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Ítaca. Quaderns Catalans de Cultura Clàssica Societat Catalana d’Estudis Clàssics Núm. 28-29 (2012-2013), p. 21-43 DOI: 10.2436/20.2501.01.38 Intempestiua philosophia? Éloquence déclamatoire et éloquence philosophique au I er siècle ap. J.-C Charles Guérin Université Paul Valéry - Montpellier III Institut universitaire de France ABSTRACT Whereas Cicero and Seneca the younger always argued in favor of a rigid stylistic distinction between philosophy and oratory, this conceptual barrier does not seem to have been as widely accepted as they would both have wanted: besides their philosophical virtues, philosophers could also be praised for qualities of expression that Cicero or Seneca would have thought entirely irrelevant to the philosophical sermones or disputationes. As Pliny’s letters would later show, philosophical and oratorical styles could be min- gled, or could at least influence each other. This article analyzes these two tendencies —rejection or influence— by taking into account the point of view of the declamatory tradition from the 1 st century CE onward and by fo- cusing on Seneca the Elder’s approach to the problem. Using Seneca’s com- mentaries on Albucius Silus and Papirius Fabianus’ declamations, it tries to show that while he boldly rejected any kind of philosophical influence, Sen- eca regarded the declamatory way of speaking as the perfect path to achieve an effective philosophical style. The scholastici thus tried to assert their prac- tice as a training equally fit for any genre of prose expression. KEYWORDS: déclamation, philosophie, éloquence, rhétorique, stylistique

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  • taca. Quaderns Catalans de Cultura ClssicaSocietat Catalana dEstudis ClssicsNm. 28-29 (2012-2013), p. 21-43

    DOI: 10.2436/20.2501.01.38

    Intempestiua philosophia? loquence dclamatoire et loquence philosophique au Ier sicle ap. J.-C

    Charles GurinUniversit Paul Valry - Montpellier III Institut universitaire de France

    AbstrAct

    Whereas Cicero and Seneca the younger always argued in favor of a rigid stylistic distinction between philosophy and oratory, this conceptual barrier does not seem to have been as widely accepted as they would both have wanted: besides their philosophical virtues, philosophers could also be praised for qualities of expression that Cicero or Seneca would have thought entirely irrelevant to the philosophical sermones or disputationes. As Plinys letters would later show, philosophical and oratorical styles could be min-gled, or could at least influence each other. This article analyzes these two tendencies rejection or influence by taking into account the point of view of the declamatory tradition from the 1st century CE onward and by fo-cusing on Seneca the Elders approach to the problem. Using Senecas com-mentaries on Albucius Silus and Papirius Fabianus declamations, it tries to show that while he boldly rejected any kind of philosophical influence, Sen-eca regarded the declamatory way of speaking as the perfect path to achieve an effective philosophical style. The scholastici thus tried to assert their prac-tice as a training equally fit for any genre of prose expression.

    Keywords: dclamation, philosophie, loquence, rhtorique, stylistique

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    1. Philosophes, orateurs et dclamateurs

    Pour dfinir le style de lorateur parfait1 dans son Orator quil rdige en 46 av. J.-C., Cicron se livre un jeu de comparaisons et doppositions avec dautres praticiens de la parole, sophistes, historiens, potes et, bien sr, phi-losophes. Daprs Cicron, ceux-ci se distinguent des orateurs autant par leur comportement discursif que par certains manques dordre technique. Com-pars aux orateurs, les philosophes sont non seulement dpourvus de nerf et dagressivit, mais laissent galement de ct bien des possibilits dexpres-sion dans la palette quoffre la technique rhtorique. Les philosophes, en ef-fet, nont pas mettre en uvre toutes les fonctions du discours2, mais sim-plement instruire (docere) et non semparer des esprits (capere) ou mouvoir. Leur discours ne sera pas rythmique et ne cherchera pas mani-fester les motions. Par consquent, leur style sera qualifi de mollis en rfrence labsence de combativit qui le caractrise, et sera rserv lombre des coles (umbratilis):

    Horum oratio neque neruos neque aculeos oratorios ac forensis habet. Loquuntur cum doctis quorum sedare animos malunt quam incitare, et de rebus placatis ac minime turbulentis docendi causa non capiendi loquuntur [...]. Ergo ab hoc genere non difficile est hanc eloquentiam de qua nunc agitur secernere. Mollis est enim oratio philosophorum et umbratilis nec sententiis nec uerbis instructa popularibus nec uincta numeris sed soluta liberius; nihil iratum habet nihil inuidum nihil atrox nihil miserabile nihil astutum [...]3

    Leur style na ni le nerf ni le mordant de lloquence du forum. Ils parlent des gens instruits dont ils aiment mieux calmer les passions que les exciter; de sujets paisibles et qui nont rien de factieux, pour instruire, non pour sduire [...]. Il nest donc pas difficile de distinguer de leur genre lloquence dont il sagit maintenant. En effet le style des philosophes est tendre et craint le soleil; il ne sarme pas de traits et de mots faits pour le public; il ne sastreint pas des rythmes, mais sen affranchit assez librement; il na ni colre, ni haine, ni violence, ni pa-thtique, ni ruse [...].

    1. Cette dfinition reprsente lobjet mme du trait, qui soppose par l aux crits rhto-riques cicroniens qui lont prcd. Sur ce projet, cf. en particulier QuAdlbAuer 1984; nArducci 2002.

    2. La notion de fonction du discours recouvre, dans le De oratore, les catgories qui seront dsigns sous lappellation dofficia oratoris dans lOrator, soit, dans ce dernier texte de 46 av. J.-C., docere, delectare, flectere. Sur ces catgories et leurs variations, cf. gurin 2011, pp. 13-45 & pp. 383-387, et la bibliographie cite.

    3. Cic., Orat. 62-64; trad. A. Yon. Dans ce passage, Cicron voque le jugement de ceux (nonnulli) qui interdisent aux philosophes la recherche de la delectatio: la sduction na pas sa place dans le discours philosophique. Voir galement Off. I, 3.

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    Lorsquil poursuivra cette analyse dans son trait De officiis, Cicron consid-rera quil est difficile datteindre une gale excellence dans les deux modes dexpression oratoire et philosophique4: la force du premier (uis) soppose trop fortement au calme du second (aequabile et temperatum genus)5. Une division aussi stricte correspond videmment un certain tat des pratiques et lespace intellectuel propre la fin de la Rpublique: le jugement de Ci-cron est dat. Un sicle et demi plus tard, Pline le Jeune se rjouira de la bonne sant des lettres, et en donnera pour exemple le succs du philo-sophe Euphrats de Tyr6, qui runit toutes les qualits stylistiques, en parti-culier la capacit entraner les esprits:

    Sermo est copiosus et uarius, dulcis in primis, et qui repugnantes quoque ducat impellat [...]. Sequaris monentem attentus et pendens, et persuaderi tibi etiam cum persuaserit cupias7

    Son style est abondant et vari, agrable surtout, et propre sduire et entraner les esprits rebelles [...]. On suit son enseignement avec une attention passionne, et mme une fois convaincu on voudrait se lais-ser convaincre encore.

    Cette aptitude sduire et entraner, qui tait prcisment absente dans le style philosophique que Cicron dfinissait grands traits en 46 av. J.-C., constitue le cur mme de lthos dEuphrats : dans la suite de sa lettre, Pline rappelle le charme dont le philosophe pouvait faire preuve dans sa vie quotidienne, et insiste sur lattrait quexerce sur lui son apparence de philo-sophe particulirement tudie8.Le persuadere stylistique et leffort de captation du public quil suppose fe-raient ainsi irruption dans le sermo philosophique. Le phnomne ne doit pas surprendre chez un homme tel quEuphrats que Pierre Grimal, repre-nant son compte les critiques de Philostrate9, qualifie de confrencier plu-

    4. Cic., Off. I, 3: genus forense dicenci genus quietum disputandi.5. Ibid. Dans ce passage, Dmtrios de Phalre est donn comme une exception possible

    ce constat dincompatibilit du style philosophique et du style oratoire.6. Sur ce personnage, gnralement considr comme un stocien (cf. Frede 1997), cf. RE VI,

    1, 1216 Euphates 4; goulet 2000, pp. 337-342 et la bibliographie fournie. Linfluence quil exera sur Pline est analyse par griffin 2007.

