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Comptes rendus Études internationales, volume XLVIII, n os 3-4, Été-automne 2017 THÉORIE, MÉTHODE ET IDÉES The Making of a Salafi Muslim Woman : Paths to Conversion Anabel INGE, 2016, Oxford Oxford University Press, 320 p. Anabel Inge aborde le sujet des femmes converties au salafisme au Royaume-Uni à travers un travail eth- nographique exhaustif dans sa ville, Londres. Avec cet ouvrage, l’auteur se propose d’humaniser la tendance la plus radicale de l’islam au moyen de ses protagonistes, des jeunes ordi- naires. La chercheuse veut aller au-delà de la représentation caricatu- rale des néophytes, que l’on décrit souvent comme victimes d’un « lavage de cerveau ». Elle désire rendre leur agentivité aux actrices principales du salafisme anglais grâce à la narration de leur désobéissance et de leur choix. Le salafisme au Royaume-Uni, son élaboration et ses figures cruciales ouvrent le livre et nous donnent les clés pour suivre l’auteur tout au long de sa recherche. La ville de Londres n’a pas beaucoup changé depuis qu’elle a été rebaptisée « Londonistan » dans les années 1990 en raison d’une présence massive d’extrémistes isla- miques. Brixton, le quartier le plus actif dans la diffusion des tendances radicales, et sa mosquée, sont devenus le quartier général du salafisme le plus intransigeant du Royaume-Uni. Ici même commence l’histoire des vingt- trois femmes interviewées par Anabel Inge. L’échantillon se compose de dix- huit jeunes issues de milieux musul- mans et de cinq chrétiennes. Inge explique que ses participantes ont toutes consciemment changé d’orien- tation religieuse en se ralliant au sala- fisme dans un acte de désobéissance qui a souvent provoqué la désapproba- tion de leur famille. L’ouvrage est issu d’une double approche méthodologique. L’approche fonctionnelle, qui décrit la nouvelle identité religieuse comme une sorte de nouvelle identité par procuration ; et l’analyse du discours, utile pour décrypter les messages idéologiques. L’auteur explique la primauté des deux méthodes, puisque ni les facteurs biographiques ni la simple idéologie ne suffisent pour qu’une femme devienne salafiste. Les chemins vers la conversion sont multiples. D’abord, chez les musulmanes, le fait de s’ap- procher du salafisme naît de la percep- tion que la famille d’origine n’était pas « assez » pieuse. Autrement dit, à un moment de leur vie, les néophytes ont perçu le besoin d’instructions reli- gieuses plus claires. Les cinq femmes chrétiennes, par contre, sont devenues salafistes non pas pour des raisons familiales, mais en raison de deux aspects problématiques du christia- nisme : le concept de la Sainte Trinité qui, selon elles, unit de manière peu compréhensible l’idée d’humain et de divin, et la sotériologie. En effet, l’idée chrétienne de la vie au-delà de la mort reste floue, à cause du pardon. Au

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Comptes rendus

Études internationales, volume XLVIII, nos 3-4, Été-automne 2017

THÉORIE, MÉTHODE ET IDÉES

The Making of a Salafi Muslim Woman : Paths to Conversion

Anabel inge, 2016, Oxford Oxford University Press, 320 p.

Anabel Inge aborde le sujet des femmes converties au salafisme au Royaume-Uni à travers un travail eth-nographique exhaustif dans sa ville, Londres. Avec cet ouvrage, l’auteur se propose d’humaniser la tendance la plus radicale de l’islam au moyen de ses protagonistes, des jeunes ordi-naires. La chercheuse veut aller au-delà de la représentation caricatu-rale des néophytes, que l’on décrit sou vent comme victimes d’un « lavage de cerveau ». Elle désire rendre leur agentivité aux actrices principales du salafisme anglais grâce à la narration de leur désobéissance et de leur choix.

Le salafisme au Royaume-Uni, son élaboration et ses figures cruciales ouvrent le livre et nous donnent les clés pour suivre l’auteur tout au long de sa recherche. La ville de Londres n’a pas beaucoup changé depuis qu’elle a été rebaptisée « Londonistan » dans les années 1990 en raison d’une présence massive d’extrémistes isla-miques. Brixton, le quartier le plus actif dans la diffusion des tendances radicales, et sa mosquée, sont devenus le quartier général du salafisme le plus intransigeant du Royaume-Uni. Ici même commence l’histoire des vingt-trois femmes interviewées par Anabel

Inge. L’échantillon se compose de dix-huit jeunes issues de milieux musul-mans et de cinq chrétiennes. Inge explique que ses participantes ont toutes consciemment changé d’orien-tation religieuse en se ralliant au sala-fisme dans un acte de désobéissance qui a souvent provoqué la désapproba-tion de leur famille.

L’ouvrage est issu d’une double approche méthodologique. L’approche fonctionnelle, qui décrit la nouvelle identité religieuse comme une sorte de nouvelle identité par procuration ; et l’analyse du discours, utile pour décrypter les messages idéologiques. L’auteur explique la primauté des deux méthodes, puisque ni les facteurs biographiques ni la simple idéologie ne suffisent pour qu’une femme devienne salafiste. Les chemins vers la conversion sont multiples. D’abord, chez les musulmanes, le fait de s’ap-procher du salafisme naît de la percep-tion que la famille d’origine n’était pas « assez » pieuse. Autrement dit, à un moment de leur vie, les néophytes ont perçu le besoin d’instructions reli-gieuses plus claires. Les cinq femmes chrétiennes, par contre, sont devenues salafistes non pas pour des raisons familiales, mais en raison de deux aspects problématiques du christia-nisme : le concept de la Sainte Trinité qui, selon elles, unit de manière peu compréhensible l’idée d’humain et de divin, et la sotériologie. En effet, l’idée chrétienne de la vie au-delà de la mort reste floue, à cause du pardon. Au

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contraire, l’islam impose de nom-breuses conditions à la réalisation de la vie après la mort qui font en sorte que les fidèles se sentent contraints de les suivre scrupuleusement.

En général, une crise personnelle mène à la conversion. Mais, selon les interviewées, le vrai dilemme se mani-feste dans la décision même de s’affi-lier ou pas au salafisme. En effet, bien que la plupart des connaissances de ces jeunes aient gravité autour de la mosquée de Brixton, les participantes révèlent à Inge qu’elles se sont rappro-chées de plusieurs groupes islamistes avant d’adopter le salafisme. L’auteur appelle cette panoplie d’options le « marché de l’islam ». L’option sala-fiste n’est donc pas le premier choix des fidèles, puisque son image « pro-blématique » en tant qu’idéologie radi-cale a d’abord éloigné les jeunes. Mais le désir de vérité et de radicalité, ainsi que des cours de religion fournis gra-tuitement par les salafistes, ont déclen-ché le choix de ces femmes, malgré l’opposition de leurs familles dans bien des cas.

En dépit de cette adversité, Inge explique qu’un sentiment de paix a comblé les esprits des néophytes après l’adhésion à leur nouvelle commu-nauté. Par contraste, les interviewées décrivent la période qui a précédé leur conversion au salafisme comme une zone grise. Elles semblent donc satis-faites de leur choix. Pourtant, l’entrée dans la nouvelle communauté a un coût. L’appartenance et l’attachement à la mouvance salafiste deviennent progressivement tellement contrai-gnants que plusieurs des interviewées renoncent à leurs projets personnels, à poursuivre leurs études, par exemple,

de crainte d’être confrontées à la pro-miscuité sexuelle. Les besoins indivi-duels disparaissent ainsi au profit d’un projet sociétal majeur. Par exemple, la construction de liens de sororité ainsi que les mariages entre salafistes demeurent essentiels pour maintenir et renforcer le corporatisme. Inge consi-dère ce phénomène comme probléma-tique. Si la dynamique de néantisation de l’individualité renforce le caractère groupal, il est aussi vrai que cette même dynamique engendre de l’insa-tisfaction parmi les femmes sur le long terme. Le résultat de ce communauta-risme forcé pourrait aboutir à un repli des fidèles sur elles-mêmes, donc com-promettre la diffusion de la doctrine. Inge appelle ce phénomène le « sala-fisme appliqué », à savoir une conti-nuelle négociation des droits des fidèles, comme le contrôle des mœurs exercé par les femmes entre elles.

