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Cognition 4E : un bref topo
-! Zoom sur le modèle 4e de la cognition et en particulier sur le modèle énactif
« De même qu’il n’y a pas de représentation centrale, il n’y a pas de système central. Chaque niveau
d’activité relie directement la perception et l’action. »
Shannon, 1993
« Enfin, les biologistes savent très bien que l’environnement social, la culture, l’histoire jouent un rôle
central dans la constitution du phénomène humain. »
Dupouey, 2007
« Brains like ours need media, objects, and other people to function fully as minds. »
Clark, 2010, p. 205
Le modèle 4E de la cognition s’oppose directement au projet cognitiviste qui élabore ses
théories explicatives d’un point de vue désincarné, insulaire et internaliste (sans faire appel au
corps et/ou à l’environnement). Ainsi que l’explique Mark Rowlands, le présupposé
cognitiviste qui réduit les processus cognitifs à des processus cérébraux rend cette doctrine des
sciences cognitives cartésienne. Dans l’optique de contrer cette position et de proposer une
nouvelle science de l’esprit, il faut penser que les processus cognitifs sont « (1) embodied, (2)
embedded, (3) enacted, and (4) extended » (Rowlands, 2010, p. 3). Analysons ces quatre
théories qui partagent, a minima, une vision étendue de l’esprit, sinon des processus cognitifs.
Si le cognitivisme procède selon une conception internaliste de l’esprit, c’est pour une raison
méthodologique simple : « [ses] théories doivent êtres nettes et globales (formalisation, déni de
la temporalité) » (Steiner, 2005). Mais en simplifiant ainsi sa théorie et sa méthode - en les
faisant notamment reposer sur des règles séquentielles -, le cognitivisme nie par là même la
complexité de la vie et apparaît comme une théorie par trop incomplète et simpliste. Le tournant
incarné, ou « incorporationnel » (Radman et Delbaere-Garant, 2011) des années 2000 a quant
à lui permis de retrouver cette complexité garante d’un rapport plus fin et plus authentique à la
vie et à l’expérience humaine. On parle à cet égard d’embodied cognition1 pour désigner cet
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!1 Voir sur ce sujet Lakoff & Johnson, 1980 ; Johnson, 1987.
esprit incarné ou incorporé qui ne détache plus les opérations mentales du travail du corps et
qui affirme que les processus mentaux sont en partie constitués par des structures et processus
corporels, c’est-à-dire extra-neuraux (Rowlands, 2010, p. 3). Cette philosophie du corps qui
distribue la cognition dans tout l’organisme a notamment été développée aux Etats-Unis par
Hubert Dreyfus, Lawrence Shapiro, Quassim Cassam, Samuel Todes et Mike Proudfoot, en
France par Renaud Barbaras, Nathalie Depraz, Michel Lefeuvre, Jean-Michel Roy et Francisco
Varela, et au Portugal par Antonio Damasio. Elle remet en cause la thèse de la séparabilité
(separability thesis)2 chère à l’IA3, qui suppose qu’un esprit humain pourrait tout à fait habiter
et exister dans un corps non humain. A l’inverse, l’embodied cognition asserte que l’esprit est
présent par ce corps particulier et singulier qui le produit, mais aussi que le cerveau est un
organe vivant relié à un corps lui aussi vivant.
L’extended cognition4, de son côté nous l’avons vu, ne limite pas la cognition au cerveau, ni
même au corps, puisqu’elle étend l’esprit au monde en le faisant dépendre d’un contexte
(physique, culture, social). De cette façon les processus mentaux ne sont pas exclusivement
localisés dans la tête de l’organisme cognitif, mais s’étendent à l’extérieur, dans le monde, sous
diverses façons (Rowlands, 2010, p. 3). Dans cette conception, le principe de parité (parity
principle) théorisé par Clark et Chalmers (1998) et qui est un principe d’équivalence
fonctionnelle, vise à montrer que certains de nos processus mentaux sont réalisés hors du
cerveau, soit qu’une partie du monde peut elle aussi faire partie de notre cognition lorsqu’elle
fonctionne à l’image des processus cognitifs qui se déroulent à l’intérieur de notre tête. De cette
manière, le principe de parité souligne l’isomorphisme fonctionnel entre les états et processus
externes et les états et processus internes. Clark défend cette approche dans un ouvrage au titre
signifiant : Being There. Putting Brain, Body and World Together Again (1997). Là, il montre
que « Minds are not disembodied logical reasoning devices » (p. 1) puisqu’ils s’inscrivent dans
le cycle monde-esprit qui renvoie à l’élargissement de la localisation de l’esprit. Par suite, dans
cette théorie, l’incarnation se présente comme le fait consubstantiel de l’extension : l’activité
corporelle et motrice est le moyen incontournable pour s’engager dans le monde et y puiser des
informations (Johnson, 1987). Pour exemple, c’est ce qui permet le plus simplement et avec la
plus grande flexibilité possible de résoudre des problèmes. Mais en réalité, plus qu’une théorie
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!2 Voir sur ce sujet Shapiro, 2004. 3 Mais le grand projet de l’intelligence artificielle classique fondé sur un esprit mécanique qui manipule des informations logiques et symboliques a été largement abandonné au début des années quatre-vingt-dix au profit de modèles situés, intégrés, incorporés qui ne situent plus la cognition seulement à l’intérieur du logiciel (Brooks, 1991 ; Arkin 1998 ; Ziemke & Sharkey, 2001 ; Shanahan, 2010). 4 Voir sur ce sujet Clark, 1997 ; Clark et Chalmers 1998.!
