David Hume - Enquete Sur l'Entendement Humain

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David HUME (1748)

Enqute sur lentendement humainTraduction franaise de Philippe Folliot, Aot 2002.

Un document produit en version numrique par Philippe Folliot, collaboratrice bnvole, Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie Courriel: [email protected] Site web: http://www.philotra.com http://perso.club-internet.fr/folliot.philippe/ Dans le cadre de la collection: "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web: http://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiques_des_sciences_sociales/index.html Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de l'Universit du Qubec Chicoutimi Site web: http://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Un document produit en version numrique par M. Philippe Folliot, bnvole, Professeur de philosophie au Lyce Ango Dieppe en Normandie Courriel: [email protected] Site web: http://www.philotra.com http://perso.club-internet.fr/folliot.philippe/ partir de :

David Hume (1711-1776)Enqute sur lentendement humain. (1748)Une dition lectronique ralise partir du texte original David Hume : Enquiry Concerning Human Understanding. Texte extrait de livre de David Hume, Enquiries Concerning Human Understanding and Concerning the Principles of Morals, David Hume (ed. par L. A. Selby-Bigge et Peter Nidditch 1777) Et tenant compte des variantes contenues dans David Hume : Philosophical Works, ed. par T. H. Green and T. H. Grose (Longmans, Green, 1874-1875) Publi primitivement sous le titre : Philosophical Essays Concerning Human Understanding (Londres, A. Millar, 1748). Titre modifi par Hume dans l'dition de 1758 Traduction franaise, Philippe Folliot, 2002. Polices de caractres utilise : Pour le texte: Times New Roman, 12 points. Pour les citations : Times New Roman 10 points. Pour les notes de bas de page : Times New Roman, 10 points. dition lectronique ralise avec le traitement de textes Microsoft Word 2000. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11) dition complte le 4 aot 2002 Chicoutimi, Qubec. Avec lautorisation de M. Philippe Folliot.

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SommaireAvertissement de l'auteur Section 1 : Section 2 : Section 3 : Section 4 : Section 5 : Section 6 : Section 7 : Section 8 : Section 9 : Section 10 : Section 11 : Section 12 : Des diffrentes sortes de philosophies De l'origine des ides De l'association des ides Doutes sceptiques touchant les oprations de l'entendement (parties 1 et 2) Solutions sceptiques de ces doutes (parties 1 et 2) De la probabilit De l'ide de connexion ncessaire De la libert et de la ncessit (parties 1 et 2) De la raison des animaux Des miracles (parties 1 et 2) D'une providence particulire et d'un tat futur De la philosophie acadmique ou sceptique (parties 1, 2 et 3)

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DAVID HUME (1748) Enqute sur l'entendement humainTraduction de Philippe Folliot (2002) Professeur de Philosophie au Lyce Jehan Ango de Dieppe du texte David Hume : Enquiry Concerning Human Understanding in David Hume, Enquiries Concerning Human Understanding and Concerning the Principles of Morals, David Hume (ed. par L. A. Selby-Bigge et Peter Nidditch 1777) Et tenant compte des variantes contenues dans David Hume : Philosophical Works, ed. par T. H. Green and T. H. Grose (Longmans, Green, 1874-1875) Publi primitivement sous le titre : Philosophical Essays Concerning Human Understanding (Londres, A. Millar, 1748). Titre modifi par Hume dans l'dition de 1758Retour la table des matires

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Avertissement

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La plupart des principes et des raisonnements contenus dans ce volume furent publis en un ouvrage de trois volumes, intitul Trait de la Nature Humaine, un ouvrage que l'auteur avait projet avant de quitter le collge, et qu'il crivit et publia peu aprs. Le livre ne rencontrant pas de succs, l'auteur prit conscience de l'erreur qui avait t la sienne d'aller trop tt la presse, et il refondit l'ensemble dans les pices suivantes2, o sont corriges, il l'espre, quelques ngligences dans son ancien raisonnement, et plus encore dans l'expression. Pourtant, plusieurs crivains, qui ont honor de leurs rponses la philosophie de l'auteur, ont pris soin de diriger toutes leurs batteries contre cet ouvrage de jeunesse, que l'auteur n'a jamais reconnu, et ils ont affect de triompher en des avantages qu'ils ont, s'imaginent-ils, obtenus contre moi; un pratique trs contraire toutes les rgles de l'impartialit et de la loyaut, et un exemple manifeste de ces artifices polmiques qu'un zle sectaire se pense autoris employer. Dornavant, l'auteur dsire que les pices suivantes3 soient seules considres comme contenant ses opinions et ses principes philosophiques.

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crit en 1775, cet avertissement apparat dans l'dition de 1777. Hume y renie trs ouvertement le Trait de la nature humaine que la postrit considrera pourtant comme son oeuvre majeure. (NdT) Volume 2 des Essais et Traits : Enqute sur l'entendement humain, Dissertation sur les passions, Enqute sur les principes de la morale, Histoire naturelle de la religion.(NT) Voir note 2. (NdT)

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Section IDes diffrentes sortes de philosophies

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La philosophie morale, ou science de la nature humaine, peut tre traite de deux faons diffrentes. Chacune a son mrite particulier et peut contribuer au divertissement, l'instruction, et la rforme de l'humanit. L'une considre l'homme avant comme tout comme n pour l'action, et comme influenc dans ses estimations par le got et le sentiment; poursuivant un objet et vitant un autre, selon la valeur que ces objets semblent possder, et selon le jour sous lequel ils se prsentent. Comme la vertu, parmi les objets, est reconnue pour tre la plus prcieuse, les philosophes de cette sorte la dpeignent sous les plus aimables couleurs, empruntant tous les secours de la posie et de l'loquence, et traitant leur sujet d'une faon facile et claire, et la plus susceptible de contenter l'imagination et de gagner le cur. Ils choisissent dans la vie de tous les jours ce qu'ils peuvent observer de plus frappant. Mettant les caractres opposs dans un contraste appropri, et, nous attirant dans les sentiers de la vertu par la perspective de la gloire et du bonheur, ils dirigent nos pas dans ces sentiers par les prceptes les plus sains et les exemples les plus illustres. Ils nous font sentir la diffrence entre le vice et la vertu. Ils provoquent et rglent nos sentiments; et s'ils peuvent orienter nos curs vers l'amour de la probit et

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le vritable honneur, ils pensent avoir atteint pleinement la fin de tous leurs efforts. Les philosophes de l'autre sorte considrent l'homme plus comme un tre raisonnable que comme un tre actif et cherchent plutt former son entendement que de cultiver ses murs. Ils regardent la nature humaine comme un sujet de spculation, la considrent avec rigueur et minutie, de faon y trouver ces principes qui rglent notre entendement, provoquent nos sentiments, et nous font approuver ou blmer telle chose particulire, telle action ou tel comportement. A ce sujet, ils reprochent tous ceux qui ont crit, que la philosophie n'ait pas encore fix, dpassant toute controverse, le fondement de la morale, du raisonnement et de la critique artistique, et qu'elle parle toujours de vrit et de fausset, de vice et de vertu, de beaut et de laideur, sans tre capable de dterminer l'origine de ces distinctions. Tandis qu'ils tentent cette tche ardue, ces philosophes ne se laissent dtourner par aucune difficult; mais passant des cas particuliers aux principes gnraux, ils poussent encore leurs recherches des principes plus gnraux et ils ne connaissent aucun repos, aucune satisfaction, tant qu'ils n'atteignent pas ces principes premiers qui doivent, en chaque science, mettre un terme la curiosit humaine. Alors que leurs spculations semblent abstraites, et mme inintelligibles, aux lecteurs ordinaires, ils visent l'approbation des savants et des sages; et ils s'estiment suffisamment ddommags du labeur de leur vie entire, s'ils peuvent dcouvrir quelques vrits caches qui puissent contribuer l'instruction de la postrit. Il est certain que la plupart des hommes prfreront toujours la philosophie facile et claire la philosophie rigoureuse et abstruse et que nombreux sont ceux qui la conseilleront, pas seulement parce qu'elle est plus agrable, mais parce qu'elle est plus utile que l'autre. Elle s'engage dans la vie courante, forme le cur et les affections, et, mettant en branle les principes qui font agir les hommes, elle rforme leur conduite et les rapproche du modle de perfection qu'elle dpeint. Au contraire, la philosophie abstruse, tant fonde sur une tournure d'esprit qui ne peut entrer jusqu'aux occupations et actions des hommes, s'vanouit quand le philosophe quitte l'ombre et se montre en pleine lumire. Ses principes ne peuvent pas non plus facilement garder quelque influence sur notre conduite et notre comportement. Les sentiments de notre cur, l'agitation de nos passions, la vhmence de nos affections, dissipent toutes les conclusions de cette philosophie, et rduisent le philosophe profond n'tre qu'un homme du commun. Il faut aussi avouer que la plus durable, ainsi que la plus juste renomme a t acquise par la philosophie facile, et que les raisonneurs abstraits semblent jusqu'ici avoir seulement joui d'une rputation momentane, due au caprice ou l'ignorance de leur propre poque, rputation qu'ils n'ont pas t capables de maintenir auprs d'une postrit jugeant avec plus d'quit. Il est facile un

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philosophe profond de commettre une erreur dans ses raisonnements subtils, et une erreur est le ncessaire parent d'une autre erreur, et alors il la tire jusqu' ses consquences sans tre dtourn d'adopter une conclusion d'apparence inhabituelle ou qui contredit l'opinion populaire. Mais un philosophe qui se propose seulement de reprsenter le sens commun de l'humanit, sous les plus belles et les plus engageantes couleurs, s'il tombe par accident dans l'erreur, ne va pas plus loin; mais faisant de nouveau appel au sens commun et aux sentiments naturels de l'esprit, il revient dans le droit chemin et il se garantit des dangereuses illusions. La renomme de CICRON fleurit prsent, alors que celle d'ARISTOTE est en plein dclin. LA BRUYRE traverse les mers et maintient encore sa rputation, mais la gloire de MALEBRANCHE est confine sa seule nation et sa seule poque. Et ADDISON, peut-tre, sera lu avec plaisir, quand LOCKE sera entirement oubli 1. Le pur philosophe est un personnage qui, le plus souvent, n'est pas considr comme une relation mondaine possible, car on suppose qu'il ne contribue en rien au profit et au plaisir de la socit, vivant l'cart de toute communication avec l'humanit, entirement absorb par des principes et des notions galement loigns de la comprhension des hommes. D'autre part, le pur ignorant est encore plus mpris, et rien n'est, pense-t-on, un signe plus sr d'un esprit sans noblesse, cette poque et dans cette nation o fleurissent les sciences, que d'tre entirement dpourvu de got pour ces nobles divertissements. Le type d'homme le plus parfait, suppose-t-on, se trouve entre ces extrmes. Ce type d'homme conserve une gale aptitude et un got gal pour les livres, la socit des hommes et les affaires, gardant dans la conversation ce discernement et cette dlicatesse que procure la culture des lettres, et, dans les affaires, cette probit et cette rigueur qui sont les rsultats naturels d'une juste philosophie. Afin de diffuser et de cultiver ce type de caractre aussi accompli, rien ne peut tre plus utile que des crits d'une manire et d'un style faciles, qui ne s'cartent pas trop de la vie, qui n'exigent pas une profonde application ou un isolement pour tre compris, et qui renvoient celui qui tudie au milieu des hommes, plein de nobles sentiments et de sages prceptes applicables aux circonstances de la vie humaine. Par de tels crits, la vertu devient aimable, la science agrable, la compagnie des hommes instructive et la retraite divertissante. L'homme est un tre raisonnable, et comme tel, il reoit de la science de quoi le nourrir et l'alimenter en propre. Mais les bornes de l'entendement humain sont si troites qu'on ne peut esprer que peu de satisfaction dans ce domaine, aussi bien pour l'tendue des certitudes que pour le nombre des1

