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Dominique Boullier Déboussolés de tous les pays… ! Une boussole écodémocrate pour rénover la gauche et l’écologie politique

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Dominique Boullier

Déboussolés de tous les pays… !

Une boussole écodémocratepour rénover la gauche et l’écologie politique

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Déboussolés de tous les pays… !Une boussole écodémocratepour rénover la gauche et l’écologie politique

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Table des matièresIntroductionPerdre le Nord . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .11Les mauvais remèdes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .15Une boussole pour s’orienter . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .17Le projet écodémocrate est un mode d’emploidu conflit politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .20

Chapitre 1L’écodémocratie au secours de la gauche . . . . . . . . . . . . . . .22Le principe de gauche : la prise en compte . . . . . . . . . . . . . .22Les impasses de la gauche . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .23L’écologie, la chance de la gauche? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .29Un ancrage de l’écologie à gauche récentet précaire . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .31Incertitude et attachements . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .34

Chapitre 2Que faire des traditionalismes, des modernismeset des relativismes? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .38Les trois oppositions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .39Les traditionalismes de gauche et de droite . . . . . . . . . . . . .39Les relativismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .44Les modernismes . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .48

A mes parents

RemerciementsJe remercie pour son assistance Frédéric Audren et pourleurs relectures attentives et critiques Georges Boullier, Jean-François Collin, Claude Denais, Elisabeth Hamilton, BrunoLatour, Pascale Loget, Eric Macé, Olivier Masson et François-David Sebbah. Les nombreux inspirateurs ne peuvent tousêtre cités car cet ouvrage n’est pas à vocation savante, qu’ilsm’en excusent. Une bonne part d’entre eux se trouvent dansle réseau créé autour de la revue «Cosmopolitiques».

© Dominique Boullier, 2003Cosmopolitiques éditions spécialesAssociation des amis de CosmopolitiquesAssociation Loi 1901 (JO du 5 janvier 2002)50, rue du Faubourg du Temple - 75011 Paris

Pour suivre Cosmopolitiques et débattre : www.cosmopolitiques.com

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Les répertoires d’action éco-démocrates . . . . . . . . . . . . . . .134Les porteurs de l’action écodémocrate . . . . . . . . . . . . . . . . .141Les fonctions de sélection des élus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .145Que faire des programmes? . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .151Ré instituer la société . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .154

Chapitre 7Des alliances et des ennemis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .160La méthode des alliances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .160De la nécessité des ennemis . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .166La perversion du relativisme: le capitalismefinancier et les spéculations . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .168La perversion du modernisme: le scientismeet la technocratie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .171La perversion de la tradition : le racismeet la xénophobie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .174

Chapitre 8Quelques exemples d’usage de la boussoleécodémocrate . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .178Les retraites . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .179L’urbanisation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .187L’insécurité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .192Les religions . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .204

Conclusion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .209

Annexe : Quelques boussoles sommaires . . . . . . . . . . . . . . .212Références . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .220

Chapitre 3Egalité et liberté revues par l’incertitude etla solidarité . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .54Au-delà du républicanisme et du communautarisme:les «communautés civiques» . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .58Les définitions des collectifs . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .60La fin des autorités . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .66L’incertitude et sa réduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .67

Chapitre 4Le projet écodémocrate : incertitude contrôléeet solidarités recomposées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70L’incertitude contrôlée . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .70Les solidarités recomposées . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .75La spécificité de la politique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .78

Chapitre 5 Les grands enjeux historiquesEnjeu moral (idéologique et éducatif) . . . . . . . . . . . . . . . . . .85L’effondrement des normes et l’impasse politiquedu libertarisme . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .87L’enjeu des connaissances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .93La boussole des connaissances . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .96L’économie de l’information n’est qu’unproductivisme de plus . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .98L’enjeu énergétique : la mutation inévitable . . . . . . . . . . .105L’eau, c’est la vie, la fin de l’eau c’est la mort . . . . . . . . . .113Enjeu géopolitique et économique :la clé régionale-continentale . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .116Le savoir-faire européen pour réinventerdes solidarités régionales . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .120

Chapitre 6Le discours de la méthode . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .130L’essoufflement de la forme «parti» . . . . . . . . . . . . . . .1311. Les répertoires d’action politiques contemporains . . . .131

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AVANT-PROPOS

Un appel à contributions

Le projet qui est ici présenté est mis en forme provisoire. Lesoutils d’analyse utilisés sont issus de nombreuses lectures, detravaux de recherche mais aussi d’une expérience de terraindans des associations et des instances élues. Pourtant, toutcela reste trop localisé, trop particulier, pour espérer en faireun projet européen notamment. Projet ambitieux, c’est cer-tain, à la hauteur de la panne théorique et stratégique de lagauche et de l’écologie politique. Mais cette ambition doit sedonner les moyens de faire élaborer les lignes de force de ceprojet avec les mêmes méthodes que celles annoncées dansl’ouvrage. C’est donc à la constitution d’un «collectif d’ex-ploration» un peu particulier que cet ouvrage appelle pourexplorer la fécondité et les impasses de la boussole présentéeici, pour enrichir les pistes et les usages possibles.C’est pourquoi une version provisoire est ici diffusée, et seramise en discussion en ligne, de façon à générer un travailcollaboratif critique et constructif, à l’échelle européenne.

Le travail de discussion se fera sur le site www.cosmopolitiques.com

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IntroductionPerdre le Nord

Si l’expression «perdre le nord» avait un sens en politique,elle serait plus difficile à appliquer en géopolitique, carnous avons semble-t-il, dans les dix dernières années, perdutous les points cardinaux à la fois.Nous avons bien perdu le Nord, si l’on songe que le modè-le social-démocrate, si bien réalisé en Suède, ne représen-te plus une perspective crédible pour les électeurseuropéens. Ce sera notre point de départ, ce qui nécessitede refonder un projet éco-démocrate qui dépasse cette tra-dition européenne épuisée.Plus grave, nous avons certainement perdu le Sud : nous l’a-vons perdu corps et biens, en le laissant couler dans la mis-ère, les épidémies et la corruption, dans un échange inégaldéjà ancien mais qui n’a fait que s’aggraver.Tout cela n’apparaîtrait pas de manière aussi nette si nousn’avions perdu l’Est. Le monde a basculé le jour de lachute du mur de Berlin et nous savons tous les avantagesqu’il y avait à vivre dans un monde bi-polaire, qui setransposait jusque dans nos sociétés démocratiques jus-qu’à peu, ce qui nous a fait perdre en même temps ce quirestait de communistes.Finalement, il ne nous restait plus que l’Ouest, l’Amérique,son modèle de réussite personnelle et son culte du business.L’orgie de la «nouvelle économie» fut spectaculaire et déli-rante mais de courte durée et le réveil douloureux : nousvenons aussi de perdre l’Ouest, accaparé par un gouver-

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qui paraît quand même bien maigre, non seulement auxthéoriciens mais aux citoyens ordinaires.

Gauche et droiteGauche et droite semblent encore offrir des bases solides,malgré leur histoire de plus de deux siècles, si ancrée dansla configuration matérielle de l’assemblée à la Révolutionfrançaise. Tous ceux qui ont tenté de prétendre les dépas-ser, à l’aide de troisième voie, de centre, et de combinai-sons savantes se sont toujours retrouvés politiquementreclassés dans le cadre habituel. Tout se passe comme si lecadre pouvait et devait encore fonctionner, deux camps,deux programmes, deux modes de réaction parfois épi-dermiques aux questions sociales et politiques, alors mêmequ’au bout du compte les politiques conduites finissent parse ressembler fortement, bref deux cultures. Une supposéefatalité de la domination des marchés sur les décisions poli-tiques finit par convaincre le citoyen que tout se ressembleet que son vote n’y changera rien. Le conflit social s’estréduit à une façade et ne permet plus de structurer ledébat ni les relations sociales, comme le faisait le mouve-ment ouvrier jusqu’à la fin des années 70. C’est bien la findu mouvement ouvrier, décrite par A Touraine en 1978, quimarque ce découplage entre vie politique et vie ordinaire,cette unité de sens qui se traduisait dans des réseaux, desvaleurs, des cultures différentes.

Haut et bas pour une «politique moyenne» dansune société toujours plus inégaleLa «moyennisation» de la société a fait disparaître « le sensdes classes » alors que les inégalités ne cessaient pourtantde croître. Mais c’est la moyennisation (ou un centrismegénéralisé) des propositions politiques qui conduit à l’ab-stention. Ceux qui ont le plus perdu durant ces vingt der-nières années de précarisation sont aussi dépossédés detout cadre politique leur permettant de penser leur situa-tion : ils se retrouvent condamnés à gérer individuellementleur souffrance car aucun des projets politiques ne leur

nement d’extrême-droite, à la suite du 11 Septembre,bafouant tous nos rêves démocratiques, devenant terre deprofit sans foi ni loi, à la suite d’Enron, détruisant touteconfiance dans un système financier tout-puissant.

■ Une désorientation partagéeCette désorientation n’est pourtant pas récente, commenous le montrerons. Elle a pris cependant une tournuredramatique pour la gauche lors de diverses élections euro-péennes où l’extrême droite a réalisé des scores remar-quables, en Autriche avec Haider, aux Pays-Bas avecFortuyin, en Italie avec la Ligue du Nord, en Belgique avecle Vlaams Blok et en France avec Le Pen. A tel point quece dernier pouvait prétendre évincer la gauche du deuxiè-me tour de l’élection présidentielle de 2002. Au soir dece 21 Avril, on pouvait sentir la désorientation doulou-reuse de la gauche française, qui se reposait sur un sup-posé « bon bilan ». Mais elle était présente aussi chez tousles électeurs de Le Pen, les plus tenaces comme les plusrécents, qui voulaient certes donner une leçon « aux poli-tiques » mais qui manifestaient ainsi que le monde netournait plus rond pour eux, qu’il fallait reprendre les cho-ses en main, retrouver le nord, en fait retrouver un chef,supposé connaître le nord. Les abstentionnistes, dont cer-tains se mordaient les doigts, n’étaient pas moins dés-orientés et confortés par leur nombre dans leur rejet dusystème de représentation lui-même. Certes, la droite seretrouvait fière d’elle et pouvait prétendre montrer lechemin, sans savoir vraiment pourquoi elle se retrouvaiten si bonne position avec un candidat traînant autant decasseroles derrière lui.

■ Des repères usés?De quels repères disposons-nous pour nous décider, pournous orienter localement dans cet espace politique mondialperturbé? La gauche et la droite d’un côté, la société d’enhaut et celle d’en bas de l’autre, voilà en fait le seul baga-ge conceptuel et l’unique cadre de navigation possible, ce

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leur entreprise, dans leur quartier ou dans leur école. La« technocratie », comme on l’appelle parfois devient ainsiune cible commune :

● de la part des couches moyennes qui prétendent parti-ciper et qui revendiquent une compétence égale,

● de la part des couches populaires qui, elles, ont eu ten-dance à intégrer leur disqualification pour les respon-sabilités et qui, par contrecoup, sont même parfoisprêtes à réclamer un chef pour faire à leur place.

Pour simplifier, disons que la critique vers le haut vise doncla technocratie, celle orientée vers le bas vise les immigrés.Toutes les deux s’unissent contre « les politiques » enreconstituant un peuple supposé uni face à eux, aumoment même où le pouvoir réel de la sphère politiques’est considérablement réduit face à la toute-puissance dela technoscience et du capitalisme financier. L’impuissan-ce des politiques, qui fait l’objet des critiques, est pour unebonne part tout à fait réelle mais elle n’est en rien analy-sée comme telle : un appel au chef doit permettre de récu-pérer ce pouvoir, malgré l’ambivalence des demandes,pour être pris en charge ou au contraire pour prendre lesaffaires en main !

Les mauvais remèdesLes remèdes que les politiques ont trouvé jusqu’ici sont sansdoute pire que le mal et finissent même par achever leurcoupure radicale avec le peuple.

La fausse oppositionPremier remède : mimer l’opposition radicale entre les pro-grammes de gauche et de droite ou à l’inverse jouer l’uni-té nationale. La droite française passe son temps à défairece qu’a fait la gauche sans vraiment justifier ses mesures(ex : les surveillants et les aides éducateurs dans les collè-ges). Certains médias poussent à l’hystérisation des fron-tières en condamnant tous les « nouveaux réacs »,

donne de ressources pour penser collectivement. Lorsquetout se ressemble, lorsque le « même » domine, il ne rested’autre solution pour certains que le coup de balai, que larecherche d’un nettoyage généralisé pour obliger chacunà se situer, dans une logique de guerre, ce que proposel’extrême-droite européenne et qui finit par séduire aussil’électorat ouvrier.Si elle séduit, c’est plutôt grâce à un argumentaire vaguede « l’Europe d’en bas », ne l’oublions pas. Loin de tout dis-cours de classe, l’extrême-droite attire par un discours glo-bal contre les pouvoirs établis, contre l’Etat, qu’elle peutassocier à de l’ultralibéralisme, plus ou moins explicite selonles pays. Cela s’accompagne d’un appel à la nation, appar-tenance en perte de vitesse, qui trouve aisément ses boucs-émissaires dans les immigrés. Là encore, c’est une craintede la perte de distinction qui joue : lorsque « le peuple desouche » se retrouve logé et traité par les mêmes organis-mes sociaux que « les immigrés», la relégation sociale appa-raît violemment. Le « peuple d’en bas » ne se révolte pasvraiment contre l’aggravation remarquable des inégalitésdurant les 20 dernières années. Lorsque la réussite de cer-tains se fait aussi arrogante, et lorsque « l’ascenseur social»est en panne, il ne reste que la distinction du pauvre cont-re les plus pauvres, contre les non-citoyens, contre le Suden quelque sorte.

Le pouvoir confisqué : la tendance oligarchiquePourtant, l’abstention ou la critique des politiques ne tou-chent pas seulement le « peuple d’en bas ». Les couchesmoyennes instruites, qui ont souvent obtenu leur positionsociale et leur sécurité grâce à cette instruction prétendentdésormais être entendues, donner leur avis et elles criti-quent les politiques pour cette confiscation du pouvoir. Or,dans nos sociétés démocratiques, les écarts de pouvoir sonttout aussi graves que les écarts de revenus. La confiscationdu pouvoir par une couche « d’éduqués supérieurs »,comme les désignent Emmanuel Todd, est chaque jourvécue par ceux qui voudraient participer à la décision dans

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d’une société n’arrivent plus à faire partager (et donc d’é-ducation et de sanctions comprises), ou encore un problè-me d’incertitude généralisée et contexte de risque créé parla technologie ou par la flexibilité du travail, cela devientune pure affaire de volonté politique et surtout d’afficha-ge. Laissez faire la police et multipliez les prisons, suivanten cela le modèle américain. Ce retour de l’intervention-nisme est d’autant plus net que dans d’autres domainescomme les licenciements, les gouvernements ont manifes-té plus que nécessaire leur incapacité à peser sur les déci-sions voire même leur abdication explicite comme dans lecas de Vilvoorde pour Lionel Jospin. Entre impuissance etinterventionnisme, un point commun demeure : les per-sonnes concernés ne peuvent espérer un quelconque pou-voir sur leur vie.

La rancœur contre le peupleQuatrième posture, plus que remède : la critique du peuplelui-même, coupable de bêtise profonde pour avoir choisil’extrême droite, qui ne mérite pas la démocratie, et quiserait même ingrat vis-à-vis de toutes les mesures prises ensa faveur. Cette rancœur n’est pas rare à gauche, créant unesorte de haine vis-à-vis de ses proches, ou de honte vis-à-vis de son pays mais permettant par là-même de se dédoua-ner de toute responsabilité.

Une boussole pour s’orienterToutes ces attitudes n’ont fait que renforcer les senti-ments de désorientation et désarment les militants debase eux-mêmes. Notre proposition de boussole écodé-mocrate prend au sérieux cette désorientation et propo-se une méthode bien plus qu’un programme pour lireenfin le monde qui est le nôtre et les choix qui nous sontofferts. Avant de la présenter en détail, disons d’embléeà quoi elle s’oppose dans le répertoire des solutions trou-vées jusqu’ici.

supposant définir ainsi clairement ce qui serait « progres-siste». Les alternances permanentes en France empêchenttoute inscription dans le long terme ou dans le projet.Ailleurs en Europe, des alliances permanentes entre partisopposés ont fini par miner tous les repères politiques. EnSuède, le maintien du même parti au pouvoir alors mêmequ’il a changé de politique ne laisse guère de place à l’in-vention d’alternatives. En Allemagne, les changements decouleur des gouvernements ne laissent pas une marquepolitique si différente.

La proximitéDeuxième remède : la proximité, la communication. Toutecette affaire ne serait qu’un malentendu, il suffirait debien expliquer, de soigner sa communication et de fairede la proximité pour dissoudre le seul clivage encore per-tinent entre le haut et le bas de la société. Les visites surle terrain fortement médiatisées, les effets d’annonce demesures locales, la valorisation purement médiatiqued’acteurs locaux, la création de commissions, de comités,de cellules d’urgence, font partie désormais du savoirfaire de tout élu : ceux qui se retrouvent pris dans cettespirale s’étonnent ensuite d’avoir pu y croire un instant,d’avoir trouvé que c’était un signe, cette poignée demain, pendant que l’autre main signait le décret budgé-taire qui supprimait les moyens réels d’agir sur le mêmesujet… La démocratie d’opinion n’est cependant pas unvain mot et la mise en scène peut avoir des effets durablesau prix d’une déconnexion totale entre image politiqueet pratiques.

La prise en charge généralisée par l’EtatTroisième remède massif : la prise en charge des « problè-mes des gens » d’en bas. Désormais, les gouvernementsdoivent promettre de tout traiter et de tout prendre encharge eux-mêmes. La sécurité est un thème de prédilec-tion sur ce plan. Ce n’est plus un problème social, de rela-tions entre groupes sociaux, de normes que les membres

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ouvrages « Cosmopolitiques », à la tolérance finalementméprisante, qui ne génère plus de ligne de conflit, et quipermet de fuir le deuxième enjeu historique majeur, celuidu nouveau mur, le mur du Sud.

Maintenir le cap du progrès : les modernistesLe culte du progrès, lui au moins, ne veut pas céder à ladésorientation. Il continue d’affirmer le primat de la rai-son, de la science et de la technique pour éclairer la voie,pour bien différencier les faits et les valeurs et ne pas selaisser aller au relativisme voire à l’obscurantisme du retourà la tradition. Pourtant, la mise en cause de ces principesfondateurs du modernisme a fait vaciller les certitudes.Mais il est toujours possible d’étendre encore les perspec-tives du progrès en corrigeant tous les « effets secondai-res » qu’ont pu engendrer la mise en œuvre de la scienceet de la technique elles-mêmes. Pour réduire la fractureavec le Sud, pour résoudre les crises environnementales,pour rétablir la confiance dans les marchés comme dans lesautorités, il suffit de démultiplier le pouvoir des experts,en s’appuyant sur une science, une technique et un mana-gement encore plus performants, producteurs d’informa-tions toujours plus nombreuses grâce à une traçabilitégénéralisée et à des modèles toujours plus fins. La poli-tique en question conjugue la foi dans le progrès, y com-pris social, avec sa délégation entière entre les mains desspécialistes. Une grande majorité des partis de gouverne-ment sont amenés à adopter cette posture, à droitecomme à gauche, alors même qu’elle les dépossède de toutlevier d’action puisque tout le progrès en question se déci-de dans les laboratoires, pourrait-on dire, dans cette sub-politique que Beck et Latour ont mis en évidence.Les militants des partis se méfient pourtant de ces hordesd’experts, tous formés dans les mêmes moules, qui acca-parent l’élaboration des programmes aussi bien que lespostes de responsabilité. Leur désorientation de militantsde base n’est en rien relayée par leurs leaders. Le progrèsdoit donner la certitude de maîtriser toutes les questions,

La recherche d’une autorité perdue : les traditionalistesNon seulement l’extrême droite mais aussi toute une par-tie de la droite et de la gauche, ne vivent ce monde quesous le mode de la perte, de la disparition de repères. Ilsvoudraient retrouver ces repères, notamment ceux qui ontservi à fonder les Etats-Nations contemporains et en Fran-ce, le modèle républicain. Ne sentant pas l’obligation d’in-vention dans laquelle nous sommes, il leur suffit de « faireretour à ». « Retour à » des autorités qui ont toutes perduleur crédit. La contribution des citoyens n’est d’aucune uti-lité : il faut même leur ôter cette prétention à discuter toutet à définir eux-mêmes le monde commun. L’appel au chefplus ou moins bienveillant n’est jamais bien loin. Si nousne pouvons espérer rétablir les autorités effondrées, nousdevons comprendre cependant que cette perte est parti-culièrement douloureuse pour certains, qu’elle génèreune vraie désorientation. Ce sera l’un de nos trois enjeuxhistoriques majeurs.

«Tout se vaut » : les relativismesA l’inverse de cette position, se trouvent tous ceux qui ontpris leur parti de cette perte des repères et qui cherchentà en faire une force en l’adoptant comme mode de vie etcomme base même de leur orientation dans le monde : lesrelativismes se portent bien dans nos sociétés. Il fautapprendre à profiter des opportunités, en fonction de sesintérêts et de ses goûts du moment. Plus besoin de conflitsstructurants, puisque tous les points de vue se valent. Leuridéal démocratique repose sur la valeur absolue des choixindividuels. C’est là où les relativismes si tolérants se démar-quent en fait de la démocratie : il n’y a rien à discuter vrai-ment puisque tout se vaut. Ce qui les rapproche d’unepartie des abstentionnistes. Les «déçus de la politique» s’yretrouvent souvent plus par dépit que par choix délibéré.Ils s’affranchissent aisément de toutes les solidarités tout en laissant le droit à l’expression pour tous. Relativisme descultures qui tourne, comme le dit I. Stengers, dans ses

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rains. Ils ont au moins un avantage sur les politiques, ilsont admis que les citoyens avaient soif de discussion pours’orienter dans un monde où ils se retrouvent livrés à eux-mêmes et pourtant impuissants, perdus, inquiets. Si la dés-orientation se conjugue toujours avec la peur, peur deperdre sa place dans ce monde et peur de l’avenir sansgarantie, il faut entendre cette peur et créer les collectifsqui permettent d’en sortir. Car l’invention d’un futur viva-ble ne se bâtit pas sur la peur.

même les plus incertaines et complexes, comme celles quepose l’écologie. A chaque fois, la réponse sera : plus detechnologie, plus de science. Or, l’impasse du modèle éner-gétique contemporain, qui constitue notre troisième enjeuhistorique majeur. La bonne technologie, même alterna-tive, ne suffira pas pour en sortir, ce sont des formes depouvoir des consommateurs-citoyens qui seront à inventer.

Le projet écodémocrate est unmode d’emploi du conflit politique

Nous nous tiendrons donc éloigné de ces trois postures touten comprenant ce qui produit leur désorientation et encherchant à y répondre : si elles sont mises ainsi en éviden-ce, c’est grâce à notre boussole.Notre boussole est écodémocrate parce qu’elle réinvente lasocial-démocratie notamment en abandonnant son cultedu progrès qui lui a fait perdre la priorité de la solidaritéqui l’avait fondée.Elle est écologiste car elle apprend de l’écologie à traiter àla fois l’incertitude des systèmes complexes et les multiplessolidarités qui nous attachent ensemble, humaines, tech-niques et naturelles à la fois.Elle est profondément démocrate car, au carrefour decette incertitude et des solidarités, ce sont de nouveauxcollectifs qui doivent émerger pour ouvrir des opportuni-tés de prises de pouvoir et de responsabilité inédites. C’estl’espace du débat que permet de reconstituer notre bous-sole et non les réponses a priori : c’est pourquoi les exem-ples multiples de mises en œuvre que nous fournissonssont autant de pistes pour montrer sa fécondité mais nesont en rien un catalogue de solutions révélées. Les jeuxne sont pas faits d’avance et les formes des collectifs àcréer seront imprévisibles. Il serait incroyablement dés-espérant que seuls les animateurs d’émissions télé comme,en France, « C’est mon choix » ou « ça se discute », puissentprétendre faire émerger les espaces de débat contempo-

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■ L’élargissement constant des êtres à prendre en compteLa «prise en compte» est au cœur de ce que l’on appellehabituellement l’émancipation mais aussi le progrès, socialnotamment. Les Indiens découverts sur le Nouveau Mondeont fait l’objet d’une célèbre controverse pour décider de leurstatut d’humains dotés d’une âme ou non. Les enfants maisaussi les fœtus ont fait et font toujours l’objet des mêmesdébats théologiques ou scientifiques mais toujours politiques.Plus tard, dans tous les pays occidentaux, c’est le droit de votequi fut progressivement accordé, à certains hommes selonleurs revenus, puis à tous les hommes d’un certain âge sansdistinction de revenus mais à certaines conditions de nais-sance sur le sol, ensuite aux femmes depuis seulement undemi-siècle. On oublie vite à quel point ces batailles ont étélongues à mener et ont toujours été portées par la gauche,pour étendre la prise en compte à toujours plus de membres.La démocratie, fondée dans l’Antiquité sur l’exclusion réelledu plus grand nombre, est devenue désormais un principed’intégration qui pourtant trouve ses limites.

Les impasses de la gauche

■ L’impasse sociale : le repli sur les salariésLa solidarité n’est pas de gauche seulement en raison de bonssentiments, car la droite peut aussi les revendiquer et prati-quer la charité traditionnelle, elle est une façon de remett-re constamment en cause les bases du monde commun. Cettetradition a été portée par le mouvement ouvrier pendantplus d’un siècle, par les féministes, par les internationalistes,etc. Pourtant, depuis 20 ans, le chômage a modifié la façonde traiter la solidarité : la concurrence pour les postes de tra-vail a conduit à privilégier la défense des salariés possédantun statut et de ce fait à ne plus compter les chômeurs puistous les autres «sans» (sans papiers, sans logement) commes’ils étaient partie prenante de la société au même titre que

CHAPITRE 1

L’écodémocratieau secours de la gaucheLe principe de gauche :la prise en compte

Pourquoi encore s’affirmer de gauche et contre une poli-tique de droite ? Toutes les sociétés débattent entre deuxfaçons de construire un monde commun. Les politiques dedroite demandent à chacun de faire l’effort de s’assimiler,de s’instruire, de se transformer pour être reconnu commecitoyen à part entière selon les modèles fournis par ceux quipossèdent déjà le pouvoir. Tant pis pour ceux qui n’y par-viennent pas. Ce modèle n’est pas récent, malgré sa mise envaleur par le libéralisme. Une politique de gauche consisteà modifier les critères d’appartenance, à modifier les fron-tières pour prendre en compte les êtres qui demandent leurreconnaissance. Soit transformer les êtres, soit transformerles critères, telle est la base d’une opposition politique danstoute société (Gagnepain), appelée droite-gauche depuisdeux siècles. L’écologie porte une ardente obligation detoujours prendre en compte de nouveaux êtres et, pourcela, d’adapter nos procédures et nos critères pour compo-ser un monde commun : en cela, elle reprend et étend leprincipe de gauche.

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tend à vider le principe lui-même de sens politique, puisquetous peuvent se revendiquer de ce précédent des droitsinscrits dans la tradition démocratique (pour lachasse / contre la chasse par exemple). La logique des droitsn’aide pas à composer un monde commun.

■ L’impasse républicaineCette impasse sociale, aurait dû être neutralisée par laforme républicaine de la «prise en compte», là où elle exis-te en Europe. Le refus des particularismes, la volonté des’appuyer sur des citoyens égaux aurait pu constituer ungarde-fou pour la gauche. Cette tradition républicainen’est pas portée uniquement par la gauche cependant. Cemodèle repose sur un citoyen abstrait qu’on parvient demoins à moins à faire exister. La politique d’intégration, quifait disparaître a priori les particularismes pour mieux assu-rer le traitement égal de tous par l’Etat, ne fonctionne plusdans l’école, dans les services publics, dans l’habitat. L’ar-rachement à ses racines, à ses marques culturelles d’origi-ne, ne suffit jamais pour assurer une véritable égalité deschances, que ce soit à l’école, dans le travail ou dans le loge-ment. Le modèle de l’intégration a été attaqué et fragili-sé dans tous les pays européens qui l’ont adopté, malgréles différences importantes entre pays dans les compromisentre droits du sol et droits du sang. Mais on peine à luitrouver un substitut : la crainte du communautarisme esttelle, dans des pays comme la France, que toute prise encompte des citoyens réels orientée par un horizon républi-cain (et non comme prérequis) est rejetée a priori. Après leschômeurs, les immigrés (et notamment les sans papiers) nepeuvent plus être pris en compte, en raison même des caté-gories de pensée et des modèles qui ont fondé la gauche.

