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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 331–343 Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com Bientraitance Maltraitance Des bêtises de l’enfant aux troubles du comportement From child foolishness to behaviour disorders Ruben Smadja a,, Bernard Golse b , Marie-Rose Moro c a Psychiatre, CMPP OSE, 11, rue Ferdinand-Duval, 75004 Paris, France b Professeur psychiatrie, service de psychiatrie de l’enfant, hôpital Necker, 75015 Paris, France c Professeur de psychiatrie, Maison des Adolescents, 75014 Paris, France Rec ¸u le 2 aoˆ ut 2009 Disponible sur Internet le 5 mai 2011 Résumé Selon un modèle de lecture et de compréhension de la bêtise qui lui reconnaît un versant ludique et un versant antisocial et à partir de l’expérience d’une consultation publique adressée aux « enfants qui font des bêtises », nous définissons la notion de « bêtise–symptôme » qui s’apparente largement aux troubles du comportement de l’enfant, tels qu’ils sont caractérisés dans les classifications psychiatriques habituelles. Cette notion se réfère à une clinique où dominent les manifestations transgressives et le recours aux agirs, indiquant donc une surexpression du versant antisocial par rapport au versant ludique. Ce dernier constat nous amène, à la lumière des théories psychanalytiques sur le développement psychoaffectif de l’enfant, à envisager la notion de « jeu », et de rendre compte de son importance dans les opérations psychiques de l’enfant. © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. Mots clés : Enfant ; Diagnostic ; Pathologie psychiatrique ; Étude théorique ; Étude clinique ; Psychodynamie ; Psychanalyse ; Cas clinique Abstract According to a model of reading and understanding of children foolishness, which recognizes a game side and a antisocial side, and from the experience of a public consultation addressed to “children who make foolishness”, we define the notion of “foolishness-symptom” which akin to behavior disorders of the child, like they are characterized in the standard psychiatric classifications. This concept is referred to a clinic with transgressive events and the use of action, thus indicating an overexpression of antisocial side Toute référence à cet article doit porter mention : Smadja R, Golse B, Moro MR. Des bêtises de l’enfant aux troubles du comportement. Evol psychiatr 2011;76(2). Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (R. Smadja). 0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publi´ e par Elsevier Masson SAS. doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.018

Des bêtises de l’enfant aux troubles du comportement

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L’évolution psychiatrique 76 (2011) 331–343

Disponible en ligne sur www.sciencedirect.com

Bientraitance Maltraitance

Des bêtises de l’enfant aux troubles du comportement�

From child foolishness to behaviour disorders

Ruben Smadja a,∗, Bernard Golse b, Marie-Rose Moro c

a Psychiatre, CMPP OSE, 11, rue Ferdinand-Duval, 75004 Paris, Franceb Professeur psychiatrie, service de psychiatrie de l’enfant, hôpital Necker, 75015 Paris, France

c Professeur de psychiatrie, Maison des Adolescents, 75014 Paris, France

Recu le 2 aout 2009Disponible sur Internet le 5 mai 2011

Résumé

Selon un modèle de lecture et de compréhension de la bêtise qui lui reconnaît un versant ludique et unversant antisocial et à partir de l’expérience d’une consultation publique adressée aux « enfants qui fontdes bêtises », nous définissons la notion de « bêtise–symptôme » qui s’apparente largement aux troubles ducomportement de l’enfant, tels qu’ils sont caractérisés dans les classifications psychiatriques habituelles.Cette notion se réfère à une clinique où dominent les manifestations transgressives et le recours aux agirs,indiquant donc une surexpression du versant antisocial par rapport au versant ludique. Ce dernier constatnous amène, à la lumière des théories psychanalytiques sur le développement psychoaffectif de l’enfant,à envisager la notion de « jeu », et de rendre compte de son importance dans les opérations psychiques del’enfant.© 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.

Mots clés : Enfant ; Diagnostic ; Pathologie psychiatrique ; Étude théorique ; Étude clinique ; Psychodynamie ;Psychanalyse ; Cas clinique

Abstract

According to a model of reading and understanding of children foolishness, which recognizes a gameside and a antisocial side, and from the experience of a public consultation addressed to “children whomake foolishness”, we define the notion of “foolishness-symptom” which akin to behavior disorders of thechild, like they are characterized in the standard psychiatric classifications. This concept is referred to aclinic with transgressive events and the use of action, thus indicating an overexpression of antisocial side

� Toute référence à cet article doit porter mention : Smadja R, Golse B, Moro MR. Des bêtises de l’enfant aux troublesdu comportement. Evol psychiatr 2011;76(2).

∗ Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (R. Smadja).

0014-3855/$ – see front matter © 2011 Publie par Elsevier Masson SAS.doi:10.1016/j.evopsy.2011.03.018

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compared to the game side. This last observation leads us, in the light of psychoanalytic theories about theemotional development of children, to consider the notion of “game” and realize its importance in dealingpsychologically with the child.© 2011 Published by Elsevier Masson SAS.

Keywords: Child; Diagnosis; Psychiatric disorder; Theoretical study; Clinical study; Psychodynamic; Psychoanalysis;Case report

1. Introduction

Autour d’une table, des adultes s’amusent à raconter des souvenirs de leur enfance. Celui-ci raconte comment il a organisé une tricherie collective de toute la classe en pénétrantdiscrètement dans la salle des professeurs et en y subtilisant la grille de correction ducontrôle de mathématiques ; celui-là, raconte qu’il s’était fait passer pour orphelin afind’attendrir la belle de sa rue, un autre se cachait dans le vestiaire des filles pour les voir sedéshabiller, une autre raconte l’emprunt interdit de la trousse à maquillage de sa mère etle travestissement en créature de charme, une autre qui redoutait son tour affirme n’avoiraucun souvenir. . . Après l’insistance suspicieuse et tenace du groupe, elle se résigne aurécit suivant : « Je me souviens que je tirais les cheveux de ma sœur et que mes parents medisputaient ; mais est-ce vraiment une bêtise ? ».

Sa question laisse le groupe perplexe. Il s’agissait soudain de reconnaître ce qu’était une bêtise.Le problème de définition ne s’était bien sûr pas posé tant que le flot de récit se poursuivait. Qu’est-ce qu’il fallait au souvenir pour qu’il convienne au moment partagé par le groupe, pour qu’il soitune bêtise ? [1].

