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543 Ann Dermatol Venereol 2007;134:543-7 Articles scientifiques Mémoire original Carcinomes verruqueux des membres inférieurs H. DUROX (1), C. ROUX (1, 2), A. SPARSA (1), F. LABROUSSE (2), C. BEDANE (1), J.-M. BONNETBLANC (1) Résumé Introduction. Le carcinome verruqueux est un carcinome épidermoïde bien différencié, de bas grade de malignité, rare, atteignant la peau ou les muqueuses. L’évolution est lente et le diagnostic souvent retardé. Nous avons étudié l’épidémiologie et le suivi à long terme d’une série de carcinomes verruqueux des membres inférieurs. Malades et méthodes. Il s’agissait d’une étude rétrospective portant sur 12 malades (huit femmes, quatre hommes) atteints d’un carcinome verruqueux des membres inférieurs diagnostiqué entre 1978 et 2005. Les données ont été obtenues par l’analyse des dossiers médicaux et l’interrogatoire des médecins. Résultats. L’âge moyen des malades était de 78 ans (66-97 ans). Chez 11 malades, le carcinome verruqueux s’était développé sur une lésion préexistante qui était soit un ulcère veineux (cinq cas), soit un ulcère mixte (trois cas), soit une cicatrice de brûlure (deux cas), soit une ulcération post-traumatique (un cas). Le délai moyen entre le début des lésions préexistantes et le diagnostic de carcinome verruqueux était de 28 ans. Neuf malades avaient un envahissement locorégional (huit atteintes osseuses, trois adénomégalies). Aucune atteinte viscérale n’a été décelée. Trois malades ont reçu des traitements médicaux, sans efficacité. Deux d’entre eux ont eu un traitement chirurgical secondaire. Neuf malades ont été traités chirurgicalement (six amputations, trois exérèses locales). Quatre malades ont été perdus de vue, quatre sont décédés, trois étaient sans récidive et un gardait une plaie chronique après chirurgie. Discussion. Le carcinome verruqueux du membre inférieur touche le sujet âgé (hommes et femmes) et survient sur des ulcérations chroniques en particulier d’origine veineuse. La présentation clinique est évocatrice mais le diagnostic anatomopathologique est difficile, surtout en cas de surinfection. Des biopsies répétées et profondes sont nécessaires afin de limiter le retard diagnostique. L’invasion est essentiellement locorégionale, les localisations viscérales sont exceptionnelles. Les traitements médicaux sont inefficaces voire délétères et seul le traitement chirurgical est à envisager. Une surveillance régulière s’impose devant le risque de récidive, mais le carcinome verruqueux ne semble pas affecter directement la survie des malades. Summary Background. Verrucous carcinoma is a rare, low-grade, slow-growing, well-differentiated squamous cell carcinoma affecting the skin (particularly on the foot) and mucosa. The diagnosis is often delayed. We report a study of twelve cases of verrucous carcinoma of the lower limbs. Patients and methods. We retrospectively studied a series of 12 patients (8 women, 4 men) who developed verrucous carcinoma of the lower limbs between 1978 and 2005 and we analyzed their follow-up data. Results. The mean age of patients was 78 years (66-97 years). Eleven patients exhibited verrucous carcinoma in a previous lesion comprising varicose ulcer (5 cases), mixed ulcer (3 cases), burn (2 cases) or traumatic lesion (1 case). The mean time from onset of lesions to diagnosis was 28 years. Nine patients showed locoregional extension (8 bone involvement, 3 lymph node involvement). No visceral metastasis was detected. Three patients received medical treatment that proved ineffective. Two received secondary surgical treatment. Nine patients underwent surgery (6 amputations, 3 local excisions). Four patients were lost to follow-up, 4 died, 3 showed no recurrence and 1 had a chronic unhealed wound after surgery. Discussion. Verrucous carcinoma of the lower limbs is a disease of the elderly, affecting both men and women, and occurring mainly on chronic venous ulcerations. The clinical presentation is evocative although histopathological diagnosis is difficult, particularly in the event of superinfection. Repeated and deep biopsies are needed to avoid delay in diagnosis. Extension is chiefly locoregional and visceral involvement is rare. Medical treatment is ineffective and may even be harmful, with surgery the best option. Regular monitoring is necessary because of the risk of relapse, although verrucous carcinoma does not seem to directly affect patient survival. e carcinome verruqueux (CV) est un carcinome épi- dermoïde bien différencié, de bas grade de malignité, se développant sur la peau ou les muqueuses et attei- gnant préférentiellement le pied (89 p. 100) [1]. Trois grands types de CV ont été individualisés selon leur localisation [2] : la papillomatose orale floride atteignant les muqueuses oro- pharyngées, le condylome géant de Buschke-Löwenstein qui se développe dans la région anogénitale et le carcinome cuni- culatum cutané qui siège électivement sur le membre infé- rieur et essentiellement sur la plante du pied [3, 4]. Il s’agit d’une tumeur rare d’évolution lente qui touche les deux Verrucous carcinoma of the lower limbs. H. DUROX, C. ROUX, A. SPARSA, F. LABROUSSE, C. BEDANE, J.-M. BONNETBLANC Ann Dermatol Venereol 2007;134:543-7 (1) Service de Dermatologie, (2) Service d’Anatomopathologie, Hôpital Dupuytren, Limoges. Tirés à part : H. DUROX, Service de Dermatologie, Hôpital Dupuytren, 2, avenue Martin Luther King, 87000 Limoges. E-mail : [email protected] L

