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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 1 Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique depuis le 19 ème siècle Objectifs : Il s'agira ici de montrer que la sociologie est aujourd'hui une discipline constituée, avec ses concepts, ses méthodes, ses auteurs reconnus et qu'elle apporte une contribution essentielle à la connaissance du social. Commentaires : Débuter par l’objet et les méthodes (quantitatives et qualitatives) permettra de mettre l’accent sur l’histoire de la construction de la sociologie et du débat sur les méthodes au XIX ème siècle. On étudiera ensuite les différents courants de l’analyse sociologique, structurés autour de leurs grands auteurs, tout en évitant de présenter des oppositions irréductibles entre les approches. 1 – Les précurseurs de la sociologie 1.1 – Le 19 ème siècle : un siècle de bouleversements majeurs favorables à l’émergence d’une pensée nouvelle Document 1 – La gestation de la sociologie au cours du 19 ème siècle La sociologie moderne se met en place à la fin du 19 ème siècle. Elle se dote alors d’un ensemble de caractéristiques théoriques, méthodologiques, institutionnelles qui lui confèrent le statut de discipline scientifique et la distinguent, en droit si ce n’est toujours en fait de la philosophie sociale ou de l’essayisme littéraire. L’acquisition de ce statut résulte cependant d’un lent travail historique qui s’accomplit pour l’essentiel tout au long du siècle. Certes, les grands penseurs de la philosophie des Lumières, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, vont nourrir la réflexion sociologique naissante. Mais plus encore peut-être est-ce dans les traits nouveaux de la civilisation qui s’ébauche au sortir du 18 ème siècle que s’enracine la sociologie moderne. Les débuts du 19 ème siècle sont marqués par le poids de deux révolutions sur lesquelles s’est achevé le siècle précédent : la révolution industrielle et la révolution française. Evènements de nature et de niveau différents dont le point commun est peut-être le sentiment de rupture qu’ils engendrent : la constitutions de nouveaux bassins industriels, le développement du machinisme moderne, le bouleversement des rapports entre villes et campagnes, le surgissement d’un prolétariat s’entassant dans les faubourgs urbains créent des problèmes neufs. Il ne s’agit plus de situations que la pensée traditionnelle puisse inscrire dans l’ordre naturel des choses mais de problèmes sociaux au sens moderne du terme : l’entassement, la promiscuité, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme, la morbidité précoce apparaissent liés à une organisation sociale déterminée et requièrent par là même une intervention nouvelle de la société sur elle-même. Mais ces effets du développement industriel que le 19 ème siècle ne cessera d’interroger, peuvent sembler tout autant résulter de la Révolution française et de la destruction des structures et des pouvoirs garantissant l’équilibre social traditionnel. Le sentiment de rupture ainsi engendré se manifestera dans la pensée du 19 ème par des oppositions en forme de dichotomies ; opérant à divers niveaux des variations sur la thématique de l’ancien et du nouveau elles constitueront pour certaines d’entre elles le noyau d’idées élémentaires caractéristiques de la sociologie moderne. Davantage encore, peut-être, ce sentiment génère un nouveau souci de connaissance. Il est sans doutes rapide de dire « à problèmes nouveaux, méthodes nouvelles ». Et pourtant le 19 ème siècle voit naître l’enquête sociale. Celle-ci se détache du mémoire de voyage que pouvaient pratiquer les esprits éclairés des siècles précédents. Au détail pittoresque ou à la digression philosophique elle tend à substituer la description minutieuse et le recensement détaillé. Parler de la société n’est plus seulement affaire d’idées. Mais accumuler des faits ne suffit pas à leur donner sens. Le souci de connaissance que manifeste l’enquête sociale est d’autant plus ambigu que ses liens avec le pouvoir sont multiples. Que peut-être alors une science de la société ? Ne doit-elle pas être du même type que les sciences de la nature ? Mais peut-on se contenter de décrire le réel lorsque celui-ci prend le visage révoltant de la détresse humaine ? La société est fille de l’histoire et les hommes en sont les acteurs ; vouloir la penser n’est-ce pas vouloir saisir le sens et les enjeux de son devenir ? La pensée sociale du 19 ème siècle va border indirectement ces questions qui constitueront l’une des dimensions épistémologiques fondamentales de la sociologie moderne. A travers les balbutiements d’une connaissance malhabile à associer les idées aux faits, souvent prompte à déraper dans la dénonciation et le combat ou à se satisfaire de construction plus rhétoriques que théoriques, se travaille ainsi, tout au long du siècle, le terrain sur lequel s’établira la sociologie. Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013 Q1 => Quels sont les grands changements qui affectent les sociétés au 19 ème siècle ? Q2 => Rappelez en quoi consiste « la question sociale » ? Q3 => Quelle est la conséquence de l’apparition de la question sociale sur l’étude de la société ? Q4 => A quoi doit servir la connaissance du monde social ? Q5 => Dans quelle mesure peut-on accoler l’adjectif « sociologique » (au sens fort du terme, c’est-à-dire dans un sens scientifique) aux travaux des auteurs du 19 ème qui étudient le monde social ? Document 2 – Enquêtes sociales et recueils statistiques au 19 ème siècle Le 19 ème siècle voit la mise en place progressive, tâtonnante mais irrépressible, d’un puissant appareil d’observation du social, que le 19 ème siècle n’aura plus qu’à rationaliser et à systématiser. Pour la première fois peut-être s’opère une convergence inédite et féconde entre des intérêts étatiques de contrôle social, des préoccupation humanistes et hygiénistes d’aide aux populations les plus déshéritées et un souci scientifique d’application aux faits humains des méthodes mathématiques éprouvées dans les sciences de la nature. Rien cependant de systématique dans cette rencontre,

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 1

Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique depuis le 19ème siècle

Objectifs : Il s'agira ici de montrer que la sociologie est aujourd'hui une discipline constituée, avec ses concepts, ses méthodes, ses auteurs reconnus et qu'elle apporte une contribution essentielle à la connaissance du social.

Commentaires : Débuter par l’objet et les méthodes (quantitatives et qualitatives) permettra de mettre l’accent sur l’histoire de la construction de la sociologie et du débat sur les méthodes au XIXème siècle. On étudiera ensuite les différents courants de l’analyse sociologique, structurés autour de leurs grands auteurs, tout en évitant de présenter des oppositions irréductibles entre les approches.

1 – Les précurseurs de la sociologie

1.1 – Le 19ème siècle : un siècle de bouleversements majeurs favorables à l’émergence d’une pensée nouvelle

Document 1 – La gestation de la sociologie au cours du 19ème siècle La sociologie moderne se met en place à la fin du 19ème siècle. Elle se dote alors d’un ensemble de caractéristiques théoriques, méthodologiques, institutionnelles qui lui confèrent le statut de discipline scientifique et la distinguent, en droit si ce n’est toujours en fait de la philosophie sociale ou de l’essayisme littéraire. L’acquisition de ce statut résulte cependant d’un lent travail historique qui s’accomplit pour l’essentiel tout au long du siècle. Certes, les grands penseurs de la philosophie des Lumières, Hobbes, Locke, Montesquieu, Rousseau, vont nourrir la réflexion sociologique naissante. Mais plus encore peut-être est-ce dans les traits nouveaux de la civilisation qui s’ébauche au sortir du 18ème siècle que s’enracine la sociologie moderne. Les débuts du 19ème siècle sont marqués par le poids de deux révolutions sur lesquelles s’est achevé le siècle précédent : la révolution industrielle et la révolution française. Evènements de nature et de niveau différents dont le point commun est peut-être le sentiment de rupture qu’ils engendrent : la constitutions de nouveaux bassins industriels, le développement du machinisme moderne, le bouleversement des rapports entre villes et campagnes, le surgissement d’un prolétariat s’entassant dans les faubourgs urbains créent des problèmes neufs. Il ne s’agit plus de situations que la pensée traditionnelle puisse inscrire dans l’ordre naturel des choses mais de problèmes sociaux au sens moderne du terme : l’entassement, la promiscuité, la délinquance, la prostitution, l’alcoolisme, la morbidité précoce apparaissent liés à une organisation sociale déterminée et requièrent par là même une intervention nouvelle de la société sur elle-même. Mais ces effets du développement industriel que le 19ème siècle ne cessera d’interroger, peuvent sembler tout autant résulter de la Révolution française et de la destruction des structures et des pouvoirs garantissant l’équilibre social traditionnel. Le sentiment de rupture ainsi engendré se manifestera dans la pensée du 19ème par des oppositions en forme de dichotomies ; opérant à divers niveaux des variations sur la thématique de l’ancien et du nouveau elles constitueront pour certaines d’entre elles le noyau d’idées élémentaires caractéristiques de la sociologie moderne. Davantage encore, peut-être, ce sentiment génère un nouveau souci de connaissance. Il est sans doutes rapide de dire « à problèmes nouveaux, méthodes nouvelles ». Et pourtant le 19ème siècle voit naître l’enquête sociale. Celle-ci se détache du mémoire de voyage que pouvaient pratiquer les esprits éclairés des siècles précédents. Au détail pittoresque ou à la digression philosophique elle tend à substituer la description minutieuse et le recensement détaillé. Parler de la société n’est plus seulement affaire d’idées. Mais accumuler des faits ne suffit pas à leur donner sens. Le souci de connaissance que manifeste l’enquête sociale est d’autant plus ambigu que ses liens avec le pouvoir sont multiples. Que peut-être alors une science de la société ? Ne doit-elle pas être du même type que les sciences de la nature ? Mais peut-on se contenter de décrire le réel lorsque celui-ci prend le visage révoltant de la détresse humaine ? La société est fille de l’histoire et les hommes en sont les acteurs ; vouloir la penser n’est-ce pas vouloir saisir le sens et les enjeux de son devenir ? La pensée sociale du 19ème siècle va border indirectement ces questions qui constitueront l’une des dimensions épistémologiques fondamentales de la sociologie moderne. A travers les balbutiements d’une connaissance malhabile à associer les idées aux faits, souvent prompte à déraper dans la dénonciation et le combat ou à se satisfaire de construction plus rhétoriques que théoriques, se travaille ainsi, tout au long du siècle, le terrain sur lequel s’établira la sociologie.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q1 => Quels sont les grands changements qui affectent les sociétés au 19ème siècle ? Q2 => Rappelez en quoi consiste « la question sociale » ? Q3 => Quelle est la conséquence de l’apparition de la question sociale sur l’étude de la société ? Q4 => A quoi doit servir la connaissance du monde social ? Q5 => Dans quelle mesure peut-on accoler l’adjectif « sociologique » (au sens fort du terme, c’est-à-dire dans un sens scientifique) aux travaux des auteurs du 19ème qui étudient le monde social ?

Document 2 – Enquêtes sociales et recueils statistiques au 19ème siècle Le 19ème siècle voit la mise en place progressive, tâtonnante mais irrépressible, d’un puissant appareil d’observation du social, que le 19ème siècle n’aura plus qu’à rationaliser et à systématiser. Pour la première fois peut-être s’opère une convergence inédite et féconde entre des intérêts étatiques de contrôle social, des préoccupation humanistes et hygiénistes d’aide aux populations les plus déshéritées et un souci scientifique d’application aux faits humains des méthodes mathématiques éprouvées dans les sciences de la nature. Rien cependant de systématique dans cette rencontre,

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 2

mais plutôt l’impression d’un bouillonnement et d’un foisonnement extraordinaires, mobilisant de multiples acteurs. Administrations, bureaux d’assistance, sociétés savantes lancent des enquêtes en s’appuyant sur tous ceux que leur position met en situation d’observation privilégiée : médecins, prêtres, magistrats, enseignants… (…) Par delà cette diversité des acteurs sollicités (…) se mettent en place de véritables institutions de recueil d’information : si les premiers grands recensements apparaissent au 18ème (…), c’est au début du 19ème que s’instituent les premières procédures de collecte et de publications périodiques. Concernant d’abord les données démographiques globales – mariages, naissances, décès – l’entreprise gagne les divers secteurs de la vie sociale et crée (…) la statistique industrielle, la statistique agricole, la statistique criminelle, la statistique scolaire… A côté ou en marge de ces entreprises officielles se développent des sociétés savantes (…). Elles publient régulièrement des enquêtes et comptes rendus, que la presse à son tour commente. A bien des égards, cette époque est marquée par une foi scientiste dans les vertus de la mesure, que confortent le développement des méthodes statistiques (…). Peut-on dès lors dire qu’à travers l’enquête sociale – entendue au sens large que lui donne le 19ème siècle – s’élaborent les premières formes d’une connaissance proprement sociologique ? Comme le souligne R. E. Kent (ndlr : historien de la sociologie anglais), beaucoup des enquêtes empiriques produites durant cette période vont au delà de la simple biographie descriptive. S’inaugurent très tôt des techniques de recueil d’information (questionnaires, guides d’entretien) et d’analyse statistique des données (calcul de moyenne et de pourcentages, tabulation croisée) qui anticipent très clairement les méthodes de la sociologie empirique du 20ème siècle. Bien plus, à côté de l’approche quantitative des phénomènes, tout un courant d’exploration sociale va privilégier l’étude qualitative, fondée sur l’observation in situ. Cela donnera lieu à des descriptions souvent aigües, telle celle des ouvriers du textile de Mulhouse visités par Villermé :

« Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, marchant pieds nus au milieu de la boue, et qui, faute de parapluie portent renversé sur la tête lorsqu’il pleut, leur tablier ou leur jupon de dessus, pour se préserver la figure ou le cou, et un nombre encore plus considérable de jeunes enfants, non moins pâles, non moins hâves, couverts de haillons

tout gras de l’huile des métiers tombée sur eux pendant qu’ils travaillent. (R. Villermé, Tableau de l’état physique et moral des ouvriers employés dans les manufactures de coton, de laine et de soie, 1840)

(…) Ce courant ne peut que renforcer l’idée que se constitue ainsi les prémices d’une connaissance scientifique du social. Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q6 => Comment expliquer le développement des enquêtes quantitatives au 19ème siècle ? Q7 => En quoi peut-on dire que les enquêtes sociales du 19ème siècle augurent la sociologie moderne ?

1.2 – Alexis de Tocqueville (1805-1859) et Karl Marx (1818-1884) : la recherche des principes régissant l’organisation des sociétés

Document 3 – La mise en évidence du principe organisateur de la société Enquêtes sociales et recensements statistiques procèdent au 19ème siècle d’un même souci : connaître pour agir. Les bouleversement sociaux et politiques causés par la révolution industrielle et l’émergence de nouvelles couches sociales, l’urgence et la violence des problèmes posés lient étroitement désir de connaissance et volonté d’intervention. Mais cette dernière fait basculer dans le champ du politique : les fais mis au jours servent d’arguments pour l’élaboration de lois de protection sociale ou pour la condamnation sans appel du système socio-économique. Il ne s’agit plus alors d’accumuler des informations, mais de saisir le principe régissant l’organisation de la société. Une telle entreprise peut avoir des fortunes diverses. La multiplication des courants socialistes, anarchistes et réformateurs au cours du 19ème siècle en porte témoignage. Elle a cependant un tout autre intérêt : celui d’associer dans une unité nouvelle les préoccupations et le désir de connaissance du temps aux grands modèles de la philosophie politique et de la philosophie de l’histoire. Ainsi s’esquisse une autre voie dans la construction d’une connaissance du social. L’accent n’y est plus mis sur l’accumulation de données empiriques et le dégagement de régularités statistiques, mais sur la mise en évidence d’un principe organisateur. Tocqueville et Marx, qu’il est d’usage d’opposer, représentent tous deux exemplairement cette voie.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q8 => Pourquoi oppose-ton traditionnellement A. de Tocqueville et K. Marx ? Q9 => Qu’est ce qui les réunit cependant selon l’auteur ?

1.2.1 – Alexis de Tocqueville et la démocratie comme égalisation des conditions

Document 4 – Le phénomène spécifique des systèmes démocratiques : la liberté ou l’égalité ? Si l'on veut y faire attention, on verra qu'il se rencontre dans chaque siècle un fait singulier et dominant auquel les autres se rattachent; ce fait donne presque toujours naissance à une pensée mère, ou à une passion principale qui finit ensuite par attirer à elle et par entraîner dans son cours tous les sentiments et toutes les idées. C'est comme le grand fleuve vers lequel chacun des ruisseaux environnants semble courir. La liberté s'est manifestée aux hommes dans différents temps et sous différentes formes ; elle ne s’est point attachée exclusivement à un état social, et on la rencontre autre part que dans les démocraties. Elle ne saurait donc former le caractère distinctif des siècles démocratiques. Le fait particulier et dominant qui singularise ces siècles, c’est l’égalité des conditions ; la passion principale qui agite les hommes dans ces temps-là, c’est l’amour de cette égalité.

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 3

Ne demandez point quel charme singulier trouvent les hommes des âges démocratiques à vivre égaux, ni les raisons particulières qu’ils peuvent avoir de s’attacher si obstinément à l’égalité plutôt qu’aux autres biens que la société leur présente : l’égalité forme le caractère distinctif de l’époque où ils vivent ; cela seul suffit pour expliquer qu’ils la préfèrent à tout le reste.

A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome II, Deuxième partie, Chapitre 1, 1840

Q10 => Quel est le principe organisateur des sociétés du 19ème siècle (les sociétés modernes) selon Tocqueville ?

Document 4 – Les domaines de l’égalité des conditions Quand le pouvoir royal, appuyé sur l'aristocratie, gouvernait paisiblement les peuples de l'Europe, la société, au milieu de ses misères, jouissait de plusieurs genres de bonheur, qu'on peut difficilement concevoir et apprécier de nos jours. […] Placés à une distance immense du peuple, les nobles prenaient cependant au sort du peuple cette espèce d'intérêt bienveillant et tranquille que le pasteur accorde à son troupeau ; et, sans voir dans le pauvre leur égal, ils veillaient sur sa destinée, comme sur un dépôt remis par la Providence entre leurs mains. N'ayant point conçu l'idée d'un autre état social que le sien, n'imaginant pas qu'il pût jamais s'égaler à ses chefs, le peuple recevait leurs bienfaits et ne discutait point leurs droits. Il les aimait lorsqu'ils étaient cléments et justes, et se soumettait sans peine et sans bassesse à leurs rigueurs, comme à des maux inévitables que lui envoyait le bras de Dieu. L'usage et les moeurs avaient d'ailleurs établi des bornes à la tyrannie et fondé une sorte de droit au milieu même de la force. Le noble n'ayant point la pensée qu'on voulût lui arracher des privilèges qu'il croyait légitimes ; le serf regardant son infériorité comme un effet de l'ordre immuable de la nature, on conçoit qu'il pût s'établir une sorte de bienveillance réciproque entre ces deux classes si différemment partagées du sort. On voyait alors dans la société, de l'inégalité, des misères, mais les âmes n'y étaient pas dégradées. D'un côté étaient les biens, la force, les loisirs, et avec eux les recherches de luxe, les raffinements du goût, les plaisirs de l'esprit, le culte des arts ; de l'autre, le travail, la grossièreté et l'ignorance. Mais au sein de cette foule ignorante et grossière, on rencontrait des passions énergiques, des sentiments généreux, des croyances profondes et de sauvages vertus. Le corps social ainsi organisé pouvait avoir de la stabilité, de la puissance, et surtout de la gloire. Mais voici les rangs qui se confondent ; les barrières élevées entre les hommes s'abaissent ; on divise les domaines, le pouvoir se partage, les lumières se répandent, les intelligences s'égalisent ; l'état social devient démocratique, et l'empire de la démocratie s'établit enfin paisiblement dans les institutions et dans les mœurs. […] Chacun ayant des droits, et s'étant assuré de conserver ses droits, il s'établirait entre toutes les classes une mâle confiance, et une sorte de condescendance réciproque, aussi éloignée de l'orgueil que de la bassesse. Instruit de ses vrais intérêts, le peuple comprendrait que, pour profiter des biens de la société, il faut se soumettre à ses charges. L'association libre des citoyens pourrait remplacer alors la puissance individuelle des nobles, et l'État serait à l'abri de la tyrannie et de la licence [c'est-à-dire du non respect de règles]. Je comprends que dans un État démocratique, constitué de cette manière, la société ne sera point immobile ; mais les mouvements du corps social pourront y être réglés et progressifs ; si l'on y rencontre moins d'éclat qu'au sein d'une aristocratie, on y trouvera moins de misères ; les jouissances y seront moins extrêmes et le bien-être plus général ; les sciences moins grandes et l'ignorance plus rare ; les sentiments moins énergiques et les habitudes plus douces; on y remarquera plus de vices et moins de crimes. À défaut de l'enthousiasme et de l'ardeur des croyances, les lumières et l'expérience obtiendront quelquefois des citoyens de grands sacrifices ; chaque homme étant également faible sentira un égal besoin de ses semblables ; et connaissant qu'il ne peut obtenir leur appui qu'à la condition de leur prêter son concours, il découvrira sans peine que pour lui l'intérêt particulier se confond avec l'intérêt général. La nation prise en corps sera moins brillante, moins glorieuse, moins forte peut-être ; mais la majorité des citoyens y jouira d'un sort plus prospère, et le peuple s'y montrera paisible, non qu'il désespère d'être mieux, mais parce qu'il sait être bien ?

A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique, Tome I, Introduction, 1835

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Q11 => Remplissez le tableau en vous aidant du texte : Société aristocratique (France) Société démocratique (Etats-Unis)

Objectifs centraux

La société d’Ancien Régime se donne l’objectif d’accroître la puissance et la ………. C’est pourquoi elle est cloisonnée en différents ordres : ………, ……………et …………………….

La société américaine entend éviter la ………... et procurer le ……………………. . C’est pourquoi elle se caractérise par une passion pour l’égalité.

1er critère : Comment sont attribués les

droits individuels

Les positions sont déterminées dès la ……………... La noblesse et le clergé bénéficient de ……………….. et d’une ……………………… particulière.

Les citoyens américains sont soumis aux mêmes……………….. . C’est ce qu’on appelle « l’égalité des ………………… ».

2ème critère : Comment

accède t’on au bien être

matériel ?

La société d’Ancien Régime se caractérise par une forte ……… sociale qui mène à la reproduction des ……………. et de la ……………. sociale.

Les citoyens américains ont la possibilité de prétendre au bien-être qui correspond à leurs …………… dans la mesure où ils ont des ……………… équivalentes de réussir : l’hérédité ne détermine pas leur statut. C’est ce qu’on appelle « l’égalité des chances ».