Le style de l’ouvrage est capti-vant et nous permet d’en apprécier la valeur, à la fois formelle et scienti-fique. Anabel Inge montre la com-plexité des expériences des femmes converties, qui se révèlent authen-tiques et non soumises. Une critique à soulever est le manque d’investigation approfondie sur les voix des dissi-dentes au sujet des coutumes salafistes. Inge n’envisage pas que, dans un futur proche, ses interviewées puissent abandonner leur identité salafiste. Dans cette éventualité, il serait donc intéressant d’interviewer les mêmes femmes et d’analyser les raisons du décrochage. Fait crucial, cet ouvrage nous suggère que le salafisme renfer-merait en même temps le poison et son antidote. Il ne fait aucun doute que ce travail enrichit la recherche, tout en proposant une perspective

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d’étude originale dans un champ où les hommes ont toujours été les per-sonnages principaux.

Alessandra bonci Centre Interdisciplinaire de recherche sur

l’Afrique et le Moyen-Orient (cirAM) Université Laval Québec, Canada

ÉCONOMIE INTERNATIONALE

Theories of International Political Economy

Stéphane paquin, 2016, Don Mills, Oxford University Press, 227 p.

Depuis l’appel lancé par Susan Strange en 1970, l’économie politique interna-tionale (EPi) s’est imposée comme une discipline centrale en relations interna-tionales. Aujourd’hui, c’est plus du quart des professeurs en relations internatio-nales aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni qui s’en réclament. Cette importance croissante de l’EPi n’est évi-demment pas sans lien avec l’actualité internationale des dernières décennies. Crises pétrolières, krachs boursiers et négociations commerciales ont mis en évidence l’interdépendance des enjeux économiques et politiques sur la scène internationale. De même, la complexité de ces événements rappelle l’importance de fondements théoriques solides pour la recherche en EPi. Comme Stéphane Paquin l’écrit dans Theories of Interna-tional Political Economy, les chercheurs en EPi ne peuvent tout simplement pas adopter une « approche de touriste ». Une connaissance théorique approfon-die est indispensable.

À ce titre, l’ouvrage représente un excellent manuel d’introduction

pour les nouveaux étudiants en EPi. Paquin y remplit les deux fonctions de base qu’un manuel en EPi devrait remplir. D’une part, il présente l’évo-lution historique de la discipline et, d’autre part, il explique avec clarté les postulats des principales théories uti-lisées en EPi. Dans les deux premiers chapitres, Paquin revoit plus spécifi-quement les débats qui ont animé l’EPi depuis sa création. Il y souligne la différence entre les approches orthodoxes et hétérodoxes. Sans rejeter le bien-fondé d’un dialogue, il soutient qu’elles sont en dernier recours irréconciliables. La préfé-rence pour l’individualisme méthodo-logique et le positivisme des approches orthodoxes s’oppose à la vision plus holiste et postpositiviste des approches hétérodoxes.

Dans les chapitres trois à huit, qui forment le cœur du livre, Paquin emprunte habilement les concepts de centre, semi-périphérie et périphérie de la théorie du système-mondé d’Imma-nuel Wallerstein pour présenter les principales théories de l’EPi. Le centre est ainsi composé des théories réalistes, libérales et de l’économie ouverte. À ceux qui pourraient affirmer que le réa-lisme n’est pas aussi central en EPi qu’il peut l’être dans les études sur la sécurité, Paquin rappelle que les théo-ries libérales se sont principalement développées en réaction au réalisme. Par ailleurs, les approches libérales et réalistes adoptent les mêmes postu-lats rationalistes qui font d’elles les approches orthodoxes par excellence en EPi. Cette adoption du rationalisme leur permet notamment de dialoguer plus aisément entre elles qu’avec les théories en périphérie de la discipline.

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Paquin positionne subséquem-ment le marxisme, le néo-gramscisme et l’école anglaise en semi-périphérie de la discipline. Sans être complète-ment en marge, ces théories hétéro-doxes jouent un moins grand rôle dans la recherche en EPi. Ici, il est clair que Paquin a été influencé par la récente littérature sur le soi-disant clivage tran-satlantique. Bien qu’il ne mette pas autant l’accent sur l’élément géogra-phique, il lie très clairement les théo-ries hétérodoxes aux travaux de chercheurs venant majoritairement de l’extérieur des États-Unis. Cela contri-bue d’une certaine façon à expliquer leur position périphérique. Paquin sou-ligne néanmoins que toutes les théories hétérodoxes ne sont pas équivalentes. En termes épistémologiques, il sou-tient que le marxisme est un pro-gramme de recherche dégénératif au vu de ses récents résultats. À l’opposé, il est d’avis que le néo-gramscisme est un programme de recherche progressif, puisqu’il est utilisé pour expliquer de nouveaux phénomènes.

L’écologisme et le féminisme représentent finalement la périphérie des approches théoriques en EPi. Peu d’auteurs adoptent ces théories parti-culièrement critiques et postpositi-vistes. Au mieux, les approches libérales abordent l’environnement comme objet d’étude, mais elles ne révisent pas fondamentalement leurs postulats théoriques. Il reste à voir si cette incorporation des enjeux envi-ronnementaux au sein des approches orthodoxes pourrait à terme permettre aux théories écologistes critiques d’également jouer un plus grand rôle. En contrepartie, il est clair pour Paquin que les études féministes perdent du terrain.

Au-delà de ces questions de contenu, ce manuel devrait plaire aux étudiants que l’EPi intéresse par sa forme, qui facilite l’apprentissage. L’utilisation de résumés et la présenta-tion du contenu au début de chaque chapitre permettent de rapidement s’orienter dans le texte. De même, les références proposées à la fin de chaque chapitre offrent une source d’informa-tion appréciable.

Il est toutefois dommage que Paquin n’ait pas eu davantage recours aux concepts de centre et de périphérie d’Immanuel Wallerstein pour apporter un point de vue critique sur l’état de la discipline. Il aurait pu être intéres-sant de voir une plus grande réflexion sur les implications pour une théorie d’être au centre ou en périphérie de la discipline. Un dernier chapitre aurait notamment pu être ajouté pour discuter plus amplement de la façon à travers laquelle les théories au centre et en périphérie interagissent entre elles. Cela aurait par ailleurs aidé à pallier le défaut inhérent au choix de présenter les théories de l’EPi séparément, soit de réifier leurs divergences et de mini-miser leurs points d’entente. Un gra-phique représentant les différentes théories de l’EPi selon leur position par rapport au centre et à la périphérie aurait notamment été un moyen inté-ressant d’illustrer les liens existant entre les théories de l’EPi.

Le manuel de Paquin plaira néanmoins aux étudiants qui cherchent à s’orienter à travers les différentes théories qui s’offrent à eux pour étudier l’EPi. La clarté de son propos devrait assurément aider la prochaine génération de chercheurs à baser leurs recherches sur des fondements

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théoriques clairs et à ne pas adopter une « approche de touriste ». C’est en soi une belle réussite.

Guillaume beAuMier Warwick University / Université Laval

Warwick, Royaume-Uni / Québec, Canada

HISTOIRE ET DIPLOMATIE

Emperor Hirohito and the Pacific War

Noriko KawaMura, 2015, Seattle University of Washington Press,

238 p.

Selon la professeure d’histoire Noriko Kawamura, deux interprétations histo-riques à propos de l’empereur Shōwa ont été exagérées : soit on lui accole l’étiquette de pacifiste, soit on le dénonce comme un monarque absolu ayant un pouvoir réel (page 7). Le but de l’ouvrage est de démontrer que ces affirmations peuvent être nuancées grâce à l’analyse de journaux intimes et de notes de plusieurs officiers mili-taires et de personnes-clés entourant l’empereur, du journal confidentiel de l’armée et des 61 volumes des Annales officielles de l’empereur Shōwa, publiés en 2014 par la Maison impé-riale, en japonais. Alors que le général MacArthur s’est publiquement inter-rogé sur les raisons ayant motivé l’em-pereur à entrer en guerre contre les États-Unis, Kawamura construit cet essai autour d’une thèse centrale qui renverse complètement la question de MacArthur : si l’empereur n’avait pas le pouvoir d’empêcher le Japon d’en-trer en guerre, comme elle le démontre, pourquoi a-t-il été capable de jouer un rôle crucial lorsqu’est venu le temps d’y mettre fin (page 13) ?