La bêtise est un terme populaire sans définition précise, condensant plusieurs séries de signifi-cations. Dans le domaine de l’enfance, il s’accorde avec l’expression « faire des bêtises », évoquantun événement banal de la vie normale de l’enfant. À travers la littérature enfantine et classique,ces enfants revêtent des figures différentes, dont principalement celles de l’idiot, du rêveur, dugarnement ou du voyou.

Il nous semble que ces figures peuvent se lire selon l’expression plus ou moins marquée dedeux versants de la bêtise : un versant ludique et un versant antisocial.

Le versant ludique correspond aux caractères bénins et enfantins de la bêtise, où dominent lesnotions d’inintelligence et d’imaginaire.

Le versant antisocial correspond à la dimension oppositionnelle et transgressive de la bêtise,son expression est le plus souvent une mise en acte.

Ce modèle de lecture de la bêtise sera notre outil de travail tout au long de cet examen.L’idée de faire de ce thème, l’objet d’une étude en psychiatrie infantile, vient tout d’abord du

constat que « les bêtises » sont un motif fréquent de consultation en pédopsychiatrie.Notre intérêt s’est dirigé sur les équivalences psychiatriques reconnues dans ces symptômes

ainsi désignés par les parents, mais surtout, l’utilisation de ce terme et donc la suggestion par lesparents d’une ressemblance approximative entre ces symptômes et les bêtises, nous a conduit àexplorer ce concept de « bêtise », appartenant au champ du normal, et à examiner ses relationsavec le champ de la pathologie mentale de l’enfant.

Ce travail cherche donc à établir des relations entre les bêtises communes de l’enfant etles troubles du comportement rencontrés en psychiatrie infantile. Il s’étaye entre autres sur

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l’expérience particulière d’une consultation pédopsychiatrique publique ouverte depuis deux ans,intitulée « Pour les enfants qui font des bêtises », sous la direction du Professeur Bernard Golse[2], et dont nous rapporterons une observation clinique.

De cette expérience, nous identifions une « bêtise-symptôme » répondant à plusieurs critèresdiagnostiques des troubles du comportement, et selon notre outil de travail, à une surexpressiondu versant antisocial de la bêtise par rapport à son versant ludique.

Au-delà du seul examen de la bêtise, l’objectif sous-tendu de ce travail est de confronter cettemise en relation avec les troubles du comportement aux exigences de l’épistémologie, dans lebut d’interroger la pertinence d’examiner la pathologie mentale à partir d’un fonctionnement dit« normal ».

À l’heure où la psychiatrie s’empare du modèle médical pour rendre compte des maladiesmentales, elle pose en équation cause, diagnostic et traitement.

Le diagnostic a sa cause et son traitement, il appartient au champ de la pathologie, lui-mêmeclivé du champ du normal autant par l’intensité du handicap qu’il confère que par sa nature.Tel enfant est ainsi affecté d’un trouble hyperactif avec déficit de l’attention (THADA), d’untrouble oppositionnel avec provocation (TOP), ou d’un trouble des conduites [3], sans que ne soitpleinement recherchées la fonction relationnelle, la fonction antidépressive ou anxiolytique quepeuvent avoir ces recours comportementaux dans des situations de menaces pour cet enfant endifficulté.

Si la psychiatrie apporte une sémiologie éclairante des maladies mentales, la question se posede savoir si elle peut proposer une physiologie des phénomènes normaux. De ce fait, notre basethéorique se réfère à une conception dynamique des phénomènes psychiques, impliquant unecontinuité entre les manifestations normales et pathologiques.

Autrement dit, proposer une « psychopathologie » à un fait normal équivaut à dresser unepasserelle entre la physiologie et la pathologie. En ce sens, c’est déjà prendre partie dans le débatépistémologique.

Le symptôme a une histoire, une préhistoire même ; les circonstances qui font basculer lenormal dans le pathologique doivent être explorées.

La maladie doit se comprendre comme le résultat d’une rencontre entre le normal et des obs-tacles à sa progression. Fidèle à la pensée de René Diatkine [4] qui interroge la genèse des troublesmentaux : « Qu’est-ce qu’il ne s’est pas passé ? ». Par cette interrogation ainsi formulée, l’auteurrenverse un système de pensée communément admis dans le monde médical. Le fonctionnement,dit « normal », est envisagé comme le niveau le plus complexe de la vie psychique. Il est larésultante d’une multitude hétérogène d’organisations mentales, elles-mêmes de complexité dif-férente. C’est précisément leur coexistence qui permet au sujet d’avoir à sa disposition les recourssuffisants pour vivre de manière optimale dans son milieu (Canguilhem) [5], pour supporter lesfrustrations de son environnement. La maladie est alors comprise comme une amputation, uneréduction des moyens de réponse au milieu, et sa genèse se déduit en défaut du fonctionnementoptimal, c’est-à-dire normal. Le syndrome hyperactif, le recours aux comportements, n’est plusune « néoproduction » de l’activité psychique ou cérébrale, dont il faudrait découvrir les énigmesde la genèse, mais un fonctionnement présent chez tout un chacun, dans ce cas dominant etcarencé de ses fonctionnements voisins nécessaires à sa compensation. Il règne en maître dansl’organisation psychique globale, et devient le fonctionnement organisateur de la vie psychiquepour réguler le déplaisir.

Par cette interrogation, R. Diatkine décale l’objectif classique de la recherche en santé mentale :il l’oriente vers l’examen de l’articulation des symptômes du patient avec le reste de l’organisationmentale : le symptôme n’est plus considéré isolément.

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C’est l’objectif de l’investigation psychanalytique d’un patient, s’intéresser à ce reste défaillant.Ainsi donc nous retrouvons notre modèle de lecture des « bêtises », en distinguant ces deux

versants cliniques : le versant ludique et le versant antisocial.

1.1. Le versant ludique

Sous ce terme arbitraire, nous regroupons toutes les figures enfantines de la bêtise. Le qualifi-catif « ludique », indique le caractère « bénin » de la bêtise. Les expressions de ce versant, qu’ellessoient pensées, parlées, ou agies, sont excusables. Elles n’exposent pas à des conséquences dan-gereuses, n’entraînent pas de graves dégâts. Au pire, elles génèrent chez les parents une désolationtendre et affectueuse ; au mieux, elles font rires par leur comique, ou étonnent par leur ingéniosité.

