Diderot - Oeuvres

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DIDEROT DU MME AUTEUR, A LA xMME LIBRAIRIE : . LA PHILOSOPHIE POLITIQUE DE RENAN Diderot (1713-1784).

COLLECTION DES CLASSIQUES POPULAIRES DIDEROT E. MEYER ANCIEN LVE DE SUPEKIEURE INSPECTEUR d'acadmie

littraire. Malchanceux au surplus, il laisse ses ouvrages les plus importants circuler en manuscrit et se perdre, comme le Neveu de Rameau, ou les sacrifie aux scrupules de l'amiti, comme V Entretien avec d'Atenibert,et ne donne gure au public que des romans licencieux ou des pamphlets sans grande porte, telle la Lettre sur les Aveugtes, ou encore des traductions ou des adaptations, tel V Essai sur le Mrite et la Vertu de Shaftesbury. Qu'on prenne l'dition complte de ses uvres par Naigeon, son excuteur testamentaire, on verra tout ce qu'il y m\nque d'essentiel (1). Il reste donc, dans les manuels l'usage des classes, aussi bien que dans l'opinion moyenne, le Directeur de l'Encyclopdie. Encore cette notorit partielle et incomplte fait-elle le plus grand tort sa gloire vritable. Du fait que nous l'avons, une fois pour toutes, catalogu, nous nous tenons quittes envers lui, ayant satisfait notre besoin d'quit sommaire et superficielle, en mxme temps qu' notre paresse d'esprit, qui volontiers se repose sur le mol oreiller des rputations ne varietur. Mieux et valu pour lui sombrer entirement dans un oubli momentan, plutt que de paratre ainsi par

L

ECOLE

NORMALE

Ce volume contient plusieurs illustrations PARIS BOIVIN & Ci, DITEURS ANCIENNE LIBRAIRIE FURNE 3 et 5, rue Palatine (VI) Tous droits de traduction et de reproduction rservs. PREFACE En reprenant la publication de cette collection, l'diteur a pens qu'il tait d'abord ncessaire de justifier son titre mme de Grands Classiques , et de combler des lacunes regrettables dans la srie des auteurs qu'elle prsentait au public : Balzac, pour le xix^ sicle ; Diderot, pour le xviii. Denis Diderot n'occupe point chez nous la place qu'il mrite, ni dans l'histoire littraire, ni dans l'histoire des ides. Essentiellement improvisateur, bien qu'il y ait quelque exagration dans cette affirmation facilement accepte et rpte plus facilement encore, il est vrai, en gros, qu'il a vcu au jour le jour la vie de l'esprit, comme la vie matrielle, prodigue de son capital intellectuel qu'il dpensait dans les feuilles, au lieu de le faire valoir dans des livres succs. Besogneux, il peinait pour les libraires, compromettant jamais sa rputation pour assurer quelque argent M"^^ ^q Puisieux, sa matresse, et crivant pour elle les Bijoux indiscrets. Mais, gnreux, il fournit Grimm les meilleures pages de la Correspondance et abandonne Jean-Jacques l'ide premire de son paradoxe, sur lequel celui-ci fonde son

(1) Diderot est mort en 1784. UEnlrelien avec d'Alembert, le Rve, et la Suite de PEnlrelien paraissent en 1830, le Supplment au voyage/ de Bougainville en 1796, de mme qu(' Jacques le Fataliste et son Matre et que la Religieuse. Le Neveu de Rameau est publi seulement en 1823, le Paradoxe sur le Comdien en 1830, les Salons diverses dates, de 1819 1857. Sans compter tous les papiers et les indits que renferme l'dition complte de Tourneux et Asszat.

PREFACE

systme et assure sa fortune philosophique et

fragments, mieux et valu rester inconnu que d'tre mconnu. Combien prfrable l'aventure d'un Stendhal, en avance sur son temps, qui attend son public un demi-sicle, mais qui le trouve enfin, capable de le comprendre et passionn pour ses moindres crits. Il semble tort que les plus notoires crivains soient les mieux connus : non seulement les jugements ports sur

eux ne sont gure sujets rvision, mais les considrants mme qui les ont motivs sont indfiniment rajusts, tays sur des monographies, dilus, lamins dans des thses de Sorbonne. Selon la critique traditionnelle, Diderot ne peut prtendre qu' des rles de second plan, tant, son poque, le moins classique, peuttre le moins franais, et certainement le plus moderne des crivains. Il s'carte plus que Voltaire et Montesquieu du caractre et de la tenue d'esprit qu'on avait gnralement sous Louis XIV, plus mme que Rousseau, car celui-ci conserve dans les carts de sa sensibilit, comme dans les dbordements de son lyrisme oratoire, le got justement de la belle ordonnance. Diderot, le doit-il sa hte d'improvisation, offre quelque chose de plus dli, de plus vif et spontan, autant dans la forme que pour la suite et pour le fond des ides. Estce parce qu'il dborde le cadre un peu resserr de la tradition franaise qu'il fut plus tt et plus exactement apprci par l'tranger que dans sa patrie ? Soit par l'influence de Grimm et de la

comprendre, sa comptence traiter de tout, le maintinrent la hauteur de toutes les exigences et mme lui permirent de suppler au pied lev un collaborateur dfaillant. Sans doute encore d'autres parmi ses contemporains connurent cette presque universaht (1) Grousl. Lessing et le got franais en Allemagne.

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Correspondance, soit par la pntration de ses thories dramatiques et l'intermdiaire de Lessing, c'est lui surtout qui reprsente en Allemagne le got franais (1). Le jeune Gthe lit de prs Jacques le Fntaliste et traduit Le Neveu de Rameau ; on sait que l'ouvrage fut d'abord connu chez nous par une version de M. de Saur, faite d'aprs la traduction allemande et donne impudemment pour l'original. Parce qu'il tait trop moderne, il fut jug mal et ncessairement mal jug par ses contemporains et surtout par les critiques de l'poque impriale, comme Geofroy. Par l mme il mrite d'tre rhabilit dans ses titres valables de prcurseur. Moderne, il l'est par beaucoup de cts et presque de tout point. Non seulement par son ardente et sympathique curiosit qui le porte vers toutes les manifestations d'activit intellectuelle, artistique, scientifique, conomique, technique, mais par la nature et la qualit mme de cette curiosit. Sans doute la direction de V Encyclopdie lui en faisait-elle une ncessit, mais sa facult prodigieuse d'adaptation, sa prparation tout

d'aptitudes, Voltaire par exemple, bien qu' un moindre degr. Mais l mme il convient de marquer une diffrence qui n'est pas sans valeur. Quand Voltaire travaille les mathmatiques avec la marquise du Ghtelet, ou se met l'cole de Newton, ses recherches il veut un rsultat concret, et nous avons les Elments de la Philosophie de Newton ; de ses herborisations ou de ses tudes musicales Rousseau tire les Lettres sur la Botanique ou le Dictionnaire de Musique. Chez Diderot, rien de pareil: en tout il recherche la jouissance, non le profit ; c'est un voluptueux et, dj, un dilettante. Ses thories sur la musique, allez les chercher, avec bien d'autres choses, dans Le Neveu de Rameau, ses thories sur l'ducation des femmes, vous les trouverez ngligemment indiques dans ses lettres, dans quelques pages exquises consacres l'reintement du pdantesque et lourd Thomas. Ou, plus exactement, il n'a pas de thories, pas de systme, seulement des impressions, des ractions spontanes de l'intelligence et de la sensibilit ; il traite de tout par incidence, dans une rplique de dialogue, dans une parenthse, dans une boutade, interrompant un dveloppement pour prendre le lecteur tmoin ou partie. Causeur plutt qu'crivain, domin, mme quand il crit, par le laisser-aller de la conversation. De l sa supriorit dans ses entretiens, ses dialogues et sa correspondance ; de l, dans ses contes et ses romans, la frquence de la forme dialogue et son charme.

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Son action s'exerce par rayonnement ; rpandre des ides, voil son but ; la parole est son instrument plus volontiers que la plume ; surtout il affranchit des esprits et anime des bonnes volonts. Il n'a pas la rage d'tre un crivain et ne fonde pas sa gloire de chef d'cole sur ses ouvrages. Il ne produit pas sous l'in-

fluence d'une imprieuse ncessit interne, mais par occasion, souvent pour rendre service, sans plus. Les Salons sont ns la demande de Grimm et pour fournir de la copie sa correspondance ; mais l'imagination s'est lch la bride, un genre nouveau s'est trouv cr par hasard, et qui devait fournir une belle carrire. L'uvre une fois faite, Diderot n'y pense plus, le manuscrit qui circule tendra le cercle de son influence, et cela seul importe. Qu'il arrive jusqu'au port et trouve un diteur, cela ne le proccupe point ; aussi ne sera-t-il gure imprim qu'aprs sa mort. Cette indiffrence tonne presque autant que cette facilit d'improvisation. Facilit tout apparente d'ailleurs, et qui, si elle n'tale pas un appareil critique de notes et de rfrences, repose sur des tudes prcises et suppose une lente et mthodique formation d'esprit. C'est dans l'atelier de Chardin, par ses conversations avec Greuze, Pigalle et Falconet, que Diderot s'est assimil la technique de l'art. C'est l'hpital, la clinique, avec les professionnels qu'il a rassembl ses Elments de Physiologie ; nous possdons l toutes les notes accumules qui lui servirent pour composer Le Rve de d'Alembert.

il n'est venu la critique de se poser pareille question pour les personnages de Corneille ou les hros de Racine, pas davantage nous ne nous en inquitons pour Saint-Preux, ni mme pour Candide. Diderot, sur ce point, s'empresse audevant de notre curiosit : regardez vivre, avec

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quelle intensit, avec quel relief, le neveu de Rameau. Et si l'on objecte qu'il n'y a l rien d'tonnant, puisqu'il s'agit d'un portrait d'aprs nature, prenez La Religieuse : la suprieure du couvent d'Arpajon est une tude, non seulement de physiologie, mais de pathologie, et c'est tellement vrai, tellement rel, que le marquis de Groismare tait prt intervenir en faveur de la pauvre Sainte-Suzanne ; nous savons cependant que ce roman est uvre d'imagination pure, un jeu de socit, une mystification. D'autres consquences dcoulent de cette tournure d'esprit et de cette mthode avec laquelle Diderot examine la nature. On sait ce qu'il doit Bayle et Spinoza. Son fataliste rappelle assez souvent le grand rouleau sur lequel est crite la suite ncessaire de nos actes. Mais il n'accepte pas tel quel le dterminisme logique et mathmatique de Spinoza : pour lui, cet enchanement, abstrait encore une fois, de consquences qui s'entranent par dduction des thormes et des corollaires, doit tre complt par la ncessit sans contingence des lois de la nature. Nous agissons, ou nous sommes agis par des fatalits naturelles qui sont en nous ou autour de nous, l'empire desquelles nous ne pouvons ndus drober. Nous dpendons de nos organes, de notre hrdit, de toute l'histoire coule ; leur influence peut tre attnue ou corrige, non supprime. Et c'est le dterminisme physique, le dterminisme physiologique, le dterminisme historique.