Carcinomes verruqueux des membres inférieurs

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Page 1: Carcinomes verruqueux des membres inférieurs

543

Ann Dermatol Venereol2007;134:543-7Articles scientifiques

Mémoire original

Carcinomes verruqueux des membres inférieursH. DUROX (1), C. ROUX (1, 2), A. SPARSA (1), F. LABROUSSE (2), C. BEDANE (1), J.-M. BONNETBLANC (1)

Résumé

Introduction. Le carcinome verruqueux est un carcinome épidermoïde

bien différencié, de bas grade de malignité, rare, atteignant la peau

ou les muqueuses. L’évolution est lente et le diagnostic souvent retardé.

Nous avons étudié l’épidémiologie et le suivi à long terme d’une série de

carcinomes verruqueux des membres inférieurs.

Malades et méthodes. Il s’agissait d’une étude rétrospective portant sur

12 malades (huit femmes, quatre hommes) atteints d’un carcinome

verruqueux des membres inférieurs diagnostiqué entre 1978 et 2005.

Les données ont été obtenues par l’analyse des dossiers médicaux et

l’interrogatoire des médecins.

Résultats. L’âge moyen des malades était de 78 ans (66-97 ans). Chez

11 malades, le carcinome verruqueux s’était développé sur une lésion

préexistante qui était soit un ulcère veineux (cinq cas), soit un ulcère mixte

(trois cas), soit une cicatrice de brûlure (deux cas), soit une ulcération

post-traumatique (un cas). Le délai moyen entre le début des lésions

préexistantes et le diagnostic de carcinome verruqueux était de 28 ans.

Neuf malades avaient un envahissement locorégional (huit atteintes

osseuses, trois adénomégalies). Aucune atteinte viscérale n’a été décelée.

Trois malades ont reçu des traitements médicaux, sans efficacité. Deux

d’entre eux ont eu un traitement chirurgical secondaire. Neuf malades ont

été traités chirurgicalement (six amputations, trois exérèses locales).

Quatre malades ont été perdus de vue, quatre sont décédés, trois étaient

sans récidive et un gardait une plaie chronique après chirurgie.

Discussion. Le carcinome verruqueux du membre inférieur touche le sujet

âgé (hommes et femmes) et survient sur des ulcérations chroniques en

particulier d’origine veineuse. La présentation clinique est évocatrice mais

le diagnostic anatomopathologique est difficile, surtout en cas de

surinfection. Des biopsies répétées et profondes sont nécessaires afin de

limiter le retard diagnostique. L’invasion est essentiellement

locorégionale, les localisations viscérales sont exceptionnelles.