Les deux principales caractéristiques de ce versant sont l’inintelligence et l’imaginaire.

• L’inintelligence se comprend comme la conséquence de l’ignorance, de l’immaturité intel-lectuelle. Elle se confond avec l’innocence de l’inculture, avec l’inadaptation par carenced’expérience de la vie des grands. Nous retrouvons les figures de l’idiot, du stupide, du sot, duniais, du naïf, de la bécasse, de la gaucherie et de la maladresse, de la gaffe ou de la bourde.

Les velléités de l’enfant ne sont ni bienveillantes, ni malveillantes : il ne pense pas, n’anticipepas les suites. Ludique au sens de « pour de faux », c’est-à-dire sans préoccupations complexes,ludique au sens de l’insouciance.

• l’imaginaire correspond à l’univers fantasmatique de l’enfant. Il s’agit d’un univers décalé duréel, de l’univers du rêve. Il se caractérise par la créativité et l’inventivité de l’enfant, capablede jeu, de malice, d’ingéniosité, de ruse, au sens inoffensif des termes. Nous retrouvons lesfigures de la fantaisie, de la rêverie, de la petite folie, de la moquerie généreuse, du coq à l’âne,du calembour, mais aussi de l’absurde, du bizarre, du loufoque, du saugrenu.

Le versant ludique caractérise la bêtise par son éloignement aux notions d’intelligence,de réalisme, de maturité. Mais plus encore, on peut lui désigner comme principal équivalentl’irresponsabilité. L’enfant est bête, ou fait des bêtises, au sens qu’il n’assume pas les responsa-bilités qui lui incombent. Il n’est pas aussi responsable que le souhaiteraient ses parents. Ceux-cicomprennent alors la nécessité de la prolongation de leur assistance et de leur soutien.

1.2. Le versant antisocial

Ce versant caractérise la tendance de l’enfant à l’opposition et à la transgression des règles quilui sont imposées. Conscient ou non, l’un des buts manifestes de son opération est de dépasserles limites, d’affranchir les règles sociales, et à travers elles, l’autorité des parents.

Si l’intention consciente de l’enfant n’est pas obligatoirement malveillante, l’effet de sesparoles ou de ses actes est blessant, percu comme violent, agressif, méchant, cruel, ou pervers.

Les expressions de ce versant sont bien moins excusables que précédemment. Les parents sont« poussés à bout », et doivent légitimement réagir par la sanction, punition ou fessée. Ils sontremis en cause dans leur capacité à éduquer leur enfant.

Nous retrouvons les figures du garnement, du capricieux, du provocateur, de l’insolent, durebelle, du mal élevé, du vulgaire, de la mauvaise conduite, du turbulent, de l’agressif, du voyou,du délinquant.

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Les bêtises caractérisées par le versant antisocial sont le plus souvent des mises en paroles oudes mises en actes. À son maximum, elles ne sont plus que des mises en actes, entraînant desconduites à risque, dangereuses et violentes.

Les dimensions oppositionnelle et motrice du versant antisocial font qu’on peut lui reconnaîtredes contraires qui appartiennent autant aux notions de respect et de sociabilité, qu’aux notionsd’« enfant sage » ou calme.

1.3. Deux remarques pour compléter notre tentative de circonscription de la bêtise

• Ce modèle ne doit pas se comprendre comme une facon de séparer deux types de bêtise,chacune absolument distincte de l’autre, qui s’exprimerait soit selon le versant ludique soitselon le versant antisocial. Non, au contraire, il permet de considérer la clinique de la bêtise demanière bipolaire et graduelle ; un gradient de bêtises allant du pôle ludique au pôle antisocial.Ainsi, nous reconnaissons à la moquerie sa part de cruauté, autant que nous reconnaissonsune part de jeu dans la provocation ou le vol. En sommes, plus la bêtise se rapproche du pôleantisocial, plus elle perd ses caractères enfantins, ludiques, bénins ; et inversement.

• La deuxième remarque concerne les limites entre le normal et le pathologique.

La bêtise est, dans la pensée courante, un moment normal de la vie de l’enfant, c’est-à-direbanal, habituel, fréquent. Cela dit, le modèle proposé amène à rapprocher la clinique du pôleantisocial à celle des actes délictueux délinquants, autant qu’à celle des troubles du comportementrencontrés en psychiatrie infantile.

Ce modèle ne propose pas uniquement une lecture éclairée des différentes figures de la bêtise,il permet également d’envisager la bêtise sous l’angle de ses rapports avec la dialectique dunormal et du pathologique. Il vise donc à établir des relations entre les bêtises communes del’enfant et les troubles du comportement rencontrés en psychiatrie infantile. Il s’étaye entre autresur l’expérience particulière d’une consultation pédopsychiatrique publique ouverte depuis deuxans, intitulée « Pour les enfants qui font des bêtises », sous la direction du Professeur BernardGolse, au Centre Médico-Psycho-Pédagogique (CMPP) de la rue Tiphaine, dont une observationsera rapportée ici. De cette expérience, nous identifions une « bêtise-symptôme » dont la cliniquerappelle celle des troubles du comportement, et que nous allons examiner plus loin à partir denotre outil de travail.

2. Les bêtises en psychiatrie infantile

Les bêtises sont un motif de consultation fréquent en psychiatrie de l’enfant et du jeune ado-lescent. Elles peuvent être la plainte principale des parents et correspondre ainsi à un symptômedominant la clinique de l’enfant ; elles peuvent également apparaître au cours de l’entretien commedes évènements secondaires ou associés.

Ce terme est populaire, imprécis, et utilisé par les parents et les enfants ; il n’a pas d’équivalencepsychiatrique spécifique. Il condense des significations psychopathologiques et des variétés cli-niques largement différentes.

Les bêtises rapportées en consultation psychiatrique diffèrent en plusieurs points des bêtisescommunes. Il s’agit le plus souvent de bêtises agies (« mon enfant fait des bêtises »), et nonde la plainte de bêtises pensées ou parlées. Lorsque la bêtise est mentionnée en consultationpsychiatrique, ce n’est plus sa dimension enfantine et banale qu’elle évoque, mais bien plus lesnotions de transgressions, d’opposition, d’agitation, de turbulence, de violence. . .