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S'il est vrai que l'essence de toute dcouverte scientifique est d'tre dpasse presque aussitt qu'tablie, s'il est vrai que, si nettes et prcises que soient certaines formules des Elments, on trouve des thories transformistes des expressions doctrinales plus compltes, j'aimerais que, sans faire tort Lamarck,' on . ne ft point ingrat envers de Maillet, Robinet et Diderot. Celui-ci n'et-il d'autre mrite que d'avoir incorpor au domaine littraire les sciences naturelles et la physiologie, ce serait une chose d'extrme consquence. Et c'est prcisment par o survit Fontenelle, pour avoir mis l'astronomie la porte des honntes gens dans sa Pluralit des Mondes. Et cette proccupation l'a servi mme dans ses uvres plus spcialement littraires. Nous lui devons de renouer la tradition rompue depuis le xvi sicle et de restituer l'homme dans son intgrit. Il semble que depuis Rabelais, un mdecin, et Montaigne, un grotant, la littrature se soit complu imaginer un homme abstrait, ne vivant que par l'esprit, n'ayant que des passions de tte, sans support et sans conditions physiques. On a pu se demander quelle tait la complexion d'Hamlet, s'il tait gros et court, grand et maigre ; jamais

Enfin nous pouvons trouver dans cet ordre de proccupations, autant et plus que dans l'influence de son temps et de son milieu, l'explication et la justification de cet athisme matrialiste, qui lui valut, de son vivant, l'admiration de quelques sots et la haine de beaucoup d'autres, qui n'taient pas moins sots. En se fondant sur la chane des tres et leurs transformations successives par adaptation et

diffrenciation, Diderot a pu se construire un systme de l'Univers o n'avait que faire l'hypothse Dieu et d'o l'acte personnel de la cration devait tre rejet. Dans la Prire qui termine i Interprtation de la Nature, il semble bien que la seconde partie de l'alternative, ou, ou, peut-tre, ne soit qu'une prcaution de style; en tout cas, elle peut tre considre comme le symbole de la foi naturaliste de Diderot. J'ai commenc par la Nature, qu'ils ont appele ton ouvrage ; et je finirai par toi, dont le nom sur la terre est Dieu. Dieu ! je ne sais si tu es ; mais je penserai comme si tu voyais dans mon me, j'agirai comme si j'tais devant toi.

Rousseau, car il n'a point besoin d'un horloger , pour rgler la marche du monde, non plus que d'un Dieu pour rcompenser et punir. Il attend la mort sans crainte ni sans espoir, aprs le labeur d'une longue vie, comme le repos du sommeil aprs une longue journe de labeur. Il a, comme dit Metchnikoff, l'instinct naturel de la mort . Et il l'exprime avec une simplicit magnifique dans la lettre, souvent cite, du 23 septembre 1762, adresse Sophie Volland : Pourquoi, plus la vie est remplie, moins on y est attach ? Si cela est vrai, c'est qu'une vie

17 Si j'ai pch quelquefois contre ma raison, ou ta loi, j'en serai moins satisfait de ma vie passe ; mais je n'en serai pas moins tranquille sur mon sort venir, parce que tu as oubli ma faute aussitt que je l'ai reconnue. Je ne te demande rien dans ce monde ; car le cours des choses est ncessaire par lui-mme, si tu n'es pas ; ou par ton dcret, si tu es.

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J'espre tes rcompenses dans l'autre monde, s'il y en a un ; quoique tout ce que je fais dans celui-ci, je le fasse pour moi. Si je suis le bien, c'est sans effort ; si je laisse le mal, c'est sans penser toi. Je ne pourrai m'empcher d'aimer la vrit et la vertu, et de har le mensonge et le vice, quand je saurais que tu n'es pas, ou quand je croirais que tu es et que tu t'en offenses. Me voil tel que je suis, portion ncessairement organise d'une matire ternelle et ncessaire, ou, peut-tre, ta crature. Mais si je suis bienfaisant et bon, qu'importe mes semblables que ce soit par un bonheur d'organisation, par des actes libres de ma volont ou par le secours de ta grce ? Et il ajoute firement : Il n'appartient qu' l'honnte homme d'tre athe. Il s'affranchit du disme auquel restent attachs Voltaire et

occupe est communment une vie innocente ; c'est qu'on pense moins la mort, et qu'on la craint moins ; c'est que, sans s'en apercevoir, on se rsigne au sort commun des tres qu'on voit sans cesse mourir et renatre autour de soi ; c'est qu'aprs avoir satisfait pendant un certain nombre d'annes des ouvrages que la nature ramne tous les ans, on s'en dtache, on s'en lasse ; les forces se perdent, on s'affaiblit, on dsire la fin de la vie, comme aprs avoir bien travaill on dsire la fin de la journe ; c'est qu'en vivant dans l'tat de nature, on ne se rvolte pas contre les ordres que l'on voit s'excuter si ncessairement et si universellement ; c'est qu'aprs avoir fouill la terre tant de fois, on a moins de rpugnance y descendre ; c'est qu'aprs avoir sommeill tant de fois sur la surface de la terre, on est plus dispos sommeiller un peu au-dessous ; c'est, pour revenir une des ides prcdentes, qu'il n'y a personne parmi nous qui, aprs avoir beaucoup fatigu, n'ait dsir son lit, n'ait vu approcher le moment de se coucher avec un plaisir extrme; c'est que la vie n'est, pour certaines personnes, qu'un long jour de fatigue, et la mort qu'un long sommeil, et le cercueil qu'un lit de repos, et la terre qu'un oreiller o il est doux la fin d'aller mettre sa tte pour ne la plus relever. Je vous avoue que la mort, considre sous ce point de vue, et aprs les longues traverses que j'ai essuyes, m'est on ne peut plus agrable. Je veux m'accoutumer de plus en plus la voir ainsi.

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dsirable en tout tat, Et notre philosophe commence ainsi VEnirelien d'un Pre avec ses Enfants : CHAPITRE PREMIER Mon pre, homme d'un excellentjugement, mais homme pieux, tait renomm dans sa province pour sa probit rigoureuse. Il fut, plus d'une fois, choisi pour arbitre entre ses concitoyens ; et des trangers qu'il ne connaissait pas lui confirent souvent l'excution de leurs dernires volonts. Les pauvres pleurrent sa perte lorsqu'il mourut. Pendant sa maladie, les grands et les petits marqurent l'intrt qu'ils prenaient sa conservation (2). Il avait pous Anglique Vigneron^ dont le frre tait chanoine et qui devait rsigner au jeune Denis son canonicat. Le sort ne le voulut pas, comme nous l'apprend Diderot lui-mme dans V Entretien d'un Pre : ]\IoN PRE, Le chanoine Vigneron, ton oncle, tait un homme dur, mal avec ses confrres, dont il faisait la satire continuelle par sa conduite et par ses discours. Tu tais destin lui succder ; mais, au moment de sa mort, (1) Rfulalion de l'ouvrage d'Helvlius intitul /'Homme , t, II, p,413. (2)T,V, p, 281,

BIOGRAPHIE La biographie de Diderot est doublement intressante, d'abord parce que, chez lui surtout, l'uvre c'est l'homme, ensuite parce qu'il nous en fournit luimme, de premire main, les lments essentiels.il ne s'est pas, comme M^^ de Staal de Launay, content de se peindre en buste , il s'est peint au naturel, sans se flatter, avec une vracit suffisante, parfois mme avec une vrit presque mahgne, et s'il y a Heu de retoucher, de-ci, de-l, les traits et les faits de son autobiographie, dissmins dans toute son uvre, c'est le plus souvent pour attnuer la couleur, pour adoucir le jugement qu'il porte sur lui. I. SA FAMILLE Son pre, Didier Diderot, tait d'une vieille famille tabhe depuis longtemps Langres, o elle exerait la profession de coutelier depuis deux cents ans. Il avait beaucoup d'habilet dans son mtier et, dit Mme de Vandeul, avait imagin des lancettes particulires . Son fils lui rend ce pieux tmoignage : Il excellait dans l'art de travailler les instruments de la

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chirurgie dont les oprations lui taient familires ; quoique sa fortune ft peu considrable et qu'il y et beaucoup plus gagner se prter aux visions d'un mauvais chirurgien qu' fabriquer un bon instrument, une forte somme d'argent ne l'y aurait pas dtermin : il se serait regard comme le complice d'une opration funeste ; il ne faisait aucune diffrence entre un ouvrier qui aurait fabriqu un pareil instrument, contre ses lumires et sa conscience, et celui qui aurait fabriqu un poignard destin tuer le malade (1). Cette honntet bien tablie lui avait valu l'estime gnrale^ comme le constate Grimm dans sa Correspondance, mars 1771 : M. Diderot, matre coutelier Langres^ mourut en 1759^ gnralement regrett dans sa ville^ laissant ses enfants une fortune honnte pour son tat^, et une rputation de vertu et de probit

on pensa dans la famille qu'il valait mieux envoyer en cour de Rome, que de faire, entre les mains du chapitre, une rsignation qui ne serait point agre. Le courrier part. Ton oncle meurt une heure ou deux avant l'arrive prsume du courrier, et voil le canonicat et dix-huit cents francs perdus. Ta mre, tes tantes, nos parents, nos amis taient tous d'avis de celer la mort du chanoine. Je rejetai ce conseil ; et je fis sonner les cloches sur-le-champ. Moi. Et vous ftes bien. Mon Pre. Si j'avais cout les bonnes femmes et que j'en eusse eu du remords, je vois que tu n'aurais pas balanc me sacrifier ton aumusse. Moi. ' Sans cela. J'aurais mieux aim tre un bon

philosophe ou rien, que d'tre un mauvais chanoine (1). Il eut, vers la soixantaine, une perte subite de la mmoire, qu'il gurit par une cure Bourbonne. Mon pre a fait deux fois le voyage de Bourbonne ; la premire pour une maladie singulire, une perte de mmoire dont il y a peu d'exemples. Quand on lui parlait, il n'avait aucune peine suivre le discours qu'on lui adressait : voulait-il parler, il oubliait la suite de ses ides, il s'interrompait ; il s'arrtait au milieu de la phrase qu'il avait commence ; il ne savait plus ce qu'il avait dit, ni ce qu'il voulait dire, et le vieillard se mettait pleurer. Il vint ici, il prit les eaux en boisson ; elles lui causrent une transpiration violente et en moins de quinze jours il reprit le chemin de sa ville, parfaitement guri. Ni sa fille qui l'avait suivi, ni son fils l'abb, ni ses amis ne purent lui faire prendre un verre d'eau de plus que le besoin qu'il crut en avoir. Il aimait le bon vin. Il disait : je me porte bien ; j'entends vos raisons ; je raisonne aussi bien et mieux que vous ; qu'on ne me parle plus d'eaux ; qu'on me donne du bon vin; et quoiqu'il eut la soixantaine passe, temps o la mmoire baisse et le jugement s'affaiblit, il n'eut jamais aucun ressentiment de son indisposition. Son second voyage ne fut pas aussi heureux. Le docteur Juvet avait dit trs sensment que les eaux n'taient pas appropries sa maladie. C'tait une hydropisie de poitrine. Il se hta de le renvoyer ; et cet homme, que les gens de bien regrettent encore, et qu'une foule de pauvres, qu'il secourait l'insu de sa famille, accompagnrent au dernier domicile, mourut ou plutt s'endormit du sommeil des (1)T. V, p.302.

ne doute point que les yeux de ma mre ne m'aient cherch son dernier instant. Il est minuit. Je suis seul, je me rappelle ces bonnes gens, ces bons parents ; et mon cur se serre quand je pense qu'ilsonteu toutes les inquitudes qu'ils devaient prouver sur le sort d'un jeune homme violent et passionn, abandonn sans guide tous les fcheux hasards d'une capitale immense, le sjour du crime et des vices, sans avoir recueilli un instant de la douceur qu'ils auraient eue le voir, en entendre parler, lorsqu'il eut acquis par sa bont naturelle et par l'usage de ses talents la considration dont il jouit : et souhaitez aprs cela d'tre pre ! J'ai fait le malheur de mon pre, la douleur de ma mre tandis qu'ils ont vcu, et je suis un des enfants les mieux-ns qu'on puisse se promettre ! Je me loue moimme ; cependant je ne suis rien moins que vain, car une des choses qui m'aient fait le plus de plaisir, c'est le propos bourru d'un provincial quelques annes aprs la mort de mon pre. Je traversais une des rues de ma ville ; il m'arrta par le bras et me dit : Monsieur Diderot, vous tes bon, mais si vous croyez que vous vaudrez jamais votre pre, vous vous trompez. Je ne sais si les pres sont contents d'avoir des enfants qui vaillent mieux qu'eux, mais je le fus, moi, de m'entendre dire que mon pre valait mieux que moi. Je crois et je croirai tant que je vivrai que ce provincial m'a dit vrai Je ne sais ce qui m'est arriv ; mais je me sens un fond de tendresse infinie. Tout ce qui distrait mon cur de sa pente actuelle m'est ingrat... De grce, mes amis, encore un moment. Soufrez que je m'arrte et que je me livre encore un moment la situation d'me la plus dlicieuse... Je ne sais ce que j'ai. Je ne sais ce que j'prouve. Je voudrais .pleurer.., mes parents, c'est sans doute un tendre souve. nir de vous qui me touche!... O toi, qui rchauffais mes pieds froids dans tes mains ! ma mre !... Que je suis triste !... Que je suis heureux ! S'il est un tre qui ne me comprenne pas, ft-il assis sur un trne, que je le plains ! (1) De sa mre, il par]e peu. Il semble qu'elle fut une ! bonne femme, trs aime de son mari, qu'elle prcda

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justes, le lendemain de son retour, le jour de la Pentecte (1759), entre son fils et sa fille qui craignaient de rveiller leur pre qui n'tait dj plus. J'tais alors Paris. Je n'ai vu mourir ni mon pre ni ma mre ; je leur tais cher, et je

(1) Voyage Boarbonne, t. XVII, pp. 334 sqq.