Les traitements médicaux sont inefficaces voire délétères et seul le

traitement chirurgical est à envisager. Une surveillance régulière s’impose

devant le risque de récidive, mais le carcinome verruqueux ne semble pas

affecter directement la survie des malades.

Summary

Background. Verrucous carcinoma is a rare, low-grade, slow-growing,

well-differentiated squamous cell carcinoma affecting the skin (particularly

on the foot) and mucosa. The diagnosis is often delayed. We report a study

of twelve cases of verrucous carcinoma of the lower limbs.

Patients and methods. We retrospectively studied a series of 12 patients

(8 women, 4 men) who developed verrucous carcinoma of the lower limbs

between 1978 and 2005 and we analyzed their follow-up data.

Results. The mean age of patients was 78 years (66-97 years). Eleven

patients exhibited verrucous carcinoma in a previous lesion comprising

varicose ulcer (5 cases), mixed ulcer (3 cases), burn (2 cases) or traumatic

lesion (1 case). The mean time from onset of lesions to diagnosis was

28 years. Nine patients showed locoregional extension (8 bone

involvement, 3 lymph node involvement). No visceral metastasis was

detected. Three patients received medical treatment that proved

ineffective. Two received secondary surgical treatment. Nine patients

underwent surgery (6 amputations, 3 local excisions). Four patients were

lost to follow-up, 4 died, 3 showed no recurrence and 1 had a chronic

unhealed wound after surgery.

Discussion. Verrucous carcinoma of the lower limbs is a disease of the

elderly, affecting both men and women, and occurring mainly on chronic

venous ulcerations. The clinical presentation is evocative although

histopathological diagnosis is difficult, particularly in the event of

superinfection. Repeated and deep biopsies are needed to avoid delay in

diagnosis. Extension is chiefly locoregional and visceral involvement is rare.

Medical treatment is ineffective and may even be harmful, with surgery the

best option. Regular monitoring is necessary because of the risk of relapse,

although verrucous carcinoma does not seem to directly affect patient

survival.

e carcinome verruqueux (CV) est un carcinome épi-

dermoïde bien différencié, de bas grade de malignité,

se développant sur la peau ou les muqueuses et attei-

gnant préférentiellement le pied (89 p. 100) [1]. Trois grands

types de CV ont été individualisés selon leur localisation [2] :

la papillomatose orale floride atteignant les muqueuses oro-

pharyngées, le condylome géant de Buschke-Löwenstein qui

se développe dans la région anogénitale et le carcinome cuni-

culatum cutané qui siège électivement sur le membre infé-

rieur et essentiellement sur la plante du pied [3, 4]. Il s’agit

d’une tumeur rare d’évolution lente qui touche les deux

Verrucous carcinoma of the lower limbs.H. DUROX, C. ROUX, A. SPARSA, F. LABROUSSE, C. BEDANE, J.-M. BONNETBLANCAnn Dermatol Venereol 2007;134:543-7

(1) Service de Dermatologie,(2) Service d’Anatomopathologie, Hôpital Dupuytren, Limoges.

Tirés à part : H. DUROX, Service de Dermatologie, Hôpital Dupuytren,

2, avenue Martin Luther King, 87000 Limoges.

E-mail : [email protected]

L

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H. DUROX, C. ROUX, A. SPARSA et al. Ann Dermatol Venereol2007;134:543-7

sexes. Son incidence est mal définie et le diagnostic est sou-

vent retardé [1, 4, 5].

Nous rapportons une série de 12 observations de CV des

membres inférieurs diagnostiqués sur une période de

27 ans. Le but de cette série était d’analyser les caractères épi-

démiologiques, thérapeutiques et évolutifs des CV des mem-

bres inférieurs.

