIOC .org Bibliothque Alexandre Franconie

    Conseil gnral de la Guyane

  • MANIOC . o r g Bibliothque Alexandre Franconie

    Conseil gnral de la Guyane

  • MANIOC.org Bibliothque Alexandre Franconie

    Conseil gnral de la Guyane

  • MANIOC .org Bibliothque Alexandre Franconie

    Conseil gnral de la Guyane

  • LA

    DPORTATION DES DPUTS

    A LA G U Y A N E

    MANIOC .org Bibliothque Alexandre Franconie

    Conseil gnral de la Guyane

  • C e vo lume a t dpos au ministre de l ' intr ieur (section

    de la l ibrairie) en j a n v i e r 1 8 9 5 .

    P A R I S . T Y P . D E E . P L O N , N O U R R I T E T Cie, R U E G A R A N G I R E , 8. I O 9 .

  • Heliog Dujardin Imp Ch Wittmann

    E. PLON NOURRIT & Cie Edit

  • H I S T O I R E DU DIX-HUIT F R U C T I D O R

    LA

    DPORTATION DES DPUTS

    A LA G U Y A N E

    LEUR VASION ET LEUR RETOUR EN FRANCE

    PAR

    L E CHER D E L A R U E

    PARIS

    LIBRAIRIE PLON E. PLON, NOURRIT ET CIE, IMPRIMEURS-DITEURS

    RUE GARANCIRE, 10

    1895

  • AVIS DES DITEURS

    Les Mmoires que nous prsentons au public sont extraits d'un ouvrage paru en 1 8 2 1 , en deux volumes, sous un titre au got du temps : Histoire du Dix-Huit Fructidor ou Mmoires con-tenant la vrit sur les divers vnements qui se rattachent cette conjuration, prcds du tableau des factions qui dchirent la France depuis qua-rante ans, et termins par quelques dtails sur la Guyane considre comme colonie, par le Che-valier de Larue, l'un des Dputs dports Sina-man au 18 fructidor. Paris, Demonville, Imprimeur-libraire, rue Christine, n 2 ; Potey, libraire, rue du Bac, n 46; 1821.

    Au-dessous du titre, cette pigraphe :

    ... Quque ipse miserrima vidi, Et quorum pars magna fui.

    VIRG. , nid., liv. 2.

    Ces deux volumes sont devenus aujourd'hui presque introuvables. Il nous a sembl que ce qu'on peut appeler, proprement parler, l'his-toire du Dix-Huit Fructidor, c'est--dire le rcit de l'arrestation des dputs, de leur dporta-tion, de leur sjour Sinnamari et de leur

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    vasion, dont les dramatiques incidents sont peu connus, mritait d'tre remise au jour. Tente tout d'abord par la Revue hebdomadaire, cette publication y a t assez remarque pour attirer l'attention de critiques comptents ( 1 ) , et pour que ce succs nous encourage com-plter l'ensemble de ces articles et leur donner la forme du volume.

    Beau-frre du clbre baron Hyde de Neuville et du comte Paul Hyde de Neuville (2), comme eux, royaliste ardent et dtermin, le chevalier Isaac-tienne de Larue avait t nomm dput au Conseil des Cinq-Cents par le dpartement de la Nivre en 1795. Il y prit tout de suite une attitude nette et dcide. L e parti roya-liste prparait alors, par les voies constitution-nelles, sa revanche de l 'chec qu'il avait subi le 13 vendmiaire an I V . On sait qu'il y russit,

    (1) On peut citer notamment les articles de M. Eugne Lautier dans le Temps du 10 aot et de M. Paul Perret dans la Libert du 26 aot 1894.

    (2) On verra plus loin (page go) quel fut le dvouement du jeune comte Paul Hyde de Neuville et quels prils il s'exposa pour secourir les dports, lors de leur embarquement Rochefort. Ce courage et cette fermet ne devaient d'ailleurs jamais se dmentir. De quatre ans plus jeune que le baron Guillaume Hyde de Neuville, Paul Hyde de Neuville fut ml de bonne heure aux entreprises et aux preuves de son frre. Arrt une premire fois, en 1800 , la suite de la dcouverte de l 'Agence secrte dirige par le chevalier de Coigny et le baron Hyde de Neuville, il subit un emprisonnement de quatre mois au Temple , suivi d'une rigoureuse surveillance de la police qui dura jusqu'en 1806. A cette poque, il se dcida rejoindre son frre en Amrique. Rappel en France en 1808 par la mort de sa mre, il fut arrt de nouveau, ds son retour, La Charit-sur-Loire, conduit au Chteau-d'If, les menottes aux mains, et n'en sortit qu'en 1 8 1 0 , aprs deux ans et demi de captivit.

  • VII

    et que, peu aprs, les lections de l'an V ame-nrent dans le Corps lgislatif une majorit contre-rvolutionnaire. Barb-Marbois devint alors prsident du Conseil des Anciens, et l'on porta la prsidence du Conseil des Cinq-Cents le gnral Pichegru dont l'accord tait fait depuis plusieurs mois avec les princes exils. L e che-valier de Larue fut nomm, avec Pichegru et quelques amis politiques, membre de la Com-mission des inspecteurs du Conseil des Cinq-Cents, situation qui a quelque analogie avec celle des questeurs de nos Assembles d'aujourd'hui. Et la lutte entre le Directoire et les Conseils prit aussitt un caractre aigu.

    L e Directoire tait divis : d'un ct, Barth-lemy, que la raction venait de nommer en rem-placement de Letourneur, membre sortant, et dont les inclinations royalistes taient bien con-nues ; de l'autre, Rewbell et Larevellire - L -peaux, rpublicains dclars, rsolus dfendre la cause de la Rvolution mme par la force, et, avec eux, Barras, dconsidr, s'occupant d'af-faires et de plaisirs plus que de politique, mais gagn par ses deux collgues et ralli ce que de Larue appellera la conjuration du triumvirat directorial .

    Carnot se tenait l'cart des uns et des autres. L e s deux partis sollicitrent son appui : il le refusa l'un et l 'autre, ne voulant ni s'allier aux royalistes ni s'associer des mesures qu'il regardait comme inconstitution-nelles. L e s Mmoires du chevalier de Larue sont tout fait probants sur ce point et, comme on

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    le verra, d'une grande importance historique. Mais on y verra aussi que, lorsque le plan

    form par les trois directeurs, Barras, Rewbell et Larevellire - Lpeaux , pour rduire leurs adversaires et annuler les lections de plus de cinquante dpartements, fut connu dans les Conseils, l'nergie ncessaire la rsistance, c'est l'expression mme du chevalier de Larue, se concentra dans une trs petite majorit . Aussi les royalistes ne purent-ils rien empcher : la force triompha, et le Pouvoir Excutif vain-quit les Conseils (18 fructidor an V 4 sep-tembre 1797)

    Il apparat bien, d'aprs le rcit du chevalier de Larue, que cette majorit contre-rvolution-naire sortie des lections de l'an V ne portait pas en elle l'unit de vues et de sentiments qui l'et faite puissante.

    El le avait des craintes plutt que des desseins arrts, et savait mieux ce qu'elle ne voulait pas que ce qu'elle voulait. Ainsi constitue, elle devait temporiser, hsiter devant l'action, dispu-ter sur les mesures prendre : elle manqua de cohsion, et ce fut la source de sa faiblesse.

    Mais le chevalier de Larue appartenait, lui, la minorit de cette majorit, il tait au premier rang du petit groupe entreprenant et rsolu qui essaya de l'entraner en avant et de la pousser agir : il s'effora en toute occasion de d-masquer les menes du triumvirat directorial, il aurait voulu les devancer. Ce fut lui qui, dans la sance du 20 juillet, rendit compte des rponses vasives faites par le Directoire sur la marche

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    des troupes qui, sous la conduite du gnral Hoche, s'avanaient vers P a r i s ; et ce fut encore lui qui, le 4 aot suivant, prsenta un rapport sur ce sujet et sur tous les complots dirigs contre le Corps lgislatif : il demandait que le Directoire en ft connatre et poursuivre tous les auteurs.

    On comprend qu'ayant pris une si grande part aux mouvements qui prcdrent la journe du 18 Fructidor, il ne pouvait chapper aux pro-scriptions qui suivirent le triomphe du Direc-toire. Arrt ds le matin de ce jour par Auge-reau, avec Pichegru et un certain nombre de ses collgues, il fut dport la Guyane.

    Nous n'avons pas raconter ici ces vne-ments ; il en sera lui-mme le narrateur drama-tique et passionn. Ajoutons seulement, pour complter en ce qui le concerne cette courte notice, qu'aprs son vasion et son retour en Angleterre, o il avait t prsent au comte d'Artois, il accompagna Pichegru en Allemagne pour le compte des princes ; puis revint en France o il s'associa aux entreprises et aux prils de son beau-frre Hyde de Neuville (1)

    (1) Mmoires et Souvenirs du baron Hyde de Neuville, 3 vol . in-8. Paris, E . Pion, Nourrit et CIE, diteurs.

    De son mariage avec Marie-Suzanne Hyde de Neuvil le, le che-valier de Larue avait eu trois enfants, dont l'un mourut trs jeune, en 1806, de la petite vrole Bilbao. Le second, Thodore-tienne de Larue, vicomte de Saint-Lger , et plus tard marquis de Bemposta-Subserra en Portugal , naquit en 1799. Officier de la garde royale, il suivit Louis XVI I I Gand, fit avec le duc d'An-goulme la campagne d'Espagne en 1 8 2 3 , fut attach l 'tat-major du gnral Maison en Grce (expdition de More, 1828) ,

  • X

    pour la cause royale. Bientt poursuivi par la police consulaire, oblig de se cacher pendantun certain temps et mme de se rfugier Bilbao, le dpartement de la Nivre lui fut enfin assi-gn comme rsidence, et il y fut tenu en sur-veillance jusqu'en 18 14 . Larue fut alors cr chevalier de la Lgion d'honneur par le gou-vernement de la Restauration qui lui devait bien cela. En 18 16 , il fut nomm chevalier de Saint-Louis, et conservateur des Archives de France , en remplacement de Daunou, et garda cet em-ploi jusqu' la rvolution de juillet 1830, que suivit de prs sa mort. Il mourut dans les pre-miers jours d'aot 1830. Il tait officier de la Lgion d'honneur depuis 1824.

    l 'ambassade du duc de Raguse en Russie, et , en 1 8 3 1 , envoy comme vice-gouverneur la Martinique. Aide de camp de l'em-pereur dom Pedro, en Portugal , dans la brillante et aventureuse expdition qui aboutit au renversement de dom Miguel et la restauration de doa Maria, il reut trois blessures au cours de cette campagne ( 1 8 3 2 - 1 8 3 3 ) ; il commandait le bataillon franais devant Porto. En 1834 , il pousa la comtesse de Subserra, et cette union le fixa dfinitivement en Portugal . On sait que le baron Hyde de Neuville ayant plus que tout autre contribu par son attitude sauver la couronne du Portugal , lors des vnements de 1824 , avait t fait comte de Bemposta par le roi Jean V I ; il obtint aisment que ce titre ft transfr son neveu, lequel, en rcompense de ses propres services, fut bientt cr marquis de Bemposta-Subserra, et devint enfin grand matre des crmonies la cour de Lisbonne. Il y mourut en 1 8 7 1 .