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que par mon got pour les choses excellentes. Combien j'en aurais citer de beaux traits si je voulais ! Ses bonnes actions sont ignores ; celles de l'abb sont publiques (2).

de onze ans dans la tombe,, et en mme temps une mre trs tendre, d'esprit assez simple, s'il faut s'en tenir cette anecdote, la seule que nous rapporte d'elle notre philosophe. Un tableau de Le Prince, au Salon de 1767, lui en fournit l'occasion. Ma mre, jeune fille encore, allait l'glise ou enrevenait, sa servante la conduisant par le bras. Deux bohmiennes l'accostent, lui prennent la main, lui prdisent des enfants, et charmants, comme vous le pensez bien, un jeune mari qui l'aimera la folie, et qui n'aimera qu'elle, comme il arrive toujours ; de la fortune ; il y avait une certaine hgne qui le disait et ne mentait jamais ; une vie longue et heureuse, comme l'indiquait une autre ligne aussi vridique que la premire. Ma mre coutait ces belles choses avec un plaisir infini, et les croyait peut-tre, lorsque laPythonisse lui dit : Mademoiselle, approchez vos yeux ; voyezvous bien ce petit trait-l, celui qui coupe cet autre? Je le vois. Eh bien, ce trait annonce... Quoi ? Que si vous n'y prenez garde, un jour on vous volera. Oh ! pour cette prdiction, elle fut accomplie. Ma bonne mre, de retour la maison, trouva qu'on lui avait coup ses poches (1).

{1] Salon de 1767, t. XI, p. 203. (2) Voyage Bour bonne, t. XVII, p. 335.

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Diderot trace ainsi leur portrait dans une lettre Sophie Volland_, sous la date du 31 juillet 1759. Ma sur est vive, agissante, gaie, dcide, prompte s'offenser, lente revenir, sans souci ni sur le prsent ni sur l'avenir, ne s'en laissant imposer ni par les choses ni par les personnes ; libre dans ses actions, plus libre encore dans ses propos ; c'est une espce de Diogne femelle. Je suis le seul homme qu'elle ait aim ; aussi m'airae-t-elle beaucoup ! Monpiaisir la transporte ; ma peine la tuerait. L'abb est n sensible et serein. Il aurait eu de l'esprit ; mais la religion l'a rendu scrupuleux et pusillanime. II est triste, muet, circonspect et fcheux. Il porte sans cesse avec lui une rgle incommode laquelle il rapporte la conduite des autres et la sienne. Il est gnant et gn. C'est une espce d'Heraclite chrtien, toujours prt pleurer sur la folie de ses semblables. Il parle peu, il coute beaucoup : il est rarement satisfait. Doux, facile, indulgent, trop peut-tre, il me semble que je tiens entre eux un assez juste milieu (1). jVIme de Vandeul confirme ces jugements dans ses Mmoires, ajoutant pour sa tante qu'elle tait d'une religion si austre qu'elle n'a point connu de plus violent chagrin que la passion de son frre pour les lettres et qu'elle donnerait sa vie de bon cur pour anantir ses ouvrages. Quant l'oncle, elle corse un peu le portrait : Mon oncle a fait, ainsi que mon pre, ses tudes aux Jsuites. Violent, vif, plein de connaissances thologiques,

Il donna son nom d'Anglique son premier enfant, une fille ne le 13 aot 1744, etson quatrime, Marie-Anglique, ne le 2 septembre 1753, la seule qui ait survcu et qui devint M^^ de Vandeul. Didier Diderot eut quatre enfants. Mes parents ont laiss aprs euxunfils an, qu'on appelle Diderot le philosophe, c'est moi ; une fille qui a gard le clibat, et un dernier enfant qui s'est fait ecclsiastique. C'est une bonne race. L'ecclsiastique est un homme singulier, mais ses dfauts lgers sont infiniment compenss par une charit illimite qui l'appauvrit au milieu de l'aisance. J'aime ma sur la folie, moins parce qu'elle est ma sur

il mit la rigueur cette maxime de l'Aptre :ii^ors V Eglise, point de salut. Il s'est brouill avec mon pre parce qu'il n'tait pas chrtien, avec ma mre parce qu'elle tait sa femme ; il n'a jamais voulu me voir parce que j'tais sa fille ; il n'a jamais voulu embrasser mes enfants parce qu'ils taient ses petits-fils et mon poux, qu'il recevait avec bont, a trouv sa porte ferme depuis que je suis devenue sa femme. Il a t attach M. de Montmorin, vque de Langres, pendant toute sa vie; il est chanoine de la ville, et jouit d'un prieur assez considrable pour lequel il a eu un procs que mon pre a arrang avec des peines (1) T. XVIII, p. 364.

ment qu'il n'y a ni mchancet, ni mauvais dessein ; mais, mon frre, si j'ai quelque tort avec vous, quelque involontaire qu'il soit, je vous en demande pardon . Il faut que ma sur soit fire ; j'entendis qu'elle grommelait : Cela est bien humble pour un an. Cela acheva de donner un grand prix mon excuse Je me suis arrach cinq heures du matin d'entre les bras de ma sur. Combien nous nous sommes embrasss ! Combien elle a pleur ! Combien j'ai pleur aussi ! Je l'aime beaucoup et je crois en vrit que vous ne m'aimez pas plus

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(1) T. I, pp. Lvni-Lix.

incroyables. Plus il est injuste et plus je crains de le calomnier. Il a toutes les vertus qui tiennent dupre dont il est n. Son revenu appartient aux pauvres; chaque hiver un magasin de bois, de bl, de chandelle, de beurre, est ouvert ses concitoyens ; il habille les pauvres, lve les enfants de ces malheureux ; un logement simple, le vtement de son tat le plus rp, quelques dners son chapitre, voil toute sa dpense ; le reste est le patrimoine derindigents ; mais il ne se permet pas de donner un cu un parent ou un pnitent... La seule marque d'amiti qu'il m'ait donne est d'avoir dit la messe pendant un an pour la fille que j'ai perdue, et la mme attention pour mon pre (1). C'est ce pieux atrabilaire que le philosophe ddia son premier ouvrage, VEssai sur le Mrite et la Vertu, traduit trs librement de Shaftesbury, en le priant de l'agrer comme le prsent d'un philosophe et le gage de l'amiti d'un frre. Nous ne savons comment fut accueilli le prsent, mais nous savons que l'amiti fut fort trouble. Denis eut se plaindre, ou, du moins, se plaignit de son frre dans les lettres qu'il crivait son pre. La mort de celui-ci, le partage de la succession et le voyage que fit Diderot Langres en juilletaot 1759 permirent un rapprochement dont le philosophe fit les frais de bonne grce. En parcourant les lettres que j'crivais mon pre, il y avait trouv quelques mots qui l'avaient offens ;il s'en plaignit amrement, et cela dans les premiers jours. Je lui dis : Je ne sais ce qu'il y a dans ces lettres, je sais seule-

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qu'elle. L'abb voyait cela et il en tait touch ; je lui ai recommand le bonheur de cette chre sur, et elle le bonheur de son frre. Elle s'acquittera bien de ce devoir. Je me suis offert tre le mdiateur de leurs petits dmls s'il en survient ; et l'abb, qui a lieu, m'a-t-il dit, de compter plus encore sur mon quit que sur mon affection, m'a accept. Il a eu tort de dire comme cela, car en vrit il n'y a pasunhomme de sa robe que j'estime plus que lui. Il est sensible ; il est vrai qu'il se le reproche ; il est honnte, mais il est dur. Il et t bon ami, bon frre, si le Christ ne lui et ordonn de fouler aux pieds toutes ces misres-l. C'est un bon chrtien qui me prouve tout moment qu'il vaudrait mieux tre un bon homme, et que ce qu'ils appellent la perfection vanglique n'est que l'art funeste d'touffer la nature qui et parl en lui peut-tre aussi fortement qu'en moi... Nous nagions tous les trois dans la joie lorsqu'un vnement dd rien a pens tout dtruire. Hier au soir il arrive, il ^ voit des malles qui se remplissent ; il prtend que je n'ai pas mme daign lui annoncer mon dpart ; que c'tait un arrangement fait entre ma sur et moi ; qu'on le nglige ; que l'on se cache de lui ; qu'on lui tait tout ;

qu'on ne l'aime pas ; qu'il le voit jusque dans les plus petites circonstances ; et puis voil mon homme qui se dsole, qui touffe, qui ne peut ni boire, ni manger, ni parler ; et moi de lui prenare les mains, de l'embrasser, de lui protester tout ce que je sentais, peut-tre plus queje ne sentais. Son tat me faisait piti, je tremblais pour le s rt de ma sur, qui me disait : Tenez, voil la vie qu'il me prpare; il faudra que je me drange tous les jours la tte pour remettre la sienne. Et puis voil que ce propos et quelques autres, de la mme trempe, qu'elle ne sait que trop bien tenir, rallument l'orage qui commenait se dissiper ; et mon philosophe qui ne sait plus quel saint se vouer entre ^ des gens qui se mettent le march la main, et qui se retirent l'un d'un ct, l'autre de l'autre, au grand tonnement des domestiques qui avaient servi le souper et qui regardaient en silence trois tres muets, chacun dix pieds de la table, l'un tristement appuy sur ses mains, i c'tait moi ; l'autre renvers sur sa chaise comme quelqu'un ' qui a envie de dormir, c'tait ma sur ; le troisime se tourmentant sur sa chaise, cherchant une bonne posture et n'en trouvant point. Cependant, aprs avoir loign les domestiques, je pris la parole ; je leur rappelai ce qu'ils s'taient protest sur le corps de leur pre expir ; je les conjurai, par l'amiti qu'ils avaient pour moi et par la

Ce n'taientpas des discours, c'taient des mots entrecoups, c'taient les dmonstrations les plus douces et les plus expressives. L'abb s'est lev de grand matin ; il est venu le premier dans ma chambre, et il m'a tenu des propos, moiti religion et moiti raison, qui n'taient pas trop mauvais et il m'a fait sentir au doigt que quand le cur tait partial, quoiqu'on s'observt, il tait impossible qu'il n'y part pas dans les actions. Que rpondre cela? Que j'avais peu vcu avec lui, que je ne le connaissais pas autant que ma sur, etautres forfanteries qu'on tient pour ne pas demeurer court, et qui ne trompent que ceux qui nous aiment et qui ont de l'intrt les croire ; mais comment faire autrement ? (1) L'accord entre les deux frres ne dura pas longtemps, puisque^, un an aprs, le 29 dcembre 1760, le philosophe adressait l'abb cette Lettre mon frre sur l'intolrance que Naigeon place la suite de V Apologie de l'Abb de Prades et qui montre combien ils taient spars sur la religion. Elle se termine ainsi : Voil, cher frre, quelques ides quej'airecueillies, et que je vous envoie pour vos trennes. Mditez-les, et vous abdiquerez un systme atroce qui ne convient ni la droiture de votre esprit, ni la bont de votre cur. (1) Lettres Sophie Volland, t. XVIII, pp. 378-382.