Malades et méthodes

Il s’agissait d’une étude rétrospective, monocentrique, qui a

inclus 12 malades ayant un CV des membres inférieurs sur

une période de 27 ans, entre 1978 et 2005. Les malades ont

été recrutés dans le service de dermatologie de Limoges. Tous

les malades inclus dans cette série avaient un CV situé sur les

membres inférieurs et le diagnostic a été confirmé par une

relecture de l’ensemble des lames histologiques. On trouvait

une prolifération tumorale carcinomateuse très bien différen-

ciée, de type épidermoïde, avec hyperkératose, acanthose et

papillomatose. Au sein de la tumeur, les mitoses étaient rares

et les atypies cytonucléaires peu nombreuses. En profondeur,

il existait une infiltration dermique par des cordons carcino-

mateux réguliers et bien limités, à la différence des carcino-

mes épidermoïdes « classiques », creusés de cavités remplies

de kératine.

Nous avons noté pour chaque malade : le sexe, l’âge lors du

diagnostic, la localisation de la lésion, la présence ou non

d’une lésion préexistante et son type, le délai diagnostique,

l’aspect clinique, l’existence d’un envahissement locorégio-

nal et de métastases viscérales, les traitements effectués et

enfin l’évolution.

Le recueil des données a porté sur l’analyse des dossiers

médicaux (clinique, examens complémentaires) et sur

l’interrogatoire par téléphone des médecins traitants et des

dermatologues afin de connaître l’évolution.

Résultats

Huit malades étaient de sexe féminin et quatre de sexe mas-

culin. L’âge lors du diagnostic s’échelonnait entre 66 et

97 ans avec un âge moyen de 78 ans. Sept malades ont déve-

loppé un CV sur une jambe, deux sur une cheville (face pos-

térieure et malléole externe), un sur le talon et un sur la face

antérieure de la cuisse. Une malade qui avait des ulcères bila-

téraux a développé un CV aux deux membres inférieurs, l’un

sur la face antérieure de la cheville droite et du coup de pied

et l’autre sur la face dorsale du pied gauche.

Chez 11 malades, le CV s’était développé sur une lésion

préexistante, sous forme de plaie chronique, qui était : un ul-

cère veineux chez cinq malades, un ulcère mixte chez trois

malades, une cicatrice de brûlure chez deux malades dont un

avait une insuffisance veineuse associée, et une ulcération

post-traumatique chez un malade. Le malade qui avait une

ulcération post-traumatique n’avait pas de troubles vasculaires

sous-jacents. Chez le dernier malade, le carcinome verru-

queux était apparu en peau saine, sans lésion sous-jacente.

L’origine vasculaire des ulcères chez huit malades a été déter-

minée essentiellement sur la clinique (anamnèse, antécé-

dents, terrain, topographie).

Chez les malades qui avaient des lésions préexistantes, le

délai moyen entre le début des lésions et le diagnostic de CV

était de 28 ans. Cependant, l’ancienneté des lésions était dif-

ficile à déterminer car il s’agissait de plaies anciennes pour la

plupart dont les malades ne situaient pas toujours le début.

Pour cette raison, il était difficile de déterminer un délai pré-

cis. Les durées d’évolution les plus longues que nous avons

constatées étaient de 41 à 56 ans pour quatre malades.

Cliniquement, les CV développés sur des plaies chroni-

ques se manifestaient par des formations bourgeonnantes,

irrégulières, parfois douloureuses et malodorantes, plus ou

moins infiltrées (fig. 1 à 3). Chez le malade qui n’avait pas

de lésion sous-jacente, le CV avait pris l’aspect d’une lésion

nodulaire, ferme et mobile, augmentant de taille progressi-

vement.

Dans tous les cas, le diagnostic a été anatomopathologi-

que avec la nécessité de biopsies multiples chez cinq mala-

des car les premiers prélèvements ne trouvaient qu’une

hyperplasie épithéliale simple ou une hyperplasie pseudo-

épithéliomateuse. Une recherche de papilloma virus

humain (HPV) a été réalisée chez trois malades, les résultats

étaient négatifs.

Neuf malades avaient un envahissement locorégional sus-

pecté cliniquement avec une atteinte osseuse chez huit

d’entre eux (ostéolyse, réactions périostées) et/ou une

atteinte ganglionnaire (adénopathie palpable) dans trois cas.

Cependant, chez les malades ayant une adénopathie clini-

que, aucune analyse histologique permettant de confirmer

un envahissement tumoral n’a été réalisée.