de l’extended cognition, l’approche de Clark est une approche embodied embedded cognition
(EEC) (l’embeddedness renvoyant à l’idée d’encastrement ou d’ancrage) qui est très proche de
l’extended ou situated cognition, mais qui postule que l’interaction physique (ou spatiale) et
sociale entre le corps et le monde n’est pas (partiellement) constitutive de la cognition. Elle
suppose seulement une relation de dépendance causale en affirmant que les processus mentaux
ont été conçus pour fonctionner en tandem avec l’environnement du sujet cognitif (Rowlands,
2010, p. 3). Ainsi, et comme le dit Rowlands :
« The thesis of the embedded mind is an interesting thesis in its own right. However, there is a clear
sense in which it leaves the traditional Cartesian picture of cognitive processes largely untouched. If
you endorse the idea that at least some cognitive processes are environmentally embedded, you can
still hold on to the idea that real cognition goes on in the brain. »5
Selon cette théorie, si certains processus mentaux sont dirigés par l’environnement, ils ne sont
en rien constitués, dans leur nature, par l’environnement. A l’inverse, l’embodied et l’extended
cognition ne prônent pas une simple dépendance, mais plutôt une composition partielle de
certains processus cognitifs, que celle-ci soit de type corporel ou environnemental. La théorie
embedded de Clark fait quant à elle usage d’un extended functionalism pour lequel ce qui fait
d’une chose un état mental ne dépend pas de sa constitution interne, mais plutôt de ses fonctions
ou du rôle qu’il joue. C’est en outre l’approche que défend Michael Wheeler - « In Defense of
Extended Functionalism (2010) - pour qui il existe un statut équivalent dans le champ cognitif
entre les éléments externes et les éléments internes, mais seulement d’un point de vue
instrumental et fonctionnel.
Clark reviendra par la suite sur ces principes et notamment sur le principe de parité pour le
distinguer du principe de complémentarité qui trouvera finalement plus de grâce à ses yeux6 ;
il s’agit de dire que dans les systèmes cognitifs dynamiques, différentes composantes du
système peuvent jouer différents rôles et avoir différentes propriétés. Autrement dit, les
éléments extérieurs sont tout à fait en mesure de contribuer à la cognition, en étant les
compléments des éléments internes desquels ils se différencient en fonction et en nature. Ainsi :
« Biological and nonbiological resources, in certain circumstances, work together, coalescing
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!5 Rowlands M., The New Science of the Mind, 2010, I, 3, p. 69. 6 Voir « Coupling, Constitution, and the Cognitive Kind : A Reply to Adams and Aizawa », in Menary, The Extended Mind, 2010, p. 89-214.!
into integrated larger cognitive systems » (Clark, 2010, p. 205). Cette théorie est d’ailleurs
davantage liée à une vision énactive de la cognition qui pense moins en termes de distribution
(du cognitif depuis l’intérieur jusqu’à l’extérieur) ou d’équivalence fonctionnelle, qu’en termes
de complémentarité, voire d’intégration, puisqu’il s’agit d’expliquer comment les aspects
internes et externes de la cognition agissent de concert dans un même système. Dès lors, il
paraît aux yeux de Clark (2008) tout à fait possible de penser des processus cognitifs dont les
limites physiques dépassent le cerveau, puis le corps, dans la mesure où les états mentaux
peuvent être implémentés ou intégrés autant dans le corps que dans le monde.!
Si l’on pense maintenant à l’approche énactive d’un Di Paolo, Thompson ou d’un Stapleton,
on remarque qu’elle met à distance l’idée de fonctionnalisme étendu qu’utilisait Clark, mais
qu’elle ne rejette pas pour autant l’idée d’une extended cognition liée à l’embodied
cognition pour la simple raison que « the extension is achieved through the body » (Menary).
Dans cette théorie, la parité et même la complémentarité laissent désormais place à
l’intégration7, : les états et processus cognitifs internes et externes font partie d’un même tout.
Ce modèle énactif (de l’anglais, to enact : « faire advenir », « faire émerger ») a d’abord été
proposé par le neuroscientifique chilien Francisco Varela (qui a inventé le néologisme énaction)
pour désigner une vision subjective, complexe (non linéaire), sensorielle et motrice du monde,
qui nous semble bien plus proche de la vision de la vie telle que l’éprouve le sens commun.
Comme le dit en effet Varela : l’énaction est un paradigme fort servant à « répondre à l’absence
complète de sens commun dans la définition de la cognition jusqu’à ce jour » (1989, p. 90) : si
la perception, le raisonnement ou la mémoire sont des objets d’étude scientifique, ce sont
surtout des processus que nous vivons, que nous éprouvons en première personne au quotidien.