    S a fille, la marquise de Rio-Maor, veuve d'Antonio de Saldanha, marquis de Rio-Maor, pair du royaume et chef d'une des plus illustres maisons du Portugal , est actuellement dame d'honneur de la reine, et reste la seule descendante du chevalier de Larue.

    L'autre fils du chevalier, Jean-Baptiste-Armand de Larue de V i l -leret, n en 1804, consul de France en Amrique et en Portugal , est mort en 1875 sans laisser d'hritiers.

  • HISTOIRE DU DIX-HUIT FRUCTIDOR

    L A

    DPORTATION DES DPUTS

    A LA GUYANE

    La nation entire, depuis la chute de Robespierre, voyait avec transport approcher le jour o elle serait enfin dlivre de l'pouvantable tyrannie de la Conven-tion; la majeure partie de cette Assemble elle-mme partageait cet impatient dsir. Chimrique esprance ! vains obstacles pour une minorit exerce tous les forfaits, habitue aux succs les plus monstrueux, et convaincue qu'il n'y avait de sret pour elle que dans la perptuit de sa puissance.

    Les deux fameux dcrets des 5 et 13 fructidor an III (22 et 30 aot 1795), en ordonnant que les deux tiers du nouveau Corps lgislatif se composeraient de mem-bres de la Convention, et en dclarant les autres ligi-bles mme pour le troisime tiers, ne firent disparatre que le nom de cette calamiteuse Assemble; son infer-nal gnie resta tout entier pour le supplice des nou-veaux dputs et le malheur du peuple.

    Mais comment la minorit enleva-t-elle des dcrets si opposs aux vux, aux intentions de la majorit? Ce problme se rsout par l'adresse avec laquelle les plus coupables savaient imprimer aux faibles, aux

  • 12 LA DPORTATION DES DPUTS

    timides, aux indcis, la terreur qui les tourmentait eux-mmes.

    Cette tactique, dans laquelle ils excellaient, leur donna dans toutes les grandes occasions un avantage prodigieux. Nul conventionnel ne devait, les enten-dre, esprer d'exception ( 1 ) . Le corps entier, frapp d'anathme, tait vou l'chafaud ou la proscription. Quelqu'absurde que ft ce raisonnement, il produisit l'effet dsir : il ramena sous les tendards sanglants des factieux ceux mmes qui en avaient horreur, et cette minorit menaante devint une affreuse majorit.

    La France cependant prit une attitude imposante ; toutes les assembles lectorales repoussrent avec indignation des dcrets qui perptuaient nos maux : les sections de Paris surtout dployrent la plus grande nergie.

    Mais tout avait t prvu par les conspirateurs. Des troupes ramasses dans les pays subjugus, et tran-gres la France, avaient t runies Paris. Exas-pres par mille calomnies, gorges d'argent et de vin, elles se prcipitrent sur des citoyens sans armes, fusillrent, mitraillrent plusieurs bataillons de la garde nationale, qui, sans projet et ds lors sans moyens de combattre, ne purent opposer tant de perfidie qu'une bravoure passive.

    (1) La Restauration est venue donner plus tard un dmenti com-plet ces exagrations du cr ime, toujours intress grossir le nombre de ses complices. Sous le R o i , tous les conventionnels avaient conserv, en 1 8 1 4 , leurs titres pompeux, leurs richesses immenses, et en jouissaient paisiblement. On n'avait loign des hautes places que ceux qui ne pouvaient pas les conserver sans blesser tous les principes, toutes les convenances, et qui les auraient perdues sous Buonaparte lui-mme, le jour o la paix lui aurait permis de sentir et de faire tout ce qu'exigeait la dignit de Souve-rain. Un Empereur et Roi ne serait pas rest entour de rgi-cides, et on peut douter qu'il leur et laiss l'utile de ces places par des retraites que leur fortune rendait au moins superflues.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 13 Les murs de Saint-Roch dposent encore contre ce

    lche massacre; et quel en fut le hros? Celui qui, quelques annes plus tard, devait couvrir l 'Europe de ruines et de cadavres. pouvantable prlude! Sa fortune militaire et politique prit sa source dans cette dloyale et sanglante expdition, et les corps mutils des Parisiens servirent de premiers degrs au trne imprial. C'est ce que Buonaparte a appel depuis lui-mme, dans ses Mmoires de Sainte-Hlne, avoir mis son cachet sur la Rvolution (1) .

    Pendant cette facile victoire, le glaive des bourreaux parcourait les assembles sectionnaires; les prsidents, les secrtaires qui osaient encore rsister, taient mis hors la loi, condamns mort par des commissions spciales (2) : enfin, le crime l'emporta, et ce triomphe devint bientt gnral; les dpartements atterrs par les malheurs de Paris, subirent le joug, et les tyranni-ques dcrets eurent leur excution.

    Quel tait donc ce pouvoir magique devant lequel s'abaissaient, s'anantissaient tout coup la volont et l'intrt de trente millions d'hommes? Les rvolution-naires seuls en ont eu le secret (3) : il rsidait essentielle-

    (1) Le commandement de l 'arme d'Italie devint la rcompense des services que Buonaparte rendit aux factieux dans la fameuse journe du 1 3 vendmiaire an III (5 octobre 1795) ; ils lui durent le succs des dcrets des 5 et 1 3 fructidor.

    (2) M. de Vaublanc, ministre d'Etat, et Quatremre de Quincy, furent du nombre de ces illustres condamns.

    (3) Un des orateurs du jour, qui depuis trente ans professe avec tant de succs l'art de se conduire habilement en rvolution , a rvl une partie de ce secret en l'an V I , peu de temps aprs le 18 fructidor, dans un discours qu'il a prononc dans le principal foyer des intrigues directoriales ; il disait alors que pour faire triompher les principes, il n'existait qu'un moyen; ce moyen, c'est de ne confier qu'aux rpublicains les fonctions de la Rpublique .

    Le 18 mars 1 8 1 5 , il ne voyait d'aptes aux places que les roya-listes , et il se proclamait un des plus ardents. Buonaparte s'em-para des Tuileries le 2 0 du mme mois; peu de jours aprs, notre

  • 14 LA DPORTATION DES DPUTS

    ment dans l'art de choisir les instruments de leur auto-rit. Il rsultait de la part de tels agents, une surveil-lance si active, que toute espce d'organisation de partis et de point de runion devenait impossible aux opprims. Qu'on ne s'tonne donc pas de la longue existence de ce monstrueux colosse qui semblait cepen-dant devoir ds ses premiers moments succomber sous son propre poids. L'union et la solidarit des mchants sont toujours les mieux gardes. La crainte du chti-ment enchane, au moment du danger commun, toutes les passions qui pourraient les diviser.

    Il est nanmoins une puissance suprieure toutes les autres puissances, mme les plus despotiques, et qui finit toujours par en triompher; c'est la saine opi-nion. Elle seule chappa la tyrannie, et exera dans les assembles lectorales une influence qui releva* un peu les esprances des vaincus. Les choix tombrent en gnral sur les hommes connus pour professer les meilleurs principes : on chercha balancer, par l'nergie des lus, l'avantage que le nombre donnerait leurs antagonistes.

    publiciste concourait proscrire le Roi et les royalistes ; les partisans de l'usurpation taient devenus les seuls amis de la patrie, les seuls capables de la bien administrer, et il se mettait en premire ligne.

    Rien de plus parfaitement consquent; rien surtout de plus mer-veilleusement appropri aux circonstances.

    Par quelle trange aberration de ses principes , cet habile et profond politique semble-t-i l , depuis le retour du Monarque lgitime, ne trouver d'hommes propres aux fonctions publiques, et de sincres amis de la monarchie et de la lgitimit, que dans les rangs de ceux qui professent les doctrines ennemies de cette double garantie du bonheur des peuples? Aurait-il moins de con-fiance dans le gouvernement de droit et paternel de Louis X V I I I , que dans les gouvernements de fait et tyranniques qui ont accabl la France pendant vingt-cinq ans? On ne reconnatrait dans cette dfiance ni la finesse de son tact, ni la prudence de sa politique : peut-il oublier qu'il n'y a de rellement bon que ce qui est juste, et qu'il n'y a de durable que ce qui est rellement bon ?

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 15 Mais un nouveau pige attendait Paris ces vri-

    tables mandataires de la France. Les dominateurs furent promptement instruits de la vigueur des athltes qu'ils auraient combattre : empcher leur runion et casser leurs nominations sous prtexte de manuvres royalistes, et t un coup de matre; ils en eurent la pense : mais pour la premire fois, les difficults d'ex-cution les effrayrent, et ils crurent prudent de s'en tenir une mutilation.

    Le moule des lois fut mis en travail, et il en sortit le fameux dcret du 3 brumaire, qui, enchrissant encore sur ceux des 5 et 13 fructidor, annulait tous les choix qui portaient sur des parents d'migrs : comme ces listes fatales, toujours ouvertes, taient devenues de vritables tables de proscription, o la haine, l'avidit, la malveillance plaaient ceux qu'elles voulaient perdre, quoiqu'ils ne fussent jamais sortis de France, il n'tait pas difficile d'atteindre les lus qui paratraient les plus redoutables.

    Les dangereuses consquences d'une telle loi furent vivement signales, et la fermentation se renouvelait dans les sections. L'intervalle entre l'poque de cette loi et l'installation des Conseils, qui eut lieu le 5 bru-maire, fut heureusement trop court pour recourir des mesures de la nature de celles du 13 vend-miaire.

    Si la faction ne versa pas le sang cette fois, elle s'en ddommagea en nous prparant un dbut bien pnible. La premire torture qu'on nous infligea fut l'obliga-tion de jurer haine la royaut ; nous la repous-smes d'abord comme tyrannique et immorale : mais bientt il nous fut prouv que nos ennemis fondaient sur notre refus de grands moyens d'hostilit contre nous, et il pouvait, en effet, leur en fournir le prtexte. Nous crmes devoir l'intrt public le sacrifice de nos scrupules, qu'attnuait d'ailleurs infiniment l'ina-

  • 16 LA DPORTATION DES DPUTS

    nit d'un serment par lequel on prtendait atteindre jusqu' la pense, et les affections si videmment hors de son domaine.

    Dans la persuasion que l'usurpation porte en elle-mme le principe de sa destruction, et que plus elle approche de l'excs de l'abus, plus aussi elle approche de sa fin, nous ne fmes point effrays des difficults ; et le faible rsultat de la loi du 5 brumaire ( 1 ) , vri-table testament ab irato de la Convention, vint nous consoler de l'preuve laquelle on avait mis notre conscience. Beaucoup d'autres succs non moins re-marquables ont signal cette session pendant laquelle on a vu une minorit bien intentionne, soutenir avec la plus courageuse constance les chocs perptuels d'une majorit audacieuse, devenir mme quelquefois majo-rit, et suivre un plan de dfense dont on a plus d'une fois reconnu la sagesse.

    Cette sagesse et l'accord qui prsidaient nos opi-nions taient dus une prcaution dont nos adversaires nous ont fait un crime capital, et dont eux-mmes, cependant, nous avaient donn l'exemple. L'exprience leur avait appris l'avantage immense que , dans les assembles nombreuses et livres au jeu des factions, obtiennent les hommes qui se consultent et se concer-tent entre eux, sur ceux qui, abandonns leurs lu-mires personnelles, n'ont pas de point d'appui auquel ils puissent se rallier. Prompts saisir un moyen aussi important, ils avaient tabli l'htel de Noailles des runions priodiques, o se rendaient trs rgulire-ment tous les membres du parti, pour y discuter et prparer les propositions qui devaient tre faites aux Conseils. Nous ne fmes pas longtemps nous aperce-voir de la force qu'ils tiraient de cette marche, et nous

    (1) Il se rduisit contester trois ou quatre nominations; mais nous parvnmes bientt non seulement les faire ratifier, mais mme faire rvoquer la loi.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 17

    crmes aussi juste que convenable d'y recourir nous-mmes.