L'intention n'est pas ici d'enlever quelque chose au mrite de M. LOCKE, qui est rellement un grand philosophe raisonnant avec justesse et modestie. On veut seulement montrer le sort habituel d'une philosophie abstraite de ce type. (note figurant dans les deux premires ditions). (NdT).

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connaissances acquises. L'homme n'est pas moins sociable que raisonnable. Mais il n'a pas toujours la possibilit de jouir d'une compagnie agrable et amusante ou de garder le got requis pour cette compagnie. L'homme est aussi un tre actif, et cause de cette disposition, et par les diverses ncessits de la vie humaine, il est astreint aux affaires et au travail. Mais l'esprit exige quelque dtente et ne peut pas toujours supporter sa propre tendance se proccuper et agir. Il semble donc que la nature ait indiqu un genre de vie mixte comme la plus approprie l'espce humaine, et ait secrtement averti les hommes de ne permettre aucune de ces tendances de les tirer par trop elles, et ainsi de les rendre incapables d'autres occupations et divertissements. Abandonnez-vous votre passion pour la science, dit la nature, mais faites que votre science soit humaine et qu'elle puisse avoir un rapport direct avec l'action et la socit. La pense abstruse et les profondes recherches, je les interdis, et je les punirai avec svrit, par la mlancolie pensive qu'elles font natre, par l'incertitude sans fin dans laquelle elles vous emprisonnent, et par l'accueil froid que rencontreront vos prtendues dcouvertes ds qu'elles seront divulgues. Soyez philosophe, mais au sein de votre philosophie, restez un homme. Si la plupart des hommes se contentaient de prfrer la philosophie facile la philosophie abstraite et profonde, sans jeter de blme et de mpris sur cette dernire, il conviendrait peut-tre de se conformer cette opinion gnrale, et de permettre chaque homme, sans opposition, de trouver bons son propre got et son propre sentiment. Mais la chose va souvent plus loin, jusqu'au refus total de tous les raisonnements profonds, bref de ce que l'on appelle couramment la mtaphysique. Nous allons maintenant envisager ce qui pourrait tre plaid en sa faveur. Nous pouvons commencer par observer qu'un avantage considrable rsultant de la philosophie rigoureuse et abstraite est son utilit pour la philosophie facile et humaine qui, sans elle, ne peut jamais atteindre un degr suffisant d'exactitude dans ses opinions, ses prceptes ou ses raisonnements. La littrature cultive n'est faite que de reprsentations de la vie humaine dans ses diverses attitudes et situations, et elle nous inspire diffrents sentiments, de louange ou de blme, d'admiration ou de moquerie, selon les qualits de l'objet qu'elle nous montre. Est ncessairement plus qualifi pour russir dans cette entreprise l'auteur qui, outre un got dlicat et une vive comprhension, possde une connaissance rigoureuse de l'organisation interne, des oprations de l'entendement, du jeu des passions, et des diverses sortes de sentiments qui diffrencient le vice de la vertu. Quelque pnible que puisse paratre cette recherche, cette enqute intrieure, elle devient, dans une certaine mesure, indispensable ceux qui voudraient dcrire avec succs les apparences visibles et extrieures de la vie et des coutumes. L'anatomiste prsente notre regard les objets les plus hideux et les plus dsagrables, mais sa science est utile au peintre, mme pour dessiner une VENUS ou une HELENE. Alors que

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ce peintre emploie toutes les plus riches couleurs de son art, et donne ses reprsentations les airs les plus gracieux et les plus attrayants, il doit de plus porter son attention la structure interne du corps humain, la position des muscles, l'organisation osseuse, la fonction et la forme de chaque partie ou de chaque organe. La rigueur est, dans tous les cas, profitable la beaut, la justesse du raisonnement et la dlicatesse du sentiment. Il serait vain de porter aux nues l'une en dnigrant l'autre. En outre, nous pouvons observer dans toutes les professions et dans tous les arts, mme ceux qui se rapportent le plus la vie ou l'action, que l'esprit d'exactitude, quel que soit le degr auquel on le possde, les porte tous plus prs de leur perfection, et les rend plus propres servir les intrts de la socit. Et bien qu'un philosophe puisse vivre l'cart des affaires, l'esprit de la philosophie, s'il est cultiv avec soin par plusieurs, doit, par degrs, se rpandre travers toute la socit, et donner une mme exactitude tous les arts et tous les mtiers. L'homme politique deviendra plus prvoyant et plus subtil dans la division et l'quilibre du pouvoir; l'homme de loi raisonnera avec plus de mthode et avec des principes plus fins; et le gnral mettra plus de rgularit dans sa discipline et plus de circonspection dans ses plans et dans ses oprations. La stabilit des gouvernements modernes, suprieure celle des anciens, et la rigueur de la philosophie moderne se sont perfectionnes, et probablement se perfectionneront encore, selon une commune marche graduelle. Quand bien mme on ne pourrait recueillir comme avantage de ces tudes, que le contentement d'une simple curiosit, il ne faut cependant pas le ddaigner car c'est l un accs ces quelques rares plaisirs srs et inoffensifs qui sont donns l'espce humaine. Le chemin le plus doux et le plus innocent que nous puissions emprunter dans la vie nous conduit travers les avenues de la science et de l'tude; et quiconque a la capacit d'carter les obstacles ou d'ouvrir un nouvel horizon, il faut, jusqu' preuve du contraire, le tenir pour un bienfaiteur de l'humanit. Et bien que ces recherches puissent paratre pnibles et fatigantes, il en est de certains esprits comme de certains corps qui, d'une sant vigoureuse et florissante, exigent de svres exercices tout en en tirant du plaisir, exercice qui passe aux yeux de la plupart des hommes pour un fardeau et un dur labeur. L'obscurit est en effet pnible l'esprit humain comme aux yeux, mais faire natre la lumire de l'obscurit, quelle que soit la tche entreprise, cela ne peut tre que dlicieux et rjouissant. Mais cette obscurit, dans la philosophie profonde et abstraite, objecte-ton, est non seulement pnible et fatigante, mais est encore une source invitable d'incertitudes et d'erreurs. L est l'objection la plus juste et la plus plausible contre une partie considrable de la mtaphysique. Elle n'est pas, selon cette objection, une vritable science, mais provient soit des efforts striles de la vanit humaine qui voudrait aller jusqu' saisir des sujets abso-

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lument inaccessibles l'entendement, soit de la ruse des superstitions populaires qui, incapables de se dfendre sur un terrain loyal, dressent des taillis inextricables pour couvrir et protger leur faiblesse. Chasss du terrain dcouvert, ces bandits s'enfuient dans la fort, et se tiennent prts s'introduire par effraction dans toute avenue de l'esprit non garde, pour l'accabler de craintes et de prjugs religieux. Le plus vigoureux combattant, s'il relche sa garde un moment, est cras. Et beaucoup, par lchet et par folie, ouvrent les portes aux ennemis, et les reoivent de bon gr, avec respect et soumission, comme leurs souverains de droit. Mais est-ce une raison suffisante pour que les philosophes renoncent de telles recherches et laissent la superstition tranquille, matresse de son repre? N'est-ce pas l'occasion de tirer une conclusion oppose, et de prendre conscience de la ncessit de porter la guerre au sein des plus secrets refuges de l'ennemi? C'est en vain que nous esprons que l'homme, par des frquentes dceptions, abandonne enfin des sciences si vaines , et dcouvre le domaine propre de la raison humaine. Car, outre que de nombreuses personnes trouvent un intrt trop vident revenir sur de tels sujets, outre cela, dis-je, le motif du dsespoir aveugle ne peut jamais raisonnablement avoir sa place dans les sciences, et mme si nos prcdents essais ne se sont pas rvls des russites, il y a encore lieu d'esprer que le travail, la chance ou la sagesse croissante des gnrations successives pourront aller jusqu' faire des dcouvertes inconnues des ges prcdents. Tout esprit audacieux s'lancera toujours vers cette difficile victoire et se trouvera stimul, plutt que dcourag par les checs de ses prdcesseurs, tant qu'il esprera que la gloire d'achever une si difficile entreprise lui est rserve lui seul. La seule mthode pour librer ds maintenant la connaissance de ces questions abstruses est d'enquter srieusement sur la nature d'entendement humain et de montrer, par une exacte analyse de ses pouvoirs et de sa capacit, qu'il n'est en aucune faon apte traiter des sujets si abstrus et tellement hors de sa porte. Nous devons nous plier cette corve afin de vivre ensuite l'esprit tranquille et nous devons cultiver avec soin la vraie mtaphysique pour dtruire la mtaphysique fausse et illgitime. L'indolence, qui offre certains une sauvegarde contre cette philosophie trompeuse, est, chez d'autres, surpasse par la curiosit; et le dsespoir, qui prvaut certains moments, peut par la suite laisser place aux espoirs et aux attentes les plus optimistes. Le raisonnement rigoureux et juste est le seul remde universel convenant toutes les personnes et tous les caractres, et est seul capable de renverser la philosophie abstruse et le jargon mtaphysique qui, mls la superstition populaire, rendent en quelque sorte cette philosophie impntrable aux raisonneurs ngligents et lui donnent l'apparence de la science et de la sagesse. En plus de l'avantage qu'il y a rejeter, aprs enqute en ce sens, la part du savoir la plus incertaine et la plus dsagrable, de nombreux avantages positifs rsultent de cet examen rigoureux des pouvoirs et des facults de la nature