En priorité, cette théorie se présente comme une alternative à la représentation inscrite au
titre des principes cardinaux des théories computationnelle et connexionniste de l’esprit. Si
Varela accepte et retient du connexionnisme son idée d’émergence dynamique d’états globaux
au sein de réseaux de neurones8 - on parle par exemple, pour désigner l’énaction, de théorie
dynamique de l’esprit (TDE) - et son rejet corrélatif des symboles, il critique l’idée de
représentation que conserve cette approche du modèle computationnel ; pour le
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!7 C’est notamment l’idée que défend Richard Menary : « Cognitive Integration and the Extended Mind », in R. Menary, The Extended Mind, 2010, p. 227-241. 8 Varela, Thompson et Rosch définissent par exemple le fonctionnement de la cognition comme « un réseau consistant en niveaux multiples de sous-réseaux sensori-moteurs interconnectés » (L’Inscription corporelle de l’esprit, 1993, Quatrième partie, Chapitre 9, p. 280). On parle alors aujourd’hui de réseaux dynamiques, ou non linéaires, ou encore de systèmes complexes.
connexionnisme en effet, les représentations continuent d’être des éléments explicatifs pour la
cognition car dans cette conception, des assemblées de neurones codent des représentations.
Or, il ne s’agit plus pour l’énactivisme d’imaginer qu’existe une correspondance statique entre
le monde et les états internes d’un système cognitif sous la forme d’images mentales, comme
si notre activité cognitive était parachutée dans un monde pré-donné et donc parfaitement
extérieur à lui ; la connaissance n’est plus le pâle reflet d’un monde préexistant à nos capacités
perceptives, ni le simple produit de nos représentations qui feraient de l’objet mental une
duplication (plus ou moins adéquate) de la sensation. On passe ainsi d’un modèle cognitif de la
représentation du monde à un modèle cognitif de la présentation directe du monde via les
actions d’un agent. On peut reprendre les mots suivants de Pascal Gillot pour mieux comprendre
la théorie représentationaliste que critique l’énactivisme :
« Le représentationnalisme est ainsi à l’œuvre dans la « conception de l’interface », suivant laquelle le
rapport de l’esprit au monde est un rapport indirect et suppose la médiation d’impressions ou d’images
mentales résidant dans l’esprit - en l’espèce dans le cerveau. »9
Pour l’énaction a contrario, le monde, comme la connaissance, ne sont pas prédéfinis, c’est-à-
dire établis préalablement à l’activité des agents cognitifs, mais énactés grâce à leur action
biologique et culturelle : le connu et le connaissant, le monde et l’esprit, sont en lien l’un avec
l’autre dans une relation de co-dépendance. Dans L’Inscription corporelle de l’esprit, Varela,
Thompson et Rosch montrent en effet que l’information ou la signification ne sont pas
préétablies puisqu’elles proviennent directement des activités cognitives, et notamment de la
capacité d’interprétation des agents ; on parle alors d’embodied understanding (Johnson, 1987).
De ce point de vue : « L’intelligence se déplace : de capacité à résoudre des problèmes, elle
devient la capacité d’entrer dans un monde partagé de significations » (Varela, Thompson et
Rosch, 1993, p. 281). Un point fondamental de cette conception est donc que la connaissance
résulte de notre contact signifiant permanent, de notre interaction dynamique avec le monde,
laquelle est établie grâce à notre corporéité biologique : c’est la théorie de l’inscription
corporelle de la connaissance et du sens ou de « l’inscription de la cognition dans la corporéité
des organismes biologiques » (p. 289). Voici comment Varela décrit cette doctrine en 1993 :
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!9 Gillot P., « La question du « lieu cérébral » de l’esprit : physicalisme, réductionnisme et internalisme dans L’Homme neuronal », M. Morange, F. Wolff et F. Worms, L’Homme neuronal. Trente ans après. Dialogue avec Jean-Pierre Changeux, 2016, p. 67.
« (…) j’ai proposé le terme d’action incarnée ou « énaction » afin de mettre en relief deux points : tout
d’abord, la cognition dépend des types d’expériences qui découlent du fait d’avoir un corps doté de
diverses capacités sensori-motrices ; en second lieu, ces capacités sensori-motrices individuelles
s’inscrivent elles-mêmes dans un contexte biologique, psychologique et culturel plus large. »10
Deux perspectives fondamentales ressortent de ces mots. Tout d’abord, les agents cognitifs sont
pensés comme des agents incarnés dont la corporéité n’est en rien contingente ou triviale
puisque c’est grâce au corps et à ses capacités perceptives que la cognition est rendue possible.
On peut ainsi parler d’action incarnée (embodied action). Ensuite, l’énaction propose que la
perception et l’action, ou encore les processus sensoriels et moteurs, sont fondamentalement
inséparables dans tout acte cognitif selon la thèse de la dépendance perceptivo-motrice
(dépendance de la perception visuelle par rapport au mouvement) et de la thèse de l’intégration
de l’élément moteur dans la perception visuelle (Roy, 2013) que l’on appelle encore thèse de
l’intégration sensori-motrice. Autrement dit, les activités sensorielles et les activités motrices
se provoquent mutuellement : « Il n’y a pas de perception sans action sur le réel »11, affirme,
gnomique, Varela afin de montrer que la perception est bel et bien un processus actif et non le
simple miroir du monde ou un problème s’exprimant en termes de traitement de l’information.