    Une maison situe rue de Clichy et occupe par un de nos collgues fut dsigne pour nos runions. Mais comme la publicit de nos discussions ne pouvait que nous honorer, comme toutes ne tendaient qu' ramener en France le bonheur qui en avait fui, nous ne fmes point un mystre de nos assembles ; les jours, les heures en taient connues de tous les dputs, et il suffisait pour y tre admis d'annoncer des intentions louables. Aussi que de perfides s'y glissrent ! Dses-prs de ne voir, de n'entendre que des choses dont nous aurions voulu rendre tmoins tous les Franais, ils eurent recours leur tactique ordinaire. La calomnie dnatura, empoisonna les propositions les plus sages, les motifs les plus purs ; quelques-uns de leurs mis-saires eurent mme l'atroce adresse d'y parler deux ou trois fois dans un sens qui pt donner une sorte de vraisemblance quelques-unes de leurs impostures. Quoique vivement rfuts, ils n'en remplissaient pas moins leur mission, et l'assemble entire partageait des torts qui n'appartenaient qu' leur maligne per-fidie.

    Clichy dgnra donc en assemble insignifiante, o nous ne nous rendions plus que rarement, et unique-ment pour en masquer une autre beaucoup plus int-ressante et laquelle nous sommes rellement redeva-bles de nos plus importants succs. Elle se tenait chez le digne et infortun Gilbert Desmolires, et ne se composait que d'environ quatre-vingts membres des deux Conseils. Nommer les gnraux Pichegru, Willot, Mathieu Dumas, Murinais, Vi l laret- Joyeuse , e t c . ; M M . de Marbois, Portalis, Pastoret, Vaublanc, Si-mon, Boissy-d'Anglas, Quatremre de Quincy, Tron-son-du-Coudrai, Lafond-Ladebat, Jourdan (des Bou-ches-du-Rhne et de la Nivre), Cardonnel, Gomi-

    2

  • 18 LA DPORTATION DES DPUTS

    court, Piet , Dubreul, Rouchon, Henri Larivire, Henri de Longuve, Andr, Dauchy, Grangier, Las-cour, Lemerer, Tronchet, Imbert-Coloms, Camille-Jordan, Royer-Col lard, Coucheri, Praire de Mon-taud, etc. , etc. , c'est faire connatre suffisamment les principes qui nous dirigeaient, et l'ascendant que la runion de talents aussi distingus et de caractres aussi nobles, devait obtenir dans les deux Conseils. Il est remarquer que nos adversaires n'ont jamais eu connaissance de cette assemble, quoiqu'elle se tnt souvent trois fois par semaine, et qu'elle n'ait t dis-soute que par le 18 fructidor.

    Enfin, approchait l'poque du renouvellement du second tiers (1) ; avec quelle impatience nous l'atten-dions! Rduits louvoyer sur les objets majeurs, nous en avions ajourn la discussion au temps o ce renfort viendrait runir ses glorieux efforts aux ntres.

    Les factieux, la tte desquels tait le Directoire, devinaient aisment nos intentions ; mais ils conser-vaient l'espoir de matriser les lections et de faire tomber les choix sur des hommes leur convenance. Ils n'omirent, en effet, aucuns des moyens d'y par-venir. La violence mme fut mise en uvre dans plu-sieurs dpartements, mais aussi inutilement que toutes leurs autres machinations. Les choix furent gnrale-ment bons : si les exceptions ont t notables, du moins n'ont-elles pas t nombreuses.

    Le premier essai que nous fmes de nos forces, fut pour l'estimable M. Barthlemy (2) que nous portmes au Directoire la place de celui de ses membres, que le sort venait d'liminer (3). Ce ne fut cependant pas

    ( 1 ) Les Conseils se renouvelaient annuellement par tiers, et les deux tiers conventionnels devaient sortir les premiers.

    ( 2 ) Aujourd'hui vice-prsident de la Chambre des Pairs. (3) Le directorat tait quinquennal, et le sort devait dcider,

    pendant les quatre premires annes, de la sortie successive des

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 19 sans quelques difficults qu'il y arriva. Il eut dans notre runion pour concurrent le gnral Beurnonville. L'un et l'autre taient sans contredit galement dignes de notre choix : cet gard nous tions unanimes (1). Mais plusieurs dputs croyaient que notre lu devant se trouver en guerre ouverte avec ses quatre collgues, il tait ncessaire que la vigueur de son caractre leur en impost : il fallait surtout que les deux plus entre-prenants vissent en lui un adversaire capable de tous les genres de rsistance, et que son crdit sur l'arme pt dtruire les calomnies que dj on y dbitait contre nous. Ils auraient, en consquence, dsir que l'lec-tion de M. Barthlemy et t ajourne l'anne sui-vante.

    L'vnement n'a que trop prouv la justesse de cette opinion. Il est trs vraisemblable que si le nou-veau directeur et t moins confiant, et plus pntr de la profonde perversit des autres, ils auraient suc-comb, ou du moins rencontr beaucoup plus d'obsta-cles dans l'excution de leurs complots : les dtails ultrieurs le dmontreront.

    Arrivs ce degr de force que nous dsirions si

    membres qui avaient t lus la premire fois. Ils taient, dans tous les cas, nomms par les Conseils.

    (1) La restauration a mis dans tout leur jour les vritables et nobles sentiments de M. le marchal de Beurnonville et de sa famille. Pouvait-on les exprimer d'une manire plus chevaleresque que ne l'a fait son digne neveu une poque ou a flchi cependant le courage de plus d'un brave? Buonaparte passant une revue deux jours aprs son fatal retour, s 'arrta devant le corps qui portait le nom de Rgiment du Roi , et que commandait M. le baron de Beurnonville. Comment vous appe lez-vous? demanda Buona-parte au colonel dont il n'ignorait certainement pas le nom. Beur-nonville. Vous n'tes pas mon homme. J 'al lais vous le dire, si dj ma dmission, qui est chez vous, ne vous l'a pas appris , rpliqua le fidle colonel en remettant son pe dans le fourreau : Bayard et-il rpondu autrement? Le despotisme imprial recula devant tant d'nergie.

  • 20 LA DPORTATION DES DPUTS

    vivement, pour raliser les esprances d'amlioration que la France avait conues, nous n'hsitmes plus attaquer ces lois monstrueuses qui faisaient la honte de leurs auteurs et le dsespoir de tant de familles. Dj les enfants des honorables victimes que la hache rvo-lutionnaire avait moissonnes sous prtexte de con- spiration contre la sret de la rpublique , cessaient d'expier par la misre le tort d'avoir appartenu des parents vertueux (1) ; encore un pas, et nous parve-nions au dernier acte de justice, qui semblait tre une consquence naturelle du premier : nous arrtions l'alination des biens de ces Franais qui, fidles leur serment et leur souverain, ne surent pas balancer entre leur conscience et l'abandon de tout ce qui leur tait cher.

    Mais le choc des opinions nous arrta : les avis se partagrent sur ce point, que la timidit d'une partie des Conseils rendait, en effet, trs dlicat traiter. Dans les discussions qui s'tablirent entre nous, il n'exista bien qu'un seul sentiment sur le prin-cipe et sur la manire dont on avait dress les listes des migrs : nous savions tous qu'elles avaient t tablies essentiellement comme ressource pcuniaire (2) et qu'un grand nombre des inscrits n'avait jamais quitt le sol franais (3). Mais beaucoup pensaient que cette

    (1) On avait obtenu la restitution des biens des condamns leurs familles, et cette importante victoire fut principalement due M. Boissy-d'Anglas.

    (2) Guerre aux chteaux, paix aux chaumires! tel tait le cri magique des perturbateurs de cette poque. Les propritaires des chteaux ont t forcs de les abandonner; mais qui sont rests les chteaux ? Le pauvre, qu'on enivrait d'esprances, a-t-il cess d'habiter sous le chaume de ses pres, et d'arracher la terre un pain noir pour prix de ses sueurs? Ainsi se terminera toujours ce genre de charlatanisme, s'il pouvait encore trouver des dupes.

    (3) Un proscrit, un suspect (et quel honnte homme ne l 'tait pas certaines poques?) parvenait-il se drober l'chafaud en

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 21

    question, lie aux bases de la Constitution, dont un article dclarait irrvocable la confiscation des biens des migrs, tait d'une telle importance que le con-cours du troisime tiers devenait indispensable pour la traiter avec avantage : ils voulaient, par consquent, attendre ce renfort.

    En vain, les partisans de l'opinion oppose repr-sentrent-ils que les factieux, dsappoints par les lections du second tiers, avaient un intrt trop puissant empcher celles du troisime, pour ne pas craindre de leur part les plus violents obstacles ; que nous ne pouvions en triompher qu'en entretenant par l'quit et la vigueur de nos actes lgislatifs, la confiance et le courage des bons citoyens ; en vain observrent-ils qu'en diffrant de mettre un terme cette alination, on s'exposait voir les ventes et les transactions se multiplier de manire rendre imprati-cable toute espce d'arrangement (1) ; que trs peu de ces biens taient vendus ; que le petit nombre des acqureurs se montrait dispos transiger avec les an-ciens propritaires, et que l'opinion publique tait encore dans toute sa force, contre cette confiscation : en vain dirent-ils que la politique elle-mme se runis-

    s'emprisonnant lui-mme dans un coin de grenier ou de cave, il ne suffisait pas la rage de ses perscuteurs que, dans ce misrable rduit, il et sans cesse trembler pour sa vie et pour celle des htes gnreux dont la piti lui donnait asi le ; les squestres, les confiscations venaient doubler cet horrible supplice en disputant ses enfants jusqu'au pain arros de leurs larmes ; j 'ai got deux reprises, et pendant huit ans, les charmes de cet heureux sort ; et cependant je n'ai jamais migr.

    (1) Le temps a confirm cette vrit. Lors de la restauration, le mal primitif ne pouvait plus se rparer sans les plus graves incon-vnients, et sans de nouvelles injustices. Le Roi , dans sa profonde sagesse, a dit un mot, et tous les anciens intrts se sont tus. Hroque rsignation, dont le royalisme seul tait capable, et qui mritait mieux que des injures et des calomnies.