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humaine. Il est remarquable de constater que les oprations de l'esprit, bien qu'elles nous soient le plus intimement prsentes, semblent enveloppes d'obscurit ds qu'elles deviennent un objet de rflexion; et lil ne trouve pas aisment ces bornes et ces frontires qui les sparent et les diffrencient. Ces objets sont trop subtils pour rester longtemps dans la mme apparence et dans le mme tat, et ils doivent tre saisis en un instant, grce une clairvoyance de haut niveau, aptitude naturelle perfectionne par l'habitude et la rflexion. Cela devient donc une part considrable de la science que de simplement connatre les diffrentes oprations de l'esprit, de les sparer les unes des autres, de les classer dans la rubrique qui leur convient, et de corriger tout cet apparent dsordre dans lequel elles se trouvent enveloppes quand on en fait l'objet de la rflexion et de l'enqute. Ce travail de mise en ordre et de diffrenciation, qui n'a pas de mrite quand il est accompli sur les corps extrieurs, les objets de nos sens, prend de la valeur quand il est dirig vers les oprations de l'esprit, en proportion de la difficult et de l'effort rencontrs dans l'accomplissement de cette tche. Et si nous ne pouvons pas aller plus loin que cette gographie mentale, cette dlimitation des diffrentes parties et des diffrents pouvoirs de l'esprit, c'est du moins une satisfaction d'aller aussi loin; et plus cette science paratra vidente (et elle ne l'est en aucune faon), plus on devra juger mprisables ceux qui l'ignorent, s'ils ont la prtention d'tudier et de faire de la philosophie. On ne peut, ce sujet, continuer souponner cette science d'tre incertaine et chimrique, moins d'admettre un scepticisme tel qu'il dtruirait entirement toute spculation, et mme toute action. Il est indubitable que l'esprit est dou d'un certain nombre de pouvoirs et de facults, que ces pouvoirs sont distincts les uns des autres, que ce qui se rvle rellement distinct la perception immdiate peut tre distingu par la rflexion. Par consquent, il est indubitable qu'il y a une vrit et une fausset pour toutes les propositions sur ce sujet, et une vrit et une fausset qui ne se trouvent pas au-del de la porte de l'entendement humain. Il y a de nombreuses distinctions videntes de ce type, comme celles de la volont et de l'entendement, de l'imagination et des passions, qui tombent sous la comprhension de tout tre humain; et les plus subtiles et les plus philosophiques distinctions ne sont pas moins relles et certaines, bien qu'il soit plus difficile de les comprendre. Quelques exemples de succs dans ces enqutes, en particulier des exemples rcents, peuvent donner une juste notion de la certitude et de la solidit de cette branche du savoir. Allons-nous reconnatre la valeur du travail d'un philosophe qui offre un systme exact des plantes et qui rgle la position et l'ordre de ces corps lointains, et en mme temps affecter de ne pas voir ceux qui, avec tant de succs, dessinent les parties de l'esprit, donc ce qui nous touche le plus intimement 1.1La

facult qui nous permet de distinguer le vrai du faux a souvent t confondue avec la facult de percevoir le vice et la vertu, et on a suppos que la morale tait construite sur des relations ternelles et immuables qui, tout esprit intelligent, semblaient aussi

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Mais ne sommes-nous pas en droit d'esprer que la philosophie, cultive avec soin, et encourage par l'attention du public, puisse porter ses recherches encore plus loin, et dcouvrir, du moins quelque degr, les mobiles et les principes secrets qui mettent en mouvement les oprations de l'esprit humain. Les astronomes se sont longtemps contents, partir des phnomnes, d'tablir les vritables mouvements, l'ordre et la grandeur des corps clestes, jusqu' ce qu'un philosophe, enfin, part qui, par le plus heureux des raisonnements, a de plus dtermin les lois et les forces qui gouvernent et dirigent les rvolutions des plantes. On a accompli de telles choses pour d'autres parties de la nature. Il n'y a pas de raison de dsesprer d'un gal succs dans nos enqutes sur les pouvoirs et l'organisation de l'esprit si elles sont menes avec autant de comptence et de circonspection. Il est probable qu'une opration et un principe de l'esprit dpendent d'autres oprations et principes qui, euxmmes, trouvent leur solution dans un principe plus gnral et plus universel. Jusqu'o est-il possible de mener ces recherches, il nous est difficile de le dterminer exactement, avant, et mme aprs les avoir tentes. Certes, des tentatives de cette sorte sont faites chaque jour, mme par ceux qui philosophent avec le plus de ngligence. Rien n'est plus indispensable que de s'engager dans cette entreprise avec une attention et un soin minutieux, afin que, si elle se situe dans les bornes de l'entendement humain, elle puisse au moins tre acheve avec bonheur et que, si ce n'est pas le cas, elle puisse tre abandonne avec confiance et scurit. Cet abandon n'est certainement pas souhaitable et il ne faut pas faire ce choix la lgre car, dans cette hypothse, de combien devons-nous diminuer la beaut et la valeur de cette sorte deinvariables que toute proposition sur la quantit et le nombre. Mais, rcemment, un philosophe (M. Hutcheson) nous a enseign, par des arguments persuasifs, que la morale n'est rien dans la nature abstraite des choses mais est entirement relative au sentiment ou got mental de chaque individu, tout comme les distinctions du doux et de l'amer, du chaud et du froid viennent de la sensation particulire de chaque sens et de chaque organe. Les perceptions morales ne doivent donc pas tre classes avec les oprations de l'entendement mais avec les gots ou sentiments. Les philosophes ont pris l'habitude de diviser toutes les passions de l'esprit en deux classes, les passions gostes et les passions bienveillantes et de les supposer places en constance opposition et contrarit. On ne pensait pas que ces dernires pouvaient atteindre leur objet propre, sinon au dpens des premires. Parmi les passions gostes, on comptait l'avarice, l'ambition, le dsir de vengeance, et parmi les passions bienveillantes, l'affection naturelle, l'amiti et l'esprit public. Les philosophes peuvent dsormais percevoir l'improprit de cette division (voir les sermons de Butler). Il a t prouv, hors de toute contestation, que mme les passions communment juges gostes font sortir de l'ego quand elles atteignent personnellement leur objet; que, mme si ces passions nous donnent du plaisir, la perspective de ce plaisir, pourtant, n'est pas la cause de la passion mais, au contraire, que la passion prcde le plaisir et, que sans la premire, la seconde n'aurait jamais pu exister. Le cas, a-t-on aussi prouv, est le mme avec les passions appeles bienveillantes: l'homme ne sert pas plus son intrt quand il cherche sa propre gloire que quand le bonheur de son ami est l'objet de ses voeux. Il n'est pas plus dsintress quand il sacrifie son bien-tre et sa tranquillit que quand il travaille satisfaire son avarice ou son ambition. C'est donc l une mise au point considrable sur les frontires des passions, qui ont t confondues parce que les philosophes prcdents taient ngligents et manquaient de rigueur. Ces deux exemples peuvent suffire nous montrer la nature et l'importance de cette sorte de philosophie.(Note figurant dans les deux premires ditions- NdT)

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philosophie. Les moralistes ont eu jusqu'ici l'habitude, quand ils considraient le trs grand nombre et la diversit de ces actions qui provoquent notre approbation ou notre aversion, de chercher un principe commun dont cette varit de sentiments pouvait dpendre. Et bien qu'ils aient parfois exagr, cause de leur passion pour cette recherche d'un principe gnral, il faut pourtant avouer qu'ils sont excusables de compter trouver des principes gnraux auxquels les vices et les vertus seraient rductibles. Les spcialistes de l'esthtique, les logiciens et mme les crivains politiques ont fait la mme tentative, sans que ce ft un total chec; et il se peut mme qu'avec plus de temps, une plus grande rigueur, et avec une plus ardente assiduit, ils mnent ces sciences encore plus prs de leur perfection. Le rejet dfinitif de toutes les prtentions de ce type peut tre jug, c'est certain, plus lger, plus prcipit et plus dogmatique que la philosophie la plus premptoire et la plus impudente qui ait jamais tent d'imposer d'une manire brutale ses commandements et ses principes au genre humain. Mais qu'importe que ces raisonnements sur la nature humaine puissent paratre abstraits et de comprhension difficile? Cela ne nous autorise pas prsumer de leur fausset. Au contraire, il semble impossible que ce qui a jusqu'ici chapp tant de philosophes profonds et sages puisse tre clair et trs facile. Quelques peines que ces efforts puissent nous coter, nous pouvons nous estimer rcompenss, non en profit mais en plaisir, si, de cette faon, nous pouvons ajouter quelque chose la rserve de nos connaissances sur des sujets d'une importance telle que je ne saurais dire. Mais, comme aprs tout, le caractre abstrait de ces spculations n'est pas une recommandation mais plutt un dsavantage, et comme cette difficult peut peut-tre tre surmonte avec du soin et de l'art, et par le sacrifice des dtails superflus, nous avons, dans l'enqute qui suit, tent de jeter quelque lumire sur ces sujets dont l'incertitude a jusqu'ici rebut les sages et l'obscurit rebut les ignorants. Heureux si nous pouvons abaisser les frontires entre les diffrentes sortes de philosophies en rconciliant la profondeur d'enqute avec la clart, et la vrit avec la nouveaut! Et encore plus heureux si, raisonnant de cette manire facile, nous pouvons miner les fondements d'une philosophie abstruse qui semble jusqu'ici avoir seulement servi de refuge la superstition et de couverture l'absurdit et l'erreur.