Dans cette perspective, « la perception n’est donc pas seulement enchâssée dans le monde qui
l’entoure ni simplement contrainte par lui ; elle contribue aussi à l’enaction de ce monde
environnant » (Varela, Thompson et Rosch, 1993, p. 236). Pour le dire autrement, la vie
implique des êtres incarnés confrontés sans cesse au problème de l’action par l’entremise de
leurs systèmes sensori-moteurs. Et ce parce que ce sont des systèmes dynamiques capables de
guider leurs actions dans leur situation locale. D’ailleurs : « (…) the attenuation of the role of
representation is made possible only by the augmentation of the role of action » (Rowlands,
2010, p. 49). L’hypothèse de l’essentialité de l’action qui se dessine est ainsi directement liée à
celle d’une science cognitive incarnée qui partage d’ailleurs la plupart de ses principes avec le
pragmatisme12. : « Des revendications de type pragmatiste émanent donc indéniablement aussi
de l’énactivisme, explique par exemple Jean-Michel Roy, au point de sembler même aller
jusqu’à se confondre avec lui » (2013), nous y reviendrons.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!10 Varela F., « Comment articuler la pensée avec l’action », Entretien avec Francisco Varela, Propos recueillis par J. Mallet et J-F. Dortier, Sciences humaines, n°31, septembre 1993. 11 Ibid.!12 Sur ce sujet, voir Johnson, 2005.
Ainsi, qu’est-ce que la cognition ? C’est « l’action productive : l’historique du couplage
structurel qui énacte (fait-émerger) un monde » (Varela, 1996, p. 112). Et de cette théorie
varélienne du couplage structurel, on passe aisément à celle d’une spécification ou d’un
modelage mutuel entre la cognition et le monde puisque le monde environnant est façonné par
l’agent cognitif (par tout son organisme), autant que celui-ci est façonné par le monde. En ce
sens, l’énaction de Varela va encore plus loin que la pensée opératoire piagétienne qui
subordonne le cognitif au biologique (et qui valorise le rôle de l’action lors des différents stades
du développement cognitif de l’enfant) en disant qu’il n’est nul besoin d’un langage symbolique
pour qu’il y ait cognition : pour Varela, le rapport n’est pas de subordination mais de
codétermination (ou de spécification mutuelle) puisque l’organisme donne forme à
l’environnement autant que l’environnement donne forme à l’organisme. En définitive,
explique Sebbah :
« Le paradigme de l’énaction donne (…) accès à une « voie moyenne », selon laquelle ce qui est
« premier », ce n’est ni le sujet ni l’objet, mais la relation dynamique dans laquelle ils se spécifient
mutuellement toujours déjà. »13
Autrement dit, au sein de l’énaction qui dépasse les polarités, la cognition n’est pas pensée sous
la forme dualiste d’une restitution d’un monde extérieur préexistant (thèse du réalisme), ni
même sous la forme d’une projection in subjecto d’un monde intérieur préexistant (thèse de
l’idéalisme) ; la cognition est un rapport dynamique et sans cesse renouvelé au monde, une
action incarnée. Ce faisant, la relation dynamique dont il est question dans l’énaction empêche
de penser les rapports entre la cognition et le monde en termes de pure coextension, ainsi que
le postule l’extended mind thesis d’un Clark par exemple (qui continue d’utiliser le
fonctionnalisme, tout étendu soit-il) parce que la cognition est moins une question de
localisation qu’une question logique de relations et de co-détermination ; « As relational in the
strict sense, cognition has no location », annone à cet effet Di Paolo (2009). La cognition, en
ce sens, est l’avènement conjoint d’un monde et d’un esprit à partir des diverses actions que cet
esprit incarné accomplit dans le monde. Pour cette raison, Michael Wheel (2008) a par exemple
montré que l’extended mind hypothesis de Clark et Chalmers était parfaitement incompatible
avec l’énactivisme. De la même manière, la nouvelle science de l’esprit soumise par Rowlands
ne repose pas sur une théorie de la localisation des processus cognitifs mais plutôt sur une
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!13 Sebbah, « L’usage de la méthode phénoménologique dans le paradigme de l’énaction », 2004.
théorie ontique de la composition ou de la constitution des processus cognitifs - « what is of
primary importance to this thesis is the issue of composition, not location » (Rowlands, 2010,
p. 84) - : certains processus mentaux résultent ainsi de la fusion de structures et processus
neuronaux, corporels et environnementaux ; c’est la théorie de l’amalgamated mind.