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Lorsque qu’elle prend le statut de symptôme principal, la formulation des parents est en général« mon enfant fait trop de bêtises », indiquant l’excès de ce recours et son caractère répétitif etdurable. Plus rarement, l’allusion est faite à la gravité anormale d’une ou plusieurs bêtises ayantmis l’enfant ou son entourage en danger, et ayant surpris et inquiété les parents.

Envisager la notion de « bêtises-symptômes » impose de rencontrer la problématique du nor-mal et du pathologique chez l’enfant. La préoccupation du psychiatre d’enfants, lorsqu’il évaluele caractère normal ou pathologique d’une manifestation symptomatique, est avant tout le déve-loppement psychique de l’enfant. C’est donc essentiellement à une référence pronostique qu’ils’attache. Ce qui entravera le plus lourdement le développement psychique sera considéré commele plus pathologique, même si la symptomatologie est peu bruyante, voire silencieuse ; ce qui res-pectera le mieux le développement sera considéré comme variation normale, même s’il s’agit demanifestations bruyantes.

Anna Freud [6] dans son livre Le normal et la pathologique chez l’enfant (1968), insisteégalement sur le fait que le conflit est effet inhérent au développement. Pour elle, le critèrefondamental est l’aptitude à progresser jusqu’à la maturité : « certains troubles peuvent être tenuspour des phénomènes naturels tant que les processus de développement restent intacts ».

René Diatkine [7], dans son article « Du normal et du pathologique dans l’évolution mentalede l’enfant (1967) », met l’accent sur la réversibilité ou non-réversibilité des symptômes et desmécanismes de défense pour comprendre le pathologique. « La maladie peut se définir par lafixité des mécanismes de défense, fixité qui bloque plus ou moins le développement de l’enfant.La santé, au contraire, peut se définir par la souplesse des investissements, la variabilité desmécanismes de défense, la réversibilité des organisations psychiques ».

Comme l’écrit G. Canguilhem [5] dans son étude philosophique des rapports entre le normal etle pathologique (1975) : « la santé, c’est la tolérance aux infidélités du milieu », rejoignant l’idéed’une nécessaire capacité d’adaptabilité aux changements de la réalité externe.

Ainsi, le symptôme en psychologie se comprend comme une formation psychique consécutiveà une impossibilité durable et tenace d’adaptation aux situations conflictuelles rencontrées. Il estle produit d’un système dans lequel le sujet s’enferme durablement et intensément sans parvenirà en sortir et à en changer.

La bêtise commune admet les caractères d’une « déviance normale » pourrait-on dire : cir-constancielle ou réactionnelle, transitoire ou temporaire. En revanche, la bêtise-symptôme estl’enfermement de l’enfant dans un fonctionnement où domine le recours systématique et répétitifau comportement et à la transgression, de manière fixée et durable. C’est donc le fonctionne-ment psychique global de l’enfant qui est en cause, suggérant l’absence ou la perte de souplessede ses mouvements d’investissements/désinvestissements. Il n’a pas ou plus la liberté de rêve-rie, de création et d’action (au sens de la réalisation fantasmatique). Il est pris entre des agirscompulsifs transgressifs et une hyperactivité comportementale défensive contre la souffrancemorale et la résurgence anxieuse. Nous retrouvons ici les caractéristiques principales des troublesdu comportement [3].

3. Observation clinique : Simon

Cette observation est issue de la consultation « Pour les enfants qui font des bêtises », et traited’un enfant qui présente des troubles caractérisés du comportement.

Il nous est apparu intéressant de présenter les bêtises selon leurs deux versants cliniquesjusqu’ici examinés (le versant antisocial et le versant ludique), et de comprendre les phénomènesimpliqués dans le passage de l’un à l’autre.

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Simon a quatre ans, il est amené par sa mère en consultation pédopsychiatrique de secteur parcequ’il fait trop de bêtises dit-elle, qu’il est agressif et surtout qu’il devient violent, en particulier àl’école.

Elle m’explique que la prise de rendez-vous au centre de consultation fait suite à une scène debagarre à l’école où Simon a frappé un de ses camarades plus petit que lui alors que ce dernierétait à terre ; l’institutrice a été surprise de la violence du geste de Simon et a alerté les parents.

Celle-ci avait d’ailleurs déjà convoqué la mère il y a quelques mois pour lui signaler lesdifficultés d’attention et de concentration de son fils. « Il est intelligent » me précise la mère,« mais il ne finit pas ce qu’il a commencé, il est trop dissipé ».

Simon vit avec ses deux parents qui ont tous deux environ trente-cinq ans, il est le cadet d’unegrande sœur de sept ans, Carine. Au cours des cinq consultations étalées sur six mois, je ne verraipas le père, l’histoire familiale me sera donc racontée par la mère.

La mère est au chômage depuis la naissance de Carine, elle participait jusqu’alors à la rédactiond’un journal, travail qui ne la satisfaisait pas beaucoup dit-elle, malgré son goût pour l’écritureet son parcours littéraire (hypocagne/cagne, école de journalisme) ; elle a repris des études demusique il y a un an et demi. Ce n’est qu’au deuxième entretien, qu’elle m’apprend ses antécédentspsychiatriques personnels et familiaux. À la naissance de sa fille aînée, elle a souffert d’unedépression qui l’a amené à consulter un psychiatre et à suivre un traitement médicamenteuxpendant quelques mois. Sa sœur aînée est schizophrène, et a été hospitalisée à plusieurs reprisesen psychiatrie, deux fois déjà sous contrainte, pour des épisodes délirants aigus. Le premier épisodesurvient lorsque la mère est enceinte de Carine. Elle a un petit garcon qui, à quelques jours près,a le même âge que Simon ; la mère de Simon me racontera l’étrangeté de cette grossesse, sesfantasmes d’accoucher d’un bébé malade, tout autant que ses projections anxieuses sur l’avenirde son futur neveu. La crainte d’une répétition du parcours psychologique de cette sœur, d’une« transmission » à Carine ou à Simon, semble participer pour beaucoup aux angoisses de la mère.

Alors que la sœur était dyslexique, puis anorexique à l’adolescence, la mère de Simon étaitétiquetée surdouée, et avait fait l’intérêt des professeurs qui avaient même proposé aux parentsd’envisager une orientation spécialisée. Cette représentation infantile que s’est construite la mèrede Simon, d’une enfant dyslexique qui devient schizophrène, et d’une enfant qui, parce qu’elleest surdouée, serait épargnée d’un tel destin, entre en collusion avec l’histoire qui va suivre.