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Section 2De l'origine des ides

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Chacun accordera facilement qu'il y a une diffrence considrable entre les perceptions de l'esprit, quand on ressent la douleur d'une chaleur excessive ou le plaisir d'une chaleur modre, et quand, ensuite, on rappelle sa mmoire cette sensation, ou quand on l'anticipe par son imagination. Ces facults, mmoire et imagination, peuvent imiter ou copier les perceptions des sens, mais elles ne peuvent jamais entirement atteindre la force et la vivacit du sentiment primitif. Le plus que nous en puissions dire, mme quand elles oprent avec la plus grande force, c'est qu'elles reprsentent leur objet d'une manire si vivante que nous pouvons presque dire que nous le sentons ou le voyons; mais, sauf si l'esprit est drang par la maladie ou la folie, ces facults ne peuvent jamais atteindre un degr de vivacit susceptible de rendre ces perceptions entirement indiscernables. Toutes les couleurs de la posie, pourtant splendides, ne peuvent jamais peindre les objets naturels d'une manire telle qu'elles fassent prendre la description pour le paysage rel. La pense la plus vivante est encore infrieure la sensation la plus faible. Nous pouvons observer qu'une distinction semblable se retrouve dans les autres perceptions de l'esprit. Dans un accs de colre, on est pouss un comportement diffrent de celui que l'on a quand on pense seulement cette motion. Si vous me dites que quelqu'un est amoureux, je comprends facilement ce que vous voulez dire et j'imagine trs bien dans quel tat est cette personne; mais jamais je ne pourrai confondre ce que j'imagine avec les

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troubles et les drangements occasionns par cette passion. Quand nous rflchissons nos affections et sentiments passs, notre pense est un miroir fidle et elle copie ses objets avec vrit; mais les couleurs qu'elle emploie sont faibles et ternes, en comparaison de celles dont les perceptions primitives taient revtues. On n'a pas besoin d'un discernement subtil ou d'un esprit mtaphysique pour reprer la diffrence entre ces perceptions. Par consquent, nous pouvons ici diviser toutes les perceptions de l'esprit en deux classes ou espces, qui seront distingues par les diffrents degrs de force et de vivacit. Les perceptions les moins fortes, les moins vives sont communment appeles PENSES ou IDES. Celles de l'autre classe n'a pas de nom dans notre langue, ni dans la plupart des autres langues, et je suppose que ce dfaut s'explique par l'inutilit, sinon des fins philosophiques, de placer ces perceptions sous une appellation ou un terme gnral. Usons donc de quelque libert et appelons-les IMPRESSIONS, en employant ce mot dans un sens quelque peu diffrent du sens habituel. Par les terme IMPRESSIONS, donc, j'entends toutes nos plus vives perceptions, quand nous entendons, voyons, sentons, aimons, hassons, dsirons ou voulons. Et les impressions sont distingues des ides, qui sont les perceptions les moins vives dont nous sommes conscients quand nous rflchissons l'une des sensations o l'un des mouvements dont nous venons de parler. Rien, premire vue, ne peut sembler plus affranchi de toute limite que la pense humaine, qui non seulement chappe toute autorit et tout pouvoir humains, mais encore n'est pas prisonnire des bornes de la nature et de la ralit. Construire des monstres et unir des formes et des apparences normalement sans rapports ne cote pas l'imagination plus de peine que de concevoir les objets les plus naturels et les plus familiers. Et alors que le corps est resserr une seule plante sur laquelle il se trane avec peine et difficult, la pense peut en un instant nous transporter vers les rgions les plus loignes de l'univers, ou mme au-del de l'univers, dans le chaos illimit, o l'on suppose que la nature se trouve en totale confusion. Ce qui n'a jamais t vu ou entendu est pourtant concevable, et il n'y a rien qui dpasse le pouvoir de la pense, sinon ce qui implique une contradiction absolue. Mais, bien que notre pense semble possder une libert illimite, nous trouverons, en l'examinant de plus prs, qu'elle est en ralit resserre en de trs troites limites, et que tout le pouvoir de cration de l'esprit se ramne rien de plus que la facult de mler, transposer, accrotre ou diminuer les matriaux que nous offrent les sens et l'exprience. Quand nous pensons une montagne d'or, nous ne faisons qu'unir deux ides compatibles, celle d'or et celle de montagne, qui nous sont dj connues. Nous pouvons concevoir un cheval vertueux parce que nous pouvons concevoir la vertu d'aprs notre propre exprience interne, et nous pouvons l'unir l'aspect et la forme d'un cheval, qui nous est un animal familier. En un mot, tous les matriaux de la

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pense viennent ou du sens interne ou des sens externes. Leur mlange et leur composition seuls tirent leur origine de l'esprit et de la volont; ou, pour m'exprimer dans un langage philosophique, toutes nos ides ou plus faibles perceptions sont des copies des impressions ou plus vives perceptions. Pour le prouver, les deux arguments suivants seront, je l'espre, suffisants. Premirement, quand nous analysons nos penses ou ides, quelque composes ou sublimes qu'elles soient, nous trouverons toujours qu'elles se dcomposent en ides simples du genre de celles qui ont t les copies de sensations ou de sentiments. Mme les ides qui, au premier regard, semblent les plus loignes de cette origine, se rvlent, aprs un examen minutieux plus serr, venir de la mme source. L'ide de Dieu, entendu comme un tre infiniment intelligent, infiniment sage et infiniment bon, provient d'une rflexion sur les oprations de notre propre esprit, en accroissant sans limites ces qualits de bont et de sagesse. Nous pouvons poursuivre cette enqute aussi loin qu'il nous plaira, nous trouverons toujours que chaque ide examine est la copie d'une impression semblable. Ceux qui prtendraient que cette affirmation n'est ni universellement vraie ni sans exception, n'ont qu'une seule mthode, et une mthode aise, pour la rfuter : produire l'ide qui, selon leur opinion, n'est pas drive de cette source. Il nous incombera ensuite, si nous voulons maintenir notre doctrine, de produire l'impression ou perception vive qui lui correspond. Deuximement, s'il arrive, par le dfaut d'un organe, qu'un homme soit ferm une espce de sensations, nous trouverons toujours qu'il est ferm de mme faon aux ides correspondantes. Un aveugle ne peut former aucune ide des couleurs, un sourd aucune ide des sons. Restituez l'un et l'autre le sens qui leur manque. En ouvrant cette porte d'entre leurs sensations, vous ouvrez aussi la porte aux ides, et ils ne trouveront aucun difficult concevoir ces objets. Le cas est le mme si l'objet susceptible d'exciter une sensation n'a jamais t prsent l'organe. Un LAPON ou un NGRE n'a aucune ide du got du vin. Bien qu'il y ait peu ou qu'il n'y ait pas d'exemples d'un semblable dficit, par lequel un homme n'a jamais vcu un sentiment ou une passion appartenant son espce, ou en est totalement incapable, nous pouvons faire la mme observation, quoiqu' un degr moindre. Un homme de manires douces ne peut se former l'ide d'un dsir d'une vengeance et d'une cruaut acharnes, pas plus qu'un cur goste ne conoit facilement les sommets de l'amiti et de la gnrosit. On admet volontiers que d'autres tres peuvent possder de nombreux sens dont nous ne pouvons avoir aucune ide, parce que les ides de ses sens n'ont jamais t introduites en nous par la seule faon dont une ide peut avoir accs l'esprit, savoir, dans les faits, par la sensation et le sentiment. Il y a cependant un phnomne qui contredit notre thse et qui peut prouver qu'il n'est pas absolument impossible aux ides de natre indpen-

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damment de leurs impressions correspondantes. On conviendra aisment que les diverses ides distinctes de couleurs, qui entrent par la vue, et celles des sons, qui transitent par l'oue, sont rellement diffrentes les unes des autres, bien qu'en mme temps elles se ressemblent. Si c'est vrai des diffrentes couleurs, ce n'est pas moins vrai des diffrentes nuances de couleurs, et chaque nuance produit une ide distincte, indpendante des autres. Car, si on le nie, il est possible, par une gradation continue des nuances, d'amener une couleur jusqu' celle qui en est la plus loigne. Et si vous n'admettez pas que les nuances intermdiaires sont diffrentes, vous ne pouvez pas, sans absurdit, nier l'identit des extrmes. Supposons donc un homme qui ait joui de la vue pendant trente ans et qui soit devenu parfaitement familier de couleurs de toutes sortes, sauf d'une nuance particulire de bleu, par exemple, qu'il n'a pas eu l'occasion de rencontrer. Plaons devant lui toutes les diverses nuances de cette couleur, l'exception de cette nuance inconnue, dans une gradation descendante de la plus fonce la plus claire. Il est vident qu'il percevra un vide l o la nuance de couleur doit se trouver, et il sera sensible au fait qu'il se trouve une plus grande distance entre les deux couleurs contigus qu'entre les autres couleurs. Je pose cette question : cette personne, par sa seule imagination, sera-t-elle capable de suppler ce manque, et de produire par ellemme l'ide de cette nuance particulire, bien qu'elle ne lui soit jamais parvenue par ses yeux? Je crois que peu nombreux sont ceux qui penseront qu'il ne le peut pas. Et cela peut servir de preuve que les ides simples ne sont pas toujours, dans tous les cas, drives des impressions correspondantes. Cependant ce cas est si rare qu'il est peine digne de retenir notre attention, et il ne mrite pas, par lui seul, que nous modifiions notre maxime gnrale. Voici donc une proposition qui, non seulement, semble, en elle-mme, simple et intelligible, mais qui, si elle est utilise correctement, pourrait rendre tous les dbats galement intelligibles, et permettre de bannir tout ce jargon qui a pris pendant tant de temps possession des raisonnements mtaphysiques et les a discrdits. Toutes les ides, spcialement les ides abstraites, sont par nature vagues et obscures : l'esprit n'a que peu de prises sur elles. Elles sont telles que l'on peut les confondre avec d'autres ides ressemblantes. Quand nous avons souvent employ un terme, sans lui donner cependant un sens distinct, nous sommes enclins penser qu'une ide dtermine lui est attache. Au contraire, toutes les impressions, c'est--dire toutes les sensations, aussi bien des sens externes que du sens interne, sont fortes et vives. Les limites qui les sparent sont plus exactement dtermines. En ce qui les concerne, il n'est pas ais de se tromper ou de se mprendre. Quand nous nourrissons le soupon qu'un terme philosophique soit employ sans sens ou sans ide (comme c'est trop frquent), nous devons rechercher de quelle impression cette prtendue ide drive, et s'il est impossible d'en assigner une, notre soupon sera par l confirm. En menant les ides sous un jour aussi clair,

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nous pouvons raisonnablement esprer carter tous les dbats qui peuvent natre au sujet de leur nature et de leur ralit 1.