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douleur qu'ils me causaient, de finir une situation qui m'accablait, je pris ma sur par la main : Non, mon frre, cet homme a t et sera toute sa vie insociable ; je veux m'aller coucher. Non, chre sur, vous ne me renverrez pas avec ce chagrin. Je ne sais avec qui cet homme a vcu ; il est toujours prt souponner des complots. Mon frre, laissez-la aller, vous voyez bien que, quand nous nous embrasserons, elle ne m'en aimera pas davantage. Cependant j'entranais ma sur qui se laissait aller en se faisant tirer. Nous arrivmes enfin jusqu'au prtre et je les rapatriai. Nous mangemes un souper froid, pendant lequel je leur fis chacun un trs beau sermon. J'tais touch, je ne sais ce que je leur dis ; mais la fin de tout cela, c'est qu'ils se tendirent les mains d'un ct de la table l'autre, qu'ils se les saisirent, qu'ils se les serrrent, qu'ils avaient les larmes aux yeux ; et qu'aprs s'tre avou bien franchement leurs torts, ils me demandrent mille pardons et m'accablrent de caresses.

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Oprez votre salut, priez pour le mien, et croyez que tout ce que vous vous permettrez au del est d'une injustice abominable aux yeux de Dieu et des hommes (1). Est-ce cette poque, est-ce plus tard qu'il faut placer la tentative de rconciliation dont parle Mme de Vandeul. Son texte semble bien dire que ce fut plus tard, et Diderot, aussi bien, ne met pas en jeu d'intermdiaire. Mon pre fit un voyage il y a quinze ans dans sa ville. Un abb Gauchat, objet des plaisanteries de Voltaire, tenta

de rapprocher les deux frres ; mon pre fit toutes les avances, quoiqu'il ft son an. Le chanoine lui demanda une promesse de ne plus crire contre la religion, mon pre s'y engagea par une lettre qu'il lui crivit ; il exigea qu'elle ft imprime et que mon pre ajoutt une rtractation de tout ce qu'il avait fait prcdemment ; mon pre refusa, et la ngociation fut au diable. Aprs la mort de mon pre, il fit demander ses papiers pour les jeter au feu ; ils taient en Russie avec sa bibliothque. Cette rponse le calma un peu, mais il est toujours dans la crainte qu'ils ne renaissent, et sa vieillesse est trouble par cette ide (2). Il est vraisemblable que c'est en 1770, dans le voyage que Diderot fit Langres avec Grimm. J'aipassmespremiersjours Langres, dans ma famille et celle de mon gendre futur. Je disais, en arrivant, Grimm: Je crois que ma sur sera bien caduque; jugez de ma surprise, lorsqu'elle s'est lance vers notre voiture avec une lgret de biche, et qu'elle m'a prsent baiser un visage de Bernardin. Toute la ville tait en attente sur l'entrevue des deux frres, qui ne se sont pas encore aperus; ce n'a pas t la faute d'alles, devenues, depourparlers, de ngociateurs mles et femelles. La fin de tout cela, c'est que les deux frres ne sont point raccommods, et que la sur et le frre, qui taient bien ensemble, seront brouills. Cela me peine beaucoup ; je n'ai trouv qu'un moyen de m'tourdir l-dessus, c'est de travailler du matin au soir (3).

voyage, puisqu'il avait en partie son mariage pour but, et qu'elle s'en rappelle aussi la date exacte. C'est un point de dtail intressant, car il nous permet de fixer quinze ans plus tard, soit en 1785, tout de suite aprs la mort du philosophe, la rdaction des Mmoires et de faire dfinitivement justice, aprs Asszat, de l'inexacte assertion de Jal, en rendant ce tmoignage fihal toute sa valeur, quant" la fracheur et la prcision des souvenirs. Contrairement aux craintes de Diderot, ce n'est pas avec lui, mais avec l'abb que leur sur finit par se brouiller ; elle avait d se sparer de lui ds 1762. Enfin ma sur se spare au mois de septembre d'avec ce maudit saint qui la faisait damner. Cette conduite ingrate l'a brouill avec son vque et avec tous ses amis. II se relgue dans le fond d'un de nos faubourgs, au milieu de la plus vile canaille de la ville, et il se voue entendre, le reste de sa vie, depuis quatre heures du matin jusqu' huit heures du soir, les impertinences d'une vingtaine de bgueules qu'il dirige. Voil-t-il pas uneviebienutilelasocit(2). Le quatrime enfant tait une fille qui s'tait faite religieuse malgr sa famille. Son ordre permettait une fois l'anne ses parents de la voir. Mon pre y fut ; elle lui parla avec tant de chaleur, d'enthousiasme et d'loquence qu'il revint persuad que sa tte tait altre ; en effet, elle est morte folle (2). Diderot a group ces caractres, on pourrait dire ces portraits de famille, son pre, son frre, sa sur et luimme, dans le charmant Entretien d'un Pre avec ses Enfants, par quoi l'on peut voir en outre le sujet ordinaire de leurs conversations, leur got commun pour les questions de morale et de justice, qu'ils pouvaient rsoudre diffremment, mais qu'ils traitaient

(1) T. I, p. 490. (2) Mmoires sur Diderot, t. I, p. lix. (3) Lellre Sophie Volland, 15 juillet 1770, t. XIX, p. (1) Lellre Sophie Volland, 31 juillet 1762, t. XIX, p. 90. (2) Ibid., t. I, p. LViii.

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Il est naturel que M^^ de Vandeul se rappelle ce

avec un gal souci de l'quit. L'on y sent quelle

action l'exemple de son pre exera pour toujours sur lui, tout ce qu'il lui devait pour la formation de sa sensibilit, pour la droiture,, pour la bonhomie, pour l'amour des humbles et l'active sympathie leur endroit. Il faut se rappeler cette influence d'un milieu famihal honnte, de cette bonne bourgeoisie artisane, pour le distinguer, comme il se distingue, en effet* de ses contemporains. Voltaire, plus aristocrate, plus riche, Rousseau, de petite extrace , comme disait le pauvre Villon, mal lev, qui fut laquais et qui en conserva l'me, les sentiments et les haines, mme aprs en avoir dpos l'habit.

ou que j'aime, je sais pourquoi. Il est vrai que je suis port naturellement ngliger les dfauts et m'enthousiasmer des qualits (1). A huit ou neuf ans^ raconte sa fille, il commena ses tudes aux Jsuites de sa ville ; douze il fut tonsur. Il tait bon lve, tel point que ses matres voulurent l'attacher leur ordre, il rem! portait tous les prix.

II. SES PREMIRES ANNES ET SES DBUTS Il naquit Langres le 6 octobre 1713. Aprs avoir vu ce qu'il devait sa famille, voyons ce qu'il pouvait devoir aux influences, dominantes aussi, mais plus difciles dmler, de sa petite patrie. Il nous le dira lui-mme, avec cette aisance et cette sincrit qu'il apporte ordinairement parler de lui: Les habitants de ce pays ont beaucoup d'esprit, trop de vivacit, une inconstance de girouettes ; cela vient, je crois, des vicissitudes de leur atmosphre qui passe en vingtquatre heures du froid au chaud, du calme l'orage, du serein au pluvieux. II est impossible que ces effets ne se fassent sentir sur eux, et que leurs mes soient quelque temps de suite dans une mme assiette. Elles s'accoutument ainsi, ds la plus tendre enfance, tourner tout vent. La tte d'un Langrois est sur ses paules comme un coq d'glise au haut d'un clocher : elle n'est jamais fixe dans un point ; et si elle revient celui qu'elle a quitt, ce n'est pas pour s'y arrter. Avec une rapidit surprenante dans les mouvements, dans les dsirs, dans les projets, dans les fantaisies, dans les ides, ils ont le parler lent. Pour moi, je suis de mon pays ; seulement le sjour de la capitale et l'application assidue m'ont un peu corrig. Je suis constant dans mes gots ; ce qui m'a plu une fois me plat toujours, I Un des moments les plus doux de ma vie, ce fut il y a de plus de trente ans, et je m'en souviens comme d'hier, lorsque mon pre me vit arriver du collge les bras chargs des prix que j'avais remports et les paules charges des couronnes qu'on m'avait donnes, et qui, trop larges pour mon front, avaient laiss passer ma tte. Du plus loin qu'il m'aperut, il laissa son ouvrage, il s'avana sur sa porte, et se mit pleurer. C'est une belle chose qu'un hom.me de bien et svre qui pleure !(2) Il prouva cependant quelques dgots et tta pendant quatre ou cinq jours du mtier paternel, gta tout ce qu'il touchait de canifs, de couteaux ou d'autres instruments , puis, dcidment, prfra l'tude. Son pre le mit au collge d'Harcourt, Paris, o dj il travaille pour les autres, comme il le. devait faire si -souvent par la suite. Il avait trouv dans ses nouveaux camarades un jeune homme assez triste, il lui avait demand le sujet de son souci ; celui-ci lui avoua que l'on devait composer le lendemain, et qu'il tait fort embarrass de sa besogne. Mon pre lui proposa de la faire sa place ; en effet le jeune homme dposa son papier dans une garde-robe, mon pre l'y suivit, fit le devoir, et les professeurs le trouvrent parfaitement bien ; mais ils ajoutrent que jamais ce devoir ne pouvait tre l'ouvrage de celui qui le prsentait* et le forcrent de nommer l'auteur ou de sortir sur-le-champ du collge. Le jeune homme avoua que le nouveau venu s'en tait charg ; ils furent tous les deux trs houspills et mon (1) Lellre Sophie Volland, 12 aot 1759, t. XVIII, p. 376. parce que mon choix est toujours motiv : que je hasse (2) Ibid., 18 octobre 1760, t. XVIII, p. 505.

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(1) Mmoires de Madame de Vandeul, t. I, p. xxxi. (2) Mmoires, t. I, p. xxxiii.

DIDEROT SES PREMIRES ANNES ET SES DBUTS 33 pre renona la besogne des autres pour ne s'occuper que de la sienne. L'objet de tant de fracas tait un morceau de posie ; il fallait mettre en vers le discours que le serpent tient Eve quand il veut la sduire : trange sujet de composition pour de jeunes coliers (1). Il entre ensuite chez Clment de Ris pour apprendre le droit ; il y passe deux ans dvelopper ses connaissances littraires et scientifiques. On lui laisse le choix d'une profession : mdecin^ procureur ou avocat^ et quand on lui demande ce qu'il veut tre, on n'obtient de lui que cette rponse : Ma foi, rien, mais rien du tout. J'aime l'tude ; je suis fort heureux, fort content ; je ne demande pas autre chose. Et il ne fait pas autre chose, en effet, aussi longtemps que dura le peu d'argent et d'effets qu'il avait . Sa mre, de temps en temps, lui faisait passer quelques subsides que lui apportait pied une servante ; la bonne fille fit trois fois ce voyage de soixante lieues l'aller et au retour et elle ajoutait, sans en parler, toutes ses pargnes. Lui-mme se procurait quelques ressources. Il a pass dix ans entiers livr lui-mme, tantt dans la bonne, tantt la mdiocre, pour ne pas dire la mauvaise > compagnie, livr au travail, la douleur, au plaisir, l'ennui, | au besoin ; souvent ivre de gat, plus souvent noy dans " les rflexions les plus amres ; n'ayant d'autre ressource que ces sciences qui lui mritaient la colre de son pre. Il enseignait les mathmatiques ; l'colier tait-il vif, d'un esprit profond et d'une conception prompte, il lui donnait leon toute la journe ; trouvait-il un sot, il n'y retournait plus. On le payait en livres, en meubles, en linge, en argent, ou point, c'tait la mme chose. Il faisait des sermons : un missionnaire lui en commanda six pour les colonies portugaises ; il les paya cinquante cus pice. Mon pre estimait cette affaire une des bonnes qu'il et faites (2). Diderot lui-mme fait allusion cette priode Moi. pnible de sa vie dans son dialogue avec le Neveu de Rameau. Lui, -Dans ce pays-ci, est-ce qu'on est oblig de savoir ce j qu'on montre ? I Moi. Pas plus que de savoir ce qu'on apprend. Lui. Cela est juste, morbleu ! et trs juste ! L, Monsieur le philosophe, la main sur la conscience, parlez net ; il y eut un temps o vous n'tiez pas cossu comme aujourd'hui. Moi. Je ne le suis pas encore trop. Lui. Vous n'iriez plus au Luxembourg en t... Vous vous souvenez ?... Moi. Laissons cela, oui, je m'en souviens. Lui. En redingote de peluche grise... Moi. Oui, oui. Lui. Ereinte par un des cts, avec la manchette dchire et les bas de laine noirs et recousus par derrire avec du fil blanc.