Carine présente des difficultés de type dyslexie, confirmées par un orthophoniste qu’elle suitrégulièrement. Quelques mois avant notre rencontre, la mère décide de faire passer des tests deQI à ses deux enfants. Il s’est avéré que Carine avait un score bien supérieur à la moyenne (150),tandis que Simon avait un QI à 111. Il semble bien que les inquiétudes de la mère pour le devenirde Simon se soient accentuées depuis ces résultats ; il apparaît aussi que dès lors les troubles deconduites se soient majorés.

Comme souvent en psychopathologie, la facon de comprendre la clinique dépend des ses« croyances » théoriques. Le réveil de l’anxiété de la mère à l’annonce d’un QI « insuffisant »chez Simon participe-t-il à l’aggravation de son comportement ; ou, au contraire, ses troublesont-ils précédé et légitimé les inquiétudes maternelles ?

Le père travaille pour une société commerciale. Il y est très actif et s’absente régulièrementen déplacement parfois toute la semaine pour ne rentrer que le week-end à la maison. « Lorsqu’ilest là, me dit-elle, il joue avec Simon, par exemple aux jeux vidéos, mais il est souvent fatigué ;il fait de l’épilepsie. . . ». Elle précise que les week-ends où il est présent, Simon est plus calmeet qu’il obéit à son père lorsqu’il le gronde. Au cours des cinq entretiens, je n’aurai pas plus deprécisions sur la personnalité de cet homme ; j’apprendrai en revanche que son frère aîné s’estsuicidé quelques semaines avant la naissance de Carine. Je comprends que l’entrée de ce couple

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dans la parentalité se fait dans un climat de grande morbidité : crise délirante de la tante maternelle,suicide de l’oncle paternel, dépression de la mère.

Par ailleurs, si le père est absent des consultations, il est aussi d’une certaine manière effacédu discours de la mère. Lorsque j’interroge la mère sur son ressenti par rapport aux absencesprolongées et régulières de son mari, je m’étonne de l’absence de reproches. De plus, aucune demes interventions visant à redonner au père une fonction de soutien dans l’éducation laborieuseque raconte la mère, n’entraîne chez elle une quelconque réaction d’empathie.

Avant d’en venir à l’histoire de Simon et à son examen, il importe de décrire un peu plusl’attitude de sa mère. Elle semble traîner une humeur dépressive chronique, chargée de culpabilitéet de souffrances morales. Toujours vêtue de noir, j’imagine une certaine négligence de son corpset de son apparence. Beaucoup de ses évocations lui portent les larmes aux yeux. Elle paraîtdébordée, à la fois par son histoire personnelle et par les difficultés que lui causent les troublesdu comportement de Simon. Elle est intelligente, son langage est raffiné, son discours est calmeet cohérent, et manifeste de vraies capacités introspectives. Elle associe ses craintes pour Carineau parcours de sa sœur, repère l’excès peut-être problématique de ses projections anxieuses quantau devenir de Simon. Elle a été très impressionnée par la violence de son geste à l’école, racontecombien il vit dans un monde imaginaire violent et ne parle que de guerre et de combats, s’inquiètequ’il devienne délinquant, « qu’il tourne mal ». Lorsqu’elle fait la somme de son « faible » QI etdes difficultés de concentration et d’attention, elle s’inquiète de l’évolution intellectuelle de sonfils, et me questionne sur la validité du diagnostic d’hyperactivité.

Simon est né à terme, eutrophe, sans difficultés particulières sur le plan médical. À l’âge detrois ans et demi, à l’occasion de la passation des tests de QI, il lui a été découvert des problèmesvisuels assez importants, lui imposant la correction d’une hypermétropie et d’un astigmatisme parle port de lunettes. Cela lui vaut un visage mignon, et attendrissant avec de grands yeux curieux,contrastant avec la description faite d’enfant terrible. La mère raconte qu’il était un bébé agréable,avec cependant des crises au moment de l’endormissement. Les premières difficultés remontent àl’entrée en maternelle : lorsqu’elle l’accompagnait à l’école, il ne voulait pas la quitter, se mettait àpleurer et à l’agripper. Au contraire, lorsqu’elle revenait le chercher, il l’ignorait presque, marchaitplusieurs mètres devant elle, « jusqu’à ce que je le perde presque de vue ». Lorsque alors elle luidemande de ne pas trop s’éloigner, la même escalade se produit : il refuse et désobéit, elle sévitet le gronde, puis il se met en crise. Ces « caprices » me dit-elle, sont de plus en plus fréquents.Elle décrit des attitudes d’opposition et de provocation. Il touche à tout, fait beaucoup de bêtises.Lorsque je lui demande de me raconter quelques unes des bêtises qu’il a commises, étrangementaucun exemple ne lui vient. Nous comprenons qu’en fait, il s’agit de désobéissance systématique,de refus manifestes et agis. « Par exemple lorsque je lui dis d’aller se coucher, ou de se calmer ;ou encore lorsqu’il se bagarre avec sa sœur ». À côté de cette agressivité, la mère le décrit commeun « rêveur », indiquant sa tendance à la distraction. « Il est toujours dans la lune ; il perd et oublisouvent ses affaires ». « Il s’invente des histoires de guerres. Tout est prétexte à l’entendre répéterqu’il est le plus fort, le plus grand, le plus rapide ; il a constamment besoin de s’affirmer ».

Lorsque je les recois pour la première fois, Simon à l’air inquiet, n’ose pas jouer, et se colleà sa mère. Il faut plusieurs minutes de conversations entre la mère et moi, pour qu’il se décide às’approcher de la malle à jouets. Il se met dans un si petit coin que je ne peux pas le voir de maplace ; de plus, il nous tourne le dos. Il choisit un hélicoptère, et ne change pas de jouets des troispremières consultations. À chaque début d’entretien, il le cherche et nous le montre. Il joue doncdiscrètement, sans sembler se préoccuper de nos discussions. Mais son semblant d’indifférenceest trahi à plusieurs reprises, en particulier lorsque sa mère se met à pleurer. Toujours le dostourné, il s’arrête de jouer et de bouger, tourne la tête rapidement pour la regarder. Une séquence

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est informative : à l’évocation du parcours de sa sœur et de ses inquiétudes pour Carine, la mèrese met à pleurer. Elle le fait discrètement pour éviter que son fils ne la voie. Au ton sanglotantde sa voix, Simon se retourne, nous regarde successivement, et constatant que je n’interviens paspour la consoler, s’approche d’elle et lui montre son hélicoptère. Il se met ensuite dans ses bras,et en le caressant, la mère commente en séchant ses larmes : « C’est lui qui me console quand jene vais pas bien ».