    7. Plin., Epist. I, 10, 5-7; trad. H. Zehnacker.8. Plin., Epist. I, 10, 6-7; cf. griffin 2007, p. 457. Le comportement dEuphrats est avant tout

    marqu par la comitas, cf. Andr 1975, p. 238. Comme le remarque par ailleurs J.-M. An-dr (ibid., p. 227), Euphrats sexprime en grec et non en latin: il est reprsentatif du re-tour de la philosophie vers la langue grecque aprs Snque. Pour autant, ce changement de langue naffecte pas notre argument, dans la mesure o les catgories stylistiques utili-ses par Pline (la capacit plaire et entraner en particulier) sont indpendantes de la langue dans laquelle est prononce loratio ou le sermo.

    9. Philostrate prsente le personnage dEuphrats exclusivement dans le cadre de la lutte qui loppose Apollonios de Tyane, et en brosse par consquent un portrait ngatif: cf. Phil., Vita Apol. V, 27-28 et 31-39. Les lettres attribues Apollonios et censes avoir t adres-

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    tt que de penseur10, et qui rassemblait autour de lui des auditeurs qui ne se runissaient pas pour affronter des problmes thoriques dlicats (la situa-tion est diffrente du sermo cum doctis dont parlait Cicron) ni pour subir une diatribe protreptique, mais pour couter un sermo instructif et plaisant, propre les dlasser. Euphrats, donc, est un philosophe loquent11 selon des critres qui ne sont plus ceux de Cicron, mais qui rpondent bien aux attentes dun public qui, au tournant du Ier et du IIe sicle ap. J.-C., semble appeler de ses vux les sductions du discours.Snque, dj, croyait ncessaire de rappeler Lucilius que, dans un sermo philosophique, les res devaient primer les uerba12, et quil ntait pas lgitime de reprocher son matre Papirius Fabianus son manque dnergie et son incapacit entraner13. Lucilius, en effet, attendait du rythme et des effets oratoires chez Fabianus, et il fut du14: il avait oubli que la philosophie ne pouvait tre aborde par le biais du style (oblitus de philosopho agi; Epist. 100, 1), en particulier chez un homme comme Fabianus qui ne cherchait pas faire natre les applaudissements (non quaeritur plausus; Epist. 100, 11). Le philosophe nest pas un dclamateur ou un confrencier cherchant le succs; son but est denseigner comment lon doit agir et non comment lon doit par-ler15; son style doit imprativement se distinguer du style oratoire, en laissant

    ses Euphrats contiennent un ensemble dinvectives dcrivant ce dernier comme un philosophe de cour, avant tout intress par largent (cf. galement Vita Apol. V, 39 et goulet 2000, pp. 338-339). Lhypothse de lauthenticit de ces lettres, longtemps rejete, a connu rcemment un regain de faveur: sur ce corpus, cf. bowie 1978, pp. 1676-1678; goulet 1989, p. 293; goulet 2000, pp. 337-342.

    10. grimAl 1955, p. 380.11. On doit noter que, dans les reproches quil adresse Euphrats et Dion lors de leur en-

    trevue avec Vespasien, Apollonios de Tyane qualifie les propos des deux philosophes d (Vita Apol. V, 35) les renvoyant ainsi la sphre du jeu et du brio oratoires, videmment sans rapport de son point de vue avec le srieux philoso-phique quaurait exig la situation. Sur cette entrevue, cf. bowie 1978, pp. 1660-1662.

    12. Sen., Epist. 100, 10. Sur ce texte, cf. merchAnt 1905, pp. 50-54; cizeK 2002, pp. 390-391; gArbArino 2006, p. 69. Laffirmation du primat de la pense sur le soin stylistique, rpte plusieurs reprises (Sen., Epist. 40, 4; 59, 6; 75, 1, 3, 7; 115, 1), nexclut videmment pas lattention pour le style. Cf. sur ce point colemAn 1974.

    13. Sen., Epist. 100, 1. On trouvera les tmoignages concernant Fabianus et les fragments de ses crits dans gArbArino 2003, pp. 126-136. Sur Fabianus, cf. bornecQue 1962; goulet 2000, p. 413.

    14. Sen., Epist. 100, 1: Fabiani Papiri libros scribis non respondisse expectationi tuae. G. Gar-barino souligne quau jugement philosophique de Snque soppose, travers Lucilius, une approche qui relve essentiellement de la critique littraire et qui, de surcrot, nglige la diffrence entre style oral et style crit. Lucilius, ainsi, demande que le philosophe uti-lise les procds que Cicron rservait lorateur (cf. gArbArino 2006, pp. 60 et 69-70), en particulier lusage des motions dans un but parntique (Sen., Epist. 100, 10, mais voir Sen., Breu. 10, 1 qui laisse entendre que Fabianus tait particulirement efficace dans ce domaine). Mme si lon fait sienne cest notre cas lhypothse selon laquelle la lettre 100 met en scne dans un dialogue fictif les diffrentes possibilits dexpression philoso-phique (gArbArino 2006, p. 73), il nen reste pas moins que cette fiction oppose nettement deux approches, lune prnant la fusion des moyens dexpression oratoires et philoso-phiques, lautre leur stricte distinction.

    15. Sen., Epist. 20, 2.

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    de ct les moyens quemploie lorateur pour mouvoir les foules16. Si S-nque semble reprendre son compte la distinction cicronienne entre lo-quence philosophique et loquence oratoire17, ses admonestations Lucilius montrent bien que son point de vue nest pas partag par tous les lettrs de son temps. De fait, les propos de Pline semblent confirmer que, quelques dcennies plus tard, la confusion des modes dexpression redoute par S-nque dans la lettre 100 peut tre apprcie et revendique par des figures qui tiennent une place importance sur la scne intellectuelle de leur poque.La dception de Lucilius et, aprs eux, les propos de Pline, traduisent dans la sphre du discours critique lvolution qui a affect les modes de discussion philosophique, lmergence de nouvelles pratiques et la place croissante que peuvent tenir les confrenciers semblables Euphrats dans le paysage culturel latin. Pour autant, la rupture entre un discours tout entier attach au docere et une extravagance philosophique dvoye par la recherche de lap-probation ne doit pas tre exagre: nos sources nous rappellent que lam-bassade de 155 av. J.-C. avait dj suscit lenthousiasme de lauditoire ro-main et lavait laiss lui aussi attentus et pendens18. Pourquoi, dans ce cas, Pline insiste-t-il de la sorte sur le charme et lefficacit pathtique plus que sur le docere du sermo philosophique? Avant tout parce que ces textes et ces confrences sinscrivent dans un espace o lopposition directe entre, dune part, le discours efficace de lorateur cens persuader et donc char-mer et mouvoir et, dautre part, le discours du philosophe cens instruire nest plus valide depuis que, au tournant de la Rpublique et de lEmpire, sest dvelopp un nouveau type de discours public, jouant le rle de troi-sime terme dans la rflexion, celui de la dclamation19. Gratuite dans la mesure o elle ne dbouche pas sur un jugement ou une dcision politique, la dclamation, quelle soit controuersia ou suasoria20, reprend les codes de lloquence latine en mettant laccent sur lornemental davantage que sur le persuasif: elle cherche, comme le dit Votienus Montanus cit par Snque le pre, plaire et non vaincre, (non ut uincat sed ut placeat; Contr. IX praef. 1) et se nourrit des applaudissements (laudationibus crebris sustinetur; Contr. IX praef. 2). La dclamation rassemble elle aussi les connaisseurs de la bonne socit qui viennent apprcier la virtuosit des dclamateurs qui saffrontent, ou le brio dun confrencier capable dimproviser sur nimporte quel sujet de controverse lanc par son public, comme le rhteur Ise que

    16. Sen., Epist. 40, 4. En Epist. 52, 13, Snque raffirme que le discours philosophique ne doit pas rechercher lapprobation populaire et les applaudissements.