Notons d’abord que le titre de l’ouvrage est discutable. L’historienne utilise le terme « Hirohito ». Il est d’usage de renommer l’empereur, après son décès, du nom de son ère, soit Shōwa dans ce cas-ci. Il est évident que cet ouvrage s’adresse à un public occidental où le nom « Hirohito » est davantage connu, mais cet essai cible un public averti, qui aurait été au fait de la signification de « Shōwa ». Surtout que Taishō, le père de l’empe-reur, est nommé uniquement par le nom de son ère.

Ensuite, l’historienne utilise le terme « guerre du Pacifique » qui fait généralement référence, en français comme en anglais, à la période 1941-1945. Or son ouvrage va bien au-delà, couvrant plutôt la « guerre de Quinze ans », soit la période 1931-1946. Kawamura en traite largement par ail-leurs dans sa première note de fin, tentant d’éclaircir les noms de ces conflits, ce qui laisse croire que le terme « guerre du Pacifique » fut peut-être un choix éditorial. Quoi qu’il en soit, l’usage de deux termes plus ou moins justes donne l’impression d’un ouvrage portant un regard américain sur la situation, ce qui n’est pourtant pas le cas.

Kawamura s’intéresse au pouvoir réel de l’empereur japonais qui, au début du 20e siècle, était à la tête d’une monarchie absolue restaurée sous Meiji, en 1868. Toutefois, l’existence d’un cabinet civil créait plutôt une hybridation entre une monarchie consti-tutionnelle et une monarchie absolue, selon l’auteure (page 32). Kawamura montre bien que le Japon politique des années 1920 et du début des années 1930 fut chaotique, entre la longue

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maladie de l’empereur Taishō, le séisme du Kantō en 1923 qui fit 100 000 morts, les tentatives d’assassinat, les coups d’État manqués en 1931 et, la même année, des chefs militaires qui enva-hissent la Mandchourie avant même d’obtenir le sceau de l’empereur, ce dernier « approuvant » l’action après les faits (pages 39 et 170).

L’historienne expose en détail les conséquences de ces crises consé-cutives, y voyant la justification des hésitations subséquentes de l’empe-reur. L’incident du 26 février 1936, tentative de coup d’État qui fera plu-sieurs victimes parmi les membres du Cabinet et qui verra Tokyo occupée par les insurgés pendant quelques jours, montrera à l’empereur la vio-lence utilisée par certains militaires pour arriver à leurs fins. Après ce putsch finalement contenu, l’armée dominera le gouvernement et contrô-lera l’image de l’empereur (page 67), ce dernier incarnant la neutralité pour éviter de bouleverser la situation poli-tique instable (page 70). Il est à noter que Kawamura critique à ce stade cer-taines interprétations de Herbert Bix, gagnant du Prix Pulitzer avec son essai Hirohito and the Making of Modern Japan, publié en 2000, arguant qu’il se base sur des traductions erronées (pages 152, 194, 199 et 203).

Tout au long de sa description des événements ayant mené à Pearl Harbor, Kawamura fait la démonstra-tion que l’empereur Shōwa désapprou-vait la guerre, mais bien davantage à cause de la peur de l’effondrement de son pays que par pacifisme (page 88). Pendant la guerre du Pacifique (1941-1945), l’empereur était de plus en plus nerveux, convaincu qu’il serait

impossible de sortir gagnant de ce conflit (page 115). Dès 1943, l’empe-reur avait exprimé son désir d’y mettre fin (page 123), mais les divisions idéo-logiques entre l’armée et la marine, et plus tard entre une faction pour la paix et une autre, prête à se battre jusqu’à la fin, empêchèrent toute coordination efficace (page 132).

Si la possibilité d’un seidan impérial (la décision sacrée de l’empe-reur) a toujours été présente, Shōwa n’avait pas la légitimité de l’imposer avant l’été 1945 (page 157). Les bombes atomiques et la déclaration de guerre de l’Union soviétique repré-sentent le coup de grâce qui a créé des conditions favorables pour l’empereur, le gouvernement et l’armée étant inca-pables de s’entendre sur les décisions à prendre (page 154). Malgré les résis-tances des militaires, Kawamura affirme que l’attitude ferme de l’empe-reur a permis de faire une différence (page 168).

Le livre de Noriko Kawamura est très instructif sur les nuances à appor-ter quant au pouvoir réel que détient un personnage politique important sur les orientations de son pays. Pour l’empe-reur du Japon, s’opposer à l’entrée en guerre n’était pas aussi évident que son image de monarque absolu pouvait le laisser croire, et la capitulation a pu être pilotée par la monarchie grâce à des conditions ayant fait basculer le pouvoir vers l’empereur. Les nom-breuses notes de fin obligeront le lecteur à utiliser deux signets, mais elles ne se limitent pas à des références à de nombreuses sources : elles ajoutent également des commentaires perti-nents. Elles ne sont donc pas à négliger pour saisir toutes les contradictions

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d’un personnage historique contro-versé, dont l’ouvrage de Kawamura permet de comprendre la complexité.

Valérie hArvey Université Laval Québec, Canada

Le piège de la liberté. Les peuples autochtones dans l’engrenage

des régimes coloniaux

Denys delâge et Jean-Philippe warren, 2017, Montréal

Boréal, 440 p.

Si le champ universitaire des Relations internationales propose de nombreuses études et analyses pour décrypter le présent, il est nécessaire, parfois, de porter sur le passé un regard neuf. Un regard qui défait les explications triom-phantes des vainqueurs en s’appuyant sur des facteurs géographiques, reli-gieux, politiques, économiques ou culturels pour affiner son analyse. Cette démarche rétrospective permet non seulement de revenir sur la dimen-sion stratégique de certains acteurs trop rapidement effacés des mémoires col-lectives, mais également de répondre à une question : comment en sommes-nous arrivés là ?

Couvrant plus de quatre siècles d’histoire, du xviie au xxe siècle, Le piège de la liberté s’inscrit dans cette démarche et propose de revenir sur la contradiction suivante : comment l’idéologie libérale, pourtant célébrée pour ses bienfaits par exemple par John Locke ou Alexis de Tocqueville, a-t-elle pris au piège les populations autoch-tones du Nord-Est américain jusqu’à les déposséder d’elles-mêmes et les refou-ler aux marges de l’ordre dominant ?

Avec comme cadre théorique la thèse de Max Weber développée dans L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme, les auteurs, Denys Delâge et Jean-Philippe Warren, invitent à dépasser l’analyse simpliste du rapport de forces – de l’opposition de la civili-sation à la barbarie – pour examiner les normes politico-culturelles et les moda-lités de confrontation entre les nations amérindiennes et euro-canadiennes.

D’un côté, en s’appuyant sur de nombreuses sources écrites, telles que des correspondances, des rapports offi-ciels et des journaux de voyage, les auteurs donnent une voix aux nations amérindiennes. Cela constitue l’un des apports majeurs de cet ouvrage.

En contextualisant leurs concep-tions sociales, par exemple celle du don et du contre-don comme fonde-ment de leur organisation, les auteurs donnent un sens à leurs pratiques.

Les deux chercheurs apportent donc une dimension anthropologique qui permet de revenir sur un certain nombre de préjugés cultivés à propos des Amérindiens, comme le manque apparent d’organisation politique, la paresse supposée des autochtones ou leur cruauté envers autrui.

D’un autre côté, en examinant à travers le prisme de la science politique les rapports de forces entre les acteurs amérindiens et euro-canadiens, ils pro-posent une analyse historique et poli-tique sur le long terme des mécanismes de domination des régimes coloniaux et de ses acteurs. Ce livre offre ainsi deux dimensions de lecture étroitement liées.