Seul avec Simon, je n’arrive pas les premières fois à le rassurer. Il m’apparaît comme un enfantanxieux, timide, plutôt calme, mais méfiant à mon égard. Il initie des dessins avec la bonne volontéde me les expliquer, mais s’arrête brusquement pour aller chercher sa mère dans la salle d’attente,puis revient avec un air désolé pour moi, s’engageant alors à reprendre nos affaires, à la conditionrassurante qu’elle soit là. Ces dessins ne sont pas figuratifs, il trace des lignes de trains qui sepercutent, et fait des points de plusieurs couleurs indiquant des policiers ou des voleurs. Une foisje suis avec lui dans le train des sauvés, une autre fois je suis mort accidenté. Lorsqu’alors jem’étonne de mon mauvais sort, il invente un scénario incompréhensible dans lequel mon trainaurait finalement survécu.

Lors du troisième entretien, alors que la mère nous a rejoint à sa demande pressante, il corrigesur son dessin la bouche d’un bonhomme mécontent en sourire. Je lui fais remarquer qu’il estcontent quand sa mère est là. Il réagit avec un vif sourire, et demande à sa mère de retourner dansla salle d’attente (ce qui l’agace d’ailleurs). Après quelques minutes je lui signifie que le visagedu bonhomme est resté content, c’est alors qu’il me lance « Oui mais t’es là toi ! ». Je remarqueque lorsque sa mère est à côté de lui, il perd de son application ; alors qu’il faisait attention de nepas dépasser par exemple, il relâche à l’évidence ses efforts en sa présence.

À la quatrième consultation, il semble content de venir. Il est presque trop enthousiaste, deman-dant expressément à sa mère de nous laisser tranquille, parfois même en la poussant vers la porte.Pendant nos discussions, il joue très bruyamment de telle sorte qu’on ne puisse plus s’entendre.À plusieurs reprises sa mère et moi avons dû lui dire de se calmer, et de patienter. Cela contrasteavec son attachement anxieux à elle lors des premiers entretiens, et rappelle l’alternance des mou-vements d’agrippement et d’éloignement décrits par la mère devant l’école. Cependant, il semblesuffisamment tranquillisé pour accepter que sa mère nous laisse travailler. Il commence par memontrer qu’il sait écrire son prénom « comme un grand » précise-t-il, ce qu’il fait justement ; merécite l’alphabet qu’il connaît par cœur un dizaine de fois à la suite, de plus en plus vite, medemandant si je suis capable d’être aussi rapide que lui. Il se précipite sur la feuille à dessiner, etprend les feutres par poignées, et un dans chaque main, trace à nouveau des lignes de trains. Lescollisions de trains sont bruitées et imitées ; les points sont presque frappés sur la feuille de tellesorte qu’il abîme la pointe des feutres. Il rejette ma demande de dessiner plutôt un personnage.Au bout de quelques temps, il se fatigue, et me jette un « bon, c’est fini » en s’approchant dela porte. Que ce soit à travers le jeu ou le dessin, les scénarios sont toujours violents. Le plussouvent, quelqu’un l’empêche d’atteindre son objectif, il doit le tuer, c’est la guerre, il y a despistolets, des morts. . . ce quelqu’un n’est pas désigné spécifiquement, mais les pronoms « il »et « elle » se confondent souvent. L’issue est cependant toujours favorable grâce à l’interventiond’un phénomène magique qui le sort systématiquement des pires situations.

La cinquième consultation a lieu trois mois et demi après la précédente. Entre temps, la famillea déménagé en province. De plus, la mère a débuté une psychothérapie de son initiative, et meconfie son projet de reprendre le travail. Elle m’apparaît effectivement plus heureuse. Simonva mieux me dit-elle, moins violent et moins agressif, y compris à l’école ; l’institutrice trouvecependant que ses difficultés de concentration sont encore importantes. Seul avec Simon, il dessineun bonhomme qui cherche à ouvrir une porte, tellement fort que la poignée se casse, « mais c’est

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pas grave, j’ai des outils comme papa, alors je vais la réparer ». Il peut ainsi entrer dans un lieuqu’il ne précisera pas. Je l’interroge sur les outils, et il m’apprend que pendant les vacances,à l’occasion du déménagement, il a fait du bricolage avec son père. Il me raconte de manièretout à fait intelligible une histoire qui s’est passée à l’école, me décrivant la cruauté d’un de sescamarades, et la juste mais inquiétante sévérité de la maîtresse avec les enfants qui font des bêtises.

3.1. Évaluation psychiatrique

Même si la question de la validité diagnostique est discutable chez le jeune enfant, le tableauclinique de Simon évoque un trouble hyperactif. En effet, il répond aux critères suivants de laClassification internationale des maladies mentales selon l’OMS (CIM) : [3,8].

-G1 : INATTENTION(2) Ne parvient souvent pas à soutenir son attention dans des tâches ou des activités de jeu ;(3) Ne parvient souvent pas à écouter ce qu’on lui dit ;(4) Ne parvient souvent pas à se conformer aux directives venant d’autrui ;(5) A souvent du mal à organiser des tâches ou des activités ;(7) Perd souvent les objets nécessaires à certaines activités à l’école ou à la maison ;(9) A des oublis fréquents au cours des activités quotidiennes.-G2 : HYPERACTIVITÉ(4) Est souvent exagérément bruyant dans les jeux, ou a du mal à participer en silence à des

activités de loisirs.-G3 : IMPULSIVITÉAucun symptôme retrouvé à l’examen clinique de Simon.-G4 : Le trouble survient avant 7 ans.-G5 : Caractère envahissant du trouble. Les critères sont remplis dans plus d’une situation :

maison, école.-G6 : Altération du fonctionnement scolaire cliniquement significative.Au total, six symptômes du critère G1 ont persisté pendant au moins 6 mois, à un degré de plus

en plus inadapté ; seulement un symptôme est reconnu dans le critère G2, et aucun dans le critèreG3.