la fin de sa besogne (2). Et oui, oui, tout comme il vous plaira. Lui. Que faisiez-vous alors dans l'alle des Soupirs ? Moi. Une assez triste figure : Lui. Au sortir de l, vous trottiez sur le pav. DIDEROT. 3 Il empruntait aux amis de son pre, qui venaient Paris, de petites sommes, mais un jour, il fit mieux, et c'est une bien jolie anecdote qu'il a d lui-mme raconter M^^ de Vandeul. Il y avait alors au couvent des Carmes dchausss un moine originaire de Lan^res, un peu son parent, appel le frre Ange, homme de beaucoup d'esprit, mais tourment de l'ambition de donner de la considration son corps. II avait fait de son couvent une maison de banque, c'tait (1) Le Neveu de Rameau, t. V, pp. 411-412. (2) Mmoires, t. I, p. xxxiv. 34 DIDEROT Moi. D'accord. Lui. Vous donniez des leons de mathmatiques. Moi. Sans en savoir un mot; n'est-ce pas l que vous vouliez en venir ? Lui. Justement. Moi. J'apprenais en montrant aux autres, et j'ai fait quelques bons coliers (1). Il trouve ensuite une situation plus stable comme prcepteur chez le financier Randon de Boisset, mais, si la vie tait largement assure,, la charge tait astreignante et Diderot, malade et fatigu, ne put y tenir longtemps, retourna dans son taudis, et fut de nouveau livr la misre et l'tu Je. Il avait quelques amis ; sa chambre appartenait au premier qui s'en emparait ; celui qui avait besoin d'un lit venait prendre un de ses matelas et s'tablissait dans sa niche. Il faisait peu prs la mme chose avec eux ; il allait dner chez un de ses camarades ; il voulait crire un mot, il y soupait, y couchait, et y restait jusqu' le moyen de la rendre opulente ; celui de la rendre clbre tait de faire recrue de jeunes gens malheureux et bien ns ; il leur donnait tous les moyens possibles pour se tirer des embarras o ils s'taient fourrs ; il leur offrait une retraite dans son couvent et un moyen de se rconcilier avec leur famille en embrassant la vie monastique. Mon pre avait entendu parler de cet homme, il crut en pouvoir tirer quelque parti, et fut le trouver; le prtexte de sa visite fut le dsir de voir la maison et la bibliothque. Dans cette premire entrevue, il glissa quelques mots sur la douceur d'une vie calme et paisible, un dsir loign de quitter la vie trop orageuse du monde ; et des politesses d'usage terminrent la conversation. Seconde visite : un peu plus de confiance et quelques confidences sur les motifs de plaintes donns son pre et sur le dsir de se raccommoder avec lui. Celle-ci fut suivie de plusieurs autres o le moine affermissait le jeune homme dans le got de la retraite et lui offrait sa mdiation auprs de ses parents. De confidences en confidences aussi ruses d'une part quederautre,monpreavoua au moine que son intention tait de se retirer dans quelque SES PREMIRES ANNES ET SES DBUTS 35

couvent de province, mais qu'il avait auparavant de longues et pnibles affaires terminer. D'abord il fallait travailler assez longtemps pour complter une douzaine de cents francs. Il avait entran une malheureuse crature dans une vie qui ne lui laissait d'autre ressource que le vice ; il tait assez cruel pour lui de ne pouvoir s'en sparer sans regrets, il voulait au moins n'prouver aucun remords. Au fond, il tait jeune ; un an ou deux de plus ne pouvaient qu'affermir sa vocation. Le moine craignait les dlais ; il dit avec dlicatesse mon pre que, puisqu'il prenait de lui-mme le parti de la vie monastique, il lui conseillait d'essayer sa propre maison, et lui vanta et les douceurs de son ordre, et le mrite de ceux qui le composaient. Mon pre lui promit d'y penser, et remit sa dcision au temps o il auraii termin ses afaires, et o elles seraient en bon ordre. Le moine craignit de laisser chapper sa proie. Il est inutile de mener plus longtemps une vie indcente etpnible; voil douze cents francs, rompezvosliens.Lorsquevous serez avec nous, votre pre sera trop heureux, il ne refusera ni le payement de cette somme, ni les dpenses que vous serez oblig de faire. Mon pre s'en fut avec les cinquante louis, paya ses dettes relles au lieu de sa matresse imaginaire, et retourna chez le frre Ange. Il y porta un visage triste et soucieux ; il avait l'air inquiet ; il n'tait pas entirement dtermin ; il ne voulait tromper personne ; il dsirait que le frre Ange obtnt

Peut-tre, dans ce moment, aurait-il peu de confiance dans vos projets ; les choses faites, mon ami, sont d'un grand poids : soyez Carme seulement, et tout ira bien... Mon pre lui remet une note semblable celle du Joueur, pour avoir t nourri, gant, dsaltr, port. Il attrape encore huit ou neuf cents francs, et promet au moine de revenir incessamment occuper une place au rfectoire et une cellule. Il revint en effet ; il voulait bien entrer dans la maison, il tait tout prt ; il ne fallait plus qu'une petite bagatelle ; il n'avait ni livres, ni linge, ni meubles ;fils d'une honnte famille, il ne voulait point entrer dans un ordre en mendiant; frre Ange n'avait qu' faire un tat des efets qu'il croyait dcent d'apporter, il en ferait alors l'acquisition et tout serait merveille. Ceci est inutile, rpondit le moine : entrez seulement, je me charge de vous donner le lendemain toutes les choses dont vous aurez besoin; mais il faut finir et ne pas traner plus longtemps. Frre Ange, lui dit mon pre, vous ne voulez donc plus me donner d'argent ? Non, assurment. Eh bien, je ne veux plus tre Carme; crivez mon pre, et faites-vous payer... Le moine entra dans une fureur horrible ; il crivit mon grand-pre : celui-ci le traita comme un sot, et paya, mais ces petites espigleries n'acclraient pas la rconciliation. (1). Au lieu d'entrer au couvent, il se marie avec Anne-Toinette Champion, le 6 novembre 1743, Saint-Pierre-aux-Bufs, minuit, et de faon clandestine, en raison de l'opposition paternelle. Il voulut que sa femme renont son commerce de lingerie et le mnage s'installa petitement. M.^^ de Vandeul donne ce dtail touchant de leur gne et de leur bonne entente : Lorsque mon pre mangeait en ville, ellednat ousoupait avec du pain et se faisait un grand plaisir de penser qu'elle doublerait le lendemain son petit ordinaire pour lui.

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de son pre une petite somme pour payer son hte, son tailleur, son traiteur, etc. ; un honnte homme n'tait pas dispens de payer, et l'habit de moine n'acquittait pas les dettes... Eh bien .'dit le frre Ange, donnez-moi un tat de tout cela ; votre pre sera infiniment plus dispos me rembourser quand vous mnerez une vie plus convenable.

(1) Mmoires^ t. I, pp. xxxiv-xxxvi.

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38 Le caf tait un luxe trop considrable pour un mna;^e de cette espce ; mais elle ne voulait pas qu'il en ft priv, et chaque jour elle lui donnait six sous pour aller prendre sa tasse au caf del Rgence et voir jouer aux checs (1). Il gardera longtemps cette habitude^ c'est au caf de la Rgence qu'il rencontrera le neveu de Rameau. Si le temps est trop froid ou trop pluvieux je me rfugie au caf de la Rgence. L, je m'amuse voir jouer aux checs. Paris est l'endroit du monde, et le caf de la Rgence est l'endroit de Paris o l'on joue le mieux ce jeu ; c'est chez Rey que font assaut le Lgal profond, Philidor le subtil, le solide Mayot; qu'on voit les coups les plus surprenants et qu'on entend les plus mauvais propos. Il y allait donc regardant beaucoup, parlant peu et coutant le moins qu'il pouvait (2). Quelques travaux de librairie lui apportent un peu d'aisance : cent cus pour la traduction de VHisoire de la Grce de Temple Stanyan^ en trois volumes, et la traduction du Diclionnaire de Mdecine de James, dont il partage le bnfice avec deux collaborateurs. C'est vers ce moment que M^^ de Vandeul place la premire ide de l'Encyclopdie. Il est fort vraisemblable, en effet, que l'imagination de Diderot se soit enflamme sur ce sujet, d'autant cjue le plan fut d'abord beaucoup plus modeste qu'il ne devait devenir et que tout se devait borner la traduction (encore) de l'Encyclopdie anglaise (galement) de Chambers. La varit de connaissances dont tmoignait Diderot le dsignait tout naturellement aux libraires Briasson, David, Durand et Le Breton, pour diriger l'entreprise avec d'Alembert. Son premier trait avec les libraires, dit M"ie de Vandeul, n'exige d'eux que douze cents livres par an. Fenouillot de Falbaire^ dans un Avis aux gens de lettres publi en 1770 et cit dans la notice d'Asszat, s'indigne contre la duret des libraires enri-

chis par le succs de l'ouvrage et la modicit des conditions faites l'auteur principal. A cette exploitation il ne voit qu'un remde, la socit typographique [des auteurs], pour s'aider mutuellement dans l'impression et le dbit de leurs ouvrages, et pour donner des secours aux jeunes gens qui entrent avec du talent dans la mme carrire, Quoi qu'il en soit de ce projet original, Fenouillot nous fournit ces prcisions intressantes : II faut que la France, il faut que l'Europe entire sache que l'Encyclopdie n'a valu que cent pisioles de rente l'auteur clbre qui l'a entreprise, dirige, et surtout acheve seul ; qui y a consacr vingt-cinq annes de veilles et de soins. Oui, tant que son travail a dur, M. D... n'a reu par an qu'un modique honoraire de deux mille cinq cents livres, qui lui taient ncessaires pour vivre, et il ne lui en reste prsent que cent pistles de rente, pendant qu'il est dmontr que les libraires gagnent plus de deux millions (1). Si peu que ce ft, c'tait l'objet des dsirs et de l'ambition de ma mre ; la fortune ne les occupa gure depuis ce temps, ils taient tranquilles sur leur sort ; et le bonheur et exist chez eux s'il pouvait exister quelque part (2).

III. LA PUBLICATION DE L'ENCYCLOPDIE L'Encyclopdie fut pour les diteurs, avant tout, une affaire de librairie ; comme elle exigeait une mise de fonds assez considrable, il y eut association entre Briasson, David l'an, Durand et Le Breton, imprimeur ordinaire du Roi. Ce dernier titre montre bien, comme l'a justement indiqu Ferdinand Brunetire, que l'entreprise n'tait point si mal vue par les pouvoirs publics. Si elle rclamait l'association des capitaux, il lui fallait aussi l'association des collaborateurs, associa-

(1) Mmoires, t. I, p. xl. (2) Neveu de Rameau, t. V, p. 387.

(1) T. XIII, p. 125. (2) T. I, p. XLi.