Du reste, les êtres incarnés dont parle Varela impliquent deux visions particulières et
fondamentales de la vie : d’abord, la vie est pensée comme un vécu phénoménal, ensuite, elle
renvoie à une certaine organisation du vivant d’un point de vue biotique. En premier lieu, il
s’agit de dire que les agents cognitifs ne sauraient se détacher de leur vécu pour faire usage de
leurs facultés cognitives dans le faire-émerger créateur du monde. La co-émergence du moi et
du monde - ou « l’enmondification » (Radman, 2007) du moi qui le fait habiter un monde plutôt
que seulement l’occuper (Ingold, 2008) - fait l’objet d’une expérience vécue, intime et
phénoménale, analysable seulement en première personne. Ensuite, la théorie énactive propose
une nouvelle vision biologique - qui va comme tel au-delà des modèles proposés par les
sciences naturelles et en particulier par la physique qui se cantonne à de la causalité mécanique
et linéaire - des agents cognitifs : les attributs de leur subjectivité sont les effets émergents de
leur auto-organisation organique14. Cette doctrine de l’auto-organisation est elle-même sous-
tendue par une théorie de l’autopoïèse, que Varela a élaborée avec le neurobiologiste Humberto
Maturana dans les années soixante-dix, et qui fait du vivant l’expression organisée d’un
processus auto-producteur qui balance entre l’entropie et la néguentropie. Ce système
autopoïétique complexe (selon une approche bottom-up d’après laquelle la cognition est issue
d’un processus continu de développement et de perfectionnement) et autonome (en tant que ce
système ne nécessite pas l’intervention d’une cause extérieure pour être et qu’il obéit à ses
propres lois 15 ) est à la fois clos et ouvert : clos sur le plan de l’organisation et de
l’autoconservation, mais ouvert sur un environnement auquel il s’adapte en tant que système
stochastique. Varela s’attache ainsi à proposer un modèle de la cognition qui soit biologique et
issu d’un couplage opérationnel et signifiant entre l’organisme, considéré comme un tout
autopoïétique, et son environnement physique, culturel et social. Autre manière de dire qu’une
étude des processus cognitifs - en tant qu’ils prennent place dans tout l’organisme, lequel
comprend de manière indifférencié le cerveau et le reste du corps qui est en perpétuel action
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!14 Cette idée d’auto-organisation est en réalité déjà mise au premier plan en 1969 lors du symposium Alpach organisé par Arthur Koesler et intitulé « Au-delà du réductionnisme ». Lors de ce symposium sont dénonçés la science mécaniste et réductionniste, et la conception du cerveau comme machine intelligente (ordinateur). Ce symposium met en valeur la science des systèmes représentée en particulier par Ludwig von Bertalanffy - qui publiait sa Théorie Générale des Systèmes en 1968 - et utilise le thème de l’auto-organisation comme critique de la première cybernétique.!15 Voir par exemple sur la question des systèmes autonomes, Vendryès 1973.
dans l’environnement - doive impliquer une étude du corps en action (et donc de ses
mouvements) et non pas seulement des neurones. Et pour cause, chaque sujet, chaque agent
cognitif, est singulier en raison des incorporations qui forment son corps et sa chair au cours de
son épigenèse et des activités cognitives et énactives qui sont les siennes : « Being both
autopoietic and cognitive is thus a necessary condition for being a living system » (Bougine &
Stewart, 2004). Ainsi, on le voit, ces deux visions inséparables de la vie et du vivant - la vie,
c’est le vécu phénoménal et créateur d’êtres vivants autopoïétiques - présuppose l’idée d’un
arrière-plan, c’est-à-dire d’une inscription des agents biologico-cognitifs dans un monde de
pratiques, les capacités sensori-motrices et intellectuelles s’inscrivant dans un contexte tout à
la fois biologique, psychologique et culturel plus large. De manière générale, on peut dire que
l’énactivisme soutient que « Mins is (a continuation of) life » (Slaby, 2014).
Il est à noter, et cela est apparu de manière patente dans ces quelques lignes, que Varela
s’inspire de plusieurs théories pour proposer son modèle énactif de la cognition : du
pragmatisme d’abord, en affirmant la primauté de l’action, de la phénoménologie et de son
rapport au vécu, ou encore - et c’est peut-être ce qui s’est dessiné le plus en creux - des traditions
bouddhistes orientales.
-! De la cognition froide à la cognition chaude : la nécessaire mobilisation des émotions
dans la cognition incarnée
« Les sciences cognitives (…) ne peuvent plus considérer l’être humain comme un calculateur froid et
logique, parfois perturbé par de malheureuses pulsions. »
Chapelle, 2003, p. 411
« Nos pensées les plus élevées et nos actes les meilleurs (…) ont notre corps pour aune. »
Damasio, 2010, p. 14
« On oppose classiquement la motricité, la cognition et l’affectivité. »
Jalley et Prévost, 2003, p. 16
Pour l’heure, notre ambition n’est pas de proposer une théorie précise des émotions16 au sens
d’une théorie cognitivo-scientifique qui poserait la question des liens spécifiques qui existent
entre la cognition et l’émotion, et en particulier la question de l’articulation de la cognition et
de l’émotion (éventuelle primauté de l’une sur l’autre) et celle du possible usage de l’évaluation
(appraisal) dans nos activités émotionnelles. Nous souhaitons d’abord insister de façon
générale sur la nécessaire implication des émotions dans la cognition, laquelle découle du
nécessaire ancrage de la cognition dans le corps. Nous souhaitons donc rendre compte ici de
l’importance de la sensibilité dans la cognition en pointant le double caractère corporel et
cognitif de l’émotion, lequel est lui-même lié au double enracinement cérébral et corporel de la
cognition. En liaison avec cette idée, il s’agit de faire basculer la notion de cognition de
l’intellectualisme le plus froid vers l’incarnation la plus animée (du grec animus : âme, esprit)
en s’appuyant sur une double hypothèse : il faut d’abord dire que l’on « pense avec tout son
corps », que l’« on est intelligent avec tout son corps et à travers lui » (Masciotra, Roth et Morel,
2008, p. 87), puis il faut ajouter que la cognition incarnée implique immanquablement
l’affectivité entendue au sens large de ce qui englobe des états aussi divers que les passions, les
sentiments et les émotions.