Aucune atteinte viscérale n’a été décelée chez les malades.

Cependant, ils n’ont pas tous eu d’exploration complète.

Aucun malade n’avait de signe clinique d’envahissement vis-

céral. Six malades ont eu une radiographie pulmonaire, trois

malades ont eu une échographie abdominale et deux mala-

des ont eu un scanner thoraco-abdominal. Ces examens

n’ont pas mis en évidence de localisation secondaire.

Sur le plan thérapeutique, trois malades ont reçu un traite-

ment médical. Deux d’entre elles ont eu un traitement par in-

terféron intralésionnel puis sous-cutané (Roféron® 6 à 9 MU

trois fois par semaine). Chez la première malade, ce traite-

ment a permis une amélioration initiale avec récidive à l’arrêt

du traitement et réalisation d’une amputation secondaire du

membre inférieur. Chez la deuxième, le traitement a été in-

terrompu en raison d’un échec thérapeutique. La troisième

malade ayant refusé la chirurgie, de nombreux traitements

ont été réalisés mais se sont avérés inefficaces voire délétè-

res. Elle a tout d’abord reçu une chimiothérapie par 5-fluo-

rouracil (5-FU®) et carboplatine (Paraplatine®) qui n’a pas

permis d’amélioration, puis par la suite plusieurs traite-

ments ont été proposés, seuls ou en association (méthotrexate

(Novatrex®), acitrétine (Soriatane®), interféron (Roféron-A®),

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Ann Dermatol Venereol2007;134:543-7

Carcinomes verruqueux des membres inférieurs

chlorméthine locale (Caryolysine®)). Devant l’aggravation

persistante des lésions, la malade a été amputée. Deux mala-

des n’ont reçu aucun traitement médical ou chirurgical, soit

du fait de l’âge avancé, soit par refus. Les autres malades ont

eu un traitement chirurgical en première intention. Au total,

neuf malades ont été traités chirurgicalement, soit par ampu-

tation du membre inférieur (six malades), soit par exérèse

tumorale (trois malades).

Sur le plan évolutif, parmi les trois malades ayant eu une

exérèse tumorale, une a été perdue de vue, la deuxième a gar-

dé une plaie chronique 3 ans après la chirurgie et le troisième

n’a pas eu de récidive à 1 an. Parmi les malades ayant été am-

putés, trois ont été perdus de vue, une est décédée sans avoir

eu de récidive à 2 ans, et les deux dernières n’ont pas eu de

récidive, respectivement à 11 ans et à 18 mois. Les trois mala-

des qui n’ont pas eu de traitement chirurgical sont tous décé-

dés. Deux des malades étaient âgés de 97 et 86 ans, avaient

un état général précaire et une dénutrition majeure. Ils sont

décédés moins d’un an après le diagnostic. Le troisième ma-

lade est décédé d’un choc hémorragique. Au total, parmi les

12 malades de cette série, quatre ont été perdus de vus, qua-

tre sont décédés, trois n’ont pas récidivé et un a gardé une

plaie chronique après exérèse tumorale.

Discussion

Classiquement, le CV est décrit comme une tumeur rare,

atteignant l’homme d’une soixantaine d’années [1, 2, 4].

La quasi-totalité des cas décrits dans la littérature concerne

des hommes. Cependant, notre série montre que cette mala-

die atteint également la femme (sexe prédominant dans la

série) et des sujets également plus âgés. Par ailleurs, parmi les

12 cas recensés, 11 ont été diagnostiqués en 15 ans (entre 1990

et 2005), soit presque un cas par an.

Le carcinome verruqueux est un carcinome épidermoïde

bien différencié décrit par Aird et al. en 1954 [6]. Dans sa loca-

lisation plantaire, il prend le nom d’épithélioma cuniculatum

où il désigne une tumeur à croissance exo et endophytique ten-

dant à envahir les plans profonds et à progresser sur le dos du

pied [2, 6]. Le terme « cuniculatum » vient de l’aspect histolo-

gique de la tumeur avec image en « terrier de lapin » (fig. 4).