    17. Cf. sur ce point les remarques de merchAnt 1905, pp. 54-55; cizeK 2002, p. 393.18. Sur cette expression, cf. Plin., Epist. I, 10, 7. Sur lambassade de 155 et ses effets, cf. gruen

    1990, pp. 174-177 et les textes auxquels il renvoie.19. Sur le dveloppement de cette pratique, cf. en particulier les synthses de bonner 1949;

    Kennedy 1972, pp. 428-486; clArKe 1996, pp. 85-99; bloomer 2007.20. La controverse est la dclamation dune cause judiciaire fictive, la suasoire consiste en un

    discours visant conseiller un personnage historique ou mythologique. On retrouve dans cette division la distinction traditionnelle entre loquence judiciaire et loquence dlibra-tive.

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    Pline apprcie tant21. Cette culture de la confrence littraire ne peut bien sr pas laisser intact le got dun public qui exige dsormais que le discours philosophique prsente le mme travail stylistique que le discours dclama-toire cest bien l le reproche que Snque fait Lucilius22 et, par cons-quent, quil se transforme en epideixis. Ds lors, il convient moins de sinter-roger sur la lgitimit des attentes de Lucilius et de Pline, ou des critiques de Snque, que de chercher comprendre ce qui rapproche et ce qui spare les deux pratiques du discours littraire et philosophique que Snque le Pre, pour sa part, semblait distinguer sans difficult chez le personnage de Fabianus, le futur matre de Snque le jeune, celui-l mme dont les crits devaient tant dcevoir Lucilius. Fabianus, en effet, stait illustr dans le monde des dclamateurs avant de se consacrer la philosophie:

    Cum repeterem quos umquam bene declamantes audissem, occurrit mihi inter alios Fabianus philosophus, qui adulescens admodum tantae opinionis in declamando quantae postea in disputando fuit23

    En recherchant dans ma mmoire tous ceux que javais pu entendre bien dclamer, jai retrouv, entre autres, le souvenir du philosophe Fabianus qui, tout jeune, avait acquis dans les dclamations la mme renomme quil devait mriter plus tard dans les discussions philoso-phiques.

    Declamatio littraire dune part et disputatio philosophique de lautre: Fabia-nus serait parvenu passer du monde des uerba celui des res, mais ce transfuge, pour reprendre les termes de Snque24, pousse la curiosit: en quoi la dclamation a-t-elle pu influencer son style philosophique et, en re-tour, dans quelle mesure la philosophie a-t-elle pu modifier sa manire de dclamer? Nos textes ne permettent pas de rpondre de manire tranche ces deux questions, mais dans le cadre de cet article, cest ce jeu dinfluence et de diffrenciation entre deux pratiques du discours lune littraire, lautre philosophique que nous tenterons dclairer en adoptant le point de vue propre au monde des scholastici, des dclamateurs, tel que Snque le pre peut en rendre compte.

    2. La dclamation et le refus de la philosophie

    Nos sources nous ont conserv quatre corpus dclamatoires: celui constitu par le recueil dextraits de Controverses et de Suasoires rdig par Snque le

    21. Plin., Epist. II, 3, 2.22. Sen., Epist. 100, 10: Vis illum adsidere pusillae rei: uerbis.23. Sen. rhet., Contr. II praef. 1; trad. H. Bornecque.24. Sen. rhet., Contr. II praef. 4: cum iam transfugisset...

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    pre25, les Dclamations de Calpurnius Flaccus, probablement de la fin du Ier sicle et transmises de faon trs fragmentaire26, les Declamationes minores attribues Quintilien et datant du IIe sicle ap. J.-C., et, enfin, les Declamationes maiores du Pseudo-Quintilien, la datation incertaine mais plus tar-dives27. De ce corpus, philosophie et philosophes sont trs largement absents et lorsquils apparaissent, cest avant tout comme repoussoirs: les dclama-tions elles-mmes, comme les discours critiques qui les accompagnent, pr-sentent la philosophie comme entirement trangre leur univers, voire comme un lment nuisible lexprience et au plaisir littraires.La vision qui se dgage de ces textes est avant tout celle dune caricature o sectes et coles sont impossibles distinguer. La Dclamation 268 du corpus des Declamationes minores, qui reprend un thme propos par Quintilien dans lInstitution oratoire28, oppose trois frres qui se disputent un hritage que le pre a promis celui de ses fils qui se montrerait le plus utile la col-lectivit. Les trois fils qui saffrontent exercent respectivement la profession dorateur, de philosophe et de mdecin. Le strotype dclamatoire qui se trouve mis en uvre fait des philosophes un agrgat dindividus dont il est impossible de distinguer les allgeances doctrinaires et, surtout, dont le sa-voir est inutile: la sagesse peut satteindre sans elle ( 8-9), dautant que ces philosophes sont incapables de saccorder sur la voie suivre ( 10).Cette caricature pourrait sembler si commune quelle en perdrait tout intrt, mais elle doit retenir lattention deux titres. Elle est la seule occurrence du corpus dclamatoire latin prsenter une critique intellectuelle des philo-sophes: la seule autre apparition dun autre strotype de philosophe dans le corpus concerne un cynique dshrit par son pre (Decl. 283), et la critique relve dans ce cas uniquement de la convention sociale. Plus important en-core, la dclamation 268 fixe les termes dans lesquels la philosophie se trouve dcrite par le monde de la dclamation: elle prsente un regard abso-lument indiffrent au contenu doctrinal et obsd par la suppose complexi-t du discours philosophique, incomprhensible au profane et, partant, lar-gement inutile. On pourrait opposer quil sagit l avant tout dun topos, sans doute dorigine populaire, et quun gouffre spare la reprsentation du phi-losophe mise en scne par les dclamations elles-mmes et la rflexion tho-rique consacre aux controverses et aux suasoires. Pourtant, cest prcis-ment dans ces termes que la critique du style philosophique et, plus gnralement, du discours des philosophes sera formule par les tenants de lloquence scolastique29.

    25. Le recueil nous a t transmis sous le titre Oratorum et rhetorum sententiae diuisiones colores. Sur la constitution et lorganisation de cette anthologie dclamatoire, cf. fAirweAt-her 1981, pp. 27-49 ; berti 2007, pp. 15-39.

    26. Cf. sussmAn 1994, pp. 5-9.27. Cf. schneider 2000.28. Quint., Inst. VII, 1, 38.29. Peut-tre doit-on voir l un cho du reproche que formule Messala dans le Dialogus de

    Tacite (Dial. 32), qui dplore linculture philosophique des orateurs de son temps. Nan-

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    Quintilien lui-mme montre une nette tendance lamalgame en opposant en bloc lorateur les philosophes et leur mode dexpression. Dans ce cas, cest avant tout la dialectique qui se trouve vise comme une pratique rigide qui paralyse le discours par des exigences de rigueur excessives30. Si les phi-losophes nappartiennent aucune cole dtermine, ils sont avant tout prsents comme des dialecticiens dont les pratiques, perues comme des manies, sont incompatibles avec la dclamation. Le corpus de Snque le Pre insiste sur cette antinomie entre dclamation et philosophie dans les critiques quil adresse au rhteur Albucius Silus, accus maintes reprises de philosopher dans ses dclamations. Le portrait quen offre Snque dans la prface du livre 7 des Controverses est trs ngatif cet gard:

    [...] alius erat cum turbae se committebat, alius cum paucitate contentus erat. Incipiebat enim sedens, et si quando illum produxerat calor exsurgere audebat. Illa intempestiua in declamationibus eius philosophia sine modo tunc et sine fine euagabatur; raro totam controuersiam implebat: non posses dicere diuisionem esse, non posses declamationem; tamquam declamationi multum deerat, tamquam diuisioni multum supererat31

    [...] il tait tout autre selon quil paraissait devant une foule quil se sa-tisfaisait de quelques auditeurs. En effet il commenait assis, et cest uniquement sil venait schauffer quil osait se lever. Sa fameuse phi-losophie, dplace dans les dclamations, se donnait alors carrire sans mesure et sans fin. Rarement il dveloppait toute la controverse; on ne pouvait dire que ce ft un plan, on ne pouvait dire que ce ft une dclamation : pour une dclamation, ctait trop peu, pour un plan ctait trop.