  • 22 LA DPORTATION DES DPUTS

    sait la justice pour arrter cette mesure machiav-lique ; que le produit de ces biens, loin de tourner au profit de l 'tat, devenait un instrument de tyrannie et de corruption de plus dans les mains des gouvernants ; que les impositions n'en prouvaient aucune diminu tion ; que les charges de l 'Etat ne s'acquittaient pas plus exactement ; qu'une banqueroute dsastreuse ne se prparait pas moins dans l'ombre (1) ; que le produit de ces ventes ne servait qu' alimenter le feu dvorant de la guerre et satisfaire la cupidit des vampires ; que la restitution fortifierait notre parti de tous ceux qui en profiteraient, et prviendrait l'accroissement de celui de nos adversaires; que cet avantage, une fois obtenu, nous conduirait ncessairement rouvrir ces estimables Franais les portes de la patrie qui leur tendait les bras, et au sein de laquelle ils pouvaient alors lui tre plus utiles qu'au dehors ; que l'intrt n'animant plus contre eux les rvolutionnaires, ces derniers se montreraient moins difficiles sur leur rappel. En vain ajoutrent-ils que notre silence, au contraire, sanctionnerait en quelque sorte la confiscation, et in-spirerait de la confiance l 'avidit; que la Constitution elle-mme ne dsavouait point ce retour la justice, puisqu'elle n'avait pas pu comprendre, sous la dnomi-nation d'migrs , les hommes qui n'taient sortis de France que pour se drober leurs assassins ; que qui-conque pouvait prouver n'avoir fui que la mort, n'tait point passible des lois contre l'migration; et, en effet, ne parvnmes-nous pas consacrer ce principe pour les rfugis de Toulon, du Haut et du Bas-Rhin (2) ?

    (1) Le Directoire faisait dj pressentir les commissions de finance dont j 'tais membre, sur une rduction de la dette publique, et la rsistance qu'il rencontra dans la plupart, fortifia encore ses dispositions hostiles contre nous; aussi la rduction suivit-elle de prs notre dportation.

    (2) La prise de Toulon par les Anglais , et l'invasion d'une partie

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 23 N'tait-il pas applicable tous les migrs de la mme

    catgorie? Et se serait-il trouv, cette poque, un seul lieu en France o l'on ne se ft pas fait un devoir de fournir tout migr les preuves nces-saires cette espce de justification? Ce moyen prve-nait sans commotion, sans froissement d'intrt, la ruine dont tait menace cette noble portion des Fran-ais. Cependant, il ne fut point adopt ; on trouva que les circonstances n'taient pas encore assez favora-bles (1) ; quelques membres du Conseil des Anciens prin-cipalement, regardrent la tentative comme fort dange-

    de l 'Alsace par les Autrichiens, avaient ouvert un champ immense aux perscutions. Les proconsuls qui y furent envoys aprs la re-traite des ennemis, y moissonnrent si largement, qu'une grande

    part ie de la population fut oblige de s 'expatrier pour se soustraire leur fureur. On ne manqua pas d'enrichir des noms de ces fugitifs la liste des migrs, quelque classe qu'ils appartinssent. C'est contre cette atrocit que M. Pastoret s 'leva le premier, et nous russmes faire rvoquer une si haute injustice.

    ( 1 ) Les circonstances! . . . Espce d'axiome ou plutt de mys-tification politique invente depuis nos troubles par la perfidie, et trop souvent invoque par la faiblesse. En quoi consistera donc l'art de gouverner, si les circonstances en deviennent la rgle su-prme ? Le fatalisme musulman a-t-il quelque chose de pire ? Qu'est-il arriv depuis l'adoption de ce commode systme? que les cir-constances les plus funestes, contre lesquelles il et suffi de se prononcer dans le principe pour les vaincre, ont, l 'ombre de la timidit, acquis une telle puissance, qu'elles sont devenues insur-montables. N'ayant pas eu le courage de les combattre, il a fallu subir la honte de s'y soumettre. Sans doute les circonstances doivent entrer dans les calculs politiques; mais jusqu'alors le secret des vritables hommes d'tat avait t, non pas de se placer sous leur joug, mais de les diriger dans l'intrt public, ou de les domp-ter si elles s'en cartaient.

    Tel le vient d'tre, fort heureusement pour le Pimont, la con-duite de son Souverain. Que de maux une poigne de rvolts avides d'argent et de pouvoir n'aurait-elle pas dj appels sur les peuples de ces heureuses contres, si leur Roi et flchi devant les circonstances ? Combien de gens cependant les disaient irrsistibles ? De fins politiques, voire mme des gnraux

  • 24 LA DPORTATION DES DPUTS

    reuse : enfin, on persista penser que la prudence con-seillait d'ajourner l'anne suivante cette proposition, quelque urgente qu'elle part ceux qui la soutenaient, pour arrter les progrs de l'esprit et des intrts rvo-lutionnaires.

    Ses partisans ne se tinrent nanmoins pas pour com-pltement battus : ils se replirent sur une proposition qui, sans prsenter les principaux inconvnients repro-chs la premire, pouvait conduire au mme but. Elle consistait faire suspendre jusqu' la paix la vente de ces biens, et les prtextes taient spcieux : la raret du numraire, le dfaut de confiance produit par l'in-certitude que la guerre jetait sur le sort de l 'Etat, la vilet du prix rsultant de ces deux causes, et enfin la ncessit de mnager cette ressource pour liquider le gouvernement la paix , leur semblaient suffisantes pour motiver cette suspension. Mais ils ne furent pas plus heureux : la crainte de fournir nos adversaires de nouvelles armes contre nous l'emporta.

    Que gagnrent les temporiseurs ce retard? Ils per-dirent l'occasion de signaler d'une manire clatante leur amour pour l'ordre et la justice ; ils ngligrent celle de rattacher leur parti une classe importante et nombreuse. Et quel compte les rvolutionnaires leur tinrent-ils de pareils sacrifices ? En furent-ils moins accuss d'avoir favoris les migrs ? Ils se priv-rent donc en pure perte de la gloire de justifier com-pltement cette honorable inculpation.

    Dans la situation o nous nous trouvions vis--vis de nos adversaires, nous pouvions dire comme le mi-expriments, ne s'y sont-ils pas tromps eux-mmes? Ces fameuses

    circonstances , dont on proclamait si haut et d'avance l'infaillible

    triomphe Naples comme en Pimont, ont-elles pu soutenir le simple

    aspect des moyens rpressifs? Vapeurs pestilentielles du carbona-

    risme qu'a dissipes en un jour le souffle salutaire de l'autorit

    lgitime !

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 25 nistre Sotin lors de l'arrestation de M M . de Marbois, Lafond-Ladebat, etc. : Un peu plus de compromis-sion ne doit pas nous arrter au point o nous en sommes. Marcher la destruction des injustices et des abus avec la mme rapidit, la mme vigueur que les factieux mettaient dans les moyens de les perp-tuer, tait le seul systme qui nous convnt ; le seul que puisse suivre avec avantage un gouvernement rparateur , devenu assez fort pour arrter et cor-riger les abus et les injustices rparables. Nous aurions communiqu notre nergie la nation qui semblait n'attendre que cette impulsion, et les ennemis de son bonheur seraient ncessairement devenus plus timides ou moins heureux dans leurs entreprises ( 1 ) .

    L'engagement que les membres de cette runion avaient pris de renoncer tout ce qui n'obtiendrait pas son assentiment fora au silence ceux mmes qui sentaient le plus vivement le besoin d'agiter cette haute question, n'et-elle eu pour rsultat dans ce moment que d'imprimer une inquitude propre carter la concurrence des acqureurs. Mais ils s'en ddomma-grent en saisissant toutes les occasions d'attaquer les ventes de ces biens et de les dcrditer. Aussi furent-

    (1) Le plan de temporisation que nous avions t forcs de suivre la premire anne, pendant laquelle nous devions lutter contre les deux tiers conventionnels, ne pouvait plus s'appliquer l'tat o nous avait mis le secours du second nouveau tiers. Il tait impossible que les factieux prissent le change sur nos vritables intentions, et devinssent moins actifs nous perdre pour se sauver eux-mmes. C'tait donc nous exposer bien gratuitement voir nos commettants interprter d'une manire dfavorable nos sentiments : convaincus de notre force numrique, ils devaient nous accuser de pusillani-mit, d'impolitique ou de rapprochement avec les hommes qu'ils nous avaient envoys combattre : de l naissaient la dconsidra-tion, et l'affaiblissement ou la dviation de l'esprit public. Aussi n'avons-nous recueilli que de striles regrets lors de notre chute, gnralement attribue notre faiblesse.

  • 26 LA DPORTATION DES DPUTS

    elles par le fait ce que nous n'avions pu obtenir par le droit, peu prs suspendues : elles ne reprirent leur cours qu'aprs le 18 fructidor.

    Pendant que nous prouvions ainsi des espces de scrupules pour faire le bien, nos adversaires n'en met-taient aucun prparer de nouveau les malheurs qui avaient dsol la France. Les clubs se relevaient de tous cts : la doctrine de 1793 s'y professait ouverte-ment ; il n'y manquait plus que des Marat, des Robes-pierre, et bientt ils se fussent reproduits parmi ceux qui les avaient si bien seconds. Heureusement nous fmes encore assez courageux et assez forts pour briser ces instruments de dsorganisation ; mais comme ils entraient dans les moyens des factieux, leur destruc-tion fut ncessairement classe parmi les griefs qui nous conduisirent la Guyane.

    N'emes-nous pas aussi la tmrit de vouloir faire jouir la France du culte dont l'exercice lui avait t

    si compltement et si solennellement rendu par la Constitution? Mais pour l'exercer il fallait des minis-tres : et o les trouver? L'antre rvolutionnaire avait vomi pour les anantir tous les genres d'extermination. Quelques-uns, cependant, avaient miraculeusement chapp leurs bourreaux ; la rage impie des perscu-teurs n'tait donc pas entirement assouvie : elle leur avait suggr un dcret qui condamnait ces protgs du ciel aller traner dans les pays trangers leur ver-tueuse misre. C'est ce dcret sacrilge que nous atta-qumes, et nous trouvmes la plus douce rcompense de nos efforts, dans le plaisir de rendre la patrie des citoyens estimables et utiles ; aux familles des parents chris sur le sort desquels elles gmissaient ; aux fidles, des pasteurs martyrs dont ils appelaient les bndictions; la morale et la religion, des ministres dignes d'en propager les salutaires prin-cipes .

  • A LA G U Y A N E (18 F R U C T I D O R ) . 27 Un tel dlit pouvait-il tre oubli dans notre acte

    d'accusation ? Une occasion de prouver nos sentiments secrets

    pour l'auguste famille vers laquelle se dirigeaient tous nos vux, se prsenta. Nous la saismes avec le plus grand empressement. Le squestre fut lev sur les biens de L L . A A . S S . mesdames les duchesses d'Or-lans douairire, et de Bourbon, et Mgr le prince de Conti. Ils rentrrent dans la jouissance de leurs pro-prits. Mais que cet acte de justice fut de courte dure ! La proscription du 18 fructidor vint aussi frap-per ces ttes illustres ; l'exil les arracha une terre qu'elles couvraient de leurs bienfaits, et nous fmes atteints et convaincus de servir la famille du tyran .

    A ces torts impardonnables, s'en runissaient chaque jour de non moins graves aux yeux de nos adversaires : nous mettions des bornes l'insatiabilit directoriale, qui ne pouvait plus dvorer chaque anne des milliards ; l'anarchie n'osait plus faire entendre ses froces ac-cents; l'honnte homme ne craignait plus les cachots, la confiance renaissait, les manufactures, le commerce et l'agriculture se ranimaient, nos colonies, dont nous avions arrt la dvastation, se restauraient, l'aurore de la paix, objet constant de nos dsirs, commenait luire; les puissances trangres, plus rassures sur nos dispositions, la demandaient, elles ne nous disputaient plus les barrires du Rhin et des Alpes ; la France ainsi agrandie devenait le plus puissant tat de l 'Eu-rope ; la saine morale se rtablissait ; tout tendait l'ordre, la justice, la tranquillit publique, les plaies rvolutionnaires se cicatrisaient; enfin, toutes les mes s'ouvraient l'esprance du bonheur, et la France offrait encore cette poque de si vastes ressources, des dispositions si favorables, que cette esprance se serait bientt et compltement ralise.