3ème critère : Comment les individus se

représentent-ils les

rapports sociaux ?

Les rapports sociaux reposent sur la croyance en la ………………….. de la domination des uns sur les autres. Les nobles se comportaient en ……………………, et le Tiers-Etat en ……………………….. .

Les rapports sociaux reposent sur la croyance en l’……………des citoyens. Aucun n’est jugé naturellement comme supérieur à l’autre, ce qui conduit à l’………………. démocratique et à « l’égalité de ……………………………».

Document 5 – Le risque de despotisme démocratique

Q12 => Quelles sont les manifestations concrètes de la démocratie pour Tocqueville ? Q13 => Expliquez en quoi consiste le despotisme démocratique et comment on y parvient. Q14 => Connaissez-vous un exemple historique dans lequel ce schéma s’est réalisé ?

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 5

Document 6 – La méthodologie de Tocqueville Le raisonnement de Tocqueville consiste (…) à rendre intelligible un comportement social à partir du principe d’organisation du système considéré. Malgré l’usage du terme de cause et le projet de cette partie de mettre en évidence l’influence de la démocratie sur les mœurs entendues au sens large, le comportement ne se laisse pas déduire du principe ; il est reconstruit dans sa logique interne et exemplifié au moyen d’anecdotes typiques. Par delà la thèse proprement sociopolitique de l’auteur s’esquisse ainsi un mode d’interprétation du social qui, dans la tradition ultérieure, sera celui de la sociologie compréhensive.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013 Q15 => A quel type de démarche sociologique peut-on associer Alexis de Tocqueville ?

1.2.2 – Karl Marx et la lutte des classes

Document 7 – Les classes sociales chez Marx Remplissez le schéma ci-dessous avec les expressions suivantes : collective, conscience, place, culturelle, homogène, opposés, rapports de production, ennemis.

Document 8 – Le matérialisme historique de Karl Marx Dans le même mouvement conceptuel, Marx fournit le principe de ce que l’on peut appeler une architectonique et une dynamique du social. La société est composée de trois étages : une infrastructure économique, une superstructure juridique et politique, des formes de conscience sociale. Entre ces trois étages la détermination s’effectue du bas vers le haut. Le principe d’organisation d’une société donnée réside donc dans son organisation économique, son mode de production qui conditionne l’ensemble de la vie sociale. Mais ce mode de production est lui même une structure dynamique associant des forces productives et des rapports de production, c’est-à-dire des rapports entre les hommes et les moyens de travail d’une part, entre les hommes entre eux de l’autre. Les forces productives sont donc susceptibles de se développer, de se multiplier, de se complexifier au fur et à mesure du développement économique. A l’inverse les rapports de production tendent à s’inscrire dans des rapports juridiques qui les figent d’autant plus qu’ils sont la base des rapports de classe : la manufacture du 16ème siècle, en rassemblant en un même lieu de multiples ouvriers, va rationaliser le processus de production en introduisant une division des tâches, et, par conséquent, accroître très fortement leur productivité. Mais le développement d’une telle forme de production suppose des ouvriers libres de s’embaucher. Elle entre donc en contradiction avec les rapports féodaux qui attachent le paysan à la terre et les législations des corporations qui lient l’ouvrier à son métier. Cette contradiction est le fondement même de la révolution industrielle, qui n’est rien d’autre que la substitution d’un mode production et d’une société capitalistes à un mode de production et une société de type féodal. Au cœur de cette exposition aussi bien qu’en celui des diverses analyses concrètes de Marx, à quelque niveau qu’elles se déploient, la notion de contradiction renvoie à une approche dialectique des phénomènes. Ceux-ci sont analysés non comme des structures fixes ou comme les effets de lois physiques mais comme les moments de processus en devenir, dont il importe de saisir l’essence. L’histoire non plus comme horizon, cadre ou fin de l’activité humaine mais comme dimension constitutive du social, fait ainsi son entrée dans la pensée sociologique naissante.

CLASSE SOCIALE Groupe social ______________ qui dispose toujours de deux

caractéristiques et peut en disposer de trois

POSITIONNEMENT Les individus faisant partie d’une même classe sociale

occupent la même _______________ dans les ____________________

C’est pourquoi Marx parle de classe des ouvriers, de classe

des paysans…

INTERETS CONSCIENTS Une classe a des

intérêts_______________ à ses ____________ de classe. Dans le capitalisme, l’intérêt

des capitalistes est d’exploiter le prolétariat, tandis que

l’intérêt du prolétariat est de se libérer de son exploitation.

CONSCIENCE DE CLASSE Les individus faisant partie d’une

même classe en soi peuvent partager une même _______ de classe, c’est-

à-dire Une identité ______________

sentiment d’adhésion aux normes et valeurs du groupe)

Une identité ________________ sentiment de partager des intérêts communs avec les membres de la clase qui permet la mobilisation

Avec ses deux éléments, on parle d’une classe en soi Avec ce troisième on parle d’une classe pour soi

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Les grands problèmes posés depuis le début des années 1830 s’éclairent alors d’un jour nouveau. Les faits rapportés par les enquêtes ouvrières sur le dénuement des couches populaires trouve une théorie susceptible d’en dégager le principe : les nouveaux rapports de production capitalistes exigent une main d’œuvre abondante et non qualifiée dont le développement du machinisme abaisse même les seuils de mobilisation de la capacité physique ; femmes et enfants peuvent prendre le chemin de la mine et des grandes fabriques de textile. La misère ouvrière n’est ni un accident ni l’effet temporaire d’une mutation économique nécessaire. Elle est inscrite au plus profond du fonctionnement capitaliste : contraint d’investir toujours plus dans les machines, chaque entrepreneur n’assure son profit qu’en accroissant parallèlement la part de plus-value qu’il retire du travail ouvrier. La baisse tendancielle des taux de profit, l’exploitation croissante de la classe ouvrière, la prolétarisation continue de la petite bourgeoisie sont autant de contradictions insurmontables vouant le capitalisme à sa ruine et à son dépassement par un nouveau mode de production. On conçoit alors combien l’analyse proprement économique du capitalisme, l’étude sociopolitique des conflits de classe qui émaillèrent le siècle et l’engagement politique au sein du mouvement socialiste naissant purent se conjoindre en une théorie unique que Marx et Engels appelèrent matérialisme historique.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q15 => Définissez les termes marxiens suivants : forces productives, rapports de production et mode de production. Q16 => Remplissez le tableau suivant :

CHANGEMENT SOCIAL (HISTOIRE)

Mode de production

Communisme primitif

Société antique Société féodale Société capitaliste

Communisme moderne

Classe dominante

Société sans

classe

Société sans

classe Classe dominée

Q17 => A quel type de rapports sociaux de production Marx associe-t-il la société moderne ? Qu’y a-t-il de commun à l’ensemble des rapports sociaux de production qui se succèdent depuis l’antiquité ? Q18 => Comment Marx explique le passage d’un mode de production à un autre ? Q19 => Complétez le schéma présentant le passage du mode de production féodal au mode de production capitaliste :

FIN DU MODE DE PRODUCTION FEODAL

NAISSANCE DU MODE PRODUCTION CAPITALISTE Q20 => Quel est le sens (l’objectif) de l’histoire ? Q21 => Quelle est l’utilité du sociologue pour Marx ?

1.3 – Auguste Comte (1798-1856) : les prémices d’une sociologie scientifique Document 9 – Auguste Comte et la loi des trois états A.Comte est l’inventeur du néologisme sociologie. La sociologie, ou « physique sociale » est la « dernière des sciences » car son objet est le plus complexe de toutes les sciences. L’objet de la sociologie possède en effet à la fois une dimension statique (l’ordre social) et une dimension dynamique (le changement social). Il faut donc expliquer de manière objective à la fois ce qui fait tenir la société et ce qui est en changement. Ce que les physiciens sont capables de faire concernant la nature, les sociologues peuvent le faire concernant la société : produire un savoir objectif et universel sur l’ordre et le changement social. Pour Comte, au cours de l’histoire, les sociétés font évoluer les manières dont elles conçoivent leur fonctionnement. Il distingue alors trois états de cette conscience de la société sur elle-même. Il existe un premier état durant lequel, la société se comprend elle-même à travers la connaissance religieuse, c’est l’état théologique.

Augmentation des forces …………………... du fait de …………………………………… => ce qui entre en contradiction avec les ……………………….. féodaux

Modification des rapports de classe : …….. déclinante alors qu’elle était la classe dominante. …………….. montante alors qu’elle était la classe dominée

Lutte des classes résolue par ………………. …………………………………………….

La ……………………. devient la classe dominante Croissance du …………………… pour alimenter le processus du capital (exploitation)

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 7

Dans un second temps, la société se comprend elle-même à partir de croyances métaphysiques (qui s’appuient sur le raisonnement). Puis dans un troisième temps, la société se comprend elle-même à partir de croyances scientifiques, c’est l’état positif. Elle atteint une connaissance rationnelle d’elle-même (qui s’appuie sur le raisonnement et l’expérience), ce qui la conduit à pouvoir éliminer les problèmes sociaux et à assurer le progrès social. L’état théologique correspond à l’ancien régime, l’état métaphysique correspond au siècle des Lumières et l’état positif est celui de la société moderne. Pour Comte, il existe donc une loi des trois états selon laquelle le changement social est le passage du stade théologique au stade métaphysique (les philosophes remplacent les hommes d’église) et du stade métaphysique au stade positif (les scientifiques remplacent les philosophes). Mais les travaux de Comte souffrent de nombreuses faiblesses méthodologiques (pas de validation empirique notamment). Q22 => Pourquoi le changement social est-il associé au progrès chez Auguste Comte ? Q23 => Remplissez le tableau qui suit :

Les 3 états Comment la société se conçoit elle-même ?

------------> SENS DE L’HISTOIRE ------------>

Document 10 – Sociologie, ordre et progrès De manière à résoudre la crise sociale, Comte ne milite pas, contrairement aux contre-révolutionnaires, en faveur d’un retour de l’histoire sur elle-même. A l’inverse des socialistes également, il ne cherche pas plus à transformer le monde par une quelconque action révolutionnaire. C’est un nouvel ordre social, basé non sur « les croyances théologiques » mais sur les acquis de la philosophie positive que Comte appelle de ses vœux. Ce positivisme se décline en deux règles élémentaires : observer les faits à l’écart de tout jugement de valeur et énoncer des lois. « Savoir pour prévoir, prévoir pour pouvoir » est la formule qui résume le mieux l’esprit philosophique positiviste. En vertu de ces préceptes, Comte rejette l’économie politique classique qu’il considère trop abstraite. Comte est persuadé qu’en combinant ordre et progrès, le positivisme dépasse la théologie et la révolution. Son secret ? l’érection d’une société unie, d’une religion de l’humanité qui consolide et améliore les fondements de la société (c’est-à-dire la religion, la famille, le langage …). Ainsi se trouve définie la mission de la sociologie, discipline qui tire partie des acquis de la méthode scientifique pour s’appliquer à l’observation et à l’énoncé de lois relatives aux phénomènes sociaux. Inspiré par la biologie moderne naissante, mais conscient des limites de l’analogie, Comte compare l’objet de la sociologie, la société, à un corps où les efforts sont coordonnés afin de réaliser un but unique. Le tout l’emporte donc sur la partie : la société est nécessairement première, elle est l’alpha et l’oméga du social : « La société se compose de familles et non d’individus. (…) Une société n’est donc pas plus décomposable en individus qu’une surface géométrique ne l’est en lignes ou une ligne en points ». (…) En fondant à sa manière la sociologie, le tour de force de Comte est d’opérer une réconciliation entre deux traditions que tout oppose : d’une part, les nostalgiques de la communauté perdue (à la façon de de Maistre ou de de Bonald), d’autre part, les tenants de l’idée de raison et de progrès.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, coll. Circa, Nathan, 2003 (2ème édition)

Q24 => Quels sont les principes de l’analyse sociologique chez Auguste Comte ? Q25 => La démarche sociologique de Comte est-elle holiste ou individualiste ? Q26 => Pour Comte, une connaissance objective du monde social est-elle possible ? Q27 => Quelle est l’utilité de la sociologie pour Auguste Comte ?

Synthèse Holisme ou

individualisme méthodologique ?

Caractéristique centrale de la

modernité

Quel est le ressort de la dynamique

historique de LT ? (les lois sociales)

Quelle est l’utilité de l’analyse

sociologique ?

Auguste Comte

Alexis de Tocqueville

Karl Marx

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2 – L’institutionnalisation de la sociologie à partir de la fin du 19ème siècle

Document 11 – La constitution de la sociologie comme discipline Jusqu’à la dernière décennie du siècle, la connaissance du social reste l’affaire de ce que l’on appellerait aujourd’hui des « amateurs » : Villermé est un médecin, Tocqueville un magistrat, Marx un journaliste, Engels, Booth des chefs d’entreprise, Le Play, Spencer des ingénieurs, Comte un mathématicien. Les milieux organisés qui parfois les supportent ne sont pas construits sur une base scientifique, mais idéologique et militante. A l’inverse, la référence scientifique devient dominante après 1880. Dans chaque grand pays surgissent des revues scientifiques, qui deviennent le lieu où la discipline naissante se construit dans l’échange, la confrontation, et l’élaboration de normes ; des sociétés se fondent, l’American Sociological Society (1895) aux Etats-Unis, la Société belge de Sociologie à Bruxelles (1900), la Sociological Society à Londres (1903), la Deutsche Gesselschaft fur Sociologie en Allemagne (1909). Enfin, les premières chaires apparaissent, donnant à la nouvelle discipline l’assise universitaire indispensable à sa reconnaissance et à sa légitimation. Ce dernier mouvement reste cependant très précaire : si Albion W. Small fonde en 1893 la première section de sociologie à l’université de Chicago, si Durkheim est nommé à Bordeaux en 1887 sur un cours de sciences sociales, les chaires restent peu nombreuses et il faut attendre 1907 pour en voir surgir une en Angleterre et 1914 en Allemagne (…). Cette première et décisive mise en place de la sociologie inaugure simultanément une de ses caractéristiques épistémiques les plus fondamentales : ce n’est pas, malgré l’univocité de son appellation, une discipline unitaire qui apparaît, mais un mode de connaissance pluriel, qui, dès sa naissance, s’inscrit dans deux « écoles » différentes : l’Ecole française et l’Ecole allemande de Sociologie.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q28 => Que doit-on entendre par institutionnalisation de la sociologie ? Q29 => Assiste-t-on à l’émergence d’une discipline unifiée ? Justifiez votre réponse.

2.1 – L’école française de sociologie : Emile Durkheim (1858-1917)

Document 12 – Le contexte socio-historique Le contenu de l’œuvre de Durkheim est inséparable du cadre socio-historique qui l’a vu naître, celui d’une 3ème République qui cherche non seulement à surmonter ses incertitudes politiques (obsession de l’unité nationale, crise du boulangisme, …) mais aussi à résoudre la « question sociale » de façon pacifique et juridique. Face à un mouvement ouvrier qui n’a jamais été aussi puissant et uni, les républicains choisissent d’intégrer la classe ouvrière grâce à de nouvelles lois sur les risques sociaux, de valoriser l’école comme canal de socialisation. Le jeune Durkheim est d’abord sensible, il est vrai, à la question de l’unité nationale. Mais à son retour d’Allemagne en 1886, (…) c’est le problème de l’intégration de l’individu à la société qui prend définitivement le pas dans l’ordre de ses préoccupations.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Document 13 – La nécessité de fonder une morale laïque L’idée centrale de Durkheim sera de constituer une connaissance scientifique des êtres humains en vue d’établir la nouvelle morale civique, libérale et séculière devant être enseignée dans les écoles du pays. Ce rabbin qu’il a refusé de devenir, que pourtant il est devenu, mais qu’il ne ce cesse de se reprocher de ne pas être sera (…) le grand prêtre et le théologien de la religion civile de la Troisième République ; (…) un prophète appelant non seulement la France mais la société occidentale moderne à corriger ces meurs en face d’une immense crise morale et sociale.

J.-A. Prades, Durkeim, collection QSJ, PUF, 1990

Q30 => Quelles sont les craintes que la société de la fin du 19ème siècle suscite chez Durkheim ? Q31 => Quelle est alors l’utilité de l’analyse sociologique pour Durkheim ? Q32 => En quoi cette position le rapproche d’Auguste Comte ?

Document 14 – La constitution de la sociologie comme science Avec Durkheim apparaît dans la tradition française une nouvelle figure du sociologue : celle du normalien, philosophe, chef d’école, soucieux d’une unité interne et raisonnée entre les idées et les faits. Les spéculations d’une pensée purement déductives sont autant rejetées que les fascinations d’un empirisme puérile. L’incessante exigence d’une construction rigoureuse de l’objet et d’une soumission des théories à l’impératif de la preuve parcourt toute l’œuvre et constitue la base d’un engagement militant de type nouveau consacré à la constitution de la sociologie comme science. (…) Dans tous (les) domaines, il a multiplié les études concrètes et les analyses. L’essentiel, cependant, du point de vue de la construction de la sociologie, réside dans deux points : d’une part, dans le projet obstinément et systématiquement conduit d’inscription de la sociologie au sein du rationalisme expérimental ; d’autre part dans l’activité opiniâtre de rassemblement et de structuration d’un milieu de recherche et de réflexion autour de ce projet.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q33 => En constituant la sociologie quels types de pensée Durkheim rejette-t-il ? Q34 => Quelles sont les caractéristiques d’une pensée scientifique selon Durkheim ?

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Document 15 – Les règles de la méthode sociologique Les Règles de la Méthode Sociologique (1895) réalisent un travail de fondation épistémologique, consistant à étendre au champ des phénomènes sociaux, la loi de la causalité à l’œuvre dans les autres domaines du réel. Cette extension est-elle légitime ? les phénomènes sociaux peuvent-ils s’y soumettre ? selon quelles modalités ? En répondant à ces diverses question Durkheim met en place (…) un programme de recherche, c’est-à-dire un ensemble cohérent et ouvert de postulats et de procédures. Le texte des Règles établit en premier lieu la spécificité et l’autonomie du social comme domaine de connaissance : les phénomènes sociaux ne se réduisent pas à des idées, des représentations, des sentiments. Ils sont extérieurs aux individus, et s’imposent à eux, même lorsqu’ils semblent être aussi intimes que le sentiment du respect ou de la piété. De tels phénomènes, bien loin de nous être immédiatement connus, sont en réalité opaques. La familiarité qu’ils présentent à nos yeux est source de prénotions, d’idées fausse. Aussi, « la première règle et la plus fondamentale, est de considérer les faits sociaux comme des choses ». Souvent mal comprise, cette règle, considérée comme l’acte de naissance de l’objectivisme en sociologie, ne postule aucune nature particulière des faits sociaux. Elle se contente de définir une approche, une posture de recherche. Le sociologue doit être face aux phénomènes sociaux comme le physicien face à ceux de la nature : « Il nous faut considérer les phénomènes sociaux en eux-mêmes, détachés des sujets conscients qui se les représentent ; il

faut les étudier du dehors comme des choses extérieures ». Ainsi construit en dehors de toute spéculation, l’objet du sociologue doit être soumis aux mêmes normes que celui des autres sciences : au primat de l’analyse causale sur l’analyse fonctionnelle et à la construction expérimentale des lois ; comme la sociologie ne peut pas procéder par expérimentation directe – les faits sociaux ne sont pas reproductibles en laboratoire – elle doit procéder par « expérimentation indirecte », c’est-à-dire par comparaison. Sur quoi doivent porter les comparaisons ? sur les variations réciproques (ndlr concomitantes) des divers facteurs étudiés : si un phénomène B (par exemple l’accroissement du taux de suicide) varie comme un phénomène A (par exemple le poids des protestants dans la population globale), c’est qu’entre A et B existe un rapport de causalité, direct ou indirect, qu’il appartient au sociologue de mettre à jour. La voie est ainsi tracée à l’élaboration de véritables lois sociologiques : « la concomitance constante est donc, par elle-même une loi, quel que soit l’état des phénomènes restés en dehors de la comparaison.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q35 => Quelle définition Durkheim attribue-t-il au fait social ? Q36 => Le fait social renvoie-t-il à l’individu ou au groupe ? Q37 => Pourquoi le fait social est-il doté d’un pouvoir de coercition ? Q38 => Comment se fonde l’objectivité de la démarche de Durkheim ? Q39 => Quelles sont les règles de la méthode sociologique chez Durkheim ? Q40 => Quel type d’enquête les règles de la méthode induisent-elles ?

Document 16 – Le Suicide (1897) L’apport de Durkheim, malgré l’hostilité généralisée qui accompagna la sortie des Règles, n’aurait déjà pas été mince, s’il s’était contenté de ce travail de clarification et d’épuration épistémologiques. Mais avec Le Suicide, il a donné, de façon presque simultanée, une éclatante démonstration de la porté et de la fiabilité du rationalisme expérimental appliqué à la sociologie. Il y avait, dans le choix du thème, une provocation évidente : le suicide n’est-il pas l’acte le plus intime, le moins social qui soit, celui où l’individu se retrouve seul, face à sa conscience ? Un tel acte pouvait facilement être le cheval de bataille de tous ceux qui, à l’époque, récusaient la possibilité d’une sociologie scientifique au nom de l’individu, et pourfendaient, à la suite de Gabriel Tarde, le programme durkheimien. Mais il devenait par là-même l’objet rêvé d’une mise à l’épreuve du postulat de la réductibilité des phénomènes sociaux au principe de causalité. Le Suicide est l’un des textes paradigmatiques de la sociologie moderne. (…) Il constitue la mise en œuvre première et exemplaire d’un mode d’intelligibilité déterminé : celui de l’analyse causale. Nous retiendrons deux points afin de faire ressentir la nouveauté de la démarche durkheimienne :

- Durkheim inaugure son texte par deux développements. Le premier consiste à passer du sens flou assigné au mot suicide à une définition rigoureuse ; le second, à mettre en évidence la pertinence d’une approche sociologique au moyen d’une étude détaillée des tables de suicide fournies par les statistiques officielles. Il apparaît que le nombre absolu des suicides est remarquablement constant pour une société donnée ; qu’il varie par sauts, à l’occasion de crises sociales. Si, allant plus loin, on établit des taux de suicide, on constate que ceux-ci, constants au sein d’une même société, peuvent varier du simple au triple d’une société à l’autre ! Transformé en une quantité déterminée le suicide manifeste donc des propriétés particulières, irréductibles à une simple somme de comportements aléatoires : les données statistiques ne sont plus ici des illustrations au service d’une thèse, mais le matériau travaillé où s’élaborent simultanément les hypothèses et leurs vérification.