    La critique adresse Albucius comporte quatre volets, qui seront repris et dvelopps dans la suite de la prface. En premier lieu, Albucius est inca-pable de contrler son discours. Une fois le rhteur lanc dans sa dclama-tion, plus rien ne peut larrter:

    Cum populo diceret, omnes uires suas aduocabat et ideo non desinebat: saepe declamante illo ter bucinauit, dum cupit in omni controuersia dicere non quidquid debet dici sed quidquid potest32

    Lorsquil parlait en public, il appelait lui toutes ses ressources, et voil pourquoi il nen finissait jamais: souvent, pendant quil dclamait,

    moins, la critique formule par Messala vise la faiblesse des connaissances dans tous les domaines utiles lorateur (droit civil, jurisprudence etc.).

    30. Cf. par exemple Quint., Inst. VII, 3, 16 sur la dfinition.31. Sen. rhet., Contr. VII praef. 1; trad. H. Bornecque modifie.32. Sen. rhet., Contr. VII praef. 1; trad. H. Bornecque.

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    la trompette sonna trois fois parce que, dans chaque controverse, il voulait exposer, non pas tout ce qui doit, mais tout ce qui peut tre dit.

    Ce dfaut saccompagne dune forme dargumentation totalement pervertie, o le dclamateur, daprs Snque le Pre, cherche tayer chaque argu-ment par un autre argument, dans une sorte de rgression infinie vers les principes rendant largumentation incomprhensible:

    Argumentabatur moleste magis quam subtiliter: argumenta enim argumentis colligebat, et, quasi nihil esset satis firmum, omnes probationes probationibus aliis confirmabat33

    Son argumentation tait difficile suivre plus quhabile; il entassait ar-guments sur arguments, et, comme sil ne trouvait rien dassez solide, il prouvait toutes les preuves par de nouvelles preuves.

    cette accumulation darguments, sajoute une autre pratique incontrle consistant diviser et subdiviser le propos de faon excessive:

    Erat et illud in argumentatione uitium, quod quaestionem non tamquam partem controuersiae sed tamquam controuersiam implebat. Omnis quaestio suam propositionem habebat, suam exsecutionem, suos excessus, suas indignationes, epilogum quoque suum. Ita unam controuersiam exponebat, plures dicebat. Quid ergo? non omnis quaestio per numeros suos implenda est? Quidni? sed tamquam accessio, non tamquam summa34

    Il avait encore, dans son argumentation, un autre dfaut: il dveloppait la question non comme une partie de controverse, mais comme une controverse. Toute question avait sa proposition, son exposition, ses digressions, ses passages dindignation et aussi sa proraison. Par suite il exposait une seule controverse et en traitait plusieurs. Quoi donc? Toute question ne doit-elle pas tre traite fond? videmment si, mais comme une chose accessoire, non comme le principal.

    Un dernier dfaut vient illustrer cette incapacit contrler son propre dis-cours: linclusion dlments philosophiques trangers au propos (intempestiua philosophia) et dvelopps sans mesure (sine modo tunc et sine fine). La philosophie, dans ces discours hors de toute proportion, reprsente en quelque sorte la divagation suprme (euagabatur35).On peut relever deux exemples de ces digressions philosophiques typiques

    33. Sen. rhet., Contr. VII praef. 1.34. Sen. rhet., Contr. VII praef. 2; trad. H. Bornecque modifie.35. Sen. rhet., Contr. VII praef. 1.

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    dAlbucius dans le Controverses. La premire digression apparat dans la controverse du tyrannicide et des pirates36. Le reproche formul par Snque porte sur le color37 adopt par Albucius :

    Albucius omnes colores miscuit, et, ut hoc liberum esset, patronum patri dedit nec uoluit narrare. A propositione coepit: alimenta pater a filio petit; deinde cum ad defendendum uenit quod scripsit duplam se daturum si manus praecidissent, primum Latroniano colore usus est: hoc, inquit, respondeo: nescit quid fecerit, insaniam malis actus est. Hic philosophumenon locum introduxit quomodo animi magnis calamitatibus euerterentur; deinde anthypophoran sumpsit: mentiris; ille uero iratus fuit38

    Albucius mlangea toutes les couleurs et, pour tre libre de le faire, il donna un avocat au pre et ne voulut pas de narration. Il commena par la proposition: un pre demande des aliments son fils; puis, ayant le justifier davoir crit aux pirates quil leur donnerait le double, sils coupaient les mains au prisonnier, il adopta dabord la couleur de La-tron. Voici, dit-il, ce que je rponds: il ne sait pas ce quil a fait, ses malheurs lont amen la folie. L il introduisit un lieu philosophique: comment les esprits taient bouleverss par de grands malheurs. En-suite il se fit lui-mme une objection: Tu mens, , il tait vraiment irrit.

    Snque ne cite pas le lieu commun philosophique en tant que tel, mais lon comprend bien la progression du discours de Latron, qui mne le patronus fictif des actions du pre la mention de sa folie, puis un lieu philoso-phique. La sixime controverse du livreVII lhomme qui donne sa fille en mariage un esclave39 offre un autre exemple du mme procd. Dans cette controverse encore, Albucius, daprs Snque, joue au philosophe:

    Albucius et philosophatus est: dixit neminem natum liberum esse, neminem seruum; haec postea nomina singulis imposuisse Fortunam40

    36. Sen. rhet., Contr. I, 7. Largument est le suivant: un fils tue son frre, tyran de la cit, contre lavis de leur pre. Il est captur par des pirates. Au lieu de payer la ranon, le pre demande aux pirates de mettre son fils mort, mais les pirates le librent. Des annes plus tard, le pre a sombr dans lindigence, mais le fils lui refuse son aide. Le pre lattaque en justice.

    37. Le color dsigne lorientation gnrale donne au traitement de laffaire, et en particulier sa narration, partir de linterprtation des faits que propose lorateur. Cf. montefusco 2003; lvy 2006.

    38. Sen. rhet., Contr. I, 7, 17; trad. H. Bornecque modifie.39. Largument est le suivant: un tyran autorise les esclaves tuer leurs matres et violer

    leurs filles. Un pre fuit en laissant un fils et une fille, que son esclave respecte. son re-tour, aprs la mort du tyran, il affranchit lesclave et lui donne sa fille en mariage. Son fils laccuse de dmence.

    40. Sen. Rhet., Contr. VII, 6, 18; trad. H. Bornecque.

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    Albucius a aussi philosoph: il dit que, de nature, personne ntait libre, personne esclave, cest le hasard qui, dans la suite, avait donn ces noms-l chacun de nous.