    Mais quel tableau pour les artisans des calamits et

  • 28 LA DPORTATION DES DPUTS

    des dsordres auxquels nous mettions un terme ! quel avenir pour des gouvernants qui avaient tant d'intrt prolonger leur tyrannie ! Leurs trames contre nous ne durent devenir que plus actives. Cependant, elles chourent auprs du peuple trop clair sur ses vri-tables intrts et sur la droiture de nos intentions, pour prendre le change et ajouter foi leurs absurdes calom-nies ( 1 ) . Alors toutes leurs manuvres se dirigrent vers l'arme qu'il leur tait bien plus facile d'induire en erreur (2). loigne du thtre des affaires pu-

    (1) Ds cette poque, on pouvait dire avec toute certitude que le peuple avait donn sa dmission .

    (2) Cette tactique a t adopte par nos nouveaux entrepreneurs de rvolutions. Ne pouvant plus garer le peuple, ils cherchent fltrir la gloire militaire par la rvolte.

    Que sous des gouvernements phmres, qui avaient pour base la folie ou l'usurpation, et pour appuis tous les genres d ' immo-ralit, on ait vu ces malfaiteurs politiques qui spculent sur les malheurs de la patrie, tenter d'exploiter la mine de corruption ou-verte leurs projets dsorganisateurs, on le conoit ; mais sous un gouvernement fond sur tous les principes minemment conser-vateurs, la religion, la lgitimit et l 'honneur, prtendre employer avec succs les manuvres du cr ime, c'est tre dplorablement dupe de sa propre dpravation.

    Si cette vrit avait besoin d'tre confirme par des faits, nous dirions ces artisans de rvolte : Quel fruit avez-vous tir de cotte fameuse conspiration du mois d'aot dernier, par laquelle vous vouliez vous mettre en harmonie avec les conspirations ext-rieures et arriver de si funestes changements? D'o sont parties les principales rvlations de votre infme complot? Le premier cri de l'honneur et de la fidlit n'appartient-il pas cette classe mili-taire laquelle vous faisiez l 'atroce injure de la croire plus dispose l'oubli de ses serments et de ses devoirs ? Cessez donc, misrables ! cessez de former de coupables entreprises, et pardonnez enfin au gouvernement son indulgence qui semble vous irriter mille fois plus que sa justice. Le peuple franais sera toujours, malgr vos manoeu-vres, le premier peuple du monde, sous le rapport moral comme sous le rapport politique, tant qu'il trouvera dans la marche du gouver-nement le sentiment de sa force, et dans ses actes l 'exemple des vertus publiques.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 29

    bliques, prive de communications directes avec le corps lgislatif, livre au seul Directoire qui lui donnait des chefs son gr, lui envoyait des journaux son choix, des missaires imbus de sa doctrine, pouvait-elle recevoir des instructions exactes sur la nature des partis qui se formaient au sein de la France? N'tait-elle pas, d'ailleurs, ramene par la discipline militaire une obissance aveugle ses chefs, par ses habitudes guerrires ces audacieuses entreprises que suggre l'esprit de faction et de rvolte ? Avec quelle lche perfidie nos adversaires abusrent de ces avantages ! Au moment mme o nous portions aux premires fonctions lgislatives les gnraux Pichegru, Willot, Villaret-Joyeuse, etc. , dans la double intention de les honorer, et l'arme dans leur personne, on nous accu-sait de chercher l'avilir. Les fonds que nous avions affects la solde taient dtourns au profit d'avides fournisseurs, qui partageaient avec les factieux eux-mmes le produit de leur brigandage ; et c'tait nous qu'on reprochait de refuser l'argent ncessaire ac-quitter cette dette si sacre nos yeux ! Enfin, lorsque la fortune rcente et colossale de ces vampires insultait ouvertement la misre publique, ils avaient l'impu-deur, au milieu de leur scandaleuse opulence, de s'api-toyer hypocritement sur le sort des soldats dont ils se jouaient, et de nous imputer des souffrances qui n'taient dues qu' leurs coupables combinaisons. C'est alors que nous apermes toute l'tendue de la faute que nous avions commise, en ne portant pas au Direc-toire un homme qui sa rputation militaire donnt assez d'ascendant sur les armes, pour leur dessiller les yeux. Mais ce tort n'tait rparable que l'anne suivante, et tout prsageait que nous n'y arriverions pas.

    Les renseignements et les rapports qui me parve-naient, comme inspecteur charg de la police du Corps

  • 3o LA DPORTATION DES DPUTS

    lgislatif, ne pouvaient laisser aucun doute sur les pro-grs de la conspiration. Mais la plupart des tempo-riseurs n'attribuaient ces rapports qu' la maligne intention de nous exasprer contre le Directoire, et n'y voyaient qu'exagration. Cette fausse ide, cette funeste scurit ne pouvaient que favoriser et enhardir les factieux ; aussi le Directoire se croyait-il dispens de dissimuler ses attaques. Ses messages devenaient de vritables manifestes contre nous. Les armes, dociles ses insinuations inconstitutionnelles ( 1 ) , en-voyaient l'envi des adresses plus virulentes, plus menaantes les unes que les autres : celle d'Italie sur-tout, organe de son chef ambitieux, semblait ne respirer que vengeance. Enfin, la faction se crut arrive un tel degr de puissance, qu'elle ne craignit plus d'appeler Paris, au mpris de toutes les lois (2), une arme de douze quinze mille hommes commande par le gnral Hoche, et destine faire ds ce moment l'expdition qui devait replonger la France dans les calamits rvo-lutionnaires.

    Cependant, les baonnettes alarmrent un peu nos flegmatiques collgues ; ils sortirent un instant de leur assoupissement, et je fus charg de dnoncer la tri-bune l'attentat directorial. Je le fis avec toute la fer-met dont j 'avais dj donn quelques preuves; mais je ne pus pas conclure, ainsi que plusieurs de mes collgues l'auraient dsir, la mise en accusation du gnral qui, oblig pour sa justification de produire les ordres dont il devait tre muni, et ncessairement

    (1) L'article 275 de la Constitution directoriale portait que la force publique est essentiellement obissante : nul corps arm ne peut dlibrer .

    (2) Le Directoire (art. 69) ne peut faire passer ou sjourner aucun corps de troupes dans la distance de douze lieues de la com-mune o le corps lgislatif tient ses sances, si ce n'est sur sa rqui-sition ou avec son autorisation.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 31 dchir le voile qui couvrait les chefs du complot. Nos Nestors aperurent une foule d'inconvnients dans cette mesure, quelque naturelle, quelque juste qu'elle ft. Il fallut se borner demander la cration d'une commission charge d'examiner toutes les circonstances du dlit que je dnonais. L'esprit qui dicta cette molle dcision dirigea celle de la commission ; le systme de la temporisation y prvalut, et cette commission, de laquelle l 'Etat attendait son salut, dtermina sa perte. Elle produisit au Conseil des Cinq-Cents une harangue qui ne justifia gure le surnom de barre de fer donn celui qui la pronona (1), et au Conseil des Anciens une oraison cicronienne plus remarquable par le talent que par l'nergie. Les conclusions de l'une et de l'autre se rduisirent des paroles de paix, et une indulgence qui , donnant la mesure de notre fai-blesse, nous couvrit de ridicule, et jeta partout le dcouragement. Elle tait d'autant plus intempestive que les principaux excuteurs des ordres du Directoire montraient une vive inquitude, et que le gnrai Hoche lui-mme venait de faire auprs de moi une dmarche dont on aurait pu tirer le plus grand parti (2). Aussi se garda-t-on bien de lui confier la seconde exp-dition.

    A cette faute majeure succdrent des inconve-nances presque aussi funestes la cause que nous soutenions : on exigea des inspecteurs de la salle une dmarche conciliatrice auprs du Directoire ; il l'attribua la crainte et n'en devint que plus entre-prenant.

    (1) Thibaudeau, ainsi surnomm parce qu'il avait dploy quel-que nergie une poque o il voyait le poignard de Robespierre prt l 'atteindre.

    (2) Il m'avait fait prier de lui mnager une confrence avec le gnral Pichegru ; mais il s'en dfendit ds qu'il crut le danger dis-sip. '

  • 32 LA DPORTATION DES DPUTS Cependant, il tait parmi nous des hommes assez

    clairvoyants pour apercevoir tous les dangers qui nous menaaient, et assez courageux pour tenter de nous y soustraire. Ils portrent leurs regards inquiets et vigi-lants sur les moyens, non de pacification, elle ne pou-vait tre que fictive de la part des factieux, mais d'attaque ou de dfense. La constitution nous en prsentait d'assez puissants ; il ne s'agissait que d'avoir la volont ferme de les employer. L'attaque consistait dans la mise en accusation du triumvirat directorial, qui l'avait encourue par les plus manifestes violations de la constitution ; et la dfense se trouvait dans une meilleure organisation de la garde nationale parisienne, et une augmentation qui rendt plus imposante la garde du corps lgislatif.

    Le premier moyen tait incontestablement le plus direct, le plus sr, le plus prompt et le plus con-venable la dignit d'une reprsentation nationale. Mais il exigeait dans la majorit des deux Conseils une vigueur et une harmonie qu'on ne devait plus esprer.

    En effet, beaucoup de dputs, ainsi que nous l'avons dj observ, regardaient comme chimrique l'attentat projet par la faction ; d'autres espraient que leur conduite modre les en prserverait s'il avait lieu ; plusieurs, enfin, dignes de toute confiance et anims des plus louables intentions, entretenaient des rapports particuliers avec Carnot, qu'ils croyaient de bonne foi, et devenaient, sans s'en douter, les agents les plus actifs du systme de dception suivi par ce directeur. Carnot n'ignorait pas la conspiration forme contre le corps lgislatif; il est mme impossible qu'il y soit rest totalement tranger, puisqu'il tait prsident, et par consquent le premier moteur du Directoire dans les moments o ses trames s'ourdissaient avec le plus d'activit. Mais Carnot croyait que la conspiration

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 33

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    n'atteindrait que ceux qu'on pourrait raisonnablement taxer de royalisme, et qu'on ne porterait jamais la d-rision jusqu' classer parmi eux, sans les preuves les plus videntes, un rgicide et un membre du trop fameux Comit de Salut public . Enfin, devait-il voir avec beaucoup de douleur disparatre des hommes qu'il ne chrissait gure plus, et ne craignait gure moins que ses collgues ? Tout porte penser que Carnot se croyait entirement dans le secret des fac-tieux, assez adroits pour lui cacher le parti qu'ils voulaient tirer de leur attentat contre leurs enne-mis personnels, et qu'il tait parfaitement entretenu dans le ntre par ses affids qui, d'aprs ses con-seils, paralysaient toutes nos mesures prservatives, auxquelles il s'efforait de donner les couleurs de l'im-prudence.