■ L’impasse social-démocrateLa France n’a jamais connu de véritable parti social-démo-crate, ni dans l’opposition ni au pouvoir et la faiblesse syn-dicale va de pair avec ce constat. Depuis la fin de la guerre,les brefs épisodes de gauche des années 50 et le mitterran-

les autres. Les syndicats français par exemple n’ont jamaisaccepté véritablement les chômeurs ni leurs associations, quise trouvent ainsi «exclus» du mouvement ouvrier institué.Ce refus de prise en compte marque la fin historique du mou-vement ouvrier comme moteur de la «transformation socia-le». Pourtant, l’extension d’un «sous-emploi flexible» (Beck)est devenue la règle pour bon nombre de ceux qui avaientcru y échapper. L’impasse sociale s’est ainsi construite surcette réduction de la prise en compte aux salariés protégés.

■ L’impasse sociale : l’extension infinie des droitsLes droits sociaux et la protection sociale généralisée ont étéune œuvre de longue haleine. Mais la revendication dedroits a connu une extension bien plus large. Le droit aulogement, le droit à la santé, le droit à l’éducation consti-tuent des déclinaisons presque naturelles des droits sociaux.Mais on peut désormais aussi bien parler d’un droit àconsommer qui peut conduire à exiger l’ouverture perma-nente des magasins alors qu’un «droit à la vie de famille»des salariés de ces commerces exigera l’inverse. Le «droit àla sécurité », si sensible aujourd’hui, percute souvent les«droits à la vie privée» dès lors que l’on accorde des droitsétendus à la police pour surveiller, pour fouiller, pour écou-ter. Les droits revendiqués par les automobilistes (rouler à lavitesse que l’on veut et partout) forme suprême des droits àla mobilité, vont souvent à l’encontre à la fois du droit à lasécurité pour les autres conducteurs et des exigences envi-ronnementales. Le droit à une sexualité librement choisieest associée à la déstabilisation des modèles familiaux tra-ditionnels, faits d’obligations et d’engagement. Le « droità l’enfant » n’est pas loin qui autoriserait même pour cer-tains le clonage reproductif.Cette spirale des droits constitue dès lors un leitmotiv quiinterdit toute limite au nom d’un principe du choix et de lamaîtrise sur sa propre vie, bien situé dans la tradition du libé-ralisme politique. On notera qu’il s’agit souvent d’exercerces droits individuellement. Mais cette absence de limite

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les conflits. Cependant, nous prétendons qu’il est nécessairede dépasser la social-démocratie, non pour la mettre dans lespas du libéralisme comme l’a fait Tony Blair, mais pour la réin-venter en écodémocratie, et cela pour trois raisons.

La bureaucratie oligarchique social-démocrateLa social-démocratie, là où elle a bien réussi, et notammenten Suède, a fini par accoucher d’une bureaucratie : elle aperdu la vitalité des liens sociaux et des solidarités quiétaient à l’origine associée au mouvement ouvrier puissant.La cogestion garantit ainsi une protection certaine mais à uncoût de plus en plus exorbitant. Elle se traduit surtout parune prise en charge complète des citoyens et des salariés sansque la discussion soit réellement active. Une couche d’ex-perts, présente aussi bien dans les rouages de l’Etat que dansceux des syndicats, finit par partager une même culture, enl’occurrence assez proche de celle des milieux patronaux, eten tous cas déconnectée des mondes ordinaires des salariés.La confiscation du pouvoir par une bureaucratie prend desallures d’oligarchie, devenue point de passage obligé pourobtenir le pouvoir ou seulement se faire entendre.

Le consensus mouLa social-démocratie n’a pas su fournir un principe deconflit dépassant la défense des intérêts du mouvementouvrier puis la gestion harmonieuse du bien commun. Lasocial-démocratie s’est inscrite dès le début du XXeme siè-cle contre toute approche « associationniste » qui viseraità donner du pouvoir à des collectifs moins définis ou enlutte : c’est bien contre le risque de révolution que la social-démocratie s’est constituée en favorisant d’emblée la voieparlementaire. Mais elle est allée au-delà de la reconnais-sance nécessaire du cadre démocratique pour le change-ment social en instituant la cogestion et la participationgouvernementale, contribuant ainsi à intégrer le mouve-ment ouvrier aux institutions. Le prix à payer fut un effetde consensus mou qui ne permet plus de confronter devraies alternatives.

disme n’ont rien de social-démocrate. C’est en s’appuyantsur son seul talent manœuvrier (et en affaiblissant le Particommuniste) que Mitterrand a permis à la gauche de gagnerle pouvoir, sans qu’un modèle social-démocrate ait été vrai-ment pensé ni exprimé. On peut même considérer que, sansmodèle idéologique fort, sans majorité réelle dans l’opinion,les victoires de la gauche française ne furent que des acci-dents, provoqués par le talent politicien d’un Mitterrand oupar les erreurs de Chirac (dissolution de 1997).Pourtant, il serait injuste d’ignorer le succès de la social-démocratie européenne dans le maintien des liens sociauxet dans la mobilisation des moyens collectifs pour assurerla prise en compte large de toutes les populations. Le modè-le social-démocrate a repris le principe de l’Etat- providencequi, de Bismarck à Beveridge, n’avait rien d’une approchede gauche. La prise en charge des plus démunis, par lescontributions de tous et leur redistribution par l’Etat, évitaitle développement de pouvoirs autonomes de la part dumouvement ouvrier. La social-démocratie et la gauche engénéral, surtout depuis la fin de la guerre 39-45, se sont faitspiéger dans cette défense des pouvoirs de l’Etat, défense del’Etat qui finit même par devenir la pensée unique de la gau-che. C’est plutôt la cogestion de cet Etat-providence par lesorganisations syndicales qui constitue encore le principemême de sa défense, ce qui rend impossible tout examenvraiment critique du cadre de cette politique.La grande force de la social-démocratie là où elle a été véri-tablement mise en œuvre, et son impasse actuelle aussi, repo-se sur l’omniprésence des représentants syndicaux des salariésdans toute la gestion de la Cité, dont l’entreprise. L’effet destabilité fut remarquable, bénéficiant aussi bien aux salariésqu’aux patrons. La culture démocratique de l’Europe du Norddoit certainement beaucoup à cet apprentissage quotidiende la négociation, si peu pratiquée en France par exemple.Retenons donc cette capacité à tisser des liens au cœur de lasociété civile, à créer des collectifs, souvent fort larges et puis-sants, qui assurent la solidarité indépendamment de l’Etat-providence, ainsi que cette capacité démocratique à traiter

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crates, qui n’enregistrent pas les évolutions électorales despays membres, et vis-à-vis de la gauche qui se révèle impuis-sante à influer sur le cours des choses, supposé fatal?

L’écologie, la chance de la gauche?La révolution écologiste est sans doute ce qui est arrivé demieux à la gauche dans les trente dernières années, révo-lution des modes de pensée, précisons-le ! L’apport électo-ral des Verts commence à être décisif dans de nombreuxpays mais la tradition social-démocrate et plus générale-ment de gauche n’a pas été bouleversée pour autant. Onpeut craindre quatre dérives qui feraient perdre à l’écologieson pouvoir subversif.

Le risque du supplément d’âmeLe risque est grand de voir la contribution écologiste se résu-mer à un supplément d’âme environnementaliste. Il est tou-jours possible de replacer les exigences environnementalesdans la lignée du Progrès, en confiant à de nouveaux expertsla gestion moderne de ces effets secondaires révélés par lesécologistes, et de dénoncer les abus dans un consensus duplus bel effet : personne ne peut défendre la libre circulationdes navires poubelles comme l’Erika ou le Prestige, et toutle monde peut tenir un discours virulent contre les «voyousdes mers»!

Les tendances au fondamentalisme vertCette écologie profonde, peu représentée en Europe, sert derepoussoir, souvent artificiellement construit, pour les aut-res forces politiques qui refusent de faire les choix doulou-reux pourtant nécessaires. Ce fondamentalisme nie toutehiérarchie entre les problèmes ou entre les êtres et s’interdittoute modification artificielle ou violente des écosystèmes.L’homme peut dès lors devenir même l’ennemi principal duprincipe vital sur Terre, qui est, lui, l’impératif suprême. Lesdroits des plantes et des animaux sont régulièrement raillés

Les particularismes au sein de l’Europe : des social-démocraties variéesLa tradition normative de l’Europe du Nord est fort différentede celle de l’Europe du Sud et constitue somme toute unecombinaison rare de tradition ré exploitée par le modernis-me pour produire cet effet consensuel quasi disciplinaire. Onconçoit que ce modèle ne soit guère exportable désormais.Tony Blair a prétendu, lui, réinventer la social-démocratie,pour la transformer en une «troisième voie», aussi vite dis-qualifiée qu’elle avait été largement vendue. Les tentativeseffectuées avec Giddens, dans leur ouvrage «La troisièmevoie», pour concilier l’inconciliable et éviter de faire deschoix, sont remarquables. Concilier « la continuité, la cohé-sion sociale» avec «un monde intrinsèquement imprévisible»pouvait sembler un cadre général ouvrant sur l’incertitude etles attachements qui nous serviront plus loin à fonder l’éco-démocratie. Mais tenter d’inventer une «autorité négociée»,une «modernisation écologique», la protection sociale sousforme de «capital social» (potentiel humain) plus flexible,le «plafonnement des dépenses des services publics» avec la«prime à l’excellence», le «renouveau de la communauté»qui met pourtant en cause les «responsabilités individuelles»dans l’assistance, une «nouvelle économie mixte» qui se tra-duit par des privatisations accrues, voilà qui ne peut que dés-orienter. La social-démocratie est bien soluble dans lelibéralisme quand elle a perdu le Nord.

L’épuisement des gauchesToutes ces tentatives, « sociale», « républicaine», « social-démocrate» ou «troisième voie» arrivent aujourd’hui à épui-sement. Ce qui ne signifie pas pour autant que les partis degauche qui s’inscrivent dans ces traditions ne soient pas enmesure de gagner des élections: en 1998, la quasi totalité despays de l’Europe étaient gouvernés par des gouvernementsde gauche, sans qu’un projet commun ait pu avancer à cetteoccasion contre la tendance dérégulatrice et libérale de laCommission Européenne. Comment dès lors s’étonner de laméfiance conjuguée vis-à-vis de l’Europe et de ses techno-

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Comme on le voit, l’écologie est soluble dans des pratiquespolitiques anciennes et le succès ambigu du «développementdurable» qui, pour certains, permettrait de faire durer un peuplus notre mode de développement actuel, le montre bien.L’écodémocratie redéfinit les apports de l’écologie pour évi-ter ces impasses et redonner de vraies perspectives politiques.

■ Un ancrage de l’écologie à gauche récent et précaireOn peut dire que l’opinion a fini par être gagnée sur denombreux points en matière d’agriculture, de sécurité ali-mentaire ou industrielle, de transports ou même de nucléai-re. Mais les leviers d’action et les stratégies font cruellementdéfaut ou donnent lieu à des divergences radicales au seindes partis verts. Le collage à la gauche institutionnelle s’estfait dans la précipitation dans plusieurs pays. Il a débouchésur une participation immédiate à des gouvernements alorsqu’aucune pensée ni aucune stratégie de positionnementhistorique de l’écologie dans la gauche et par rapport à lasocial-démocratie n’avaient été élaborées. La stratégienécessaire doit préserver la portée radicale de l’écologietout en lui permettant de réinventer l’héritage de la gauchelà où elle a failli.

De l’écologie politique à l’écodémocratieLa boussole écodémocrate doit déterminer quels sont lesfondamentaux de l’écologie qui peuvent redonner une«feuille de route» à la gauche. Il faut donc trier et hiérar-chiser parmi tous les concepts que l’on peut associer au dis-cours écologiste pour déboucher sur autre chose quel’écologie politique, pour inventer le projet écodémocrate.L’accolement des deux termes écologie et politique ne cessede perturber les repères, de mêler des registres trop diffé-rents. L’écologie, de discipline scientifique, est aussi devenuemouvement social sous la forme de l’écologisme, qui se tra-duit dans de multiples initiatives locales ou dans de grandesopérations activistes sur des thèmes sensibles. Mais cela nesuffit pas à fonder une orientation politique.

par les critiques de l’écologie qui s’en servent abondamment.Ce fondamentalisme est tout aussi aisé à dénoncer quant ilse limite à la création de secteurs protégés, pour des adep-tes de nourriture saine, de pratiques de déplacement respon-sables, d’économies d’énergie et de respect de la vierigoureux. C’est le volet traditionaliste de l’écologie qu’il nefaut pas confondre avec la capacité de l’écologie à repren-dre les traditions à son compte pour les réinventer.

La rentabilisation marchandeL’écologie peut devenir une simple affaire d’échange mar-chand, de choix entre des produits et des services. Les mar-chés peuvent accepter ces nouvelles exigences desconsommateurs et c’est ainsi que chacun devient « libre» dechoisir son alimentation ou ses modes de déplacement…selon ses moyens. Il ne s’agit plus de choix politique globalmais de solutions pratiques personnelles réglées par les mar-chés pour des consommateurs solvables. Mais cette appro-che peut être étendue aux marchés des droits à polluer, àl’échelle internationale, qui ne remet pas en cause les mon-tages inégalitaires existants tout en laissant le choix àchaque firme. C’est un usage relativiste de l’écologie.

Le risque scientisteL’écologie fut avant tout une discipline scientifique, certespeu orthodoxe, mais aujourd’hui reconnue. Beaucoup d’é-cologistes, de formation supérieure, ou devenus spécialistesà force de passion, considèrent que la nécessité de réorien-ter notre mode de production devrait être une évidencepour tout esprit un tant soit peu éclairé, raisonnable etinstruit des faits. Le pouvoir indiscutable de la raison dispen-serait ainsi de toute stratégie politique. Il suffirait d’être lesmeilleurs experts de la catastrophe écologique en cours pourque, combinant savoir et peur, les masses reçoivent la révé-lation et changent leurs pratiques. C’est le volet modernis-te de l’écologie qui prolonge ainsi elle-même la flèche duprogrès en niant toute nécessité de controverse et de débatdémocratique, au profit des super-experts.

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associations qui recyclent des déchets et pratiquent enmême temps l’insertion, ce sont aussi des défenseurs de laforêt contre une route ou une ligne de chemin de fer, ouencore les campagnes de boycott de produits pétroliers, lescercles naturalistes ou les parcs naturels, etc. Ce qui paraîtremarquable dans tous ces mouvements, c’est leur capaci-té à s’intéresser à tous les phénomènes de la vie, à toutesles échelles. Désormais, toutes les entités vivantes trouventpetit à petit leurs porte-paroles, pourrait-on presque dire,des animaux les plus rares aux steppes les plus lointaines enpassant par la couche d’ozone et les ressources fossiles. Detout cela, il ne peut guère sortir un slogan lisible à la modedu «prolétaires de tous les pays» bien connu. Aucun coupde force théorique ou médiatique ne permettra de rédui-re cette diversité et c’est là aussi une des particularités del’approche écologiste, en tant que « mouvement de pra-tiques sociales », pourrait-on dire pour unifier toutes cespréoccupations. Ce mouvement n’est rien d’autre que l’ex-tension de la tradition de prise en compte de nouveauxêtres par la gauche.L’écologie nous oblige à prendre au sérieux tous ces êtreset à comprendre à quel point nous y sommes attachés, pastoujours sentimentalement mais par des liens « cosmopoli-tiques ». Le souci s’est étendu à des entités qui jusqu’iciétaient pensées comme « la nature », extérieure à nous,terre de conquête, d’arraisonnement et de maîtrise. Si nousavons désormais tous ces soucis des « autres » aussi divers,c’est qu’il est apparu qu’ils n’étaient en rien si extérieurs ànous que nous le pensions mais que nous étions attachés defaçon «organique» à eux. Non que nous ne puissions plusagir mais que toutes nos actions, comme on le savait dansles sociétés traditionnelles, ont des conséquences qui peu-vent se payer parfois très cher, plus tard, pour d’autres,ailleurs mais aussi pour nous, ici et rapidement parfois ! Cesont donc les attachements qui nous serviront de secondpoint cardinal, à partir de ces pratiques des mouvementsécologistes, fondées sur une extension de la solidarité.

Une écologie, science de la complexité et de l’incertitudeL’écologie peut apporter des savoirs au même titre qued’autres sciences mais on aura tendance alors à la réduireà l’étude de l’environnement voire au naturalisme. Ellepeut aussi se considérer comme la science totale traitanttoute la complexité des phénomènes par opposition auxsavoirs analytiques et spécialisés. Dans les deux cas, nousn’obtenons pas une orientation politique ni même unegrille de lecture et, plus grave, nous passons à côté de ce quiest radicalement nouveau dans son approche scientifiqueelle-même, qui peut nous aider à poser les questions autre-ment. C’est avant tout la capacité à traiter la complexité etsurtout l’incertitude qui nous paraissent constituer l’apportmajeur de l’écologie comme science. Incertitude qui a déjàpermis à la physique quantique de remettre en cause radi-calement le statut même de notre connaissance de l’uni-vers. Les principes scientifiques de l’écologie peuvent nousapprendre le sens des limites, la non-maîtrise, l’attentionaux phénomènes infinitésimaux et à leurs effets de poten-tialisation, le travail d’exploration et de suivi de milieux etnon seulement d’entités détachées de leurs contextes, etc.Comme premier repère et point cardinal de notre bousso-le, nous garderons… l’incertitude! Ce n’est en rien un para-doxe puisque, désormais, c’est le statut de la plupart de nosrepères environnementaux mais aussi sociaux, écono-miques, moraux ou politiques. C’est donc une autre pra-tique scientifique qui nous est utile, celle qui accepte demettre ses énoncés en débat et de tenir compte de leur sta-tut éminemment politique, bref, de pratiquer une démo-cratie scientifique et technique.

Des pratiques sociales écologistes, marques d’attachements anciens et nouveauxL’écologie regroupe aussi des pratiques sociales, écono-miques, environnementales qui sont profondément insé-rées dans le tissu social. Ce sont des agriculteurs quiproposent des produits de qualité à des citadins, ce sont des

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de disparition, emplois qui risquent de disparaître ou lan-gue traditionnelle). Les solidarités se conjuguent au pluriel,elles sont tout autant celles des collectifs utilisateurs de sitesde téléchargement de musique en MP3 que celles des usa-gers de la ligne 13 du métro parisien, des parents d’élèvesde l’école qui manque d’enseignants ou celle des fédéra-tions d’anciens combattants. Ephémères ou durables, effer-vescentes ou institutionnalisées, ces solidarités serecomposent sans cesse et ne peuvent se résumer à uneseule forme d’appartenance comme cela se faisait avec la« solidarité de classe».

Démocratie et solidaritésLe projet écodémocrate agit comme une boussole car il per-met de reprendre des traditions et des termes quelque peuusés, la démocratie et la solidarité, pour en faire des prin-cipes combinés d’une politique, dès lors qu’on les comprendcomme incertitude et comme attachements. Leur aspectcontradictoire rend ce schéma dynamique et oblige doncau débat.

Incertitude et attachementsCes deux dimensions vont constituer les points cardinaux dela boussole écodémocrate.

Pour chacune de ces dimensions, nous retrouverons des ter-mes beaucoup plus classiques. L’axe de l’incertitude, quigarde un côté quelque peu scientifique, ne s’exprime jamaismieux que dans l’activité démocratique, dans le débat. Il nes’agit donc pas d’une simple analyse savante ou d’un pro-cessus cognitif que nous voudrions mettre en avant : l’in-certitude acceptée, mais aussi contrôlée comme nous leverrons, est l’essence même de la démocratie.De même, la «prise en compte étendue à nos attachementsmultiples » paraîtra sans doute un peu ésotérique ou, à larigueur, renverra à la vision du monde des sociétés tradi-tionnelles, faites d’attaches impossibles à rompre. Mais elleprend une coloration fort contemporaine si on nomme cesattachements « solidarités ». Car c’est bien cet enjeu que lagauche a porté depuis toujours : comment assumer la soli-darité avec de « toujours nouveaux membres »? Il ne s’agitplus seulement d’une défense de l’existant (espèce en voie

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Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

Démocratie

Autarcieindividualisme

Autorités

Solidarités

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munication se perd en leviers d’action. C’est au contrairedans la critique engagée, précise, de chaque choix tech-nique que se joue la subversion de la « fatalité technolo-gique ou économique ». Les militants les plus aguerriscontre le nucléaire comme les riverains tout nouveauxopposants à l’implantation d’une usine à risques en sont lesacteurs. Ils possèdent des convictions fortes mais ils fontaussi un travail d’exploration de leurs univers, des réseauxqu’il convient de mobiliser, des arguments qu’il faut trou-ver. La qualité du montage des collectifs parfois provisoiresqu’ils peuvent faire émerger sera décisive pour redéfinir leproblème, pour faire réapparaître des liens que l’on avaittendance à oublier.Les collectifs auxquels chacun est attaché sont les premiersespaces où la démocratie, autre nom de l’incertitude, doitpénétrer : le quartier, l’entreprise, l’école ou encore lafamille. Mais de nouvelles situations, beaucoup plus insta-bles, peuvent servir à composer ces collectifs, sans délimita-tion a priori. Cette démocratie étendue permettra enfin deretisser les liens avec la sphère proprement politique, defaçon à renouer avec ce que la social-démocratie avait faitde mieux, ce tissage de la société à tous les échelons.

■ Les pouvoirs des collectifs et leurs procédures, clés du projet écodémocrateDès cette première présentation, l’une des questions clés dece projet écodémocrate est apparue : la démocratie suppo-se un espace de débat collectif et du coup l’incertitude chan-ge de nature. De son côté, la solidarité s’appuie sur descollectifs dont les formes d’attachement sont variables maisqui pèsent sur les débats. Dans les deux cas, la nécessité derepenser les formes de l’association apparaît incontourna-ble. C’est grâce au terme volontairement vague de «collec-tifs» que nous pouvons éviter de valoriser a priori certainscollectifs contre d’autres. Si le monde est à explorer plusqu’à conquérir, si le chemin et la méthode importent autantque les buts et les résultats, ce sont les procédures pour cons-truire ces collectifs qui vont devenir essentielles.Nous proposons ainsi de reprendre les oppositions que Beckconsidèrent comme fondamentales : sécurité / insécurité ;intérieur/extérieur; politique/non-politique. «Nous sommesconcernés par trois questions : quelle est votre attitude 1)quant à l’incertitude, 2) quant aux étrangers, 3) vis-à-vis despossibilité de changer la société?» (The reinvention of poli-tics, p 149). L’incertitude est bien un de nos axes ; la questionde l’intérieur et de l’extérieur correspond à notre axe desattachements, puisqu’il faut définir quel est le statut de nosattachements à ceux que l’on pourra considérer commeétrangers ou comme concitoyens ; la confiance dans l’actionpolitique est bien restituée finalement dans la mise en mou-vement des collectifs comme seule voie de récupérationd’une action politique irriguant toute la société.

Une critique pratique qui inventeLa critique du modernisme a depuis longtemps alerté sur lafolle prétention de maîtrise de la technique et de la scien-ce, au point d’en faire ce monstre qui nous dépasserait, latechnoscience. Il est toujours spectaculaire de regrouperl’ennemi sous un même vocable, comme d’autres l’avaientfait avant pour le capitalisme, la bourgeoisie, ou aujourd’huila mondialisation. Mais ce qui est gagné en facilité de com-

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Les trois oppositionsLe projet écodémocrate s’oppose aux politiques qui nereposent que sur la tradition, sur le modernisme et sur le relativisme.Plaçons-les sur notre boussole pour comprendre en quoi cer-tains de leurs soucis peuvent être empruntés et d’autres doi-vent être rejetés.

Les traditionalismes de gaucheet de droite

Les traditionalismes sont désorientés dans notre monde etproposent le retour à des autorités et à des traditionscomme seule perspective politique. Il est aisé de les critiquer,comme partisans de l’ordre moral, comme chauvinistes,comme xénophobes, comme apôtres de la famille et de sonordre patriarcal. Présentés sous cette forme, ils ne sontguère sympathiques pour la gauche dans son ensemble.Mais ce serait oublier trop vite que la gauche comporte aussi

CHAPITRE 2

Que faire des traditionalismes,des modernismeset desrelativismes?

L’écodémocratie se définit trois adversaires dont elle pré-tend emprunter certains des soucis pour leur donner desdébouchés réels. Elle permet de convaincre chacun desmembres qui partage une autre position que l’écodémo-cratie peut trouver aussi une réponse à sa désorientationpropre. L’écodémocratie met au centre de sa pratique l’artde faire des alliances et pour cela de convaincre.

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Les relativismes

Les modernismes

L’écodémocratie

Les traditionalismes

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

Démocratie

individualisme

Autorités

Solidarités

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« classe ouvrière » devient ainsi une tradition comme uneautre, défense d’une « catégorie » qui ne parvient plus àdécrire des situations réelles et éprouvées.

■ Des traditions familiales et nationales plutôt récentesLe trait commun de toutes ces revendications, c’est avanttout l’affirmation d’identités comme autant de traditionsdevenues des quasi natures, indiscutables, alors même qu’el-les sont historiques et déjà en voie de disparition. La familleconjugale n’a que moins d’un siècle d’existence et l’on pré-tend la défendre contre les menaces des divorces, desrecompositions et de la liberté sexuelle réunies. Les nationseuropéennes n’ont que quelques siècles d’existence et ontdonné lieu, encore récemment dans les Balkans, aux piresboucheries qui soient mais il faudrait les préserver de toutemenace fédéraliste à l’échelle européenne. Les mythesnationaux mais aussi régionaux ont été délibérément cons-truits dans le courant du XIXeme siècle comme l’a montré A-M. Thiesse, mais ils sont devenus désormais des évidences,des forteresses qu’il faudrait défendre à tout prix. Dans cecas, la peur de l’incertitude conduit à produire des identi-tés par essence que l’on ne peut plus discuter et qui ont déjàconduit à des logiques de guerre.

■ Prendre en compte la désorientation de touscréée par la perte des traditionsPourtant, un projet écodémocrate ne peut ignorer cespeurs, il doit proposer une sortie des modèles autoritairessans passer au relativisme, il doit saisir ce qui ne doit pasêtre oublié dans les traditions. Il faut comprendre par exem-ple pourquoi la disparition des commerces ruraux, l’exten-sion infinie de la taille des exploitations agricoles et ladisparition progressive de la population agricole ont faits’effondrer de nombreux repères, au-delà de la nécessité etde la « rationalité » économiques. C’est précisément unerationalité devenue « démesurée » qui a poussé la moder-nisation agricole dans une impasse pour tout le monde

ses partisans de la défense de la nation, malgré son inter-nationalisme supposé. Les communistes staliniens ont suexploiter la peur de l’autorité et l’exigence de l’ordre pourfaire fonctionner aussi bien les pays de l’Est que les partis oules syndicats de l’Ouest. D’autres, à gauche aussi, préten-dront rétablir l’autorité des maîtres d’école, celle des juges,celle de la police sans pour autant analyser pourquoi cesautorités se sont effondrées. Les réformes du droit de lafamille, le PACS en France, ont trouvé de nombreux oppo-sants à gauche même: le souci de préserver l’unité de basede la société sous sa forme de la famille conjugale est réaf-firmé. Les traditions rurales sont aussi bien défendues à gau-che qu’à droite et certains mouvements ont joué de cetteconfusion pour prétendre unifier sous leur bannière toutela désorientation compréhensible des ruraux (CPNT en Fran-ce). Les régions et leurs traditions donnent aussi lieu, en Ita-lie particulièrement (la Ligue du Nord), à une exploitationde la solidarité du proche contre la solidarité étendue à l’é-chelle de la Nation. Aucune solidarité n’est dès lors possi-ble avec les immigrés : même à gauche, certains préférerontdéfendre la «communauté» proche.