    La mention est moins claire, et le lieu philosophique apparat davantage pla-qu, essentiellement parce que Snque le dtache du reste de largument: on peut supposer que, comme dans lexemple prcdent, Albucius avait m-nag une progression du particulier au gnral.Enfin, la manire qua Albucius de diviser son sujet lamne introduire des dveloppements philosophiques. Ses divisions, on la vu, sont infiniment complexes, et Snque lui reproche de traiter chaque partie de controverse comme une controverse part entire: on retrouve ici une variante de la cri-tique portant sur la longueur de ses dclamations. Mais Cestius, un rhteur particulirement agressif dont Snque rapporte frquemment les critiques, ajoute cette caractrisation en soulignant que, dans la clbre controverse de la vierge jete par erreur du haut du rocher des femmes adultres, Albu-cius divisait de manire philosophique:

    Cestius et illas subiunxit huic ultimae quaestioni: an dii inmortales rerum humanarum curam agant; etiamsi agunt, an singulorum agant; si singulorum agunt, an huius egerint. Improbabat Albucium quod haec non tamquam particulas incurrentes in quaestionem tractasset sed tamquam problemata philosophumena41

    Cestius rattacha ces questions la dernire: les dieux immortels soc-cupent-ils des affaires humaines? Si oui, des individus? Si oui, de cette femme? Il blmait Albucius davoir dvelopp ces diffrentes ides non comme des points de dtail se rapportant la question pose, mais comme des problmes philosophiques.

    Ainsi, Cestius avait introduit des questions de type gnral (et donc philoso-phique, si lon adopte un point de vue scolastique) dans sa division, et le re-proche quil formule lgard dAlbucius concerne non pas lusage de ces lments, mais leur dveloppement. Ces questions doivent tre annexes, mais clairement relies au point juger, alors quAlbucius les a traites de manire complte et, vraisemblablement, abstraite, passant ainsi de la causa une dissertation philosophique (philosophoumena problemata42) hors de propos.Ces trois passages, qui sont les seuls illustrer lintempestiua philosophia dAlbucius Silus, appellent deux analyses, lune portant sur le got du public, lautre sur la posture thorique de Snque le rhteur. En premier lieu, il ap-parat que ces topiques sont critiques non parce quelles sont rebattues,

    41. Sen. rhet., Contr. I, 3, 8; trad. H. Bornecque.42. Sur le lexique employ par Snque pour dsigner ces lments, cf. fAirweAther 1981, pp.

    81-82.

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    mais bien parce, daprs les critiques, elles sont teintes de philosophie. Dans la premire controverse que nous avons voque, celle du fils, du pre et des pirates, Albucius utilise un autre lieu:

    In hac declamatione Albucius hanc sententiam dixit dubiam inter admirantes et deridentes: panem quem cani das patri non das43?

    Dans cette dclamation, Albucius lana ce trait, dont on ne sait sil faut ladmirer ou le railler: le pain que tu donnes un chien, tu ne le donnes pas ton pre?.

    Quintilien recense galement ce lieu44, et signale que dans jeunesse, on apprciait le donne du pain ton pre! et, dans le mme exercice, le tu nourris bien ton chien!. Mais sur ce lieu visiblement rebattu, Snque ne se prononce pas: il peut tre considr comme acceptable, mme si certains le trouvent ridicules. linverse, le dveloppement dit philosophique tait demble condamn. Comment comprendre cette diffrence dans lanalyse critique?Il faut tout dabord prendre en compte lcart formel qui spare ces deux lieux. Le second (panem quem cani das...) est embray, il est directement corrl au contexte par limpratif et, surtout, il se prsente comme une sententia, un trait ramass mettant en valeur lesprit de celui qui le prononce du moins quand il est russi. Il reprsente ainsi le cur mme de lexer-cice dclamatoire, ce qui fait la gloire des dclamateurs et la joie de leurs auditeurs45. Le premier lieu, dit philosophique, est prsent quant lui comme un dveloppement long, dtach des circonstances, sans vritable rapport avec laffaire et qui, peut-on penser, ennuie. Ces dveloppements gnralisants qui tranent en longueur ne sont tout simplement plus au got du jour: le public des dclamations ne peut plus les souffrir.Cette volution du got est confirme par le personnage dAper, le dfenseur de lloquence moderne dans le Dialogus de Tacite46. Aper dbute la se-conde partie de son expos en faisant de Cassius Severus orateur, rhteur et opposant virulent dAuguste et de Tibre47 le point de rupture entre an-cien et nouveau style. Pour expliquer cette rupture situe au tout dbut du Ier sicle ap. J.-C.48 donc au tout dbut du Ier sicle. Cassius avait compris que le got tait changeant, et que le style de lorateur devait sadapter aux at-

    43. Sen. rhet., Contr. I, 7, 18; trad. H. Bornecque modifie.44. Quint., Inst. VIII, 3, 22: [...] laudarique me puero solebat da patri panem, et in eodem

    etiam canem pascis.45. Cf. par exemple Sen. rhet., Contr. I praef. 21-23 propos de Porcius Latro.46. Sur cette dfense de la modernit stylistique, cf. goldberg 1999 ; levene 2004, pp. 172-

    179.47. RE III, 2, 1744-1749, Cassius 89.48. Les dates de Cassius Seuerus sont incertaines, mais on place aujourdhui sa mort en 32 ap.

    J.-C. Cf. DNP 2, 1017-1018, Cassius III, 8. Sur cette utilisation de Cassius comme figure de rupture cf. winterbottom 1964, pp. 91-92 et 94-95.

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    tentes du public49. Aper poursuit son dveloppement en critiquant lancien style, fait pour un public qui apprciait la longueur, la complexit et ce quil qualifie dodeur de philosophie:

    Facile perferebat prior ille populus, ut imperitus et rudis, impeditissimarum orationum spatia, atque id ipsum laudabat, si dicendo quis diem eximeret. Iam uero longa principiorum praeparatio et narrationis alte repetita series et multarum diuisionum ostentatio et mille argumentorum gradus, et quidquid aliud aridissimis Hermagorae et Apollodori libris praecipitur, in honore erat; quod si quis odoratus philosophiam uideretur et ex ea locum aliquem orationi suae insereret, in caelum laudibus ferebatur50

    Le public dautrefois, sans exprience ni culture, supportait facilement toutes les longueurs des discours les plus verbeux, et, ses yeux, ctait dj un mrite que de traner le discours jusqu la tombe de la nuit. Il y a plus: de longs exordes prparatoires, les dtails dune narration re-montant bien haut, lappareil de nombreuses divisions, une chelle in-terminable darguments, et tout ce que recommandent les traits les plus arides dHermagoras et dApollodore, voil qui tait en vogue; si daventure quelquun semblait exhaler un lger parfum de philosophie et tirait de cette science un dveloppement quil glissait dans son dis-cours, on le portait aux nues.

    On voit critiques ici les tendances que Snque attribue prcisment Al-bucius: dure excessive, divisions infinies, arguments rcursifs impossibles suivre et dveloppements philosophiques. Que lon se situe aux dbuts du principat ou sous le rgne de Vespasien sous lequel Tacite situe le cadre fictionnel du Dialogus, Albucius nest plus au got du jour, et lon com-prend que, dans le monde de la dclamation, la prose philosophique d-signe ce mlange de lieux gnralisants (quils soient ou non proprement philosophiques), de dveloppements excessivement longs, dargumentaire touffu et de divisions complexes. Pour le public scolastique, avant tout friand de divertissement et de trouvailles stylistiques, est dit philosophique non ce qui se rattache une secte identifiable, mais bien ce qui sloigne de lesth-tique du brillant et de la brivet en faveur dans les coles et qui, par cons-quent, cause le dgot et lennui51. Il faut, dit Aper, emprunter des voies nouvelles et recherches pour ne pas lasser lauditoire52.Ainsi, la critique du dclamateur qui se pique de philosophie, et qui parle

    49. Tac., Dial. 19, 2.50. Tac., Dial. 19, 2-3; trad. H. Bornecque.51. Cf. Tac., Dial. 19, 5: fastidium aurium. Les mmes considrations se retrouvent chez

    Quintilien, Inst. IX, 1, 21; 3, 3. Cest la monotonie dune pratique ici dun certain mode dexpression qui cause cette raction de rejet: cf. KAster 2005, pp. 107-108.