- Les diverses variations des taux de suicide – selon le pays, selon la région, selon la saison, selon le sexe, selon la confession religieuse, etc. – autorisent la construction d’explications particulières et l’élaboration, à partir de celles-ci d’une théorie. A chaque fois, la variation constatée doit être interrogée afin que soit mise en évidence la relation de causalité qu’elle implique. Les protestants se suicident davantage que les catholiques. Est-ce parce que leur doctrine est en ce point plus permissive ? Non. Ils ont également un niveau d’instruction supérieur aux

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 10

catholiques, serait-ce là la cause ? Non, il faut remonter à ce qui, structurellement, distingue le protestantisme du catholicisme : dans un cas les croyances traditionnelles et la cohésion sont fortes, dans l’autre, l’encouragement au libre examen et l’individualisme émoussent cette cohésion. La cause du facteur B (taux de suicide plus élevé) peut être recherchée dans le facteur A (niveau d’intégration plus faible). On établit ainsi une relation qui, comparée à d’autres du même type, est susceptible de produire une explication générale : une étude détaillée des statistiques révèle que les hommes mariés se suicident beaucoup moins que les célibataires et les veufs ; dans les sociétés politiques, les périodes de crise sont liées à une chute du taux de suicide, comme si l’effervescence et la mobilisation qu’elles suscitent protégeaient de la mort volontaire. Dans chacun de ces cas, le suicide varie en raison inverse du degré d’intégration des groupes sociaux dont fait partie l’individu.

On a donc affaire à une variété spécifique de suicide, que Durkheim appellera suicide égoïste, pour le distinguer des deux autres formes que la même méthode mettra en évidence : le suicide altruiste et le suicide anomique.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q41 => Montrez en quoi Le Suicide constitue une mise en œuvre des Règles de la méthode sociologique.

Document 17 - De la division du travail social (1893) Dans De la division du travail social, la thèse massive soutenue par Durkheim est que la division du travail a d’abord pour fonction de produire de la solidarité sociale. Cette assertion n’est pas neutre dans le contexte intellectuel où évolue Durkheim. En effet, prendre une telle position, c’est s’opposer aux thèses qui analysent la division du travail comme facteur de désordre. Mais c’est prendre le contre-pied également des thèses qui réduisent la division du travail à une source de progrès économique (les économistes classiques) ou encore celles qui analysent cette division comme un simple moyen pour les hommes de vivre sans contraintes en société, le lien social se réduisant dans cette perspective à l’échange économique (Spencer). Pour Durkheim, le progrès de l’industrie (…) et les services économiques que peut rendre la division du travail sont peu de choses à côté de l’effet moral que produit cette dernière. La division du travail engendre une intégration du corps social, elle permet de répondre aux besoins d’ordre et d’harmonie. Elle est, de ce fait, un facteur premier de cohésion et de solidarité. Pour mener sa démonstration en toute rigueur, Durkheim prend le droit comme indicateur de l’évolution des sociétés. Aux yeux de Durkheim, le droit est en effet un phénomène extérieur et objectivé qui présente l’avantage de reproduire fidèlement les diverses formes de solidarité sociale. (…) Pour Durkheim, il existe une sorte de loi de gravitation du monde social qui conduit la solidarité mécanique à se raréfier au profit d’une solidarité organique toujours croissante. Comment rendre compte dans ce cadre de l’essor de la division du travail ? Certainement pas, affirme Durkheim, aux moyens des explications fournies par les économistes classiques. Ces derniers croient que la recherche de bonheur passe par l’obtention de davantage de richesses, la richesse étant atteinte avec d’autant plus de facilité que la division du travail est effective. (…) Pour Durkheim, c’est l’augmentation du volume et de la densité matérielle et morale des sociétés qui sont déterminants. L’accroissement démographique, la coexistence d’individus toujours plus nombreux sur une même surface géographique et la multiplication des communications sociales ont en effet pour conséquence de susciter une lutte pour la vie. (…) Pour survivre, les hommes doivent créer une nouvelle forme de solidarité en démultipliant les rôles et en divisant le travail. Durkheim est conscient de l’existence de formes de division du travail qui ne produisent pas de solidarité sociale. Tel est le cas en situation d’anomie. (…) La rupture anomique se fait jours dès que l’on brise la conscience commune des individus (…). Dans tous les cas, (…) pour remédier aux troubles du corps social, c’est bien une articulation entre individualisme et solidarité qu’il s’agira d’inventer.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q42 => Comment Durkheim explique-t-il le passage des sociétés traditionnelles aux sociétés modernes ? Q43 => Quel est l’indicateur qu’utilise Emile Durkheim pour rendre compte des transformations de solidarité ?

Document 18 – Solidarité mécanique et solidarité organique La solidarité mécanique est dominée par la primauté de la conscience collective définie comme « l’ensemble des croyances et de sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société ». Dans les sociétés à solidarité mécanique, les individus ont des pratiques similaires et partagent les mêmes valeurs, croyances et sentiments. Dans ce type de société, la conscience collective est maximale et la conscience individuelle réduite à presque rien. La solidarité est maintenue par la sanction pénale qui exprime la réaction de la collectivité contre quiconque offense les sentiments collectifs. L’individu est donc soumis à une forte pression du groupe et ne peut développer une personnalité propre. La solidarité organique repose sur la division du travail qui rend les hommes économiquement dépendants les uns des autres. La conscience collective devient plus indéterminée et laisse plus de place aux variations individuelles. [...] Cependant, si la conscience collective s’altère, les individus restent soumis à des systèmes de normes et valeurs communes dans chacun des groupes particuliers auxquels ils appartiennent. Simplement, ces règles n’ont pas la même force et n’exercent pas la même contrainte que celles nées de la conscience collective.

Henri Mendras, Jean Etienne, Les grands auteurs de la sociologie, collection initial, Hatier, 1996

Q44 => Qu’est-ce que la conscience collective ? Q45 => Dans quel type de société est-ce que la conscience collective a le plus de poids ? Q46 => Pourquoi Emile Durkheim a dénommé « organique » la solidarité des sociétés modernes ? Q47 => En utilisant le vocabulaire durkheimien, définissez ce qu’est l’individualisme.

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 11

Document 19 – Quand la division du travail ne produit pas de solidarité Si la division du travail ne produit pas la solidarité, il y a un état d’anomie. Les relations entre les différents organes de la société doivent être réglementées. Il faut que chacun soit constamment averti du besoin qu’il a des autres afin que soit conservé un vif sentiment de mutuelle dépendance. Or la division du travail pousse à une « individuation » croissante, elle tend à alléger, sans être capable de les remplacer, les règles juridiques et morales qui encadraient l’ancien système. Il s’agit du principal problème de la modernité. (…) Dans les sociétés à forte division du travail, le lien social n’est plus mécanique, il ne découle plus de la proximité naturelle des individus propres aux sociétés peu divisées, c’est donc à la société de le produire.

« Nous pouvons donc dire d’une manière générale que la caractéristique des règles morales est qu’elles énoncent les conditions fondamentales de la solidarité sociale. Le droit et la morale, c’est l’ensemble des liens qui nous attache les

uns aux autres et à la société, qui font de la masse des individus un agrégat et un tout cohérent. Est moral, peut-on dire, ce qui est source de solidarité, tout ce qui forme l’homme à compter avec autrui, à régler ses mouvements sur autre chose que les impulsions de son égoïsme, et la moralité est d’autant plus solide que ses liens sont plus nombreux et forts » (…)

« Ce qu’il faut, c’est faire cesser cette anomie (…) Nous ne souffrons pas parce que nous ne savons plus sur quelle notion théorique appuyer la morale que nous pratiquions jusqu’ici ; mais parce que, dans certaines de ces parties, cette morale est irrémédiablement ébranlée, et que celle qui nous est nécessaire n’est qu’en train de se former. (…) Notre anxiété ne vient pas de ce que la critique des savants a ruiné l’explication traditionnelle qu’on nous donnait de nos devoirs et, par conséquence, ce n’est pas un nouveau système philosophique qui pourra jamais le dissiper ; mais, c’est que , certains de

ces devoirs n’étant plus fondés dans la réalité des choses, il en résulte un relâchement qui ne pourra prendre fin qu’à mesure qu’une nouvelle discipline s’établira et se consolidera. En un mot notre premier devoir actuellement est de nous

faire une morale. (E. Durkheim, De la division du travail social, 1893) Combattre la tendance à l’anomie qui résulte de cette « individuation » exagérée, c’est le projet politique de Durkheim. Il préconise ce que l’on pourrait appeler des « arrangements institutionnels » - c’est-à-dire des actions volontaires de la société sur elle-même – selon trois axes principaux : 1) un système de valeur rigoureux : une morale laïque et républicaine remplaçant l’ancienne morale religieuse ; 2) une socialisation renforcée (éducation scolaire) car les instances traditionnelles se révèlent soit insuffisantes (familles), soit inadaptées (église) ; et 3) des structures professionnelles fortement intégratrices (les corporations) pour encadrer les individus.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, collection U, Armand Colin, 2005 (2ème édition)

Q48 => Pour E. Durkheim qu’est-ce que l’anomie ? Q49 => Pourquoi la division du travail peut devenir anomique et compromettre la solidarité ? Q50 => Quelles solutions préconise E. Durkheim pour dépasser ce problème ?

Synthèse : Solidarité mécanique/solidarité organique Dans l’idéal-type SOLIDARITE MECANIQUE SOLIDARITE ORGANIQUE Quels sont les types de groupes sociaux concernés ?

GROUPES REDUITS Communautés de taille réduite fondées sur

l’ordre social traditionnel Exemples : clan, famille, village...

GROUPES LARGES Grandes société modernes fondées sur la division

du travail Exemples: société française actuelle

A quoi les individus sont-ils surtout attachés ?

ATTACHEMENT A LA COUTUME Liens du sang, lien du sol, sentiment de sacré

Exemples: mêmes comportements, croyances...

ATTACHEMENT A LA LIBERTE INDIVIDUELLE ET A L’UTILITE Je suis libre mais j’ai besoin des autres

Exemple : polythéisme des valeurs, des croyances

Quel est le poids de la conscience individuelle et de la conscience collective ?

COMMUNAUTARISME L’individu n’est qu’un agent du groupe auquel il

appartient. La conscience collective l’emporte sur la conscience individuelle, ily a un “attachement général et indéterminé de l’individu au groupe”.

INDIVIDUALISME La conscience collective se relâche au profit

d’une conscience individuelle plus autonome. L’individu se différencie de la communauté : il est

l’acteur de ses propres actions et relations. Il se crée ses propres réseaux sociaux.

Comment s’acquiert la cohésion sociale ?

La solidarité est automatique dés la naissance PAR RESSEMBLANCE

Puisque chaque individu se conforme très tôt aux normes et valeurs dominantes, la solidarité

est acquise d’emblée : poids de la tradition.

La solidarité s’acquiert PAR LA DIVISION DU TRAVAIL

Dans la divisions sociale du travail se créent des complémentarités entre des individus : des

individus spécialisés vont forcément échanger avec d’autres individus spécialisés d’où des

interdépendances multiples.

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 12

Comment est préservée la cohésion sociale par le droit ?

PAR LE DROIT REPRESSIF (exemple : droit pénal)

Dans une société à solidarité mécanique, la contrainte sociale est très forte et l’attachement à

la tradition très ancrée. La déviance est par conséquent peu tolérée. Tout manquement à la norme s’accompagne d’une réaction passionnée et donc de sanctions violentes. La peine infligée est le moyen par lequel les membres du groupe se vengent de l’outrage fait à la morale ou à la

conscience collective Exemple : ne pas porter atteinte à un lieu sacré

PAR LE DROIT RESTITUTIF (exemple : droit commercial)

Dans une société à solidarité organique, l’individualisme est la norme. Les individus

agissent plus librement, ce qui peut donner lieu à des problèmes. (la liberté des uns s’arrêtent là où

commence celle des autres) La peine infligée vise à donner réparation

(financière principalement) et donne donc lieu à une réaction raisonnée. L’objectif est de remettre en état ce qui a pu être dérangé pour que le corps

social poursuive son bon fonctionnement.

Conclusion La solidarité mécanique est une forme d’interdépendance (propre aux communautés traditionnelles), mettant en jeu des individus fortement influencés par la conscience collective et aux tâches faiblement différenciées.

La solidarité organique est une forme d’interdépendance (propre aux sociétés modernes), mettant en jeu des individus faiblement influencés par la conscience collective, et aux tâches fortement différenciées.

2.2 – L’école allemande de sociologie

2.2.1 – Max Weber : une sociologie compréhensive du monde moderne

Document 20 – Rejet des visions téléologiques de l’histoire et individualisme méthodologique Auteur classique de la tradition sociologique, Weber peut être considéré à l’égal de Durkheim comme le fondateur d’un courant fécond et toujours vivace. (…) L’originalité majeure de Weber réside dans un parti pris résolument antitéléologique. Selon Weber, l’histoire est indéterminée. Pour décrypter le monde social, il importe de comprendre aussi l’action des hommes du point de vue du sens et des valeurs et non simplement à partir de seules causes et contraintes extérieures.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q51 => Que signifie avoir une vision téléologique de l’histoire ? Quels sont parmi les auteurs étudiés ceux qui adoptent cette vision ? Q52 => Parmi les sociologues que nous avons étudiés, dites quels sont ceux qui se rapprochent de Weber et ceux qui s’en distinguent. Justifiez vos réponses.

Document 21 – La sociologie de Max Weber : comprendre pour expliquer (1) « Comprendre par interprétation l’activité sociale », telle doit être la première démarche sociologique. Cette logique du comprendre, Weber, n’en est pas à proprement parler le père. Elle a été formulée par un philosophe allemande W.Dilthey. (…) Dilthey opère une distinction entre les méthodes des sciences de la nature de celles des sciences de l’esprit. Le propre des sciences de l’homme par rapport aux sciences de la nature est d’être confrontées à des êtres de conscience qui agissent en fonction de valeurs, de croyances, de représentations, de calculs rationnels et qui ne se bornent pas à réagir aux stimulations de l’environnement. Au regard des sciences de la nature et loin de toute tentation positiviste, les sciences humaines doivent, conclut Dilthey, adopter une démarche spécifique : la méthode compréhensive. Cette dernière vise à reconstruire le sens que les individus assignent à leurs actions. Aussi, note Weber, lorsque le sociologue emprunte la méthode compréhensive, il ne considère pas les phénomènes sociaux comme la simple expression de causes extérieures qui s’imposent aux hommes. Contrairement à Durkheim, Weber ne substantialise pas la société pour l’ériger en une réalité supérieure. L’action sociale est le produit des décisions prises par des individus qui donnent eux-mêmes un sens à leur action. Dans la sociologie wébérienne, le complément logique et nécessaire à la démarche compréhensive est l’analyse causale. Restituer le sens immanent à une action ne saurait suffire. (…) il importe de mettre à jour des enchaînements entre les phénomènes. (…) A suivre ces enchaînements, l’on s’aperçoit vite qu’aucun individu n’est maître des conséquences provoquées par ses actions. (…) Si les activités sociales sont chargées de sens pour les individus, le déploiement de celles-ci ne se fait pas sans heurts ni contradictions.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q53 => Pour Weber, quelle est la première étape du raisonnement sociologique ? Q54 => Quelle est alors la deuxième étape du raisonnement sociologique ? Q55 => Distinguez la démarche wébérienne de la démarche durkheimienne.

Document 22 – Comprendre pour expliquer (2) « Nous appelons sociologie (au sens où nous entendons ici ce terme utilisé avec beaucoup d’équivoques) une science qui se propose de comprendre par l’interprétation l’activité sociale et par là d’expliquer causalement son déroulement et ses effets. Nous entendons par ‘activité’, un comportement humain (peu importe qu’il s’agisse d’un acte

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extérieur ou intime, d’une omission ou d’une tolérance) quand et pour autant que l’agent ou les agents lui communiquent un sens subjectif. Et par ‘activité sociale’, l’activité qui, d’après son sens visé par l’agent ou les agents, se rapporte au comportement par rapport auquel s’oriente son déroulement. » (Max Weber, Economie et société, 1920) C’est par cette définition que Weber attaque le chapitre consacré aux « concepts fondamentaux de la sociologie’ qui ouvre sa principale œuvre sociologique. Ces quelques lignes ont autant d’importance, par ce qu’elles résument et par ce qu’elles impliquent, pour la construction de la sociologie, que la fameuse Règle de Durkheim rappelée plus haut. Elles définissent à la fois un objet et une méthode : le premier est l’activité sociale, la seconde la compréhension. Là où Durkheim aurait parlé de ‘faits sociaux’, Weber parle d’‘activité sociale’. Qu’implique cette différence ? la mise en œuvre d’un point de vue et d’un mode d’approche radicalement différents. Weber sélectionne comme seul objet de la sociologie, les comportements à la fois doués de sens et orientés vers autrui. Cette définition restrictive exclut certains comportements qui, apparemment sembleraient relever de la sociologie : la contemplation, la prière solitaire, le choc de deux cyclistes, l’ouverture simultanée des parapluies dans une foule lorsque la pluie commence à tomber… Ces divers exemples pris un peu plus loin par Weber manifestent l’absence de l’un ou de l’autre critère. Surtout, ils permettent de préciser le sens de la construction d’objet résultant de leur mise en œuvre : « La collision entre deux cyclistes, par exemple, est un simple événement, au même titre qu’un phénomène de la nature. Serait une activité sociale la tentative d’éviter l’autre et les injures, la bagarre ou l’arrangement à l’amiable qui suivrait la collision. » La simple collision est un phénomène physique. Qu’elle mette en jeu des objets naturels ou des produits de l’industrie humaine ne change en rien la nature de l’événement. Il suffit d’appliquer les lois de la mécanique pour en rendre compte : en procédant ainsi, on explique causalement le fait. A l’inverse, injures, bagarre, arrangement à l’amiable sont des comportements dotés d’un sens pour les acteurs de la situation. Ils ne sont pas déductibles de lois générales, ils ne se réduisent pas à des rapports de cause à effet, mais expriment une intentionnalité consciente : pour en rendre compte, il faut les comprendre. Dans la mesure où l’activité humaine n’est pas réductible à des rapports de cause à effet, mais manifeste l’intentionnalité des acteurs, le sens qu’ils donnent à leurs actions, elle requiert une autre méthode que celle en œuvre dans les sciences de la nature, précisément celle de la compréhension par interprétation. Ainsi construction de l’objet et détermination de la méthode sont liées de façon interne.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q56 => L’objet d’étude de la sociologie wébérienne est l’action sociale. Comment la définir ? Q57 => Pourquoi ‘ouvrir un parapluie quand il pleut’ ou bien encore ‘une collision entre 2 cyclistes’ ne sont pas des actions sociales alors que ‘les disputes après la collision’ en constituent une. Q58 => Pourquoi les méthodes des sciences de la nature ne peuvent pas s’appliquer aux actions sociales pour en rendre compte ? Quelle démarche faut-il mettre en œuvre ? Q58BIS => Chez Weber en quoi consiste l’étape de l’explication ?

Document 23 – Compréhension et idéal-type La recherche des causalités (« l’explication ») passe chez Weber par une démarche compréhensive. La compréhension consiste d’abord à retrouver le sens subjectif, immédiat, que les acteurs donnent à leur action. Mais elle est aussi un procédé analytique et théorique d’interprétation du sens subjectif. Comprendre chez Weber, ce n’est pas seulement se mettre à la place de l’acteur, mobiliser de l’empathie, réaliser une saisie immédiate, introspective, du sens subjectif. C’est construire objectivement des modèles d’analyse, des outils conceptuels qui ne s’arrêtent pas à la description du réel mais en permettent l’analyse.

« Plus que tout autre, Weber a souligné que les schèmes signifiants élaborés par la sociologie sont des artefacts théoriques, ‘étrangers à la réalité’, selon sa propre terminologie. (…) Le constructivisme délibéré de la méthodologie wébérienne suffit en vérité à interdire d’entendre lka compréhension à laquelle invite sa sociologie dans le sens d’une démarche introspective ou d’une phénoménologie du vécu. (C. Colliot-Thélène, Max Weber et l’histoire, PUF, 1990)

L’idéal-type est une parfaite illustration de la démarche prônée par Weber. C’est une reconstitution stylisée d’une réalité dont l’observateur a isolé les traits jugés les plus significatifs. Il s’agit donc d’un outil théorique forgé par l’observateur, un modèle d’intelligibilité. L’homo oeconomicus ou la bureaucratie sont des idéaux-types, il s’agit de forme pure dont on ne rencontre jamais aucun exemplaire dans la réalité, mais qui permettent de cerner les tendances propres à une catégorie d’acteur ou d’organisation sociale. « Elle (ndlr : la théorie de l’économie) nous présente en effet, un tableau idéal des évènements qui ont lieu sur le marché des biens, dans le cas d’une société organisée selon le principe de l’échange, de la libre concurrence et d’une activité strictement rationnelle. (…) Cette construction a le caractère d’une utopie que l’on obtient en accentuant par la pensée des éléments déterminés de la réalité. (…) Il (ndlr : l’idéal-type) est donc l’idée de l’organisation moderne en une économie de l’échange (…). (…) on forme le concept d’économie urbaine non pas en établissant une moyenne des principes économiques qui ont existé effectivement dans la totalité des villes examinées, mais justement en construisant un idéal-type en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément, diffus et discrets, que l’on trouve tantôt en grand nombre, tantôt en petit nombre, et par endroits pas du tout, qu’on ordonne selon les précédents points de vue choisis unilatéralement pour former un tableau de pensée homogène. On ne trouvera nulle part empiriquement un pareil tableau dans sa pureté conceptuelle : il

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est une utopie. Le travail historique aura pour tâche de déterminer dans chaque cas particulier combien la réalité se rapproche ou s’écarte de ce tableau idéal (…). Appliqué avec prudence, ce concept rend le service spécifique qu’on en attend au profit de la recherche et de la clarté. (Max Weber, Essai sur la théorie de la science, 1918)

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, collection U, Armand Colin, 2005 (2ème édition)

Q59 => Définissez ce qu’est l’idéal-type chez Weber. Q60 => Quelle est l’utilité de l’idéal type dans la sociologie compréhensive de Weber ? Q61 => Pourquoi qualifie-t-on l’approche de Weber de nominaliste ? En quoi cela le distingue-t-il de Durkheim ? Q62 => recherchez quels sont les quatre types-idéaux d’action sociale chez Weber.