Nous avons commencé par admettre que l’embodied cognition reliait directement nos
processus cognitifs au corps car l’on ne saurait souscrire à l’idée d’une pensée assujettie au seul
canon de la raison. Or, redorer le blason du corps dans le champ de la cognition en insistant sur
le fait que la pensée est tributaire de ce corps, c’est aussi redonner de l’intérêt à notre système
moteur aussi bien qu’à notre système émotionnel. C’est dire, en d’autres termes, que l’homme
est muni d’un esprit de géométrie aussi bien que d’un esprit de finesse17 dès lors que la
cognition fait partie d’un corps qui joue le rôle d’intermédiaire entre l’affectif et le cognitif.
Pourtant, si l’embodied cognition a attiré l’attention des sciences cognitives de façon véhémente
sur la question des approches sensori-motrices de la perception dans les systèmes dynamiques
(Hurley, 1998 ; Noë, 2004 ; O’Regan & Noë, 2001), le travail sur la question des émotions dans
cette approche incarnée n’a pas été aussi dense. Peut-être est-ce en raison du caractère instable,
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!16 D’emblée, l’émotion apparaît comme une expérience vive, de durée relativement courte qui se différencie de l’humeur qui renvoie à une expérience d’intensité basse, diffuse et persistante. Dans les mots de Bannour R. et Piolat A. : « Les psychologues, qu’ils soient cognitivistes ou non, parviennent difficilement à s’entendre sur ce que désignent les termes de phénomènes émotionnels, tout d’abord parce qu’ils naviguent entre plusieurs concepts qui sont fréquemment associés (et parfois interchangés) au terme émotion comme ceux d’affect, d’humeur, de tempérament. Ils s’accordent toutefois sur le fait que le terme émotion renvoie à une réalité psychique complexe qui implique (a) des processus d’évaluation cognitive du flux d’informations internes ou externes à l’individu, (b) des sensations d’excitation et le plaisir (ou déplaisir) qui y sot associées, (c) des changements physiologiques, et (d) que le comportement émotif, habituellement dirigé vers un but, est adaptatif » (2008). 17 Pour reprendre le vocabulaire de Pascal dans ses Pensées.
subjectif, presque mystique des émotions qui « donnent du fil à retordre aux philosophes dont
l’une des principales fonctions est de faire de l’ordre dans le fouillis des mots et des concepts »
(Andler, 2004, p. 646). D’ailleurs, ainsi que l’explique très bien Couchot :
« On a longtemps cru que les émotions et les sentiments n’étaient pas du ressort de la biologie, le
corps et l’« âme » entretenant une distinction irréductible, comme l’affirmait Descartes. Or, les
avancées des sciences cognitives et de la neurobiologie ont montré que les émotions et les sentiments
ont une base neuronale que l’on peut explorer et dont on peut commencer à expliquer le
fonctionnement. »18
Ce rejet ancien des émotions dans le champ de la science provenait lui-même d’une dichotomie
largement ancrée dans les consciences depuis l’Antiquité, celle qui faisait des émotions des
obstacles à la rationalité et les antagonistes de la raison (ou de la cognition), en plaçant les
premières du côté du submergement et de la fièvre et la seconde du côté du contrôle. On connaît
par exemple l’approche kantienne qui est paradigmatique du divorce qui s’est joué entre la
raison et les émotions ; Kant rangeait les émotions et l’ensemble du domaine affectif dans le
champ du pathologique et de l’irrationnel, entendons par là de ce qui est passivement subi et
hétéronome. De facto, « l’idée courante, dès lors que l’on admet que raisonnements et émotion
puissent avoir un lien, est que les émotions perturbent les raisonnements » (Channouf et Rouan,
2002, p. 125). Toutefois, une nouvelle approche de la « cognition chaude » (Andler, 2004, p.
645)19, qui affirme que les émotions « accompagnent », « colorent », voire « dirigent » (ibid)
notre vie mentale, vient renverser ce « balancement bipolaire » (Couchot, 2012) entre l’émotion
et la raison. Du reste, cette approche est directement sous-tendue par l’activité philosophique
et scientifique depuis les travaux de Darwin dans The Expression of the Emotions in Man and
Animals (1872) et de William James dans « What Is an Emotion ? » (1884) à la fin du XIXe
siècle. Pour la conception psychologique de leur époque, les émotions s’apparentaient à des
événements mentaux activés sans le concours du corps. Or, James et Darwin ont les premiers
proposé une approche scientifique des émotions et insisté sur l’importance de la dimension
corporelle dans nos émotions et plus largement sur la primauté du corps dans l’activité
mentale20.
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!18 Couchot E., La Nature de l’art. Ce que les sciences cognitives nous révèlent sur le plaisir esthétique, 2012, III, p. 103. 19 Andler : « Emotions et affects. La cognition chaude est de retour ». 20 Cf Channouf A. et Rouan G. : Darwin et James « avancèrent l’idée que les modifications physico-corporelles et les comportements corrélatifs ne sont pas la conséquence de l’émotion, comme cela était admis dans les conceptions classiques, mais la cause » (2002, p .11).