    52. Tac., Dial. 19, 5.

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    comme un philosophe, recoupe prcisment les strotypes mis en uvre au sujet des philosophes au sein des dclamations: au premier degr (la dclamation) comme au second degr (lapprciation des qualits du dcla-mateur), la prose dite philosophique est constitue en repoussoir absolu. Cette critique esthtique, minemment caricaturale, se double chez Snque le pre dune rflexion thorique sur la sparation des diffrents modes de discours: si elle va dans le mme sens et rejette elle aussi la philosophie hors de la sphre de la dclamation, cette rflexion repose sur des bases diffrentes.La vieille loquence critique par Aper faisait bien usage de gnralisations dites philosophiques. Le procd tait frquemment employ par Cicron, qui le recommandait galement dans ses traits thoriques, repensant ainsi lopposition hermagorenne entre thse et hypothse. La premire doctrine rhtorique latine, telle que le De inuentione en rend compte, tablissait une rupture nette entre deux modalits du discours, lune contrainte par des cir-constances prcises de temps, de lieu et de personne (l ou causa), lautre abstraite et gnralisante (la ou quaestio). Daprs le jeune Ci-cron, la premire modalit appartenait en propre aux philosophes, la se-conde aux orateurs:

    [...] quaestionem autem eam appellat, quae habeat in se controuersiam in dicendo positam sine certarum personarum interpositione, ad hunc modum: ecquid sit bonum praeter honestatem? uerine sint sensus? quae sit mundi forma? quae sit solis magnitudo? quas quaestiones procul ab oratoris officio remotas facile omnes intellegere existimamus; nam quibus in rebus summa ingenia philosophorum plurimo cum labore consumpta intellegimus, eas sicut aliquas paruas res oratori adtribuere magna amentia uidetur53

    [...] Il appelle question ce qui contient une controverse tablie en pa-role o ninterviennent pas de personnes dtermines, comme Y a-t-il un bien part la vertu?, Les sens sont-ils fiables?, Quelle est la forme du monde?, Quelle est la taille du soleil?, questions trangres la tche de lorateur, tout le monde je pense le reconnatra facile-ment; car les sujets que les plus grands gnies philosophiques, nous le savons, se sont employs tudier avec beaucoup deffort, cest une grande folie, semble-t-il, que de les attribuer lorateur comme sil sagissait de futilits.

    Mais Cicron na pas maintenu cette distinction par la suite, et lune des thses majeures du De oratore consiste affirmer que, pour bien traiter les causae, lorateur doit, grce ses connaissances philosophiques, matriser

    53. Cic., Inu. I, 8; trad. F. Woerther = Hermagoras T14 Woerther. Pour une analyse complte de ce texte, cf. woerther 2012, pp. 79-85.

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    les quaestiones, et en faire le pivot de son argumentaire54: en se fondant sur sa matrise de la dialectique, lorateur puisera dans des sources argumenta-tives gnrales afin de les appliquer aux cas dont il aura traiter55. Le person-nage dAntoine y insiste dans le De oratore, ramener les questions particu-lires des questions gnrales reprsente la seule mthode efficace56. On peut donc considrer que les digressions philosophiques critiques par S-nque le pre et Aper ntaient pas loignes de ce que Cicron considrait comme loutil argumentatif le plus efficace mme si lon peut supposer quAlbucius les employait sans doute de faon trop appuye ou trop dta-che du contexte. Pour parler en termes rhtoriques, Albucius glissait visible-ment, par son intempestiua philosophia, de l la , de la causa la quaestio, suivant en cela des prescriptions certes obsoltes, mais bien tablies dans la tradition. Ce qui est en cause, ds lors, dpasse large-ment la question du got, de lintrt et de lennui, pour toucher la dfini-tion mme du genre de la dclamation.Dans la prface au premier livre de ses Controverses, Snque retrace une sorte dhistoire du genre, afin den marquer loriginalit et la nouveaut: daprs lui, la forme de dclamation quil dcrit est extrmement rcente57. Peu importe que Snque fasse largement erreur dans cette rcapitulation58. Si ce bref compte-rendu doit retenir lattention, cest parce quil assimile la controverse la causa , excluant par l-mme la quaestio de son champ59:

    Declamabat autem Cicero non quales nunc controuersias dicimus, ne tales quidem quales ante Ciceronem dicebantur, quas thesis uocabant. Hoc enim genus materiae quo nos exercemur adeo nouum est ut nomen quoque eius nouum sit: controuersias nos dicimus; Cicero causas uocabat60

    Mais les dclamations de Cicron ne ressemblaient pas ce que nous appelons controverses, ni mme aux exercices oratoires usits avant lui et quon nommait thses. Car le genre prcis, qui sert nos exer-cices, est si nouveau que le nom mme est nouveau. Nous disons controverses quand Cicron parlait de causes.

    Derrire les critiques lances par Albucius comme derrire cette rapide vo-cation historique, cest bien la volont dtablir une barrire entre la dcla-

    54. Cic., De orat. II, 69-70 ; II, 140. Sur cette mthode, cf. gurin 2010, pp. 121-122.55. Cic., De orat. II, 116, 162; Cic., Orat. 122.56. Cic., De orat. II, 133-135. Voir galement Cic., Orat. 45.57. Sen. rhet., Contr., I praef. 12. Sur ce bref compte rendu historique, cf. lanalyse de berti

    2007, pp. 110-114.58. Cf. fAirweAther 1981, pp. 104-131.59. La mme assimilation se retrouve dailleurs chez Suet., Rhet. 25, 9.60. Sen. rhet., Contr. I Praef. 12; trad. H. Bornecque.

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    mation de , domaine des philosophes, et la dclamation d, domaine des scholastici, qui apparat61. Cicron lui-mme ne niait pas que la discussion pour ou contre une thse abstraite nappartnt en propre au philo-sophe, comme le montre bien le De oratore62. Mais loin dabandonner cette pratique aux seuls philosophes, Cicron entendait souligner que la manipu-lation des devait tre rintgre dans le domaine oratoire si les ora-teurs entendaient atteindre le sommet de leur art63. La nature philosophique des dveloppements de ce type ntait pas mise en doute, mais celle-ci nim-pliquait aucune rupture avec lloquence. linverse, ce sont prcisment ces discussions, les disputationes64, que S-nque oppose aux dclamations. Alors que Cicron entend faire rentrer ces exercices proprement philosophiques dans le champ de lloquence65 afin de nourrir largumentaire de lorateur, Snque veut les exclure, avec tout leur contenu, de lloquence scolastique: Snque considre ainsi la contro-verse comme une pratique entirement distincte des sermones et des disputationes philosophiques. De faon confuse, et selon un point de vue rhto-rique et non plus philosophique, on retrouve ici, mais invers, le reproche que Snque le jeune adressait Lucilius: les modes dexpression oratoire et philosophique ne doivent pas tre confondus. Si Albucius est critiqu, cest avant tout parce quil transgresse les lois du genre auquel il sadonne, puisque la dclamation dispose dun but et dune mthode propres qui ne se confondent pas avec ceux de la discussion philosophique. Dans un exercice o la qualit des praticiens nest pas juge daprs leur force de persuasion mais daprs leur capacit exploiter les rgles qui rgissent le genre, cette infraction au got et au code est, lvidence, difficilement acceptable. Lim-pression qui se dgage des commentaires de Snque est quune barrire a t dresse entre les deux mondes intellectuels de la philosophie et de la dclamation.