Document 24 – L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (1905) L’œuvre exemplaire de Weber, où s’éprouve la fécondité et la fiabilité de l’approche proposée est à n’en pas douter L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme, qui occupe dans la tradition sociologique une place comparable à celle du Suicide. (…) La détermination de l’esprit du capitalisme aussi bien que celle de l’éthique protestante procèdent, par appui sur certains textes ou documents, de la mise en évidence d’un sens idéal-typique, c’est-à-dire d’un sens reconstruit par le chercheur à partir de la constellation de significations capables d’exprimer au mieux la nature singulière des ces individualités historiques que sont le protestantisme et le capitalisme. Mais cela ne suffit encore pas : si des homologies entre idéaux-types ont un sens pour le chercheur et suggèrent des relations particulières, toute action de l’un sur l’autre contredit le postulat nominaliste. Or c’est à ce niveau que Weber est le moins explicite. L’essentiel de l’objectif de l’ouvrage étant de construire rigoureusement les deux idéaux-types et de montrer l’antériorité de l’un sur l’autre, il ne développe pas une thèse qu’il se contente d’illustrer par des faits typiques : le passage de l’éthique protestante à l’esprit du capitalisme se réalise par la médiation d’un nouveau comportement économique, d’une nouvelle rationalité de l’action des acteurs. Le protestantisme n’a pas créé l’esprit du capitalisme ; il a donné à des agents économiques, confrontés à des problèmes économiques un support idéologique, leur permettant d’inscrire leur comportement dans une rationalité neuve. L’essence du capitalisme, l’idée du profit comme rentabilisation de chaque élément et de chaque instant, trouve dans l’ascétisme protestant une justification et un aliment. Un nouveau comportement économique apparaît alors, et il suffit qu’il pénètre un secteur économique traditionnel – comme celui du tissage à domicile dont Weber développe l’exemple – pour qu’il le révolutionne sans que la structure de ce dernier ne soit dans un premier temps touchée. Le comportement singulier de personnes singulières, reste bien, en dernière analyse, l’élément explicatif ultime.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, Quadrige, PUF, 2013

Q63 => Montrez en quoi L’Ethique protestante constitue une application stricte du programme scientifique défini par Weber.

Document 25 – La distinction puissance et domination Toutes les relations sociales ne sont pas équilibrées. Certains individus doivent se soumettre et obéir, tandis que les autres peuvent dominer et ordonner. Ces relations d’infériorité et de supériorité peuvent résulter du simple usage de la force physique (…) ou d’une position légitime (…). Cela amène Weber à distinguer puissance et domination :

- Pouvoir ou puissance : « chance de trouver des personnes prêtes à obéir » ou « toute chance de faire triompher au sein d’une relation sociale sa propre volonté, même contre des résistances, peu importe sur quoi repose cette chance » (M. Weber, Economie et société, 1920)

- Domination ou autorité : « La chance de trouver des personnes déterminables prêtes à un ordre de contenu déterminé ». « Tout véritable rapport de domination comporte un minimum de volonté d’obéir, par conséquent un intérêt, extérieur ou intérieur, à obéir » (op. cit.). La domination est donc un pouvoir légitime, c’est l’obéissance acceptée qui lui confère efficacité et pérennité.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q64 => Expliquez la distinction entre puissance et domination chez Weber ? Q65 => Expliquez la phrase soulignée.

Document 26 – Les différents types de domination Dans la réalité, l’activité se rapproche plus ou moins de l’un de ces types d’idéaux ; bien souvent, elle les combine. Plus encore, Weber constate que la vie sociale est faite d’interactions, qu’elle déborde d’oppositions, de conflits et de compromis. Au cœur de relations sociales pétries par les luttes, le sociologue allemand perçoit en fait la domination. (…) C’est pourquoi Weber adjoint à chaque type d’activité (traditionnelle, affective et rationnelle) un type de domination particulier. Weber définit la domination comme « la chance de trouver une personne déterminée à obéir à un ordre de contenu déterminé ». Mais tout pouvoir a besoin d’être justifié. La domination s’accompagne nécessairement d’une forme de légitimité dont la fonction est de normaliser ce qui est. Cette légitimité n’est en fait qu’une croyance sociale, celle qui valide le pouvoir détenu par le(s) dominant(s). Le sociologue distingue trois formes de domination et de légitimité typiques : la domination traditionnelle fonde sa légitimité sur le caractère sacré de la tradition ; la domination charismatique est issue d’une personnalité dotée d’une aura exceptionnelle ; la domination légale s’appuie sur le pouvoir

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d’un droit abstrait et impersonnel. Il est lié à la fonction et non à la personne. Le pouvoir dans les organisations modernes se justifie ainsi par la compétence, la rationalité des choix et non par des vertus magiques ou un droit ancestral.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q66 => Quels sont les différents types de domination chez Max Weber ? Rapprochez chaque type de domination d’un type d’activité sociale. Q67 => Donnez des exemples pour chaque type de domination. Q68 => Quel type de domination se développe-t-il dans le monde moderne ?

Document 27 – La spécificité du monde moderne : la rationalisation des conduites Selon Weber, le processus historique qui mène à la modernité est une forme de rationalisation des conduites, qu’elles soient d’ordre social, politique, religieux, économique, juridique, artistique… ainsi la rationalité tend à s’imposer, les actions rationnelles en finalité tenant une part toujours croissante. Toutes les institutions (bureaucratie, système politique, droit, entreprise…) et toutes les œuvres (art, science, idéologie) bénéficient de ce mouvement irrésistible qui explique le changement social et économique spectaculaire des derniers siècles. Il conduit à universaliser et dépersonnaliser les rapports sociaux. La science utilise les mathématiques et l’expérimentation. L’économie moderne utilise la gestion et le calcul aux fins de maximiser la production, alors que les sociétés agraires étaient gouvernées par la tradition ; ses méthodes nécessitent « la séparation du ménage et de l’entreprise ». L’art lui-même est touché : ainsi depuis la Renaissance, la musique tend vers des méthodes rationalisantes (harmonie, système de notation, organisation de l’orchestre…). Le droit est gagné par le principe de rationalité quand il déduit des règles à partir de principes de base universels. Les liens de fidélité personnels au fondement du pouvoir féodal cèdent la place à la bureaucratie. « Le bureaucrate, le bureaucrate spécialisé lui-même, est sans doute un phénomène fort ancien dans maintes sociétés, et des plus différentes. Mais à aucune autre époque, ni dans aucune autre contrée, on n’aura éprouvé à ce point combien l’existence sociale toute entière, sous ses aspects politiques, éthiques, économiques, dépend inévitablement, totalement d’une organisation de bureaucrates spécialisés et compétents. Les tâches majeures de la vie quotidienne sont entre les

mains de bureaucrates qualifiés sur le plan technique et commercial, et surtout de fonctionnaires de l’Etat qualifiés sur le plan juridique. » (Max Weber, L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme, 1905)

Le processus de rationalisation se traduit principalement par un recul du religieux et du magique dans les rapports entre les individus et leur environnement. Les formes de pensée évoluent : recul du mystique et essor de la raison. Ce processus – à la fois triste et nécessaire (aux deux sens du terme : utile et inéluctable) – est superbement nommé par Weber « désenchantement du monde » car il enlève aux évènements leur part de mystère, marginalise le mythe la magie et la transcendance. « Essayons d’abord de voir clairement ce que signifie en pratique cette rationalisation intellectualiste que nous devons à

la science et à la technique scientifique. Signifierait-elle par hasard que tous ceux qui sont assis dans cette salle possèdent sur leurs conditions de vie une connaissance supérieure à celle qu’un Indien ou un Hottentot peut avoir des

siennes ? Cela est peu probable. Celui d’entre nous qui prend le tramway n’a aucune notion du mécanisme qui permet à la machine de se mettre en marche (…). Nous n’avons d’ailleurs pas besoin de le savoir. Il nous suffit de pouvoir compter

sur le tramway (…) ; mais nous ne savons pas comment on construit une telle machine en état de rouler. Le sauvage au contraire connaît incomparablement mieux ses outils. Lorsqu’aujourd’hui nous dépensons une somme d’argent, je

parierais que chacun ou presque de mes collègues économistes donnerait une réponse différente à la question : comment se fait-il qu’avec la même somme d’argent on peut acheter une quantité de choses tantôt considérable tantôt minime ?

Mais le sauvage sait parfaitement comment s’y prendre pour se procurer sa nourriture quotidienne et il sait quelles sont les institutions qui l’y aident. L’intellectualisation et la rationalisation croissante ne signifient donc nullement une connaissance générale croissante des conditions dans lesquelles nous vivons. Elles signifient bien plutôt que nous

savons ou que nous croyons qu’à chaque instant nous pourrions, pourvu seulement que nous le voulions, nous prouver qu’il existe en principe aucune puissance mystérieuse et imprévisible qui interfère dans le cours de la vie ; bref que nous pouvons maîtriser toute chose par la prévision. Mais cela revient à désenchanter le monde. Il ne s’agit plus pour nous, comme pour le sauvage qui croit à l’existence de ces puissances, de faire appel à des moyens magiques

en vue de maîtriser les esprits ou de les implorer mais de recourir à la technique et à la prévision. Telle est la signification essentielle de l’intellectualisation. (Max Weber, Le savant et le politique, 1986) (…)

Nous souffrons d’une perte du sens que conféraient jadis les religions à l’existence humaine et à la destinée du monde : l’homme, de plus en plus rationnel, ne se fait plus d’illusions, il peut comprendre, maîtriser, prévoir.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q69 => Quel est le principe central de la transformation des sociétés modernes ? Q70 => À travers différents exemples, montrez comment ce principe régit les différentes sphères de la vie humaine. Q71 => Qu’est ce que le désenchantement du monde ? Qu’est-ce qu’il n’est pas ?

Document 28 – La bureaucratie La domination légale rationnelle repose sur « la croyance en la légalité des règlements arrêtés et du droit de donner des directives qu’ont ceux qui sont appelés à exercer la domination par ces moyens ». On obéit à un ordre impersonnel, objectif, légalement arrêté.

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L’exemple le plus pur de domination légale rationnelle est la direction administrative bureaucratique. La bureaucratie représente le type pur de la domination légale. Weber la considère comme la forme la plus juste et efficace de domination. Sa forme canonique se trouve dans l’appareil d’Etat, mais elle tend à s’étendre aux entreprises, aux partis politiques, aux syndicats.

- les fonctionnaires sont des professionnels, qualifiés, recrutés et rémunérés pour exercer des fonctions qui relèvent de la domination.

- Chaque fonctionnaire occupe un emploi dans une hiérarchie de statuts. - Le pouvoir est fondé sur la compétence et non sur la coutume ou la force - Le fonctionnement bureaucratique est réglementé de façon impersonnelle. Il exclut l’arbitraire, le clientélisme, ou

les décisions non fondées en droit. - Les tâches sont divisées en fonctions spécialisées nettement définies - Le commandement et le contrôle sont assurés par une hiérarchie - Les carrières suivent des règles objectives (ancienneté, qualification…) qui limitent le favoritisme.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Document 29 – Distinguer le travail du savant et le travail du politique Weber n’était pas qu’un savant. Très jeune, il envisageait de faire une carrière politique. Cet intérêt pour la chose publique le conduit à réfléchir sur les rapports entre actions scientifiques et politiques. (…) Il plaide en faveur d’une nette scission entre les deux types d’activité et prend soin pour ce faire de séparer science et opinion. La sociologie n’a pas pour but de réformer la société ou d’engendrer une quelconque théorie révolutionnaire. La « neutralité axiologique » dont doit faire preuve le savant signifie que celui-ci a le devoir de suspendre ses convictions personnelles lorsqu’il porte un regard critique sur les événements. Les croyances (jugements de valeur) ne doivent donc pas entacher les hypothèses de travail qui sont soumises aux faits (jugements de fait). En distinguant ainsi normes et réalités, Weber veut faire explicitement de la sociologie une « science des réalités ». Weber suggère toute l’importance de distinguer « rapport aux valeurs » (toute activité, à commencer par la pratique scientifique, entretient des rapports à des valeurs baigne dans une histoire à laquelle on ne peut échapper) et « jugement de valeur » (appréciation qui introduit de l’irrationalité dans la pratique scientifique).

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q72 => L’activité du politique consiste-t-elle à émettre des jugements de faits ou des jugements de valeurs ? Illustrez. Q73 => En va-t-il de même pour le scientifique ? Illustrez. Q74 => Qu’est-ce que Weber appelle « rapport aux valeurs » ? Q75 => Est-il possible pour le savant de s’extraire de tout « rapport aux valeurs » ? Q76 => En quoi l’approche de Weber est-elle importante pour comprendre la démarche épistémologique de la sociologie aujourd’hui ?

Résumé : Faut-il opposer Max Weber et Emile Durkheim ? Les points communs entre Weber et Durkheim Ce qui oppose Weber et Durkheim

2.2.2 – Le relationnisme méthodologique de Georg Simmel

Document 30 – Simmel ou le dépassement de l’opposition fait social/action sociale Simmel définit l’objet de la sociologie : l’étude des actions réciproques (des interactions dira-t-on plus tard) et de leurs incarnations dans des « entités qui se situent et se développent au delà de l’individu », entités que Simmel appelle par ailleurs des « formes sociales ». Les interactions sont la trame des liens sociaux. Elles peuvent être éphémères comme le regard des autres sur mon aspect physique qui est un élément constitutif de mon action ; ou durables, comme les liens interpersonnels des membres d’une organisation (camaraderie, jalousie, clans, alliances, conflits, compétition pour le pouvoir, le prestige out toute forme d’ascendant sur autrui) qui déterminent plus son efficacité que ses règles ou son organigramme officiel.

« La socialisation se fait et se défait constamment, et elle se refait à nouveau parmi les hommes dans un éternel flux et bouillonnement qui lient les individus, même là où elle n’aboutit pas à des formes d’organisation caractéristiques. Les

hommes se regardent les uns les autres, ils se jalousent mutuellement, ils s’écrivent des lettres et déjeunent ensemble, ils

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 17

éprouvent sympathie et antipathie par-delà tout intérêt tangible. De même la reconnaissance pour un acte altruiste crée des liens indéfectibles ; l’un demande son chemin à l’autre ; ils s’habillent et se parent les uns pour les autres : ces

milliers de relations de personnes à personnes, momentanées ou durables, conscientes ou inconscientes, superficielles ou riches en conséquences, parmi lesquelles nous avons choisi tout à fait arbitrairement les exemples cités, nous lient

constamment les uns aux autres. C’est en cela que consistent les actions réciproques entre les éléments qui soutiennent toute la fermeté et l’élasticité, toute la multiplicité et toute l’unicité de la vie en société… » (G. Simmel, Sociologie et

épistémologie, PUF, 1981) Les formes sociales résultent des actions réciproques des individus, de l’interaction entre individus et société. D’origines individuelles, elles tendent à se détacher des individus qui les ont créées pour ensuite s’imposer à eux. L’analyse sociologique doit comprendre leur origine individuelle tout en expliquant les phénomènes sociaux qu’elles peuvent causer. Les exemples choisis par Simmel sont volontairement très divers comme l’art, la religion, la mode… Simmel privilégie ainsi une approche individualiste qui consiste à expliquer la société par les interactions et non par la société comme un tout indépendant de ceux qui la composent. Cependant, cet interactionnisme est complexe car, nées des individus, les formes sociales acquièrent une autonomie qui les fait apparaître à la fois comme le produit et la cause des actions humaines. Ainsi, la mode est l’expression même de l’individualisme moderne, mais elle véhicule aussi les distinctions de classe. A ce titre, malgré, ou peut-être à cause de, son côté futile, elle révèle selon Simmel mieux que d’autres thèmes l’essence même de la dynamique du social

« Imitation d’un modèle donné, la mode satisfait un besoin social, elle mène l’individu dans la voie suivie par tous, elle indique une généralité qui réduit le comportement de chacun à un pur et simple exemple. Cela dit, elle satisfait tout

autant le besoin de distinction, la tendance à la différenciation, à la variété, à la démarcation. Et elle y parvient d’un côté par le changement des contenus qui imprime à la mode d’aujourd’hui sa marque individuelle par rapport à celle d’hier et

de demain, mais de l’autre, encore plus énergiquement, grâce au fait que les modes sont toujours des modes de classe, que celles de la couche supérieure se distinguent de celles de la couche inférieure et se voient abandonnées pour la première dès que la seconde commence à se les approprier. La mode n’est donc jamais qu’une forme de vie parmi

beaucoup d’autres, qui permet de conjoindre en un même agir unitaire la tendance à l’égalisation sociale et la tendance à la distinction individuelle, à la variation. »

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q77 => Est-ce suffisant de seulement étudier les motivations individuelles pour comprendre la vie sociale ? Q78 => Est-ce suffisant de seulement étudier les contraintes sociales pour comprendre la vie sociale ? Q79 => Comment Simmel parvient-il à concilier ces deux dimensions contradictoires de la vie sociale ? Q80 => Expliquez pourquoi la mode est un exemple de forme sociale.

Synthèse : les trois grandes traditions sociologiques E. Durkheim M. Weber G. Simmel

Objet de la sociologie

L’accent est mis sur

Ce que chaque tradition cherche à démontrer

3 – Les développements de la sociologie après Durkheim et Weber

3.1 – Culturalisme et fonctionnalisme

3.1.1 – Les approches culturalistes

Document 31 – Les fondements de la sociologie culturaliste L’université américaine de Columbia est souvent désignée comme le foyer intellectuel à partir duquel se diffuse à partir des années trente, une nouvelle approche sociologique : le culturalisme. (…) Ces analyses s’entendent pour accorder à la culture le statut d’élément explicatif majeur dans le fonctionnement des sociétés. Sur la base de ce simple postulat, plusieurs sociologues s’efforcent de rendre compte de la cohérence des sociétés et de certains segments précis en son sein (villes, bandes de jeunes), d’autres testent le rôle des médias dans la formation des opinions individuelles. A.Kardiner coule le culturalisme dans le freudisme et définit la personnalité comme l’expression socialisée d’une nature humaine universelle modelée par des valeurs, des normes, des institutions, … caractéristiques d’une culture particulière. Kardiner estime que toute société possède un ensemble d’institutions pérennes dont la fonction est de socialiser les individus. Sur un matériau identique pour tous les hommes (les instincts), ces institutions impriment une marque

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 18

spécifique, celle d’une personnalité commune que partagent de façon exclusive les membres d’une société donnée et sur laquelle viennent se greffer des variations individuelles. (…)

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q81 => A quelle tradition sociologique peut-on rattacher l’approche culturaliste ? Q82 => Quel est l’objet d’étude des culturalistes ? Quelle définition lui donner ? Q83 => Quel est le résultat de la socialisation sur les personnalités (ou les identités) ? Q84 => Justifiez la phrase suivante : « L’adhésion au modèle culturel assure à la fois l’existence et la pérennité de la société ».

Document 32 – Mœurs et sexualité en Océanie Chez les Arapesh, aussi bien hommes que femmes, nous dirions que les traits, vus sous l’angle familial, nous apparaissent comme maternels, et qu’ils sont féminins si on les envisage du point de vue sexuel. Garçons et filles apprennent, dès le jeune âge, à acquérir le sens de la solidarité, à éviter les attitudes agressives, à porter attention aux besoins et aux désirs d’autrui. Ni les hommes ni les femmes n’ont le sentiment que la sexualité est une force puissante dont ils sont esclaves. Les Mundugumor se sont, au contraire, révélés être, à quelque sexe qu’ils appartiennent, d’un tempérament brutal et agressif, d’une sexualité exigeante : rien, chez eux, de tendre et de maternel. (…) Ni les Arapesh, ni les Mundugumor n’ont éprouvé le besoin d’instituer une différence entre les sexes. L’idéal arapesh est celui d’un homme doux, sensible, marié à une femme également douce et sensible. Pour les mundugumor, c’est celui d’un homme violent et agressif marié à une femme tout aussi violente et agressive. Les Chambuli, en revanche, nous ont donné une image renversé de ce qui se passe dans notre société. La femme y est le partenaire dominant ; elle a la tête froide, et c’est elle qui mène la barque ; l’homme est, des deux, le moins capable et le plus émotif. (…) Si certaines attitudes, que nous considérons comme traditionnellement associées au tempérament féminin, telles que la passivité, la sensibilité, l’amour des enfants peuvent aisément être typiques des hommes d’une tribu, et dans une autre, au contraire, être rejetées par la majorité des hommes comme des femmes, nous n’avons plus aucune raison de croire qu’elles soient irrévocablement déterminées par le sexe de l’individu.

Margaret Mead, Mœurs et sexualité en Océanie, (1928-1935)

Q85 => Quelle est la découverte réalisée par Margaret Mead ? Q86 => En quoi cette étude de Margaret Mead s’inscrit-elle dans le courant culturaliste ?