Le lecteur, d’abord, peut mieux saisir la complexité de l’ordre social

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des nations amérindiennes. Dans les quatre premiers chapitres, ce sont les caractéristiques de la chefferie autoch-tone, l’importance de la dette dans les relations sociales ainsi que le principe décentralisé et horizontal de leur orga-nisation politique qui sont examinés. Un principe d’organisation qui se heurta de plein fouet à la volonté des autorités de la Nouvelle-France de verticaliser le pouvoir à travers trois sphères : celle des religieux en quête de nouveaux convertis ; celle des mar-chands à la recherche de nouveaux marchés à exploiter, et particulière-ment celui des pelleteries ; celle, aussi, de l’État souhaitant étendre son ter-ritoire et, in fine, réduire celui des nations autochtones. Dans ces cha-pitres, les auteurs brossent un premier tableau nuancé des raisons qui ont poussé les acteurs présents, autoch-tones d’un côté et européens de l’autre, à partager un même territoire.

Ensuite, avec comme fil conduc-teur les différents modes de domina-tion d’avant et d’après-guerre de la Conquête (1754-1763), les auteurs soulignent dans les trois derniers cha-pitres l’inéquation des principes euro-péens et du traitement réservé aux nations amérindiennes. Gonflés de cer-titudes ethnocentriques, ces principes, en s’implantant sous l’Ancien Régime français, puis en se consolidant sous le régime libéral britannique, ont brisé les cultures, entendues ici au sens large, des nations autochtones. Enrichis par de nombreuses recherches universi-taires et historiques, et approfondis par une réflexion philosophique autour des principes de l’idéologie libérale, ces chapitres exposent les ressorts d’une idéologie dont les valeurs visaient l’af-franchissement de « l’indien » sous le

régime britannique, et non plus son assujettissement comme c’était le cas en Nouvelle-France. Par affranchisse-ment, il est entendu, par exemple, celui par le travail ou l’éducation qui devaient libérer l’indien de son état de sauvagerie – Kill the Indian but save the man – afin qu’il rentre pleinement dans la civilisation. En raison de son manque de cohérence avec les valeurs autochtones, cette volonté de transfor-mation s’est finalement muée en une politique raciale incarnée par la Loi sur les Indiens de 1876. Celle-ci a achevé d’exclure les nations autoch-tones en les réduisant au statut de pupilles de la nation. Pire, exclus au nom de la liberté, les autochtones ont été pris dans un discours culpabili-sateur, puisqu’ils n’auraient jamais su atteindre les valeurs de réussite brandies par le régime libéral anglais, puis canadien.

Dans cet ouvrage, les auteurs réussissent à illustrer la « colonisation intérieure » des valeurs autochtones par les valeurs européennes, d’abord entamée lors de l’établissement des premières colonies, puis amplifiée sous le régime britannique au point de rendre les autochtones étrangers à leur propre terre. C’est ce que Max Webber appelle l’esprit du capitalisme. C’est là l’un des points forts de leur ouvrage : ils ont su rendre compte de cet esprit qui s’exprime dans les ressorts d’asser-vissement du capitalisme. En prenant ce chemin, ce livre dépasse la compa-raison historique entre les modalités de domination des régimes coloniaux pour proposer une réflexion plus large sur l’idéologie libérale et les consé-quences de son modèle. Il est enfin un témoin qui permet d’éclairer le présent de la situation des autochtones du

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Nord-Est américain à la lumière du passé et qui offre des pistes de réponse à la question initialement posée : comment en sommes-nous arrivés là ?

Soulignons un seul point qui aurait pu être traité de façon plus précise : les nations amérindiennes ne sont que trop peu distinguées les unes des autres. Une question reste en suspens : le choc de l’arrivée, puis de l’installation des Européens, a-t-il été vécu sur un même mode par toutes les nations ou, au contraire, peut-on distin-guer des degrés d’acclimatation, voire de résistance ?

Jérémie ruellAn Université Laval Québec, Canada

ÉTUDES STRATÉGIQUES ET SÉCURITÉ

The Rise of the Far Right in Europe: Populist Shifts

and ‘Othering’

Gabriella lazaridiS, Giovanna CaMpani et Annie BenveniSte (dir.),

2016, Londres Palgrave Macmillan, 289 p.

Depuis 1980, le phénomène dit de l’ex-trême droite a suscité l’attention des intellectuels, mais aussi celle du grand public. Son émergence, son succès électoral et l’établissement de partis politiques de cette branche idéolo-gique ont réussi à imposer ce mouve-ment comme un joueur de taille face aux « vieux » partis européens. À cet égard, l’ouvrage dirigé par Gabriella Lazaridis, Giovanna Campani et Annie Benveniste s’annonce comme une lecture engageante pour les nouveaux

chercheurs qui étudient la grande famille de l’extrémisme. S’appuyant sur une variété de méthodes principale-ment qualitatives, le livre explore les stratégies dont use le populisme pour se rapprocher des compréhensions exclusivistes de l’extrême droite. Plus encore, en utilisant une approche inter-sectionnelle axée sur le genre, la race, l’ethnicité, et sur l’orientation sexuelle, les auteures illustrent un nationalisme d’extrême droite, soulignant ainsi son éventail de possibilités d’application sur le territoire européen. Le populisme non seulement marginalise ceux qui n’appartiennent pas au groupe majori-taire, mais écarte aussi le pluralisme communautaire. L’atout majeur de l’ou-vrage réside en sa capacité à fournir une compréhension critique des tendances européennes actuelles et à lier le popu-lisme au sexisme et au racisme, de manière substantielle et théorique, en étudiant les discours, parfois contradic-toires, tenus par l’élite politique, tout en démontrant la complexité du phéno-mène de l’extrême droite.

En examinant la littérature spé-cialisée sur le sujet, les auteurs identi-fient le populisme comme une boîte noire s’appropriant différentes formes de protestation contre l’élite politique européenne. Définie de manière large et multiforme, la notion de populisme est donc utilisée pour englober les termes associés aux systèmes de valeurs et aux idéologies de droite. Conscients des risques liés à l’utili-sation d’un concept aussi large, les auteurs ont pour objectifs : (a) de cla-rifier le concept, (b) de différencier les traits du populisme de l’Europe de l’Est et de l’Ouest, (c) d’identifier les continuités et les discontinuités tempo-relles de la mouvance, (d) d’explorer

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les liens entre populisme et démocratie, (e) de lier le populisme au sexisme et au racisme, (f) d’analyser les effets de la rhétorique populiste, examinant l’impact des partis populistes sur la lutte contre la discrimination et l’éga-lité des sexes, et, enfin, (g) de fournir des outils aux décideurs afin de pro-mouvoir la tolérance.

Finalement, cet ouvrage se dis-tingue des études « classiques » portant sur le populisme d’au moins trois façons. Tout d’abord, il propose une conceptualisation originale, abordant le nativisme d’extrême droite à l’inter-section entre le genre, la race, l’origine ethnique et l’orientation sexuelle. Il s’agit d’un pas en avant étant donné que les études empiriques sur la défini-tion des exogroupes de l’extrême droite se concentrent majoritairement sur un type d’individu, à savoir l’im-migrant. Ensuite, le livre innove concernant la sélection des individus ; au-delà de la séparation classique entre les organisations d’extrême droite par-lementaires et extra-parlementaires, l’ouvrage fournit un cadre commun pour aborder la politique identitaire dans les partis politiques et les mouve-ments de rue populistes, radicaux et extrêmes. Enfin, le livre est innovateur sur le plan des sources de données, puisqu’au-delà de l’analyse compara-tive transnationale de contenu de pro-pagande, l’étude s’appuie sur de nouvelles données tirées d’entretiens semi-structurés avec des membres des partis, organisations et groupes de droite pertinents, ainsi qu’avec des représentants d’ong engagées dans la lutte contre le racisme et la discrimina-tion. Cette méthode favorisera la recherche, et ce, sur les plans discursif, attitudinal et comportemental.