LA PUBLICATION DE l'eNCYCLOPDIE 39 tion libre_, rservant chacun sa libert^ comme Diderot le marque avec force dans l'article Encyclopdie, qu'il a rdig. Le titre mme de l'ouvrage spcifie sa fonction propre : dictionnaire raisonn..., mis en ordre et publi par M. Diderot . Encore inconnu, du moins trs peu connu, son nom n'et gure suffi lancer l'ouvrage ; il eut le soin de se doubler de l'illustre d'Alembert, acadmicien, pourvu d'une renomme solide de mathmaticien, d'une situation bien assise, et de relations utiles avec mesdames Geofrin et Du Defand. Aussi lit-on sur le titre: Et quant la partie mathmatique par M. d'Alembert, de l'Acadmie des Sciences de Paris, et de l'Acadmie royale de Berlin. En 1744, une fille lui tait ne, puis un fils en 1746. C'est vers cette poque, sans plus de prcision, que ]\.Ime (Je Vandeul place deux voyages de sa mre Langres aux fins de rconcihation. Elle tait prcde de cette lettre bizarre , le mot est de M^iedg Vandeul, et il n'est pas excessif : Elle est partie hier, elle vous arrivera dans trois jours; vous lui direz tout ce qu'il vous plaira, et vous la renverrez quand vous en serez las. Du ct de ses beaux-parents, tout s'arrangea ; par sa docilit, sa dfrence et son empressement aux travaux domestiques, elle sduisit son beaupre, chez qui elle sjourna trois mois. Mais pendant son absence, Diderot avait contract une liaison avec Me de Puisieux. Pour comble de malheur, Mme de Malville mourut. Ma mre perdit son unique compagne; ma grand'mre mourut, elle resta seule, sans socit. L'loignement de son^na^i redoubla la douleur de cette perte ; son caractre devint triste, son humeur moins douce. Elle n'a poinL cess de remplir ses devoirs de mre et d'pouse avec un courage et une constance dont peu de femmes auraient t capables. Si la tendresse qu'elle avait pour mon pre et pu s'affaiblir, sa vie et t plus heureuse ; mais rien

elle regrette les maux qu'il lui a causs, comme une autre ; regretterait le bonheur (1). L'intrieur fut pour jamais troubl . Car/malgr le certificat de bonnes murs qu'elle lui dlivre : Les murs de mon pre ont toujours t bonnes, il n'a de sa vie aim les femmes de spectacles ni les filles publiques. Il fut quelque temps amoureux de la Lionnais, danseuse de l'Opra ; un de ses amis demeurait vis--vis de cette fille ; il la regardait par la fentre dans un moment o elle s'habillait ; elle mit ses bas, prit de la craie et effaa avec les taches de ses bas. Mon pre disait en me racontant cela : Chaque tache enleve diminuait ma passion, et la fin de sa toilette mon cur fut aussi net que sa chaussure (2). la fidlit de Diderot tenait peu de chose. De l'aveu mme de Me de Vandeul,il abrge une visite l'archevque de Paris pour aller retrouver une matresse, et, s'il manquait de rserve vis--vis de sa fille, tout comme Marmontel vis--vis de ses enfants, dans les peu difiants Mmoires qu'il crivit pour eux, il ne montrait pas plus de rserve l'endroit de sa bonne amie Sophie Volland, en clbrant la beaut de l'htesse du premier restaurant fond Paris, rue des Poulies, en 1765. Quoi qu'il en soit, sa liaison avec M^^ de Puisieux lui cota quelque argent, bien qu'il en et alors fort peu. Pour elle il crivit l'Essai sur le Mrite el la Verlu ; mais il ddia l'ouvrage son frre l'abb, sans doute en manire de compensation. Il crivit aussi les Penses Philosophiques, Interprtation de la Nature, Les Bijoux Indiscrets, roman licencieux. Chacun de ces ouvrages fut pay cinquante louis. Pour satisfaire de nouveaux besoins d'argent, il composa les Lettres sur les Aveugles et les Sourds-Muets, mais, cette fois, il

(1) T. I, p. XLII. (2) T. I, p. Lxi.

40 DIDEROT

LA PUBLICATION DE l'eNXYCLOPDIE 41 lui en cota davantage. Une allusion dplaisante Ajme Dupr de Saint-Maur^ matresse de Raumur, laquelle s'intressait d'Argenson_, alors ministre de la guerre^ fut svrement punie d'une incarcration Vincennes, le 29 juillet 1749. Il est fort probable que

n'a pu la distraire un moment ; et, depuis qu'il n'est plus, '

ses crits philosophiques^ la Promenade du Sceptique tiV Apologie pour V abb de Prades furentla raison dterminante de son arrestation, si la rancune de M^^^ de Saint-Maur et de ses amis en fut le prtexte (1). Il y est. d'abord assez durement trait, puis, au bout d'un mois, soumis un rgime beaucoup plus doux, libre de se promener dans le parc, de recevoir des visites, il jouit mme de la table du gouverneur, M. du Chtelet. Les Mmoires de jNIarmontel montrent que ces dtentions des hommes de lettres n'offraient rien de particulirement dur. C'est du parc qu'il put voir passer M^^^ de Puisieux avec un consolateur, qui la conduisait Champigny, et la jalousie le gurit de son amour. C'est dans le parc qu'il s'entretint avec JeanJacques Rousseau du sujet de concours propos par l'Acadmie de Dijon. Quelle part dterminante eut Diderot dans le choix paradoxal que ft Jean-Jacques ? Il affirme, dans V Essai sur les Rgnes de Claude et de A^ron, qu'il lui conseilla de prendre le parti que personne ne prendra . Rousseau reconnat que Diderot a mis dans mes premiers ouvrages plusieurs morceaux qui ne tranchent point avec le reste et qu'on ne saurait distinguer, du moins quant au style (2). Cela ne tire pas grande consquence pour l'originalit de Rousseau, ni pour les dveloppements ultrieurs qu'il devait tirer de son systme. Ce qu'il y a de certain, c'est que Diderot l'accueillit ses dbuts et l'obhgea. Plus tard, ils se

nettement dans l'Essai sur les Rgnes (1) (LXVI) : l'Encyclopdie vit en lui un ennemi, et dans ses succs un danger : C'est qu'il s'tait fait anti-philosophe ; c'est qu'entre ses fanatiques, ceux qui n'apportent aux opinions religieuses ni grande certitude, ni grande importance, hassent encore moins les prtres que les philosophes. Mme (^e Vandeul reste sur ce point un guide sr, quoique peu prcis, mais plus de prcision dans cette fameuse querelle ne s'obtiendrait-il pas par conjecture et aux dpens de la vrit ? Je n'tais pas ne, dit-elle, lorsqu'il fit connaissance avec Jean-Jacques. Ils taient lis lorsque mon pre fut enferm Vincennes; il donna dner ma mre, et lui laissa entendre que mon pre ferait sagement d'abandonner V Encyclopdie ceux qui voudraient s'en charger, et que cet ouvrage troublerait toujours son repos. Ma mre comprit que Rousseau dsirait cette entreprise, et elle le prit en aversion. Le sujet rel de leur brouillerie est impossible raconter : c'est un tripotage de socit o le diable n'entendrait rien. Tout ce que j'ai entrevu de clair danscette histoire, c'est que mon pre a donn Rousseau l'ide de son discours sur les arts, qu'il a revu et peut-tre corrig, qu'il lui a prt de l'argent plusieurs fois ; que tout le temps qu'il a demeur Montmorency, mon pre avait la constance d'y aller une ou deux fois la semaine pied, pour dner avec lui (2). Rousseau avaitune matresse appele M"Levasseur, depuis sa femme ; cette matresse laissait mourir sa mre de faim ; mon pre lui faisait une pension de cinquante

(1) M^ie de Vandeul le dit expressment, d'aprs Diderot luimme. Deux passages des Mmoires du marquis d'Argenson, frre du ministre, cits par Asszat, corroborent cette opinion. Cf. la Notice prliminaire de la Lettre sur les Aveugles. (2) Voir aussi les Confessions, 1. VIII.

(1)T. III, p. 97. 42 (2) Dtail confirm par des lettres de Diderot Rousseau (janvier 1757).

brouillrent : Jean-Jacques fut piqu par un mot du Fils Naturel, Diderot se sentit vis par une note de la Lettre sur les Spectacles, mais surtout les intrigues autour de M^ d'Epinay, le rle obscur de Grimm, la rivalit entre les Philosophes et celui qui avait cess de rtre_, pour le reste^, l'orgueil maladif de Rousseau amenrent une rupture dfinitive. Diderot le dit

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cus ; cet article tait port sur ses tablette de dpenses.

Rousseau lui fit la lecture de VHlose ; cette lecture dura trois jours et presque trois nuits. Cette besogne finie, mon pre voulut consulter Rousseau sur un ouvrage dont il s'occupait. Allons-nous coucher, dit Jean-Jacques, il est tard, j'ai envie de dormir. I) y eut une tracasserie de socit, mon pre s'y trouva fourr ; il conseilla tout le monde pour le mieux, mais les gens qui tripotent ne font jamais usage des conseils que contre ceux qui les donnent. Le rsultat de ce tracas fut une note de Rousseau dans la Prface de sa Lettre sw les Spectacles, tire de l'Ecclsiaste ; mon pre s'appliqua la note, et ces deux amis furent brouills pour jamais. Ce qu'il y a de sr, c'est que mon pre a rendu Jean-Jacques des services de tout genre ; qu'il n'en a reu que des marques d'ingratitude, et qu'ils se sont brouills pour des vtilles. Au demeurant, si quelqu'un peut deviner quelque chose de ce grimoire, c'est M. de Grimm ; s'il n'en sait rien, personne n'expliquera jamais cette affaire (1). Ce qui reste intressant dans cette histoire embrouille,, c'est l'attitude et le caractre des deux antagonistes. La correspondance avec Sophie Volland montre en maint endroit quelle dlicatesse de sentiment^, quelle fracheur de sensibilit Diderot apportait dans son amiti pour Grimm. Ses lettres de 1757 Rousseau tmoignent galement en sa faveur. Le ton de la dernire aurait d branler Jean- Jacques^ si sa manie de la perscution avait permis qu'il le ft. Elle est de l'automne 1757. Il est certain qu'il ne vous reste plus d'amis que moi; mais il est certain que je vous reste. Je l'ai dit sans dguisement tous ceux qui ont voulu l'entendre, et voici ma comparaison : c'est une matresse dont je connais bien tous les torts, mais dont mon cur ne peut se dtacher... Pour Dieu, mon ami, permettez votre cur de conduire votre tte et vous ferez le mieux qu'il est possible de faire ; mais ne souffrez pas que votre tte fasse des sophismes votre cur : toutes les fois que cela vous arrivera, vous aurez une conduite plus trange que juste, et vous ne contenterez ni les autres, ni vous-mme. Que deviendrais-je avec vous, si

(1) T. I, p. LXI.

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l'prct avec laquelle vous m'avez crit m'avait dtermin ne plus vous parler de vos affaires que quand vous me consulteriez ? Mais tenez, mon ami, je m'ennuie dj de toutes ces tracasseries ; j'y vois tant de petitesse et de misre que je ne conois pas comment elles peuvent natre et moins encore durer entre des gens qui ont un peu de sens, de fermet et d'lvation... Eh bien, quandje me mlerais encore de vos affaires sans les connatre assez, qu'est-ce que cela signifierait? Rien. Ne suis-je pas votre ami, n'ai-je pas le droit de vous dire tout ce qui me vient en pense ? N'ai-je pas celui de me tromper ? Vous communiquer ce que je croirai qu'il est honnte de faire, ce n'est pas mon devoir? Adieu, mon ami, je vous ai aim il y a longtemps, je vous aime toujours ; si vos peines sont attaches quelque msentendu sur mes sentiments, n'en ayez plus, ils sont les mmes (1). Le privilge pour l'Encyclopdie,, accord ds 1745, avait t scell le 21 janvier 1746. On s'tait mis l'uvre immdiatement, d'Alembert avait crit le Discours prliminaire et Diderot le Prospectus. L'incarcration du directeur mettait l'uvre en pril avant mme qu'elle n'et commenc de paratre, et, chose curieuse, le comte d'Argenson, qui tait d l'emprisonnement, avait accept la ddicace de l'Encyclopdie. Les quatre associs intervinrent deux reprises auprs de lui, prsentrent un placet, puis revinrent la charge par leurs nouvelles reprsentations le 7 septembre 1749 (2). Le philosophe fut relch avant la fin de ce mois, aprs une dtention de cent jours. Dans une lettre du 30 septembre, il remercie Bernard du Chtelet et termine en le suppliant de lui continuer les marques de sa bienveillance auprs de M. d'Argenson, car il en a besoin plus que jamais . La publication commena en 1751, trs mal accueillie par le Journal de Trvoux. Diderot fit tte aux adversaires et rpondit par les deux lettres au Pre Berthier. Par ailleurs, c'tait un grand succs, avec l'expression de

(1) T. XIX, p. 444-445.