    Nous avons dit que la mise en tat d'accusation des triumvirs tait la mesure prfrable sous tous les rap-ports. Elle fut discute et rejete dans notre runion, o l'on apprhendait toujours que de hautes et nergiques mesures n'effrayassent les nombreux dputs timides et ne les loignassent de nous. Cependant les partisans de ce moyen conservrent l'espoir d'y ramener les oppo-sants, s'ils russissaient faire partir du Directoire mme le premier coup contre le triumvirat conspira-teur, et associer leur gloire les deux membres qui avaient toute sorte d'intrt la partager. Les disposi-tions de M. Barthlemy furent sondes et trouves par-faites. Mais une attaque dirige par lui seul et t impuis-sante : soutenue par Carnot, elle ft devenue dcisive. Les dputs timides et irrsolus n'auraient plus hsit suivre une telle impulsion, et l'arme, sur laquelle sa position lui donnait de l'influence, serait revenue de ses prventions contre nous. Il tait donc indispensable de s'assurer de ses intentions. Le langage que nos amis nous avaient tenu donnait cet gard les plus flatteuses

  • 34 LA DPORTATION DES DPUTS

    esprances. Mais combien ils s'abusaient! Nous re-trouvmes l'homme de 1793 tout entier. Celui qui avait dfendu les Collot d'Herbois, Billaud-Varennes, etc. , et dclar qu'il ne sparait pas sa cause de la leur, rejeta toute proposition tendant rompre son alliance avec ses collgues. Le jour que vous attaquerez un membre du Directoire, quel qu'il puisse tre, je devien-drai son plus ardent dfenseur : si nous nous laissions entamer, nous ne tarderions pas d'tre tous vos vic-times, et mon tour arriverait aprs celui des collgues que vous me signalez aujourd'hui. Telle fut la profes-sion de foi d'un homme qu'on nous prsentait comme le principal appui de la bonne cause.

    Cependant les hostilits taient reprises contre nous : le Directoire appelait de toutes parts Paris les officiers rforms comme ses dfenseurs ; des soldats choisis et dguiss arrivaient en foule; l'argent tait prodigu aux uns et aux autres de la manire la plus scandaleuse.

    Le danger devenant chaque jour plus vident et plus imminent, nous pensmes que Carnot reconnatrait peut-tre enfin tous les avantages de sa situation, et consen-tirait en profiter pour sa propre gloire et le salut de la France. Un de nous, qui avait eu des relations parti-culires et assez intimes avec ce directeur, se chargea d'une nouvelle tentative. Aprs lui avoir dmontr que toutes les circonstances de la conspiration nous taient connues, il lui prouva que le sort de l 'tat tait entre ses mains; que jamais homme n'avait t appel jouer un rle politique plus important, et le pressa vivement de saisir une aussi belle occasion de rendre sa patrie le plus grand service qu'elle pt recevoir.

    Votre tableau, rpondit Carnot, est trs sdui-sant; mais je vois derrire la toile les royalistes; jamais je ne me rallierai leur bannire.

    Comment nous jugez-vous? rpliqua le dput.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 35

    Celui qui penserait dans ce moment rtablir la royaut mriterait les Petites Maisons. Notre unique but est de vous donner des collgues aussi dignes de gouverner la France que capables et jaloux d'assurer son bon-heur. Sans doute il est des dputs qui pensent que le pouvoir excutif serait infiniment mieux plac dans les mains d'un seul gouvernant que rparti entre cinq qui se dchirent sans cesse : n'en offrez-vous pas dj la preuve, puisque les haines, les jalousies vous animent les uns contre les autres? Vous-mme, citoyen, vous tes trop habile politique, vous avez trop mdit sur les diverses formes de gouvernement, pour ne point partager cette opinion ; mais un tel changement ne peut tre que le fruit de l 'exprience; il doit s'oprer sans violence, sans commotion, et n'tre que le rsultat de l'opinion et de la volont nationales.

    Nous y voil, rpondit Carnot ; la rpublique doit se rsoudre en monarchie, et la monarchie ramne les Bourbons; c'est ce que j'empcherai de tous mes moyens.

    Votre imagination, citoyen directeur, fait mar-cher les vnements avec une grande rapidit. Je crois que nous sommes fort loin de la monarchie, et plus loin encore du rappel des Bourbons : mais enfin je suppose que l'un et l'autre arrivassent, et que la France, en-trane par le cours des vnements, vt ses vicissi-tudes politiques se terminer comme celles de l 'Angle-terre, qu'en conclure? Que votre plus puissant intrt vous conseille ce que vous commandent la gloire et l'amour de la patrie. Je connais la cause de votre loi-gnement pour les Bourbons : mais quel moyen plus sr d'effacer vos torts politiques? quelle plus noble justifi-cation? Qui doutera que vos erreurs n'appartinrent qu'aux circonstances et non votre cur? Quel prince pourrait se rappeler les carts de celui qui lui aurait fray le chemin du trne? Et enfin, si nous devons un

  • 36 LA DPORTATION DES DPUTS

    jour revenir la monarchie, ne serait-il pas dsirable pour le bonheur et la tranquillit de la France, de recouvrer des princes devant lesquels se tairaient toutes les ambitions, disparatraient toutes les prten-tions? Si au contraire l'arme disposait de la couronne, ainsi que nous en sommes menacs, n'aurions-nous pas craindre le sort de la Macdoine, que les gnraux d'Alexandre se partagrent aprs sa mort, ou celui des Romains, lorsque l'Empire devint le prix des intrigues des chefs de lgion, dont la plupart n'arrivrent au trne que par la rvolte et le crime? Pensez-vous d'ail-leurs qu'un Roi parvenu affectionnt plus tendrement qu'un Roi lgitime les destructeurs des Rois? Nces-sairement plus ombrageux, il serait peut-tre beau-coup moins indulgent qu'un Bourbon, qui sa position autant que la bont caractristique de cette famille conseillerait le pardon du pass.

    Jamais vos raisonnements, dit Carnot, quelque captieux qu'ils soient, ne me convaincront de cette indulgence : j'aurais dans ma poche ma grce bien cimente de la parole royale, que je n'y aurais pas de confiance : le lendemain de son lvation au trne, le Roi serait peut-tre oblig de la rvoquer.

    Que je vous plaindrais, citoyen, d'tre en proie de pareilles alarmes, si nous ne discutions pas sur une chimre! Revenons donc l'objet de ma dmarche : vous voyez qu'on nous pousse vers l'anarchie ou le despo-tisme militaire, les plus cruelles de toutes les tyran-nies : voil le danger auquel il faut chapper aujour-d'hui, et c'est vous que le sort a rserv l'honorable avantage de prserver la France de ces nouveaux flaux. Runissez-vous franchement votre collgue Barthlemy; saisissez les armes que vous prsente la Constitution contre les conspirateurs, suivez avec nous et de bonne foi la route qu'elle vous trace, et cette patrie, que vous dites tant chrir, vous devra son salut.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 37

    J e me suis dj expliqu sur cette proposition, dit l'inbranlable Carnot ; jamais je ne me porterai accusateur de mes collgues. D'ailleurs, je n'aperois aucun des dangers qui vous alarment, quoique je sois mieux plac que personne pour les dcouvrir. J e crois au contraire qu'il existe parmi vous des meneurs im-prudents ou ambitieux qui ne crent tous ces fantmes de conjuration que pour calomnier les patriotes, et vous porter quelque fausse dmarche dont les royalistes ne manqueraient de profiter : calmez donc vos inqui-tudes ; devenez plus confiants, et tout ira bien.

    Tel est le trs fidle rsum de cette fameuse conf-rence que Carnot a dnature dans sa premire dition de son Mmoire sur le 18 fructidor, pour en faire sortir la double preuve de nos intentions royalistes et de son inflexible rpublicanisme. Comment ce moderne Spar-tiate, qui repoussait l'honneur de servir son roi lgi-time, n'a-t-il pas rougi de se faire le vil esclave d'un tyran usurpateur (1)?

    Il ne nous fut plus possible de rvoquer en doute, sinon sa connivence avec les conspirateurs, au moins un perfide systme de neutralit de sa part. Nous fmes donc rduits nos propres ressources. Elles con-sistaient faire dans la garde du Corps lgislatif les changements dont nous avons parl (2), organiser la garde nationale de manire qu'elle devnt un obstacle aux entreprises militaires du Directoire, et enfin dimi-nuer l'influence de ce dernier sur la composition de la gendarmerie, si ncessaire pour contenir les agitateurs des dpartements. Nous nous occupmes sans dlai et sans relche de ces trois objets, et nous fmes assez heu-reux pour les faire adopter par le Conseil des Cinq-Cents.

    (1) Le fier rpublicain Carnot s'est laiss faire comte, pair et ministre par Buonaparte dans les Cent - jours .

    (2) Il s'agissait d'une augmentation de son effectif. (Note des diteurs.)

  • 3 8 LA DPORTATION DES DPUTS

    Mais le gnie de Carnot nous attendait au Conseil des Anciens, o se trouvaient ses plus dvous partisans, et o il avait tabli le principal sige de ses manu-vres. Nos trois projets contrariaient les siens : celui relatif la gendarmerie lui parut attentatoire l'auto-rit et aux prrogatives du Directoire : il fut rejet d'emble. Dans celui de la garde nationale, Carnot voyait s'lever arme contre arme; il fallait au moins le mutiler de manire rendre nuls les avantages qu'on en attendait pour la libert publique; il tait surtout essentiel d'en ajourner indfiniment l'adoption ; ce qui fut ponctuellement observ. Le troisime, qui avait notre garde pour objet, blessait la vanit directoriale, et annonait une dfiance injurieuse pour un gouverne-ment si pur. Il ne dut pas avoir un meilleur sort. Ce-pendant, les zlateurs de Carnot se crurent obligs un peu plus de circonspection. La rsolution ne fut pas prcisment rejete ; mais quoique urgente par la forme (1) et plus urgente encore par le fait, elle fut mise de ct, et tandis que nous consumions ainsi le temps en vaines discussions, en misrables intrigues, en purils calculs de petits intrts particuliers, les factieux ne perdaient pas une minute pour arriver leurs fins (2). Toutes leurs batteries se dressaient avec une incroyable activit : plus ils voyaient se multiplier les efforts des dputs fidles et nergiques, plus ils sentaient la ncessit d'acclrer leur attentat. Le

    (1) Lorsque le Conseil des Cinq-Cents dclarait urgente une rso-lution, c'est--dire un dcret, le Conseil des Anciens devait s'en occuper sans dlai.

    (2) Un autre moyen se prsentait encore, celui d'enlever les principaux factieux du Directoire. La proposition en fut faite Pichegru, et la manire dont on devait excuter le projet tait sre : mais ce gnral , qui craignit que cet acte de violence n'entrant un crime, regarda de tels moyens comme indignes de nous. C'est cette noblesse de sentiments qui a toujours rendu si ingale la lutte entre les honntes gens et les chefs rvolutionnaires.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 39 bandeau des incrdules pouvait tomber; tant de mains essayaient de l'arracher ! Alors le monstrueux cha-faudage de leur conspiration croulait et les crasait sous ses dbris.