En dépit de ces forces indé-niables, l’ouvrage laisse voir certains aspects négatifs affectant la clarté de son argumentation. Premièrement, si l’aperçu historique des groupes populistes parlementaires et extra- parlementaires offre des informations importantes pour les lecteurs non spé-cialistes, les textes tendent à être exces-sivement centrés sur l’historicité des acteurs observés ; on manque ainsi d’ampleur et de contextualisation au-delà des cas spécifiques. Deuxième-ment, l’absence d’un chapitre de conclusion rend difficile la synthèse des résultats sur le plan national/euro-péen ; on ne sait pas dans quelle mesure les résultats peuvent être généralisés au-delà des cas contenus dans le livre et on ignore si ces cas demeurent repré-sentatifs de la mouvance. Troisième-ment, et plus généralement, le sens précis attribué à la notion de « popu-lisme » par rapport à la politique d’ex-trême droite reste plutôt vague avec des implications importantes pour la construction de l’argument principal. Le populisme est traité comme un troi-sième pôle dans le large spectre de l’activisme de l’extrême droite et du radicalisme. En d’autres termes, si le populisme et le nativisme se combinent parfois, le premier peut exister sans le second. En conséquence, cette inter-prétation reste finalement inapte à expliquer si le populisme représente une caractéristique idéologique de l’extrême droite ou plutôt un dispositif rhétorique utilisé stratégiquement par ces acteurs pour parvenir à un consen-sus local, régional et national.

Néanmoins, l’ouvrage soulève de nombreuses questions importantes et opportunes qui nourriront les débats théoriques sur les relations entre le

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populisme, le nativisme et la politique d’extrême droite. Qui plus est, l’ap-proche présentée dans ce livre ouvre de nouvelles questions et considère diffé-rentes façons de penser le populisme et les processus « alternatifs », notam-ment en matière de rhétorique « contre- pouvoir » ; les recherches futures pourraient étudier la nature hybride des discours populistes et ceux venant des élites politiques. En ce sens, le livre influencera sans doute le cours de la littérature pour les années à venir.

Marie-Soleil NorMAnDin Université Laval Québec, Canada

Wartime Origins and the Future United Nations

Dan pleSch et Thomas G. weiSS (dir.), 2015, New York

Routledge, 262 p.

Pour souligner le 70e anniversaire de la Conférence de San Francisco et de la Charte de l’Organisation des Nations Unies (Onu), cet ouvrage est l’abou-tissement de la mise en commun de recherches les plus diverses. La trame principale de cet ouvrage, dirigé par Dan Plesch et Thomas G. Weiss, est née de leur propre intérêt pour le renouvellement des perspectives de l’étude de l’Onu. L’ensemble des auteurs étaient appelés à jeter un pont entre la discipline historique et celle des sciences politiques afin d’explorer la manière dont les principes fonda-teurs de l’Onu – pensés par des États encore embourbés dans les méandres de la Seconde Guerre mondiale – expliquent le rôle et le fonctionnement actuels de différents organes onusiens. Il s’agissait en outre d’extrapoler sur

les futurs respectifs de ces organes. Les collaborateurs ont ainsi structuré leur article en trois temps : l’historique, ou les idées transnationales au cœur des politiques et des organes onusiens ; l’état actuel, ou la capacité de résolu-tion des problèmes dépassant les cadres nationaux parmi les 193 membres ; un stade futur, ou une analyse prospective basée sur l’évolution recensée entre les deux premières phases.

Cet ouvrage collectif réunit dix articles sous trois thèmes principaux : Planning and propaganda, Human security et Economic development. De manière globale, l’ouvrage s’écarte des récits diplomatiques sur la poursuite de la guerre et tente de cerner plus spéci-fiquement le moment où les États ont entamé la formulation de leurs espoirs pour l’après-guerre ainsi que leur pers-pective sur la manière de créer un ordre mondial stable, voire un multilatéra-lisme qui ne répéterait pas les erreurs de la Société des Nations (sDn).

La première section est axée sur la manière dont les gouvernements européens et étatsuniens ont établi, en fonction de leurs intérêts, leurs posi-tions par rapport à l’instauration d’un organisme multilatéral à la suite de la Seconde Guerre mondiale. Ces réflexions ont ainsi donné lieu, dans le second « temps » de la section, à des questionnements sur l’éventualité d’une autre tabula rasa – une troisième guerre mondiale – en tant que passage obligé pour modifier en profondeur les fonctionnements des organes onusiens désormais mal adaptés aux réalités du système international actuel. Le second article nuance ce raisonnement en sou-tenant que, dans la pratique, l’objet des instances onusiennes peut être modifié

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afin de réaliser une avancée vers le caractère postnational des Nations Unies. Giles Scott-Smith rapporte le cas du Département de l’information qui a dérivé de sa fonction informative d’origine vers une mission de promo-tion et de soutien pour certaines causes centrales au sein de l’Onu, comme les crises humanitaires liées aux situations de pauvreté extrême.

La seconde section, Human secu-rity, tend quant à elle à se distancier des analyses axées sur la centralité de l’Occident dans la conception des ins-tances onusiennes. Dans l’article de Dan Plesch, portant sur le rôle de la Commission des Nations unies pour les crimes de guerre, qui se superpose aux justices nationales et qui en constitue un soutien (légitimité, logistique, etc.), le gouvernement chinois est présenté comme le premier adhérent à la décla-ration du président Roosevelt en janvier 1942 sur le « Punishment for War Crimes » (p. 82). L’ensemble des articles montre par ailleurs la manière dont les gouvernements nationaux de l’immédiat après-guerre ont rétabli l’état de droit et l’autorité souveraine, comme c’est le cas en Inde, ainsi que la façon dont ces efforts, réunis sous la bannière de l’Onu, ont permis l’instau-ration de l’autorité morale des ins-tances onusiennes.

La troisième section se concentre sur les dimensions économiques qui constituent un pan intrinsèque de la question de la sécurité (alimentaire, humaine, etc.) et du développement. Alors que l’article de John Burley et Stephen Browne critique la voie empruntée à travers les réformes du Programme des Nations unies pour le développement (PnuD), Pallavi Roy

revendique franchement une refonte du système issu des accords de Bretton Woods (sbW). Pour les premiers, le PnuD ne correspond pas aux défis transnationaux imposés aux États, alors que pour Roy le sbW ne parvient à être ni l’instrument par lequel les pays en développement financent des firmes ni une structure institutionnelle qui jaugerait leur capacité à acquérir l’ex-périence pour réaliser des investisse-ments. Cette section se termine par une réflexion de Plesch et Weiss sur l’inca-pacité à conserver, en science poli-tique, une mémoire à long terme, étant affligé d’une « espèce de maladie d’Alzheimer inversée ». Les chercheurs sont dès lors invités à retourner aux sources des débats contemporains et à adapter les théories existantes aux nouvelles données que cette méthode apporte.

La conception de l’ouvrage est, en somme, novatrice dans le domaine des Relations internationales. Le pont que les éditeurs souhaitaient établir entre l’histoire de l’Onu et son credo actuel ou futur est une démarche louable, favorisant un plus grand dia-logue entre deux disciplines connexes. Le caractère audacieux de l’ouvrage réside d’abord dans l’éclatement des cadres temporels usuels utilisés pour jalonner le xxe siècle. Remonter à une période où les États imaginaient, dans l’univers des possibles, les institutions de l’après-guerre qui refléteraient adéquatement l’ordre mondial établi permet aux auteurs de saisir l’atmos-phère d’incertitude présente entre 1939 et 1945. La mise en exergue de ces fondements idéels et leur application actuelle constituent le point central sur lequel reposent principalement l’ou-vrage et ses objectifs. Cette dilatation

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temporelle comporte cependant le danger de créer une distorsion de per-ception, comme si un déroulement rec-tiligne s’était effectué pour en arriver au résultat actuel. Cette structure argu-mentative flirte ainsi avec une vision téléologique de l’histoire de l’Onu, mais n’est-ce pas une contrainte inhé-rente à la conjonction de l’histoire et des Relations internationales ?

Maryliz rAcine Université Laval / Université Aix-Marseille Québec, Canada / Aix-en-Provence, France

MONDIALISATION ET TRANSNATIONALISME

Migrations, une nouvelle donne

Catherine wihtol de wenden, 2016, Paris

Éditions de la Maison des sciences de l’homme, 184 p.