1Il est probable que ceux qui refusaient les ides innes voulaient tout simplement dire par l que toutes nos ides sont les copies de nos impressions, bien qu'il faille avouer que les termes qu'ils employaient n'taient pas choisis avec assez de prcaution et n'taient pas assez exactement dfinis pour prvenir toutes les mauvaises interprtations de leur doctrine. Mais qu'entend-on par inn? Si inn quivaut naturel, alors on peut admettre que toutes les perceptions et ides de l'esprit sont innes ou naturelles, quel que soit le sens que l'on donne ce dernier mot, qu'on l'oppose ce qui est rare, artificiel ou miraculeux. Si par inn, on entend ce qui est contemporain de la naissance, le dbat semble frivole. Chercher quand commence la pense, c'est si avant, aprs, ou au moment de la naissance, n'a aucun intrt. En outre, le mot ide semble le plus souvent pris par LOCKE et les autres philosophes dans un sens trs vague, comme signifiant toutes nos perceptions, nos sentiments et nos passions, aussi bien que nos penses. En de dernier sens, j'aimerais savoir ce que l'on veut dire en affirmant que l'amour de soi, le dsir de se venger des injures, ou la passion entre les sexes ne sont pas inns. Mais en acceptant le sens expliqu ci-dessus des mots impressions et ides et en entendant par inn ce qui est primitif et n'est la copie d'aucune perception prcdente, nous pouvons alors affirmer que toutes nos impressions sont innes, que toutes nos ides sont innes. Pour tre franc, je dois reconnatre que mon opinion est que LOCKE, sur cette question, a t entran sur une mauvaise pente par les gens d'cole qui, utilisant des termes sans les dfinir, ont donn leurs dbats une longueur fastidieuse, sans jamais aborder le vritable problme. Une mme ambigut, des mmes circonlocutions semblent traverser tous les raisonnements de ce philosophe, sur cette question et sur la plupart des autres sujets.

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Section 3De l'association des ides

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Il est vident qu'il y a un principe de connexion entre les diffrentes penses ou ides de l'esprit et que, dans leur faon d'apparatre la mmoire et l'imagination, ces penses s'introduisent les unes les autres avec un certain degr de mthode et de rgularit. Dans nos penses et nos conversations les plus srieuses, on peut le remarquer un point tel que toute pense particulire qui rompt le cours rgulier et l'enchanement des ides est immdiatement remarque et rejete. Et mme dans nos rveries les plus folles et les plus dlirantes, et pour mieux dire dans tous nos rves, nous trouverons, y rflchir, que l'imagination ne court pas entirement l'aventure, mais qu'il y a toujours une connexion qui se maintient entre les diffrentes ides qui se succdent. Si l'on transcrivait la conversation la plus dcousue et la plus libre, on observerait que quelque chose, par des transitions, en fait un ensemble suivi. Et l o ce principe de liaison fait dfaut, la personne qui a rompu le fil du discours pourrait encore vous informer qu'elle a secrtement droul dans son esprit une suite de penses qui l'a peu peu cart du sujet de la conversation. Dans les diffrentes langues, mme quand on ne peut suspecter la moindre liaison, la moindre communication, on trouve entre les mots qui expriment les ides les plus complexes une correspondance troite : preuve que les ides simples comprises dans les ides complexes sont lies entre elles par quelque principe universel qui a eu une gale influence sur tous les hommes.

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Bien que cette connexion des diffrentes ides soit trop vidente pour chapper l'observation, je ne trouve pas de philosophe qui ait tent d'numrer ou de classer tous les principes d'association, sujet qui, pourtant, mrite notre curiosit. Il est selon moi visible qu'il y a seulement trois principes de connexion entre les ides, savoir la relation de ressemblance, la relation de contigut dans le temps et dans l'espace et la relation de cause effet. Que ces principes servent relier les ides, on ne le mettra pas en doute, je crois. Un tableau conduit naturellement nos penses l'original 1. Le fait de parler d'une pice dans un logement amne naturellement se renseigner ou s'entretenir des autres pices 2; et si nous pensons une blessure, nous pouvons peine nous empcher de rflchir la douleur qu'elle entrane 3. Mais que cette numration soit complte et qu'il n'y ait pas d'autres principes d'association que ceux-l, il est difficile de le prouver pour satisfaire le lecteur ou mme pour nous satisfaire nous-mmes. Tout ce que nous pouvons faire en de pareils cas, c'est de passer en revue divers exemples et d'examiner avec soin le principe qui relie les diffrentes penses les unes aux autres, de ne jamais nous arrter, sinon quand nous aurons rendu le principe aussi gnral que possible 4. Plus d'exemples nous examinerons, et plus de soin nous emploierons, et plus nous serons assurs que l'numration faite sur l'ensemble sera complte et entire 5. Au lieu d'entrer dans un dtail de ce genre, qui nous mnerait de nombreuses subtilits inutiles, nous allons considrer les effets de cette connexion sur les passions et l'imagination, o nous pouvons ouvrir un champ de spculation plus divertissant et peut-tre plus instructif. Comme l'homme est un tre raisonnable et qu'il est continuellement la poursuite du bonheur qu'il espre trouver dans la satisfaction de quelque passion ou affection, il agit, parle ou pense rarement sans dessein et sans intention. Il a toujours quelque chose en vue; et si impropres que soient parfois les moyens qu'il choisit pour atteindre son but, il ne le perd jamais de vue, pas plus qu'il n'abandonne ses penses et ses rflexions quand il espre en tirer quelque satisfaction.

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Ressemblance. Contigut. Cause et effet. Par exemple, l'opposition, ou contrarit, est aussi une connexion entre ides, mais elle peut peut-tre tre considre comme un mlange de causalit et de ressemblance. Quand des objets sont contraires, l'un dtruit l'autre, ce qui veut dire qu'il est la cause de sa destruction, et l'ide de la destruction d'un objet implique l'ide de son existence antrieure. L'dition de 1777 arrte ici la section 3.

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Dans toutes les compositions de talent, on exige de l'auteur qu'il ait un plan ou un objectif; et bien qu'il puisse tre entran hors de son plan par l'imptuosit de la pense, comme dans une ode, ou qu'il le dlaisse ngligemment, comme dans un ptre ou un essai, il faut que se rvle quelque but ou intention, dans la premire mise en ordre des ides ou du moins dans la composition dfinitive.. Une oeuvre sans dessein ressemblerait davantage aux dlires d'un fou qu'aux sobres efforts du gnie et de la culture. Comme cette rgle ne tolre pas d'exception, il s'ensuit que, dans les compositions narratives, les vnements et les actions que l'crivain relate doivent tre mis en connexion par quelque lien ou attache. Ils doivent tre mis entre rapport entre eux dans l'imagination et former une sorte d'unit qui puisse les mettre dans un seul plan ou une seule perspective, et qui puisse tre l'objectif ou le but de l'auteur dans ce qu'il entreprend ds le dbut. Ce principe de connexion entre les diffrents vnements qui forment le sujet d'un pome ou d'une histoire peut tre trs diffrent, suivant les diffrentes intentions du pote ou de l'historien. OVIDE a form son plan sur le principe de connexion par la ressemblance. Toutes les transformations fabuleuses ralises par le pouvoir miraculeux des dieux tombent dans le registre de son oeuvre. Cette seule circonstance, dans un vnement quelconque, suffit seule les faire entrer dans son intention, son plan primitif. Un annaliste ou historien qui entreprendrait d'crire l'histoire de l'Europe durant un sicle quelconque serait influenc par la relation de contigut dans l'espace et le temps. Tous les vnements qui arrivent dans cette portion de temps et d'espace sont compris dans son dessein, bien qu' d'autres gards ils soient diffrents et sans connexion. Ils ont, par ce lien de contigut spatiale et temporelle, une espce d'unit malgr leur diversit. Mais l'espce de connexion entre les diffrents vnements la plus habituelle dans les compositions narratives est celle de cause effet, quand l'historien suit la srie des actions selon leur ordre naturel, qu'il remonte jusqu'aux sources secrtes et jusqu'aux principes, et qu'il dessine les consquences les plus lointaines de ces actions. Il choisit pour son sujet une certaine portion de la grande chane des vnements qui compose l'histoire de l'humanit. Il essaie d'atteindre dans son rcit chaque maillon de cette chane. Parfois, une ignorance invitable rend ses efforts striles; parfois, grce des hypothses, il supple ce qui manque dans la connaissance; et toujours il s'aperoit que plus la chane prsente ses lecteurs est ininterrompue, plus son oeuvre est parfaite. Il voit que la connaissance des causes est non seulement la plus satisfaisante, cette relation ou connexion tant plus forte que toutes les autres, mais aussi la plus instructive, puisque c'est par cette connaissance seule que nous sommes capables de contrler les vnements et de gouverner le futur.

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Nous pouvons donc de cette faon avoir quelque ide de cette unit d'action, dont les critiques, aprs Aristote, ont tant parl, peut-tre de faon infructueuse, en tant qu'ils ne dirigeaient pas leur got ou leur sentiment par l'exactitude de la philosophie. Il semble que dans toutes les oeuvres, aussi bien dans le genre pique que dans le genre tragique, il faille une certaine unit : en aucune occasion, nous ne pouvons permettre nos penses de courir l'aventure, si nous voulons produire un travail qui donne l'humanit un divertissement durable. Il semble aussi que mme un biographe, qui crirait la vie d'Achille, mettrait en connexion les vnements en montrant leur dpendance et leurs relations, autant qu'un pote qui ferait de la colre de ce hros le sujet de sa narration 1. Ce n'est pas seulement dans une portion limite de la vie d'un homme que les actions dpendent les unes des autres, mais aussi pendant la dure entire de son existence, du berceau la tombe. Il est impossible d'ter un maillon, mme minuscule, de la chane continue, sans affecter la srie totale des vnements qui suivent. L'unit d'action, qu'on peut trouver en biographie et en histoire, diffre de celle de la posie pique, la connexion entre les vnements est plus troite et plus sensible. La narration n'est pas mene sur une aussi grande dure, et les personnages arrivent vite quelque tape frappante qui satisfasse la curiosit du lecteur. Cette mthode utilise par le pote pique dpend de la situation particulire de l'imagination et des passions que l'on attend dans ce type duvres. L'imagination, aussi bien celle de l'auteur que celle du lecteur, est plus stimule et les passions plus enflammes qu'en histoire ou en biographie, ou dans toute espce de rcit qui se borne la stricte vrit et la stricte ralit. Considrons l'effet de ces deux circonstances, une imagination stimule et des passions enflammes, qui appartiennent la posie, spcialement au genre pique plus qu' toute autre sorte de composition, et regardons pour quelle raison elles exigent dans ce type de rcit o l'imagination est libre une unit stricte et troite. En premier lieu, toute posie, tant une sorte de peinture, nous rapproche des objets plus qu'aucune autre sorte de narration, jette sur eux une lumire plus forte, et dessine plus distinctement les menues circonstances qui, bien qu'elles semblent superflues l'histoire, animent puissamment les images et satisfont l'imagination. S'il n'est pas ncessaire, comme dans l'Iliade, de nous informer chaque fois que le hros boucle ses souliers et attache ses jarretires, il serait peut-tre ncessaire d'entrer davantage dans les dtails dans l'Henriade, o les vnements se prcipitent avec une telle rapidit que nous avons peine le loisir de prendre connaissance de la scne et de l'action. Si donc un pote avait comprendre dans son sujet une longue priode ou une longue srie d'vnements, et avait remonter de la mort d'Hector ses causes1Contrairement Aristote (Potique,1451a) pour qui "un rcit n'est pas un, comme le pensent certains, la condition qu'il concerne un seul [personnage]; car beaucoup de choses, et mme une infinit de choses, arrivent un seul [individu], qui ne constituent pas une unit, et pareillement, aussi, beaucoup d'actions concernent un seul [personnage] sans gnrer une action unique."(Trad. Bernard Lagneau)