    Au milieu de toutes ces trames dont je tenais les fils, je provoquais tous les jours des runions, j ' y produisais les preuves les plus videntes de l'attaque qui se pr-parait, et tous les jours on devenait plus froid, plus in-diffrent. Le grand argument des raisonneurs tait celui-ci : Si le Directoire viole la Constitution au point de porter atteinte la libert des lgislateurs, il dtruit sa propre existence politique, il se perd lui-mme ; ce serait un vritable acte de dlire ; nos gou-vernants tiennent trop l'autorit pour la compro-mettre aussi videmment. Et parmi ces raisonneurs se trouvaient des vtrans de la Rvolution ! Pou-vaient-ils cependant avoir oubli qu' toutes les crises rvolutionnaires, les factieux ne s'taient jamais occu-ps du lendemain; que s'ils voyaient ou croyaient voir quelques dangers les menacer, ils ne s'attachaient qu'aux moyens de les carter; qu'aucune violation, au-cun crime ne leur cotaient pour y parvenir; que tout, en un mot, tait sacrifi leur sret actuelle, sauf recourir ensuite de nouveaux forfaits pour conjurer les nouveaux orages auxquels leur audace avait pu les exposer? Ce calcul tait encore celui des conspirateurs. Rien ne leur paraissait plus funeste pour eux que le complment du Corps lgislatif en hommes anims de l'amour du bien public : rien donc ne devait les arrter pour l'empcher; et d'ailleurs, ne savaient-ils pas qu'il n'est point de crime politique que le succs ne justifie aux yeux de la multitude ? L'essentiel pour eux tait de ne point chouer. Pouvaient-ils le craindre, lorsque nous concourions si puissamment nous-mmes assu-rer leur russite?

    Aucune de ces rflexions ne put branler la scurit

  • 40 LA DPORTATION DES DPUTS

    de nos sceptiques. Il semblait que la majorit du Corps lgislatif ft arrive ce degr d'gosme et d'apathie qui s'taient empars de toutes les mes sous Robes-pierre; on voyait alors enlever, traner l'chafaud son voisin, son ami, son parent, sans penser qu'on tait menac du mme sort; on devenait ingnieux trouver des prtextes contre la victime; mais on n'en voyait aucun contre soi; on dormait tranquille, et cependant le lendemain on tait rveill par les bourreaux. Telle paraissait tre la manire de raisonner de beaucoup de dputs. Les Anciens surtout, ces sages par excellence, s'applaudissaient de leur modration, se flicitaient d'avoir arrt ce qu'ils appelaient la fougue des Cinq-Cents : ils fondaient leur sret sur une conduite aussi mritoire... Imprudents! Comment l'exprience ne vous avait-elle pas appris que toute transaction tait impos-sible entre ces hommes de sang et les hommes probes; qu'ils n'ont paru quelquefois se rapprocher de ces der-niers que pour les surprendre et les craser plus facile-ment? Les conspirateurs pouvaient-ils se flatter de vous associer leur brigandage, de vous rendre les instruments ou les complices de leur affreuse tyrannie? Non, sans doute ; ils devaient donc vous traiter en ennemis, et s'ils ne vous ont pas signals ds le principe, et placs sur la mme ligne que ceux qu'ils dsespraient d'abuser, ce n'tait que pour vous dtacher, par une fallacieuse excep-tion, du parti qu'ils redoutaient, et se fortifier de votre faiblesse. Le dnouement tragique de ces hypocrites mnagements vous a convaincus de cette vrit la-quelle vous avez si opinitrement ferm l'oreille.

    Ainsi l'nergie ncessaire la majorit se concentra dans une trs petite minorit, la tte de laquelle se faisaient remarquer les gnraux Pichegru et Willot, et cette minorit aurait vraisemblablement eu la gloire et le bonheur de mettre enfin un terme aux malheurs de la France, sans un lger incident. Quoique aban-

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 41

    donne elle-mme, elle ne s'occupa qu'avec plus d'ar-deur des moyens de salut. Ses vues se dirigrent prin-cipalement vers les troupes qui se trouvaient Paris : elle se mnagea des intelligences avec les officiers, et trouva dans la cavalerie spcialement des dispositions trs rassurantes. La jeunesse et la garde nationale de Paris n'attendaient que le signal pour renverser le des-potisme des mitrailleurs des sections. Beaucoup de royalistes de l 'Ouest, dsigns alors sous le nom de Chouans, s'taient rendus Paris en auxiliaires; une partie de l'arme tait prte venir notre secours (1) ; enfin nos grenadiers eux-mmes, quoique mcontents de plusieurs de leurs officiers, pour le changement des-quels nous attendions la loi propose aux Anciens, eus-sent fait leur devoir, surtout sous les commandants dvous qui les auraient dirigs.

    Mais en s'occupant de ces moyens militaires, il ne fallait pas perdre de vue ceux qui taient propres ramener nous cette portion du Corps lgislatif qui s'en loignait, et dont le concours nous deviendrait ncessaire pour lgaliser nos mesures ; il fallait surtout qu'elle ne pt plus douter des criminels projets des factieux contre elle-mme : il tait donc ncessaire de laisser commencer l'attaque par les conspirateurs, avec la prcaution de nous tenir prts la repousser par une contre-attaque dirige contre la personne mme de leurs chefs.

    Mais o devaient aboutir ces prparatifs, demandera-t-on peut-tre, et quel tait votre but? Le plus hono-rable et le plus utile, je pense, que puissent jamais se

    (1) Le 1 2 fructidor, Pichegru me communiqua une lettre d'un des principaux gnraux qui n'avait pris aucune part aux clameurs sditieuses de l 'arme : ce gnral l'assurait de son dvouement, de celui des trente mille hommes qu'il commandait, et lui promettait de marcher au premier appel au secours de la saine portion du Corps lgislatif contre les oppresseurs.

  • 42 LA DPORTATION DES DPUTS

    proposer des hommes de bien, amis de leur pays ; c'tait de faire tourner l'avantage de la France les crimes mmes de ses oppresseurs, et de lui assurer le plus promptement possible le gouvernement qui par sa stabilit et ses principes pouvait seul ramener la con-fiance tant l'extrieur que dans l'intrieur ; mais les moyens dfinitifs taient ncessairement subordonns au rsultat de la lutte qui allait s'engager. Si nous ne pouvions obtenir la victoire que la constitution la main, nous nous serions borns pour le moment appe-ler au directoire, en remplacement des factieux, des hommes dpouills d'ambition, et anims du dsir de donner aux esprits et aux choses une direction propre ramener la monarchie ; mais si au contraire le vu gnral se ft prononc, si l'ascendant des vainqueurs et t assez puissant pour dominer tous les partis (et ce rsultat tait le plus probable), on et investi d'une espce de dictature provisoire Pichegru, dont la rpu-tation militaire aurait flatt et contenu l'arme, et qui prsentait par sa modration et sa probit une garantie suffisante contre toute espce d'abus de l'autorit qu'on lui aurait confie. La restauration monarchique et lgi-time devenait la consquence ncessaire et immdiate de ces heureux changements ; elle se serait opre d'au-tant plus aisment que la France rendue ses vrais sentiments l'aurait appele de toutes parts, et qu'on pouvait compter sur Pichegru pour l'acclrer ; notre plan, dont les conspirateurs ont d trouver quelques fragments dans mes papiers tombs entre leurs mains, ne leur a pas t inutile au 18 brumaire 1799. Ils en ont seulement fait une fausse et funeste application.

    Ces dterminations prises, nous attendions, non pas sans perplexit, mais avec courage, la leve de bou-cliers de nos ennemis ; ils ne nous firent pas languir longtemps : quelques jours aprs, c'est--dire le 14 fruc-tidor, je reus les renseignements les plus alarmants

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 43

    et les plus positifs, puisqu'ils sortaient du foyer mme de la conspiration. Je les communiquai la commission des inspecteurs, qui se composait alors du gnral Pichegru, et de M M . Thibaudeau, de Yaublanc, mery et moi.

    Aprs les observations qui durent accompagner cette communication, je proposai un rapport au Conseil ; il fut arrt que ce rapport serait fait le plus promptement possible; et comme il importait beaucoup que l'orateur qui en serait charg et le moins de prventions combattre, il fut confi M. de Vaublanc, qui, com-mandant par sa rputation, ses hauts talents et sa rare loyaut, l'estime aux diffrents partis, runissait tout ce qui tait ncessaire pour remplir avec clat cette tche difficile. Mais quelles que fussent son impa-tience, la ntre, et l'urgence des circonstances, il ne put pas le faire de suite, parce que des renseignements plus dcisifs que ceux dont nous tions munis nous taient promis. Deux jours se passrent les attendre . nos instances pour les obtenir taient d'autant plus pressantes que les prils le devenaient eux-mmes davantage chaque instant. Ils me parvinrent enfin le 17 : je runis de nouveau la commission. Il fut con-venu que M. de Vaublanc ferait son rapport le lende-main 18 : cette dlibration fut prise une heure, et trois et demie, le Directoire donna l'ordre pour l 'exp-dition masque du prtexte d'un exercice gnral dans la plaine de Montrouge. L'avis m'en fut apport quatre heures et demie : la sance n'tait pas encore leve, nous voulmes en profiter. J e priai notre prsi-dent, M. Simon, de la prolonger, attendu que la com-mission allait demander un comit gnral, et la suite inviter le Conseil se mettre en permanence. Il se rendit ma proposition, que j'allai aussitt transmettre au prsident des Anciens, M. Lafond-Ladbat, qui l'accueillit de mme ; mais ce dernier, voyant que des

  • 44 LA DPORTATION DES DPUTS

    membres (sans cloute dans le secret, car beaucoup y taient) tmoignaient une vive impatience de ce qu'il maintenait la sance, fit signe M. Dalphonse, mem-bre de la commission des Anciens, et lui demanda s'il y avait quelque chose de nouveau. Celui-ci, dupe de Carnot et incrdule de trs bonne foi ( 1 ) , rpondit que les choses taient toujours au mme point, et aussitt la sance fut leve.

    Celle des Cinq-Cents tenait encore; mais pendant que M. de Vaublanc prparait son rapport, les dputs initis et intresss en prvenir l'effet, firent cir-culer dans ce Conseil que celui des Anciens avait lev sa sance, et aussitt le ntre fut oblig de se sparer.

    Ce contretemps augmenta beaucoup l'embarras de la commission ; elle s'ajourna sept heures pour se con-certer avec celle des Anciens, compose de M M . de Mu-rinais, Dumas, Lacue, Dalphonse et Rovre . A peine furent-elles runies, qu'elles reurent une foule de rapports, mais la plupart contradictoires; cependant, parmi ceux qui m'taient parvenus, il s'en trouvait un qui dtaillait le plan que devaient suivre les conspira-teurs, et ce rapport avait t rdig immdiatement aprs le conciliabule o ce plan venait d'tre arrt. Mais son effet fut dtruit par ceux qui nous arrivaient de Carnot, et qui semblaient devenir plus rassurants mesure que le pril augmentait. Fort pein des dispo-sitions que je trouvais, et trs inquiet de cette trange scurit, je me rendis, vers les neuf heures, chez M. Imbert-Colomms, o devait se trouver une grande partie des deux Tiers (2). Jamais aucune de nos runions

    (1) M. Dalphonse, convaincu enfin des vrits qu'il avait trop longtemps repousses, rclama l'honneur de la dportation : mais il lui fut refus, trs heureusement pour lui.

    (2) Les deux tiers qui avaient t dj renouvels et qui consti-tuaient la majorit royaliste. (Note des diteurs.)