Les migrations internationales consti-tuent un enjeu stratégique mondial majeur. On constate une diversification des flux migratoires au sein desquels s’articulent de nouvelles formes de mobilité et qui regroupent des migrants provenant de zones géographiques jusqu’alors peu représentées. Auteure reconnue dans le domaine des études des migrations, Catherine Wihtol de Wenden propose, avec Migrations, une nouvelle donne, une réflexion sur la redéfinition des mouvements migra-toires internationaux dans une pers-pective européenne. En moins de 200 pages, l’auteure offre une analyse approfondie d’un enjeu contemporain qui façonne les discussions internatio-nales et influence les relations interéta-tiques. À une époque où l’utilisation conjointe des termes « crise » et

« migration » nourrit un discours sécu-ritaire restrictif, l’auteure offre une remise en contexte essentielle à la compréhension des flux migratoires contemporains.

La mobilité internationale est, aujourd’hui, marquée par une « nou-velle donne » définie par une diversifi-cation des formes de mobilités (temporaire/permanente, légale/non- documentée), des acteurs (hommes, femmes, enfants) et des raisons à l’ori-gine de la migration (économique, sécuritaire, politique). De nouveaux pôles d’attraction se sont créés et la migration est à la fois locale, régionale et internationale, divisant le monde en grandes régions migratoires. Si autre-fois on pouvait définir un État selon son rôle joué dans la migration (de transit, d’arrivée, de départ) et les migrants selon la raison de leur migra-tion, force est de constater que la redé-finition de la migration rend obsolètes ces étiquettes simplistes ; États et migrants portent aujourd’hui plus d’une étiquette simultanément. La réponse étatique, de plus en plus axée sur la sécurisation des frontières, ne réussit pas à freiner les flux internatio-naux. Face à cette évolution de la migration, le droit international en vient à être déconnecté de la réalité ; les définitions de la Convention de Genève sur le droit des réfugiés n’englobent pas les réalités contemporaines. Alors que le droit d’asile vise la protection des individus victimes d’une violence étatique, que faire lorsque la violence est non étatique ? C’est justement l’augmentation de ce type de violences qui alimente la crise actuelle en Europe. Mais face à un nombre record de demandes, de nouvelles barrières se dressent devant l’accès au statut de

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réfugié. Ces politiques migratoires ajoutées aux pratiques d’externalisa-tion des frontières accentuent la préca-risation des demandeurs. De plus, des dissensions internes entraînent une absence de réponse solidaire en Europe, alimentant une distinction entre « bon » et « mauvais » réfugié. Cela s’explique notamment par l’ab-sence d’une politique extérieure commune, les pays modulant leurs réponses selon leurs relations avec les États de départ, et par la montée des populismes. Les aspirations de plus en plus grandes à la mobilité se heurtent à un besoin grandissant de murer les frontières. Ce discours sécuritaire, présent en Europe depuis les années 1990, s’est accentué à la suite des attentats terroristes qui ont marqué le début du 21e siècle, renforçant les liens entre migration et (in)sécurité.

Dans son analyse, l’auteure porte une attention particulière au cas de la France, pays où les distinctions entre individus issus de l’immigration et « Français » sont profondes. L’auteure critique l’étiquette durable d’immi-grant « de seconde/troisième/quatrième génération » souvent accolée aux Maghrébins, qui contribue à souligner l’illégitimité de leur présence. La vie des enfants d’immigrants est ainsi par-semée d’embûches dues à leur identité doublement stigmatisée par le discours sécuritaire et le passé colonial. La situation française n’est pas unique ; les migrations contemporaines ramènent sur le devant de la scène les discours sur la citoyenneté.

Depuis 1980, la pérennisation de migrations qui avaient jusqu’alors été cycliques a entraîné une transformation progressive du concept de citoyenneté,

qui se dissocie de la nationalité. Les mouvements de jeunes en Europe (par exemple dans les banlieues pari-siennes) furent porteurs du lien entre droits des immigrants et droits humains, permettant une réflexion sur les valeurs du vivre-ensemble. Wihtol de Wenden soutient que la mondialisa-tion de la migration porte également à réfléchir sur le droit de migrer et sur la différenciation entre les droits des citoyens et les droits des migrants non documentés. Le droit de quitter un ter-ritoire n’est pas contrebalancé par un droit automatique de s’établir dans un autre État. Les frontières contempo-raines sont indéniablement liées à la migration : elles se multiplient, sont fortifiées, omniprésentes, visibles et invisibles, juridiques, géographiques, imaginaires, et contribuent à l’asy-métrie de la mobilité. Pour l’auteure, concevoir la migration comme un enjeu sécuritaire international et natio-nal entrave la mise en place d’une gou-vernance mondiale. Le décalage entre réalités migratoires et politiques d’im-migration se creuse à l’heure où l’on constate l’échec partiel de la fermeture des frontières face à des flux migra-toires qui ne s’amenuisent pas, alimen-tés par des facteurs de mobilité hors du contrôle des États, tels que le réchauf-fement climatique.

Grâce à son écriture précise et accessible, l’auteure déconstruit plusieurs idées préconçues sur la migration et permet une meilleure compréhension de la pluralité des enjeux entourant la mobilité internatio-nale. À l’heure où sensationnalisme et populisme façonnent les discours sur l’immigration, un tel ouvrage est essentiel pour désamorcer les discours de peur et réfléchir aux impacts des

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politiques migratoires contemporaines. Dans une perspective académique, l’analyse multiscalaire de l’auteure permet de traiter des dynamiques glo-bales associées aux mouvements de population ainsi que des réalités euro-péennes et françaises. L’ouverture sur le droit à la mobilité constitue une ébauche de réflexion sur les impacts de la déconnexion entre migrations contemporaines et politiques migra-toires qui mérite d’être poursuivie. Malgré quelques répétitions, cet ouvrage de Wihtol de Wenden prouve qu’elle demeure une référence dans le domaine de l’étude des migrations.

Andréanne bissonnette Université du Québec à Montréal (uqAM)

Montréal, Canada

The Fukushima Effect : A New Geopolitical Terrain

Richard hindMarSh et Rebecca PrieStley (dir.), 2016, New York

Routledge, 298 p.

Voici un ouvrage qui tombe à point. Quelques années après la catastrophe de Fukushima, un premier bilan s’imposait.

Cet ouvrage collectif, qui ras-semble des contributions d’universi-taires de l’Asie-Pacifique, de l’Europe et des États-Unis, s’intéresse à l’« effet Fukushima », c’est-à-dire aux consé-quences de l’accident nucléaire sur le développement de la filière, sur la gestion des systèmes énergétiques et les politiques qui y sont liées. Afin d’aborder cette problématique, l’ap-proche adoptée est novatrice. Elle peut être décrite comme étant à mi-chemin

entre la géopolitique et le champ d’in-vestigation des sciences, des technolo-gies et des sociétés (sts).

De l’avis des directeurs de l’ou-vrage, la recherche sur les consé-quences des accidents nucléaires constitue un nouveau « terrain géopo-litique ». L’« effet » dont il est question est observé par l’entremise des chan-gements de trajectoires énergétiques, du traitement médiatique ou encore par l’augmentation des craintes quant aux risques.

Les études de cas couvrent des pays de trois continents : l’Europe, l’Asie et l’Amérique. Certains sont des pays nucléarisés ; d’autres, des pays émergents intéressés par le nucléaire ; d’autres, enfin, ne sont pas des pays nucléaires, mais pourraient le devenir. Leur point commun est qu’ils sont tous touchés par la catastrophe de Fukushima.

Une attention particulière est donnée, dans les différents exposés, aux histoires nationales, aux débats qui se font jour et aux réponses adop-tées. Les thèmes couverts sont variés : leadership politique, sécurité énergé-tique, risques nucléaires, gestion des déchets radioactifs, développement de la filière, mouvements sociaux, repré-sentations géopolitiques et rôle des médias.

La thèse défendue par les direc-teurs de l’ouvrage est que Fukushima correspond à un nouveau type d’acci-dent nucléaire, à l’intersection du désastre naturel (tsunami) et de la catastrophe technologique (faille dans le système de sécurité). Autrement dit, s’il importe de trouver des raisons à la catastrophe, celles-ci se trouvent quelque part dans la combinaison des

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facteurs naturels et technologiques. La nature aurait trouvé une « faille » dans le système de sécurité japonais et, de ce fait, l’apparence de sécurité accom-pagnant l’énergie nucléaire se serait envolée, réduisant du même coup la marge de manœuvre des administra-tions à travers le monde. En consé-quence, il est probable que Fukushima marque le point de recul du nucléaire.