■ La tradition de classeLorsque la gauche d’inspiration marxiste, gauchiste ou non,prétend s’affranchir de la nation et critique les traditiona-listes de droite, c’est pour vanter la solidarité « de classe».Or, le salariat est devenu une condition généralisée et le tra-vail ouvrier industriel a petit à petit été grignoté par lesemplois de service. Il sera toujours possible de se rabattresur « la classe pour soi », sur le sens de la classe, pour pré-tendre continuer à la défendre. Malheureusement, syndi-calement comme politiquement, tout indique que lacoupure entre les salariés à emploi stable et protégé (pardes syndicats notamment) et les précaires ou les chômeursest devenue une nouvelle frontière. Toute supposée «cons-cience de classe», déjà affectée par la désorientation poli-tique générale, devient impossible à produire lorsqu’unetelle division marque le camp « d’en bas ». La défense de la

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donc écouter les autres ruraux, les néo-ruraux, ceux des rési-dences secondaires, les enfants de paysans partis à la villeparce qu’ils ne trouvaient pas de terre pour reprendre laferme de façon viable, les villes qui consomment l’eau deréservoirs contaminés par les abus de phytosanitaires et parles déjections animales, la grande distribution qui imposeses prix bas et qui diffuse en même temps des produits bioou de qualité traditionnelle, les services techniques quicontrôlent la qualité des produits mais aussi ceux qui fixentles primes demandées à l’Union Européenne, les chasseursqui viennent de la ville en payant leur partie de chasse, etc.Certaines initiatives à l’échelon local, des réseaux de diffu-sion directe de produits à petite échelle en Bretagne parexemple, peuvent parfois se transformer en contrats d’o-rientation plus larges passés entre agriculteurs et grandesvilles, comme c’est le cas en Allemagne.Pas de fixation sur le local dans ce cas mais il est vrai que,les traditions ayant tendance à valoriser cette échelle, l’é-codémocratie doit faire la preuve que l’on peut traiter lelocal sans faire ni de la technocratie de territoires artificielsni de la proximité démagogique ni bien sûr prétendre à l’au-tarcie.

■ Connaître ses traditions pour les réinventerL’une des grandes richesses des traditions rejoint les leçonsde l’écologie: nous ne sommes pas la source de nous-mêmes,nous sommes toujours des héritiers, nous ne pouvons pasfaire « table rase ». Cet enseignement peut fort bien êtrerepris à son compte par le projet écodémocrate. Loin d’êt-re un message empreint de fatalisme et de soumission à unetoute-puissance, c’est au contraire un appel à prendre encompte nos attachements à nos ancêtres, à notre histoire,à faire œuvre de modestie, de prudence, sans prétendretout réinventer, tout maîtriser. Toute la tradition révolu-tionnaire de la gauche, qui a produit les effets de « tablerase» terribles que l’on connaît dans tant de pays durant leXXeme siècle, ne peut survivre à cette exigence. Tourner despeuples entiers contre leur propre héritage, contre des

rural. Le paysage, la qualité des terres et celle des produits,les réseaux de services publics et d’entraide, la variété éco-logique et culturelle, le sens d’une relative maîtrise de sonenvironnement ou plutôt d’un couplage avec lui, coupla-ge fait d’une longue accumulation de savoirs locaux, c’esttout cela qui s’effondre en même temps. Et ce ne sont passeulement les populations locales qui y perdent tout sensà leur vie, c’est aussi toute la société qui coupe trop vite sesattaches avec le monde rural qui était, il y a encore un siè-cle seulement, le monde de référence pour toutes les acti-vités humaines. Les agriculteurs ne peuvent guère êtreaccusés d’avoir été traditionalistes dans cette affaire, leursorganisations ont au contraire fait preuve de modernisme,nécessaire dans un premier temps et porté par toutes lesjeunes générations, puis devenu délirant. L’écodémocratiedoit apprendre de cette expérience. On doit prendre ausérieux les attaches défendues par les traditionalistes et tra-vailler à recomposer le monde en prenant en compte leurscraintes et toutes les entités qu’ils représentent.

■ Composer un monde rural réinventéPour autant, la prise en compte des traditions ne saurait setraduire par un « retour à » un monde qui a disparu etqu’on idéalise souvent. Les traditions rurales, c’est aussi lasociété de surveillance réciproque, l’autorité et le règne dubon vouloir des aristocrates jusqu’au milieu du XXeme siècle,le patriarcat dans toute sa violence, la misère de tant depaysans pauvres et de salariés agricoles. Aucune nostalgieglobale, donc, aucun romantisme du passé ou des tradi-tions. Il faut au contraire procéder à un patient inventairede ce qui vaut la peine d’être préservé, qui de ce fait doitêtre réinventé. C’est alors qu’on entre dans l’incertitude carpersonne ne sait par avance ce qui vaut la peine d’être pré-servé. Certains pensent le savoir mais lorsqu’on organise ledébat, on constatera qu’il y a bien d’autres choses qui méri-tent une attention. Les agriculteurs ne pourront pas pré-tendre avoir le monopole du « rural» et, même entre eux,devront composer avec des divergences fortes. Il faudra

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valeurs de la tradition, la fidélité, la solidarité, la prévision,le long terme, la répétition, les rites, etc. n’ont guère desens pour eux. S’ils sont tant valorisés actuellement, c’estbien parce qu’ils sont une forme libérale de la promessedémocratique : ce régime doit seulement garantir à chacunde pouvoir gagner sa place au soleil.

■ Libertaire pour les mœurs et dirigiste pourl’économie et l’environnement : les paradoxesdes écologistesDe fait, la gauche a toujours défendu un assouplissementconstant des mœurs, un refus de la norme et du contrôlesocial au profit de la liberté de choix individuel. Toutes lescampagnes féministes et leurs dérivés insistaient sur ce refusdes places assignées, sur cette exigence de la liberté dechoix : divorce, avortement, adoption, formes diverses d’as-sociation, orientations sexuelles, procréation, toutes cesquestions sont souvent traitées de façon relativiste, à gau-che le plus souvent. Mais cette position s’étend à toutes les autres pratiques, comme la liberté d’expression, laconsommation de drogues, etc. Ce qui est dénoncé dans ledomaine économique et social comme le comble de l’indi-vidualisme devient en matière de mœurs le modèle indis-cutable de la liberté individuelle et des droits des citoyens.Les relativismes sont en fait l’espace politique d’une allian-ce libérale-libertaire. Une bonne partie des écologistes seretrouve dès lors en pleine contradiction. Sur le plan descomportements économiques de consommation, ils prônentun contrôle, des pénalités, voire de la répression pour favo-riser les économies d’énergie, le recyclage, etc. Mais sur leplan des comportements dits privés (en quoi?), ils exigent laplus grande liberté de choix en refusant toute normativité.

■ La réussite du libertarismeLe relativisme est devenu le principe dominant des choixpolitiques contemporains, sous sa forme libérale commesous sa forme libertaire, et c’est en grande partie par réac-tion à cette domination que les mouvements traditionalis-

minoritaires puis contre leurs propres familles, et enfin cont-re eux-mêmes, dans les autocritiques bien connues, c’est laconséquence de ce supposé «sens de l’histoire» qu’au-delàde Marx, le marxisme-léninisme a fondé comme dogme.Cette antidote contre le modernisme doit pourtant être prisà dose homéopathique : il est en effet aisé de se retrouverparalysé par les certitudes dogmatiques que les religions ontproduites par exemple. Leur effondrement particulièrementnet dans les pays européens peut être considéré comme unechance pour pouvoir explorer des possibles. Cet esprit de ladiscussion qui fait l’essence de la démocratie peut pourtantêtre insufflé jusque dans les matières théologiques. Mais dis-cuter, cela suppose de s’intéresser, de posséder certaines clésd’interprétation qui permettent de se réapproprier la cul-ture religieuse, quitte à en faire des versions différentes. Or,ce qui est plus inquiétant, et Régis Debray l’a souligné, c’estl’indifférence et l’inculture en matière religieuse et plus lar-gement spirituelle. Cette absence de prise en compte de nospropres origines conduit aussi bien à répéter sous des for-mes laïques les mêmes anathèmes que l’on a connu de lapart des religions, qu’à se jeter en toute naïveté dans les brasdes sectes dès lors que le manque de spiritualité, d’attentionà notre lien avec le cosmos, avec les fins de la vie et de lamort, devient trop criant.

Les relativismesA l’opposé des traditions, sur l’axe des attachementscomme sur celui de l’incertitude, la boussole écodémocra-te situe les relativismes. Rien de plus éloigné des dogmesque nous venons d’évoquer que cette posture. Tout leurêtre est tendu vers le refus des attachements, aussi provi-soires soient-ils. Ils ne craignent pas l’incertitude, ils y bai-gnent et en profitent à l’extrême. Certaines professions lesincarnent par excellence, dans le monde de la financenotamment ou encore dans celui des médias, tous ces mon-des où l’opportunisme est récompensé avant tout. Les

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re aussi ces souffrances sans pour autant reprendre la pos-ture relativiste. La revendication de maîtrise sur sa prop-re vie est a priori un élément dynamique qui rompt avecce que d’autres appelleraient la passivité ou la soumissionà l’ordre établi : elle constitue donc un ressort fort bienexprimé par le slogan « choisir sa vie ». A une condition :l’impératif de liberté n’est supportable que dans la mesu-re où il est traité collectivement et se transforme en impé-ratif démocratique.

■ Le savoir-vivre l’incertitude des relativistes et ses dérivesMais il faut souligner à quel point l’apprentissage de l’incer-titude est un atout dont l’écodémocratie doit s’inspirer. Lesrevendications libertaires refusent de prendre les valeurshéritées comme allant de soi. Les dogmes dirigistes en matiè-re économique ont déjà produit leurs effets pervers, écono-mies administrées voire totalitaires. La capacité d’adaptation,que ce soit sur le plan économique ou moral, affirmée parle libéralisme et le libertarisme, est devenue indispensabledans un monde complexe. C’est aussi le cas pour l’environ-nement où l’art du pilotage des écosystèmes est fait d’a-daptation et non seulement de préservation.C’est lorsque la règle devient l’instabilité permanente quel’on assiste à la dérive libérale-libertaire et à ses effets dés-tabilisants sur les structures sociales, économiques et mora-les. Les relativistes, au rang desquels les libéraux aussi bienque les libertaires, prétendent se passer de tout levier pourcoordonner les comportements économiques ou les com-portements moraux. Ils condamnent la plupart d’entre euxà l’impuissance et à la perte de prise sur leur monde, au pro-fit de quelques uns qui disposeront toujours de ressourcessuffisantes pour s’en sortir. Ressources financières, ressour-ces intellectuelles, grâce à des niveaux de formation quideviennent un instrument de discrimination terrible lorsquel’incertitude domine. C’est pourquoi on attache cette pos-ture relativiste aux «bobos», bourgeois bohêmes, instruitset urbains, et nomades.

tes ont repris un certain poids, dont l’extrême droite profi-te. Le libertarisme s’est justifié dans la construction de ladémocratie contre les risques de pouvoir absolu de l’Etat issude l’Ancien Régime. Il se justifie encore lorsqu’il s’agit deconstituer des opinions éclairées, comme l’avaient imaginéles Lumières, dont le combat est toujours d’actualité danstant de pays. Mais il a continué sur sa lancée, vers la déme-sure, là où aucun ennemi n’était en vue, dans les démocra-ties les plus établies, pour devenir l’auxiliaire de latoute-puissance des individus, supposés capables de s’auto-déterminer dans tous les domaines. Il est pourtant essentielde garder vivant l’esprit de contestation voire d’insoumis-sion aux arbitraires et aux autorités : c’est la condition mêmed’un véritable débat démocratique. De même, l’appel à l’é-mergence des sujets, de leurs singularités, est une conditionvitale pour que les collectifs ne s’enferment dans des sup-posées identités naturelles indiscutables. Tout cela, D. Cohn-Bendit a pu le faire et le représenter. Mais lorsque cetteexigence débouche sur l’abandon des objectifs de mise encommun, de construction de collectifs, sur la promotiond’une «société des individus», déjà réalisée, incapable d’ad-mettre toute normativité, ces projets de «troisième gaucheverte» finissent par être interprétés comme du laisser-faireindividualiste aussi bien économique que moral, comme unrelativisme, libéral-libertaire. Or, les relativismes eux aussipeuvent conduire à la guerre de tous contre tous, à partird’individus refusant tout compromis avec les autres memb-res de la société.

■ Liberté et souffrance des relativistesMais ce relativisme finit par épuiser les sujets eux-mêmes,qui n’en finissent pas de remettre en cause leurs proprestraditions, qui doivent sans cesse se réinventer : cette« fatigue d’être soi » (Ehrenberg) doit être prise en comp-te elle aussi. Elle génère toutes les souffrances au travailou dans la famille, tout ce climat dépressif omniprésent.Le détachement revendiqué par les relativistes génère dela désorientation. Le projet écodémocrate peut entend-

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coup). Tout une vision du monde s’est construite contre ladomination des religions pour prétendre que des individusréunis par contrat social pouvaient gagner la maîtrise dumonde en s’arrachant aux traditions.

■ Le rouleau compresseur du progrèsIl faut bien dire que le rouleau compresseur du progrès fai-sait preuve d’invincibilité : explications toujours plus puis-santes qui débouchaient sur des techniques toujours plusefficaces, pouvoir politique éclairé auquel, avec l’instruction,pouvaient prétendre de plus en plus de citoyens. Et lorsqueles premiers «effets secondaires» du développement indus-triel se firent sentir sous forme de la question sociale, dessolutions d’assistance, des règles élémentaires, des tech-niques d’hygiène, ont été trouvées qui ont donné corps à ceprogrès pour chaque famille. L’Etat-providence allemand,anglais puis étendu à toute l’Europe des années après guer-re, devint même une bureaucratie plutôt performante pourcréer une société d’assurance, de sécurité. Les Trente Glo-rieuses de l’après-guerre sont en fait l’apogée de la domi-nation moderniste et de l’adhésion populaire en faveur duprogrès, qui permettait d’oublier rapidement le génocidedes Juifs, débouché impensable de cette marche du progrès,qui reprit aussitôt. Les campagnes furent bouleversées, lesvilles aussi, les universités même… et soudain le ressortcassa. Quelques prophètes de malheur l’avaient annoncé,comme le club de Rome, comme René Dumont.

■ Panne d’universalisme et panne de providenceLa décolonisation forcée de la «périphérie» était sans douteun signe avant coureur de la difficulté à prétendre apporterla science aux sociétés du monde tout en pillant systémati-quement leurs ressources et en leur refusant les droitsofferts aux citoyens du «centre». Le choc pétrolier qui sui-vit n’est pas sans relation avec cette histoire non réglée etc’est lui qui marque le plus les esprits comme la fin de lacroissance permanente et du plein emploi. Première attaque

■ Le règne de l’opinionLa forme dominante de l’opinion dans cette politique rela-tiviste finit par gagner d’autres sphères, le marché financierdevenu économie d’opinion (Orléan), mais aussi l’activitépolitique elle-même. Or, le monde de l’opinion ne constitueen rien un collectif permettant de gérer des responsabilités :il est extrêmement volatil et fortement asymétrique puisqueseuls quelques médias disposent de la puissance nécessairepour construire ces opinions. Dans une approche écodémo-crate, les médias, indispensables pour traiter les problèmescontemporains à une échelle de masse, peuvent contribuerà une autre forme d’opinion publique, dont les liens avec lespratiques sociales et avec des relais variés renforceraient lecaractère démocratique. Le rôle de médiateurs qui constitueleur cœur de métier peut être mis en valeur pour sortir dela tyrannie de l’événement et aider à la mise en délibérationdes questions. La constitution des connaissances collectiveset des grilles d’interprétation peut s’appuyer sur les techno-logies informatiques à condition de prendre en compte sys-tématiquement le travail effectué par les médiateurs deterrain, ceux qui peuvent constituer les collectifs. Toutes lesradios qui donnent la parole de même que les émissions dediscussion reconnaissent cette demande mais la réduisent àdes paroles individuelles, sans temps d’élaboration et sur dessujets purement narcissiques souvent.

Les modernismesLorsque les modernistes sont désorientés, ce sont toutes lessociétés occidentales qui vacillent. Le projet moderne est eneffet une œuvre de longue haleine, qui commençait seule-ment à venir à bout des traditions contre lesquelles il s’estconstitué. Projet d’émancipation politique et projet d’em-prise scientifique sur le monde ont marché de pair de façonsouterraine dès la Renaissance avant de donner toute leurpuissance avec la révolution politique (américaine et fran-çaise) et avec la révolution industrielle (anglaise pour beau-

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révolution industrielle dévore ses enfants dès lors qu’elledevient révolution financière, libérée par le décrochage dudollar vis-à-vis de l’étalon-or puis par l’imposition du libre-échange généralisé.

■ Le retour des « effets secondaires» et la perte de confiance envers la scienceEt c’est pourtant à ce moment précis que reviennent enpleine figure toutes les conséquences de cette industriali-sation à outrance. La pollution de l’air, de l’eau et des sols,la destruction des milieux naturels, la disparition des espè-ces pour la pêche, l’érosion des sols, l’épuisement des res-sources énergétiques, etc. finissent par devenir visibles.Ceux qu’on appelle les «productivistes» ont détruit des res-sources sans compter, en traitant la nature comme un réser-voir inépuisable qu’ils ont pillé. C’est en fait une extensiondu modernisme, d’un projet de maîtrise du monde qui n’a-vait pas de principe d’autolimitation. Cette faiblesse mora-le et philosophique constitue la base même d’unerecherche d’un principe de précaution qui doit s’étendre àtoutes les activités humaines.Car, pire encore, les conséquences imprévues ne viennent passeulement de cette nature supposée extérieure, elles viennentdes techniques elles-mêmes. Three Mile Island, Tchernobyl, de1978 à 1986, le nucléaire n’apparaît plus comme le miraclevanté par les scientifiques. En fait, chacun voit que les scien-tifiques ne maîtrisent pas totalement cette énergie alors quetout le modernisme était une prétention à la maîtrise.Plus grave, dans certains cas, ces mêmes scientifiques peu-vent mentir et nier les résultats que certains de leurs collè-gues mettent en évidence, comme la responsabilité del’amiante dans la mort de milliers de personnes. Avec le Sida,on voit rapidement que leurs savoirs permettent certes d’i-dentifier un virus mais qu’il faut près de 20 ans pour trouverles thérapies permettant de contrôler l’évolution d’unmalade sans pouvoir le guérir : tout d’un coup, ils sont plusmodestes, voire même quasi impuissants. Avec la vache folle,des changements de régime alimentaire ont été autorisés et

donc pour le modèle moderniste : sa prétention universa-liste se voit rejetée par des nationalistes du Tiers Monde quis’en prennent même à sa source d’énergie que l’Occident nemaîtrise pas mais dont tout le modèle économique dépend!Cette panne d’universalité du modernisme se constate enpermanence dans la difficulté des sociétés occidentales àvivre avec l’immigration massive qu’elles provoquent.Seconde panne qui va suivre la première : l’Etat-providencesi récent ne fonctionne plus car il n’a pu contenir les assautsdu capitalisme financier pour répartir la richesse en safaveur. Depuis 30 ans, le chômage a cru et ne recule pas, lademande stagne et la précarité s’étend. Ce sont alors les pluspauvres de la société occidentale elle-même, mais aussi lesjeunes, qui perdent confiance dans le progrès.

■ Excès productivistePourtant, il suffisait de continuer sur la lancée. Les campa-gnes pouvaient encore donner plus de lait, élever plus depoulets et de porcs, il suffisait de les transformer en indus-tries, de faire des paysans des indépendants intégrés quiencaissent toutes les pertes et donnent les profits aux fir-mes agroalimentaires ou à la grande distribution, de rasertous les talus et de forcer la terre à produire encore plus àcoup de pesticides et d’engrais. Le productivisme dépassaitla modernisation agricole et partout ailleurs d’autres pro-ductivismes s’installaient, pour en finir avec les traditionsde production, de distribution, de loisirs, de transports, etc.Mais, depuis presque 20 ans, cette industrialisation de tou-tes nos activités orientées désormais vers la masse se voitdépassée et remise en cause par plus productiviste. Le capi-talisme financier exige désormais des rendements pour lesactionnaires, indépendamment de la viabilité ou non desentreprises. Dès lors, les entreprises qui avaient rationali-sé, les paysans qui s’étaient endettés, les commerçants quiavaient pris des risques et changé leurs méthodes, sontbalayés du jour au lendemain par des vagues de concen-tration, par des hausses ou des baisses de titres boursiers.Troisième sortie de route pour excès de vitesse cette fois : la

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■ Il faut sauver les modernistes perdus !Les modernistes sont désorientés eux aussi et d’autant plusque leur responsabilité est largement engagée : ils ont eneffet dominé le monde dans les gouvernements, dans lesentreprises et dans les idées. Les relativistes du capitalismefinancier qui aujourd’hui dominent à leur tour sont finale-ment issus souvent de leurs rangs, ils n’ont fait que pousserau bout la logique du détachement vis-à-vis de la nature, destraditions, des règles communes au profit « d’individus »tout-puissants. Les gestionnaires sociaux, les productivistes,les scientifiques et les féministes sont tous dans le mêmebateau: ils ont sincèrement cru au modernisme et ils voientaujourd’hui seulement les conséquences de leurs actes ou deleur passivité. Certains choisissent la fuite en avant et relan-cent tous les credo du progrès, parfois de façon virulente, aupoint de faire dans le scientisme ou dans la technocratiepour certains. Mais beaucoup sont aussi demandeurs d’au-tres façons de faire, de réflexivité, de cette « modernitéréflexive» dont parle Beck, qui leur permettrait de repren-dre en mains leur destin. Mais pour cela, il faudrait qu’ilsadmettent que le temps des dogmes modernistes est passé,que leurs places devront être désormais beaucoup plusmodestes, au sein de collectifs qui vont chercher avec eux àretrouver cet esprit d’invention, de recherche de la viebonne qui les animait.

les scientifiques ou les experts arrivent seulement après lacatastrophe pour s’étonner que la barrière des espèces aitpu être franchie par le prion. Bref, l’autorité incontestée dela science des années 60 s’est effondrée en quelques années.Elle qui était supposée réduire l’incertitude et nous garan-tir le progrès (même si les scientifiques ne le prétendaientpas, on le disait pour eux!), la voilà qui crée de l’incertitude.C’est d’elle qu’il faudrait se méfier désormais par exemplequand elle annonce que les OGM ne sont pas nocifs.«Comme l’amiante ou comme les farines animales?».

■ Les féministes «gagnantes» et dépasséespar plus radicauxCette faillite d’une autorité centrale est d’autant plus graveque le modernisme a travaillé à constamment saper d’aut-res autorités comme les religions. Dans les années 60, le soclemême du principe autoritaire a commencé à s’effondrer. Lalibre disposition de leurs corps pour les femmes grâce à lapilule est un des grands symboles de la lutte contre les tra-ditions et les dominations, menée à la fois politiquementet scientifiquement. Mouvement féministe et pilule vontdonner leurs effets dans les années 70 avec un féminismeactif, des remises en cause radicales des mœurs et partantde toutes les autorités, notamment dans les familles. Or,dans les années 90, le bilan de ces luttes n’est plus aussi satis-faisant, comme si des causes plus structurelles de la domi-nation masculine n’avaient pas été altérées par tous ceschangements : obtenir le droit au travail pour faire une dou-ble journée, gagner sa liberté sexuelle pour se retrouverseule à élever les enfants après le divorce, gagner la paritéen politique pour ressembler finalement aux hommes poli-tiques d’avant, on pouvait espérer mieux. Le féminisme, etavec lui tous les mouvements d’émancipation, sont alorsdépassés par plus radicaux, par des relativistes qui veulentjouer de toutes les identités sexuelles, par des libertaires quiexigent leurs droits tout en refusant toute participation ouintégration. Cinquième panne sévère : le modernisme poli-tique est lui aussi miné de l’intérieur.

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avec garantie qu’un échange est égal ou libre, nul ne peutconstater un état de liberté ou d’égalité, car il s’agit toujoursde relations de communication, marquées par la non-transparence des états des personnes. Dans ces conditions,liberté comme égalité ne sont que des principes directeurset non des états substantiels. Liberté et égalité ne peuventêtre constatés que par leur absence durable, des privationsde l’une ou des asymétries pour l’autre. Les buts de libertéet d’égalité ne peuvent donc être poursuivies que par desrévisions successives, ce qui suppose des dispositifs politiquespour le faire. Liberté et égalité, au bout du compte, ne peu-vent être connues, décrites ou évaluées que dans un contex-te dialogique, dans une délibération entre les acteursconcernés. D’où l’importance des collectifs et de procédurespour faire émerger ces catégories, liberté et égalité, qui nesont en rien définies a priori, ce qui était peut-être finale-ment une des définitions de la fraternité!

■ Liberté d’associationPartant de ce point de vue, et en accord avec les traditionshistoriques, c’est la liberté d’association qui est et qui étaitessentielle. Nous sommes toujours «attachés», associés, tou-jours «membres de», dès notre naissance (une famille parexemple), et jamais « individus ». Ce principe d’associationn’est pas réductible aux associations déclarées comme telles.Pour participer à la liberté, il est toujours nécessaire de segrouper, de faire émerger des formes de collectifs dont lesmembres et les frontières sont beaucoup plus incertains queceux qui sont institués. L’exemple type de ces collectifs incer-tains peut être emprunté au budget participatif de PortoAlegre qui autorise des groupes de 20 personnes à déléguerun membre pour le débat budgétaire, quel que soit le prin-cipe de regroupement de ces personnes. Qui dit liberté doitdire aussi démocratie et sphère de débat possibles sur lacomposition de ces collectifs. C’est en cela que les collectifsen question n’ont rien de « collectivistes» car ils explorentet collectent sans prétendre connaître a priori les formes dumonde commun qu’ils construisent. On notera d’ailleurs que

CHAPITRE 3

Egalité et libertérevues par l’incertitude et la solidarité

La question de la liberté comme celle de l’égalité doiventêtre reprises par l’écodémocratie car elles fondent tous lesprojets politiques. Pour sortir des dérives libérales et indivi-dualistes d’un côté, collectivistes et étatiques de l’autre, quisont leur traitement dominant, il faut questionner leurs fon-dations à la lumière du principe d’incertitude et du principed’attachement (ou de solidarité). Ces deux principes condui-sent à remettre en cause les stéréotypes selon lesquels :1 / les attachements sont décidés par des individus libres etautonomes (le contrat social)2 / des états de liberté et d’égalité peuvent être décrits ensubstance, chacun pouvant dire pour lui-même et pour lesautres, en toute certitude, ce qu’est un être libre ou un étatde liberté ainsi qu’un échange égal ou un état d’égalité.Nous dirons au contraire que les humains, aussi bien que lesobjets ou la nature, sont toujours déjà attachés, de diffé-rentes façons et que les relations libres et égales ne se cons-truisent donc pas sans ce socle, dans une supposéeautodétermination. Nous dirons aussi que nul ne sait dire

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Ainsi, la richesse matérielle ne devrait en aucun cas garantirune meilleure éducation, une meilleure justice, une plusgrande célébrité, un plus grand pouvoir politique. Or, c’estce qui se passe dans tous les pays et qui autorise à parler d’in-justice structurelle, provoquée par la domination d’une oli-garchie. Toute la société, la liberté et la justice, se trouventmises en cause par cette extension abusive d’une sphère surles autres, celle de la richesse économique, celle du capital.Nous pouvons certes exiger des réductions massives desécarts de revenus, pour traiter la première injustice, et c’estce que la gauche a toujours prétendu faire en veillant à laredistribution sous diverses formes par l’impôt, comme lefont les sociétés social-démocrates. Mais il est tout aussiimportant de proposer une autre définition de l’égalité quirepose sur une conception étendue de la justice et non surl’égalité matérielle entre les individus.

■ Au-delà de l’égalité des individusPremière voie de sortie : l’égalité ne peut plus être traitéecomme un enjeu purement individuel. Ce sont les collectifsqui doivent devenir les unités de référence pour mesurer cesinégalités à plusieurs échelles.Deuxième voie de sortie : l’égalité ne peut plus être traitéecomme un enjeu purement matériel, que des compensationsfinancières pourraient corriger. Pour cela, nous devons admet-tre la pluralité des mondes dans lesquels nous sommes enga-gés et refuser profondément la domination actuelle de lasphère marchande. Bien d’autres sphères reposent sur d’au-tres principes de jugement: le monde industriel, le monde dela tradition, le monde de l’opinion (les médias), le mondecivique (les institutions) ou le monde de l’art. Il faut propo-ser des dispositifs, légaux, institutionnels et politiques, pourempêcher toute importation des inégalités d’une sphère dansune autre. Il faut s’assurer que chacun puisse trouver, dans unregistre ou un autre, à exprimer son excellence sans subir depénalité par sa faiblesse dans un autre domaine: il doit êtrepossible d’être «grand» (Boltanski et Thévenot) en politiquesans avoir été grand en affaires ou à l’école et vice et versa.

les modalités du budget participatif dePorto Alegre doiventdéjà être réinventées pour éviter toute forme de désinté-rêt ou de bureaucratie : ce n’est donc pas une nouvelleforme parallèle d’étatisme qui est en jeu ici mais bien l’ex-ploration des participants concernés par chaque problème.Cette tradition associationniste n’a rien de naturelle pour lagauche puisque, durant la Révolution française, les lois d’Al-larde et Le Chapellier ont voulu supprimer les corporationset, dans le même mouvement, la liberté d’association. Il fau-dra attendre 1884 pour qu’elle soit rétablie pour les syndi-cats, puis 1901 pour les associations en général.