(2) T. XIII, p. 111 sqq.

LA PUBLICATION DE l'eNCYCLOPDIE 45 sentiments assez mls ; mais ce n'tait surtout pas l'indiffrence. L'abb de Prades fut condamn pour sa thse en Sorbonne^, la Jrusalem cleste, comme favorisant le matrialisme et renversant les fondements de la morale chrtienne. L'abb^ dcrt de prise de corps, s'enfuit Berlin et fut accueilli par Frdric II. On profita de ce qu'il collaborait l'Encyclopdie pour la supprimer aprs le second volume, le 7 fvrier 1752. Tous les contemporains virent l-dessous la main des Jsuites, et la haine que leur portait d'Alembert contribua peut-tre pour quelque chose la rsolution qu'il montra de conserver sa place et ses responsabilits la direction de l'entreprise. La publication reprit en 1753 avec une prface au troisime volume et continua jusqu'au septime volume, donn en 1757. L'opposition persistait, manifeste surtout dans les petites feuilles et les pamphlets. L'avocat J.-N. Moreau avait surnomm les Encyclopdistes les cacouacs dans un Mmoire publi Amsterdam. Toute une littrature fleurit sur ce thme, et, en 1761, Dicierot exphquait le mot M^^^ Volland : Les Cacouacs? c'est ainsi qu'on appelait, l'hiver pass, tous ceux qui apprciaient la morale au taux de la raison, qui remarquaient les sottises du gouvernement et qui s'en expliquaient librement... Tout cela bien compris, vous comprendrez que je suis encore Cacouac en diable, que vous l'tes un peu et votre sur aussi, et qu'il n'y a gure de bon esprit et d'honnte homme qui ne soit plus ou moins de la clique. En 1758, Rousseau rompit bruyamment, se dclarant offens par l'article que d'Alembert avait crit sur Genve, auquel il rpondit par la Lettre sur les spectacles. Le livre d'Helvtius, L'Esprit, servit, comme prcdemment, la thse de l'abb de Prades, de prtexte une nouvelle condamnation. Un arrt du Conseil d'Etat du 8 mars 1759 retirait le privilge, et un autre arrt du 21 juillet ordonnait aux libraires de rendre aux souscripteurs la somme de soixante-douze

livres (1). Cette fois, d'Alembert cda, ne pouvant compter, crit-il Voltaire, le 28 janvier 1758, sur M. de Malesherbes. Si vous connaissiez M. de Malesherbes, si vous saviez combien il a peu de nerf et de consistance, vous seriez convaincu que nous ne pourrions compter sur rien avec lui, mme aprs les promesses les plus positives. Et pourtant M. de Malesherbes prtait l'Encyclopdie l'appui le plus positif. M. de Malesherbes, raconte en effet M^ de Vandeul, prvint mon pre qu'il donnerait le lendemain ordre d'enlever ses papiers et ses cartons. Ce que vous m'annoncez l me chagrine horriblement; jamais je n'aurai le temps de dmnager tous mes manuscrits, et d'ailleurs il n'est pas facile de trouver en vingt-quatre heures des gens qui veuillent s'en charger et chez qui ils soient en sret. Envoyez-les tous chez moi, lui rpondit M. de Malesherbes, l'on ne viendra pas les y chercher. En effet, mon pre envoya la moiti de son cabinet chez celui qui en ordonnait la visite. Et pour l'abandon de d'Alembert : Qui le croirait! l'argent seul fut cause de sa retraite : M. d'Alembert voulait que son traitement ft plus considrable, les libraires y consentirent ; quelques mois aprs, il voulut davantage, ils rechignrent, mais ils accordrent encore ; quelques mois aprs, il demanda de nouvelles augmentations, jamais mon pre ne put les y dterminer; et aprs avoir conjur, suppli, demand son ami, jur, tourment les libraires, il demeura seul charg de la besogne (2). Diderot lui-mme nous confirme ces dtails dans une lettre Sophie du 11 octobre 1759 et la conversation avec d'Alembert, dont il rapporte immdiatement les termes, montre chez le grand mathmaticien un souci de l'argent pouss jusqu' l'indlicatesse

(1) Pices cites, t. XIII, p. 118 sqq. (2) T. I, p. XLV-XLVI.

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dans les moyens de s'en procurer aux dpens des libraires. Le dialogue est intressant en ce qu'il peint bien

les deux caractres : Je vous ai promis le dtail de ce qui s'est dit entre d' Alembert et moi ; le voici piesque mot pour mot. Il dbuta par un exorde assez doux : c'tait notre premire entrevue depuis la mort de mjn pre et mon voyage de province. Il me parla de mon frre, de ma sur, de mes arrangements domestiques, de ma petite fortune et de tout ce qui pouvait m'intres&er et me disposer l'entendre favorablement ; puis il ajouta (car il en fallait bien venir un objet auquel j'avais la malignit de me refuser) : Cette absence a d ralentir un peu votre travail. Il est vrai, mais depuis deux mois, j'ai bien compens le temps perdu, si c'est perdre le temps que d'assurer son sort venir. Vous tes donc fort avanc ? Mes articles de philosophie sont tous faits ; ce ne sont ni les moins difficiles, ni les plus courts ; et la plupart des autres sont bauchs. Je vois qu'il est temps que je m'y mette. Quand vous voudrez. Quand les libraires voudront. Je les ai vus, je leur ai fait des propositions raisonnables ; s'ils les acceptent, je me livre V Encyclopdie comme auparavant ; sinon, je m'acquitterai de mes engagements la rigueur. L'ouvrage n'en sera pas mieux, mais ils n'auront rien de plus me demander. Quelque parti que vous preniez, j 'en serai content. Ma situation commence devenir dsagrable : on ne paye point ici nos pensions ; celles de Prusse sont arrtes ; nous ne touchons plus de jetons l'Acadmie franaise. Je n'ai d'ailleurs, comme vous savez, qu'un revenu fort modique ; je ne dois ni mon temps ni ma peine personne, et je ne suis plus d'humeur en faire prsent ces gens-l. Je ne vous blme pas ; il faut que chacun pense soi. Il reste encore six sept volumes faire. Ils me donnaient, je crois, 500 francs par volume lorsqu'on imprimait, il faut qu'ils me les continuent, c'est un millier d'cus qu'il leur en cotera ; les voil bien plaindre ! mais ils peuvent compter qu'avant Pques prochain le reste de ma besogne sera prt. Voil ce que vous leur demandez ? Oui, qu'en pensez-vous ? Je pense qu'au lieu de vous fcher, comme vous ftes, il

y a six mois, quand nous nous assemblmes, pour dhbrer sur la continuation de l'ouvrage, si vous eussiez fait ces propositions aux libraires, ils les eussent acceptes surlechamp ; mais aujourd'hui qu'ils ont les plus fortes raisons d'tre dgots de vous, c'est autre chose. Et quelles

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sont ces raisons ? Vous me les demandez ? Sans doute. Je vais donc vous les dire. Vous avez un trait avec les libraires ; vos honoraires sont stipuls, vous n'avez rien exiger au del. Si vous avez travaill plus que vous ne deviez, c'est par intrt pour l'ouvrage, c'est par amiti pour moi, c'est par gard pour vous-mme : on ne paye point en argent ces motifs-l. Cependant, ils vous ont envoy vingt louis chaque volume ; c'est cent quarante louis que vous avez reus et qui ne vous taient pas dus. Vous projetez un voyage Wesel, dans un temps o vous leur tiez ncessaire ici ; ils ne vous retiennent point ; au contraire, vous manquez d'argent, ils vous en offrent. Vous acceptez deux cents louis; vous oubliez cette dette pendant deux ou trois ans. Au bout de ce terme assez long, vous songez vous acquitter. Que font-ils ? Ils vous remettent votre billet dchir, et ils paraissent trop contents de vous avoir servi. Ce sont des procds que cela, et vous tes plus fait, vous , pour vous en souvenir, que pour les avoir. Cependant vous quittez une entreprise laquelle ils ont mis toute leur fortune ; une affaire de deux millions est une bagatelle qui ne mrite pas l'attention d'un philosophe comme vous. Vous dbauchez leurs travailleurs, vous les jetez dans un mxOnde d'embarras dont ils ne se tireront pas sitt. Vous ne voyez que la petite satisfaction de faire parler de vous un moment. Ils sont dans

la ncessit de s'adresser au pubHc ; il faut voir comment ils vous mnagent et me "sacrifient. C'est une injustice. Il est vi'ai, mais ce n'est pas vous le leur reprocher. Ce n'est pas tout. Il vous vient en fantaisie de recueillir diffrents morceaux dans l'Encyclopdie ; rien n'est plus contraire leurs intrts ; ils vous le reprsentent, vous insistez, l'dition se fait (1), ils en avancent les frais, et \ousen partagez le profit. Il semble qu'ils taient en droit, aprs avoir pay deux fois votre ouvrage, de le regarder ccmme le leur. Cependant vous allez chercher un libraire au loin, et vous lui vendez ple-mle ce qui ne vous appartient pas. Ils m'ont donn mille sujets de mcontentement. Quelle dfaite. Il n'y a pas de petites choses entre amis. Tout se pse, parce que l'amiti est un commerce de puret et de dlicatesse, mais les libraires sont-ils vos amis ? votre conduite avec eux est horrible. S'ils ne le sont pas, vous n'avez rien leur reprocher. Savez-vous, d'Alembert, qui il appartient de juger entre eux et vous ? Au public. S'ils faisaient un manifeste et qu'ils le prissent pour arbitre, croyez-vous qu'il pronont en votre faveur ? Non, mon (1) Mlanges de littrature et de philosophie, 1750, 5 vol. in-12.

reiusent les mille cus dont il s'agit, moi je vous les offre. Vous vous moquez. Vous tes-vous attendu que j'accepterais ? Je ne sais, mais ils ne vous aviliraient pas de ma main. Dites que je ne m'engage que pour ma partie. Ils n'en veulent pas davantage, ni moi non plus. Plus de prface. Vous en voudriez laire par la suite que vous n'en seriez pas le matre. Et pourquoi cela ? C'est que les prcdentes nous ont attir toutes les haines dont nous sommes chargs. Qui est-ce qui n'y est pas insult ? Je reverrai les preuves l'ordinaire, suppos que j'y sois. Maupertuis est mort. Les affaires du roi de Prusse ne sont pas dsespres (2) . Il pourrait m'appeler. On dit qu'il vous nomme la prsidence de son Acadmie. II m'a crit ; mais cela n'est pas fait. Au temps comme au temps. Bonsoir. La conversation n'tait point faite pour arranger les choses ; D'Alembert voulait de l'argent^ Diderot lui en offre, agrment de reproches assez durs, d'autant qu'ils sont mrits. Ce ne futpas la rupture, mais un loignement qui ne connut que de rares retours. Cet vnement ne diminua ni l'estime de mon pre pour la personne de M. d'Alembert, ni la justice qu'il rendait ses rares talents, mais il s'loigna de sa socit. Toutes les fois qu'ils se retrouvaient, ils se traitaient comme s'ils ne se fussent jamais quitts, mais ils taient quelquefois deux ans sans se voir. Une lettre de 1765, propos de l'ouvrage de d'Alembert sur l'expulsion des Jsuites, tmoigne de cette cordialit intermittente. (1) Pour le Grandval, d'o cette lettre est date. (2) Frdric venait d'tre battu par les Russes et tait menac par les Autrichiens de Daun,