Selon les auteurs, la perte de confiance qui sévit actuellement inter-roge aussi la capacité des autorités à prendre en charge une nouvelle catas-trophe. À plusieurs reprises, l’incapa-cité de l’opérateur TePco à mener à bien des opérations de gestion des eaux radioactives ou encore des travaux de limitation des rejets dans le Pacifique a fait le tour du monde. À ces occa-sions, il est apparu que ni le gouverne-ment japonais ni la multinationale de l’énergie n’étaient préparés à un tel désastre. En serait-il autrement ail-leurs ? Les auteurs apportent un éclai-rage nuancé, mais néanmoins critique à cette question décisive.

Cela dit, alors qu’il est devenu clair que l’activité humaine induit des changements climatiques, ce livre apporte surtout une contribution aux débats portant sur la place que doit occuper l’énergie nucléaire à l’ère de la transition. Il permet de mettre en perspective l’affirmation répandue selon laquelle l’énergie nucléaire représente une énergie de « salut ». Il est en effet souvent évoqué, lorsqu’il est question des sources d’énergie, que seul le nucléaire représente une énergie de substitution crédible et capable d’assurer la sécurité énergétique.

Jusqu’à Fukushima, selon les auteurs, le nucléaire regagnait en

réputation. Tchernobyl était loin der-rière, et l’urgence de limiter les émis-sions de CO2 semblait plaider en faveur de la reconduction des engagements ou de l’expansion des programmes exis-tants. L’Allemagne et la Suède remet-taient en question leur retrait, alors que les États-Unis, le Royaume-Uni et cer-tains pays d’Asie autorisaient de nou-veaux projets. Des organisations non gouvernementales (ong) significatives étaient même sur le point d’accepter l’extension de la filière devant l’incapa-cité des renouvelables à prendre le relais des énergies fossiles.

Or, après Fukushima, l’Alle-magne, la Suisse, la Belgique et Taïwan ont tous accéléré leur sortie. L’accident s’est traduit par un changement d’orientation en Italie et en Israël. Même la France, grande dépendante du nucléaire, a décidé de se tourner un peu plus vers les renouvelables, alors que les autres pays acquis au nucléaire, comme les États-Unis et la Russie, ont renforcé la sécurité de leurs installa-tions. Partout, l’effet s’est fait sentir.

Le lecteur gagnera particulière-ment à lire l’avant-propos, l’introduc-tion et la conclusion, qui donnent une vue d’ensemble de l’ouvrage, en plus des chapitres sur le Japon, la Chine et l’Allemagne, trois pays à l’avant-garde de la recherche et du développement en matière d’alternatives énergétiques. Toutefois, si un seul cas devait retenir l’attention, en raison de son potentiel d’influence géopolitique, nous conseil-lons le chapitre sur la Chine. Car, de tous les pays étudiés, seule la Chine semble véritablement posséder la capacité technologique, financière et politique de créer les conditions d’une économie moins dépendante des

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énergies fossiles. En somme, voici un livre de grande qualité et originalité, qui intéressera aussi bien les universi-taires, les décideurs, les citoyens que les étudiants.

Nicolas PAquet École supérieure d’aménagement du territoire

et de développement régional (ÉsAD) Université Laval Québec, Canada

RÉGIONALISME ET RÉGIONS AFRIQUE

Regionalism in Africa. Genealogies, Institutions and Trans-state

Networks

Daniel c. Bach, 2016, New York Routledge, 197 p.

Il existe une vaste littérature sur les conditions historiques, géographiques, démographiques ou politiques qui peuvent expliquer la faiblesse des indi-cateurs de développement humain des pays du continent africain. La plupart des modèles de développement pro-posés, qu’il s’agisse des conditions préalables au décollage économique formulées par Rostow dans les années 1960 ou des nécessaires réformes struc-turelles promues par le Fonds moné-taire international dans les années 1980, présentent d’importantes limites d’ap-plication en raison de la diversité des modèles et formes de coopération ou d’intégration qui coexistent ou se che-vauchent. Dans le but de surmonter ces lacunes, Daniel Bach présente une éva-luation en cinq volets des différentes dimensions du régionalisme africain.

L’auteur passe d’abord en revue la portée et les implications des

différentes politiques d’amalgamation territoriale de la période coloniale. Il explique que ces politiques ont contri-bué à forger les paysages associés à la construction de régions. Bach montre comment les fédérations ou services interterritoriaux (c’est-à-dire Union douanière des États de l’Afrique occi-dentale, Communauté d’Afrique de l’Est) furent transformés en organisa-tions intergouvernementales au moment des indépendances africaines, contri-buant ainsi à une inflation de groupe-ments régionaux. Dans certains cas, la nature hétérogène de certaines de ces entités mena à leur disparition en raison du manque de pertinence pour les communautés impliquées dési-reuses d’élaborer leur propre politique. Ailleurs, l’absence de meilleures solu-tions força le maintien des organi-sations coloniales dans un contexte d’ajustement, de négociation et de légi-timation de l’intégration régionale. C’est notamment le cas de l’Union douanière d’Afrique australe et de la zone monétaire cFA.

Bach établit ensuite que les poli-tiques de coopération économique ne permettent pas de distinguer les activi-tés des regroupements économiques d’une simple promotion de coopération sectorielle. Il n’existe aucun processus réel d’intégration au niveau régional ou sous-régional en Afrique. Les États membres demeurent réticents à finan-cer des agences qui n’améliorent pas significativement les conditions éco-nomiques de l’Afrique. De façon plus marquée, Bach précise comment le soutien des donateurs internationaux demeure un incitatif à la coordination des agendas nationaux au sein d’orga-nisations régionales intergouverne-mentales conformément aux priorités

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des donateurs, mais sans trop d’égards aux différents impacts d’affiliations multiples. Il en résulte que la forme et les trajectoires des organisations inter-gouvernementales africaines servent davantage à consolider les régimes et à renforcer les souverainetés, à servir de cadres formels pour les relations interpersonnelles entre chefs d’État et de gouvernement ou à mener des acti-vités de patronage.

Dans un chapitre particulièrement intéressant, Bach analyse comment les interactions transfrontalières servent de modèles de régionalisation. Après un exposé sur les différents enjeux liés à la partition de l’Afrique, il présente la variété des jeux transactionnels autour des frontières. S’appuyant sur le modèle de l’État-entrepôt et sur l’instrumenta-lisation des frontières, Bach démontre que les communautés frontalières afri-caines peuvent être remarquablement habiles à mener les relations avec des acteurs externes. Son analyse mène à comprendre que l’objectif de nombreux dirigeants africains n’est pas de pour-suivre une politique frontalière active, mais bien de manipuler différents inté-rêts entre acteurs pour encaisser des divi-dendes liés au commerce d’importation, d’exportation et de réexportation sans s’engager à édifier des institutions régio-nales fortes. En encourageant les acteurs externes à s’aligner sur leur réseau politique d’intérêts privés, les diri geants africains maximisent les ressources disponibles pour leur coalition, ren-forcent leur capacité de contrôler la dis-tribution de ressources et accroissent leur autorité politique. Cette démarche suggère que c’est la notion de réseaux transnationaux qui donne naissance à des schémas spécifiques de régionalisation non institutionnalisés.

Bach examine ensuite l’influence du panafricanisme et du modèle euro-péen sur le régionalisme africain. Se fondant sur de multiples études de cas, l’auteur met en lumière le fait que l’adoption et la mise en œuvre des poli-tiques publiques de développement par le moyen de l’intégration régionale dépendent des relations entre les insti-tutions, les mécanismes et les proces-sus de gouvernance. Dans le contexte de regroupements régionaux, plus ces relations sont étroites, meilleur sera le niveau d’intégration. Inversement, une faible adéquation entre les compo-santes de gouvernance est associée à un faible niveau d’intégration.