    3. La dclamation, outil au service de la philosophie?

    Chez Snque le pre comme chez Snque le jeune, la figure de Papirius Fabianus est utilise pour dcrire cette frontire entre les deux modes dex-pression dclamatoire et philosophique. Mais contrairement Albucius, Fa-bianus ancien dclamateur et philosophe reconnu reprsente le versant positif de cette rupture en ce quil incarne la capacit manier les deux types

    61. Une opposition du mme type apparat chez Philostrate, Soph. I, 481.62. Cic., De orat. III, 107. Voir galement Cic., Orat. 46.63. Sur la ncessit dune culture philosophique pour lorateur, cf. Cic., De orat. I, 45-59; 80-

    94; III, 76; 78-90. De orat. III, 120-143 dveloppe la mme ide en prsentant explicite-ment lintgration de ce savoir dans la formation de lorateur comme la reconqute dun domaine perdu.

    64. Sen. rhet., Contr. II praef. 1. Cf. supra, p. 6.65. Quintilien reprendra cette perspective, cf. Inst. II, 1, 9.

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    de parole sans pour autant les confondre (contrairement, dailleurs, ce quaurait souhait Lucilius). Chez Fabianus, Snque le Pre loue lloquence dclamatoire quand Snque le jeune apprcie lloquence philosophique. Lun et lautre tant partisans dune stricte sparation des genres, on peut dduire de leurs remarques que le dclamateur philosophe serait effective-ment parvenu viter toute interfrence entre ces deux pratiques du dis-cours. partir de ce constat, nous voudrions montrer que Snque le pre, tout en affirmant lhtrognit stylistique de la philosophie et de la dclamation, parvient penser une forme denrichissement dune pratique par une autre, mais dans un sens qui nest pas celui quaurait souhait Cicron: pour le rh-teur, cest la dclamation qui rendra le philosophe loquent, pourvu, une fois encore, quil spare fermement les diffrents genres de discours quil pratique.Papirius Fabianus fut dabord llve dArellius Fuscus66, puis se tourna vers la philosophie en rejoignant lcole de Sextius67. Snque le pre apprcie peu Fuscus, dont il trouve les dveloppements intriqus, la disposition lche et, surtout, le style ingal, tantt trop sec, tantt trop vague:

    Erat explicatio Fusci Arelli splendida quidem sed operosa et implicata, cultus nimis adquisitus, conpositio uerborum mollior quam ut illam tam sanctis fortibusque praeceptis praeparans se animus pati posset; summa inaequalitas orationis, quae modo exilis erat, modo nimia licentia uaga et effusa: principia, argumenta, narrationes aride dicebantur, in descriptionibus extra legem omnibus uerbis dummodo niterent permissa libertas; nihil acre, nihil solidum, nihil horridum; splendida oratio et magis lasciua quam laeta68

    Les dveloppements dArellius Fuscus taient brillants, cest vrai, mais pnibles et embrouills, le dtail trop travaill, la disposition des mots trop lche pour plaire une me qui se prparait une philosophie si noble et si forte; son style tait extrmement ingal, tantt maigre, tan-tt entran par une extrme licence au vague et mme la diffusion; le dbut, la preuve, la narration taient traits schement; dans les des-criptions, saffranchissant de toute loi, il se permettait librement tous les mots, pourvu quils eussent de lclat; aucune vigueur, aucun fond, aucune pret; ctait un style clatant et exubrant, plutt que riche.

    Quand Fabianus sloignera de son premier matre pour sadonner la philo-sophie, il nabandonnera pas pour autant la dclamation et sexercera sous la

    66. Sur Arellius Fuscus, cf. bornecQue 1962, pp. 150-152; berti 2007, pp. 273-278. Il fut en par-ticulier le matre dOvide (cf. berti 2007, p. 291).

    67. RE II, A, 2, 2040-2041 Sextius 10. Cf. lAnA 1953; lAnA 1992.68. Sen. rhet., Contr. II praef. 1; trad. H. Bornecque.

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    direction du rhteur Rubellius Blandus69. Snque dcrit le parcours de Fa-bianus de manire trange, et nous explique que, aprs stre converti la philosophie, il dclamera avec un enthousiasme qui fera oublier que la d-clamation ntait plus pour lui une fin, mais un moyen:

    [...] aliquando cum Sextium audiret nihilominus declamitabat, et tam diligenter ut putares illum illi studio parari, non per illud alteri praeparari. [...] Apud Blandum diutius quam apud Fuscum Arellium studuit, sed cum iam transfugisset, eo tempore quo eloquentiae studebat non eloquentiae causa70

    [...] il fut une poque o, tout en suivant les leons de Sextius, il nen continuait pas moins dclamer souvent et avec tant dapplication quon aurait cru quil avait en vue cet art mme et non quil sen ser-vait pour se prparer un autre. Il tudia plus longtemps auprs de Blandus quauprs dArellius Fuscus, mais alors il tait dj transfuge de lloquence, et, sil ltudiait encore, ce ntait plus pour elle-mme.

    Sadressant son fils Mela qui, la date de rdaction du recueil, est lui-mme llve de Fabianus, Snque lincite dclamer prcisment en vue de son perfectionnement philosophique:

    Sed proderit tibi in illa quae tota mente agitas declamandi exercitatio, sicut Fabiano profuit71

    Mais, pour ce qui fait lobjet de toutes tes proccupations, les exercices de dclamation toffriront la mme utilit qu Fabianus.

    Dans le cas de Fabianus comme dans celui de Mela, la dclamation est pr-sente par Snque comme un outil au service de la philosophie, sans que soit pour autant prcis le profit que le philosophe peut retirer de la dcla-mation. Lensemble du passage, dont lorientation stylistique est vidente, laisse nanmoins supposer que loutil dclamatoire est au service non de la pense philosophique mais de son expression. Reste rassembler les quelques indices que nous fournissent les textes pour tenter de comprendre en quoi la dclamation, tout en refusant dtre influence par le discours phi-losophique, pourrait en retour amliorer ce dernier. On peut pour cela partir des commentaires que Snque le jeune oppose Lucilius dans sa lettre 100. Certes, Fabianus peut tre critiqu: il lui manque le uigor et les sententiae qui plaisent tant Lucilius (Epist. 100, 8); son oratio, par ailleurs, nest pas ner-

    69. Sur Blandus, cf. bornecQue 1962, p. 194.70. Sen. rhet., Contr. II praef. 4-5; trad. H. Bornecque modifie.71. Sen. rhet., Contr. II praef. 4; trad. H. Bornecque.

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    gique (non fortis; Epist. 100, 10). Ces dfauts, pourtant, ne sont pas lis son loquence philosophique proprement dite, et sont encore moins dus sa conversion. Car cette force proprement oratoire, que Lucilius voudrait ren-contrer chez lui, lui manquait dj comme dclamateur si lon en croit S-nque le pre72. linverse, Fabianus mrite les loges. De son discours se dgage tout dabord une forme de tranquillit et dassurance (securus73). Dans sa lettre 40, Snque lui attribue galement laisance (expedite disputare) et la facilit (facilitas), qualits quil oppose la prcipitation quil reproche au philo-sophe Srapion74 et qui constitue, dans cette lettre, le point de dpart de toute sa critique:

    Fabianus, uir egregius et uita et scientia et, quod post ista est, eloquentia quoque, disputabat expedite magis quam concitate, ut posses dicere facilitatem esse illam, non celeritatem75

    Fabianus tait un personnage minent par sa vie, son savoir, comme aussi par un mrite qui ne vient quaprs ces deux-ci: lloquence. Il dbattait avec aisance plutt quavec animation: ctait facilit, pouvait-on dire, et non prcipitation.