Dans la littérature, le CV est décrit comme une tumeur at-

teignant essentiellement le pied avec atteinte de la plante

dans 53 p. 100 des cas, des orteils dans 21 p. 100 des cas, du

talon dans 16 p. 100 des cas et moins souvent au milieu de la

plante ou la face dorsale du pied [2]. Dans notre série, seule-

ment deux lésions se sont développées sur le pied et pas dans

Fig. 1. Carcinome verruqueux du talon : lésion bourgeonnante, exophytique avecpertuis libérant des débris de kératine.

Fig. 3. Carcinome verruqueux : lésion bourgeonnante, irrégulière de la facepostérieure de la cheville.

Fig. 2. Carcinome verruqueux de jambe.

Fig. 4. Carcinome verruqueux : aspect en « terrier de lapin ».

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les localisations les plus fréquemment décrites (talon, face

dorsale). Plus de la moitié des malades de la série avaient un

CV situé sur une jambe, trois lésions se sont développées en

région péri malléolaire et une seule s’est développée au-

dessus du genou (cuisse). Les localisations jambières prédo-

minantes peuvent être expliquées par le terrain étant donné

que la majorité des malades ont développé un CV sur des

ulcères de jambe. De rares localisations extra-plantaires ont

déjà été rapportées dans la littérature (jambes, genoux, fes-

ses, mains, doigt, orteils, visage) [1, 7].

La pathogénie du CV du membre inférieur est mal connue

[4]. Plusieurs facteurs favorisants ont été évoqués comme les

microtraumatismes répétés, les phénomènes inflammatoi-

res chroniques (ulcères, cicatrices de brûlures, nécrobiose

lipoïdique, ostéomyélites, mal perforant plantaire lépreux,

lichen plan ulcéré, cicatrice de lupus, lésions kératosiques

plantaires) [2, 7, 8]. Dans notre série, la tumeur s’est essen-

tiellement développée sur une lésion préexistante en rapport

avec des phénomènes inflammatoires chroniques, en parti-

culier des ulcères (huit malades). Seul un malade a dévelop-

pé un carcinome de novo, sans lésion sous-jacente. Ainsi,

l’existence d’une plaie chronique semble un facteur prédis-

posant au développement d’un carcinome verruqueux dans

sa localisation aux membres inférieurs. Au stade tardif,

la lésion préexistante peut être entièrement masquée par la

tumeur, ou confondue avec le stade initial de la tumeur.

Par ailleurs, la majorité des malades (neuf au total) avait une

insuffisance veineuse sous-jacente et on peut penser qu’il

s’agit d’un état prédisposant. Deux études suédoises ont

montré que l’existence d’un ulcère de jambe d’origine

veineuse était un facteur de risque de développer un carcino-

me épidermoïde avec un risque relatif de 5,9 et 5,8 [9, 10].

D’après notre série, il semblerait qu’il puisse en être de

même pour le développement des CV.

L’étiologie virale (HPV) a longtemps été suspectée devant

la ressemblance initiale de la lésion avec une verrue plantai-

re, devant l’existence d’altérations cellulaires évocatrices en

microscopie optique et par analogie avec les CV muqueux

[2, 4]. Cependant, les études immunocytologiques et ultra-

structurales sont contradictoires [11-14]. Dans la littérature, le

rôle d’HPV a été étudié dans les CV des muqueuses orales et

génitales mais peu ou pas dans le CV cutané. Dans un article

publié en 2000, Baldursson et al. ont montré que l’infection

à HPV n’était probablement pas responsable de la transfor-

mation maligne des ulcères chroniques [15].

Sur le plan clinique, les malades avaient tous des lésions

typiques [2]. Classiquement, il s’agit d’une tumeur bour-

geonnante, exophytique (en chou-fleur), parfois ulcérée et

saignotante [4, 5]. La surface est creusée de pertuis qui lais-

sent sourdre une substance puriforme et malodorante com-

posée de débris de kératine (fig. 4), réalisant un aspect en

« terrier de lapin » [16]. Au début, la lésion peut être confon-

due avec une verrue plantaire.