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lointaines, l'enlvement d'Hlne et le jugement de Pris, il devrait tirer dmesurment son pome pour remplir ce vaste canevas de tableaux et d'images convenables. L'imagination du lecteur, enflamme par une telle srie de descriptions potiques, et ses passions agites par une continuelle communaut de sentiments avec les personnages, faibliraient ncessairement bien avant le terme de la narration et sombreraient dans la lassitude et lcurement par la violence rpte des mmes mouvements. En second lieu, qu'un pote pique ne doive pas remonter trop loin dans les causes sera encore plus manifeste si nous considrons une autre raison, tire d'une proprit encore plus remarquable et singulire des passions. Dans une composition correcte, il est vident que toutes les affections excites par les diffrents vnements dcrits et reprsents s'ajoutent mutuellement de la force et que, pendant que les hros sont tous engags dans une mme scne, et que chaque action est en forte connexion avec la totalit du rcit, l'intrt est continuellement veill, et les passions connaissent une transition aise d'un objet un autre. La forte connexion des vnements, en facilitant le passage de la pense ou de l'imagination de l'un l'autre, facilite aussi le passage de la passion d'un objet l'autre, et maintient l'affection toujours dans la mme voie et la mme direction. Notre sympathie et notre intrt pour Eve prparent le chemin pour une mme sympathie l'gard dAdam. L'affection est conserve presque entire dans le passage d'Eve Adam, et l'esprit saisit immdiatement le nouvel objet, Adam, en relation forte avec ce qui avait, dans un premire temps, veill notre attention. Mais si le pote avait faire une totale digression hors de son sujet et introduire un nouveau personnage en aucune faon li aux autres personnages, l'imagination sentirait une rupture dans la transition, entrerait froidement dans la nouvelle scne, et devrait rallumer lentement l'intrt, par degrs. Pour revenir au sujet central du pome, elle aurait, en quelque sorte, entrer en une terre inconnue, et elle devrait exciter une nouvelle fois son intrt pour restaurer la complicit avec les principaux personnages. Le mme inconvnient rsulte un moindre degr de ce que le pote suit les vnements sur une trop longue dure et relie des actions qui, sans tre spares les unes des autres, n'ont pas une connexion aussi forte qu'il est exig pour faciliter la transition des passions. De l provient l'artifice de la narration indirecte employ dans l'Odysse et dans l'Enide, o le hros entre en scne alors qu'il est sur le point d'atteindre son but, et o on nous montre aprs, comme en perspective, les causes et les vnements les plus lointains. De cette faon, la curiosit du lecteur est excite, les vnements se suivent avec rapidit et dans une troite connexion, et l'intrt se maintient veill et s'accrot continuellement, grce cette relation troite, du dbut la fin de la narration. La mme rgle est valable en posie dramatique. Il n'est jamais permis, dans une composition rgulire, d'introduire un personnage sans connexion ou en faible connexion avec les principaux personnages de luvre. L'intrt du

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spectateur ne doit pas tre diverti par des scnes disjointes et spares du reste. Cela brise le cours des passions, et empche cette communication des diverses motions, par laquelle une scne ajoute de la force une autre scne, et fait passer la piti et la terreur qu'elle inspire dans la scne qui suit, jusqu' ce que l'ensemble produise cette rapidit de mouvement qui est particulire au thtre. Combien cela doit teindre la chaleur de l'affection d'tre soudain diverti par une nouvelle action et de nouveaux personnages en aucune faon relis aux prcdents; de trouver une rupture, un vide si sensible dans le cours des passions, par suite de rupture dans la connexion des ides et, au lieu de porter les mmes sentiments d'une scne la suivante, d'tre oblig tout moment d'veiller un nouvel intrt et de se sentir concern par un nouvelle scne d'action? Mais bien que cette rgle de l'unit d'action soit commune la posie dramatique et la posie pique, nous pouvons toutefois observer une diffrence, qui peut, peut-tre, mriter notre attention. Dans ces deux sortes de compositions, il faut que l'action soit une et simple pour conserver entiers l'intrt et les sentiments. Mais, dans la posie pique et narrative, la rgle est aussi tablie sur un autre fondement, la ncessit qui incombe chaque auteur de former un plan, un projet, avant d'entrer dans le discours, la narration, et de comprendre son sujet sous une orientation gnrale ou une vue unifie qui puisse tre l'objet constant de son attention. Comme l'auteur est totalement oubli dans les compositions dramatiques et que le spectateur est suppos luimme rellement prsent aux actions reprsentes, les pices de thtre ne sont pas concernes par cette raison. On peut y introduire tout dialogue ou toute conversation qui, sans invraisemblance, aurait pu avoir lieu dans cette portion de l'espace reprsente. De l vient que dans toutes nos comdies anglaises, mme celles de CONGREVE, l'unit d'action n'est jamais strictement observe. Le pote juge suffisant que ses personnages soient tant bien que mal relis les uns aux autres par le sang ou parce qu'ils vivent dans la mme famille, et il les place ensuite dans des scnes particulires o ils manifestent leurs humeurs et leurs caractres, sans faire avancer davantage l'action principale. Les doubles intrigues de Trence s'autorisent la mme chose, mais un moindre degr. Et bien que cette faon de faire ne soit pas orthodoxe, elle n'est pas totalement inadapte la nature de la comdie, o les mouvements et les passions ne s'lvent pas si haut que dans la tragdie, et o, en mme temps, la fantaisie et la faon de jouer pallient, dans une certaine mesure, de telles liberts. Dans un pome narratif, le sujet de dpart, le projet d'criture borne l'auteur un seul sujet, et toute digression serait, premire vue, rejete comme absurde et monstrueuse. Ni BOCCACE, ni LA FONTAINE, ni aucun auteur de ce type, bien que la plaisanterie ait t leur principal objet, ne s'y est jamais laiss aller. Pour revenir la comparaison de l'histoire et de la posie pique, nous pouvons conclure des raisonnements prcdents que, comme une certaine

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unit est ncessaire dans tous les crits, cette unit ne peut pas plus faire dfaut l'histoire qu' tout autre type d'crit; que, en histoire, la connexion entre les divers vnements, qui les runit en un seul corps, est la relation de cause effet, la mme qui intervient en posie pique; et que, dans cette dernire composition, il est ncessaire que cette connexion soit plus troite et plus sensible, en raison de la vive imagination et des fortes passions qui doivent tre atteintes par le pote dans sa narration. La guerre du PLOPONNSE est un sujet qui convient l'histoire, le sige d'ATHNES un pome pique, et la mort d'ALCIBIADE une tragdie. Donc, comme la diffrence entre l'histoire et la posie pique est seulement dans les degrs de connexion qui lient entre eux les diffrents vnements qui forment leur sujet, il sera difficile, voire impossible, de dterminer exactement avec des mots les frontires qui les sparent l'une de l'autre. C'est une affaire de got plus que de raisonnement; et peut-tre cette unit peut-elle souvent tre dcouverte dans un sujet o, premire vue, et si l'on se fie des considrations thoriques, nous nous attendrions le moins la trouver. Il est vident qu'HOMRE, au cours de son rcit, va au-del de ce qu'il avait d'abord entrepris pour son sujet, et que la colre d'ACHILLE, qui causa la mort d'HECTOR, n'est pas la mme que celle qui apporta tant de maux aux GRECS. Mais la forte connexion entre ces deux mouvements, le passage rapide de l'un l'autre, le contraste entre les effets de concorde et de discorde entre les princes, et la curiosit normale que nous avons de voir ACHILLE en action aprs un si long repos, toutes ces causes entretiennent l'intrt du lecteur et produisent une unit suffisante dans le sujet. On peut objecter MILTON qu'il a fait remonter ses causes trop loin, et que la rvolte des anges entrane la chute de l'homme par une succession trs longue d'vnements trs fortuits. Sans compter que la cration du monde, dont il fait le rcit assez longuement, n'est pas plus la cause de cette catastrophe que la bataille de PHARSALE, ou de tout autre vnement qui se soit jamais produit. Mais si nous considrons en revanche que tous ces vnements, la rvolte des anges, la cration du monde, et la chute de l'homme, se ressemblent en ce qu'ils sont miraculeux et hors du cours habituel de la nature, qu'on les suppose contigus dans le temps et que, dtachs de tous les autres vnements, et tant les seuls faits originels clairs par la rvlation, ils frappent immdiatement le regard et s'voquent naturellement les uns les autres dans la pense et l'imagination; si nous considrons toutes ces circonstances, dis-je, nous trouverons que les diffrents moments de l'action ont une unit suffisante pour faire qu'elles soient comprises en une seule fable, en un seul rcit. A quoi nous pouvons ajouter que la rvolte des anges et la chute de l'homme sont des vnements symtriques qui conduisent le lecteur la mme morale d'obissance notre crateur.

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J'ai jet sur le papier ces remarques btons rompus pour veiller la curiosit des philosophes et pour au moins faire natre le soupon, au plus l'entire conviction, qu'il y a beaucoup dire sur ce sujet, et que de nombreuses oprations de l'esprit humain dpendent de la connexion ou association des ides, connexion que nous avons ici explique. En particulier, la sympathie entre l'imagination et les passions paratra peut-tre remarquable, quand nous voyons que ces affections, veilles par un objet, passent aisment un autre qui lui est li, mais se transmettent avec difficult, ou pas du tout, entre des objets diffrents qui n'ont aucune sorte de connexion entre eux. En introduisant dans une composition des actions et des personnages trangers les uns aux autres, un auteur sans bon sens laisse se perdre cette communication entre les motions qui peut seule intresser le cur et susciter les passions la hauteur convenable et au bon moment. L'explication entire de ce principe et de toute ses consquences nous conduirait des raisonnements trop profonds et trop abondants pour cet essai. Il est suffisant, en ce qui nous concerne pour l'instant, d'avoir tabli cette conclusion : les trois principes de connexion de toutes les ides sont la ressemblance, la contigut et la causalit.