Document 33 – L’introduction des notions de statut et de rôle Un statut dans l’abstrait, est une position particulière dans un modèle particulier ; il est ainsi parfaitement correct de dire que chaque individu possède plusieurs statuts puisque chaque individu dépend de plusieurs modèles. Cependant, si aucune précision n’est donnée, le statut d’un individu désigne la totalité des statuts qu’il occupe et représente sa position par rapport à la société globale. (…) Un statut dans la mesure où il est distinct de l’individu qui l’occupe, n’est qu’une collection de droits et de devoirs. Ceux-ci ne pouvant s’exprimer que par l’intermédiaire des individus, il est extrêmement difficile de maintenir une distinction entre les statuts et les individus qui les détiennent et qui assument les droits et les devoirs constitutifs de ce statut. La relation qu’il existe entre un individu et le statut qu’il détient est quelque peu comparable à celle qui existe entre le conducteur d’une automobile et la place réservée au conducteur dans le véhicule. Le siège du conducteur avec son volant, son accélérateur et les autres commandes, est une constante, les possibilités d’actions de commande qu’il représente étant permanentes ; le conducteur, par contre, peut être n’importe quel membre de la famille et peut exercer ces possibilités de la meilleure ou de la pire manière. Un rôle représente l’aspect dynamique du statut. L’individu est socialement assigné à un statut, lui-même lié à d’autres statuts. Quand il met en œuvre les droits et les devoirs qui constituent le statut, il remplit un rôle. Le rôle et le statut sont parfaitement inséparables et les distinguer n’a qu’un intérêt théorique. Il n’est pas de rôle sans statut et pas de statut sans rôle. Comme le terme de statut, celui de rôle est utilisé sous une double acceptation. Chaque individu possède une série de rôle découlant des modèles différents desquels il dépend ; il a, en même temps, un rôle en général, qui représente la totalité de ses rôles et qui détermine ce qu’il fait en faveur de sa société et ce à quoi il peut s’attendre de la part de cette société. (…) Le statut et le rôle traduisent les modèles idéaux régissant la vie sociale en termes individuels, ils deviennent ainsi des guides propres à organiser les attitudes et le comportement de l’individu de telle façon qu’ils puissent être compatible avec ceux des autres individus participant à l’application d’un même modèle. Ainsi, dans une équipe de football, la position d’arrière n’a de sens que par rapport aux autres positions. Du point de vue de l’arrière lui même, il s’agit d’une entité importante et distincte qui détermine sa place dans la formation et son action dans les différents matches. Son assignation à cette place limite et, du même coup, définit ses activités et lui impose un minimum à apprendre. Tant qu’il n’y a pas d’intervention extérieure, plus les membres d’une société sont étroitement adaptés à leurs statuts et à leurs rôles, mieux la société fonctionne. (…) La formation des habitudes et des attitudes chez l’individu commence à la naissance et, toute choses égales d’ailleurs, plus l’entraînement à un statut peut commencer tôt, plus son efficacité peut être grande.

R. Linton, De l’homme, Minuit, 1968 (édition originale : 1936)

Q87 => Rappelez ce qu’est un statut et un rôle puis donnez des exemples. Q88 => Les rôles assignés à un même statut sont-ils toujours les mêmes quelle que soit la société ?

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Q89 => Comment les individus font-ils l’apprentissage de leurs différents rôles ? Q90 => Quelle est la fonction des rôles et des statuts dans une société ?

Document 34 – La logique de l’honneur : une application du culturalisme dans la sociologie française Philippe d’Iribarne (…) s’intéresse aux racines culturelles des conduites économiques. Il compare les usines d’un même groupe industriel dans trois pays et montre comment les logiques industrielles sont le résultat de permanences culturelles : en France, règne une logique de l’honneur issue de l’Ancien-Régime, aux Etats-Unis, une culture du contrat, de l’échange « fair » entre égaux, aux Pays-Bas, une recherche du consensus : « Ainsi chacun des pays où nous ont porté nos pas a-t-il donné jour à une manière bien à lui de faire vivre les hommes en société. Et ces différences, auxquelles les entreprises doivent s’adapter, sont d’autant plus remarquables que les Etats-Unis, les Pays-Bas et la France paraissent à l’échelle de la planète, relever de traditions bien proches. (…) La vie américaine est marquée par le règne du contrat . (…) La gestion hollandaise utilise un esprit de conciliation en mettant en œuvre de multiples procédures de contestation. (…) La France demeure la patrie de l’honneur, des rangs, de l’opposition du noble et du vil, des ordres, des corps, des états, qui se distinguent autant par l’étendue de leurs devoirs que par celle de leurs privilèges. Personne n’est prêt à s’y plier à la loi commune mais chacun aura à cœur d’être à la hauteur des responsabilités que fixent les traditions de son état. Et le sens de l’honneur interdit, à ceux qui ont quelque prétention, de défendre leurs intérêts de la façon mesquine qui sied au vulgaire. » (P. d’Iribarne, La logique de l’honneur, Seuil, 1989). D’Iribarne explique aussi cette perspective pour expliquer le chômage spécifique à la France (Le chômage paradoxal, 1990), par la logique statutaire qui interdit, sous peine de « dérogeance », - car toute déqualification est vécue comme un déclassement -, à certains travailleurs d’accepter des emplois qu’ils seraient susceptibles d’occuper s’ils acceptaient de se plier à une logique marchande. Cette thèse a suscité de nombreuses critiques.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q91 => Expliquez ce qu’est la logique de l’honneur. Quelles sont les conséquences de cette logique sur les comportements économiques ? Q92 => En quoi peut-on dire que les analyses de Ph. D’Iribarne s’inscrivent dans une perspective culturaliste ?

3.1.2 – Les approches fonctionnalistes

Document 35 – Les caractéristiques du fonctionnalisme Dès le 19ème siècle, l’appréhension des phénomènes sociaux a été marquée par une intuition forte : celle de leur appartenance à la société comme à un tout. Cette notion recouvre trois idées :

- la nécessité d’opérer une distinction entre un ensemble et ses éléments ; - la constitution de ces éléments comme étant non seulement des parties de l’ensemble, mais comme contribuant à

son fonctionnement ; - l’irréductibilité du tout à la somme de ses parties, ou, en d’autres termes, la prééminence du tout sur les parties.

Appliquée à la sociologie, cette conception – souvent qualifiée de holiste – avait pu donner lieu à diverses dérives organicistes au siècle précédent. Elle va, à l’inverse, dans la période qui nous occupe, révéler que, dès lors qu’elle est traitée avec rigueur, elle peut constituer un cadre d’analyse particulièrement fécond. Sa première forme est le fonctionnalisme, qui s’implantera d’abord en anthropologie, avant de gagner la sociologie. Une des raisons en est que l’anthropologie a affaire à des sociétés de dimensions restreintes qu’il est possible de considérer dans leur totalité. Soit le problème suivant : dans une société, il arrive souvent que l’on repère une coutume ou une institution qui apparaît bizarre et anachronique par rapport au fonctionnement actuelle de la société considérée. L’anthropologie classique a tendance à considérer de tels phénomènes comme des survivances, des résidus ou des emprunts à d’autres cultures. Les deux premiers termes renvoient à une conception évolutionniste, le troisième à une approche diffusionniste. Dans les deux cas, le phénomène est isolé de son environnement actuel : « Au lieu de chercher la fonction actuelle d’un fait culturel, l’observateur se contente d’aboutir à une entité rigide et autonome. » (B. Malinowski, 1944). A l’inverse de cette attitude, Bronislaw Malinowski (…) avance la thèse que si un fait culturel persiste c’est parce qu’il remplit une fonction dans la société considérée. Pour asseoir la légitimité de cette thèse, Malinowski élabore une théorie de la culture fondée sur les notions de besoins et de satisfaction des besoins. Toute société manifeste des besoins élémentaires, liés à la nature biologique de l’homme, et des besoins dérivés liés à sa propre exigence de survie : bien-être corporel, sécurité, santé… appartiennent à la première catégorie ; production économique, règles juridiques, socialisation de la nouvelle génération, définition des pouvoirs… à la seconde. Les faits culturels, et plus précisément les institutions, sont des réponses à ces besoins. Une institution se définit donc par sa finalité et sa fonction actuelles. « Analyse fonctionnelle et analyse institutionnelle sont intimement liées ». Le fonctionnalisme de Malinowski a deux aspects : d’une part il développe une conception théorique de la société et de la culture ; d’autre part articulé avec cette conception, il propose un programme d’analyse des phénomènes qui peut se ramener aux deux points suivants :

- pour tout phénomène X étudié, rechercher l’institution à laquelle il se rattache : « Je met au défi quiconque de citer un objet, une activité, un symbole, un type d’organisation qui ne puisse prendre place dans une institution

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quelconque, lors même que certains objets relèvent de plusieurs institutions et jouent auprès de chacune d’elles un rôle déterminé. (Malinowski, 1944)

- rechercher la fonction remplie par cette institution et rendre compte de X à partir de cette dernière. Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013

Q93 => Dans quelle tradition sociologique s’inscrit l’analyse fonctionnaliste ? Q94 => Présentez les principes d’analyse du social du courant fonctionnaliste.

Document 36 – Le fonctionnalisme de R.-K Merton Les trois postulats (ndlr : du fonctionnalisme de Malinowski) dénoncés par Merton sont ceux de « l’unité fonctionnelle de la société », « du fonctionnalisme universel » et « de la nécessité ». Ces trois postulats impliquent qu’une institution donnée exerce une fonction par rapport à la société toute entière (postulat 1), qu’elle est toujours positive (postulat 2), et nécessaire (postulat 3). Or cela suppose un niveau d’intégration qui le plus souvent n’est pas réalisé : à l’inverse une institution ou un fait culturel peuvent remplir une fonction partielle et limitée ; ses conséquences peuvent être positives pour certains secteurs de la société et négatives pour d’autres ; la fonction enfin peut subsister alors que l’institution disparaît, remplacée par une autre. Il y a donc une souplesse et une subtilité dans le maniement de l’approche fonctionnelle (fonctionnalisme de Merton) que méconnait totalement le fonctionnalisme embourbé dans le simplisme de la relation besoin institution. L’analyse fonctionnelle exige pour se déployer que cette subtilité soit explicitée par un certain nombre de concepts (…) :

a) il substitue à la notion de besoin (…) celle « d’exigence fonctionnelle », pour désigner, de la façon la plus neutre possible, les problèmes des conditions de survie d’un système ;

b) il indique qu’une même « exigence fonctionnelle » peut être remplie par des institutions ou des faits culturels différents, jouant alors le rôle « d’équivalents ou de substituts fonctionnels » ;

c) il problématise enfin le concept de fonction en opérant une double distinction ; d) si une fonction est identifiée à partir des conséquences résultant de la mise en œuvre d’une institution ou d’un fait

standardisé donné, ces conséquence ne sont pas forcément et de façon univoque positives : elles peuvent être positives (ou fonctionnelles) par rapport à un sous-système donné et négatives (ou dysfonctionnelles) par rapport à un autre. Il importe donc, pour juger de la fonctionnalité de cette institution ou de ce fait, d’établir « le solde net du faisceau des conséquences » ;

e) une conséquence peut être voulue – par le législateur ou par les acteurs – et renvoyer ainsi à des motifs ou à des buts conscients ; elle peut également être non voulue, non-désirée ; on parlera dans le premier cas de « fonctions manifestes » et dans le second cas de « fonctions latentes ».

Ainsi armée, l’analyse fonctionnelle perd son arrière-fond dogmatique et tautologique et devient l’instrument d’analyse du mode de participation d’un fait culturel ou d’une institution aux diverses structures du système qui l’implique. Merton en donne une célèbre illustration en analysant la machine politique américaine : malgré les condamnations dont elle fait souvent l’objet pour ses liens avec la pègre, sa tolérance envers la corruption, la toute puissance de ses boss, sa permanence est liée aux fonctions latentes qu’elle remplit, notamment, à travers le clientélisme politique, d’aide et d’assistance concrète aux plus démunis. « Dans ce combat entre des structures de remplacement pour l’accomplissement d’une seule et même fonction, à savoir de fournir de l’aide et du soutien à ceux qui en ont besoin, il est évident que le politicien de quartier est mieux intégré dans le groupe qu’il sert que l’assistante sociale, impersonnelle, professionnalisée, socialement distante et bridée par les lois ».

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013

Q95 => Quels sont les reproches que Merton adresse au fonctionnalisme absolu de Malinowski ? Q96 => Quels sont les nouveautés qu’introduit Merton dans l’analyse fonctionnaliste. Q97 => Quelle différence fait Merton entre fonction manifeste et fonction latente ? Q98 => En quoi cette distinction éclaire l’analyse de la machine politique américaine ? Q99 => Quelle est la fonction manifeste de l’école ? Et sa fonction latente ? Même question pour la consommation ostentatoire.

Document 37 – Des notions importantes introduites par R.-K. Merton « Quand les hommes considèrent certaines situations comme réelles, elles sont réelles dans leurs conséquences » écrivait le professeur Thomas. (…) Les hommes réagissent non seulement aux caractères objectifs d’une situation mais aussi, et parfois surtout, à la signification qu’ils donnent à cette situation. (…) La prédiction créatrice débute par une définition fausse de la situation provoquant un comportement nouveau qui rend vraie la conception, fausse à l’origine. (…) Merton propose de retraduire la notion de frustration relative à partir de celle empruntée à la psychologie sociale, de groupe de référence. Selon Merton, la frustration relative est le produit d’une contradiction, celle qui conduit un individu à se référer à un groupe auquel il n’appartient pas objectivement et qui secrète des normes contradictoires à celles du groupe d’appartenance. (…) L’intérêt d’une telle distinction entre groupe d’appartenance et groupe de référence a été notamment éprouvé dans le vif des débats sur l’embourgeoisement de la classe ouvrière. (…) Merton s’approprie le concept d’anomie mais en l’inscrivant sur un registre plus microsociologique. Pour ce faire, Merton analyse la pratique

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sociale au croisement de deux éléments déterminants : d’une part, les objectifs légitimes proposés par les sociétés à ses membres, d’autre part, la définition et le contrôle des moyens « légitimes » pour atteindre ces buts. Or, les deux arguments ne coincident pas toujours. Lorsque la conduite des individus échappe aux prescriptions institutionnelles pour se concentrer, quels qu’en soient les moyens, sur la réalisation des objectifs, il y a dérapage anomique.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. Des origines à Weber, Armand Colin, 4ème édition, 2012

Q100 => Expliquez en quoi consiste la prédiction créatrice (également appelée prophétie autoréalisatrice). Q101 => Présentez le mécanisme de la frustration relative Q102 => Quelle est l’origine des situations anomiques pour Merton ?

Synthèse sur le fonctionnalisme et le culturalisme Conception de l’homme social Apport à la sociologie

Culturalisme Fonctionnalisme

Document 38 – L’approche par les causes et les structures, que celles-ci soient matérielles et concrètes comme dans le fonctionnalisme ou abstraites et formelles comme dans le structuralisme, a un point commun : l’objectivisme. Les faits sociaux peuvent être décrits et analysés selon des procédures positives, sans qu’il soit besoin de considérer les motifs des acteurs. Cet objectivisme postule l’existence d’un ordre sous-jacent aux phénomènes, dont la mise en évidence est l’objectif de la connaissance sociologique. Il en découle que le sens, envisagé comme valeurs, visions du monde, normes et règles d’action fait partie de cet ordre préexistant ; les acteurs individuels intériorisent des comportements et de schèmes d’action définis en dehors d’eux. C’est cette position que rejettent, dans leur ensemble, les divers programmes relevant, en opposition à l’objectivisme, du subjectivisme.

Jean-Michel Berthelot, La construction de la sociologie, collection Quadrige, PUF, 2013 Q103 => A quelles école théorique renvoient les programmes relevant du subjectivisme ? Q104 => Que reproche le courant subjectiviste aux écoles fonctionnaliste et culturaliste ?

3.2 – Les développements de l’individualisme méthodologique

3.2.1 – La théorie du choix rationnel

Document 39 – Mancur Olson et le passager clandestin Le sociologue le plus proche de l’école du « Public Choice » est sans doute Mancur Olson (1932-1998) : il explique la dynamique sociale à partir des comportements « égoïstes » des indivdus qui sont, comme sur les marchés économiques, à la recherche d’un gain maximal. Dans La logique de l’action collective (1966), à l’aide du paradigme du passager clandestin (Free Rider), il expose le paradoxe suivant : l’existence d’une communauté latente d’intérêts ne suffit pas à provoquer l’action collective. Le paradoxe provient du fait que l’action collective produit un bien collectif dont peuvent profiter tous les individus, y compris ceux qui n’y ont pas pris part et qui on voulu ainsi se soustraire du coût du militantisme. (…) Dans l’introduction qu’il consacre à la traduction française du livre d’Olson, Raymond Boudon propose un exemple chiffré simple. Soient 10 propriétaires d’un bien d’une valeur de 10 F, chacun étant redevable d’un impôt foncier de 4 F. Imaginons qu’en formant un lobby, ces dix personnes puissent obtenir une réduction de 50 % du taux d’imposition. Le temps passé à agir pour le lobby est estimé à 1 F (coût), le gain (2 F) est donc largement supérieur. Mais supposons aussi que le bénéfice de l’action collective diminue avec le nombre de membres actifs (45 % à 9, 40 % à 8, 35 % à 7,… 0 % à 0). Dans cette hypothèse, il est toujours plus rentable de ne pas participer : à 9, le non participant gagne 45 % de 4 F = 1,80 F alors que le participant touche1,8 – 1 = 0,80 F ; à 8, il gagne 40 % de 4 F = 1,60 F alors que le membre actif touche 0,60 F,… Si tous les acteurs sont rationnels, aucun ne participe et… tous payent les 4 F d’impôts. Si l’on tient compte de l’incertitude inhérente aux résultats de l’action collective de pression sur les pouvoirs publics, le phénomène de free rider est encore renforcés car les gains sont probables mais les coûts sont certains (…). Pour contrecarrer la logique du free-rider, les organisations sont obligées de produire, en sus du bien collectif, des avantages non collectifs pour recruter des militants et compenser le coût de leur militantisme. Ces avantages sont appelés des « incitations sélectives ». « Seule une incitation indépendante et « sélective » peut pousser un individu raisonnable dans un groupe latent à agir dans l’intérêt du groupe. Dans de telles circonstances une action de groupe ne peut-être obtenue que grâce à une incitation qui n’opère pas comme dans le cas du bien collectif sur le groupe tout entier, sans discrimination mais plutôt sélectivement (…). Ces « incitations sélectives » peuvent être soit négatives soit positives en ceci qu’elles peuvent être coercitives (pénalisant ceux qui refusent de supporter une part fixée des coûts) ou encourageantes (récompensant ceux qui agissent dans l’intérêt du groupe). » (M. Olson, La logique de l’action collective, 1966) La forme extrême d’incitation est le monopole de l’embauche (closed shop) obtenu par certains syndicats : l’adhésion au syndicat est une condition sine qua non de l’accès à l’emploi (cas fréquent dans les entreprises dites « syndiquées » aux Etats-Unis). A l’inverse, Olson explique la désyndicalisation par l’incapacité des syndicats à produire des incitations sélectives. (…)

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Olson explique finalement que la logique de l’action collective (…) ne peut se comprendre sans faire référence à celle des actions individuelles : ce résultat constitue le postulat de base de l’individualisme méthodologique.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q105 => Pourquoi peut-on inscrire M. Olson dans le courant de l’individualisme méthodologique ? Q106 => Rappelez ce qu’est l’école du « Public Choice ». En quoi Mancur Olson se rapproche de cette école ? Q107 => Qu’est-ce que le paradoxe de l’action collective ? Expliquez en la raison. Q108 => Comment les organisations (comme les syndicats par exemple) peuvent-elles s’y prendre pour dépasser le paradoxe de l’action collective ? Donnez des exemples. Comment Mancur Olson explique-t-il la désyndicalisation ?

Document 40 – L’impérialisme économique de Gary Becker Prix Nobel 1992, toute son œuvre consiste à expliquer les comportements au moyen du seul principe de rationalité selon lequel toute action s’explique par la comparaison des bénéfices et des coûts qu’ils occasionnent. La discrimination raciale est ainsi une situation où un agent (un employeur blanc…) est prêt à payer pour ne pas conclure de contrat avec un autre agent (un employé noir…), ce qui lui procure, de son point de vue, un bénéfice. Dans le cas du crime, l’agent arbitre entre la valeur escomptée du butin et la sanction encourue. G. Becker fonde (aussi) la théorie de la « production » domestique, où il analyse la famille comme une « entreprise » qui produit des repas, de la santé, des qualifications, des enfants, de l’estime de soi, en utilisant à la fois des biens de marché et le temps de travail de ses membres avec leurs savoir-faire respectifs. Il s’agit d’expliquer aussi bien la formation de la famille (mariage et marché du mariage), sa dissolution (divorce), les naissances (équivalents à l’achats de biens durables), que la division du travail entre les hommes et les femmes. De façon assez déroutante (car il l’applique au crime, aux sentiments aux passions…), G. Becker utilise la formalisation mathématique de la microéconomie néoclassique. Dans cette optique les autres sciences sociales deviennent inutiles : la société étant réduite à la somme des comportements des agents rationnels, les économistes sont les seuls à pouvoir les expliquer.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition) Q109 => Quelle est l’ontologie de l’individu qui est retenue par Gary Becker ? Q110 => En quoi l’approche de Gary Becker s’inscrit-elle dans le courant de l’individualisme méthodologique ? Q110 => Pourquoi a-t-on qualifié les travaux de Gary Becker « d’impérialisme économique » ?

Document 41 –La rationalité limitée de March et Simon : une critique des théories du choix rationnel (TCR) La mouvance individualiste méthodologique ne se réduit pas au modèle de « l’homme économique » qui n’accomplit que des choix optimaux. Les économistes ont été amenés à introduire les notions de risque et d’incertitude, dans leurs modèles. Il s’agit alors de formaliser des situations, où l’acteur ne dispose pas de toutes les informations. C’est à cette tâche que sont attelés deux spécialistes américains des organisations : James G. March et Herbert A. Simon, pour qui les acteurs ne peuvent prétendre à des choix optimaux. « Parce que les possibilités intellectuelles de l’homme sont limitées en comparaison avec la complexité des problèmes auxquels ont à faire face les individus et les organisations, le comportement rationnel s’appuie sur des schémas simplifiés qui prennent en considération les principaux traits d’un problèmes sans en restituer toutes les caractéristiques. (…) (J. March et H. Simon, Les organisations, 1958) L’acteur social ne ressemble ici guère à l’image qu’en donne le l’Ecole du Public Choice. C’est un être rationnel, mais cette rationalité ne se comprend que relativement à un cadre de référence limité. Ainsi donc, l’homo oeconomicus, doté d’une rationalité parfaite, doté d’une rationalité parfaite, sélectionne toujours les solutions optimales, tandis que l’homo sociologicus se contente de solutions satisfaisantes. « La plupart des prises de décisions humaines, individuelles ou organisationnelles, se rapportent à la découverte et à la sélection de choix satisfaisants ; ce n’est que dans des cas exceptionnels qu’elle se rapporte à la découverte et à la sélection de choix optimaux. Rechercher l’optimum implique des processus infiniment plus complexes que de rechercher la satisfaction. L’exploration d’une meule de foin pour y trouver la plus fine aiguille et l’exploration pour en trouver une assez fine pour pouvoir coudre sont d’ordre différent. » (J. March et H. Simon, Les organisations, 1958) Le concept de « rationnalité limitée » constitue aujourd’hui une pierre angulaire de l’individualisme méthodologique. Il sera notamment repris par l’analyse stratégique des organisations.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q111 => Comment March et Simon envisagent-ils l’homme économique ? En quoi cela diffère-t-il de la TCR ? Q112 => Quelle est l’incidence de l’introduction de cette nouvelle hypothèse sur le comportement des acteurs ? Q113 => Quel est l’intérêt de l’introduction de cette nouvelle hypothèse ?