Egalité et injusticeDe la même façon, la question de l’égalité doit être reprise.Elle est le plus souvent interprétée comme égalité matérielleentre individus. La prise en compte des autres critères d’iné-galité possibles a beau être rappelée, c’est cette interpréta-tion qui domine. Or, cela conduit à privilégier un abordmarchand de l’égalité et finalement à admettre le terrain surlequel s’est fondé le libéralisme. Ainsi, la polarisation sur lesaugmentations de salaire de la part des syndicats, ce «tou-jours plus» qui leur a été reproché, ne permet pas de porterun nouveau projet dans les entreprises comme dans toute lasociété. Les inégalités matérielles sont certes insupportableslorsqu’elles atteignent de tels écarts et qu’elles nient toutereconnaissance au travail d’un salarié et on comprend qu’onles combatte. Les courbes ascendantes des rémunérations desPDG de grands groupes, assurés de se reconvertir et bénéfi-ciant de stocks-options, mais aussi des vedettes du show-biz,des médias, finissent par porter atteinte à la dignité des aut-res travailleurs, sans parler des pays du Sud.L’injustice des inégalités matérielles et des revenus est déjàpatente. Mais, comme le dit M. Walzer, c’est dans le cadred’une égalité complexe, prenant en compte la diversité desbiens sociaux, que nous devons penser la justice. Et ce quidéfinit vraiment l’injustice, c’est lorsque les avantages accor-dés dans une sphère de la société s’étendent aux autres sphè-res qui sont pourtant gouvernées par d’autres principes.

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ler de «magistrature sociale» (in Faire société). Il met bienen évidence l’absence de mobilisation de collectifs dans cesdispositifs. De son côté, la dynamique communautaire amé-ricaine ne se rencontre pas seulement sous forme des ghet-tos. Elle se fonde aussi sur « l’empowerment», sur une formede «prise de pouvoir» sur son environnement de la part descitoyens, sans pour autant que ces collectifs se réduisent àdes groupes ethniques. La communauté en question devient«civique», comme le montre Donzelot :

● elle se situe dans une perspective d’intégration et deprise en compte des normes sociales partagées et nondans une logique de ghettos : elle est en cela plus répu-blicaine qu’on ne le pense ;

● elle va au-delà car elle repose sur un apprentissage de laresponsabilité, de la prise en charge des collectifs pareux-mêmes, ce qui est fort éloigné des pratiques socia-les de pays comme la France et de toutes les social-démocraties à forte prise en charge étatique.

■ Comment la République peut apprendre des communautésLa prise en compte des appartenances réelles ne débouchepas nécessairement sur l’enfermement dans ces commu-nautés. Certes, lorsque l’appartenance communautaire esttellement contrainte par la ségrégation et le racisme parexemple, il est difficile de les dépasser. «Prendre en comp-te» dans ce cas, ce n’est jamais se satisfaire de ces situationsde ségrégation et d’oppression mais ce n’est pas non plusinterdire à ces groupes d’exploiter les seules ressources col-lectives dont ils disposent pour devenir « correctementciviques». En reconnaissant la communauté d’appartenan-ce, on se donne les moyens de créer une dynamique deresponsabilité, de prise en charge, de prise de pouvoir, àcaractère civique étendu si l’on veille à étendre ces collectifs.Dès lors qu’on exige au contraire de ces communautés de sedissoudre au préalable dans une liste de citoyens abstraits,qui sont autant d’ayant-droits des organismes sociaux, onles fait entrer dans un moule en leur faisant perdre par la

Une politique écodémocrate serait vraiment de gauche sielle assurait précisément l’impossibilité de reconvertir le« capital » social, éducatif ou économique dans une autresphère. Si les plus grands dans le monde marchand bénéfi-cient actuellement de tous les avantages, c’est aussi parcequ’ils reconvertissent leurs moyens dans des titres et desdiplômes qui font apparaître leur position sociale comme lerésultat d’un mérite sanctionné de façon juste par les insti-tutions scolaires. A l’autre bout de l’échelle sociale, on saitaussi que les indemnités que touchent un chômeur sont cer-tes nécessaires mais ne peuvent en aucun cas compenser laperte de reconnaissance sociale ainsi subie : c’est la possibi-lité de servir la société, d’être utile, et d’être reconnu par lasociété pour cela, qui devient aussi vitale. L’égalité supposealors de pouvoir encore être traité comme un citoyen à partentière, comme capable de contribuer, comme responsable.

■ Au-delà du républicanisme et du communautarisme: les «communautés civiques»Un des clivages les plus marquants pour la gauche, en Fran-ce surtout, demeure l’opposition entre principes républi-cains et tendances communautaristes. Tout projet politiqueest sommé de se placer sur cette grille.Républicanisme et communautarisme ont pourtant provo-qué également des risques supplémentaires de fragmenta-tion de la société. Dans les deux cas, des approches entermes de discrimination positive ont été tentées pour cor-riger les impasses auxquelles ils conduisaient. Le «busing»aux USA forçaient les écoles à la mixité sociale en déplaçantles enfants en bus. Les « equal opportunity acts », dits enFrance de « discrimination positive », ont évolué vers desquotas (pour l’embauche ou pour l’accès à l’enseignementsupérieur) qui ont été contestés devant les tribunaux. EnFrance, ce sont avant tout des politiques territoriales qui onttenté de redistribuer des moyens plus importants pour lesquartiers défavorisés, sur des territoires et non pour des indi-vidus ou des collectifs. Cette action se réalise toujours souscouvert de l’administration, ce qui conduit J. Donzelot à par-

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La position moderniste ne traiterait que de collectifs decitoyens représentés par les institutions de l’Etat-Nation etses diverses instances, c’est à dire d’êtres égaux en droits, sanspouvoir prendre en compte la diversité des formes de leurconstitution ou leur attachement à l’histoire et à la tradition.La position relativiste laisserait certes toute liberté à ces col-lectifs de se constituer à condition qu’ils puissent se détacherde toute tradition, et qu’ils puissent se dissoudre dans desagrégats variés d’individus, au gré des marchés. Par contras-te, les collectifs proposés par l’écodémocratie récupèrentcertaines de ces exigences pour les combiner :

● Les collectifs peuvent être d’origine communautairemais ne doivent pas pour autant rester limités à cetteforme (la «communauté civique»).

● Les collectifs ne sont pas a priori coupés de l’Etat oucontre lui : ils construisent les bases d’un aller-retourpolitique sans devoir occuper le statut d’ayant-droitspassifs auxquels les condamnent la plupart des modè-les étatiques dits solidaires.

● Les collectifs ne sont pas contre les individus, ils mettenten œuvre les échanges qui constituent les individus eux-mêmes, en les sortant de l’obligation de solitude.

■ Le bon niveau de collectifs et les essaiserreursLe mouvement associationniste contemporain pourrait résu-mer les types de collectifs à trois figures historiques les plusconnues : les coopératives, les mutuelles et les associations.Aucune dimension de la vie sociale n’a été oubliée par cesformes alternatives à l’individu ou à l’Etat : travail, solidari-té, vie politique ou citoyenne, culture, loisirs. Ces trois figu-res constituent une grande référence et un réservoirconsidérable d’expériences. Mais nous devons aussi prend-re en compte par exemple des «coordinations» dans les lut-tes ouvrières, des «collectifs» de défense d’un site naturelqui n’ont même pas créé de statuts et qui n’ont pas de repré-sentants. Les collectifs émergents sont le sel de la démocra-tie et doivent être pris en compte comme les autres, sans

même occasion toute capacité de mobilisation, de respon-sabilité sur leur propre vie. Le modèle de l’assistance app-rend à acheter ses droits en affichant un comportementnormalisé, ce qu’on appelle l’intégration. La République nedoit pas poser de conditions préalables à l’entrée en citoyen-neté mais rester cependant exigeante sur son projet de cons-truction d’un monde commun. Elle doit devenir un horizonpour composer avec toutes les diversités et se réinventerelle-même à cette occasion. Il n’existe aucune garantie surce plan, et c’est en cela que l’incertitude reste déterminan-te. La pratique de l’égalité républicaine a priori paraît plusgarantie en première approche mais, dans les faits, chacunpeut constater qu’elle aboutit à produire des discrimina-tions, qu’elle ne suffit pas à tendre vers l’égalité réelle (inat-teignable, rappelons-le). C’est donc une révision desprocédures qu’il faut engager, pour prendre le risque des’appuyer délibérément sur les collectifs. Le seul atout cont-re les risques de dérive communautariste sera le travail desmédiateurs, dont peuvent faire partie les militants poli-tiques écodémocrates, formés à cet exercice de la formationpratique des «communautés civiques».

Les définitions des collectifsA travers ce parcours des notions classiques, le projet éco-démocrate paraît toujours mettre en avant le pouvoir descollectifs, leur mobilisation, leur travail de composition et deprise en compte de nouveaux membres et leur exigence dedélibération démocratique.

■ Collectifs et non communautés ni agrégatd’individusSi le terme «collectifs» possède une vertu et une limite, c’estbien celle de ne pas être trop précis.Une position traditionaliste réduirait aussitôt la question àcelle des communautés, de groupes identifiés, voire identi-taires, stables.

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re ici non plus aux collectifs identifiés précédemmentcomme coopératives, mutuelles ou associations, ni mêmeaux collectifs en lutte, souvent fusionnels et définis par unbut, mais au collectif qui se constitue dans l’exploration :tous les liens comptent, on ne peut pas faire table rase (àmoins de laisser le magot aux actionnaires), on ne peut nonplus laisser chacun se débrouiller, on ne peut confier le dos-sier à des experts qui mobiliseront ensuite une administra-tion chargée de traiter les cas individuels avec toute« l’humanité» nécessaire, on ne peut pas se contenter d’in-voquer « l’âme de la classe ouvrière» et des luttes menéessur le site. Tout cela compte mais il faut pouvoir le mettresur la table et trouver des méthodes pour réinventer unavenir si violemment interrompu pour la raison financièresuprême de quelques uns.

■ Le risque de l’expérience : les collectifsapprenantsDe ce fait, il faut s’attendre à des erreurs, à des ratés, à desenfermements communautaires de certains collectifs, mono-polisés par un groupe précis et rejetant les autres. Ou enco-re à des éclatements dus à trop de diversité, rendantimpossible un projet de monde commun. Et aussi à des pro-blèmes d’échelle, un collectif vivable et dynamique à unecertaine taille pouvant se transformer en infâme bureau-cratie à partir d’un certain nombre de membres ou d’unecertaine échelle de territoire.Mais au nom de quoi refuserions nous ces erreurs ? Lesreprésentants supposés éclairés et désignés par le suffrageuniversel ont eu suffisamment l’occasion d’en commettrepour qu’on les rappelle à la modestie et que l’on rassureceux que ces aventures du pouvoir collectif pourraientinquiéter. L’origine de la parole ne peut suffire à qualifierou à disqualifier le propos ou la proposition. C’est aucontraire dans une démarche d’apprentissage que les col-lectifs peuvent être les plus productifs : ils modifient la natu-re du problème qu’ils affrontent à condition de se modifiereux-mêmes. Mais pour avoir quelque chance de se modifier,

les obliger à entrer d’emblée dans des catégories pré-exis-tantes. Mais cela ne saurait suffire.

■ Des collectifs hétérogènesCar les problèmes qui sont traités par ces collectifs cons-tituent des arènes de débat provisoires où tous les typesd’acteurs peuvent être convoqués. A Metaleurop, on dis-cutera en même temps des actionnaires, des paradis fis-caux et donc de l’absence de lois internationales à ce sujet,des substances comme le plomb et de ses effets sur lasanté, sujets qui concernent des médecins, des scienti-fiques mais aussi des enfants, des propriétaires de mai-sons, la sécurité sociale qui indemnise les ouvriers. Ontraitera la formation des ouvriers qui ne peuvent pas sereconvertir ailleurs, on évoquera les aides détournées descollectivités et de l’Europe, le travail dur et le plaisir à tra-vailler ensemble, les coups durs, les coups de gueule et lesfêtes à la fois, mobilisant les familles. Plus difficile, tousces acteurs sont en conflit entre eux, les actionnaires et lesouvriers, cela va de soi, mais aussi les riverains et lesouvriers, les collectivités et la direction, le plomb et lesenfants, la sécurité sociale et les ouvriers qui demandentà relever des maladies professionnelles, etc. Le collectif enlutte, valeur classique dans la tradition ouvrière et parti-culièrement dans la tradition anarchiste, ne prétend pasprendre « le » pouvoir mais du pouvoir sans s’auto limiterà la gestion des indemnités de licenciement. Toutes cesquestions sont liées : emploi, formations, politique indus-trielle, normes environnementales, etc. Lorsqu’on prétendtrouver une solution, on ne peut se contenter de désignerdes ennemis partout, on ne peut même pas se contenterd’en désigner un puisqu’il se dérobe, il faut mettre tousles acteurs ensemble et relancer la coopération contrel’esprit de division et de revanche.

■ Le collectif comme mouvement d’explorationC’est tout un monde qu’il convient d’explorer et c’est cetteexploration qui va constituer le collectif. Nous avons affai-

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bonne raison : les individus sont constitués dans et par l’as-sociation dans leurs identités multiples, dans leurs appar-tenances. L’écodémocratie est réaliste et ne prétend pasdétacher les individus de tous leurs liens pour fonder ladémocratie puisqu’ils sont indétachables. Nous avonsmême vu que, parce qu’elle est écologique, l’écodémo-cratie prend en compte des attachements à la technique,aux objets, à la « nature », au cosmos, que d’autresauraient voulu ignorer.De même, nous sommes toujours déjà pris dans les échan-ges et ces échanges sont fondés sur la dette et sur le don(Mauss). Que le mythe du marché cherche ensuite à dénouerces principes, à nous détacher de ce qui nous fonde pour enfaire des décisions d’individus agents libres et rationnels, nechange rien à l’affaire.Les collectifs sont déjà pris dans la solidarité et nous pou-vons dire qu’il s’agit bien « d’entre-prises », dans lesquelleschacun pour sa part prend l’autre en charge. Toutes lesdélégations, tous les métiers sont fondés sur cet impéra-tif qui n’a pas à être justifié car il est la condition humaine.Pour autant, cela ne dit pas quelles sont les formes de lasolidarité, quels sont les arbitrages entre ce que doit fairela famille, l’Etat ou d’autres formes de collectifs. Mais leproblème a changé de nature : il n’existe nulle part degroupe ou d’individu non solidaire, détaché de tout, quiensuite et seulement ensuite déciderait ou non d’être soli-daire. Il est fondé par la solidarité, par la chaîne de la dettequi est une autre forme des attachements. Dès lors, il y aplace pour un débat politique sur la façon de prendre encharge cette responsabilité, de traiter ces charges socialesqui nous constituent.Dans les deux dimensions des appartenances, comme iden-tités et comme responsabilités, nous sommes dans l’incerti-tude mais aussi dans l’inconditionnalité (Caillé). C’est à direque nous ne pouvons pas nous détacher de nos liens ni denos dettes (et il n’y pas de condition à cela). Mais nousdevons toujours en discuter car ce statut fondateur ne ditrien sur la forme précise qu’elles doivent prendre.

il faut encore créer le cadre du collectif, c’est à dire lesinstances, les occasions où les frottements, les conflits puis-sent produire des effets.

■ Quand problème et acteurs se redéfinissentensembleL’évolution de la prise en charge des drogués est remarqua-ble de ce point de vue: l’introduction de la méthadone a obli-gé tous les partenaires à se positionner différemment (A.Coppel). Les médecins n’ont plus craint de fournir les droguésen une substance qui pourrait, selon le regard porté, êtreaussi considérée comme une drogue. Les drogués ont pris encharge leurs problèmes, en exigeant la parole mais aussi ens’autoorganisant, disant de façon radicalement nouvelle quedrogués, malades ou délinquants selon les regards que por-tent la société sur eux, ils étaient citoyens, porteurs d’uneforme de responsabilité, permettant d’introduire l’échangedes seringues pour éviter le sida, ne se considérant plus enguerre permanente avec la police ou avec les services sociaux,(alors que le discours dominant reste celui de la guerre à ladrogue). La substance elle-même, sa composition, ses pro-priétés ont joué un rôle et ne sont pas a priori bonnes oumauvaises. Tous ces éléments ont dû être patiemment com-posés pour arriver à des déplacements de tous les acteurs età une redéfinition de la question. Pas de solution radicale,pas de table rase, pas de retour à l’ordre établi, pas de lais-sez-faire non plus, mais une façon d’apprendre à vivre avecles drogues, avec les drogués, avec les dépendances, avec cel-les qui s’affichent chez les autres mais sans doute aussi aveccelles de chacun. Cette pacification est visible dans des indi-ces de santé publique mais elle est plus durable que n’im-porte quelle campagne choc, spectaculaire et guerrière, quifait naître un peu plus de haine et de rancœur et repoussedonc le problème un peu plus loin.

Déjà associés et déjà solidairesL’approche écodémocrate s’appuie donc de façonincontournable sur les pouvoirs des collectifs pour une

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de mettre en chantier une question et de suspendre les déci-sions définitives à ce sujet) mais aussi les procédures de clô-tures de controverses, les décisions, leur mise en œuvre etleur suivi. Et nous devrons reconnaître que ce n’est pas lemême travail, qu’il n’y a pas de continuité directe entre cesphases d’exploration et de décision.Il serait trop aisé de résumer l’avancée démocratique et lerôle des collectifs à une multiplication sans fin des forumsqui finirait par paralyser toute action. C’est pourquoi les pro-cédures devront être utiles à la fois à la «politique en trainde se faire» et à la «politique déjà faite», celle qui sert decadre de référence, indiscuté, pour une certain temps toutau moins. Il ne s’agit pas de réinventer des garants, commeont pu le faire les traditions et les modernismes. Parce queparadoxalement, c’est cette absence de garant qui rend pos-sible la communication (Livet).

L’incertitude et sa réductionCette dimension instituante de réduction de l’incertitudesera notamment importante sur trois plans qui peuvent êtreillustrés tous les trois par le cas de la socialisation scolaire.

■ Comment transmettre l’incertitudeNous restons responsables de la prise en charge et du gui-dage des plus jeunes, lorsqu’ils sont encore enfants. Nousdevons donc veiller à leur transmettre des cadres, qui serontcertes mis en débat plus tard mais qui leur serviront vrai-ment de cadres, d’appuis aussi bien que de repoussoirs. Maison ne peut soutenir une politique éducative qui se conten-terait de réaffirmer pour tous les jeunes des certitudes ensei-gnées sur le mode de l’autorité (politique traditionaliste),alors qu’il s’agit d’apprendre à explorer, à composer, à déci-der ensemble. A l’inverse, il est impossible de laisser croireque tout se vaut, que chaque enfant peut composer lui-même son parcours et qu’il n’existe aucun repère ni savoirindispensable (politique relativiste). On veillera bien (Gagne-

La fin des autoritésNous faisons face pour la première fois dans l’histoire del’humanité à la possibilité de définir techniquement nosattachements en nous libérant des liens hérités, des condi-tionnements. Cela précisément au moment où nous avonsatteint la capacité de nous autodétruire depuis 1945. Et c’està ce moment aussi qu’interviennent les crises environne-mentales et l’écologie qui, en plus de la bombe atomique,permet de comprendre que la liberté n’a rien d’aisé à exer-cer. Nous sommes liés à tout notre monde, naturel ou social,passé, présent ou avenir et nous ne pouvons nous en déta-cher par la table rase (révolutionnaire ou atomique). Plusgrave encore, nous ne sommes même pas certains de ne pasproduire autre chose que ce que nous voulons, malgré nouset même pas certains de vouloir ce que nous voulons! Cetteapparente liberté devient vertige sur notre responsabilité :d’où la demande de retour à des principes supérieurs quiferaient autorité ou à l’inverse, la volonté de sortir de touteresponsabilité. Fuite de l’incertitude ou fuite de la solidari-té, qui sont notre condition humaine, sont toujours les poli-tiques les plus répandues et on peut les comprendre. C’estpourquoi, malgré ce qui a été dit jusqu’ici, on ne peut enaucun cas se contenter de remettre aux collectifs (de toustypes) la gestion de ces incertitudes et de ces responsabilitésen espérant que leur coordination « spontanée » produirades arbitrages favorables à long terme. Nous touchons là àla spécificité de la politique.

■ L’absence de garantsLes objets, les institutions, les groupes sociaux ne sont pastoujours en discussion, ils doivent se refermer, se stabiliser,au point parfois de devenir évidents et naturels. Quitted’ailleurs à ce que, plusieurs années plus tard, on mesure desconséquences impensées ou minorées à l’époque et que l’onchange d’avis. Une politique écodémocrate doit donner lesméthodes pour produire à la fois les controverses nécessai-res (cf. la procédure de déclaration d’ouverture de contro-verse» proposée par Callon, Lascoumes et Barthe qui permet

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éprouve comme personnelle, liée à son mérite uniquement.Il nous faut au contraire créer des conditions de débat expli-cites pour que les conditions inégales de départ soient recon-nues et compensées par avance. Ces questions de destin (etd’incertitude des choix) doivent redevenir politiques et nonramenées à une supposée liberté individuelle.

■ L’institution comme limite à l’injusticeLes principes de jugement et de construction des solidari-tés doivent rester pluriels (principe d’incertitude) et pourcela ne pas s’imposer aux autres principes. Un verdict sco-laire, notamment, ne doit en rien pouvoir s’imposer dans larecherche d’un emploi, dans une élection politique ou dansl’enrichissement personnel dans les affaires. La fonctiond’une cour de justice suprême serait d’arrêter ces dérives, defixer des limites, et d’obliger à nouveau au débat. L’institu-tion est un moment indispensable de la vie politique etcivique en général parce qu’elle occupe la fonction de limi-te, indispensable à toute activité humaine, et si absente detous les relativismes libéraux-libertaires.C’est en cela que le projet écodémocrate appuie son actionsur le droit. Les rhétoriques du rapport de forces ont fini pars’imposer dans le mouvement ouvrier ou parmi les forcespolitiques. Or, les écologistes notamment, à travers toutesleurs associations, ont toujours su poser les questions nou-velles devant les tribunaux. Sans garantie de succès, certes,mais de façon significative pour réintroduire la nécessitéd’un tiers face aux intérêts privés mais aussi face à l’admi-nistration souvent. L’espace du tribunal devient ainsi unrecours indispensable pour organiser le débat, lorsqu’aucunautre espace n’est ouvert aux arguments et à la controver-se. Il faut alors assumer la conséquence de ces recours : laproduction du droit, la défense d’un niveau institutionnelindépendant des pouvoirs exécutifs, législatifs (et il faudraitdire médiatiques) fait partie du projet fondamental de l’é-codémocratie pour faire advenir ce « tiers pouvoir» (Salas,1998) paradoxal, issu de la société et qui tend à la dépasser,à lui permettre de se confronter à ses propres principes.

pain) à distinguer les formes éducatives adaptées à l’enfan-ce de celles requises à l’adolescence et surtout à définirensemble ce dont on parle quand on utilise ces catégories.La participation directe au gouvernement de sa propre vieest sans doute l’enjeu essentiel de l’adolescent et c’est à cemoment qu’il peut apprendre pratiquement, et non dansdes cours d’instruction civique, à jouer son rôle de citoyen.Comment, à quel moment et dans quelles limites transmettrel’incertitude? Des formes d’expériences démocratiques à l’é-cole avec les élèves ou dans les quartiers, dans les associations,expériences de vie commune à gérer aussi bien que choix decontenus et d’objectifs d’apprentissage, sont les seuls moyensde faire vivre à quel point l’incertitude est supportable etmême enthousiasmante dès lors qu’elle est traitée par des col-lectifs qui délibèrent et qui travaillent à un monde commun.Le collectif, ses procédures et ses institutions, deviennent alorsdes valeurs éprouvées dans une première expérience.

■ Sortir des épreuves individuellesPour réduire l’incertitude, il est aussi nécessaire de hiérar-chiser, d’arbitrer entre tous les liens. C’est un exercice com-plexe et long qui relève directement de l’activité politique.Chacun est par exemple à la fois parent d’élève, contribua-ble, ouvrier, d’origine turque, etc. Si toutes ces appartenan-ces sont situées au même niveau, il est impossible de décidercomment prendre en compte les difficultés scolaires de cer-tains des élèves, par exemple. Seul un travail de constitutionde collectifs permet de faire émerger ces différentes appar-tenances et de les faire jouer entre elles. Si ces arbitrages nesont pas faits collectivement, ce sont les individus qui serontmis en demeure de choisir, de se débrouiller. Pire, les arbi-trages faits par la société finiront par être vécus comme desresponsabilités individuelles. Dès lors tout débat politiquedevient impossible. C’est déjà le cas pour l’école en général,où les principes de sélection mis en place reproduisent desdifférences sociales et culturelles dont personne ne prétendêtre responsable. De ce fait, lorsqu’un élève sort du systèmescolaire, c’est avec une sanction (positive ou négative) qu’il

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libertaires. Pour certains, cela fut vécu comme une éman-cipation indiscutable : les femmes, les mœurs de chacun, lacréativité culturelle, les entrepreneurs innovants, ont béné-ficié pour des raisons différentes de toutes ces remises encause de l’ordre établi, celui qui faisait étouffer l’Europeavant Mai 68. Mais d’autres, et souvent les mêmes, ont subiles conséquences d’une incertitude étendue à tous lesdomaines de la vie, même les plus vitaux : les licenciés éco-nomiques, souvent du jour au lendemain, qu’ils soient dansdes secteurs industriels en reconversion comme la métal-lurgie ou dans les start-ups de la Net-économie ; mais aussiles parents, les enseignants et tous les professionnels aucontact du public qui ne savent plus comment faire respec-ter un minimum de savoir-vivre ; ou encore tous les salariésou statuts intermédiaires devenus précaires de façon pro-gressive, devant négocier et « se vendre » à chaque occa-sion, ou les futurs retraités peu assurés d’avoir le mêmeniveau de vie que leurs parents ou ces femmes seules sansappui de leurs maris.

La pression à la flexibilité : responsabilité ouassistance individualiséesCes précarisés de l’économie ou de la norme sociale viventdans le stress, consomment des médicaments, démission-nent, dépriment ou se révoltent, mais tous reçoivent sanscesse des messages impératifs pour les pousser à s’adap-ter, à se former encore, à devenir de plus en plus forts indi-viduellement pour combattre cette incertitude. Et touss’épuisent dans cette résistance, dans cet effort pour tenirtoutes les incertitudes du monde sur leurs épaules. Ladroite les a persuadés qu’au fond, tout cela était de leurfaute et qu’ils devaient se prendre par la main : le discoursde la responsabilité individuelle est un classique du libé-ralisme et a été repris par Tony Blair sans grande nuance.La gauche s’est contentée de faire appel encore et tou-jours à l’aide de l’Etat, sous forme d’interventions écono-miques dans les crises industrielles, sous formesd’allocations individuelles à divers titres et en mettant en

CHAPITRE 4

Le projet écodémocrate :incertitude contrôlée et solidarités recomposées

Le projet écodémocrate repose sur deux axes qui créentensemble une dynamique du changement social : l’incerti-tude contrôlée et les solidarités recomposées. Dans les deuxcas, cela peut heurter les lieux communs de la gauche maisc’est une façon de répondre aux inquiétudes parfois contra-dictoires des anciens électeurs de gauche qui l’ont aban-donnée car elle a continué à réciter les mêmes recettes.

L’incertitude contrôléeL’écodémocratie doit prendre acte du règne de l’incertitu-de dans un monde où tous les repères ont été déstabilisésà la fois par les logiques libérales et par les revendications

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■ Le syndicalisme: avantages et limites de ladéfense des acquisIl est vrai aussi que les syndicats sont là pour combattre cetteinsécurité et pour résister à toutes les remises en cause desdroits acquis qui accentueraient la précarité générale. Ona pu ainsi constater à quel point, selon la force des syndicats,les accords pour les 35 heures en France pouvaient réelle-ment constituer une avancée pour certains salariés et aucontraire renforcer l’insécurité pour d’autres, en aggravantla flexibilité annuelle du travail au point de faire perdre desrepères de vie sociale traditionnels. Tous repères considé-rés bien entendu comme ringards (le dimanche! la nuit ! lesfériés ! les congés annuels l’été!) par tous ceux qui veulentune productivité élevée et surtout une adaptation en tempsréel aux supposés «besoins du client» (qui pourrait en faits’en passer le plus souvent!). Mais cette défense contre l’in-certitude a pris parfois de telles formes de préservation desacquis d’une frange de salariés contre toute prise en comp-te d’autres salariés, du service ou du sens même de l’actionpublique (dans le cas des services publics), qu’une véritablefracture s’est opérée entre les vrais précaires économiques,sans force syndicale, et les salariés à statut protégé, renfor-cés par la protection syndicale.