En terminant, l’auteur souligne l’importance d’introduire les processus d’intégration régionale à l’échelle globale. Il affirme qu’un appui institu-tionnel de cette dynamique doit être associé au décloisonnement du conti-nent sur la base de corridors de trans-port transfrontaliers et de diffusion des technologies d’information et de com-munication. En effet, il est démontré que les investissements en transport sont concomitants au développement économique. Les mécanismes qui gou-vernent les investissements dans les infrastructures sont influencés par le degré de participation d’une région aux échanges internationaux. Les trafics et les investissements internationaux rap-prochent les marchés. Cet ensemble de nouvelles activités économiques trans-forme les règles qui gouvernent les mouvements transfrontaliers, introduit de nouveaux mécanismes de coordina-tion financière entre les économies et accélère le développement de pratiques logistiques à l’international. Bach explique on ne peut mieux que le concept de corridors est lié à la

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perméabilité des frontières. L’argument de l’auteur est que les corridors de transport peuvent devenir des espaces intégrés et des milieux innovants étroi-tement associés à des processus d’inté-gration régionale.

Souscrivant à l’école constructi-viste, Bach définit le régionalisme comme un phénomène social. Pour lui, la région, outre la préexistence de conditions géographiques et le mail-lage de flux de biens et de personnes, correspond à une construction sociale et cognitive enracinée au sein de pra-tiques corporatives et politiques. Une telle approche iconographique lui permet de mettre en lumière un ensemble d’interactions qui ne sont pas implicitement associées à des projets d’intégration régionale. L’auteur utilise d’ailleurs plusieurs exemples pour expliquer le régionalisme africain et il n’hésite pas à décrire les problèmes de construction régionale au moyen d’une analyse comparative avec des cas en Amérique, en Europe et en Asie.

Bach propose une perspective originale sur les multiples facettes du régionalisme africain. Plus précisé-ment, son ouvrage met en évidence quatre fonctions que peuvent jouer les frontières dans la recherche d’intégra-tion régionale en Afrique. D’abord, les frontières révèlent les effets des décisions passées dans l’organisation du territoire. Elles jouent ensuite un rôle comme technique de contrôle et d’aménagement de l’espace, puis elles permettent de gérer et maîtriser les flux de biens et de personnes. Enfin, et surtout, elles aident à définir les potentiels d’intégration régionale en tant que lieu de croisement d’une partie des interactions.

D’une grande rigueur théorique et méthodologique, superbement réfé-rencé et reposant sur de solides études empiriques, l’ouvrage de Daniel Bach mérite certes une large diffusion.

Claude CoMtois Université de Montréal

Montréal, Canada

ASIE

The Logic of Chinese Politics. Cores, Peripheries and Peaceful

Rising

Sabrina ching yuen luK et Peter W. PreSton, 2016, Northampton

Edward Elgar, 217 p.

Le mythe persistant de la boîte noire chinoise continue de hanter les experts de l’empire du Milieu, désireux de résoudre le puzzle posé par cette super-puissance en (re)devenir en termes non seulement stratégiques, mais égale-ment culturels et sociétaux. Se situant au croisement des études culturelles et des relations internationales, The Logic of Chinese Politics s’inscrit dans cette tradition de la sinologie, puisant dans l’histoire chinoise pour éclairer les récents développements politiques. Sabrina Ching Yeun Luk et Peter W. Preston décrivent leur approche comme étant à la fois institutionnaliste historique et culturelle critique, et leur but est d’expliquer l’évolution dans le temps, et jusqu’à nos jours, du système politique. À cette fin, l’objectif affiché est de mettre au jour les logiques poli-tiques internes qui ont mené au chan-gement institutionnel et la manière dont ces machineries administratives ont interagi et se sont développées conjointement avec des facteurs

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idéationnels. La démarche se veut donc interprétative critique et réflexive, notamment afin de mieux saisir les par-ticularités locales.

Passant en revue les transforma-tions économiques, politiques et cultu-relles vécues par le pays à partir de la moitié du xixe siècle, le livre tisse une trame narrative quelque peu tradition-nelle des différentes périodes clés : guerres de l’opium (1839-1842 et 1856-1860), « échec » de la tentative républicaine (1912-1928), conflit sino-japonais (1936-1945), guerre civile et victoire du Parti communiste chinois (Pcc) (1945-1949)… Bien qu’intégrant certaines des nouvelles avancées historiographiques, la fresque temporelle présentée reste assez clas-sique et conforme à la présentation officielle de l’arrivée des communistes au pouvoir. Les principaux apports reposent plutôt sur la présentation de l’appareil institutionnel comme une hiérarchie descendante et ascendante structurée autour de centres, les villes, et de périphéries. Également, la double structure bureaucratique, parti et État, est régulièrement mise en avant, les auteurs avançant l’argument d’un Pcc au centre du système. Ce dernier est qualifié d’« empereur organisationnel » afin non seulement de le distinguer de ses équivalents occidentaux, mais aussi d’établir une continuité historique avec l’empire Qing et le Guo Ming Dang (kMt – parti nationaliste de Tchang Kaï-Chek).

Tout au long de l’analyse, le rôle des différentes élites (techniques, poli-tiques) est mis en exergue, notamment dans la transformation des institutions et des luttes de pouvoir sous-jacentes. On peut toutefois regretter que les

rivalités internes ne soient pas mieux explorées : elles sont même écartées pour la partie contemporaine, les auteurs tenant étrangement pour acquis que la politique anticorruption de Xi Jinping a pu mettre un frein aux conflits entre factions. Néanmoins, l’analyse historique et systématique des politiques sociales, économiques, de logement, de santé et d’éducation apporte sans conteste des informations intéressantes, notamment sur les récentes réformes entreprises et leurs toutes dernières évolutions. De nom-breux détails sur chaque politique mise en place, à propos des thèmes susmen-tionnés, sont fournis et peuvent offrir un aperçu utile pour de futures recherches. La période couverte à partir de Deng Xiaoping offre ainsi une rétrospective intéressante, en mettant en perspective la progressive montée des élites techniques au sein de l’appa-reil administratif.

Sur la politique étrangère, la perspective de la Chine est adroitement mise en relation avec ses dynamiques internes. En effet, selon les auteurs, le comportement de celle-ci sur la scène internationale trouve son origine dans les différentes phases de développe-ment traversées par le pays, de quasi- colonie au milieu du xixe siècle pour finalement réintégrer le « monde moderne » à partir de la politique de la porte ouverte en 1978. La question du rôle de l’État dans le développement économique des pays en voie de déve-loppement est également abordée, avec un accent mis sur les régions du Nord et du Sud-Est asiatique visant à souli-gner le rôle que la consolidation des structures administratives a joué dans cette région du monde, et plus précisé-ment en Chine. Les dernières sections

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demeurent celles qui méritent sans doute le plus d’attention, car elles pré-sentent une revue complète des diffé-rents courants actuels de recherches sinologiques, tout en mettant en paral-lèle le changement de doctrine du gouvernement chinois dans sa poli-tique extérieure et ses initiatives les plus récentes (la Chine comme cyber - puissance).

Le livre offre un point de vue intéressant sur la politique chinoise et introduit des perspectives théoriques prometteuses. Néanmoins, le fait que celles-ci ne soient pas explorées plus en profondeur et qu’elles n’occupent pas une place plus centrale dans l’ana-lyse est une lacune dommageable. Les relations centre-périphérie, élites-masse et parti-État ne sont ainsi men-tionnées que de façon épisodique au lieu de former un cadre analytique sys-tématique, qui aurait pu apporter des informations supplémentaires dans notre compréhension de l’évolution historique du pouvoir chinois. L’aspect

culturel critique est in fine un parent pauvre de l’étude. Nombre de concepts cités, issus soit de la tradition historio-graphique, soit de la rhétorique offi-cielle, ne sont tout simplement pas discutés mais sont pris tels quels, inter-rogeant quelque peu la scientificité de certains commentaires et passages. Citons, comme exemple, l’opposition entre les travaux sinologiques anté-rieurs que font les auteurs, distinguant entre les travaux nationaux qui « s’in-quiètent de la Chine », et ceux, « étran-gers », qui adoptent une image négative de l’État-parti, reproduisant ainsi une « mentalité de guerre froide ». Il est dif-ficile de comprendre la nécessité pour Sabrina Ching Yeun Luk et Peter W. Preston de rejeter aussi catégorique-ment la tradition sinologique occiden-tale sur laquelle une partie importante de leur analyse se base. Les voies subconscientes de la recherche semblent parfois impénétrables.

Kevin kAloMeni Université Laval Québec, Canada

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