Document 42 – Le phénomène bureaucratique Dans Le Phénomène bureaucratique (1963), Michel Crozier analyse les relations qui se développent au sein de grandes organisations bureaucratiques (…). A partir de deux cas (dont l’entreprise SEITA), ils présente les « phénomènes bureaucratiques » (routine, inefficacité, lenteur,etc.) comme le résultat des interactions entre les membres individuels de ces organisations, considérés non comme des pions aveugles au service d’un règlement, mais comme des acteurs déployant des stratégies de prise de pouvoir dans une structure d’interaction qui les contraint. Dans un système où tout est

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réglé de façon impersonnelle, où les décisions principales sont centralisées, les stratégies des acteurs se nouent autour de ce qui ne peut faire l’objet de normes officielles : « les zones d’incertitudes ». (…) Le fonctionnement des ateliers du Monopole Industriel SEITA est révélateur de ce que Crozier a appelé le « phénomène bureaucratique ». Ces ateliers de production emploient trois catégories de personnels ayant chacun un recrutement séparé et la sécurité de l’emploi : les ouvriers de production, les chefs d’ateliers et les ouvriers d’entretien. A priori, l’organisation formelle des ateliers de production répond au schéma idéal-typique de l’organisation rationnelle wébérienne :

- Les tâches de chacun sont clairement établies : conduite des machines et manutention (ouvriers de production) ; comptabilité de la production et de l’approvisionnement, gestion des transferts de poste (chef d’atelier), réglage, entretien et réparation des machines (ouvriers d’entretien).

- Les relations de pouvoir sont encadrées par des règlements et un organigramme : les ouvriers de production dépendent hiérarchiquement du chef d’atelier, les ouvriers d’entretien dépendent de l’ingénieur technique, responsable de l’entretien pour tout l’usine.

- Les carrières (avancement, salaire) suivent des règles impersonnelles (ancienneté notamment), censées protéger les ouvriers contre tout arbitraire (…).

Dans les faits de nouvelles relations de pouvoir se développent autour des failles du système formel, en l’occurrence les pannes de machines, qui constituent (…) des « zones d’incertitudes » : la division des tâches au sein de l’atelier prévoit bien que les pannes soient prises en charge par les ouvriers d’entretien, mais la gravité des pannes et la durée des réparation, par essence imprévisibles, n’ont pu être formalisées, d’où une nouvelle donne. Les ouvriers d’entretien sont les maîtres à bord (leur autonomie est totale, car ils sont les seuls compétents et ne dépendent pas hiérarchiquement du chef d’atelier) : pour le reste, ils gardent les secrets de leurs réglages et de leurs réparation. Les ouvriers de production dépendent de fait des ouvriers d’entretien, ils ne peuvent exprimer leur mécontentement ouvertement car ils ont besoin de la bonne volonté de ces derniers. Les chefs d’atelier, impuissants eux aussi face au pouvoir des ouvriers d’entretien, perdent leur autorité sur les ouvriers de production. Finalement, on perçoit l’importance des relations informelles et des stratégies des acteurs au sein d’une organisation, aussi formalisée soit-elle.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition) Q114 => Rappelez les caractéristiques de la bureaucratie selon Max Weber et montrez en quoi on peut considérer l’entreprise SEITA comme relevant de cet idéal-type. Q115 => Qu’est-ce que le phénomène bureaucratique ? Est-ce conforme aux attentes de l’analyse wébérienne de la bureaucratie ? Q116 => Montrez que c’est l’introduction de l’hypothèse de rationalité limitée qui explique le phénomène bureaucratique. Q117 => En quoi peut-on inscrire l’analyse de Crozier dans le courant de l’individualisme méthodologique.

3.2.2 – L’individualisme méthodologique de Raymond Boudon

Document 43 – L’IM de Raymond Boudon : un IM nuancé (NDLR : Les principales lignes de l’individualisme méthodologique de Raymond Boudon sont les suivantes) :

- Il faut analyser les phénomènes sociaux comme la somme d’actions individuelles soumise à des contraintes ; - Les acteurs sociaux sont rationnels dans la plupart des situations ; - Le travail sociologique se fait via la construction de modèles, de schèmes d’analyse, d’idéaux-types.

Cet ensemble de propositions conduit à représenter le schéma explicatif de tout phénomène social selon un modèle simple : tout phénomène (M) est le produit agrégé du comportement (m) des individus soumis à des contraintes de situation (S) dépendant de variables macro-sociales (M’) :

M = M {m[S (M’)]} avec : M : Phénomène analysé ; S : situation de l’acteur ; m : comportement de l’individu représentatif ; M’ : variables macro-sociales influençant la situation de l’acteur comme la meilleure réussite scolaire des enfants des catégories supérieures. Boudon entend montrer que l’homo sociologicus, n’est entièrement déterminé ni par ses rôles, ni par les structures sociales ; il possède une marge d’autonomie, une latitude stratégique qu’il utilise dans ses interactions. Il reste que l’homo sociologicus de Boudon ne se résume pas à l’homo oeconomicus des néoclassiques. Boudon note cinq différences essentielles : 1) il ne peut suivre des valeurs ou des normes intériorisées ; 2) il ne peut pas discerner le meilleur choix ; 3) ses préférences dépendent de l’environnement et de son histoire ; 4) sa rationalité est limitée ; 5) il doit répondre aux attentes sociales liées aux rôles qui lui sont assignés. (…) Ce sont donc les phénomènes sociaux conçus comme l’agrégation d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles qui intéressent Boudon.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Document 44 –IM de Boudon versus TCR « L’individualisme méthodologique désigne un paradigme (…) qui se définit par trois postulats. Le premier pose que tout phénomène social résulte de la combinaison d’actions, de croyances ou d’attitudes individuelles (P1 : postulat de l’individualisme). Il s’en suit qu’un moment essentiel de toute analyse sociologique consiste à « comprendre » le pourquoi des actions, des croyances ou des attitudes individuelles responsables du phénomène qu’on cherche à expliquer.

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Selon le second postulat, « comprendre » les actions, croyances et attitudes de l’acteur individuel, c’est en reconstruire le sens qu’elles ont pour lui, ce qui – en principe du moins – est toujours possible (P2 : postulat de la compréhension). Quant au troisième postulat, il pose que l’acteur adhère à une croyance ou entreprend une action parce qu’elle a du sens pour lui, en d’autres termes que la cause principale des actions, croyances, etc. du sujet réside dans le sens qu’il leur donne, plus précisément dans les raisons qu’il a de les adopter (P3 : postulat de la rationalité). Ce dernier postulat exclut, par exemple, qu’on explique les croyances magiques par la ‘mentalité primitive’, la ‘pensée sauvage’ ou la ‘violence symbolique’, ces notions faisant appel à des mécanismes opérant à l’insu du sujet, à l’instar des processus chimiques dont il est le siège. Il n’implique pas cependant que le sujet soit clairement conscient du sens de ses actions et de ses croyances. (…) D’autres ajoutent la restriction que le sens de l’action pour l’acteur réside toujours pour lui dans les conséquences de son action (P4 : postulat conséquentialiste). (…) D’autres admettent de surcroît que, parmi les conséquences de son action, les seules qui intéresse l’acteur sont celles qui le concerne personnellement (P5 : postulat de l’égoïsme). Plus restrictivement encore, on peut admettre que toute action comporte un coût et un bénéfice et que l’acteur se décide toujours pour la ligne d’action qui maximise la différence entre les deux (P6 : postulat du Calcul Coût-Bénéfice)

Raymond Boudon, « Théorie du choix rationnel ou individualisme méthodologique », Sociologie et sociétés, XXXIV, n°1, 2002

Questions à partir des documents 43 et 44 Q118 => En quoi Raymond Boudon s’écarte des approches holistes comme le culturalisme ou le fonctionnalisme ? Q119 => En quoi le travail de Raymond Boudon se rapproche grandement du travail de Weber ? Q120 => En quoi l’IM de Boudon se distingue-t-il de l’IM de la TCR ? Q121 => Quelle serait la conclusion à laquelle vous parviendriez si vous analysiez le vote à l’aune de la TCR. Pourquoi cet exemple montre-t-il que l’individualisme méthodologique ne peut pas se réduire à la TCR ? Q122 => Pourquoi dit-on que l’IM de R. Boudon est nuancé ?

Document 45 – Rationalité instrumentale et rationalité ordinaire Pour Boudon, un comportement est « rationnel » à partir du moment où un individu préfère agir d’une certaine manière plutôt qu’une autre, c’est-à-dire qu’il a une « bonne raison » d’agir comme il fait. Le travail du sociologue consiste alors à établir une classification de ces « bonnes raisons » d’agir. La question qu’il faut se poser est alors de savoir comment l’individu fabrique ses croyances, quelle est l’origine de ses croyances individuelles. La question n’est pas ici de savoir quel moyen un individu utilise pour atteindre un objectif mais de savoir pourquoi il sait (il croit) que ce moyen est le meilleur pour atteindre un résultat donné (et donc va utiliser ce moyen plutôt qu’un autre). Dit autrement, la rationalité de l’acteur social n’est pas instrumentale (utiliser au mieux ses ressources) mais la rationalité est davantage cognitive (élaborer un raisonnement qui justifie une action plutôt qu’une autre). Pour obtenir des informations, les individus utilisent leurs propres expériences, mais tirent également des conclusions des expériences des personnes qu’ils connaissent. On peut illustrer cela à partir de l’étude du phénomène des inégalités scolaires. On sait qu’il existe une relation entre inégalités scolaires et origine sociale. On peut alors se demander quelle conséquence la position sociale a sur les inégalités scolaires ? La réponse de Boudon est la suivante. La position sociale de chaque famille conduit à obtenir des informations sur le déroulement des études en fonction des filières, l’insertion dans le monde professionnel en fonction du diplôme, … Dans les milieux populaires, l’observation de ces expériences conduit à établir une probabilité d’échec plutôt élevée à la poursuite d’études générales et longues, et à méconnaître le rendement économique de certains parcours. La position sociale conduit à un accès à l’information, mais cette information est imparfaite (incomplète) et cela produit un biais cognitif : dans les milieux populaires, l’acteur social surestime les risques et sous estime les avantages scolaires. La conséquence de ce biais cognitif est que dans les milieux populaires, les individus ont de « bonnes raisons » de faire un choix d’orientation « prudent » : c’est-à-dire vers une filière courte et peu exigeante (pour arriver au bout). Conclusion de Boudon : ce sont donc les conditions d’élaboration de la rationalité ordinaire qui conduisent les individus à faire des choix. La position sociale a un impact sur les choix scolaires et donc sur les inégalités de parcours scolaires. Cette démarche permet selon Boudon d’éviter deux écueils sociologiques : le piège de l’homo sociologicus qui « confère au sujet social une psychologie plus sommaire que celle d’un chat » et celui de l’homo oeconomicus « qui fait de l’homme presque l’égal de Dieu ».

Texte écrit par N. Danglade Q123 => Quelles sont les deux types de rationalité que distingue Boudon ? Définissez les. Q124 => Comment expliquer les biais cognitifs ? Q125 => Comment se construit la rationalité ordinaire des acteurs sociaux ? Q126 => A quelle école sociologique, Boudon fait-il référence lorsqu’il évoque l’homo sociologicus ? Q127 => A quels auteurs Boudon fait-il référence lorsqu’il évoque l’homo economicus ? Pourquoi dit-il dans ce cas que l’homme est presque l’égale de Dieu

Synthèse : L’IM de Boudon (TRO) et l’IM de la TCR Points communs Différences

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Document 46 – Effets d’agrégation et effets pervers ou émergents Pour Boudon, il n’y a pas « d’effet mécanique du développement du système scolaire sur l’égalité des chances scolaires et, par voie de conséquence, sur la mobilité sociale ». On retrouve ici le paradoxe formulé par Anderson en 1961, qui met en évidence la relation extrêmement faible entre niveau d’instruction et mobilité : Boudon (1985) écrit « l’éducation serait un déterminant mineur de la mobilité ». Ce paradoxe bien que contre intuitif peut être aisément illustré. : « si toutes les autres données restent constantes, un fils d’ouvrier qui accéderait à un niveau d’instruction plus élevé aurait des chances de mobilité sociale plus grandes. Mais la proposition reste-t-elle vraie à partir du moment où augmente le niveau d’instruction, non d’un enfant d’ouvrier en particulier, mais de l’ensemble de ses pairs ? ». Ce qui est rationnel au niveau individuel (souhaiter poursuivre ses études et accéder à une meilleure position sociale que celle de ses parents) peut produire des effets inattendus, pervers, au niveau collectif. Si tous les élèves et les étudiants se comportent ainsi, les inégalités ne se réduiront pas. Elles n’auront été que translatées. La demande scolaire (le fait qu’un nombre plus important d’élèves accèdent à un certain niveau d’enseignement) est présentée comme « inflationniste ». Plus les détenteurs d’un diplôme sont nombreux, moins celui-ci a de valeur relative. Contrairement à la théorie de Bourdieu et Passeron selon laquelle l’école apparaît comme une instance de reproduction et de légitimation des inégalités, il n’y a pas de responsabilité propre au système d’enseignement. Les inégalités chez Boudon (tant en ce qui concerne la carrière scolaire que le statut social) trouvent leur source dans les décisions individuelles (plus précisément dans les suites de décisions au cours de la scolarité) des acteurs et dans l’agrégation de ces décisions qui peuvent produire des effets non souhaités.

Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, Collection Licence, PUF, 2008

Q128 => À l’aide des docs 45 et 46, retracez sous forme de schéma d’implication l’explication des inégalités scolaires. Q129 => Qu’est-ce qu’un effet pervers ou effet émergent chez Boudon ? Q130 => Pourquoi le paradoxe d’Anderson permet-il d’illustrer un cas d’effet pervers ? Q131 => Une telle analyse s’inscrit-elle bien dans la tradition wébérienne ?

4 – Les nouvelles sociologies : un ensemble de courants qui tentent de dépasser l’opposition individu/société

4.1 – La construction sociale de la réalité : interactionnisme symbolique et ethnométhodologie

4.1.1 – L’interactionnisme symbolique

Document 48 – L’interactionnisme symbolique C’est à Herbert Blumer, qui a été l’élève puis le successeur de G.-H. Mead sur sa chaire, que l’on doit l’expression « interactionnisme symbolique », tout comme les fondements théoriques de ce paradigme : « Primo, les humains agissent à l’égard des choses en fonction de l’image qu’ils s’en font : objets physiques comme des arbres ou des chaises ; autres humains tels qu’une mère ou un vendeur ; catégories d’humains tels qu’amis ou ennemis ; institutions tels qu’école ou gouvernement ; idéaux tels qu’indépendance ou honnêteté ; activités des autres, leurs désirs et leurs ordres ; enfin les situations dans lesquelles il se trouvent. Secundo, les choses prennent un sens du fait de l’interaction avec autrui. Tertio, ces sens sont manipulés et modifiés par l’interprétation que l’acteur leur donne. » L’école interactionniste reprend explicitement l’héritage de G.H. Mead qui, dans L’esprit, le soi et la société (1934), défend l’hypothèse que la société se construit et se conçoit comme un « effet émergent » résultant des échanges interindividuels. L’école se manifeste aussi par sa prédilection, héritée de la première Ecole de Chicago, pour les enquêtes de terrain sur les petites communautés et l’usage des méthodes qualitatives (biographies, immersions, entretiens, observation participante, …). (…) L’interaction (et a fortiori l’individu) constitue l’atome logique de l’activité sociale et doit rester l’objet principal de l’analyse sociologique. Aussi n’existerait-il pas de faits sociaux extérieurs aux individus. En cela, les interactionnistes symboliques (…) s’opposent à la conception durkheimienne du social et de l’acteur : « L’interactionnisme symbolique prend le contre-pied de la conception durkheimienne de l’acteur. Durkheim, s’il reconnaît la capacité qu’a l’acteur de décrire les faits sociaux qui l’entourent, considère que ses descriptions sont trop vagues, trop ambigües pour que le chercheur puisse en faire un usage scientifique, ces manifestations subjectives ne relevant d’ailleurs pas du domaine de la sociologie. A l’inverse, l’interactionnisme symbolique soutient que la conception que les acteurs se font du monde social constitue, en dernière analyse, l’objet essentiel de la recherche sociologique. »

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q132 => Dans quelle tradition sociologique s’inscrit l’interactionnisme symbolique ? Q133 => Selon l’interactionnisme symbolique, que doivent faire les individus pour agir dans une situation donnée ?

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Q134 => Pour étudier une situation d’interaction que doit donc faire le sociologue ? Q135 => Pourquoi dans cette sociologie, l’individu n’est pas considéré comme un « idiot culturel » ? Q136 => Pourquoi peut-on dire que l’interactionnisme symbolique inaugure une sociologie de la construction sociale de la réalité ? Q137 => Quel est l’intérêt des méthodes qualitatives dans cette sociologie ?

Document 49 – Howard Becker : une approche originale de la déviance Les groupes sociaux créent la déviance en instituant des normes dont la transgression constitue la déviance, en appliquant ces normes à certains individus et en les étiquetant comme déviants. De ce point de vue, la déviance n’est pas une qualité de l’acte commis par une personne mais plutôt une conséquence de l’application, par les autres de normes et de sanctions à un ‘transgresseur’. Le déviant est celui auquel cette étiquette a été appliquée avec succès et le comportement déviant est celui auquel la collectivité attache cette étiquette. (…) Je considèrerai la déviance comme le produit d’une transaction effectuée entre un groupe social et un individu qui, aux yeux du groupe, a transgressé une norme. Je m’intéresserai moins aux caractéristiques personnelles et sociales des déviants qu’au processus au terme duquel ils sont considérés comme étrangers au groupe, ainsi qu’à leurs réactions à ce jugement.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

Q138 => En quoi l’approche de la déviance de H.S. Becker s’inscrit résolument dans l’interactionnisme symbolique ? Q139 => En quoi son approche se distingue-t-elle de celle de Merton ? Q140 => Expliquez la phrase soulignée.

Document 50 – Le rôle des entrepreneurs de morale Les normes sont le produit de l’initiative de certains individus, et nous pouvons considérer ceux qui prennent de telles initiatives comme des entrepreneurs de morale. Deux types d’entrepreneurs retiendront notre attention : ceux qui créent les normes et ceux qui les font appliquer. Le prototype du créateur de norme (…), c’est l’individu qui entreprend une croisade pour la réforme des mœurs. Il se préoccupe du contenu des lois. Celles qui existent ne lui donnent pas satisfaction parce qu’il subsiste telle ou telle forme de mal qui le choque profondément. Il estime que le monde ne peut pas être en ordre tant que des normes n’auront pas été instaurées pour l’amender. Il s’inspire d’une éthique intransigeante : ce qu’il découvre lui paraît mauvais sans réserves ni nuances, et tous les moyens lui semblent justifiés pour l’éliminer. La comparaison des réformateurs de la morale avec les croisés est pertinente, car le réformateur typique croit avoir une mission sacrée. Les prohibitionnistes en sont un excellent exemple, ainsi que tous ceux qui veulent supprimer le vice, la délinquance sexuelle ou les jeux d’argent.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

Q141 => Qu’est-ce qu’un entrepreneur de morale pour Becker ? Q142 => Donnez des exemples.

Document 51 – L’étiquetage Le caractère déviant ou non d’un acte dépend donc de la manière dont les autres réagissent. Vous pouvez commettre un inceste clanique et n’avoir à subir que des commérages tant que personne ne porte une accusation publique ; mais si cette accusation est portée, vous serez condamné à mort. » (…)

Types de comportements déviants Obéissant à la norme Transgressant la norme

Perçu comme déviant Accusé à tort Pleinement déviant Non perçu comme déviant Conforme Secrètement déviant

La déviance – au sens adopté ici d’action publiquement disqualifiée – est toujours le résultat des initiatives d’autrui. (…) Les normes ne naissent pas spontanément. (…) Sans ces initiatives destinées à instaurer des normes, la déviance, qui consiste à instaurer une norme, n’existerait pas : elle est donc le résultat d’initiative à ce niveau. Mais la déviance est aussi le produit d’initiative à un autre niveau. (…) Il faut découvrir les délinquants, les identifier, les appréhender et prouver leur culpabilité (ou bien remarquer qu’ils sont différents et les stigmatiser pour cette non-conformité, dans le cas de groupes déviants, qui, comme par exemple les musiciens de danse, restent dans la légalité). Cette tâche incombe ordinairement à des professionnels spécialisés dans l’imposition du respect des normes ; ce sont eux qui, en faisant appliquer des normes préexistantes, créent une catégorie spécifique de déviants, d’étrangers à la collectivité. Il est significatif que la plupart des recherches et des spéculations scientifiques sur la déviance s’intéressent plus aux individus qui transgressent les normes qu’à ceux qui les établissent et les font appliquer. (…) Nous devons considérer la déviance et les déviants, qui incarnent ce concept abstrait, comme un résultat du processus d’interaction entre des individus ou des groupes : les uns, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, élaborent et font appliquer les normes sous le coup desquelles tombent les autres qui, en poursuivant la satisfaction de leurs propres intérêts, ont commis des actes que l’on qualifie de déviants.

H.S. Becker, Outsiders, Etude de sociologie de la déviance, 1963, Métailié, 1985

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Q143 => Pour Becker, la déviance correspond-t-elle uniquement à une transgression des normes ? Q144 => Expliquez ce qu’est la théorie de l’étiquetage.