■ Les services publics contre l’incertitudeLa défense du service public reste une nécessité : c’estmême ce qui a fait la preuve de l’impasse de la troisièmevoie de Tony Blair, lorsque les uns après les autres, les ser-vices publics privatisés se sont dégradés. Contrôler l’incer-titude, c’est aussi être capable de se projeter à long termepour des investissements lourds dont les retours sont soithypothétiques soit à caractère social soit encore très éloi-gnés dans le temps. La perte de tout sens de l’investisse-ment durable est le trait le plus marquant de l’économiedite libérale soumise en fait aux marchés financiers, aupoint de menacer même toute initiative industrielle delong terme. La destruction de compétences, de réputationet de confiance réalisée à travers les fusions successives,

place une armée d’intervenants sociaux, chargés de moti-ver individuellement chacun de ces précarisés. Mais toutcela se passe toujours dans des bureaux, dans une asymé-trie qui montre surtout la dépendance absolue aux servi-ces d’assistance : on apprend alors à dire ce qui convientpour être dans le bon format, quitte à faire ensuite cequ’on veut des recommandations.

■ Ni citoyen abstrait ni individu autonome: les collectifs comme seule ressourceDans ces deux versions, responsabilité individuelle ou assis-tance individuelle, le point commun est évident : chacun esttoujours traité comme un être détaché de tout, comme s’iln’avait pas de ressources collectives dans sa famille, dans sescollègues, dans son quartier.C’est bien là le problème : le citoyen abstrait de la répu-blique et l’individu autonome du libéralisme finissent parse ressembler pour dissoudre toutes les solidarités existan-tes. Nous ne pourrons pas contrôler l’insécurité dans ce régi-me solitaire, celui du détachement : un licencié, un précaire,un parent désemparé, une femme abandonnée ne peuventespérer s’en sortir s’ils restent seuls à ruminer leur culpabi-lité, leur incapacité sociale, leur dette permanente enversceux qui les aident.Où sont les collectifs qui leur permettraient de comprend-re que leurs problèmes sont des phénomènes sociaux maisaussi que, ensemble, on peut s’en sortir, en inventant dessolutions adaptées à son environnement particulier ? Ilsexistent en partie. Les principes des associations de patients,des associations de re médiation comme les alcooliquesanonymes reposent sur ce principe d’entraide entre per-sonnes qui se ressemblent. Mais le collectif peut être beau-coup plus hétérogène, comme dans un quartier ou commedans le cas des drogués déjà évoqués précédemment : c’estau contraire un gage de civisme que de garder cette varié-té au sein même du collectif pour voir à quel point la diver-sité enrichit la vie collective.

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Les solidarités recomposées

■ Solidarité et lien socialL’écologie nous a appris une autre notion de la solidarité.Nous en étions restés à la solidarité vis-à-vis des plus pauv-res, dans sa version bienfaisante de droite ou dans sa ver-sion de classe de gauche. Il s’agissait toujours d’un débat surqui peut bénéficier et à quelle condition de la solidaritécomme le font tous les ministères de la solidarité ou les loisqui comportent ce nom. Dans le même temps, la questiondu lien social et surtout de son effritement finit par se poserà tous les programmes politiques, sans qu’on puisse direclairement ce que l’on met sous ce nom. On sent bienconfusément qu’il ne s’agit pas seulement de redistributiondes richesses mais aussi de définition du monde commun,des appartenances. Dans un cas, la solidarité, on s’occupesurtout de donner aux exclus, et dans l’autre, le lien social,on cherche à les intégrer. La contradiction finit par appa-raître : en plaçant l’autre dans une situation d’assistance, onfinit par le mettre à part et l’on désintègre le lien social quel’on voudrait pourtant recréer. Pourquoi ? parce qu’on leplace dans une posture d’ayant droit et non de contribu-teur à la société et parce qu’on le traite comme un indivi-du alors qu’il est inséré dans des réseaux qui sont sesprincipales prises sur le monde.Ce point de vue va à l’encontre de trois idées reçues quiparalysent notre pensée du collectif :

a-Les individus préexisteraient à leurs groupes d’ap-partenances : les individus décident de constituer desgroupes sociaux qui débouchent sur des institutions etsur de la société là où n’existait que l’état de nature(modèle du contrat social). Le lien social se construit àpartir des individus.b-Les appartenances sociales seraient des affaires d’i-

dentité, qui peuvent se discuter à volonté et la solidari-té relèverait d’un autre problème, puisqu’il s’agit d’uneredistribution souvent faite par l’Etat, qui suppose unerichesse suffisante et centralisée par une autorité.

aussi brutales qu’injustifiables industriellement, finit parmenacer tout projet d’un investisseur industriel tradition-nel, voire même toute idée de véritable projet au profit du« coup » (on fait un coup !). Face à cela, ce sont au contrai-re les services publics, sous les formes diverses qu’ils peu-vent avoir en Europe, qui représentent un filet de sécuritéet de stabilité sociale. Personne ne gagne à étendre enco-re plus l’insécurité à toutes les sphères les plus vitales dela vie sociale, de l’éducation à l’approvisionnement éner-gétique (cf. les coupures d’électricité californiennes !) enpassant par la sécurité des transports.

■ «La société du risque» comme traitementdu risque en société

● Déléguer la gestion de l’incertitude à des autorités tra-ditionnelles (voire même à un chef)

● Déléguer à des experts modernes pour la neutraliser pardes dogmes de divers types,

● Vouloir étendre l’incertitude à chacun en apprenant às’en sortir seul comme tout individu libre,

voilà trois voies qui s’opposent à celles de « l’incertitudecontrôlée » et qui ont comme trait commun d’ignorer lespouvoirs des collectifs. Oui, l’écodémocratie assume entiè-rement la société du risque à condition de traiter le risqueen société, c’est à dire d’en faire de la politique, de lereprendre dans les filets du débat démocratique. Person-ne n’est en mesure de garantir l’avenir à quelqu’un. Le pro-jet écodémocrate peut en revanche garantir que la gestionde l’incertitude sera pratiquée collectivement, que les soli-darités non seulement ne seront pas oubliées mais serontla base même de l’action possible pour contrôler cetteincertitude. Cette incertitude contrôlée possède un autrenom: l’apprentissage collectif ou le collectif apprenant. Unedes méthodes clés du projet écodémocrate peut être alorsmise en avant : la méthode de l’exploration et de l’expéri-mentation, forme contemporaine de cette démocratie mar-quée par les sciences et les techniques.

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■ L’exploration à la mode scientifiqueCe n’est pas un hasard si l’écologie s’est autant appuyée surle travail des scientifiques, alors même qu’on pense parfoisqu’elle s’oppose aux scientifiques. Le travail des scienti-fiques, c’est un travail d’exploration, de discussion, d’expé-rimentation qui intéresse la vie démocratique et qui devraitlui-même être démocratisé. On peut se gausser du pouvoirdu pique-prune, capable, grâce à la protection de l’Euro-pe et au travail d’un chercheur, d’arrêter une armada d’en-gins de chantier d’autoroute, mais la démocratie y a gagnéet notre monde s’est enrichi. Nous avons refait lien avec unêtre si médiocre apparemment que personne n’en parlait,nous avons dû recomposer tout notre monde. Ce qui n’em-pêche pas nécessairement de faire l’autoroute Tours-Angersmais ce qui oblige à le faire autrement, à le faire avec «pru-dence». L’écologie ici n’est plus la défense du pique-prune,d’un monde naturel supposé : elle est bien plus une scien-ce de la recomposition des agencements des êtres et deschoses, qui oblige à s’assurer constamment de la qualité desrelations entretenues.

■ Traiter avec la nature comme on traite avecla société : le cas de MetaleuropEt ceux qui, forts de leur expérience de lutte sociale, sontcapables de hiérarchiser a priori ces luttes, doivent méditerpourtant sur ce qui est arrivé dans l’entreprise Metaleuropen 2002 dans le Nord de la France. Il n’y a pas eu de conflitentre l’environnement et l’emploi. Au contraire, on a traitéles ouvriers exactement comme on a traité l’air, les sols et larivière voisine, c’est à dire comme un citron que l’on presseet que l’on rejette une fois consommé. Il n’existe pas de cont-re-exemple : à chaque fois que l’on méprise son environne-ment, c’est qu’on adopte une posture de maîtrise totale, detoute-puissance, qui finit forcément par s’appliquer à tousles êtres. Tout devient moyen et peut être arraisonné, exploi-té jusqu’à épuisement. Ce qui ne veut pas dire à nouveauqu’on ne peut pas faire d’usine, qu’on ne peut plus avoird’emplois qui exploitent des substances dangereuses. On

c- Tous ces éléments devraient être qualifiés de sociauxet s’opposeraient ensemble à un extérieur qui est « lanature», hors société, hors débat, hors politique.

■ La nature et nous, la nature est nousNous partirons de ce dernier point sans pouvoir démontrerici à quel point les deux premiers nous empêchent de pen-ser politiquement notre vie commune.Nous sommes tout aussi attachés à « la nature» qu’aux aut-res entités sociales ou techniques, non pas sentimentalementmais parce que nous en sommes fabriqués. Lorsque l’eau estpolluée, toute la santé de la chaîne alimentaire est atteinte,il faut malheureusement arriver à ce point pour pouvoirretrouver cette vérité d’origine, ce lien fondamental. L’eauest bien plus qu’une ressource qu’on pourrait manipuler ànotre guise : elle a ses lois, ses délais de rémanence des pol-lutions, ses extensions nécessaires pour les crues, ses liens elleaussi avec de la faune, de la flore, avec un cycle d’évapora-tion même. On ne peut pas couper dans ces liens, dans cescycles comme si de rien n’était. Les solidarités ne sont pas seu-lement attachés à des êtres humains, elles mobilisent aussides milieux parce que nous sommes ces milieux et ils sontnous. Ce qui ne veut pas dire que tout cela est immuable. Aucontraire, les cycles en question ont leurs lois mais les façonsde se réaliser varient : les crues existent en effet avant l’in-tervention de l’homme, les forêts brûlent sans lui, la natures’adapte, elle est aussi capable de se recomposer.Comment faire société et comment recomposer des appar-tenances lorsque des milieux entiers en font partie, desentités comme des poissons, des molécules ou des paysa-ges? : Nous possédons de grandes quantités d’expériencesqui nous permettent de parler entre nous de toutes cesentités. Mais ceux qui non seulement possèdent une expé-rience mais en fabriquent, ce sont les scientifiques. C’est enfait grâce à eux que notre monde contemporain parvientà faire parler des entités non humaines. Dans d’autres civi-lisations, ce sont d’autres spécialistes, chamanes notam-ment, qui avaient cette fonction.

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quoi permettre un arbitrage? Le principe de justice fonda-teur consistera à empêcher tout écrasement d’un principepar un autre : ce serait en effet accepter que certains col-lectifs n’aient plus aucune place, aucune voix au chapitre. Ceserait le début d’une ségrégation qui finit toujours par sepayer. C’est donc le premier principe qui doit guider ce tra-vail de la politique et il est plutôt en négatif : assurer lemaintien du pluralisme. Et admettre comme fondateur lepluralisme des mondes que nous partageons.Oui, le principe d’efficacité qui gouverne les constructeursd’autoroute mérite d’être entendu. Mais il peut déjà être dis-cuté pour lui-même : même en partageant l’objectif de lafluidité du trafic au profit d’une mobilité permanente et par-faite de tous, même en partageant cet objectif, on sait depuisIllich que la dépendance à un seul mode de transport finitpar générer des encombrements, par devenir contre-pro-ductive du fait même de cette focalisation sur un seul mode(d’où les bouchons des heures de pointe, des week-ends,qu’on voudrait régler en augmentant encore les capacitésautoroutières et en attirant donc ainsi plus de véhicules!).

■ Instituer les compromisMais ce débat se déroule au nom même de l’efficacité de lamobilité, sans remettre en cause son principe. Or, d’autres col-lectifs introduisent toujours d’autres principes : la protectionde l’environnement (pique-prune oblige, bruit pour les rive-rains, ou autre), la perturbation des parcours entre familles,entre agriculteurs obligés de faire des détours et à qui on faitpayer la mobilité des autres, l’exigence de plus d’emploispour construire cette autoroute, desserte locale de commu-nes, qualité esthétique pour le voyageur ou pour le riverain,etc. Autant de principes qui n’avaient aucun sens dans lesannées 60 et qui ont fini par pénétrer dans le milieu mêmedes ingénieurs: leur modernisme centré sur l’efficacité indus-trielle a dû faire avec, composer avec d’autres principes, grâceà la mobilisation de ces collectifs. D’où les nombreuses pas-serelles, souterraines ou non, pour les animaux, pour les rive-rains, les bretelles plus nombreuses, le travail sur le paysage,

peut assumer le risque à condition de le prendre au sérieux:il sera alors nécessaire de faire tous les plans d’urgence ettoutes les anticipations possibles pour appliquer le principede précaution. Si l’on manifeste cette attention (et autre-ment que pour respecter la réglementation!), on fera demême avec les ouvriers pour leur santé, pour leur formation(et préparer leur avenir par des formations), pour leurresponsabilité, en veillant à ce qu’ils contrôlent leur propretravail. Il est clair que les pratiques des entreprises marquéespar le poids du capital financier sont fort loin de ces princi-pes. L’irresponsabilité environnementale, le refus de prend-re en compte la solidarité avec le milieu naturel (et lesriverains), étaient des indices de l’attitude de prédateur dece patronat qui s’est démontrée aussi vis-à-vis des ouvriers.

La spécificité de la politique

■ Garantir le pluralisme des jugementsNe pensons pas un instant que la société civile pourrait dis-soudre la politique dite politicienne, en permettant aux col-lectifs de se coordonner spontanément pour gérer toute ladiversité et toute l’incertitude ainsi créée. Comment arbit-rer dans ce quartier entre le collectif des parents qui cher-chent à retrouver ensemble des repères éducatifs, celui desentrepreneurs de toutes sortes qui veulent créer des emploisà tout prix, celui des militants de la qualité de vie qui cher-chent les moyens d’assurer la tranquillité de chacun tout enprenant en charge leur environnement concret? Chacun deces collectifs mobilise des réseaux différents, construit unespace de débat qui lui est propre, et finit pourtant par croi-ser les autres impératifs sur sa route, lorsqu’il faut par exem-ple discuter de sécurité dans le quartier. On voit aussitôt quechacun met l’accent sur des valeurs différentes, sur des prin-cipes de jugement qui ne vont pas se fondre comme parenchantement l’un dans l’autre. Nous rejoignons alors lesquestions de justice déjà posées précédemment. Au nom de

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fié ses slogans pour ne pas heurter les autres riverains, dansle travail même des syndicats qui ont veillé à faire l’unionavec d’autres catégories de personnel ou d’autres secteursd’activité pour qui les fériés n’ont pas la même importan-ce, la traduction a déjà commencé, le compromis a déjàavancé, la politique est déjà en train de se faire. Ce qui veutdire que ce ne seront jamais les seuls «hommes politiques»qui pourront faire cette traduction si personne ne la prenden charge à chacun des niveaux de la société.Il existe certes une différence entre « société civile » et«société politique», marquée par l’attention aux procédu-res et au droit, et par l’obligation du compromis : en aucuncas, l’extension et l’activation de la « société civile» ne per-mettraient à elles seules de produire de la décision politique,c’est à dire des compromis entre principes permettant unevie commune concrète. Pour autant, la vitalité de la démo-cratie et de ses processus de traduction politique dépend del’existence de « corps intermédiaires » ou de « relais poli-tiques» qui travaillent sur chaque question à engager le tra-vail du compromis. La société civile doit disposer desressources suffisantes pour créer des moments civiques aumoins si l’on veut espérer que les politiques récupèrent unlien avec elle et que leurs compromis aient un sens dans lavie ordinaire. C’est ainsi que nous dirons que les collectifsdoivent reprendre prise sur leur monde et qu’il faut encou-rager toutes les initiatives dans ce sens.

■ Du principe de précaution au principe de responsabilité démocratiqueLe principe de précaution pourrait être la synthèse parfaitedes exigences d’une politique écodémocrate. Il est pourtantsouvent pris dans des malentendus, comme le développe-ment durable d’ailleurs, ce qui nécessite sans doute de reve-nir à l’expression de Jonas, le principe responsabilité. Tropsouvent en effet, l’invocation du principe de précautiondevient prétexte à inaction, ce qui permet aux modernistesde le ridiculiser aisément au nom de l’urgence, de la respon-sabilité même qui commanderait d’agir à tout prix. Dans

sur des murs et des revêtements anti-bruit, etc.Tout cela n’a certes pas remis en cause une logique domi-nante que l’on peut continuer à critiquer. Mais c’est unexemple de la force des collectifs pour que les objets mêmeque l’on produit en viennent à se reconfigurer pour com-poser avec des principes contradictoires. Pour cela, il a fallula mobilisation de ces collectifs, parfois contradictoires, cequi conduit d’ailleurs à certains échecs, lorsque les oppo-sants, au nom de principes différents, en viennent à s’affai-blir réciproquement. Le travail de la politique commencemême entre ces associations qui vont accepter de ne pasrejeter le tracé de l’autoroute chez les voisins, en admettantqu’eux aussi ont des revendications légitimes. Déjà à cemoment, le passage de la phase du politique qui explore etqui consulte à la phase de la politique qui hiérarchise et quidécide, bref qui arbitre, est en train de se faire. Il ne se faitque si l’on admet la pluralité des principes et leur égale pré-tention à être respectés. L’incertitude ne consiste pas à lais-ser proliférer des principes de jugement et à laisser faire ladomination de l’un sur l’autre. C’est là où la politique, sesprocédures pour arbitrer et pour représenter l’état d’un pro-blème, deviennent incontournables.

■ Les corps intermédiaires et les relais politiquesDès qu’une question prend forme au point de nécessiter desarbitrages, des compromis et des décisions, on constate tou-jours que les termes des débats se transforment: les riverainsne reconnaissent plus leur revendication pour un mur anti-bruit d’un certain type, les ouvriers ont l’impression queleurs exigences pour garder tel ou tel férié sont noyées. Maisc’est le prix à payer pour tenter de produire un compromis :il faut trouver un langage commun entre tous les acteurs,trouver une traduction politique puis juridique, qui puisseêtre inscrite dans le droit. A chaque instant, on monte engénéralité, on traduit, on déplace, et pour beaucoup de mili-tants dits de base, la trahison commence aussitôt. Pourtant,dans le travail même de l’association de riverains qui a modi-

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ploration. Ce ne sont jamais des experts qui pourront assu-mer seuls la décision en situation d’incertitude, qui peu-vent décider de la valeur relative des attachements qu’ilfaudra bien hiérarchiser à un moment donné pour agir. Cene sont pas non plus des institutions existantes qui suffi-sent à traiter la question, puisqu’en situation d’incertitu-de, on ne peut pas non plus savoir a priori quels sont lesacteurs concernés. La composition progressive du collectifdes « concernés » pour savoir ce qu’il faut prendre encompte fait partie du travail d’exploration : les connais-sances et les collectifs se construisent ensemble et mani-festent la dimension intrinsèquement politique de laprocédure, en l’occurrence ici de sa forme démocratique.Le principe de précaution devrait être en tant que tel uneexigence de démocratie, qui met la responsabilité nécessai-re en débat quant à ses formes précises. L’affirmation du seulimpératif catégorique de responsabilité ne suffirait pas àtraiter les formes concrètes d’exploration et de décision àmettre en place : c’est parce que les collectifs sont réintro-duits dans une exigence démocratique que la responsabili-té prend corps, qu’elle a prise sur le monde. Nous manquonssans doute plus de prises collectives, procédurales et démo-cratiques sur le monde que de principes supérieurs ou d’exi-gences éthiques a priori (comme on le voit avec la reprisesuperficielle de l’éthique par le capitalisme financier, dès lorsqu’il n’y a pas débat ou contrôle démocratique).

d’autres versions, le principe de précaution devient unhymne à la science, qui serait seulement provisoirementempêchée: il suffirait de lui donner un peu plus de moyens,voire même de lui faire plus confiance -le glissement est aisé-, pour que la question soit résolue. D ans ce cas, le manquede connaissances ou l’information imparfaite ne sont pasconstitutives de nombreuses situations contemporaines,mais se limitent à des moments provisoires. Il ne s’agit plusde problème intrinsèque de décision dans un contexte d’in-certitude mais seulement d’un report d’une décision. Et cettedécision finira par être guidée par ces nouvelles connais-sances, et, peut-on traduire, par les experts dès qu’ils aurontréussi à combler les manques d’information et à se mettred’accord. Dans tous les cas, cette interprétation du principede précaution évacue la question même de l’incertitude enmême temps que le débat politique.JP Dupuy montre bien comment la question devrait êtrereformulée comme « l’impossible est certain » pour mesu-rer à quel point nous sommes démunis d’outils de connais-sances pour espérer maîtriser des phénomènes que nousne pouvons même pas anticiper. Lorsque la crise est là, il nes’agit plus du même problème et il est déjà trop tard, pour-rait-on dire.Le principe de précaution devrait donc rester ancré dans unereconnaissance de l’incertitude fondatrice de notre universcontemporain, déjà présente avant certes mais démultipliéepar les systèmes techniques, l’interdépendance à l’échelle dela planète et la potentialisation des risques (les effets résul-tant de leur combinaison). Mais admettons aussi que cetteseule référence à l’incertitude conduirait à la paralysie detoute vie ou au relativisme total. C’est parce que nous recon-naissons en même temps nos attachements, qui fondentprécisément la complexité des situations contemporaines,que nous avons un devoir d’action et non rester spectateursd’événements qui nous dépassent de toutes façons.Mais ce devoir d’action n’est pas orienté a priori contrai-rement à ce que pensent les modernistes. Il doit faire débatet engager des nouveaux collectifs dans un travail d’ex-

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aucun cas de proposer un programme (ce que nous criti-quons plus loin précisément) mais elle doit pourtant faire lapreuve de son utilité face à des questions précises. C’est pour-quoi nous ménageons cet espace d’un style différent dansl’ouvrage, pour que le lecteur puisse voir un peu plus concrè-tement comment pourrait être mise à profit le questionne-ment que nous avons introduit. Chacun y trouvera matière àcritique parce que c’est dans le débat des collectifs concernésque s’élaborent les positions politiques pertinentes et nondans le cabinet de l’intellectuel ni dans celui du rédacteur deprogramme attitré. Si la boussole pouvait au moins permet-tre de commencer à faire un pas de côté par rapport auxréflexes de gauche qui sont loin de la réflexion et encore plusde la réflexivité, le propos n’aurait pas été inutile.Un deuxième moment de propositions sera ménagé à nou-veau au chapitre 8, plus ciblé encore, alors qu’ici nous avonscherché à mettre en évidence une hiérarchie des enjeux par-tagés à l’échelle de la planète.

Enjeu moral (idéologique et éducatif)Les traditionalistes sont souvent repérés très rapidementdans tout débat public : ils déplorent, ils se lamentent, ilssont nostalgiques. L’ordre qu’ils ont connu et qui les a for-més, a disparu. Face au rouleau-compresseur libéral-liber-taire, ils sont clairement « ringardisés », ridiculisés etparviennent rarement à faire entendre les questions qu’ilsposent. Leur discrédit, qu’ils mettent sur le compte d’uncomplot en marche depuis «Mai 68» pour faire simple, tientsurtout au fait qu’ils apportent des solutions déjà connuesen posant mal les problèmes. Ils prétendent revenir à unordre qu’ils réécrivent comme idéal mais qui était insup-portable pour beaucoup et qui en tout état de cause a belet bien disparu. Les écologistes eux-mêmes sont souventcaricaturés dans cette même veine, comme voulant revenirà la bougie (on l’entend encore!), voulant nier tout ce qu’apu apporter le progrès.

CHAPITRE 5

Les grands enjeuxhistoriques

L’outil diagnostic que représente la boussole permet d’être àl’écoute du monde et de prendre en compte les inquiétudesdes uns et des autres, qu’ils soient traditionalistes, moder-nistes, relativistes ou écodémocrates. Il s’agit de préparer leterrain pour les alliances futures qui seront en direction detoutes les positions politiques qui pourtant s’opposent a prio-ri à l’écodémocratie. Mais ces principes généraux doiventalors prendre consistance. La boussole doit aider à traiter dechoix politiques très concrets, très complexes techniquement,très controversés dans la société, très peuplés de groupes, depositions très établies et d’objets très présents.Nous sommes alors dans l’obligation de faire un saut, de sor-tir des principes pour entrer dans l’arène des débats, tels qu’ilssont constitués et non seulement comme nous aimerionsqu’ils fussent posés. Le risque serait grand de limiter la bous-sole à un outil d’observation qui permettrait de se placer horsjeu et de distribuer les bons points. La pente relativiste nousguetterait qui s’appuierait sur une posture critique généralepour disqualifier toutes les façons de poser les problèmes.Tenter de mettre en œuvre la boussole sur une question pré-cise, c’est obligatoirement entrer dans l’arène et surtoutadmettre que la position présentée reste très locale, très par-ticulière à un auteur et qu’elle doit être en permanencereprise par les collectifs concernés. La boussole ne permet en

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matière de sexualité ou de parentalité, respect absolu de laliberté d’expression, droit de circulation et d’installationsans restriction (notamment pour l’immigration), droits del’enfant par exemple.Ce double langage (libertaire pour les mœurs et dirigistepour les affaires économiques et sociales) vis-à-vis de la socié-té est finalement rarement mis en cause et pourtant ilinquiète certains, il est incohérent et il repose sur une dis-tinction vie privée-vie publique finalement très libérale. Or,les traditionalistes sont désorientés par le monde dans lequelils vivent parce que les repères normatifs ont disparu. Lesécologistes ne sont pas pour grand chose dans cette affairecar la révolution des mœurs a commencé bien avant eux.

■ L’effondrement des normes et l’impassepolitique du libertarismeLa crise ne touche pas seulement au respect des règles maisaux normes elles-mêmes qui ne semblent plus intériorisées.Les plus libertaires avouent à demi-mot qu’ils en ont assezde se sentir incapables de calmer les perturbateurs du métroou qu’ils ne supportent plus le troisième vol de voituredevant chez eux. Plutôt que de devenir réactionnaires etsécuritaires, ils préféreront déménager et vivront en faitdans la fausse conscience, en tenant un discours général surles causes économiques de l’insécurité.Tout le monde doit faire avec un discours dominant qui refu-se par exemple toute définition commune des rôles dans lecouple, dans la famille, entre générations, dans la viepublique. Tout devient discutable : ce sont bien les relativis-tes qui ont gagné sur ce plan. Cette flexibilité revient en faità valoriser les choix individuels, quels qu’ils soient, sans pos-sibilité de juger a priori. On peut concevoir l’effet salutairesur ceux qui ont toujours vécu dans la peur du mari, du chef,du père, du patron, du prêtre, du flic ou du maître. Tous cesmodèles, que l’on dira sommairement patriarcaux, étaienteffectivement devenus invivables et étouffants, et sontapparus comme tels grâce à l’élévation générale du niveaud’éducation notamment.

■ L’écologie comme théorie des liens étendus,des attachementsIl est certain que l’écologie a posé des questions en liendirect avec le sens de la tradition. Elle n’est plus révolution-naire au sens habituel de l’émancipation puisqu’au contrai-re elle prétend nous faire assumer tous les liens que leprogrès avaient voulu couper: avec la nature, avec les savoirstraditionnels, avec les générations futures, avec les exclus,humains ou non, de la marche en avant progressiste, le Sud,les forêts tropicales, la qualité de l’air, etc. Disons-le claire-ment, l’écologie oblige à reprendre la question de l’éman-cipation à partir des liens qui nous fondent. On peut certesles réaménager mais jamais les nier ou les couper comme avoulu le faire le modernisme.En cela, l’écologie permet d’engager le dialogue avec les tra-ditionalistes : lorsqu’elle valorise le sens de l’économie (êtreéconome), le respect de ce qui a été emprunté (la terre), laqualité de vie pour elle-même, la solidarité, l’attention aulocal, les écologistes, même politiques, peuvent discuteravec les traditionalistes et s’en faire des alliés dans certainesconditions. Ensemble, ils seront prêts à réaffirmer la néces-sité de taxer les pollueurs, de faire respecter les lois enmatière d’environnement, quitte à sanctionner sévèrement.Dans le domaine environnemental et par extension danstout le domaine de la vie publique, les écologistes politiquessont à l’aise avec l’autorité, celle de l’Etat surtout, et ils seplaignent amèrement des dérogations sur les élevages, despasse-droits en matière d’usine à risques, du laisser-aller visà vis des constructeurs et des conducteurs d’automobile etde camions, etc. C’est donc une politique dirigiste assez clas-sique pour la gauche, politique faite de contrainte et d’au-torité contre un libéralisme qui prônerait le laisser-faire.