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    n'avait t aussi nombreuse; mais, par une fatalit inexplicable, jamais on n'avait manifest plus de doute, plus d'indiffrence sur ce qui se prparait. On regarda sinon comme tmraire, au moins comme prmature, la proposition de convoquer les Conseils extraordinai-rement pour entendre le rapport de la commission, qui devait conclure ce qu'ils se missent en permanence, que la troupe appele Paris, au mpris de la Consti-tution, ft dclare faire partie, jusqu' nouvel ordre, de la garde du Corps lgislatif, et enfin que le Direc-toire rendt sur-le-champ compte de sa conduite. D-concert par le refus de toute mesure salutaire, je ter-minai mes observations en engageant les dputs qui pouvaient craindre la vengeance directoriale, ne pas se retirer chez eux jusqu'au dnouement de la scne qui commenait, attendu que les factieux n'taient pas encore bien fixs sur la manire dont ils nous attaque-raient; plusieurs trouvaient l'assassinat domicile, dans une feinte sdition, plus expditif et plus sr qu'une arrestation. Ce point ne devait tre rgl que dans un dernier conciliabule indiqu pour minuit. Beau-coup de dputs, malgr la tranquillit qu'ils annon-aient, profitrent de cet avis, et firent prudemment; car plusieurs auraient t arrts, et nous auraient sui-vis dans les dserts de la Guyane.

    J e retournai ma commission y porter le bizarre r-sultat de ma dmarche. Les membres qui ne parta-geaient pas l'aveuglement de tant d'autres, n'en furent pas moins tonns, moins affligs que moi; mais ils sentirent en mme temps la ncessit de prendre sur eux les moyens de salut public. Le gnral Willot, ce brave, ce digne camarade de Pichegru, s'tait joint nous pour organiser ceux que nous laissait encore notre critique situation. Pendant que nous perdions en st-riles dmarches des moments si prcieux, il les avait employs s'assurer d'officiers et de jeunes gens dis-

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    poss garantir la reprsentation nationale de toute entreprise criminelle et se porter partout o le gn-ral les conduirait. Ils taient au nombre de douze quinze cents, auxquels devaient s'en runir plus de dix mille, ds qu'on les appellerait. Les points de ru-nion taient indiqus; il ne s'agissait plus que de con-venir de la manire dont on dirigerait leur courage et leur dvouement. Il fut arrt qu'on laisserait com-mencer les hostilits au Directoire, afin d'ter tout prtexte aux hommes disposs ne rien voir de cou-pable dans sa conduite ; mais qu'aussitt qu'il aurait port atteinte l'inviolabilit du Corps lgislatif, soit en s'emparant du lieu de ses sances, ainsi que le pro-jetaient les factieux, soit en se permettant quelque acte de violence contre la personne des dputs, le gnral Willot, la tte de son corps d'lite, et Pichegru celle des grenadiers, iraient au Luxembourg s'emparer des directeurs prvaricateurs, et les amneraient la barre des Conseils, que les autres membres de la com-mission auraient eu soin de convoquer.

    On ne pouvait gure douter que la plus grande partie des troupes ne suivt cette impulsion, surtout d'aprs la maladresse qu'avaient commise les conspirateurs, en enveloppant dans la proscription Carnot, qu'il tait im-possible de souponner de royalisme.

    Cette rsolution prise, nous allmes nous assurer nous-mmes de l'tat de la ville : nous trouvmes par-tout, mme autour du Luxembourg, le plus grand calme. Cette tranquillit nous en imposa un moment; elle nous parut incompatible avec l'excution des pro-jets des factieux, et nous prsummes que quelque incident imprvu l'avait retarde.

    Depuis huit dix jours, les deux commissions des inspecteurs s'taient mises en permanence, et un des membres qui croyaient la conspiration passait la nuit dans le lieu de leurs sances. C'tait le tour de Piche-

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 47 g ru ; quoique j 'eusse veill la nuit prcdente, je dsi-rais rester avec lui. Tromp par les apparences, il s'y opposa, mais en me promettant de m'envoyer une or-donnance s'il se manifestait le moindre mouvement. J e cdai d'autant plus facilement ses observations, que je partageais son erreur, et qu'il avait pour auxiliaire le gnral Willot.

    Il tait environ onze heures et demie, lorsque je me retirai; le calme se soutint encore quelques heures, que les deux gnraux employrent en grande partie reconnatre les surveillants qu'ils avaient tablis pour, en cas d'alerte, runir les dfenseurs du Corps lgislatif. Mais deux heures du matin, tout changea de face : on leur apporta l'avis que les troupes se mettaient en marche: ils allrent s'en convaincre eux-mmes, et revinrent la salle de la commission des Anciens faire expdier les ordonnances et les lettres de convocation pour les prsidents et les autres membres des com-missions des inspecteurs et des conseils; c'est ce retour la salle de la commission qui perdit tout. Ce lieu, o l'inquitude avait runi une douzaine de dputs, avait t signal au Directoire, et devint le premier objet de son attentat. Les excuteurs s'y portrent avec tant de prcipitation, que la salle fut cerne avant qu'on et pu le souponner, ni expdier une seule or-donnance ( 1 ) . Les gnraux Pichegru et Willot rfirent d'inutiles efforts pour se drober aux arrestateurs, et ds lors le plan de dfense qu'ils avaient form, et dont

    (1) Il tait bien convenu que, ds que le mouvement directorial commencerait, nous nous retirerions dans une maison particulire, qui n'tait connue que de nous et de nos principaux a m i s : mais Piche-gru pensa que pour donner plus de poids et de lgalit nos pre-mires mesures, elles devaient partir du lieu que les lois dclaraient inviolable; cette ide, juste au fond, mais hasardeuse dans la circon-stance, donna aux conspirateurs les moyens de nous gagner de vitesse, et ils en profitrent avec leur activit ordinaire.

  • 48 LA DPORTATION DES DPUTS

    ils taient l'me, ne put pas avoir son excution ( 1 ) . Ce contretemps fut d'autant plus malheureux, que tout porte croire que ce plan aurait eu un entier suc-cs : l'inquitude qui tourmentait les conspirateurs jusqu'au moment o ils apprirent l'arrestation de ces deux redoutables ennemis le prouvait assez ; et, en

    (1) Beaucoup de personnes ont pens que nous aurions d atta-quer les premiers, et de v ive force, le Directoire. Cette opinion prouve que l'on ne s'tait pas rendu un compte bien exact de nos intentions, et surtout de notre situation politique. Quelque dsir que nous eussions de relever le plus promptement possible le trne lgi-time, nous tions convaincus que les moyens doux, quoique plus lents, taient les plus convenables et les plus srs : on les aurait infailliblement trouvs dans l'opinion qui se monarchisait chaque jour davantage, dans nos actes lgislatifs qui se seraient constam-ment dirigs vers ce but, dans les fautes des gouvernants, et enfin dans les vices mmes de la Constitution. Une agression force ouverte donnait, au contraire, des prtextes la calomnie, allumait peut-tre une guerre civile dsastreuse pour tous les partis, et uni-quement favorable quelque ambitieux qui aurait rclam l'auto-rit pour prix de la paix laquelle tout le monde aurait aspir : elle pouvait avancer de deux ans le 18 brumaire. Enfin si cette agression n'avait pas des rsultats aussi funestes, elle pouvait au moins chouer : alors elle dconsidrait la cause roya le ; nous ne devenions plus que des fous mus par l 'ambition, et le Corps lgislatif se portait lui-mme notre accusateur, et nous traitait en vritables conspirateurs. Des amis sincres du Roi et de leur pays devaient-ils soumettre des int-rts si chers des chances si hasardeuses ?

    On tomberait dans une grande erreur si l'on excipait du succs de Buonaparte au 18 brumaire, pour justifier la prsomption que nous aurions galement russi au 18 fructidor. La situation de Buonaparte cette poque tait aussi favorable que la ntre tait critique. Il avait pour alli tout ce que nous comptions pour ennemis : ses prin-cipaux points d'appui taient dans le Directoire, dans les Conseils et dans l 'arme, contre lesquels nous avions au contraire lutter; en-fin on lui avait d'avance aplani toutes les voies qui ne se prsentaient nous que hrisses d'obstacles. Nous ne pouvions les surmonter qu'en prenant le Directoire en flagrant dlit, et c'est quoi durent tendre toutes nos combinaisons ds que nous emes perdu l'esp-rance de voir dployer contre lui les grandes mesures constitution-nelles et lgislatives.

  • A LA GUYANE (18 FRUCTIDOR). 49

    4

    effet, les dispositions des esprits taient telles que la moindre lutte et donn le mouvement tout Paris, qui n'aurait certainement pas balanc dans le choix du parti qu'il avait prendre; la troupe, dj branle et incertaine, et t entrane par l'exemple des Pari-siens ; enfin, les directeurs, qui s'taient placs eux-mmes hors de la Constitution en la brisant, eussent ncessairement subi la peine de leur crime, et avec eux tombait tout le reste de la faction. Je crois mme que, malgr notre arrestation, s'il se ft engag quelque affaire avant qu'on nous incarcrtau Temple, le rsultat et t favorable notre parti. Peut-tre quelques-uns de nous auraient-ils t sacrifis dans le premier choc, surtout parmi ceux qui taient les plus avancs sur la brche, mais pouvait-on mourir plus glorieusement? C'est cette confiance dans la justice de notre cause, et la per-suasion qu'il y aurait lutte entre les factieux, qui d-terminrent ma conduite dans cette difficile circon-stance.

    J e m'tais retir mon domicile, le Saint-Louis, vis--vis le pont de la Tournelle. A quatre heures du matin, un domestique vient m'annoncer que tout est couvert de troupes autour de ma maison; et, en effet, je vois ma porte plus de cinquante fusiliers, et quatre pas deux pices de canon. Je ne doute plus que je ne sois l'objet de ces mesures militaires; mais sont-elles pour ou contre ma sret? Suis-je en prsence des dfenseurs du Corps lgislatif ou des satellites du Directoire? Pour m'en assurer, je m'arrache aux instances de ma famille, et je sors arm de mes pistolets, que je cache dans les poches de ma redingote; je passe au milieu de tout cet appareil et je n'y rencontre au-cune opposition. Cette facilit m'encourage; j 'arrive la place du Carrousel ; je la trouve couverte de cavalerie et d'infanterie; je perce la foule et parviens au bas de l'escalier qui conduit la salle fatale; un de nos grena-

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    diers, qui tait encore en faction, me reconnat et me conseille de ne pas aller plus loin : Tout est perdu ! me dit-il. Non, si tous les grenadiers sont comme vous, fidles leur devoir et l'honneur. En pronon-ant ces mots, je m'lance sur l'escalier, et j 'arrive un peloton de soldats qui gardaient la porte de notre salle : au mme moment, vingt baonnettes se dirigent sur ma poitrine pour m'empcher de pntrer; je me nomme, mais sans tre entendu par les soldats, presque tous trangers : on appelle un officier qui , beaucoup plus poli qu'eux, regarde sa liste et me conduit lui-mme la salle. Mes collgues, au nombre d'une vingtaine, n'esprant plus rien, blment mon dvouement ( 1) .

    Que venez-vous faire ici, mon cher ami? s'crie Pichegru.

    Partager votre gloire ou votre honorable malheur, prouver la France que nous tions dignes de sa con-fiance : est-il donc bien dcid que nous soyons sans ressource? Une seule amorce brle peut tout changer. Nous devons tre prts tout oser, tout sacrifier pour sauver notre malheureux pays . . .

    A ce moment entre un gnral qui nous intime de la part du Directoire l'ordre de le suivre au Temple. Nous dclarons, en lui montrant la Constitution, qu' aucune autorit n'a le droit de porter atteinte notre libert, avant une mise en accusation de l