L’importance de l’émotion s’est vue réaffirmée dans le champ de la neurophysiologie et des
neurosciences contemporaines qui ont vu émerger l’étude des corrélats cérébraux des émotions
à la suite du tournant émotionnel des années 2000. La question désormais posée est la suivante :
« How are emotions and moods embodied in the brain ? » (Dalgleish, 2004). On parle
d’ailleurs, pour désigner les neurosciences qui ont su colorer la cognition du fard des émotions
et étudier l’emotional brain, d’affective neuroscience. Les recherches de Damasio sur l’émotion
comme entité psychologique pouvant être étudiée en tant que processus cérébral d’un genre
particulier, ont abondé dans ce sens. Aussi, le tournant neurocognitif des années quatre-vingt et
quatre-vingt-dix duquel Damasio participe largement, a-t-il permis de voir qu’une étude
neurobiologique des émotions était possible contrairement à ce que postulait le cognitivisme
d’un Fodor focalisé exclusivement sur « la psychologie de l’intellect » (Descombes, 1995, p.
290) et sur l’existence de règles logiques de l’entendement. La mécanisation de la pensée
conduisait en effet à penser que raisonner, c’est calculer et que l’homme cognitif est entièrement
un homme rationnel. Pourtant, et ainsi que l’explique Blanc :
« Si au XXe siècle cognition rime avec raison, en ce début de XXIe siècle cognition rime davantage
avec émotion. L’émotion, à mi-chemin entre le corps et la raison, nous conduit aujourd’hui à refermer
la parenthèse de « l’homme-machine » pour renouer avec la psychologie humaniste où l’homme sait
raisonner mais également ressentir. »21
Considérer l’émotion au sein du champ cognitif, c’est ainsi mettre à mal le modèle cognitiviste
qui échappe à une vision incarnée de la cognition. Or, désormais, on affirme que les ressources
dont dispose la pensée pour s’exercer sont multiples et multiformes et que les émotions y ont
une place de choix. Ce faisant, c’est l’idée d’un « esprit froid, rationnel, déductif » (Houdé,
1998), et ainsi apathique - au sens littéral où il serait parfaitement étranger au domaine affectif
-, qui est devenue douteuse. Il s’agit dorénavant, comme le fait Damasio dans un livre éponyme,
de dénoncer L’erreur de Descartes, celle qui consiste à croire que le cerveau peut penser sans
le corps et que la raison pure existe. Pour Damasio, et dans le cadre de cette critique, affirmer
ou croire une telle chose est une aporie, sauf à convenir de la réduction computationnelle de la
pensée. Voilà pourquoi sa théorie est considérée comme « l’élément déclencheur de l’intérêt
des sciences cognitives pour les émotions » si l’on en suit les dires de Chapelle (2003, p. 406).
Le médecin portugais n’accepte pas la sentence qui consiste à admettre que les émotions et la
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!21 Blanc N., Emotion et cogition : quand l’émotion parle à la cognition, Introduction, p. 9.!
cognition ne peuvent pas plus se mélanger que l’eau et l’huile ne le peuvent (Damasio, 2010,
p.7). Selon lui le corps, dont sont issues les émotions, et le cerveau « forment une unité
indissociablement intégrée » (p. 127) et « les processus mentaux ont leur fondement dans les
encartages cérébraux du corps » (Damasio, 2003, p. 19). Spinoza avait donc raison de renoncer
à la grande coupure introduite par Descartes entre la res cogitans et la res extensa ; et ce sont
les sentiments qui en sont les principaux témoins, dans sa théorie, en étant des émotions
corporelles devenues pensées. Ainsi, il n’apparaît pas judicieux, aux yeux du directeur de
l’institut pour l’étude neurologique de l’émotion et de la créativité de l’Université de la
Californie méridionale, d’exclure le corps et l’affectivité (émotion, sentiment) de l’étude et de
l’explication du fonctionnement mental. Cette « suggestion ne revient pas à dire que l’esprit est
situé dans le corps » pour Damasio, mais « que le corps fournit au cerveau davantage que ses
moyens d’existence » (Damasio, 2010, p. 305). Damasio effectue ainsi un premier pas décisif
dans le sens d’une embodied cognition qui affirme que « l’esprit existe pour le corps »
(Damasio, 2003, p. 215), qui assume le rôle des émotions et qui explique que « pour accroître
la faculté de raisonnement, il est nécessaire d’accorder plus d’attention à la vulnérabilité du
monde intérieur » (Damasio, 2010, p. 333).
Toutefois, nous aimerions aller plus loin et dire que non seulement l’émotion aide la
cognition, mais encore qu’elle est cognitive elle-même, que non seulement elle est liée à la
cognition, mais qu’elle en fait partie de surcroît. Notre but sera de montrer que l’appareil
psychique ne se réduit pas aux fonctions cognitives supérieures, mais qu’il implique aussi, et
de manière décisive, « le reste » (Le Ny, 2005, p. 69), c’est-à-dire la perception, la motricité et
les émotions (peur, colère, joie, tristesse, surprise qui sont autant d’états cognitifs). C’est peut-
être d’ailleurs ce qu’affirme Damasio, mais seulement à propos du sentiment : si « les émotions
se manifestent sur le théâtre du corps » en étant des réponses chimiques et neurales, les
sentiments se manifestent « sur celui de l’esprit » car ce sont des images ou phénomènes
mentaux issus du corps et encartés neuralement (Damasio, 2003, p. 34). Notre hypothèse
fondamentale consiste à dire que les mécanismes émotionnels sont essentiels au fonctionnement
cognitif et qu’ils sont eux-mêmes de nature cognitive. Cela nous permet d’envisager l’homme
cognitif « dans sa globalité, car l’émotion participe à toutes les activités mentales » (Blanc,
2006, p. 188). De cette façon, si nous reconnaissons à Darwin et James le mérite d’avoir
constaté l’aspect corporel de l’émotion - en tant que celle-ci est issue de réflexes et sensations
corporelles -, nous rejetons le pan de leurs conceptions qui affirme que la cognition n’est pour
rien dans l’émergence des émotions.