Document 52 – La carrière déviante L’entrée en déviance est un processus qui comporte un certain nombre d’étapes. L’acte délinquant lui-même (prise de drogue par exemple) en est seulement la première, il ne garantit en aucune façon que les autres soient franchies. Becker montre ainsi (…) qu’il existe des « carrières déviantes » dont la dernière étape seulement est l’intégration au groupe des déviants (ici des fumeurs de marijuana). Ainsi, la sensation de « planer », qui est décrite par le fumeur, n’apparaît qu’après un long apprentissage à l’issue duquel il adhère au groupe déviant en même temps qu’il parvient (enfin !) à reconnaître la nature de la sensation qu’il « doit » éprouver. Un individu ne pourra utiliser la marijuana pour le plaisir que s’il accomplit un processus d’apprentissage qui le conduit à se représenter la drogue comme moyen de parvenir à cette fin. Nul ne devient fumeur s’il n’a appris 1) à fumer la drogue d’une manière qui produise réellement des effets ; 2) à reconnaître les effets et à les relier à l’usage de la drogue (en d’autres termes, à ‘planer’) ; et 3) à prendre plaisir aux sensations perçues. (…) Un individu n’adopte un mode de consommation régulier de la marijuana que s’il a appris à l’aimer, mais cette condition nécessaire n’est pas suffisante : il doit aussi maîtriser les puissants contrôles sociaux qui font apparaître son usage comme immoral ou imprudent. (…) En résumé, un individu se sent libre de fumer de la marijuana dans la mesure où il parvient à se convaincre que les conception conventionnelles de cet usage ne sont que des idées de personnes étrangères et ignorantes, et où il leur substitue le point de vue ‘de l’intérieur’ acquis par l’expérience de la drogue en compagnie d’autres fumeurs. On peut en déduire le schéma type d’une carrière délinquante :

- milieu déstructuré, faibles ressources scolaires, aucune perspective d’insertion professionnelle, environnement dominé par l’expérience de la désinsertion sociale (repérée par le niveau de revenu du quartier, les taux de chômage et la délinquance…)

- identification à un groupe marginal et assimilation progressive de ses normes ; - franchissement gradué des étapes qui vont d’une déviance isolée à des actes répétés (prises de drogue,

chapardages, violences verbales, agressions physiques, guet pour protéger les plus grands qui volent ou « dealent », …), ces étapes constituent autant d’actes à caractère initiatique qui attachent, par la force symbolique du rituel, le jeune au réseau délinquant ;

- renforcement de l’étiquetage stigmatisation ; - apprentissage des techniques délinquantes (du guet au vol de mobylette, de la consommation au trafic de drogue,

du vol à l’étalage au vol à main armée…) ; - condamnation pour de petits délits et prestige liés à ces condamnations ; - enfermement dans l’identité délinquante après le passage par la prison qui est à juste titre considérée comme une

école du crime, le milieu y socialise l’apprenti délinquant : élargissement du réseau, apprentissage des techniques délictueuses, intériorisation des normes comportementales internes (notamment la violence) et externes (relations avec les institutions spécialisées : policiers, avocats, magistrats, surveillants, éducateurs, assistantes sociales…) ;

- intensification du marquage social qui interdit la découverte d’un emploi sauf par le biais des institutions de réinsertion (un extrait de casier judiciaire est requis à l’embauche) ;

- condamnation aggravée dès qu’il y a récidive ; etc. Outsiders a contribué à démystifier la déviance en la considérant avant tout comme une étiquette imposée par les croisés de la morale.

Jean-Pierre Delas, Bruno Milly, Histoire des pensées sociologiques, Collection U, Armand Colin, 2003 (2ème édition)

Q145 => Becker écrit : « Ce ne sont pas les motivations déviantes qui conduisent au comportement déviant mais, à l’inverse, c’est le comportement du déviant qui produit, au fil du temps, la motivation déviante ». Expliquez en vous aidant du document.

Document 53 – Erving Goffman (1922-1982) : La mise en scène de la vie quotidienne (1971) Goffman est un analyste de dramaturgie quotidienne. Après d’autres, il emprunte le modèle théâtral afin de disséquer la logique des jeux de rôle qui structurent les interactions les plus banales. A ce niveau, celui des micro-relations, se construit aussi un ordre social que l’on peut comparer à celui de la circulation routière. Dans ce dernier cas, l’existence de règles et de conventions explique la faiblesse des collisions entre automobilistes. De même, dans les relations interindividuelles, des accords de cadre, des compromis de travail (des comportements indulgents face à des gens qui rompent l’ordre social) assurent la pérennité et la fluidité du monde social. Ce monde possède plus exactement une double caractéristique : il est, pour emprunter les termes d’un spécialiste de Goffman (Y. Wilkin), à la fois vénérable et vulnérable. Le monde social est vénérable. A la suite de Simmel et surtout de Durkheim, Goffman pense les relations entre individus sur le mode du sacré et du rituel. Etre intégré dans l’ordre social signifie en effet endosser des rôles (sans jamais s’y laisser complètement enfermer) et se comporter dans la vie comme on joue au théâtre. Or, l’ensemble des relations entre acteurs est réglé par des rites, lesquels ne sont plus destinés à organiser la reconnaissance des Dieux. Logés au cœur des interactions quotidiennes, ils en organisent la cohérence et rappellent que le Moi social (Self) peut être considéré

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comme un lieu de sacralité qu’on ne pourrait violer impunément. Goffman renforce cette intuition par un recours à l’éthologie animale. Chaque individu possède un territoire, une niche écologique, un espace personnel dont la légitimité varie en fonction de justifications locales. Venir s’asseoir juste à côté d’un inconnu (un banc dans le métro par exemple) peut être vécu par ce dernier comme une intrusion insupportable quand, en période de faible affluence, la place ne manque pas ailleurs. Aux heures de pointe, en revanche, le coude à coude se justifie aisément et la promiscuité ne pose plus problème. Pour garantir son espace de liberté, l’individu peut encore, en d’autres circonstances, user de « marqueurs », objets (tels le foulard ostensiblement posé sur le fauteuil de cinéma, l’armoire qui sépare deux bureaux…) destinés à tracer, à la façon des animaux, les limites de son territoire. Le monde social est également vulnérable. Goffman partage avec Parsons la conviction que la stabilité du monde social n’est jamais garantie. Goffman pense plus précisément que la relation sociale de base – l’interaction – est toujours vécue sur la base d’une ambivalence fondatrice : celle du pari et du repli sécuritaire. L’interaction est un pari dans la mesure où, à tout moment, l’individu risque de perdre la face en réalisant un geste inconvenant, en blessant par la parole son interlocuteur… C’est pourquoi, lorsqu’un individu est mis en présence d’autres personnes, celles-ci cherchent à obtenir des informations à son sujet. Ces informations (véhiculées par le langage, la gestuelle…) contribuent à définir la situation et elles permettent aux autres de prévoir ce que leur partenaire attend d’eux et, corrélativement, ce qu’ils peuvent en attendre. Une telle incertitude qualitative explique que nous n’atteignons nos buts dans la vie quotidienne ni au moyen de calculs statistiques, ni par des méthodes scientifiques : nous vivons sur des hypothèses. Chaque participant à une interaction réprime ses sentiments profonds immédiats pour exprimer une vue de la situation qu’il pense acceptable, au moins provisoirement, par ses interlocuteurs. Le maintien de cet accord de surface se trouve facilité par le fait que chacun cache ses désirs personnels derrières des déclarations qui font référence à des valeurs et des normes auxquelles toutes les personnes présentes se sentent tenues de rendre hommage. Ainsi peuvent s’opérer les replis sécuritaires : Parce que ces normes son innombrables et partout présentes, les acteurs vivent, bien plus qu’on pourrait le croire dans un univers moral. Mais dans la mesure où ils sont des acteurs, ce qui préoccupe les individus, c’est moins la question morale de l’actualisation de ces normes, que la question amorale de la mise au point d’une impression propre à faire croire qu’ils sont en train d’actualiser ces normes (…) ils sont, sous ce rapport, des boutiquiers de la moralité : la nécessité et l’intérêt mêmes de sacrifier aux apparences de la moralité la plus irréprochable à laquelle doit se soumettre dans son intérêt propre, tout individu qui veut être socialement accepté, lui imposent d’avoir une grande expérience de la mise en scène. (E. Goffman, La mise en scène de la vie quotidienne, 1971)

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, collection CIRCA, Nathan, 2000 (2ème édition) Q146 => Pourquoi Goffman parle-t-il de mise en scène de la vie quotidienne ? Q147 => Pour Goffman, qu’est ce que la « face » ? Q148 => Pourquoi dans l’interaction, les individus peuvent-ils perdre la face ? Q149 => Comment les individus s’y prennent-ils pour éviter ce risque ?

4.1.2 – L’ethnométhodologie

Document 54 – L’ethnométhodologie Les faits sociaux perdent avec l’ethnométhodologie le caractère d’objectivité que la tradition sociologique lui accorde généralement. Ils résultent d’accomplissements pratiques réalisés par les membres en situation. Parmi les principaux traits de caractéristiques de l’ethnométhodologie, la réflexivité occupe une place importante. Garfinkel, selon une expression devenue célèbre, incite les sociologues à ne pas considérer les agents sociaux comme des « idiots culturels » qui se contenteraient d’appliquer mécaniquement des normes sociales préétablies. Ils disposent d’une certaine réflexivité dans leurs actions quotidiennes. Le sociologue doit ainsi non pas écarter ce savoir, mais le décrire pour comprendre ce que les acteurs font, comment ils le font et ce à quoi ils pensent lorsqu’ils le font. La description (accountability) des activités sociales quotidiennes permet de comprendre en actes la rationalité des acteurs en situation. C’est la raison pour laquelle l’ethnométhodologie accorde une importance toute particulière à l’étude du langage et des conversations. Les arguments échangés dans une conversation, quelle qu’elle soit, ne valent qu’en raison de leur indexicalité, ce qui signifie qu’ils doivent être rapportés à leur contexte d’énonciation. Une attention est ainsi prêtée au langage quotidien et aux connaissances requises – le savoir commun – par les interactants pour comprendre mutuellement ce qu’ils se disent. (…) L’ethnométhodologie se propose de démystifier certaines manières de faire de la sociologie en critiquant avec force l’usage de données décontextualisées produit notamment par la recherche d’indices statistiques. Elle s’assigne comme projet de réhabiliter la connaissance ordinaire et de s’interroger sur les mécanismes qui permettent aux individus de se repérer dans le monde dans lequel ils évoluent : il s’agit bien à ce titre d’une sociologie cognitive qui vise à renouveler la sociologie de la connaissance. Garfinkel et Cicourel s’attachent à rendre compte des procédés interprétatifs mis en œuvre par les agents comme de leurs compétences interactionnelles qui les soutiennent dans leurs actions quotidienne. Le sociologue se voit ainsi attribué un nouveau rôle : il perd irrémédiablement la position de surplomb qui est habituellement la sienne lorsqu’il se penche sur le social, pour s’intéresser au plus près désormais aux logiques qui sous-tendent l’action sociale. Il s’agit alors d’aborder la réalité un peu à la manière dont l’individu interprète sur le moment la situation qu’il est en train de vivre. La distinction entre sociologie profane et sociologie professionnelle perd alors beaucoup de son intérêt : rejoignant Schütz pour affirmer que le savoir du sociologue est un savoir du second degré

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(il prend appui sur le savoir ordinaire), l’ethnométhodologie considère même qu’il n’a pas nécessairement le dernier mot sur celui des acteurs.

Philippe Riutort, Précis de sociologie, Collection Major, PUF, 2007 Q150 => Le point de départ de l’ethnométhodologie se différencie-t-il de celui des interactionnistes ? Pourquoi ? Q151 => Dans ce courant sociologique, que doit faire le sociologue pour étudier le social ? Q152 => Dans ce courant distingue-t-on clairement le savoir savant du savoir ordinaire ? Q153 => Comment les ethnométhodologues rendent-ils compte de la réalité sociale ? Q153 => L’ethnométhodologie peut-elle produire dans ces conditions une connaissance objective de la réalité sociale ?

Document 55 – Le cas Agnès

Garfinkel consacre le chapitre 5 des Studies à une longue analyse du cas « Agnès », un jeune homme qui a décidé de changer de sexe, de faire valoir son droit à être reconnu comme étant réellement une femme (la femme avec les attributs habituels de la féminité). On voit bien l’intérêt que ce cas présente pour Garfinkel : ayant choisi de vivre en femme, alors qu’elle a été élevée e garçon, qu’elle a un pénis (qu’elle fait enlever et remplacer par un vagin), mais aussi, au moment où Garfinkel la rencontre, une morphologie féminine normale, Agnès se trouve dans la situation d’avoir à actualiser, dans les détails de ses activités, interactions et conduites quotidiennes, les attributs culturels de la femme « normale ». Elle a à produire son « être-femme » en tant qu’accomplissement pratique continu, ordonné de l’intérieur, parfaitement proportionnée aux circonstances et aux occasions. Du fait qu’elle ne peut pas, pour se conduire, tabler, comme les gens « normaux », sur une maîtrise pratique routinisée des méthodes d’accomplissement de sa féminité, elle est contrainte de contrôler quasi réflexivement toutes les opérations d’actualisation des attributs de la femme « normale ». précisément la manière dont Agnès s’y prend pour « manager » son changement de sexe (…) révèle à elle-même et à Garfinkel les méthodes, procédures, opérations par le biais desquelles la sexualité normale est produite et reconnue dans la vie quotidienne à travers les conduites, les conversations et toutes sortes d’interactions.

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques de Parsons aux contemporains, collection CIRCA, Nathan, 2000 (2ème édition)

Q154 => Illustrez la notion de construction sociale de la réalité avec le cas d’Agnès.

Document 56 – La principale critique faite à l’ethnométhodologie L’ « orgie de subjectivisme » constitue, selon Lewis Coser, un des aspects les plus critiquables de l’approche ethnométhodologique. Un point de vue que rejoint Pierre Bourdieu dans une conférence prononcée à l’université de San Diego en mars 1986 : « La science sociale, en anthropologie comme en sociologie ou en histoire, oscille entre deux points de vue apparemment incompatibles, deux perspectives apparemment inconciliables : l’objectivisme et le subjectivisme, ou, si l’on préfère, le physicalisme et le psychologisme (…). D’un côté, elle peut « traiter les faits sociaux comme des choses », selon la vieille maxime durkheimienne, et laisser de côté tout ce qu’ils doivent au fait qu’ils sont des objets de connaissance – ou de méconnaissance – dans l’existence sociale. De l’autre côté, elle peut réduire le monde social aux représentations que s’en font les agents, la tâche de la science sociale consistant alors à produire un « compte rendu des comptes rendus » (account of the accounts) produits par les sujets sociaux.

Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987

Q155 => Quel reproche Pierre Bourdieu adresse-t-il à l’ethnométhodologie ?

4.2 – La sociologie de Pierre Bourdieu (1930-2002)

Document 57 – Le constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu Pierre Bourdieu définit le « constructivisme structuraliste » à la jonction de l’objectif et du subjectif : « Par structuralisme ou structuraliste, je veux dire qu’il existe, dans le monde social lui-même, (…) des structures objectives indépendantes de la conscience et de la volonté des agents, qui sont capable d’orienter ou de contraindre leurs pratiques ou leurs représentations. Par constructivisme, je veux dire qu’il y a une genèse sociale d’une part des schèmes de perception, de pensée et d’action qui sont constitutifs de ce que j’appelle habitus, et d’autre part des structures sociales, et en particulier de ce que j’appelle des champs. » (Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987) Dans cette double dimension, objective et construite, de la réalité sociale, une certaine primauté continue toutefois à être accordée aux structures objectives. C’est ce qui conduit Pierre Bourdieu à distinguer deux moments de l’investigation, un premier moment objectiviste et un deuxième moment subjectiviste : « d’un côté, les structures objectives que construit le sociologue dans le moment objectiviste, en écartant les représentations subjectives des agents, sont le fondement des représentations subjectives et elles constituent les contraintes structurales qui pèsent sur les interactions ; mais d’un autre côté, ces représentations doivent être retenues si l’on veut rendre compte notamment des luttes quotidiennes, individuelles et collectives, qui visent à transformer ou à conserver ces structures. » (Pierre Bourdieu, Choses dites, Minuit, 1987) (…) Selon Pierre Bourdieu, « le principe de l’action historique, celle de l’artiste, du savant ou du gouvernant comme celle de l’ouvrier ou du petit fonctionnaire, n’est pas un sujet qui s’affronterait à la société comme un objet constitué dans l’extériorité. Il ne réside ni dans la conscience ni dans les choses mais dans la relation entre deux états du social, c’est-à-dire l’histoire objectivée dans les choses, sous formes d’institutions, et l’histoire incarnée dans les corps, sous la

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 30

forme de ce systèmes de dispositions durables que j’appelle habitus » (P. Bourdieu, Leçon sur la leçon, Minuit, 1982). C’est donc la rencontre de l’habitus et du champ, de « l’histoire faite corps » et de « l’histoire faite chose » qui apparaît comme le mécanisme principal de production du monde social. Pierre Bourdieu a spécifié ici, en cherchant à le rendre opératoire pour des travaux empiriques, le double mouvement constructiviste d’intériorisation de l’extérieur et d’extériorisation de l’intérieur.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Q156 => En quoi la sociologie de Pierre Bourdieu est-elle structuraliste ? Q157 => Montrez que la sociologie de Pierre Bourdieu est influencée par celle d’Emile Durkheim. Q158 => En quoi la sociologie de Pierre Bourdieu est-elle aussi constructiviste ? Q159 => En quoi la phase constructiviste de la sociologie de Pierre Bourdieu signale-t-elle une filiation marxiste ? Q160 => En quoi peut-on considérer la sociologie de Pierre Bourdieu comme une sociologie relationniste ?

Document 58 – L’habitus L’habitus, ce sont en quelque sorte les structures sociales de notre subjectivité, qui se constituent d’abord au travers de nos premières expériences (habitus primaire), puis de notre vie d’adulte (habitus secondaire). C’est la façon dont les structures sociales s’impriment dans nos corps par intériorisation de l’extériorité. Pierre Bourdieu définit alors la notion (…) comme « un système de dispositions durables et transposables ». Dispositions, c’est-à-dire des inclinations à percevoir, sentir et faire d’une certaine manière, intériorisées et incorporées, le plus souvent de manière non consciente, par chaque individu, du fait de ses conditions objectives d’existence et de sa trajectoire sociale. Durables, car si ces dispositions peuvent se modifier au cours de nos expériences, elles sont fortement enracinées en nous et tendent de ce fait à résister au changement marquant ainsi une certaine continuité dans la vie d’une personne. Transposables, car des dispositions acquises dans le cours de certaines expériences (familiales par exemple) ont des effets sur d’autres sphères d’expérience (professionnelles par exemple) ; c’est un premier élément d’unité de la personne. Enfin système, car ces dispositions tendent à être unifiées entre elles. Mais pour Pierre Bourdieu, l’unité et la continuité de la personne à l’œuvre tendanciellement avec celle de l’habitus ne sont pas en général celles que se représente consciemment et rétrospectivement la personne elle-même – ce qu’il appelle « l’illusion biographique » - mais une unité et une continuité largement non conscientes reconstruites par le sociologue. (…) Unifiants, les habitus individuels sont également singuliers. Car il y a des classes d’habitus (des habitus proches, en termes de conditions d’existence et de trajectoire du groupe social d’appartenance, par exemple), et donc des habitus de classe, chaque habitus individuel combine de manière spécifique une diversité plus ou moins grande d’expériences sociales. Mais cet habitus est-il seulement reproducteur des structures sociales dont il est le produit ? L’habitus est constitué de « principes générateurs », c’est-à-dire qu’un peu à la manière d’un logiciel d’ordinateur (mais un logiciel en partie autocorrectible), il est amené à apporter de multiples réponses aux diverses situations rencontrées, à partir d’un ensemble limité de schémas d’action et de pensée. Ainsi, il est reproduit quand il est confronté à des situations habituelles et il peut être conduit à innover quand il se retrouve face à des situations inédites.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Document 59 – L’habitus et le sens pratique On insiste souvent sur la double nature de l’habitus, à la fois passif et actif. Il est d’abord un produit intériorisé, fruit de « l’immense travail préalable » de la socialisation, qui a lieu dans l’enfance surtout, mais également tout au long de la vie. Les individus y éprouvent les limites entre le possible et l’impossible, l’accessible et l’inaccessible, le convenable et ce qui ne l’est pas. L’habitus est ensuite producteur de pratiques individuelles et collectives. Les expériences ultérieures sont en effet appréhendées à travers des « schèmes de perception, de pensée et d’action » déposés en chaque organisme. « En somme, par la médiation de l’habitus, le dépôt des expériences passées se convertit en disposition pour l’avenir » résume François Héran. Si l’habitus met en lien l’avant et l’après en tant « qu’activation du passif », il relie également le dehors et le dedans puisqu’il est tout à la fois « intériorisation de l’extériorité » et « extériorisation de l’intériorité ». Il apparaît ainsi comme un concept intermédiaire (Héran, 1987). Bourdieu a prétention, par le biais de la notion d’habitus, à dépasser les grandes oppositions entre l’individu et la société, la liberté et le déterminisme, le conscient et l’inconscient. Ainsi, l’habitus est-il durable mais pas immuable, du fait des situations sociales nouvelles auxquelles sont confrontés les agents. (…) L’habitus tient une place importante dans la théorie de la reproduction puisqu’il va engendrer certaines pratiques conformément à des dispositions acquises lors de la socialisation . (…) Il s’agit d’une structure cachée. Les individus n’ont pas une claire conscience de son influence. L’habitus fonctionne ainsi comme une « seconde nature ». Il permet à ceux qui en sont dotés d’évoluer « naturellement » dans le milieu social qui est le leur. Ils parlent et se comportent physiquement sans avoir besoin de faire constamment un effort pour contrôler et ajuster leurs mots et leurs gestes. C’est « en creux » que l’on fait l’expérience de la force de l’habitus, lorsqu’on est plongé dans un univers social qui n’est pas le sien et que tout devient problématique. (…) L’habitus rend possible « un rapport pratique à la pratique » que Bourdieu nomme le sens pratique, c’est-à-dire un schème d’action incorporé qui permet d’agir de manière « spontané » et adapté à une situation donnée. (…) La réflexivité, hors période de crise (c’est-à-dire lorsque les routines ne permettent plus de s’ajuster convenablement à la situation) est marginalisée.

Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, collection Licence, PUF, 2008

Questions sur les documents 58 et 59

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 31

Q161 => Comment Pierre Bourdieu explique-t-il que chaque un individu possède habitus singulier ? Q162 => Quelle est la dimension passive de l’habitus ? Q163 => Quelle est la dimension active de l’habitus ? Q164 => Lorsque les individus agissent, ont-ils toujours conscience d’agir en conformité avec leur environnement ? Q165 => Comment Bourdieu nomme-t-il cette capacité des individus à agir conformément à leur environnement de façon automatique ? Q166 => L’habitus est-il seulement reproducteur des structures sociales ? Q167 => Donnez une définition (à partir de vos propres mots) de ce qu’est l’habitus.

Document 60 – Les champs sociaux Les champs constituent la face extériorisation de l’intériorité du processus. C’est la façon dont Pierre Bourdieu conçoit les institution, non comme des substances, mais de manière relationnelle, comme des configurations de relations entre des acteurs individuels et collectifs (Pierre Bourdieu parle plutôt d’agents, pour indiquer que ceux-ci sont autant agis, de l’intérieur et de l’extérieur, qu’ils n’agissent librement). Le champ est une sphère de la vie sociale qui s’est progressivement autonomisée à travers l’histoire autour de relations sociales, d’enjeux et de ressources propres, différents de ceux des autres champs. Les gens ne courent ainsi pas pour les mêmes raisons dans le champ économique, dans le champ artistique, dans le champ journalistique, dans le champ politique ou dans le champ sportif. Chaque champ est à la fois un champ de forces – il est marqué par une distribution inégale des ressources et donc un rapport de force entre dominants et dominés – et un champ de luttes – les agents sociaux s’y affrontent pour conserver ou transformer ce rapport de forces. Pour Pierre Bourdieu, la définition même du champ et la délimitation de ses frontières (qui a le droit d’y participer ?, etc.) peut être aussi en jeu dans ces luttes, ce qui distingue cette notion de celle habituellement plus fermée de « système ». Chaque champ est marqué par des relations de concurrence entre ses agents (Pierre Bourdieu parle aussi de marché), même si la participation au jeu suppose un minimum d’accord sur l’existence du champ. Chaque champ est caractérisé par des mécanismes spécifiques de capitalisation des ressources légitimes qui lui sont propres. Il n’y a donc pas chez Pierre Bourdieu une seule sorte de capital comme tendanciellement chez Marx et les « marxistes » (le capital économique), mais une pluralité de capitaux (capital culturel, capital politique, capital social, etc.). On n’a donc pas une représentation unidimensionnelle de l’espace social – comme chez les « marxistes » ou l’ensemble de la société est pensée autour d’une vision économique du capitalisme – mais une représentation pluridimensionnelle – l’espace social est composé d’une pluralité de champs autonomes, définissant chacun des modes spécifiques de domination. On n’est donc pas face à un capitalisme (au sens économique) caractérisé par une forme principale et déterminante de domination (« l’exploitation capitaliste »), mais face à des capitalisations et des dominations : des relations dissymétriques entre individus et groupes stabilisés au profit des mêmes, et dont certaines sont transversales aux différents champs comme la domination des hommes sur les femmes. Ces modes de capitalisation sont tout à la fois autonomes, parfois en concurrence (par exemple, le conflit classique entre les détenteurs du capital économique et du capital culturel, hommes d’affaires et « intellectuels ») et reliés entre eux par des formes diverses d’imbrication (certains agents cumulent capitaux économiques, culturels et politiques, alors que d’autres sont « exclus » de la plupart des capitaux légitimes). Ce que Pierre Bourdieu appelle champ du pouvoir est un lieu de mise en rapport de champs et de capitaux divers : c’est là où s’affrontent les dominants des différents champs, « un champ de lutte pour le pouvoir entre détenteurs de pouvoirs différents ».

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Q168 => Qui sont les participants à un champ social ? Q169 => Qu’est-ce qui différencie les participants à un champ social ? Q170 => Sur quoi porte la lutte dans un champ social ? Q171 => En quoi le concept de champ s’inscrit-il dans la tradition marxiste ?

Document 61 – La violence symbolique Si de l’œuvre de Marx, Pierre Bourdieu a notamment retenu que la réalité sociale est un ensemble de rapports de force entre des groupes sociaux historiquement en lutte les uns avec les autres, il a, entre autres, retenu de l’œuvre de Weber que la réalité sociale est aussi un ensemble de rapports de sens, qu’elle a donc une dimension symbolique. Pour lui, les représentations et le langage participent à la construction de la réalité sociale, même si bien entendu ils ne sont pas toute la réalité. (…) La prise en compte de la dimension symbolique de la réalité sociale a des conséquences sur la manière de penser les rapports de domination (de dissymétrie des ressources) entre individus et groupes. C’est là qu’intervient la notion de violence symbolique. Les diverses formes de domination, à moins de recourir exclusivement et continument à la force armée (qui elle-même suppose d’ailleurs une dimension symbolique, parce qu’elle est perçue et parlée d’une certaine façon), doivent être légitimées, reconnues comme légitimes, c’est-à-dire prendre un sens positif ou en tout cas devenir « naturelles », de sorte que les dominés eux-mêmes adhèrent à l’ordre dominant, tout en méconnaissant ses mécanismes et leur caractère arbitraire (non naturel, non nécessaire donc historique et transformable). C’est ce double processus de reconnaissance et de méconnaissance qui constitue le principe de la violence symbolique, et donc de la légitimation des diverses dominations. Par exemple, l’enseignant de français qui met « brillant » ou « lourd » dans la marge de ses copies fait un geste renvoyant tendanciellement à une hiérarchie sociale (le « brillant » qualifiant souvent les détenteurs du

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capital culturel légitime et le « lourd » ceux qui en sont exclus), qui sera fréquemment reconnu par l’élève comme un jugement sur sa compétence personnelle en français et méconnu comme l’expression d’une domination sociale.

Philippe Corcuff, Les nouvelles sociologies, collection 128, Nathan, 1995

Q172 => En quoi la pensée de Bourdieu s’inscrit-elle dans une perspective wébérienne ? Q173 => Qu’est-ce que la violence symbolique ? Quelle est son utilité ?

Document 62 – Les Héritiers (1964) Dans Les Héritiers, les deux auteurs s’attachent à remettre en cause deux idées reçues : il y aurait des élèves doués par nature, d’une part, et, d’autre part, les obstacles de type économique permettraient d’expliquer la moindre réussite des jeunes gens issus de milieux populaires. Le plus souvent, les succès scolaires sont attribués par les enseignants, mais également par les étudiants eux-mêmes, aux aptitudes innées de chacun et au mérite individuels (donc ils sont perçus comme échappant aux déterminismes sociaux). Les enfants issus des catégories populaires vivent leur échec comme un « destin personnel ». (…) Or, selon Bourdieu et Passeron, l’origine des performances scolaires se trouve dans le milieu familial. Le facteur déterminant n’est pas à chercher seulement du seul côté des revenus, mais aussi dans l’inégal accès à l’information et surtout dans les « déterminismes », les « dispositions héritées » qui produisent leurs effets tout au long du cursus scolaire, tout particulièrement lors des grands tournants d’orientation. Certaines formes de privilèges apparaissent de manière évidente : recommandations, relations, aide au travail scolaire, cours particuliers, … Mais c’est surtout la transmission de « l’héritage culturel », qui fait la différence. Dès lors, une politique d’allocation de bourses, même généreuse, ne peut suffire à établir une pleine égalité des chances entre étudiants. La culture savante, celle qui est valorisée à l’école, est celle que détiennent les milieux favorisés : la culture scolaire est une « culture de classe ». Il y a là une affinité, qui constitue un important atout pour les jeunes gens dont les parents en sont fortement dotés. Bourdieu et Passeron évoquent le niveau de langue, l’attitude à l’égard du savoir et des pratiques culturelles. Si pour les enfants issus de milieux populaires, le rapport à la culture scolaire relève de l’acculturation, ceux des classes dominantes peuvent faire preuve de dilettantisme. Quant aux classes moyennes, elles sont caractérisées par leur bonne volonté culturelle. Or, l’école ignore ces inégalités initiales. (…) C’est ainsi que se trouve introduite la notion de « culture libre », que l’on peut définir comme la culture que l’école présuppose et exige « sans jamais la délivrer méthodiquement ». Non seulement les inégalités sociales ne sont pas prises en considération, mais les enseignants vont jusqu’à dévaloriser la culture qu’ils transmettent lorsqu’ils reprochent « à un travail scolaire d’être trop scolaire ». Dans La Reproduction (1970), le concept de violence symbolique est précisé. La domination n’est pas perçue comme telle par les individus, qui la subissent. Intériorisée, elle leur semble légitime, et ils finissent eux-mêmes par prendre part à leur propre relégation. Bourdieu et Passeron parlent de « l’auto-élimination » dans le système scolaire des jeunes issus de milieux populaires. Ces derniers se dévalorisent ; ils anticipent leur échec et ainsi y contribuent. (…) Même ceux qui réussissent font des choix d’orientation moins prestigieux, ils limitent leurs ambitions.

Céline Béraud et Baptiste Coulmont, Les courants contemporains de la sociologie, collection Licence, PUF, 2008

Q174 => Quels sont les participants dans le champ scolaire ? Q175 => Sur quoi porte la lutte dans le champ scolaire ? Q176 => Comment les individus (élèves et enseignants) expliquent-ils l’échec ou la réussite scolaire ? Q177 => Comment les acteurs du champ perçoivent-ils les inégalités produites par le champ scolaire ? Quelle en est la conséquence ? Q178 => Les sociologues avancent-ils la même explication que les acteurs pour expliquer les inégalités scolaires ? Q179 => Pourquoi la sociologie, selon Pierre Bourdieu, est nécessairement critique ?

Document 63 – Le champ de la mode Je commencerai par décrire très rapidement la structure du champ de production de la haute couture. (…) Les dominants (…) sont ceux qui détiennent au plus haut degré le pouvoir de constituer des objets comme rares par le procédé de la « griffe » ; ceux dont la griffe a le plus de prix. Dans un champ, et c’est la loi générale des champs, les détenteurs de la position dominante, ceux qui ont le plus de capital spécifique, s’opposent (…) aux nouveaux entrants (j’emploie à dessin cette métaphore empruntée à l’économie), nouveaux venus, tard venus et parvenus qui ne possèdent pas beaucoup de capital spécifique. Les anciens ont des stratégies de conservation ayant pour objectif de tirer profit d’un capital progressivement accumulé. Les nouveaux entrants ont des stratégies de subversion orientées vers une accumulation de capital spécifique qui suppose un renversement plus ou moins radical de la table des valeurs, (…) et, du même coup, une dévaluation du capital détenu par les dominants. (…) Balmain faisait des phrases très longues, un peu pompeuses, défendait la qualité française, la création, etc. ; Scherrer parlait comme un leader de Mai 68 (…). De même, j’ai relevé dans la presse féminine les adjectifs les plus fréquemment associés avec les différents couturiers. D’un côté, vous aurez : « luxueux, exclusif, prestigieux, traditionnel, raffiné, sélectionné, équilibré, durable ». Et, à l’autre bout : « super-chic, kitsch, humoristique, sympathique, drôle, rayonnant, libre, enthousiaste, structuré, fonctionnel ». A partir des positions que les différents agents ou institutions occupent dans la structure du champ et qui, en ce cas, correspondent assez étroitement à leur ancienneté, on peut prévoir, et en tout cas, comprendre leur prise de position esthétiques (…) : plus on va du pôle dominant, au pôle dominé, plus il y a de pantalons dans les collections ; moins il y a d’essayages ; plus la moquette grise, les monogrammes sont remplacés par des vendeurs en minijupes et de l’aluminium ; plus on va de la rive droite à la rive gauche.

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 33

Pierre Bourdieu, Questions de sociologie, 1980, Minuit, 1984

Q180 => En remobilisant les acquis des documents précédents, analysez le champ de la mode.

Synthèse : les filiations multiples de la sociologie de Pierre Bourdieu

4.3 – La sociologie des réseaux sociaux

Document 64 – Georg Simmel, fondateur et précurseur de la sociologie des réseaux sociaux L’objet fondamental de la sociologie, selon Simmel, doit être saisi à un niveau « intermédiaire », qui n’est ni celui, microsociologique, de l’individu, ni celui, macrosociologique, de la société dans son ensemble, mais celui que l’on pourrait donc qualifier « mésosociologique », des « formes sociales » qui résultent des interactions entre les individus. Pour Simmel donc, la sociologie est « la science des formes de l’action réciproque », définition que Michel Forsé choisit de traduire ainsi : « Il ne veut pas dire autre chose, dans notre vocabulaire d’aujourd’hui, qu’elle est la science des structures des relations sociales. » Ainsi définie, la théorie relationnelle de Simmel présente deux caractéristiques constitutives que l’on va de fait (…) retrouver dans le champ de l’analyse des réseaux : d’une part, la sociologie de Simmel est une sociologie « formaliste », d’autre part elle est « dualiste ». Elle est formaliste au sens où, pour Simmel, ce n’est pas le contenu mais la forme des interactions qui importe, et qu’il s’agit de prendre pour objet si l’on veut comprendre l’émergence, le maintien, les enjeux et les transformations des formes sociales : il lui importe plus en effet de savoir si une interaction est réciproque, égalitaire, ou non, que de savoir s’il s’agit d’amour, d’amitié, ou de transactions marchandes. On pourrait ajouter que la sociologie simmelienne est formaliste dans un second sens : s’il est possible d’étudier ces formes sociales, c’est parce qu’elles présentent une certaine régularité et une certaine stabilité. Dans les domaines les plus divers de la vie sociale, et aux époques les plus différentes, on pourra ainsi retrouver des formes ou des « types » de relations sociales, comme la domination, la compétition, l’imitation, le conflit, etc. De fait, Simmel affirme explicitement que les actions réciproques entre individus présentent des formes invariantes, constitutives de toute vie sociale, dont le recensement et l’étude doivent permettre de fonder ce qu’il appelle une « géométrie du monde social ». D’autre part la sociologie de Simmel est « dualiste », au sens où elle ne privilégie pas une conception exclusive de l’articulation entre l’individu et la société, mais, délibérément, affirme la possibilité conjointe de deux conceptions souvent considérées comme antagonistes et que l’on qualifiera plus tard d’holiste et d’individualiste. A grands traits, l’approche simmelienne pourrait être décrite comme relevant d’un individualisme méthodologique complexe, plus proche en réalité de ce que l’on pourrait donc appeler un « dualisme méthodologique » : selon lui, en effet, d’un côté les formes sociales sont engendrées par les interactions entre les individus, ce qui l’apparente à l’individualisme méthodologique, à cette nuance près que ce n’est pas la compréhension des actions, mais des interactions individuelles qui doit servir de

Constructivisme structuraliste de Pierre Bourdieu

Influences durkheimiennes

Influences wébériennes

Influences marxiennes

Influences de l’interactionnisme symbolique

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Chapitre 16 – Les grands courants de l’analyse sociologique – 2016-2017 34

méthode à l’interprétation du social ; mais, en même temps, il ne cesse d’affirmer que les formes sociales ainsi engendrées acquièrent une espèce d’autonomie, qui fait qu’à la fois, elles sont le produit des interactions individuelles, et elles en constituent le cadre et contribuent donc en retour à les modeler. Simmel, de ce fait, est regardé par beaucoup comme l’inspirateur principal d’une des formules fondatrice de l’analyse des réseaux sociaux, selon laquelle les structures émergent des interactions, et exercent sur elles une contrainte formelle qui n’a rien d’un déterminisme mécanique.

Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, collection Repères, La Découverte, 2004

Q181 => Définissez ce qu’est un réseau social en sociologie ? Q182 => Dans quelle tradition sociologique s’inscrit la sociologie des réseaux sociaux ? Q183 => En quoi la sociologie des réseaux sociaux s’oppose aux conceptions sur-socialisées de l’homme social (culturalisme et fonctionnalisme notamment) ? Q184 => En quoi la sociologie des réseaux sociaux s’oppose aux conceptions sous-socialisées de l’homme social (économie néoclassique et individualisme méthodologique notamment) ?

Document 65 – La force des liens faibles Dans son article fondateur, Grannovetter part d’une définition de la force d’un lien comme « une combinaison (…) de la quantité de temps, de l’intensité émotionnelle, de l’intimité (la confiance mutuelle) et des services réciproques qui caractérisent ce lien ». Après avoir démontré que les liens forts ne sont jamais des « ponts », autrement dit qu’ils ne permettent pas de relier entre eux des groupes d’individus autrement disjoints, il en déduit qu’une information qui ne circulerait que par des liens forts, risquerait fort de rester circonscrites à l’intérieur des « cliques1 » restreintes, et qu’au contraire ce sont les liens faibles qui lui permettent de circuler dans un réseau plus vaste, de clique en clique. Par conséquent, ce sont leurs liens faibles qui procurent aux individus des informations qui ne sont pas disponibles dans leur cercle restreint : « Les individus avec lesquels on est faiblement lié ont plus de chance d’évoluer dans des cercles différents et ont donc accès à des informations différentes de celles que l’on reçoit ». Grannovetter ne se contente pas d’énoncer les principes théoriques qui fondent la force des liens faibles, il en propose une vérification empirique en l’appliquant à l’étude du processus de recherche d’emploi. L’échantillon de l’étude est composé d’environ 300 cadres, techniciens et gestionnaires ayant récemment changé d’emploi. Premier constat, ces salariés américains trouvent plus souvent leur emploi par leurs relations personnelles que par n’importe quel autre moyen : c’est le cas de 56 % des personnes interrogées dans cette enquête. Ensuite, Grannovetter s’intéresse à la fréquence de leurs contacts avec l’individu qui leur avait donné l’information leur ayant permis de trouver cet emploi. Or il apparaît qu’à la question « combien de fois avez-vous vu le contact au cours de la période où il a fourni l’information pour l’emploi ? », les réponses sont : souvent (au moins deux fois par semaine- pour seulement 16,7 % des personnes interrogées, contre occasionnellement (moins de deux fois par semaine) pour 55,6 % et rarement (une fois par an ou moins) pour 27,8 % d’entre-elles. A partir de ces résultats, et de ceux obtenus dans d’autres enquêtes, Grannovetter concluait que les liens faibles, souvent dénoncé comme source d’anomie et de déclin de la cohésion sociale, pouvaient apparaître au contraire comme « des instruments indispensables aux individus pour saisir certaines opportunités qui s’offrent à eux, ainsi que pour leur intégration au sein de la communauté », alors que les liens forts engendraient de la fragmentation sociale. 1Dans la théorie des graphes, une clique représente un graphe dont tous les arcs (relations) possibles sont réalisés.

Pierre Mercklé, Sociologie des réseaux sociaux, collection Repères, La Découverte, 2004

Q185 => Définissez les concepts de liens faibles et de liens forts et illustrez les. Q186 => Pourquoi les individus trouvent-ils plus fréquemment un emploi par l’intermédiaire de liens faibles que par l’intermédiaire de liens forts ? Q187 => Expliquez la force des liens faibles à l’aide d’un schéma. Q188 => Pourquoi la multiplication des liens faibles contribue à la cohésion sociale ? Document 66 – Le capital social Une autre manière de conceptualiser le lien social consiste moins à mettre l’accent sur les effets bénéfiques des réseaux pour les individus en tant qu’entités singulières qu’à pointer l’importance des normes de réciprocité au bénéfice du « vivre ensemble ». Telle est en substance l’option retenue par le politiste américain Robert Putnam qui entreprend dans les années 1970 des recherches sur la démocratie italienne avant de se faire connaître mondialement avec la publication de Bowling alone en 2000. Putnam n’utilise pas la notion de réseau mais préfère celle de capital social. Cette notion recouvre à la fois les réseaux, les normes et la confiance sociale, soit autant de vecteurs qui facilitent la coordination et la coopération entre tous et au plus grand profit de tous. Le politiste distingue plus exactement le capital social créateur de liens ouverts (bridging) et le capital social source de liens fermés (bonding). Cette double qualité est telle que le capital social peut agir comme un lubrifiant et comme une colle (entre les membres d’une même communauté). De là tout l’intérêt pour les individus comme pour les sociétés dans leur ensemble d’accumuler du capital social. Putnam en apporte la preuve empirique en mettant en évidence l’existence de corrélation toujours heureuses entre niveau de capital social, performance scolaire, bien-être des enfants, temps passé par les enfants à regarder la télévision, fraude fiscale … Le problème, affirme Putnam, est qu’aux Etats-Unis le capital social est désormais en perte de vitesse. Lorsqu’on le mesure à l’aide d’indicateurs comme le nombre d’adhérents à des associations bénévoles, la participation active à des organismes civiques, politiques ou religieux, le niveau de confiance, les dons de charité, les relations

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informelles (recevoir des amis, jouer au bowling), force est de constater le déclin du capital social américain depuis le milieu des années 1960. Putnam : « J’en arrive maintenant à la preuve la plus insolite, mais toute aussi déconcertante, du désengagement social dans l’Amérique contemporaine : jamais les Américains n’ont été aussi nombreux aujourd’hui à s’adonner au bowling mais, pourtant, la pratique du bowling organisé en championnats se porte au plus mal. Entre 1980 et 1993, le nombre de joueurs de bowling a augmenté de 10% alors que le nombre de personnes membres d’un club de bowling a chuté de 40%. (…) La hausse du bowling pratiqué en solo menace l’existence même des propriétaires des salles de bowling car ceux qui pratiquent le sport en tant que membres d’un club participant au championnat consomment trois fois plus de bière et de pizza que les joueurs en solo. Et dans le bowling, c’est la bière et la pizza qui font rentrer l’argent dans les caisses, pas la location de chaussures et de boules. (…) Difficile de dire si le bowling est plus important, pour les américains, que le fait d’aller voter mais ce qui est sûr est que la forte diminution du nombre d’équipes de bowling témoigne, là encore, de la disparition d’une forme de capital social ».

Michel Lallement, Histoire des idées sociologiques. De Parsons aux contemporains, Armand Colin, 3ème édition, 2011

Q189 => La notion de capital social a-t-elle une dimension individuelle ou collective dans les travaux de Robert Putnam ? Q190 => Quelles sont les conséquences sur la croissance économique d’un capital social élevé ?