Le paradoxe libertaire-dirigiste des écologistesMais là où toute alliance avec les traditionalistes s’effondre,c’est lorsque, dans le même temps, les mêmes écologistesvont défendre, en matière de vie privée, un libertarismeabsolu : liberté de consommation des drogues, liberté en

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lité. Or, les autoritaristes, ceux qui les acceptent aussi bien queceux qui continuent à protester ou à déprimer contre eux,sont en fait dans la même situation : ils fonctionnent auniveau des demandes de sécurité, ils vivent en fait toujoursdans la peur, la peur de ne pas être aimé et d’être abandon-né. L’autoritariste véritable n’est pas du tout, comme le rap-pelle Gérard Mendel, à la suite d’H. Arendt, un adepte de laforce: il n’exerce son autorité précisément que par la dépen-dance des autres qui s’est installée, par sa capacité à faire croi-re qu’il les protège, qu’il les aime, et surtout qu’ils serontperdus sans lui. Or, cette perte possible devient le ressortmême de la culpabilité, qui permet l’économie de la force.C’est toujours le sujet qui s’est mis en faute si le maître outoute autre autorité le punit et ne l’aime plus: l’autorité n’estjamais méchante, elle punit pour son bien et le mécanisme dedépendance se met en place. L’autorité se construit commeprotection contre toutes les peurs, mais elle exploite et foca-lise cette peur qui devient la peur de perdre cette protectionet, du coup, peur de mal faire et d’être soi-même la cause dela perte de cette protection et culpabilité permanente.Tous les systèmes autoritaires ont joué sur cette peur : peurdes étrangers, peur des jeunes, peur du changement, peurde perdre ce qu’on croit posséder (biens, famille, valeurs,nation, langues, etc..) et ensuite seulement, transformationen peur des pouvoirs et des autorités. Cette peur est claire-ment ravivée par le monde de l’incertitude qui est le nôtre.Elle est au contraire défiée ou niée par les relativistes quijouissent même de cette perte de repères et de natures bienétablies en tentant de passer de l’autre côté du miroir, làoù tout serait possible. Mais elle est malheureuse, cette peur,pour ceux qui ne savent pas au nom de quoi prendre leursdécisions « libres» puisqu’ils n’ont jamais appris à le faire.

La liberté dépendante de l’autoritéC’est bien tout le problème de la liberté, et notamment dansles mœurs, qui doit être revisité. Dès lors que la liberté se vitencore dans la contre dépendance à l’autorité, elle consis-te à chercher frénétiquement une satisfaction. La fièvre

Le mal-être créé par la perte des normesNous n’avons pourtant rien réglé de notre rapport à l’autori-té en prétendant mettre à bas les interdits moraux et donnerà chaque individu un supposé pouvoir d’autodétermination.Le désarroi et la dépression toujours aussi importantes etréglées à coup de thérapies ou de médicaments (surtout enFrance où le marché du mal-être se porte bien) indiquent quecertains perdent pied dès lors qu’on exige d’eux cette perfor-mance permanente qui consiste à tout décider, à choisir parmides possibles désormais infinis sur le plan moral (mais non surle plan économique précisément).La montée des phénomènes sectaires, la demande d’auto-rité renouvelée à travers les votes d’extrême droite, l’ex-tension des phénomènes mafieux, tout cela montre aussides évolutions contradictoires avec cette émancipationgénéralisée vis à vis des autorités. Certains ne peuvent passe passer de prise en charge autoritaire.Pour d’autres (et parfois les mêmes!), la course à l’autodé-termination leur rend au contraire insupportable tout débutde manifestation d’autorité, tout début d’exigence derespect de règles, pour des adultes comme pour des enfants.Un scientifique, un représentant de l’Etat, un politique, sonttous mis dans ce paquet des «eux» qui veulent nous impo-ser leurs méthodes, leurs savoirs et leurs pouvoirs et sont apriori disqualifiés, dans un débat public par exemple.Les votes d’extrême gauche et tous les votes protestatairesne sont pas des votes d’appel à l’autorité comme pour l’ex-trême droite, ce sont des votes contre-dépendants de refusde responsabilité, de refus des risques inhérents à la prise depouvoir. Il est en effet tentant d’attendre un monde meilleurou de se battre pour lui en se contentant de quelques mani-festations ou de quelques tracts.

La peur comme ressort de l’autoritéTous ces phénomènes (dépression individualiste, appel à l’au-torité, attitudes protestataires) relèvent toutes d’un mêmesymptôme, le refus de la responsabilité. Car le terme opposéà autorité n’est pas celui de liberté, c’est celui de responsabi-

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tent déjà capables de l’exercer et ont profité suffisammentde la prise en charge parentale. Les cours d’éducation civiqueclassiques ou les rappels sur les valeurs n’auront aucun effet.Il faut que ces jeunes puissent expérimenter, à leur niveau etselon leurs moyens, de vraies responsabilités, un traitementd’égal à égal avec les adultes, mais tout cela dans le cadre degroupes et non chacun pour soi, dans un processus collectifoù l’on apprend à la fois à s’autocontrôler et à déciderensemble. Mais l’éducation à l’autolimitation, si peu déve-loppée en Occident, peut commencer, elle, beaucoup plustôt, à travers tous les exercices de maîtrise de soi (mais aussid’expression et de créativité car il ne s’agit pas ici de valori-ser l’inhibition, qui, elle, est renforcée par l’autorité).

■ Condamnés à devenir responsablesTout cela indique que l’on peut récupérer de la norme, per-sonnelle et partagée, mais qu’il ne s’agit plus d’autorité. Ilfaut au contraire arrêter d’employer des termes qui ontperdu leur sens, en croyant revenir à l’autorité transcen-dante des valeurs ou à des autorités naturelles. Oui, les nor-mes peuvent faire l’objet de débat, non, la société ne peutpas vivre sans ces normes. Oui, elles s’élaborent et elless’exercent grâce aux collectifs qui apprennent à s’autoré-guler, non, elles ne pourront plus être sans cesse déléguéesà des agents de l’Etat, à des médiateurs ou à des substitutsd’autorité. Bref, nous sommes condamnés à devenir respon-sables et à prendre le pouvoir collectivement là où noussommes et sans attendre tout d’un coup un grand soir quipermettrait de remplacer une autorité par une autre, unetoute puissance par une autre.Il ne suffit pas de critiquer indistinctement les effets de dés-orientation créés par les pédagogies nouvelles ou les mana-gements modernes. Tout est dans la marge donnée (ou prisepar) les collectifs pour s’organiser : laissé à lui-même, le sala-rié aussi bien que l’élève seront inévitablement déprimésface à cette pression à être soi, à choisir et à devenir son pro-pre juge, dans ce climat de «barbarie douce» dénoncé parJP Le Goff. Mais ce dernier oublie d’indiquer que certaines

consommatrice et la publicité qui l’accompagne relèvent decet ordre : sans cesse relancer la demande, fournir de nou-veaux objets de désirs, et de ce fait s’affranchir de toute limi-te. Or, la limite est toujours double. Elle est politique etrelève du compromis passé au sein des collectifs auxquels onappartient pour qu’ils restent vivables mais elle est toujoursprofondément éthique, au sens où elle suppose un auto-contrôle, une liberté vis à vis de ses propres pulsions.

L’impuissance libertaristeLe libertarisme prétend s’affranchir de cela et prend pourcible toutes les autorités. Mais il ne sait plus comment inven-ter les règles de la vie commune et il ne possède aucune res-source pour empêcher chacun d’affirmer la toute puissancede ses pulsions. Les modèles autoritaires n’ont rien fait pouréduquer à l’autorégulation, puisque la peur suffisait à pro-duire des êtres conformes. Et l’on rencontrait alors toutes lespathologies névrotiques qui ont été fondatrices de la psy-chanalyse. La dépression d’aujourd’hui, que les neurolep-tiques ont si bien fait émergé (Pignarre), n’est que le pendantde cette dérobade de toute autorité sans stratégie de rem-placement. Libertarisme, dépression et neuroleptiques sontles marques de notre société (on pourrait y ajouter les dro-gues en général), faite de membres qui n’ont jamais apprisl’autorégulation ni la composition collective. Ces marques nesont que l’image inversée de la société précédente faite d’au-toritarisme, de névroses et de psychanalyse.

L’appel écodémocrate à la prise de pouvoir… sur soi!Une politique écodémocrate oblige à la responsabilité, refu-se le jeu de la dépendance à l’autorité, refuse le chantageà la peur. Elle s’appuie sur un appel aux collectifs recompo-sés qui seuls permettent de récupérer de la responsabilitéet en même temps la liberté individuelle qui se définit alorscomme compétence d’autocontrôle (et non comme expres-sion de sa toute-puissance !). A terme, c’est une véritableéducation à la liberté et à la responsabilité qui est nécessai-re dès la puberté, c’est à dire lorsque les adolescents se sen-

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L’enjeu des connaissancesLe niveau de formation est devenu un facteur clé dans ledéveloppement des exigences démocratiques et par là dansla remise en cause de toutes les traditions autoritaires. Maisl’enjeu des connaissances est aussi constitutif des crises envi-ronnementales, de leur possible pilotage, du principe deprécaution lui-même d’une part et il devient le moteur d’unautre développement économique d’autre part.

■ Ce que nous pouvons apprendre des pratiques scientifiquesL’écologie a largement appuyé sa fonction d’alerte sur unecapacité à mobiliser des connaissances d’un autre type, àcontester les supposés savoirs scientistes orientés par le cultedu progrès. C’est en cela d’ailleurs que, bien souvent, lesécologistes ont donné la désagréable impression d’être desprofesseurs « je sais tout», des donneurs de leçons qui s’ap-puyaient sur la valeur suprême des savoirs scientifiques. Or,en devenant politique, l’écologie aurait dû adopter une pos-ture beaucoup plus modeste, faite de croisements desmodes de connaissance, de prudence et de confiance dansles acteurs mobilisés.«La science en train de se faire», comme le montre Latour,se donne des procédures pour toujours contester ses prop-res énoncés, c’est-à-dire pour pouvoir maintenir une incer-titude. Nous pouvons ainsi apprendre à explorercollectivement à partir de ces méthodes aussi.

■ Ce que nous devons éviter des usages de « la science»Mais lorsque «la science est faite», elle tend à effacer les tra-ces de ses constructions, de ses hésitations, de ses contrain-tes. C’est elle qui a produit dans l’imaginaire moderniste, «legrand livre de la nature» qu’il suffirait d’ouvrir et de savoirlire. Le scientisme a pu exploiter cette demande de réponse.Du coup, «la science» a pu apparaître comme le garant suprê-me, capable de renverser les traditions sans pour autant dés-orienter. Or, « la science» n’a pas réduit l’incertitude du

de ces pédagogies peuvent déboucher sur de véritables pri-ses de pouvoir des collectifs, avec toutes les responsabilitésqui vont avec, mais avec aussi les leviers d’action qui le per-mettent. Tous les mouvements coopératifs, à l’école, à l’hô-pital comme dans les entreprises, sont nés de cet espoir et sesont traduits par une invention institutionnelle remarqua-ble, dont témoigne par exemple la clinique de La Borde avecOury (et Guattari). Ils n’ont pas tous tenus leurs promessesdans la durée car ces structures supposent une réinventionpermanente, pour ne pas dire une révolution permanente,pour que les nouveaux responsables ne se contentent pas dereproduire la situation héritée. Mais ils sont la piste essen-tielle de sortie à la fois de l’autoritarisme et du libertarisme.

La remise en cause des élites de pouvoir par l’écodémocratieLa sortie de l’autoritarisme qui reste à la base des fonc-tionnements institutionnels de tous nos pays occidentauxne peut se faire ni par le libertarisme (individualiste etcontredépendant), ni par le populisme anti-oligarchique.Malgré l’attrait de la thèse de Todd sur les tendances oli-garchiques, nous devons constater que son application auxEtats-Unis et à la France est possible mais non son exten-sion aux autres pays européens notamment, dont les for-mes de recrutement de l’élite sont beaucoup plusdiversifiées. L’écodémocratie s’appuie sur les compétencesnouvelles des populations et sur les exigences de partici-pation en encourageant toutes les formes de prises depouvoir collectif responsable, qui peuvent construire cesrepères normatifs communs. Cela remet en cause radica-lement des formes de recrutement et de fonctionnementdes élites. Il existe donc bien un risque écodémocrate, quel’on critiquera comme « l’aventure de pouvoirs collectifsirresponsables », mais ce risque menace surtout les mono-poles de pouvoir actuels et les fonctionnements autoritai-res encore présents partout dans nos sociétés, qui ontproduit les effets que l’on sait.

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■ Une politique écodémocrate des connaissancesUne politique écodémocrate des connaissances peut existerpour admettre l’incertitude comme phase nécessaire et créa-trice, qui doit empêcher tous les arguments d’autorité defonctionner. En ce sens, une politique écodémocrate reprendce que l’activité des scientifiques comporte d’élaboration col-lective, de validation progressive, d’exigence d’exploration.Les connaissances traditionnelles trouvent dès lors leur place,elles ne sont en rien a priori exclues du forum. Le travail demise en forme de procédures pour composer ces approchessuppose des espaces démocratiques, des collectifs, des pro-cédures de révision. Et surtout le refus de tout mépris a prio-ri de l’une ou l’autre de ces formes de connaissance.

De l’environnement aux technologies d’informa-tion, une même politique des connaissancesLes savoirs traditionnels sont très utiles dans la connaissan-ce de l’environnement grâce à leurs observations de longuedurée (des générations de paysans), à leurs capacités de syn-thèse et de rapprochement entre domaines, ce que l’on neparvient pas à faire dans une approche expérimentales àcaractère analytique, qui découpe tout en tranches desavoirs. Dans la santé, il en est de même: l’effet placebo estreconnu tout autant que les pouvoirs de l’acupuncture mais,pour autant, les modèles organicistes ou la génétique quiécrase toute la biologie ne peuvent rien en dire. Or, il estpossible de mettre en débat et en exploration toutes cesquestions, comme on commence à le faire lorsqu’on prenden compte l’alimentation dans la recherche sur le cancer.Les nouvelles technologies de communication ont trop long-temps bénéficié d’un crédit positif qui empêchait toute cri-tique. Les critiques déplorent surtout ce qu’on perd (modèletraditionnel) ou annoncent avec excitation un monde tota-lement connecté et incertain (modèle relativiste). Or, cestechnologies ont pénétré nos vies à tel point que nous pou-vons dire, sans attendre que les puces aient envahi nos corps,que nous sommes des «organismes numériquement modi-

monde, elle a au contraire introduit, à travers les réalisationstechniques qui en ont découlé, de nouveaux facteurs d’incer-titude, d’une proportion inouïe jusqu’ici, de la bombe à Tcher-nobyl, en passant par la vache folle ou le clonage. On peutcomprendre dès lors qu’un certain nombre de citoyensinstruits, aillent chercher dans des traditions ou des voiesparallèles dites aussitôt «non rationnelles» pour trouver d’au-tres moyens de «garder prise» sur leur monde. C’est le casnotamment dans la santé, avec les médecines parallèles ditesparfois douces, mais aussi dans l’alimentation, dans l’énergie,etc. Cette critique de la science qui retourne à des traditionsnon rationnelles effraie certains. Mais les scientistes ne peu-vent faire ainsi oublier les risques «irrationnels» qu’ils ont faitprendre à nos sociétés, comme on l’a vu pour l’amiante.

■ Les trois postures de connaissanceDeux certitudes s’affrontent :

● Le savoir moderniste, que l’on dira selon les cas ration-nel, explicite, scientiste, ou technocratique, réinventésous forme plus complexe si nécessaire pour tenir comp-te de l’incertitude.

● Les savoirs traditionnels (qui sont toujours pluriels etlocalisés, pense-t-on), reposant sur des connaissancestacites, fondées dans des autorités qu’on ne peut contes-ter et sur une accumulation d’expériences, que rien nepeut démentir.

Ces deux modes de connaissance sont construits pour nier l’in-certitude par avance.Face à cela, on peut considérer que les connaissances se valenttoutes et que rien n’est stable ni valide. Ce relativisme se retro-uve notamment dans la culture de l’Internet, où tous les savoirssont mis en ligne sans repères ni hiérarchie. Le réseau techniquepermet de rendre techniquement équivalents des savoirs tra-ditionnels ou scientifiques, locaux ou généraux, à prétentionsubjective ou objective, validés ou non, etc. et redoublés par lesmédias. Les connaissances ainsi construites dans ce monde rela-tiviste sont par nature éphémères et ne se confrontent mêmepas entre elles car elles se succèdent trop rapidement.

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● La tradition repose en fait sur la famille ou sur la reli-gion, qui proposent certains modes de représentationdu monde, mais aussi sur l’école qui est supposée diffu-ser des savoirs établis y compris par la science : on voitbien le support normatif puissant associé à cette diffu-sion, puisque c’est le père, le prêtre ou le maître qui pos-sèdent le pouvoir du savoir.

● La sphère moderne de production des connaissancesse fonde sur une coupure de plus en plus grande dulaboratoire avec le monde et avec la société (ce quin’était pas le cas au début de la pratique scientifique).Les connaissances sont produites et certifiées parquelques-uns, qui se contentent d’être scientifiquesmais peuvent aussi devenir experts et donner ainsi leuravis sur tout, même sur ce qu’ils n’ont pas validé selonleurs procédures. Cette hyperscience ne peut tolérerpar définition la cohabitation des savoirs ni le partagedes pouvoirs.

● Le réseau de diffusion relativiste des données touteséquivalentes est constitué par les médias : les contrain-tes de mise en forme, le public concerné ne sont plusdu tout les mêmes.

La sphère écodémocrate de construction et de diffusion dessavoirs doit, elle, être construite. Les formes de réseaux,représentés dans les réseaux de patients par exemple, cons-tituent des vecteurs intéressants de constitution de collec-tifs nouveaux. Les laboratoires scientifiques gagneraientainsi à se doter de «conseils citoyens» voués directement auquestionnement de leurs choix, tant dans les buts que dansles pistes de recherche ou dans les méthodes, ce qui les obli-gerait à justifier leur choix selon d’autres principes que ceuxde l’efficacité scientifique dite « pure ». Dès lors, les pra-tiques de construction des connaissances à l’école pourraientaussi en profiter pour favoriser autant l’acquisition desconnaissances que la compréhension de la façon dont ellessont élaborées et l’expérience du débat critique organisé (cequi peut être étendu à tous les vecteurs évoqués, famille,religion, experts, médias).

fiés». Mais où se trouvent les lieux de débat politique et d’o-rientation des politiques dans ce domaine, en dehors detimides et très technophiles «observatoires parlementairesdes choix technologiques»?

La boussole des connaissancesLe tableau général des politiques de connaissances que l’onpeut observer serait ainsi le suivant d’après notre boussole :

Les dispositifs de diffusion des connaissances etleur pouvoir normatifCes modes de connaissance sont d’autant plus solides qu’ilsreposent sur des vecteurs ou des «dispositifs» (énoncés etvisibilités, dit Foucault) qui sont différents et bien ancrésdans l’histoire.

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«Les données»comme équivalent

général, éphémère, qui relativise tout

(sans débat)

«L’information»moderne

et technocratique, traitée par les experts

«Les connaissances»par exploration collective,

la composition entre modesde connaissance et leur

révision régulière

«Les savoirs» tacites de la tradition,incorporés, reposant

sur des autoritésincontestables

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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richesse elle-même, et leur production devient le vecteur dedéveloppement dans tous les secteurs industriels.On a souvent traduit cela par le développement du secteurdes télécommunications et de l’informatique, comme indus-trie de l’information ou par l’augmentation de la producti-vité permise grâce aux Technologies de l’Information et dela Communication. Ce qui est à la fois trop limité et faux. Ona en fait confondu classiquement information et connais-sance. Or, la révolution en cours est bien celle des connais-sances comme fondement d’un cycle de valeur propre,susceptible de remettre en cause la plupart des mécanismesde marché aujourd’hui reconnus. L’information n’a finale-ment guère de valeur tant qu’elle n’est pas appropriée, tantqu’elle n’est pas interprétée, tant qu’elle ne fait pas sensdans un contexte d’action particulier. C’est pourquoi il estaussi aisé de l’échanger, et gratuitement, car personne neperd rien en la donnant, contrairement aux biens matériels,si ce n’est cependant un pouvoir de rétention souvent illu-soire. Mais contrairement à ce qui se dit souvent, ce n’est pasen la donnant qu’on produit de la richesse ou qu’il se cons-truit une nouvelle connaissance. Car elle peut tomber dansun puits sans fonds, comme tant de signaux faibles que l’oncherche à reconnaître lorsqu’on fait de la veille technolo-gique. C’est seulement le don de connaissance qui produitde la valeur. Pour cela, il faut dans tous les cas fournir nonseulement l’information mais aussi certains codes et certainscadres de pensée qui permettent d’en faire de la connais-sance, de la rendre pertinente et de mesurer ses conditionsde validité. Ce qui suppose :

● soit une formation commune des interlocuteurs, acqui-se au préalable,

● soit une formation ad hoc, adaptée à ce cas, et permet-tant de posséder les grilles pour l’exploiter mais peut-être pas au-delà du cas évoqué,

● soit une co-élaboration de la connaissance à partir decadres d’interprétation pourtant différents et quipour cette raison vont produire des effets de connais-sance nouveaux.

L’école et l’incertitudeOr, l’école n’est pas à l’aise avec l’incertitude, ni avec les pro-cédures démocratiques. L’école n’apprend que la traditionou la science déjà faite, considérée dès lors comme tradition.Il est souvent répété que ces acquisitions sont nécessairespour ensuite pouvoir les critiquer : ce qui est exact en par-tie puisque tout élève doit accepter de mettre entre paren-thèses sa capacité de contribution pour s’approprier denouvelles ressources de connaissances. Mais cette mise entreparenthèses devrait être provisoire. Or, elle est rarement sui-vie d’une phase de construction et de discussion des savoirs.Même les modèles pédagogiques participatifs se limitentsouvent à des activités plus stimulantes (expériences) maisrarement à leur mise en cause, à interroger les principes, lesprésupposés ou les buts de ces expériences. Cela supposeraiten effet de mettre en scène la science en train de se faire.Cela nécessiterait aussi de prendre au sérieux les autresmodes de connaissances et de faire, par exemple, un ensei-gnement général comparé sur les théories des «forces» dansdifférentes cultures, sans exclure toutes les théories nonscientifiques issues du chamanisme par exemple. On mesu-re le risque intellectuel que cela représente et les capacitésremarquables requises de la part des enseignants, surtout sil’on prétend, dans le même temps, refuser de tout mettresur le même plan et de tout relativiser !

■ L’économie de l’information n’est qu’un productivisme de plusLe niveau d’instruction est un facteur décisif de localisationdes entreprises, on le sait, tant pour la délocalisation mon-dialisée (qui ne se fait quand même pas dans des pays sansmain-d’œuvre alphabétisée) que pour les entreprises hi-techqui ont besoin d’un bassin de formation d’ingénieurs et decontacts plus étroits avec les laboratoires de recherche (l’ef-fet Silicon Valley ou route 128).Mais, au-delà du niveau d’instruction qui n’est qu’un pré-requis, les connaissances ne sont plus seulement des res-sources de base pour la main d’œuvre, elles deviennent la

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Toutes les chaînes de production de la valeur sont ainsi remi-ses en cause dès lors que la connaissance du client notammentmais aussi la construction entière de marchés intégrés de ser-vices reposent sur des connaissances combinées, à la fois fineset structurées et aussi exploitables techniquement.

Une économie de la connaissance est nécessairement distribuéeCette économie de la connaissance n’est donc pas unique-ment dépendante des TIC. C’est précisément une composi-tion réussie entre savoirs locaux ou traditionnels etformalismes élaborés et calculables qui peut faire la diffé-rence. C’est alors qu’on mesure qu’elle est fort éloignée desmodèles modernistes ou libéraux qui veulent, sous prétextede diffusion de technologies, standardiser les pratiques, lesprocédures et au bout du compte les cultures. Une écono-mie de la connaissance permet au contraire de ne plus êtrecontraint par cette version industrielle classique de la crois-sance et de l’organisation : standardisation, effets d’échelle,centralisation, etc. La production de connaissances peut dés-ormais être distribuée parmi les acteurs eux-mêmes, car c’estgrâce à eux et à cette circulation enrichie que se produit larichesse. La reproduction pure et simple, la standardisation,détruit sa propre source de valeur qui est encore plus dansla connaissance que dans l’information fondée sur la diffé-rence. On l’observe dans les communautés du logiciel libremais aussi dans toutes les productions de connaissances com-munautaires sur le Web.

Modèle de la propriété intellectuelle contre modèlede la diffusion sans limitesIl faut cependant reconnaître que les modèles économiquespermettant de piloter cette production de connaissances nesont pas encore mûrs. Certains continuent à défendre la pro-priété intellectuelle sans nuances, fondée pourtant sur unerente non proportionnelle à une quelconque mesure du tra-vail. D’autres veulent même l’étendre à tous les biens y com-pris à ceux que l’on avait jusqu’ici placés dans le cadre de

Les connaissances sont ainsi toujours attachées à des valeurs,à des principes, à des critères d’évaluation des informations quisont pluralistes. Or, le traitement sous forme d’informationfinit par laisser croire que les ratios, les indices, sont généréssans médiation par les capteurs et qu’il s’agit du monde réel,sans qu’aucune grille d’interprétation ne se soit interposée.

Ce qu’il y a de nouveau dans les réseauxLe même phénomène s’est produit avec la bulle Internet oùl’on a pu croire que l’information prenait une valeur en elle-même : bon nombre de start-up n’ont jamais produit quoique ce soit, elles ont annoncé des produits ou des services etse sont valorisées sur le marché boursier. D’autres ont pro-duit ce qu’il fallait de services pour attirer des utilisateurset ont même été jusqu’à les payer pour qu’ils deviennentclients, car la richesse était dans le fichier client plus quedans le produit. D’autres se sont contentées de reproduiredes informations déjà présentes ailleurs, dans ce Web nonmarchand qui prolifère, pour prétendre attirer des annon-ceurs et se rémunérer par la seule publicité. Dans tous lescas, les informations en question n’étaient pas directementcouplées à des cadres d’interprétation, qui leur auraientdonné statut de connaissances dans une communauté don-née et selon un contexte d’action précis.Ce qui en revanche est apparu dans le même temps, ce sontdes remises en cause des sources classiques de valeur, cen-trées sur des biens matériels. On a pu ainsi observer desintermédiations nouvelles qui ont produit une nouvelle défi-nition de ces biens. Les gestionnaires de cartes de créditgèrent certes eux aussi des fichiers qui sont leur richesseprincipale, mais ils s’en servent pour vendre des biens d’uneautre façon, sur la base de profils de clients, ce qui permetd’affiner fortement l’offre. Celui qui fait un bon vin finit pardépendre de son intermédiaire qui sait contacter de nou-veaux clients avec des techniques d’information mais surtoutparce qu’il « positionne » son produit dans un ensemble,comportant notamment des services précisément adaptésaux différents clients.

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commune. Ces mécanismes supposent donc une remise encause de l’actuel droit d’auteur comme des brevets. Ils serapprochent de ce qui se passe dans les communautés dulogiciel libre ou encore dans les communautés scientifiquestout en leur ajoutant les mécanismes de rémunération quisont pour l’instant laissés de côté.

Le mur du Sud des connaissancesL’enjeu historique ainsi situé doit nous guider dans les choixde priorités immédiates. La formation doit devenir la prio-rité de tous les investissements. Le mur du Sud que nousavons évoqué est aussi un mur de connaissances. L’élévationgénérale du niveau d’éducation ne doit donc en aucun casse traduire par une éradication des connaissances propresà toutes ces populations (ex : brevets sur les plantes médici-nales) mais au contraire par l’invention de nouvelles formesde publicité et de reconnaissance de ces savoirs.Dans le même temps, le mur des connaissances s’est aussimaintenu dans les quartiers les plus pauvres des pays occi-dentaux. Les investissements dans la formation des jeunes deces quartiers est le seul moyen se sauver la possibilité de cons-truire un monde commun. Ce doit être une priorité budgé-taire, avec, là aussi, mise en place de personnels, de méthodesspécifiques tout en gardant des objectifs minimums com-muns : la crainte du communautarisme fait souvent perdretoute chance de s’appuyer sur des dynamiques collectives quipourraient pourtant produire de «l’envie de savoir».