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Section 4Doutes sceptiques sur les oprations de l'entendement

Premire partie :

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Tous les objets de la raison humaine ou de la recherche peuvent naturellement tre rpartis en deux genres, savoir les Relations d'Ides et les Choses de Fait. Du premier genre sont les sciences de la Gomtrie, de l'Algbre et de l'Arithmtique et, en un mot, toute affirmation intuitivement ou dmonstrativement certaine. "Le carr de l'hypotnuse est gal au carr des deux cts" est une proposition qui nonce une relation entre ces figures. "Trois fois cinq est gal la moiti de trente" nonce une relation entre ces nombres. Les propositions de ce genre sont dcouvertes par la seule activit de l'esprit, indpendamment de tout ce qui existe dans l'univers. Quand bien mme il n'y aurait jamais eu de cercle ou de triangle dans la nature, les vrits dmontres par Euclide conserveraient pour toujours leur certitude et leur vidence. Les choses de fait, qui sont les seconds objets de la raison humaine, ne sont pas connues de la mme faon. L'vidence que nous avons de leur vrit, si grande qu'elle soit, n'est pas de mme nature que la prcdente. Le contraire d'une chose de fait est malgr tout possible, car il n'implique jamais contradiction et il est conu par l'esprit avec la mme facilit et la mme nettet que

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s'il correspondait la ralit. "Le soleil ne se lvera pas demain" n'est pas une proposition moins intelligible et qui implique plus contradiction que l'affirmation "il se lvera". Nous essayerions donc en vain de dmontrer sa fausset. Si elle tait dmonstrativement fausse, elle impliquerait contradiction et ne pourrait jamais tre distinctement conue par l'esprit. C'est donc peut-tre un sujet digne de curiosit que de rechercher quelle est la nature de cette vidence qui nous assure d'une existence relle ou d'une chose de fait, au-del du tmoignage prsent des sens et de ce qu'a enregistr la mmoire. Cette partie de la philosophie a t visiblement peu cultive par les anciens et par les modernes. Aussi nos doutes et nos erreurs, dans la poursuite d'une recherche aussi importante, peuvent tre d'autant plus excusables que nous marchons dans un difficile chemin, sans guide et sans direction. Ces doutes et ces erreurs peuvent mme se montrer utiles, en veillant la curiosit, et en dtruisant la confiance et la scurit implicites, qui sont le flau de tout raisonnement et de toute recherche libre. La dcouverte des dfauts de la philosophie habituelle, si tant est qu'il y en ait, ne conduira pas, je pense, au dcouragement, mais nous incitera plutt, comme c'est souvent le cas, tenter quelque chose de plus complet et de plus satisfaisant que ce qui a t propos jusqu' maintenant au public. Tous les raisonnements sur les choses de fait semblent tre fonds sur la relation de cause effet. C'est par cette relation seule que nous pouvons aller au-del du tmoignage de notre mmoire et de nos sens. Si vous aviez demander quelqu'un pourquoi il croit l'existence d'une chose de fait qui ne lui est pas directement prsente, par exemple pourquoi il croit que son ami est la campagne, ou en FRANCE, il vous donnerait une raison; et cette raison serait un autre fait, comme une lettre qu'il aurait reue de lui, ou la connaissance de ce que cet ami avait projet et arrt. Un homme qui trouverait une montre ou quelque autre machine sur une le dserte estimerait qu'il y a dj eu des hommes sur cette le. Tous nos raisonnements sur les faits sont de mme nature, et il y est constamment suppos qu'il y a une connexion entre le fait prsent et celui qui en est infr. Si rien ne liait ces faits entre eux, l'infrence serait tout fait incertaine. L'audition d'une voix articule et d'un discours sens dans le noir nous assure de la prsence de quelqu'un. Pourquoi? Parce que ces sons sont les effets de la faon dont l'homme est fait, de sa structure, et qu'ils sont en troite connexion avec cette structure. Si nous analysons tous les autres raisonnements de cette nature, nous trouverons qu'ils sont fonds sur la relation de cause effet, et que cette relation est proche ou loigne, directe ou collatrale. La chaleur et la lumire sont des effets collatraux du feu, et l'un des effets peut tre infr de l'autre. Si nous voulons donc mener bien l'tude de la nature de cette vidence qui nous donne des certitudes sur les faits, nous devons rechercher comment nous parvenons la connaissance de la cause et de l'effet.

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Je me risquerai affirmer, comme une proposition gnrale qui n'admet pas d'exception, que la connaissance de cette relation n'est atteinte en aucun cas par des raisonnements a priori, mais provient entirement de l'exprience, quand nous trouvons des objets particuliers en conjonction constante l'un avec l'autre. Prsentons un objet un homme dont la raison naturelle et les facults sont aussi fortes que possible. Si cet objet est nouveau pour lui, il ne sera pas capable, avec l'examen le plus rigoureux de ses qualits sensibles, de dcouvrir l'une de ses causes ou l'un de ses effets. ADAM, mme en supposant qu'il dispost ds le dbut de facults rationnelles tout fait parfaites, n'aurait pas pu infrer de la fluidit et de la transparence de l'eau qu'elle l'asphyxierait, ni de la lumire et de la chaleur du feu qu'il le consumerait. Un objet ne nous rvle jamais, par les qualits qui apparaissent aux sens, les causes qui l'ont produit et les effets qui en natront, et notre raison, sans l'aide de l'exprience, ne peut jamais tirer une infrence sur une existence relle et une chose de fait. La proposition "les causes et les effets sont dcouvertes non par la raison mais par l'exprience" sera facilement admise pour des objets qui, nous nous en souvenons, nous taient avant totalement inconnus. Nous sommes en effet conscients que nous tions rduits une totale incapacit de prdire leurs effets. Prsentez deux morceaux de marbre poli un homme n'ayant aucune teinture de philosophie naturelle. Il ne dcouvrira jamais que ces deux morceaux adhrent l'un l'autre de manire telle qu'il faut une grande force pour les sparer en suivant une ligne perpendiculaire alors qu'ils n'offrent qu'une faible rsistance une pression latrale. Des phnomnes tels qu'ils ne possdent que peu d'analogies avec le cours habituel de la nature ne sont connus, nous l'avouons entirement, que par l'exprience, et aucun homme n'imagine que l'explosion de la poudre canon et l'attraction de l'aimant aient jamais pu tre dcouverts par des arguments a priori. De la mme manire, quand on suppose qu'un effet dpend d'un mcanisme complexe ou d'une organisation secrte des parties, nous ne faisons aucune difficult attribuer toute notre connaissance l'exprience. Qui soutiendra qu'il peut donner la raison dernire qui explique pourquoi le pain ou le lait convient l'alimentation de l'homme, non celle du lion et du tigre? Mais cette vrit, premire vue, peut sembler ne pas avoir la mme vidence pour les vnements qui nous sont devenus familiers depuis la naissance, vnements qui entretiennent une analogie troite avec le cours entier de la nature et qui, suppose-t-on, dpendent des qualits sensibles de l'objet, sans dpendre de la structure secrte des parties. Nous avons tendance penser que nous pourrions dcouvrir ces effets par la seule opration de notre raison, sans l'exprience. Nous nous figurons que, si nous avions t mis soudainement dans ce monde, nous pourrions d'emble infrer qu'une boule de billard communique du mouvement une autre par un choc, et que nous n'aurions pas besoin d'attendre l'vnement pour nous prononcer sur lui avec

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certitude. Tel est l'empire de l'habitude que, l o elle est la plus forte, elle ne dissimule pas seulement notre ignorance naturelle mais aussi se cache ellemme, et semble ne jouer aucun rle, tout bonnement parce qu'elle est constate au plus haut degr. Mais pour nous convaincre que toutes les lois de la nature, et toutes les oprations des corps, sans exception, sont connues uniquement par l'exprience, les rflexions qui suivent peuvent peut-tre suffire. Si un objet nous est prsent, et si nous devons nous prononcer sur les effets qui en rsultent, sans consulter les observations passes, de quelle manire, je vous prie, l'esprit devra-t-il procder pour mener bien cette opration? Il devra inventer ou imaginer un vnement qu'il considrera comme l'effet de l'objet, et il est manifeste que cette invention sera entirement arbitraire. Il est impossible que l'esprit dcouvre jamais, mme par la recherche et l'examen les plus rigoureux, l'effet de la cause suppose; car l'effet est totalement diffrent de la cause, et il ne peut jamais par consquent, tre dcouvert en elle. Le mouvement de la seconde boule de billard est totalement diffrent du mouvement de la premire boule, et il n'y a rien dans l'un qui suggre la plus petite explication sur l'autre. Une pierre ou une pice de monnaie laisse en l'air sans support tombe immdiatement. Mais considrer le problme a priori, y a-t-il quelque chose que nous dcouvrons dans cette situation qui puisse faire natre l'ide d'un mouvement vers le haut plutt que l'ide d'un mouvement vers le bas, ou l'ide de tout autre mouvement, dans la pierre ou le mtal? Et de mme que la premire imagination ou invention d'un effet particulier, dans les phnomnes naturels, est arbitraire si nous ne consultons pas l'exprience, de mme nous devons considrer comme arbitraire le suppos lien, la suppose connexion qui relie la cause et l'effet et qui rend impossible qu'un autre effet puisse rsulter de l'action de cette cause. Quand je vois, par exemple, une boule de billard qui se meut en ligne droite vers une autre boule, mme en supposant que le mouvement de la seconde boule me vienne l'esprit par accident, comme le rsultat de leur contact ou impulsion, ne puis-je pas concevoir que cent vnements diffrents pourraient aussi bien suivre de cette cause? Ces deux boules ne peuvent-elles pas demeurer dans un repos absolu? La premire boule ne peut-elle pas revenir en ligne droite ou rebondir dans une autre direction, selon un trajet diffrent? Ces hypothses sont cohrentes et concevables. Pourquoi alors donner la prfrence l'une, qui n'est pas plus cohrente et concevable que les autres? Tous nos raisonnements a priori ne seront jamais capables de nous indiquer le fondement de cette prfrence. En un mot, tout effet est ainsi un vnement distinct de sa cause. Il ne peut donc tre dcouvert dans la cause, et il est entirement arbitraire de l'inventer ou de le concevoir ds l'abord. Et mme aprs que l'effet nous a t suggr, sa conjonction avec la cause doit apparatre galement arbitraire; car