Par ailleurs, la validité du critère G7(« Ne répond pas aux critères du trouble envahissant dudéveloppement, d’un épisode maniaque, d’un épisode dépressif, ou d’un trouble anxieux ») estdiscutable, car nous reconnaissons chez Simon des signes d’anxiété et d’hypomanie manifestes.

Les critères du Diagnostic and statistical manual of mental disorders (DSM) sont les mêmesque ceux de la CIM mais l’algorithme diagnostique est différent, et la définition de la catégorieplus étroite. Ainsi, nous retenons chez Simon, un sous-type clinique du THADA : Déficit de typeinattention prédominante (le critère A1 est satisfait pour les 6 derniers mois, mais pas le critèreA2). En définitive, le trouble attentionnel est bien plus évident chez Simon que le trouble moteur.Même si la mère rapporte des scènes de violence, d’agressivité, ou d’impulsivité, ces symptômesne sont pas suffisamment durables, fixés et organisateurs, pour satisfaire les grilles diagnostiquesdu trouble hyperkinétique. Seul le DSM propose un sous-type clinique dans lequel le cas de Simonse reconnaît complètement.

Par ailleurs, dans cette observation nous reconnaissons un autre trouble caractérisé dans leDSM : l’anxiété de séparation. Dans la CIM, le trouble s’intitule « Angoisse de séparation del’enfance ». Les critères auxquels répondent les symptômes de Simon sont les suivants :

(a) : une peur irréaliste et préoccupante d’un danger menacant les personnes auxquelles l’enfantest attaché, ou une peur que celle-ci ne reviennent plus après un départ.

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(c) : une réticence à aller à l’école du a la peur de la séparation.(d) : réticence à aller dormir.En conclusion, deux troubles caractérisés de l’enfance sont reconnus dans l’observation de

Simon : le THADA et l’angoisse de séparation de l’enfance à début précoce. Cette comorbiditéest fréquente, estimée à 25 à 40 % pour l’ensemble des troubles anxieux parmi lesquels figurentparticulièrement le trouble anxiété de séparation et le trouble anxieux généralisé.

3.2. Approche psychodynamique

À travers ces cinq consultations, on peut repérer trois périodes distinctes sur le plan clinique.

• La première, correspondant aux deux premières rencontres, est dominée par l’inhibitionanxieuse de Simon. Son calme et sa timidité contrastent avec les descriptions de la mère.L’absence de sa mère est insupportable, il ne peut se concentrer durablement dans les tâchesque je lui propose. Le trouble de la séparation est manifeste, et ancien. Les difficultés àl’endormissement peuvent s’envisager comme des manifestations précoces.

• Le troisième entretien semble marquer un tournant dans sa relation avec moi. Apres ma recon-naissance de sa satisfaction au retour de sa mère, « il met sa mère dehors », en me précisant« oui, mais t’es là toi ! ». Il m’adopte apparemment comme une personne bienveillante, etmontrera dans les autres consultations un vif enthousiasme à me voir. Cependant, plusieurssignes indiquent le contre-investissement d’angoisses persécutives importantes à l’égard denos rencontres. Tout d’abord, sa manière de se débarrasser d’un dessin et d’une histoire pourse précipiter ensuite vers la porte. Ensuite, l’impression qu’il me donne de m’exclure deces moments. Il parle vite, de manière peu compréhensible, il ne me regarde que très rare-ment, n’écoute pas mes consignes, ne s’intéresse pas à mes réactions. Ces signes indiquenten somme l’ambivalence de ses mouvements vers moi, enthousiaste mais fuyant. Ses affectsde haine subissent le même traitement de répression, quand par exemple il me fait voya-ger dans le train accidenté, pour ensuite virer radicalement de scénario, me redonnant viemagiquement.

De l’angoisse de sidération des premiers entretiens, Simon accède à un certain degréd’ambivalence, lui permettant de supporter nos échanges. En ce sens, l’ambivalence apparaîtcomme un moyen suffisamment efficace pour contenir ses états d’excitation anxieuse et l’absencede sa mère, mais pas encore pour me rencontrer en tant qu’autre différencié, et partager avecmoi un espace et un moment commun (« transitionnel ») de créativité [9]. L’examen de ce tour-nant est instructif : en même temps qu’il marque un certain pacte d’alliance entre nous (« t’eslà toi ! »), il est l’occasion pour moi de me confronter aux symptômes décrits par la mère. Laturbulence, l’agitation, l’hyperactivité motrice, le mépris de mes consignes autant que le défimégalomaniaque qu’il me lance (à propos de l’alphabet) me sont dès lors dévoilés. Il sembletriompher de moi, contrôler complètement la situation, et écarter de sa conscience tout affectpénible, ce qui fige et stérilise notre rencontre. Son agitation psychomotrice nous épuise lui etmoi. Les dessins sont les supports de projections violentes, sans qu’aucune figure ne se dégagede ces lignes de trains. Il ne trouve pas encore de moyens psychiques valables pour « parer »son excitation ; la décharge comportementale semble être pour lui le seul compromis possible.Du point de vue économique, de la même manière que la présence et la contenance physiquede la mère apaisent Simon, la dépense physique paraît pallier son manque de pare-excitantpsychique.

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• La cinquième consultation révèle les suites attendues. Ses relations avec moi sont plus souples,il est plus calme. L’amélioration de son comportement s’accompagne d’une capacité de conte-nance des représentations psychiques. Les processus liants de symbolisations exprimées àtravers le dessin et le récit, assurent leur fonction de pare-excitation psychique. Le dessinfigure un personnage, lequel surmonte un obstacle de manière cohérente et adaptée : non plusvraiment par magie, mais par le bricolage. De ce point de vue, le réel du bricolage et des outilslui paraît à présent exploitable dans ses rêveries. La réalité a tout du même du bon pour lui, etn’est pas que la scène sur laquelle les trains explosent, les policiers poursuivent les voleurs. . .

Il est bien sûr remarquable que cette petite part de réalité qui a du bon, empruntée et intégréedans son scénario, lui a été présentée (« Object presenting » de Winnicott) par son père. Le réelne peut se conquérir que par le levier de l’identification à un imago de père fiable et fort. Fierté dupetit d’avoir appris de son père les secrets du bricolage ; encore plus de disposer de ses outils, ceuxqui permettent d’entrer dans des lieux non précisés. . . Dans ce traitement de cinq consultations,le matériel sexualisé apparaît en même temps que la figure du père ; le conflit œdipien a besoinde deux parents pour s’organiser.