Sortir du modèle de l’enseignant solitaire pourpasser au collectif solidaireC’est pourquoi la logique des moyens supplémentairesdans le système éducatif n’est en rien suffisante. Il faut enmême temps réorganiser les méthodes de formationautour de principes plus collectifs, plus divers, plus respon-sables pour les acteurs. Pour les enseignants par exempleque l’on oblige encore à travailler seuls face à des classeset à qui on demande de l’autorité, alors qu’il leur faudraitune solidarité de tous les jours, une vision commune adap-

biens non appropriables comme le vivant. Ce modèle desnouvelles « enclosures » constitue un retour en arrière etparadoxalement un frein aux échanges que les libéraux veu-lent pourtant encourager. C’est ce que Lula a proposé demettre hors la loi en demandant que les découvertes soientaccessibles universellement. C’est aussi ce que combat l’AFM(Association Française contre les Myopathies) qui refuse lavente de ses résultats de recherche sur le marché.D’autres prétendent même que tout doit s’échanger sanslimites, plutôt dans une vision libertarienne, et qu’il n’est pasde critère nécessaire pour évaluer les connaissances. Ce rela-tivisme très bien porté sur Internet ignore la désorientationainsi créée pour tous ceux qui accèdent à un monde d’in-formations indéterminées. Il condamne aussi les producteursde connaissances à vivre d’expédients et encourage à termela rapine généralisée, qui peut quand même faire passerdans le monde marchand certains biens sans avoir à recon-naître l’emprunt fait.

■ Une politique écodémocrate des connaissances validées par les collectifsUne politique écodémocrate doit proposer un modèle éco-nomique de production de la valeur de ces connaissancesproduites dans l’échange de façon à la fois à hiérarchiserces connaissances (selon des modèles pluriels de valeursprécisons-le : pratique, créatif, fondé scientifiquement,partageable, etc.) et à rémunérer réellement les produc-teurs. C’est dans le réseau d’échange lui-même que se cons-truisent les réputations et que devient possiblel’attribution de valeur aux contributions. Ce n’est doncdans un premier temps qu’au sein de collectifs partageantles références et prêts à échanger ces connaissances selonles mêmes grilles que peut se faire la « reconnaissance »(« connaître, c’est re-connaître »). Mais par extension, toutemprunt, souvent facteur de nouvelles connaissances, doitdevenir la source d’une nouvelle attribution de valeur. Unerémunération individuelle des contributions au sein de col-lectifs est alors possible selon la part reconnue à l’œuvre

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L’enjeu énergétique : la mutation inévitable

■ Chronique d’un épuisement annoncé : le pétroleLa fin des ressources pétrolières est en vue et ce n’est pas unhasard si la guerre prioritaire pour l’empire américain doitse dérouler en Irak. L’organisation géopolitique des allian-ces et la configuration de la gouvernance mondiale repo-sent largement sur cette dépendance au pétrole, qu’ildevient vital de rompre. Si l’on suit la courbe de Hubbertque tous les géologues considèrent comme crédible, la pro-duction de pétrole augmente fortement au début de ladécouverte des réserves, atteint son maximum lorsque lesréserves sont à leur moitié et décline ensuite. Cette courbes’est avérée exacte pour anticiper la production mondialecomme pour la prédiction de la production aux USA parexemple : la difficulté à exploiter les fins de gisement aug-mente leurs coûts et ralentit la production. Selon ces modè-les, la courbe de production atteindra son pic vers 2010 pourles optimistes, ou vers 2030 pour les pessimistes. Cela dit, à20 ans près, tous sont d’accord pour admettre la fin desréserves aisément accessibles dans cette période. Les décou-vertes successives, dans les grands fonds marins ou dans lesschistes bitumineux, ne changent rien au modèle car leurscoûts sont très élevés et rendent insupportable économi-quement cette dépendance énergétique.

Double dépendance à l’automobile et aux pays producteursCette dépendance a généré deux modèles organisation-nels dominants qui finissent par entrer en contradiction.D’un côté, le développement de l’automobile et plus géné-ralement des transports à moteurs thermiques, reposantentièrement sur le pétrole, a permis de créer une fluiditéaccrue des biens et des personne. Elle répond ainsi auxnouvelles exigences de souplesse du capitalisme et génè-

tée à la situation des élèves avec qui ils travaillent, un sou-tien, des correctifs, une imagination qu’on a fini par tuerchez bon nombre de volontaires. Le dispositif de l’ensei-gnant seul face à sa classe est un modèle patriarcal detransmission qui n’est plus adapté à la diversité du publicscolaire. Ce qui ne veut pas dire que certains moments dece type ne sont pas utiles mais qu’ils doivent être péda-gogiquement motivés.Bien sûr, tous les critiques des « pédagos » croient savoircomment « tenir une classe», voire même motiver leurs élè-ves (ce qui est déjà plus rare). Mais ils ont tellement vécudans des mondes protégés qu’ils n’ont pas idée de la diffi-culté à transmettre aujourd’hui face à des élèves qui n’ontaucune envie d’apprendre et qui seraient restés hors de l’é-cole il y a seulement 20 ans. C’est une vraie politique insti-tutionnelle qui est nécessaire pour que la transmission soità nouveau possible, celle qui mettra deux collectifs (voireplus) ensemble pour progresser vers un horizon qui n’estjamais réduit au «programme». Collectif d’enseignants cer-tes indispensable, à condition que l’on admette qu’il doitprendre vraiment le pouvoir et le reprendre sur l’adminis-tration centrale. Mais aussi collectif d’élèves, dès qu’ils ontl’âge du collège pour vraiment exercer ces responsabilités,collectif qui reprendra lui du pouvoir sur les enseignants,sans aucun doute. Cet exercice a déjà été tenté et réussidans de nombreux collèges et lycées expérimentaux : c’està eux qu’il faut laisser l’initiative d’apprendre et de trouverles meilleures voies de composition d’un monde éducatifapprenant collectivement. On pourra alors plus aisémentintégrer les autres personnels qui forment la supposée« communauté éducative » mais aussi les parents d’élèves,voire des professionnels voisins. Les expériences localespourront alors être validées et diffusées dans les réseauxextérieurs auxquels les personnels appartiennent, ne seraitce que pour se former, eux aussi.

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déchets radioactifs que l’on ne sait pas éliminer et qu’il fau-dra pourtant surveiller ou celui du CO2 et de ses effets sur leréchauffement climatique. Pour autant, il n’est pas aussi aiséde se débarrasser de ces fausses solutions : techniquementet politiquement, il faudra bien composer avec elles pen-dant tout un temps de transition au moins.

Peur du cataclysme ou raison économique?Alors que d’un strict point de vue de gestion prévisionnelledes ressources disponibles, une diversification énergétiqueserait indispensable, ce sont apparemment les changementsclimatiques qui constituent pour l’instant un argumentmajeur pour obtenir une transformation des modes de pro-duction et de transport fondés sur ce gaspillage de ressour-ces non renouvelables. L’argument écologique reste souventcritiqué en raison de son absence de calcul économique, onlui attribue toujours des surcoûts exorbitants. Mais lorsqueles arguments sont d’ordre économique eux-mêmes (la findes ressources pétrolières et l’augmentation intolérable descoûts d’exploitation des autres ressources ou des schistes),on préfère ne pas les entendre et jouer à ce moment sur lesdélais : «nous verrons bien quand le pétrole sera effective-ment épuisé » et, comme dans tout dogme moderniste,«nous aurons trouvé des solutions techniques pour ne rienchanger à notre mode de vie».On peut ainsi observer comment des croyances durablementconstituées, même sur le mode scientifique et industriel, sontdifficiles à réviser, que ce soit de leur propre point de vue(l’efficacité économique) ou par effet d’une peur du réchauf-fement climatique, peur que l’on croit parfois salutairecomme le préconise Hans Jonas (mais pour l’instant sans cesserefoulée). La prédominance du court terme n’était pourtantpas dans l’optique du capitalisme industriel, même s’il refu-sait de penser les conséquences à long terme de son pillagedes ressources. L’écologie a étendu la portée de la visée tem-porelle en parlant des générations futures, qui peuvent êtrecependant assez proches. Mais le capitalisme financier asaboté toutes les bases de prévision à long terme.

re une demande incessante de mobilité de la part de tousles acteurs eux-mêmes (d’où l’importance du tourisme -11 % du PIB mondial- et des secteurs des transports danstoutes les économies, même celles du Sud). De l’autre, larelative rareté des énergies fossiles, leur localisation danscertaines régions du globe et la concentration du pouvoird’exploitation de ces richesses entre les mains de quelquescompagnies créent un contexte oligopolistique dont lamaîtrise politique échappe totalement à tous les gouver-nements. Le Moyen-Orient détient les deux tiers des réser-ves mondiales (dont 90 % pour le Golfe persique parmilesquels 26 % pour l’Arabie Saoudite), les Etats-Unisconsomment 25 % de ces ressources pour 5 % de la popu-lation mondiale, trois des 7 plus grosses sociétés cotées enbourse sont des sociétés pétrolières (« Super majors etentreprises d’Etat confondues, dix à douze sociétés domi-nent à elles seules l’énergie mondiale », Rifkin). La dépen-dance des pays producteurs de pétrole est tout aussiimportante que celle des pays consommateurs puisque lesrevenus du pétrole permettent non seulement à la classedirigeante de s’enrichir mais aussi de distribuer des servi-ces publics de santé, d’éducation ou de protection socialegratuits dans la plupart des pays du Golfe.

Les autres fausses solutionsLa solution du gaz naturel, de plus en plus exploitée, repo-se sur une même centralisation des ressources, la Russievenant compléter les 40 % du Moyen Orient pour dominerles ressources mondiales disponibles. Les calculs actuels pré-voient là aussi un pic de production pour 2020 et une bais-se par la suite. Les craintes sur ces pannes successives dumodèle pétrolier ou gazier ont remis en selle le charbon quel’on dit «propre» maintenant, et permettent de mainteniren survie un programme nucléaire dans quelques payscomme la France, le Japon et les USA principalement. Aucu-ne de ces solutions ne peut tenir les performances écono-miques du pétrole si l’on intègre l’ensemble des coûtsexternalisés : celui du démantèlement des centrales et des

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comparables les différents choix techniques ou sociétaux.Nous nous limiterons cependant ici à la production d’éner-gie. Les énergies renouvelables constituent des alternativesautant par leur durabilité, par leur caractère propre que parle modèle organisationnel et technique qu’elles peuventgénérer. Le solaire aussi bien que l’éolien (14 % de la pro-duction nationale d’électricité au Danemark) ont encore degrandes marges de progression : leurs avantages seraientencore plus évidents si la recherche était massivement orien-tée vers leur adaptation à des situations variées, notammentpour le solaire. La mise en place de centrales solaires ouéoliennes finirait cependant par créer les mêmes modèlesde réseaux techniques centralisés (gérés là encore par degrandes firmes à tendance monopolistique si on n’y prendgarde). On connaît la faiblesse des réseaux centralisés (cf.la tempête de 1999 en France, le coût et la déperditiongénérés par le transport de l’énergie sur de longues distan-ces, les atteintes aux paysages). Sans parler des enjeux sécu-ritaires du nucléaire qui indiquent bien qu’il existe un liendirect entre le « format» de nos infrastructures techniqueset notre capacité à les contrôler démocratiquement. Ce nesera jamais le cas pour le nucléaire, archétype et chant ducygne du modèle productiviste moderne. Ce sont des solu-tions distribuées qui doivent être explorées dès lors qu’on sesitue dans un cadre écodémocrate.

Les piles à combustible en réseauxLes perspectives offertes par les piles à combustible à based’hydrogène sont de ce point de vue remarquables, parcequ’elles permettent de stocker de l’énergie, exploitable dansles transports qui sont la source essentielle des émissions decarbone (17 %).On peut produire cet hydrogène à partir du gaz naturel(vaporisé) mais il est certain que du CO2 est encore produit.On peut le produire à partir de l’électrolyse mais il faut dèslors de l’électricité: elle doit être produite elle-même par desénergies renouvelables, sous peine d’incohérence! En 1995,une centrale solaire de production d’hydrogène s’est ainsi

La dérive financière de la gestion d’énergieLe scandale Enron, la plus grosse firme de production d’é-lectricité du monde, est un indice des effets délétères ducapitalisme financier sur la régulation et sur les choix éner-gétiques. La transformation de cette entreprise, pour desraisons de spéculation financière, en simple entreprise decourtage, accompagnée de manipulations comptablesconfondant l’actif et le passif, va de pair avec l’incapacitétechnique des compagnies américaines à assurer un appro-visionnement de qualité à leurs abonnés, comme l’ont mon-tré notamment les coupures d’électricité en Californie.L’énergie est devenue un facteur d’incertitude majeur dansle mode de production contemporain car elle est soumiseà la fois aux aléas géopolitiques (d’où l’exigence d’une guer-re de régulation pour reprendre la maîtrise de réserves signi-ficatives) et aux aléas financiers de compagnies de plus enplus engagées dans la vente et revente de ressources qu’el-les ne maîtrisent pas ou qu’elles n’ont même pas produites.C’est bien la concentration en quelques entreprises et dansquelques pays qui conduit à cette instabilité. Mais elleentraîne aussi le maintien de la captivité générale et le refusde changer de modèle énergétique.La dépendance énergétique et la concentration des pou-voirs constituent ainsi un facteur d’incertitude et de désta-bilisation majeure du régime économique dominant.

■ Réseaux distribués d’énergie renouvelableet non centralesC’est pourquoi la solution énergétique alternative ne sau-rait être uniquement une solution technique et un change-ment simple de ressource. Les consommations sontdirectement liées à des modes de vie (déplacements), quidemanderaient à eux seuls une analyse approfondie pourengager les sociétés vers une esprit d’économie d’énergieétendue. On peut même considérer que le calcul écono-mique devrait tout entier basculer vers une référence à laTEP (tonne équivalent pétrole) pour réellement mettre enévidence les coûts réels de tous nos modes de vie et rendre

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énergétique, sans prétendre là non plus faire table rase oufaire le bonheur des gens malgré eux. Il est donc indispen-sable de prendre en compte aussi bien le pétrole que lenucléaire pour composer différemment le modèle énergé-tique. Pour faire bouger cette domination établie, le point-clé reste politique mais au sens d’une sub-politique à la Beck,c’est à dire de celle qui s’appuie sur des pratiques citoyen-nes, qui manifeste l’exigence de contrôle de chacun sur sespropres consommations.Nous pouvons mobiliser la boussole écodémocrate pourcomprendre comment les différents points de vue se placentréciproquement dans une opposition tranchée. En réalité lessolutions politiques passeront par une reprise de toutes lesénergies pour les recomposer, dans le cadre de modes degestion participatifs décrits plus loin.

ouverte à El Segundo, en Californie. Mais ce sont des instal-lations réparties qui doivent aider à imaginer un autre modede production énergétique.En dehors du caractère faiblement producteur de CO2 detoute l’opération, c’est avant tout le changement du rap-port producteur-consommateur et l’architecture du réseauqui doivent retenir notre attention politique. Nous avonsen effet une illustration parfaite de la sortie possible desdébats sur service public / marché, par une réintroductiond’un acteur oublié, les consommateurs. Ici, l’opération tech-nique leur permet de se transformer en producteurs et,organisés en réseau distribué, lui-même piloté par uneinformatique et des télécommunications performantes, derépartir la production et la consommation au plus près desdemandes. Les micro-centrales peuvent même s’appuyersur l’automobile équipée en pile à combustible, qui reste leplus souvent immobile et peut donc alimenter la maison. Larécupération des pouvoirs et de la prise en charge de sapropre production / consommation d’énergie n’est plus uneaffaire morale individuelle, elle s’inscrit dans un modèleéconomique mis en œuvre par des collectifs de taille variéesmais dont la coordination à des échelles plus larges est pos-sible (et assistée par les TIC). C’est ce que Rifkin appelle« l’empowerment » en jouant sur les mots. Le coût de cestechnologies reste 4 fois plus élevé que l’emploi du gaznaturel. L’argument peut servir à discréditer toute la filiè-re dans une logique de captivité bien connue. Pourtant desruptures techniques ont déjà eu lieu, notamment sur leplan énergétique. La solution n’est pas pour autant l’hy-drogène à tout prix et de façon garantie.

Cette perspective constitue avant tout un nouvel élémentdans le débat car elle permet d’ouvrir le spectre des solu-tions, là où chacun cède à la fatalité technologique, mêmeles plus critiques. Mais pour avancer vers une ouverture deschoix, il est essentiel de recomposer la question dans sonensemble sans se focaliser sur une solution miracle. Nousdevons convaincre de la nécessité de changer de modèle

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Les combinaisonsmarchandes : tout est bon

selon le marché

Le nucléaire :la toute puissance

technique sans territoire(les experts savants)

Les collectifs deproducteurs-consom-

mateurs en réseaux com-binant piles à combustible

(hydrogène) et énergiesrenouvelables

Le charbon et lepétrole. Les territoires

de l’industrie naissante oucontemporaine : nations

et /ou empire

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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La question de la sortie du nucléaire représente un testpour les écologistes de leur capacité à embarquer lessociétés européennes dans une autre approche des ques-tions d’énergie. Il faudra bien trouver les leviers pour dés-tabiliser certains lobbies et convaincre même certainsintéressés à la survie de la filière, comme on le ferait pourtout abandon de secteur industriel. Les raisonnementséconomiques sont sans doute à terme les plus puissants,dans la logique actuellement dominante, alors que lamobilisation des peurs, souvent utilisée par le mouve-ment antinucléaire, constitue une ressource plutôt cont-re-productive si on n’offre pas de cadres pour reprendreen mains son avenir. De ce point de vue, les propositionsde JP Dupuy qui font suite à celles de H. Jonas sur une« heuristique de la peur », que l’on doit distinguer despeurs médiatiques diffusées quotidiennement, deman-dent à être prolongées par des propositions de mise enplace des collectifs associant groupes humains et techno-logies. Sans ce complément, on ne produirait qu’uneparalysie plus grande encore.

■ L’eau, c’est la vie, la fin de l’eau c’est la mortQuelques remarques sont nécessaires sur l’eau, car l’enjeuest aussi important que le pétrole. Il est révélateur de notreproductivisme que l’on en soit à manquer d’eau même dansdes régions tempérées. Celle qui est disponible devientimpropre à la consommation sans des traitements de plusen plus coûteux. Dans nos pays du Nord, la reprise collecti-ve de la maîtrise sur la qualité et la quantité d’eau devien-nent aussi urgents car elle est actuellement confisquée etdétruite par quelques productivistes de l’industrie agro-ali-mentaire et chimique. Nous sommes prêts à créer desréseaux de tankers d’eau pour acheminer cette ressourcedans les pays qui en manquent. Les entreprises de produc-tion et de gestion de l’eau pourraient même se présentercomme les sauveurs des pays du Sud en faisant de cette res-source naturelle un bien marchand comme elles l’ont faitpour toutes les ressources !

Les formes de gestion déjà présentes dans le schéma pré-cédent doivent être intégrées dans une confrontation clai-re entre orientations, pour montrer l’apport spécifiqued’une approche centrée sur les collectifs de consomma-teurs-producteurs.

On peut ainsi observer à quel point les collectifs qui se des-sinent ne sont pas seulement des formes sociales, ils intè-grent des solutions techniques, des méthodes de gestion,des supports matériels, etc.. Les techniques ne sont pasdétachées de nous, elles ne nous surplombent pas, elles nesont ni fatales ni miraculeuses. Nous pouvons enfin trai-ter avec elles sérieusement et avec prudence pour faire unmonde commun, composé inévitablement de société, denature et de techniques, mêlées et requalifiées dans ledébat lui-même.

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Marché total

Régulation mixte

Composition des modes de gestion

intégrant les producteurs-consommateurs à tous les niveaux d’énergie

renouvelables enréseaux

Etat ou services publics

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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tout en possédant un grand savoir-faire politique. Or, onconstate que ces espaces de référence qui ont un sens pourl’interaction entre les acteurs et avec leur environnement nesont jamais très équipés du point de vue des compétenceset de la légitimité pour prendre des initiatives durables.Voilà encore une façon de donner du pouvoir à des corpsintermédiaires d’un autre type, ceux qui sont constitués parles acteurs fédérés par un cadre de fait (ce qui pourrait aussiêtre le cas pour les habitants d’un quartier). Les définitionsdes pouvoirs locaux demanderaient alors à être revues etcertaines délégations de compétences pourraient ainsi met-tre en évidence les réelles priorités.

Des collectifs sur la base de bassins versants?Un bassin versant, c’est un espace de solidarité forte, entredes acteurs qui ne se connaissent sans doute pas mais dontles activités des uns influent sur la vie des autres. C’est en cesens que l’organisation de la gestion de la ressource en eauest un autre exemple de construction de collectifs qui doitêtre à la base de la politique écodémocrate. Ce ne sont plusles capacités de producteurs qui sont mises en évidencecomme pour les piles à combustible, ce ne sont plus lesréseaux techniques qui créent les liens, mais des configu-rations dites naturelles. En réalité, dès lors que l’on traitevraiment des réseaux de solidarité (au sens large d’échan-ge réciproque voire de dépendances) dans un bassin ver-sant, on se rend compte que la boucle des actions etrétroactions ne mobilise pas seulement les habitants du bas-sin ni même les agriculteurs ou les industriels concernés parl’utilisation de l’eau. Elle prend en compte aussi tous lesréseaux économiques auxquels sont attachés tous cesacteurs, elle prend en compte toutes les réglementationsédictées à des niveaux nationaux ou européens, elle prenden compte des traditions anciennes qui vont bien au-delàdes habitants actuels (comme dans les traditions d’irriga-tion et de répartition de ces droits), elle prend en comptetous les services techniques, qu’ils soient municipaux, privésou ministériels, et les scientifiques qui donnent leurs avis,leurs évaluations, leurs recommandations, sans oublier ceuxqui sont chargés de prélever des taxes qui serviront de levierpour d’autres actions.

La composition des collectifs de l’eauLes liens ne sont pas à créer comme dans le cas des piles àcombustible, ils existent et, dans de nombreux cas, ils para-lysent toute possibilité d’action. Le problème n’est plus com-plexe, il est épineux et les chevelus de la rivière n’en finissentpas de se ramifier dans des problèmes multiples. Dès lors, cene sont plus de simples réseaux de coopération qui peuventespérer obtenir des résultats. Il faut un cadre institutionneladapté, possédant des leviers réglementaires et financiers,

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La rente marchande des

compagnies privées : l’eaumarchandise privées :

l’eau commemarchandise

L’économie mixte de l’eau : l’eau comme ressource technique

La compositionconjointe des

«organisations demarché»/ territoireset valeurs de l’eau

L’eau sans valeur(res nullius) gérée par

les communautés ou lespouvoirs publics : l’eau

«naturelle»

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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idéologique et le cadre géostratégique de pensée desconflits disparaissent. Les survivants que sont la Chine, laCorée du Nord, le Viet Nam ou Cuba sont en phase de com-promis plus ou moins difficile mais inéluctable. Or, cette vic-toire par quasi KO, sans guerre ni conquête, est malgré toutdéstabilisatrice : ces pays « libérés» adoptent des politiquesqui miment les systèmes démocratiques et capitalistes sansavoir toujours, dans le cas de la Russie, les cadres institu-tionnels qui leur permettent d’organiser la transition,encouragés en cela par des Chicago Boys qui ont cru néces-saire de démanteler tout l’appareil d’Etat pour faire émer-ger un libéralisme pur et dur. Les mafias sont les seulsvainqueurs de l’incertitude libérale érigée en dogme (ce quiest un paradoxe pour une incertitude!).

■ Le mur du Sud s’est renforcé, au Sud et au NordLa démocratie et le capitalisme n’ont pas gagné parce qu’ilsétaient meilleurs et qu’ils ont convaincus les peuples despays de l’Est, ils ont gagné car le communisme était miné del’intérieur par ses propres aberrations, fondées sur l’éman-cipation collectiviste autoritaire et scientiste. Dès lors, laresponsabilité de l’état du monde incombe totalement à nospays démocratiques et développés. Et cet état du monde n’arien de reluisant : les échanges inégaux qui structurent lesrelations avec le Sud n’ont cessé de produire tous leurseffets. L’appauvrissement des pays du Sud s’est accru durantles 20 dernières années, à l’exception de quelques dragonsasiatiques. Pendant ce temps, dans les pays du Nord, lesécarts entre riches et pauvres ont pris des dimensions enco-re inconnues, les populations passant sous le seuil de pauv-reté se sont multipliées alors que les plus riches ont encoreplus concentré la richesse produite, et cela quels que soientles régimes en place, de gauche ou de droite. C’est dire qu’u-ne dynamique de concentration de la richesse et d’exploi-tation généralisée au profit de quelques-uns s’est mise enplace indépendamment des choix politiques. Le signe le plusnet en est la surconsommation aux Etats-Unis, moteur de la

La fiscalité pollueur-payeur étendue et appliquéeSur ces deux dossiers, eau et pétrole, les choix de fiscaliténouvelle sont une condition de la réorientation des pra-tiques. Le principe pollueur-payeur doit s’appliquer aussibien à l’eau qu’au pétrole mais aussi au nucléaire (dont lecoût de traitement et stockage des déchets et de démantè-lement doit être dès maintenant répercuté sur les coûts deproduction de l’énergie). Il doit être étendu à une écotaxegénéralisée pénalisant des consommations élevées d’éner-gie. La responsabilité énergétique vaut à toutes les échelles,elle peut devenir une contrainte politiquement insupporta-ble et mobiliser contre elles des lobbies puissants, mais il estpossible d’avancer, avec les acteurs et non contre eux,lorsque des solutions sont proposées, solutions fiables etadaptées au contexte des divers usages, avec gain de cer-tains avantages et non contraintes cumulées, avec des plansde changement progressifs de pratiques.

Enjeu géopolitique et économique :la clé régionale-continentale

Les divergences actuelles entre puissances mondiales ne sontpas conjoncturelles. Elles sont la manifestation d’une vraiedésorientation du monde occidental face au vide créé par ladisparition du monde bipolaire centré sur l’opposition Est-Ouest. Désormais, l’opposition Nord-Sud reprend le devantde la scène et elle est la clé des formes d’organisation des rela-tions internationales. Les débats sur unilatéralisme ou multi-latéralisme faussent la perspective : ils ne parviennent pas àmettre en évidence que nos relations avec le Sud peuvent êtrede plusieurs types. Selon les choix que nous ferons, nousentrerons dans une déstabilisation durable ou au contrairedans une phase pacifiée des relations internationales.

La défaite de l’Est : une victoire à la Pyrrhus?La crise, en fait, surgit faute de combattants. Le communis-me et l’empire soviétique se sont effondrés : l’adversaire

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Le Sud n’est pas ailleurs, c’est notre monde communCet écroulement des pays du Sud finit par revenir commeun boomerang dans les pays du Nord. Car malgré toutesces ponctions, l’alphabétisation n’a cessé de progresser etdans ce cas, d’une part la main-d’œuvre locale devientexploitable par les industries les plus performantes (d’oùles délocalisations), et d’autre part l’immigration, autori-sée ou non, risquée ou non, devient le seul espoir pourceux qui ont désormais les moyens de s’informer et doncdes attentes nouvelles. Après le déracinement rural-urbain,la tendance se prolonge par un déracinement national versles pays du Nord. Le problème n’est plus là-bas, il est ici,toujours présent, lancinant comme le montrent Sangatte,les sans-papiers, les trafics humains en tous genres. Nousimportons ainsi les problèmes que nous avons cru exporteret nous devenons ainsi des civilisations encore plus cos-mopolites, en espérant pourtant faire des politiques d’af-firmations nationales.Plus encore, nous récupérons ainsi de longues histoires pas-sées. Les immigrations ne se font pas au hasard. Les liens cul-turels et linguistiques tissés durant la colonisation serventaux immigrés du Sud comme maigres ressources : on émig-rera d’autant plus facilement que l’on peut au moins espé-rer utiliser une langue que l’on connaît. Mais en mêmetemps, tous les contentieux, toutes les rancœurs et toutes lesculpabilités remontent comme on le voit dans le cas des rela-tions franco-algériennes.

Le paradoxe des liens coloniaux comme ressourcepour des solidarités régionalesPourtant, nous pouvons dire avec une certaine provocationque c’est précisément notre passé colonialiste qui nousdonne une chance de pouvoir abattre le mur du Sud. Eneffet, on constate que les américains, particulièrementhabiles à faire cohabiter sur leur territoire des communau-tés d’immigration différentes qu’ils maintiennent pourtantdans une inégalité certaine, sont incapables de constituerdes relations autres qu’impériales avec les pays du Sud. Les

croissance, alimentée grâce à des déficits qui sont, dit Emma-nuel Todd, l’équivalent de «prélèvements impériaux» (1,5Milliards de dollars par jour sont nécessaires pour couvrir lesdéficits américains). Le système financier qui fait la loi sur leséchanges économiques est tout entier tourné vers les USAet, au sein des USA, vers quelques grandes firmes etquelques élites qui accumulent à une échelle rarementatteinte et qui doivent donc consommer de façon somp-tuaire, même en frais de domesticité.