Quoi qu’il en soit, affirmons seulement pour le moment que contre le dualisme cartésien et
contre l’idée computationnelle qui réduit l’esprit à de froids calculs, la neurophysiologie
cognitive actuelle souligne, et ce de manière salutaire, les dépendances qui existent entre le
cerveau et le corps « pour rendre compte de la « raison des émotions » sous-jacente aux facultés
de raisonnement » (Houdé, 1998), mais aussi pour « ébaucher le portrait d’un « esprit-cerveau-
corps » où les émotions jouent un rôle essentiel » (Houdé et al., 1998, p. 11). La psychologie
cognitive a en effet depuis la fin du XXe siècle la tâche décisive de rejeter l’idée d’un esprit
sans émotions et par suite sans corps puisqu’elle a majoritairement admis qu’il faut décrire le
système cognitif humain comme un système incarné. Du reste, cette tâche est doublée d’une
ambition cruciale : il faut montrer que les systèmes moteur et sensoriel n’entretiennent pas
seulement une relation causale (ou une dépendance instrumentale) avec la cognition, mais bien
mieux une relation constitutive : si la cognition est incarnée ou incorporée, c’est parce qu’elle
prend place aussi et de manière fondamentale dans nos systèmes perceptuel, émotionnel et
moteur. Dans cette optique, nous plaidons avec Kiverstein et Miller en faveur d’une « embodied
cognition based on the inseparability of cognitive and emotional processing in the brain »
(2015). Et pour cause, la cognition serait à la dérive sans l’émotion, tout comme l’émotion serait
primitive sans la participation de la cognition (Davidson, 2000).
Il nous reste à rappeler, comme indiqué quelques lignes plus haut, que nous spécifierons
ultérieurement la théorie des émotions que les approches 4E de la cognition doivent impliquer
selon nous. Il apparaît déjà clair que la doctrine énactive sera convoquée, dans le but final d’unir
une théorie des émotions avec l’approche incarnée des sciences cognitives. Cette approche va
d’ailleurs plus loin que le tournant neurocognitif qui place les émotions à l’intérieur du corps-
cerveau. Notre hypothèse directrice est que non seulement les émotions ont leur place dans le
cerveau, mais aussi dans le corps-organisme qui devient lui-même, en outre, cognitivé dans
notre théorie. D’ailleurs, l’approche de la cognition soutenue par Varela entretient une parenté
certaine avec les données scientifiques proposées par Damasio sur l’émotion, tout en les
dépassant : il s’agit chaque fois de dire que l’intelligence est doublement rationnelle et
émotionnelle, mais il s’agit de dire également que l’intelligence s’assoit dans le corps. Ce sera
en outre l’approche de Colombetti et Thompson qui nous apparaîtra fructueuse :
« We have argued that the enactive approach has important implications for emotion theory. Emotion
theory is still largely caught in the head/body dichotomy inherited from cognitivism and often looks at
the body as an ojective, impersonal structure, rather than as a subjectively lived body. We have argued
that emotions are simultaneously bodily and cognitive-evaluative : they convey meaning and personal
significance as bodily meaning and significance. »22
Cette théorie, directement liée à l’approche énactive et dynamico-sensorimotrice, nous
permettra en réalité de voir que les théoriciens des systèmes dynamiques doivent intégrer à leur
approche de l’évaluation émotionnelle une approche incorporée de la cognition, tout comme
les énactivistes doivent intégrer réciproquement à leur modèle cognitif des réflexions sur
l’émotion. Du reste, et plus généralement, une étude combinée de l’émotion et de la cognition
apparaît heuristique pour l’ensemble de la psychologie cognitive. Une fois de plus, il s’agit de
souligner l’importance de la diversité et de la réciprocité entre les théories, aussi bien que de
reconnaître la diversité qui se joue au cœur du cognitif ; « la diversité est bénéfique », explique
à juste titre Feyerabend dans Adieu la Raison, « l’uniformité est réductrice de nos joies et de
nos ressources (intellectuelles, émotionnelles) » (1989, p. 7).
Retenons, pour clôturer cette première étude sur le rôle des émotions dans le réchauffement
de la cognition et l’enrichissement de la vie, ces mots de Daniel Andler :
« Privée de chaleur, la cognition n’est pas seulement froide : elle est inopérante. Ainsi, les dichotomies
traditionnelles cognition/émotion, cœur/raison, corps/esprit sont-elles mises à mal - pauvre Descartes !
triste tradition intellectualiste ! »23
!
!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!!22 Colombetti G. & Thompson E., « The feeling body. Toward an enactive approach to emotion », in W. E. Overton et al., Development Perspectives on Embodiment and Consciousness, p. 45-68. 23 Andler D., « Conclusion : les sciences cognitives à l’aube de leur deuxième demi-siècle », in D. Andler, Introduction aux sciences cognitives, 2004, p. 648.