La mère elle-même paraît plus « féminine » que les précédentes fois, serait-elle redevenueamante ? Elle envisage même de reprendre une activité professionnelle. Simon est soulagé par laréapparition du père, dans ses missions de réparation d’une dépression maternelle latente.

L’histoire qu’il me raconte à propos des bêtises d’un de ses camarades et de la sévérité de lamaîtresse, indique sa capacité à se représenter une issue supportable pour les enfants méchants. Lamaîtresse est sévère, mais moins tyrannique qu’un policier armé. Le camarade survit à la punition,ce qui n’est pas le cas du voleur pourchassé. Le récit de cette histoire suggère une intériorisationsurmoïque structurante, dont l’apparition en consultation coïncide avec celle du père.

Nous voyons dans cette observation, comment les processus de jeu permettent la liaison dereprésentations anxieuses dans des scénarios créatifs. L’insuffisance de cette capacité à « jouer »se traduit par un traitement comportemental de l’angoisse, ainsi que par des recours à des fonc-tionnements psychiques archaïques. Nous comprenons également que le jeu est une opérationpsychique sexualisée, dont la disponibilité dépend du caractère sexualisé, c’est-à-dire triangulé,du cadre familial. Selon notre modèle de lecture de la bêtise, la clinique progresse du versantantisocial vers le versant ludique.

4. Conclusion

Nous avons choisi un modèle de lecture et de compréhension de la bêtise qui lui reconnaîtun versant ludique et un versant antisocial. De l’expérience d’une consultation publique adres-sée aux « enfants qui font des bêtises », et à partir de ce modèle, nous définissons la notion de« bêtise–symptôme » qui s’apparente largement aux troubles du comportement de l’enfant, telsqu’ils sont caractérisés dans les classifications psychiatriques habituelles. Cette notion correspondà une clinique où dominent les manifestations transgressives et le recours aux agirs, indiquantdonc une surexpression du versant antisocial par rapport au versant ludique.

Ce dernier constat nous amène, à la lumière des théories psychanalytiques sur le dévelop-pement psychoaffectif de l’enfant, à envisager la notion de « jeu », et de rendre compte de sonimportance dans les opérations psychiques de l’enfant. Par sa fonction de liaison des représen-tations psychiques dans des scénarios symboliques, il permet de redonner à l’enfant une issue àses illusions frustrées par les épreuves de la réalité, représentées par les interdits parentaux. Ilconfère un scénario imaginatif à la bêtise, lui permettant de conserver ses caractères bénins et

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enfantins. En revanche, lorsque les assises narcissiques de l’enfant sont plus fragiles, et que sespossibilités de « jeu » sont insuffisantes, [9] la clinique de la bêtise se rapproche des formes patho-logiques rencontrées en consultation pédopsychiatrique. La bêtise sans le jeu est bien éloignée desreprésentations enfantines de la bêtise commune : elle est tragique, comme l’est le comportementantisocial ou la délinquance [10]. Au total, la qualité du jeu, mis en scène et mis en acte dans labêtise, détermine dans la clinique les limites entre ses formes normales et pathologiques.

Les interdits parentaux ou sociaux contraignent l’enfant à des réaménagements de son rapportà la réalité, impliquant le désinvestissement de bénéfices de l’époque passée. Dans ce climat demenace narcissique, nous comprenons le recours à la bêtise comme un mécanisme de défense.Celui-ci se caractérise par la régression du fonctionnement mental (faillite des acquisitions intel-lectuelles et affectives), le mépris et le refus des interdits, et une dimension de revendicationmégalomaniaque amenant à des conduites transgressives.

Une des conclusions de cet examen est aussi la fonction « transitionnelle » que peut comporter labêtise dans la vie subjective de l’enfant. En effet, au-delà de la mauvaise conduite qu’elle constitue,et qui amène les parents légitimement à « sévir », la bêtise est parfois le premier temps d’uneréorganisation psychique favorable au développement de l’enfant. Ses manœuvres d’opposition etde régression peuvent paradoxalement créer les conditions psychiques nécessaires pour supporteret accepter le nouveau, pour supporter cette réalité qui rappelle à l’enfant qu’il devient grand [11].

Au terme de cet examen, entre pôle antisocial et pôle ludique, la bêtise vient s’inscrire commeun témoin du monde interne de l’enfant. Celui-ci est percu par l’adulte, d’où la question si souventposée à l’enfant qui fait des bêtises : « Tu le fais exprès, ou quoi ? »1.

Déclaration d’intérêts

Les auteurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts en relation avec cet article.

Références

[1] Smadja R. D’une bêtise à l’autre. Paris: PUF, coll. « Fil rouge »; 2009.[2] Golse B. Le développement affectif et intellectuel de l’enfant. 3e ed. Paris: Masson; 2001.[3] American Psychiatric Association. Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders, DSM-IV-TR. Washington

DC: American Psychiatric Press; 2000.[4] Diatkine R. L’enfant dans l’adulte ou l’éternel capacité de rêverie. Paris: Delachaux et Niestlé; 1994.[5] Canguilhem G. Le normal et le pathologique. Paris: PUF, coll. « Quadrige »; 1975.[6] Freud A. Le normal et le pathologique chez l’enfant. Paris: Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient »; 1968.[7] Diatkine R. Du normal et du pathologique dans l’évolution mentale de l’enfant. Psychiatrie de l’enfant

1967;10(7):1–42.[8] Inserm. Trouble des conduites chez l’enfant et l’adolescent, expertise collective. Paris: Inserm, 2005. Available from:

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/rapports-publics/064000267/index.shtml.[9] Winnicott DW. Jeu et réalité. L’espace potentiel. Paris: Gallimard; 1975.

[10] Winnicott DW. Déprivation et délinquance. Paris: Payot; 1994.[11] Soulé M. L’âge bête. Paris: ESF, coll. « La vie de l’enfant »; 1990. Coll. « La vie de l’enfant ».[12] Freud S. Analyse terminée, analyse interminable. Rev Fr Psychanal 1939;11(1):3–38.[13] Mac Dougall J. Plaidoyer pour une certaine anormalité. Paris: Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient »;

2001.

1 Pour d’autres références bibliographiques, on pourra également consulter [12,13].