    Lassurance et la facilit sont, dans lanalyse de Snque, des qualits qui concernent au premier chef larrangement des mots (compositio76): la prose de Fabianus nest ni agite, ni dbordante, elle se dveloppe avec solidit. Ce que Lucilius a le plus grand mal comprendre, cest que cette composi-tion, quil juge malgr tout nglige car trop peu labore (Epist. 100, 1 & 5), traduit en ralit la fermet de Fabianus dans lorganisation de sa phrase: contrairement celle de Mcne dont la composition est erratique et sauto-rise des carts monstrueux (oratio portentosissima77), loratio de Fabianus offre une progression sans heurt mais pleine dlan78. Ces deux qualits rendent ainsi possible une vertu stylistique majeure chez Fabianus: celle de la simplicitas, prsente dans sa compositio comme dans son choix du lexique79. Conformment la position systmatiquement dfendue par S-nque le jeune80, cette simplicitas contribue mettre au premier plan les ides plutt que les mots tout en rvlant un travail stylistique dont la qualit

    72. Sen. rhet., Contr. II praef. 2: Deerat illi oratorium robur et ille pugnatorius mucro.73. Sen., Epist. 100, 5.74. Sen., Epist. 40, 2-3.75. Sen., Epist. 40, 12; trad. H. Noblet modifie.76. Cest la compositio qui, de manire gnrale, retient lattention de Snque lorsquil dve-

    loppe des analyses dordre stylistique. Le choix du lexique (qui nest voqu quune fois, en Epist. 100, 5, pour Fabianus) et les figures passent gnralement au second plan.

    77. Sen., Epist. 114, 4-7.78. Sen., Epist. 100, 279. Sen., Epist. 100, 2, 5.80. Cf. supra, p. 4, n. 12.

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    est indiscutable. Ce quvite Fabianus, ce sont prcisment ces angustiae inanes81 caractristiques des errements de la dclamation.Nulle part, bien sr, Snque ne rapproche ces qualits de lexprience d-clamatoire acquise par Fabianus, exprience dont il ne fait dailleurs jamais mention. Mais le parallle entre les qualits dloquence quil attribue au philosophe, et la description de son style quoffre Snque le pre est trou-blant, mme sil doit bien sr tre mani avec prcaution. Dans les Controverses, la qualit stylistique principale de Fabianus est en effet son naturel et sa capacit viter des ornements trop labors. Snque le pre loue ainsi sa summa ac simplicissima facultas dicendi (Contr. II praef. 2) et son oratio non elaborata (ibid.). Il souligne dautre part sa facilit dlocution. Jamais les mots ne lui manquent, et son propos scoule facillimo cursu:

    Numquam inopia uerbi substitit, sed uelocissimo ac facillimo cursu omnes res beata circumfluebat oratio82

    Jamais il ne resta court, cherchant un mot, mais tout tait port par le flot abondant de son style si rapide et si facile.

    Dans ces conditions, il ne parat pas trop hasardeux de suggrer que les qualits que le pre loue chez le dclamateur sont somme toute assez proches de celles que le fils apprcie chez le philosophe. Tout est question de nature dira-t-on, et lon pourrait tout aussi bien considrer que cest l le style de Fabianus, et que sa pratique dclamatoire na pas entrer en ligne de compte. Mais ce serait oublier la prcision quapporte Snque le pre sur le parcours de Fabianus qui, pour se librer des dfauts quArel-lius Fuscus lui avait transmis, avait d dclamer avec acharnement auprs de Blandus alors mme quil stait dj converti la philosophie. Fuscus, on sen souvient, avait un style ingal et apprciait les ornements contour-ns: on se situe l aux antipodes de la fermet et de la simplicit assure dont Fabianus saura faire preuve par la suite. Ses qualits sont donc le fruit de ltude et du travail, travail qui lui aura permis de se dbarrasser des dfauts de son premier matre, mais pas dliminer lobscurit qui transpi-rera toujours au travers de la simplicitas caractristique de ses discours philosophiques83. On peut donc considrer que la dclamation non philo-sophique auprs de Blandus a contribu donner Fabianus les qualits de simplicit et de facilit qui caractriseront, daprs Snque le fils, son style de philosophe.Pour autant, la pratique philosophique qui motive, chez Fabianus, cette s-lection raisonne des qualits acquises par la dclamation ne manque pas daffecter en retour son loquence scolastique. Snque le pre dplore ainsi

    81. Sen., Epist. 100, 5.82. Sen. rhet., Contr. II praef. 3; trad. H. Bornecque modifie.83. [...] antiquorum tamen uitiorum remanent uestigia; Sen. rhet., Contr. II praef. 2.

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    que Fabianus nait plus t capable de transmettre la passion une fois effec-tue sa conversion la philosophie:

    Iam uidelicet conpositus et pacatus animus; cum ueros conpressisset adfectus et iram doloremque procul expulisset, parum bene imitari poterat quae effugerat84

    Son esprit, videmment, tait dsormais rassis et paisible et, comme il avait refoul les passions vritables et chass loin de lui la colre et le ressentiment, il arrivait malaisment reproduire des sentiments quil stait appliqu fuir.

    Les textes de Snque le jeune noffrent aucun contrepoint cette remarque, mais le propos de Snque le pre rvle lui seul la nature de la pense stylistique qui motive une telle analyse: daprs le rhteur, en effet, linfluence entre philosophie et dclamation ne doit lvidence sexercer que dans un seul sens. Si la dclamation amliore loratio du philosophe, la philoso-phie, une fois encore, ne peut quaffaiblir loratio du dclamateur. Le parti pris scolastique des rflexions de Snque le pre napparat nulle part plus clairement que dans cette dploration.

    4. Conclusion

    La position de Snque le Pre, qui refuse toute possibilit denrichissement philosophique de lloquence scolastique, mais souligne son utilit stylis-tique pour le philosophe, permet de dgager trois tendances essentielles dans les pratiques du discours au Ier sicle ap. J.-C.Lanalyse de Snque rvle en premier lieu que lorsquelle a cess dtre un entranement pour devenir une epideixis publique, la dclamation a consti-tu une loquence minemment stylistique, o linuentio noccupait plus de place vritable. La production des arguments navait donc plus sap-puyer de faon rigoureuse sur le savoir philosophique pour tre efficace comme lexigeait Cicron. En dveloppant des variations sur des thmes fixes, la dclamation exigeait certes des innovations, mais celles-ci relevaient de la forme et non du fond. Les fondements dun sparation profonde entre loquence et philosophie taient ainsi mis en place.Snque fournit galement un clairage important sur linfluence esthtique quexerce la dclamation: si Fabianus nest pas assez dclamateur pour Luci-lius, cest bien parce que la dclamation oriente en profondeur les percep-tions et les lectures de ce dernier. De la mme mme manire, si cest bien grce la dclamation que Fabianus parle en bon philosophe, cest que celle-ci est devenue un cadre esthtique qui motive la rception de toutes les

    84. Sen. rhet., Contr. II praef. 1; trad. H. Bornecque.

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    formes de discours quel que soit le genre dont ils relvent. Les degrs din-fluence ou, pourrait-on dire, de rhtorisation peuvent varier, mais les tmoignages des auteurs que nous avons abords ici suffisent montrer que la dclamation, au Ier sicle ap. J.-C., prtend exercer son influence sur len-semble de la production en prose.Enfin, la frontire stylistique rigide que Snque souhaite dresser dans les Controuersiae semble bien traduire une forme de concurrence sociale entre deux mondes intellectuels, celui des dclamateurs et celui des confrenciers philosophiques. Dans cette lutte o les praticiens cherchent attirer eux public et faveurs, le charme et la capacit entraner les esprits deviennent videmment des enjeux centraux. Si la philosophie parvient justifier sa sty-listique en lopposant prcisment celle dune dclamation quelle juge du moins daprs Snque le jeune creuse et vaine, les scholastici savent galement faire usage de la critique pour dmontrer la validit de leur oratio, la seule qui soit, daprs eux, propre garantir contre le taedium et le fastidium. Dans les deux cas, cest bien un auditoire habitu aux prestiges de la declamatio que sadressent ces plaidoyers et ces critiques.

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