Le diagnostic de CV est clinique mais aussi anatomopatho-

logique. Notre série ainsi que les données de la littérature

montrent que les prélèvements doivent être larges, profonds

et répétés afin d’atteindre la prolifération tumorale et de pou-

voir établir le diagnostic [1, 3, 4]. En effet, la malignité est évo-

quée sur le caractère invasif en profondeur des travées

épithéliales. La prolifération épithéliale malpighienne est

très bien différenciée, les mitoses sont rares et les atypies

cytonucléaires peu nombreuses. Ainsi, les biopsies trop su-

perficielles ne trouvent le plus souvent qu’une hyperplasie

pseudo-épithéliomateuse qui peut égarer le diagnostic.

Cependant, en cas d’hyperplasie pseudo-épithéliomateuse,

les cellules sont plus basophiles et les expansions épithéliales

sont étirées et pointues alors qu’elles sont larges, allongées et

arrondies dans le carcinome verruqueux.

Le CV a une invasion essentiellement locale [2] et une évo-

lution douloureuse avec augmentation progressive et régu-

lière de taille, bourgeonnement, envahissement des tissus

sous-cutanés et impotence fonctionnelle. Dans la littérature,

l’atteinte osseuse est décrite dans environ 10 p. 100 des cas

[1, 4, 17] et l’atteinte ganglionnaire métastatique dans 4 à

5 p. 100 des cas [1, 4, 18]. Les métastases cutanées sont possi-

bles [12]. Cependant, les métastases viscérales sont excep-

tionnelles et aucune n’a été trouvée chez ces 12 malades.

La littérature ne décrit pas de cas avec localisation viscérale

métastatique prouvée. En 1978, Owen et al. ont décrit un cas

avec suspicion de métastase pulmonaire mais sans preuve

histologique [12]. Ainsi, la découverte de métastases viscéra-

les doit faire reconsidérer le diagnostic de CV.

Sur le plan thérapeutique, la prise en charge chirurgicale

semble être la meilleure alternative. Dans notre série, six ma-

lades ont été amputés soit un sur deux ce qui est supérieur

aux observations précédentes. L’excision locale est possible,

mais expose au risque de récurrences [18]. Par conséquent, il

semble préférable de proposer une amputation de membre

surtout s’il s’agit d’une tumeur étendue et si l’état général le

permet. Dans le cas contraire, il faut réaliser une exérèse la

plus complète possible afin de limiter les récidives. La techni-

que de Mohs permet l’ablation totale de la tumeur en

conservant un maximum de tissus sains. Elle convient parfai-

tement aux lésions plantaires mais elle est peu utilisée car dif-

ficile à mettre en œuvre et limitée à des centres spécialisés.

Comme le montre notre série, aucun traitement médical n’est

efficace [18]. D’autres techniques ont été proposées sans avoir

montré leur efficacité (électrodessiccation, curetage, vitamine

A haute dose, fluorouracile topique, injections intra-artérielles

de bléomycine, interféron intralésionnel, cryothérapie, laser)

[6, 3, 19]. De même, la radiothérapie est contre-indiquée ou

déconseillée du fait du risque de transformation anaplasique

[1, 2, 20]. Cet effet secondaire a été décrit chez des malades at-

teints de CV oral et de la cavité nasale mais ne l’a pas été chez

des malades ayant un CV cutané du membre inférieur.

Peu de données sur l’évolution ont été trouvées dans la lit-

térature. Parmi les cas recensés, la majorité n’avait pas déve-

loppé de récidive après exérèse chirurgicale élargie.

Cependant, le recul était en général d’environ 12 mois seule-

ment. Le CV du membre inférieur semble avoir un faible

taux de mortalité par rapport aux autres sous-types de CV du

fait de l’absence de localisations viscérales secondaires. Dans

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Carcinomes verruqueux des membres inférieurs

notre série, quatre malades sont décédés au cours de l’évolu-

tion mais il n’a pas été mis en évidence de relation directe

avec le CV. Il s’agissait de patients âgés et polypathologiques.

L’analyse pronostique de la série ne peut être réalisée compte

tenu de l’importance des perdus de vue.

Références

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