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ami ; il laisserait de ct toutes les minuties, et vous seriez couvert de honte. Quoi, Diderot, c'est vous qui prenez le parti des libraires ! Les torts qu'ils ont avec moi ne m'empchent point de voir ceux que vous avez avec eux. Aprs toute cette ostentation de fiert, convenez que le rle que vous faites prsent est bien misrable. Quoi qu'il en soit, votre demande me parat petite, mais juste. S'il n'tait pas si tard, j'irais leur parler. Demain, je pars pour la campagne (1) ; je leur crirai de l. A mon retour, vous saurez la rponse ; en attendant, travaillez toujours. S'ils vous

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Diderot continua donc tout seul diriger l'impression de l'Encyclopdie, soutenu par M. de Malesherbes, le duc de Richelieu, le lieutenant de police Sartine, M^ Geofrin, M^^ de Pompadour. La guerre de libelles continuait avec les ennemis des philosophes, qui sont aussi les ennemis de Voltaire, les Abraham Chaumeix, les Frron, les Palissot. En 1760 parut la comdie des Philosophes. On sait comment Voltaire, dans les Mlanges surtout, a trait tous ces folliculaires ; Le Neveu de Rameau contient la vengeance de Diderot l'gard de PaHssot. Mais Diderot eut d'autres dboires encore du fait mme de ses imprimeurs. Tout le temps qu'il a travaill cet ouvrage, c'est--dire trente ans, il n'a joui, pour ainsi dire, d'aucun repos ; il n'tait jamais sr la veille de pouvoir continuer le lendemain ; les libraires le dsespraient. Il venait de publier un volume dont il avait revu toutes les preuves ; il a besoin de rechercher quelque chose, il trouve un article rogn, recousu, gt, il ne sait comment cette faute a pu se commettre, il parcourt tout le volume, et trouve toute sa besogne altre. C'tait une correction de la faon de Le Breton. Effray de la hardiesse de ces ides, il avait imagin, pour en adoucir l'effet, d'ter et de supprimer tout ce qui paraissait trop fort la faiblesse de sa tte. Mon pre pensa en tomber malade ; il cria, s'emporta, il voulait abandonner l'ouvrage ; mais le temps, la btise, les ridicules excuses de ce libraire, qui craignait la Bastille plus que la foudre, parvinrent le calmer, mais non le consoler... Une lettre du philosophe Le Breton du 12 novembre 1764 apporte quelques prcisions : Ne m'en sachez nul gr, Monsieur, ce n'est pas pour vous que je reviens ; vousm'avez mis dans le cur un poignard que votre vue ne peut qu'enfoncer davantage. Ce n'est pas non plus par attachement l'ouvrage que je ne saurais que ddaigner dans l'tat o il est. Vous ne me souponnerez pas, je crois, de cder l'intrt... Je me rends la sollicitation de M. Briasson. Je nepuis me dfendre d'une espce de commisration pour vos associs qui n'entrent pour rien

DICTIONNAIRE RAISONN DES SCIENCES, DES ARTS ET DES MTIERS, PAR UNE SOCIT DE GENS DE LETTRES. Mis en ordre & publi par M. DIDEROT; & quant h la Partie MATHMATIQUE, par M. D'ALEMBERT. Tantiim feriei junSuraque potUt , Taum de medio fumptis acctdk hcnoriH HoRAT, NOUVELLE DITION. TOME S E C O N D.

A GENEVE, Chez Pellet, Imprimeur -Libraire, rue des Belles Filles. ^ ^ =^ M. D C C. L X XV I I.

Reproduction du titre de l'Encyclopdie

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ENCYCLOPEDIE, ou

dans la trahison que vous m'avez faite(l)... Vous m'avez tromp lchement deux ans de suite ; vous avez massacr ou fait massacrer par une bte brute le travail de vingt hdnntes gens qui vous ont consacr leur temps, leurs talents i:t leurs veilles gratuitement, par amour du bien et de la vrit, et sur le seul espoir de voir paratre leurs ides et d'en recueillir quelque considration... On apprendra une atrocit dont il n'y a pas d'exemple depuis l'origine de la librairie. En effet, a-t-on jamais ou parler de dix volumes in folio, clandestinement mutils, tronqus, hachs, dshonors par un imprimeur ? Votre syndicat sera marqu d'un trait qui, s'il n'est pas beau, est du moins unique... C'est

alors que vous jugerez vainement de vos terreurs paniques et des lches conseils des barbares ostrogoths et des stupides ^ andales qui vous ont second dans le ravage que vous avez fait. Pour moi, quoi qu'il en arrive, je serai couvert. On n'ignorera pas qu'il n'a t en mon pouvoir ni de pressentir ni d'empcher le mal quand je l'aurais souponn ; on n'ignorera pas que j'ai menac, cri, rclam... J'en ai perdu le boire, le manger et le sommeil. J'en ai pleur de rage en votre prsence ; j'en ai pleur de douleur chez moi, devant votre associ, M. Briasson, et devant ma femme, mon enfant et mon domestique...

Vous l'avez chtre, dpece, mutile, mise en lambeaux, sans jugement, sans mnagement et sans got. Vous nous avez rendus insipides et plats. Vous avez banni de votre livre ce qui en a fait, ce qui en aurait fait encore l'attrait, le piquant, l'intressant et la nouveaut. Vous en serez chti par la perte pcuniaire et par le dshonneur (1). Le 18 aot 1765^ il crit Sophie Volland qu'il en a termin : J'ai entam l'affaire d'intrt, qui se terminera, selon toute apparence, mon entire satisfaction ; on m'accordera un exemplaire pour un honnte travailleur qui je l'ai promis. On me cdera quelques volumes que je dois. On dchirera un ou deux billets que j'ai signs, et l'on m'accordera quatorze cent vingt-huit livres pour un dernier volume que je n'ai pas cd; toutes mes dettes seront acquittes, et je marcherai sur la terre, lger comme une plume. Suivent des rcriminations contre l'indignit de Le Breton. Il ajoute : J'ai fait un Avertissement pour les dix volumes de notre Ouvrage qui restent paratre. Je ne sais qu'en dire; c'est peut-tre une chose excellente ; c'en est peut-tre une mdiocre (2). Il lance la fois les dix derniers volumes et les volumes de planches. On les distribuait en cachette^ vu l'interdiction du Conseil d'tat. Un supplment parut de 1775 1777 pour le compte du libraire Panckoucke mais Diderot n'y eut point de part. Une lettre Sophie Volland du 11 septembre 1769 raconte comment il dut mettre la porte l'entrepreneur, enfl de l'arrogance d'un nouveau parvenu... Je l'ai pris par la main ; je lui ai dit : Monsieur

Citons encore ceci, qui justifiera notre opinion sur le caractre, somme toute, assez bnin, de l'Encyclopdie, et sur la conception que s'en faisaient les contemporains ou plutt sur l'attente qu'ils en avaient : Vous avez oubli que ce n'est pas aux choses courantes, senses et communes que vous deviez vos premiers succs, qu'il n'y a peut-tre pas deux hommes dans le monde qui se soient donn la peine de lire une ligne d'histoire, de gographie, de mathmatiques etmme d'art, etque ce qu'on y a recherch, et ce qu'on y recherchera, c'est la philosophie ferme et hardie de quelques-uns de vos travailleurs (2).

(1) Une affaire de deux millions. Leltre Sophie Volland du II octobre 1759, (2) C'est infiniment juste, et, ce point de vue, l'habile Voltaire a ralis tout seul le projet. Ses articles, sans cesse augments, qui ont fini par former le Didionnaire Philosophique, peuvent tre lus

encore aujourd'hui. On n'en pourrait dire autant de V Encyclopdie, qui doit la curiosit et dcourage les bonnes volonts. Voir, par exemple, l'article Spinoza. (1) T. XIX, p. 467-472.

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(2) Publi t XIII, p. 171 sqq.

VIE DE FAMILLE 55 gnie connaissent trop bien le prix du temps pour le drober leurs semblables : sa porte ouverte tous ceux qui frappaient amena chez lui des personnages qui auraient d le dgoter de se laisser ainsi drober son repos et son travail (1). Un contemporain, d'Escherny, confirme cette facilit et cette dispersion : Bemetzrieder parat un jour chez lui (car ce qui fait honneur Diderot, c'est qu'il lui tombait souvent des nues des gens talent qui ne savaient que devenir Paris et qui cherchaient fortune ; ils s'adressaient lui sur sa rputation de bont et d'obligeance), ce Bemetzrieder donc, se prsente lui un jour et lui peint l'embarras o il se trouve, Que pourrai-je entreprendre ici, Monsieur? Quels sont vos talents ? Monsieur, je sais bien le droit. Aprs ? Je pourrais enseigner la gographie et l'histoire. Cela pourrait vous mener cinq cents livres de rente aprs vingt ans de travaux. Monsieur, je possde trs bien les mathmatiques lmentaires. Mme inconvnient, les choses utiles ne sont pas payes dans ce pays. Enfin, Monsieur, pour dernire ressource, je vous dirai que je touche du clavecin, que je suis ou plutt que je serais trs fort pour l'excution en travaillant seulement six mois et de plus que je suis trs bon harmoniste. Eh ! que ne nie parliez-vous ? Eh bien! je vous donne la table et cinq cents livres d'appointements pour donner des leons rgulirement ma fille ; disposez d'ailleurs du reste de \otre temps comme vous le jugerez propos et le tout pour vous prouver que, dans ce pays, moi la tte, nous n'avons pas le sens commun (2). Par ailleurs, il faisait des suppliques pour des femmes abandonnes, des crits de circonstance, de menus travaux, pays ou non. Il collaborait la correspondance de Grimm, aux crits de d'Holbach, aux premires uvres de Jean-Jacques, plus tard l'Histoire philosophique de Raynal. Il faisait des ptres ddicatires pour les musiciens, (1) T. I, p. XLVII. 56 DIDEROT (2) Cit par Asszat, t. XX, p. 139.

Panckoucke, en quelque lieu du monde que ce soit, dans la rue, dans l'glise, en mauvais lieu, qui que ce soit, il faut toujours parler honntement ; mais cela est bien plus ncessaire encore quand on parle un homme qui n'est pas plus endurant que moi, et qu'on lui parle chez lui. Allez au diable... vous et votre ouvrage ; je n'y veux point travailler (1).

IV. VIE DE FAMILLE Diderot avait habit d'abord rue Saint- Victor. En 1750;, il est install place de la Vieille-Estrapade^ son fils y meurt, et aussi son troisime enfant, un fils galement, peu de temps aprs sa naissance. Le 2 septembre 1753, naquit M a rie- Anglique, la future M^^ de Vandeul, dont nous avons pu constater dj la fidlit dans les renseignements qu'elle nous a laisss sur son pre. Plus tard, il va rue Taranne, vis--vis la rue Saint-Benot. Il y habita pendant plus de trente ans ; les appartements taient au quatrime tage ; le cinquime tait affect la bibliothque. C'est l que grimpaient directement tous ceux qui avaient quelque chose tirer du philosophe, recommandations littraires ou secours d'argent, tel le pote de Pondichiry dont il nous a cont l'anecdote en quelqu'un de ses Salons, tel encore ce M. Rivire, dont Me de Vandeul nous dit l'histoire. Et telle tait l'obligeance de Diderot que ces qumandeurs de toute farine taient lgion. Il a beaucoup travaill ; cependant les trois quarts de sa vie ont t employs secourir tous ceux qui avaient besoin de sa bourse, de ses talents et de ses dmarches : j'ai vu son cabinet pendant vingt-cinq ans n'tre autre chose qu'une boutique o les chalands se succdaient. Cette faciht avait souvent bien des inconvnients. Il eut quelques amis du mrite le plus rare, mais les hommes de

(I) T. XIX, p. 320.

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blement, sans avoir jamais voulu lui concder l'avantage d'une seule pice pour quilibrer les chances (2) T. I, p. Li.

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