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il y a toujours de nombreux autres effets qui doivent paratre la raison tout aussi cohrents et naturels. C'est donc en vain que nous prtendrions dterminer un seul vnement, ou infrer une cause ou un effet, sans le secours de l'observation et de l'exprience. Par suite, nous pouvons dcouvrir la raison pour laquelle aucun philosophe, du moins raisonnable et modeste, n'a jamais eu la prtention d'assigner la cause dernire d'un phnomne naturel, ou de montrer distinctement l'action de ce pouvoir qui produit un seul effet dans l'univers. On avoue que le but ultime des efforts de la raison humaine est de rduire les principes qui produisent les phnomnes naturels une plus grande simplicit et de ramener les nombreux effets particuliers un petit nombre de causes gnrales au moyen de raisonnements fonds sur l'analogie, l'exprience et l'observation. Mais les causes de ces causes gnrales, nous tenterions en vain de les dcouvrir et nous ne serons jamais capables d'une certitude sur ce sujet par une explication dtermine. Ces ressorts et ces principes derniers ne s'ouvriront jamais la curiosit et la recherche humaine. L'lasticit, la gravit, la cohsion des parties, la communication du mouvement par les chocs, ce sont les seuls principes et cause ultimes que nous puissions jamais dcouvrir dans la nature; et nous pouvons nous estimer suffisamment heureux si, par des recherches et des raisonnements rigoureux, nous pouvons remonter des phnomnes particuliers aux principes gnraux, ou du moins nous en approcher. Dans cette sorte de philosophie qui traite des phnomnes naturels, la plus parfaite philosophie recule seulement un peu plus notre ignorance, pendant que, dans l'espce qu'on appelle morale ou mtaphysique, la plus parfaite sert uniquement dcouvrir des portion plus larges de cette ignorance. Ainsi, l'observation de l'aveuglement humain et de la faiblesse de l'homme est le rsultat de toute la philosophie, et nous la rencontrons chaque dtour, malgr nos tentatives pour l'luder ou l'viter. La gomtrie, quand elle est utilise en philosophie naturelle, n'est jamais capable de remdier ce dfaut et, avec l'exactitude de ses raisonnements, pour laquelle elle est avec justice tant clbre, elle n'est jamais capable de nous mener la connaissance des causes dernires. Toutes les branches des mathmatiques appliques partent de l'hypothse que certaines lois sont tablies par la nature dans ses oprations, et des raisonnements abstraits sont employs, soit pour assister l'exprience dans la dcouverte de ces lois, soit pour dterminer leur influence dans des cas particuliers o cette influence dpend d'un degr prcis de distance et de quantit. Ainsi, c'est une loi du mouvement, dcouverte par exprience, que le moment ou la force d'un corps en mouvement est en raison compose ou en proportion [du produit] de la masse et de la vitesse et que par consquent une petite force peut carter le plus grand obstacle ou soulever le plus grands poids si, par quelque artifice ou mcanisme, nous pouvons accrotre la vitesse de cette force et la rendre suprieure la force antagoniste. La gomtrie nous aide dans l'application de

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cette loi, en nous fournissant les dimensions exactes des parties et des figures qui peuvent entrer dans toutes les espces de machines. Cependant, la dcouverte de la loi elle-mme est due la seule exprience, et tous les raisonnements abstraits du monde ne sauraient nous faire faire un pas vers la connaissance de cette loi. Quand nous raisonnons a priori et que nous considrons un objet, ou une cause, tel qu'il apparat l'esprit indpendamment de toute observation, il ne saurait jamais nous suggrer l'ide d'un objet tel que son effet; encore moins nous montrer la connexion insparable et inviolable entre cette cause et cet effet. Il faudrait tre trs perspicace pour dcouvrir par raisonnement que le cristal est l'effet de la chaleur et que la glace est l'effet du froid sans avoir t antrieurement familiaris avec l'opration de ces qualits.

Section 4 :Doutes sceptiques sur les oprations de l'entendement

Deuxime partie :

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Mais en ce qui concerne la question propose en premier lieu, nous ne sommes pas encore suffisamment satisfaits. Chaque solution donne encore naissance une nouvelle question aussi difficile et nous mne de plus en plus loin dans la recherche. Quand on nous demande : "quelle est la nature de tous nos raisonnements sur les choses de fait?", la rponse qui convient semble tre qu'ils sont fonds sur la relation de cause effet. Si l'on demande de plus : "quel est le fondement de tous nos raisonnements et de toutes nos conclusions sur cette relation?", on peut rpondre par un seul mot : l'EXPRIENCE. Mais si, atteint d'une humeur tout plucher, nous demandons : "quel est le fondement de toutes nos conclusions tires de l'exprience?", ceci implique une nouvelle question qui exige une explication et une solution plus difficiles. Les philosophes qui se donnent des airs de sagesse suprieure et de suffisance ont la tche difficile quand ils rencontrent des personnes aux dispositions inquisitrices, qui les dlogent de tous les coins dans lesquels ils se rfugient et qui savent qu'elles vont les entraner finalement dans quelque dangereux embarras. Le meilleur moyen de prvenir cet embarras est d'tre modeste dans toutes nos prtentions, et mme de mettre en lumire nous-mmes la difficult avant que l'on ne nous la prsente comme objection. De cette faon, il se peut que nous fassions de notre ignorance mme une sorte de mrite. Je me contenterai, dans cette section, d'une tche facile, et je prtendrai donner seulement une rponse ngative la question propose ici. Je dis donc

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que, mme aprs que nous avons eu l'exprience des oprations de la cause et de l'effet, nos conclusions tires de cette exprience ne sont pas fondes sur le raisonnement, ou sur quelque autre opration de l'entendement. Cette rponse, nous devons tenter de l'expliquer et de la dfendre. Il faut l'vidence admettre que la nature nous a tenus grande distance de tous ses secrets et nous a laiss seulement la possibilit de connatre un petit nombre de qualits des objets, tout en nous cachant ces pouvoirs et ces principes dont l'action de ces objets dpend entirement. Nos sens nous informent de la couleur, du poids et de la consistance du pain; mais ni les sens ni la raison ne peuvent jamais nous informer de ces qualits qui le rendent propre l'alimentation et l'entretien du corps humain. La vue ou le toucher communique une ide du mouvement rel des corps; mais de cette force merveilleuse, de ce pouvoir qui porterait un corps en mouvement dans un changement de lieu sans fin et que les corps ne perdent jamais qu'en les communiquant aux autres, de ce pouvoir, nous ne pouvons pas en former la plus lointaine conception. Mais en dpit de notre ignorance des pouvoirs1 et des principes naturels, nous prsumons toujours, quand nous voyons les mmes qualits sensibles, qu'elles ont les mmes pouvoirs secrets, et nous nous attendons ce que des effets semblables ceux dont nous avons eu l'exprience rsultent de ces qualits. Si l'on nous prsente un corps de mme couleur et de mme consistance que le pain, que nous avons prcdemment mang, nous n'hsiterons pas rpter l'exprience, et prvoir avec certitude la mme alimentation et le mme soutien [pour le corps]. Il y a l une opration de l'esprit, de la pense, dont j'aimerais volontiers connatre le fondement. Il est admis de tous cts qu'il n'y a pas de connexion connue entre les qualits sensibles et les pouvoirs secrets, et donc que l'esprit n'est pas conduit former une telle conclusion sur leur conjonction constante et rgulire par ce qu'il connat de leur nature. L'exprience passe, nous l'admettons, ne donne qu'une information directe et prcise sur les objets prcis et sur la priode prcise de temps qui tombent sous sa connaissance. Mais pourquoi cette exprience s'tendrait-elle au futur et aux autres objets qui, autant que nous le sachions, peuvent n'tre semblables qu'en apparence. Telle est la question principale sur laquelle je voudrais insister. Le pain, que j'ai prcdemment mang, m'a nourri; ce qui signifie qu'un corps de telles qualits sensibles tait, ce moment, dou de tels pouvoirs secrets. Mais s'ensuit-il qu'un autre pain doive aussi me nourrir un autre moment et que les mmes qualits sensibles doivent tre toujours accompagnes des mmes pouvoirs secrets? La consquence ne semble en aucune faon ncessaire. Il faut du moins reconnatre que l'esprit peut tirer de l une consquence, c'est que nous avons fait un pas, et que nous devons expliquer une opration de l'esprit et une infrence. Ces deux propositions sont loin d'tre les mmes : j'ai trouv que tel objet a toujours t accompagn de tel effet, et : je prvois que tels autres1

le mot pouvoir est ici utilis dans un sens large et populaire. L'explication plus exacte de ce mot donnerait une vidence supplmentaire cet argument. Voir la section 7.

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objets, qui sont en apparence semblables, seront accompagns d'effets semblables. J'admettrai, si vous voulez, que la premire proposition peut tre bon droit infre de l'autre. Je sais qu'en fait elle en est toujours infre. Mais si vous insistez et que vous dites que l'infrence est faite par une chane de raisonnements, je dsire que vous produisiez ce raisonnement. La connaissance entre ces propositions n'est pas intuitive. Un moyen terme est ncessaire pour permettre l'esprit de tirer une telle infrence, si en effet elle se tire par raisonnement et argumentation. Ce qu'est ce moyen terme, je dois l'avouer, passe ma comprhension, et c'est ceux qui affirment qu'il existe et qu'il est l'origine de toutes nos conclusions touchant les choses de fait qu'il incombe de le prsenter. Cet argument ngatif doit certainement, au cours du temps, devenir tout fait convaincant si beaucoup de philosophes pntrants et capables en viennent tourner leurs recherches de ce ct, et que personne ne soit apte dcouvrir une proposition capable d'assurer la connexion ou quelque chose d'intermdiaire qui serve d'appui l'entendement dans ses conclusions. Mais comme la question est tout de mme nouvelle, il se peut que les lecteurs ne se fient pas leur propre pntration [d'esprit] au point de conclure que, si un argument chappe notre recherche, il n'existe effectivement pas. Pour cette raison, il est ncessaire de se risquer une tche plus difficile, en numrant toutes les branches de la connaissance humaine, et de tenter de montrer qu'aucune d'elle ne peut fournir un tel argument. Tous les raisonnements peuvent tre diviss en deux genres, savoir les raisonnements dmonstratifs, c'est--dire les raisonnements sur les relations d'ides, et les raisonnements moraux, c'est--dire les raisonnements sur les choses de fait et d'existence. Qu'il n'y ait pas d'arguments dmonstratifs dans ce dernier type de raisonnement semble vident, car il n'implique pas contradiction que le cours de la nature puisse changer, et qu'un objet apparemment semblable ceux dont vous avez eu l'exprience puisse tre suivi d'effets diffrents ou contraires. Ne puis-je pas clairement et distinctement concevoir qu'un corps, tombant des nuages et ressemblant bien d'autres gards la neige, ait pourtant le got du sel et soit comme du feu au toucher? Y a-t-il une proposition plus intelligible qu