Un système qui dure et qui s’aggravePendant ce temps, le mur du Sud s’est renforcé et il reste àabattre. Il est probable qu’il ne s’effondrera pas comme lemur de Berlin car les ressources internes à ces pays, naturel-les, humaines et financières, ont été ponctionnées jusqu’àl’os. On le sait, les seules ressources dont disposent ces payssont des matières premières et des produits agricoles : tousces marchés sont soumis à des spéculations qui permettentaux pays du Nord de maintenir un coût particulièrementbas, à coups de subventions à leurs propres agricultures etde barrières douanières, pour protéger leurs producteurs decoton, de cacao ou de tabac mais aussi de nickel ou de cui-vre. Aucune organisation collective des pays producteurs (àpart pour le pétrole) ni aucune organisation parallèle ouéquitable du commerce ne se mettent en travers de cetteorganisation asymétrique des marchés, qui prétendent êtrelibérés. La seule aide internationale -qui n’a cessé de dimi-nuer- sert soit à rembourser la dette soit à payer les achatsde produits manufacturés souvent vendus avec les accordsd’aide eux-mêmes dans ce qu’on appelle l’aide liée.Ce sont des civilisations entières qui ont été déstructuréespar cette logique de pillage depuis longtemps dénoncée.L’urbanisation galopante de ces pays est due à la disparitionde tout espoir à la campagne pour des familles entières.Pourtant l’accroissement démographique se ralentit et cen’est pas la surpopulation qui est la cause du sous-dévelop-pement mais bien la désorganisation brutale des économieset des cultures locales.

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gences d’invention qui sont celles de l’Europe. Elle qui ainventé les Etats-nations doit devenir celle qui invente unautre mode de solidarité continentale que l’Empire. Lefédéralisme ne doit pas chercher à recomposer quelquechose comme un supernationalisme continental. Inventerles formes institutionnelles et la citoyenneté qui permet devivre dans un monde commun mondialisé, voilà un défieuropéen plus fondamental. Le constat de départ selonlequel le Sud est déjà au Nord doit servir de base pourrecomposer des formes politiques et institutionnelles nou-velles et extensibles. La question des étrangers, desmigrants, devient une question clé, et non seulement unproblème de solidarité ou d’ordre public qui furent lesmodes de traitement des sans papiers en France. Définir lacitoyenneté par le sang ou par le sol ne suffit plus. C’est àpartir de ce nomadisme étendu, de cette interpénétrationdu Nord et du Sud que nous devons inventer des principesde citoyenneté nouveaux. Les attachements qui avaient étécréés de force par le colonialisme reviennent désormaisdans les pays européens eux-mêmes. Ce n’est plus seule-ment une question de présence sur le sol, c’est une questiond’histoire partagée. Il nous faut dès lors aller au bout dece « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes », en préci-sant que nous ne savons pas a priori ce qu’est un peupleeuropéen ni un européen, ni dès lors un étranger, mais quetous ceux qui ont «voté avec leurs pieds’en venant en Euro-pe, pour quelque raison que ce soit, ont vocation à deve-nir des citoyens européens. L’Europe serait ainsi la premièreà prendre en compte ce nomadisme (cf. Attali), à l’assumeret à en faire une base de citoyenneté, sans doute non exclu-sive d’autres citoyennetés, mais élément essentiel de com-position politique d’un nouveau type.Dès lors, la responsabilité de l’Europe est énorme pouraccompagner des ensembles régionaux ailleurs dans lemonde et surtout pour tisser des liens privilégiés avec l’A-frique qui fut sa terre de colonisation privilégiée. L’expé-rience de l’Europe pour intégrer des pays à développementinégal mérite aussi d’être exploitée. La Grèce, le Portugal,

empires coloniaux du XXeme siècle ont été défaits et la défai-te est une leçon d’humilité. La connaissance et la recon-naissance des cultures des pays anciennement colonisés ontprogressé au point même de pouvoir faire partie des atoutsdynamiques des pays du Nord, si « les beurs » ou « lesblacks » étaient acceptés avec leurs compétences, leursdynamismes, leurs aspirations et non nivelés dans un mouled’intégration assistée.Nous avons un devoir de développement solidaire envers lespays du Sud et plus particulièrement pour ceux que nousavons colonisés, parce que ces liens mêmes font partie d’uneforme de tradition. La réorganisation d’un ordre mondialn’a aucun sens si elle ne prend pas comme objectif la des-truction du mur du Sud. Dans le même temps, elle ne peutêtre orientée tous azimuts ou donner lieu à des attributionsarbitraires de protectorats. Nous devons penser en «ensem-bles régionaux » et traiter entre ensembles régionaux,comme l’indiquait Gilpin, cité par E. Todd. Les atouts enfaveur de cette position sont l’expérience européenne, si ori-ginale dans l’histoire, porteuse de paix, face au projet impé-rial américain, porteur de guerre.

■ Le savoir-faire européen pour réinventerdes solidarités régionalesL’expérience européenne n’est pas assez souvent vantéecomme effet d’un volontarisme politique peu usité. On peutcertes déplorer les insuffisances de ce volontarisme actuel-lement mais on ne saurait oublier le résultat rare auquel ila abouti. Cette construction délibérée, économique puis deplus en plus politique, constitue à elle seule une leçon pourla construction d’ensembles régionaux ailleurs dans lemonde. Elle doit certes être approfondie : un véritable fédé-ralisme doit être mis en place à condition d’être capable enmême temps d’inventer un statut aux fonctions des états-nations qui gardent du sens pour les citoyens. Mais pourqu’il tienne, il est indispensable de lui donner une justice,une armée et un gouvernement élu communs.Pourtant, ce fédéralisme ne serait pas à la hauteur des exi-

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ment) et salaires s’est systématiquement dégradé en défa-veur des salariés et la croissance ne peut donc plus être aurendez-vous.L’un des ressorts privilégiés et durable de cette relance, pro-fitable au système lui-même, à condition qu’il sorte du modè-le financier libéral, consiste à élaborer un projet de«développement régional mutuel» non seulement avec lesnouveaux pays qui intègrent l’Europe mais directement avecl’Afrique, en s’appuyant sur les organismes fédérant les paysafricains mais aussi sur des organisations civiles structuréesà l’échelle plus locale. Cela suppose bien entendu en premierlieu d’abolir la dette des pays du Sud car aucune croissancen’est possible avec un tel boulet. Les investissements ne doi-vent en aucun cas être liés à des consommations ou à desavantages pour les entreprises européennes. Pour éviterqu’ils aillent dans la poche des dirigeants africains ou danscelle des multinationales américaines, il est nécessaire de leslier à des montages démocratiques avec participation descitoyens africains à des échelles diverses. Là encore, c’est lavitalité des collectifs locaux qui sera la seule garantie contredes dérives mafieuses ou néocoloniales. Cela suppose ausside prendre le risque de faire confiance aux populations !Mais les échelles doivent être variables selon les problèmes.Il est ainsi nécessaire de traiter avec des ONG nationales ouinternationales à certains moments mais aussi avec des grou-pes et des représentants locaux pour tel dossier particulier.De même, cette vigilance apportée par les ONG ne suffirapas lors de négociations où les Etats sont impliqués. Les pro-positions de «formats» des collectifs internationaux à cons-truire pour prendre des décisions sont parmi les questionsles plus difficiles à résoudre. Il faut des institutions interna-tionales et faire en sorte que leurs pouvoirs s’étendent. Maisselon les questions traitées (santé, réseaux, éducation, espè-ces, matières premières, etc..) les configurations doivent êtredifférentes. C’est en cela que le mélange des genres dans desinstitutions de troc généralisé genre OMC ne peut jamaisfaire avancer le traitement de chacune des questions. Laquestion des changements d’échelle et la capacité à propo-

l’Irlande et, dans une moindre mesure, l’Espagne, présen-taient des écarts considérables en matière de niveaux de vieet de PNB avant leur entrée dans l’Europe. Ces écarts sontloin d’être tous résorbés et l’on constate des différencesentre ces pays en matière de chômage notamment (entreIrlande et Grèce par exemple). Mais l’Europe a été capablede mobiliser des ressources à travers ses fonds structurels,malgré le poids exorbitant de la PAC, de façon à aider audéveloppement de ces pays. Cet effort a-t-il pesé de façonnégative sur la croissance européenne? On peut dire en faitque ce développement a permis d’activer les échanges grâceà l’augmentation générale du pouvoir d’achat des ménageset des entreprises de ces pays. C’est en fait une politique derelance keynesienne qui s’est ainsi mise en place avec cetavantage crucial qu’elle permettait de résorber une zonepériphérique. Admettons cependant que, même si tous sesont enrichis, ce sont surtout les populations les plus aiséesde ces pays qui ont bénéficié de cette intégration, car dansle même temps, les écarts entre riches et pauvres, commedans tous les autres pays, s’aggravaient. Cet élargissementpourrait déjà donner des idées pour des politiques de relan-ce intérieure en direction des populations les plus pauvres.

La panne de la croissance est durable tant qu’onne s’attaque pas le mur du SudL’économie capitaliste contemporaine a accru les écartsentre riches et pauvres mais elle a ainsi scié la branche dela croissance sur laquelle elle était assise. La pression sur lessalaires est telle que les populations les plus pauvres ne sontplus solvables et tirent la demande vers le bas, entraînant,même dans les périodes florissantes, des croissances faibles,sans commune mesure avec celle des Trente Glorieuses.Pourquoi n’avons nous pas les moyens de le faire actuelle-ment ? Parce que les profits financiers à court terme sontdevenus la règle et le développement industriel, fondé surune consommation élargie et des investissements à longterme, l’exception, pourrait-on presque dire. L’arbitrageentre profits pour les actionnaires (et non pour l’investisse-

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L’état de pauvreté absolue en Afrique justifie des moyenssans doute différents de ceux employés par exemple enAmérique du Sud. Le Brésil semble avoir vocation à assurerun leadership géopolitique, qui devrait dynamiser la coopé-ration régionale, d’autant plus que Lula affiche des inten-tions qui peuvent encourager la coopération avec les autrespays. Il a notamment proposé un Fonds pour la pauvreté quiserait un projet politique majeur pour donner aux pays duSud un véritable espoir. Mais, dans le cadre spécifique desRégions du Monde, la question des surplus se pose car leBrésil ne possède aucun levier pour générer des surplus quilui permettrait de peser sur un développement régionalvolontariste. Les surplus du continent américain sontconcentrés aux Etats-Unis (mais le Canada pourrait jouer unrôle original dans un tel scénario).

Le trou noir financier des USA, source de sa forceet de sa dépendanceLa question centrale revient à celle de l’utilisation des sur-plus américains, non seulement pour le continent mais pourle monde entier, car ces surplus sont en fait des crédits four-nis par les autres pays sous forme d’achat de billets verts oud’actions de firmes américaines. Alors qu’en 1990, le déficitbudgétaire US était de 100 milliards de dollars, il est passéen 2000 à 450 milliards de dollars ! Comme le montreEmmanuel Todd, l’empire américain est avant tout ungrand consommateur des surplus générés ailleurs, grâce àla performance de son système financier. Or, nous prévient-il, Enron a montré le peu de fiabilité des comptes dans cetunivers financier, alors que tous les indices de bonne santéde l’économie américaine reposent majoritairement sur laprofitabilité des services (finances, assurances, immobilieret services personnels) et non de l’industrie, concurrencéemême dans ces secteurs de pointe.La financiarisation de l’économie constatée dans le mondeentier vaut avant tout pour l’économie des USA eux-mêmes, qui ont ainsi construit des « pompes à finances »particulièrement performantes. La prétention impériale des

ser les cadres nécessaires selon les enjeux constitue une desméthodes que l’écodémocratie doit apporter. Car nul ne saita priori comment débloquer une question en partant d’uneéchelle ou d’une autre. Pour autant, la proposition desensembles régionaux que nous faisons constitue le volet destabilisation politique nécessaire pour que l’apprentissagede la composition collective puisse se faire plus aisément.

■ Vers des ensembles régionaux solidairesCe projet est clairement orienté vers la création d’ensemblesrégionaux et même d’ensembles régionaux solidaires Nord-Sud. Cela suppose une forme de répartition du monde quipeut déplaire avant tout aux américains mais aussi aux paysdu Sud et qui s’inscrit dans une rupture historique.

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Les groupes financierset la mondialisation

Les monopolesindustriels et

l’impérialisme

Les régions fédérales et leurs associés du Sud

Les Etats-nationset le colonialisme

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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et en le traitant comme un problème quasiment interne àl’Europe. Les écologistes ont toujours été parmi les plus sen-sibles à cette vision globale des problèmes et à la solidari-té avec le globe et dans sa diversité. En devenantécodémocrates, ils doivent étendre ce souci à une visiongéopolitique. L’Europe fédérale n’est pas en elle-mêmedésirable, ni plus rationnelle ! C’est la puissance écono-mique et l’effet de stabilité d’un grand ensemble régionalcomme l’Europe qui nous permettront de renverser l’é-change inégal avec le Sud. Non seulement pour des raisonsde justice mais pour des nécessités du développement ducentre et de l’Europe elle-même. Mais ce sont aussi des prin-cipes de citoyenneté et de liens à la fois plus assumés (lesattachements historiques) et plus incertains (le nomadisme)qui donneront une puissance de transformation à ce pro-jet. Peut-on être citoyen européen sans être né ni habiteren Europe et sans conflit avec ses autres appartenances ?Voilà qui donnerait une toute autre portée à tous les pro-jets de développement solidaire et qui sortirait tout pro-jet institutionnel de ses références impériales. « Etreeuropéen aujourd’hui, dans un sens ambitieux, c’est conce-voir la révision du principe d’Empire comme la plus hautemission de la théorie comme de la pratique» (P. Sloterdijk,Si l’Europe s’éveille, 1994, p.74).

Un modèle économique européen non financierNotre modèle européen doit s’opposer au modèle améri-cain dit unilatéral qui n’est qu’une forme de maintien d’unprélèvement impérial financier. L’Europe peut prétendremettre en œuvre un autre modèle de relations internatio-nales, fondé sur l’intérêt mutuel du développement de lademande dans les pays du Sud, dans le sens d’une fédéra-tion de fédérations (Morin). L’effort déjà réalisé pour lespays européens les moins développés montre la voie. Maisce modèle européen possède des dimensions politiquesinternes aussi : on le sait, le libéralisme américain a généréune ségrégation toujours maintenue pour les Noirs et s’estfondé sur une insécurité sociale générale. Les tentatives

USA se justifie non pas par une hyper puissance mais parla nécessité de préserver une asymétrie de flux financiersqui a fini par créer une dépendance américaine à l’égard dureste du monde. Cette évolution, analysée par Todd,devient précisément dangereuse au moment où les USAperdent leur puissance, alors que chacun a pu reconnaîtreles effets bénéfiques d’opérations impériales comme le planMarshall, dont l’époque est révolue. Le modèle libéral amé-ricain ne cherche à se diffuser et à devenir la règle qu’enraison de sa nécessité vitale pour le maintien de l’inégalitédes flux : dès lors qu’il supposerait des frontières ouvertespour les produits agricoles étrangers, les administrationsaméricaines successives ne se sont jamais gênées pour lebalayer au profit d’un protectionnisme pur et dur. Ce n’estdonc plus au nom d’un universalisme que l’empire améri-cain prétend exporter sa vision de la démocratie, c’est avanttout pour maintenir tous les partenaires ou concurrentsdans sa dépendance.

L’avenir de l’Europe dépend de son projet avec le SudLe projet européen devrait trouver ainsi un souffle décisif etconstituer un projet majeur. Mais il court deux risques :

● être ramené à une nécessité économique interne à l’Eu-rope, voire même politique, mais cela ne donnerajamais de vision au-delà d’une forme locale de la glo-balisation, qui oblige sans cesse à grossir pour pouvoirse défendre.

● être mobilisé pour faire pièce à la tentation unilatéraleaméricaine, en maintenant un contre-poids géostraté-gique européen. On notera que pour l’instant, l’Euro-pe reste un nain militaire et que seule la Russie peutfaire contrepoids. La relance européenne par antiamé-ricanisme a peut -être de beaux jours devant elle pourles démagogues, mais elle ne mène nulle part.

Le projet européen ne prendra statut de vision mobilisa-trice qu’à la condition de se fonder sur l’enjeu historiquemajeur du point de vue géopolitique, celui du mur du Sud,

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nes zones et prendre des formes totalement différentes desaides précédentes, avec un engagement marqué des col-lectifs de populations dans chacun des cas, sous forme dessyndicats, des ONG, de communautés diverses. En incluantl’obligation de solidarité avec une certaine zone du Sud, lespays du Nord se voient tout d’un coup devenir aussi por-teurs des problèmes que rencontrent ces pays, non plus defaçon générale mais dans des relations particulières qui fini-ront par constituer un monde commun et qui se marque-ront dans des institutions communes régionales.

d’exportation de ce modèle en Europe ont produit de gran-des désorientations et souffrances durant les 20 dernièresannées et ont conduit à l’émergence de l’extrême droite.Or, le capitalisme dit rhénan possède des impératifs et desméthodes de cohésion sociale qui, par comparaison, ont faitleurs preuves et que l’on doit maintenir et faire évoluer etnon démanteler. Ce n’est pas un hasard si la domination ducapitalisme financier finit par attaquer des économies dumodèle rhénan fondées, elles, sur une vraie politique indus-trielle de production de biens et sur des formes diverses deprotection sociale, comme en Allemagne (et aussi au Japon,d’ailleurs). L’Europe peut donc être porteuse d’un modèlede solidarité interne aux pays développés, cohérent avecune solidarité avec les pays du Sud. Et c’est pour cela qu’el-le doit se construire comme puissance régionale, contreba-lançant la prétention américaine à représenter l’uniquemodèle, libéral-dogmatique (et non libéral-libertaire,notons le bien).

De grands ensembles régionauxOn peut dès lors imaginer une organisation du monde parassociations volontaires d’états nations constituant desensembles régionaux, avec pour objectifs de traiter en leursein les inégalités de développement mais en veillant aussià assumer leurs responsabilités vis-à-vis d’une partie du Sudvoisin qui vit déjà dans des formes de dépendance qui lesmaintiennent dans la pauvreté. Il n’est pas nécessaire detracer des frontières mais d’exploiter les liens historiques etde fixer des exigences pour chacune de ces zones. Des for-mes de citoyenneté différentes peuvent ainsi être mises enplace qui sont l’indice de cette solidarité au plus près dechacun des membres de ces « zones ». Au-delà, le principede monnaie commune, comme cela se fait déjà pour cer-tains pays avec le dollar, serait sans doute une garantie destabilité et de solidarité, avec au moins des taux de chan-ge fixes, éliminant la spéculation. La dette devra être annu-lée par tous les pays du Nord mais on peut ensuiteconsidérer que les formes d’aide devront privilégier certai-

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qu’ils recrutent en beaucoup plus grand nombre et qu’ilssavent arrêter les controverses par des arrangements au som-met ou par un coup autoritaire de l’un ou de l’autre.

L’essoufflement de la forme «parti »Ce qui est commun à tous les partis, c’est leur perte d’in-fluence et d’attraction. Les associations, elles, se portentbien, les syndicats difficilement (mais certains recrutent mal-gré tout), les partis voient les militants vieillir sur pied ousubissent en plus un turn-over important. Bref, tout se passecomme si le modèle même du parti politique devait êtreremis en cause. Les partis de notables, les partis populistes,les partis de masse, ou les partis protestataires sont tous dansle même cas, à des degrés divers. Plus largement, on peutmême penser que beaucoup de citoyens doutent de l’utili-té de l’action politique, de sa spécificité ou de son pouvoirréel, ce que les politiques confirment souvent en avouantleur impuissance face aux « réalités du marché », commepour Vilvoorde… Les politiques ont alors beau jeu de criti-quer ces mêmes citoyens pour leur repli sur leurs seuls inté-rêts particuliers ou sur des actions spécialisées éphémères.C’est donc un inventaire des fonctions des partis que nousvoudrions faire pour restituer le pluralisme des buts d’un telgroupement social et par là vérifier si la forme «parti» resteou non adaptée.

Les répertoires d’action politiquescontemporains

Un parti politique lance des campagnes d’action, pour fairepression en vue de résultats précis mais aussi pour fairechanger les mentalités et diffuser à cette occasion sa visiondu monde. L’action doit donc être à la fois convaincante etefficace. La forme parti apporte-t-elle quelque chose sur ceplan ? Une campagne doit être coordonnée efficacement,préparée, relayée, équipée, etc.. et les militants ont souventbien d’autres choses à faire, dont la préparation des élec-

CHAPITRE 6

Le discours de la méthode

Le projet écodémocrate ne peut se contenter de reprendreles façons classiques de «faire de la politique» qui ont subiun tel désaveu ces dernières années. Il ne prétend pas pourautant s’engager dans la voie de la dénonciation de la poli-tique dite politicienne au nom de la défense de la sociétécivile par exemple. L’écodémocratie reconnaît les vertus desinstitutions démocratiques et assume dès lors les traductionsnécessaires pour transformer un projet collectif en métho-de de gouvernement. Car c’est bien là où se situera la dif-férence des pratiques politiques des écodémocrates. Lesprogrammes ne suffisent pas à fournir les guides pour gou-verner. Mieux même, ils peuvent mener au pire s’ils sontrespectés et mis en œuvre à la lettre : voilà un paradoxe qu’ilfaut assumer et que nous expliquerons.

■ La maladie infantile de l’écologie?Les partis politiques écologistes sont intéressants à observer(mais parfois fatigants à fréquenter!) parce qu’ils constituentle symptôme aigu de la crise de tous les partis politiques dansnos démocraties. Pour tout dire, ils sont aussi fondamenta-lement rebelles à tout modèle autoritaire de fonctionne-ment et leur côté libertaire les encourage fortement àrefuser tout unanimisme, voire même toute majorité. Cesquerelles, les autres partis les vivent aussi, avec ces réserves

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les médias et par actes individuels cumulés. Avec le boycottde Danone, on a pu mesurer la difficulté à concilier boycottet défense des salariés : le conflit, qui pourrait avoir un effetcumulatif (ouvriers + consommateurs), peut se retourner endivision générale. On sous-estime souvent l’importance decette arme du boycott ainsi que le mouvement des consom-mateurs, toujours suspecté au fond de ne pas critiquer radi-calement le modèle productiviste mais de demanderseulement de meilleurs produits ou de ne pas se soucier dessalariés et des impératifs de sauvegarde de l’emploi.

■ Les activistes environnementalistes et l’interposition non-violenteGreenpeace a inventé une autre forme d’action particuliè-rement bien rodée, l’interposition non-violente. Cette formed’action nécessite un grande préparation car elle n’inter-vient qu’à un moment d’une campagne plus large, com-portant des dossiers, des courriers, du lobbying classique, desappels aux médias. Seuls des activistes formés, dirigés selonun plan très calculé pour ne pas déraper ni être interprétéde façon erronée, peuvent mener ces actions. Greenpeaceadmet clairement ne pas être à l’aise avec les actions demasse. Cela ne condamne en rien ce mode d’action, c’est aucontraire reconnaître que chaque mode d’action possède sasphère de validité, son cahier des charges et donc ses limi-tes. L’expertise sur les dossiers traités, l’appui sur les médiaset sur l’opinion font aussi partie des compétences de Green-peace nécessaire au succès de ses actions. Il faut encore insis-ter sur les deux notions de stratégie et d’action mesurée quifont leur force. Il y a là matière à inspiration pour trouver cequi sera l’action spécifique propre à l’écodémocratie, sanspour autant prétendre le reproduire.

■ L’opinion et les manifestationsLes manifestations sont encore l’action la plus largementrépandue parmi tous les partis des démocraties. Le princi-pe de la manifestation, c’est la force du nombre (d’où lesbatailles de comptage). C’est un principe apparemment

tions n’est pas la moindre ! Une campagne est éphémèrealors qu’un militant de parti s’inscrit de façon durable. Unecampagne est thématique et touche de ce fait des person-nes précises non nécessairement intéressées par l’approcheglobale d’un parti (même si c’est précisément à ce déplace-ment des centres d’intérêt que nous visons). Bref, le parti, entermes de méthodes, de public et d’échelle de temps, estplutôt inadapté pour conduire des campagnes. Plus impor-tant, chaque parti définit ses campagnes en fonction du«répertoire d’action collective» (Tilly) qu’il maîtrise, celui quifait sa particularité. En réalité tous les partis et surtout àgauche tendent à reproduire le même répertoire. Il fautalors reconnaître que les pratiques politiques écologistes lesplus quotidiennes n’ont rien d’originales, qu’elles ne fontque reproduire, plutôt mal, des méthodes, des outils, desprincipes issus d’autres traditions.

■ Le mouvement ouvrier et la grèveLe mouvement ouvrier possédait une arme essentielle, lagrève. Grève locale, spontanée, devenue une forme d’actionsyndicale classique parfois très contrôlée et dosée mais aussiprogramme politique associé à la prise du pouvoir, à traversla grève générale. Ce mythe de la grève générale continue demobiliser les imaginaires gauchistes mais, avouons-le, beau-coup d’autres, seulement romantiques ou nostalgiques, neserait-ce que de Mai 68. La grève reste en tous cas une formed’action fort adaptée au statut de salariés, plutôt industriels,plutôt grandes entreprises, mais de plus en plus, à des grou-pes sociaux occupant des «points de passage obligés» dansl’activité socio-technique d’un pays (ex: aiguilleurs du ciel).

■ Les consommateurs et le boycottLe boycott est devenu l’arme favorite des consommateurs.Ralph Nader est devenu célèbre à cette occasion. Le pouvoirne réside pas ici dans la force de travail mais dans la forced’achat, c’est au fond le pouvoir d’achat ou de non-achat quis’exprime. L’important est ici de sélectionner la cible defaçon claire car l’action ne procède que de la contagion, par

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tique instituée ne l’est pas nécessairement dans les phasesd’exploration d’un problème. L’action écodémocrate doitrester toujours liée à l’émergence de collectifs à des échel-les beaucoup plus variables et indécidables a priori.En effet, l’action écodémocrate doit opérer à des échellessectorielles beaucoup plus que n’ont pu le faire les pratiquespolitiques existantes. Les activistes écologistes ont montréla voie sur ce plan : il n’est pas nécessaire de promouvoir desslogans généralistes pour mobiliser, c’est au contraire envisant des cibles identifiées (ex : l’arrêt des exportations debois des forêts tropicales) que des victoires peuvent êtreobtenues et par là un effet de renforcement et de confian-ce des collectifs.

démocratique mais dont le sens reste fort ambigu. Les mani-festations doivent agréger des collectifs fort hétérogènes etde vives discussions portent souvent sur le respect des slo-gans collectifs, mais aussi sur l’ordre de préséance entreorganisations. Les débordements violents ont souvent l’ef-fet d’un sabotage en règle des bénéfices d’une manifesta-tion. Mais dans certains cas, ces débordements créent uncycle répression / solidarité que certains n’hésitent pas àmanipuler. Aujourd’hui, le critère du nombre a largementété supplanté par celui des médias (voir P. Champagne à cesujet). Et l’on voit les véritables shows que certains syndicatspeuvent organiser pour attirer l’attention. Les manifesta-tions ne sont en fait la propriété d’aucun mouvement social :le mouvement ouvrier en a fait largement usage, le mou-vement anti-mondialisation les reprend abondamment maistoutes les catégories sociales, toutes les tendances (cf. « la»manif du privé contre Savary en France dans les années 80),tous les objets de préoccupations peuvent faire l’objet demanifestations. On peut dès lors se demander si l’écodé-mocratie a quelque chose de spécifique à apporter à cetteforme d’action. Elle trouve d’ailleurs rapidement ses limi-tes lorsqu’aucun slogan unificateur présentant des butsclairs et atteignables n’est proposé.

Les répertoires d’action éco-démocrates

■ Les échelles d’action écodémocrate :l’Europe et le sectorielL’action écodémocrate vise un objectif politique et ne peutdonc espérer agir que sur une échelle correspondant à despouvoirs politiques institués, qui doit désormais être l’Eu-rope, là où se prennent les décisions les plus importantes etqui constitue le seul poids véritable au niveau international.Elle ne peut se résumer à un mouvement d’opinion, sanspour autant ignorer tout le travail nécessaire fait dans cedomaine par d’autres. Mais ce qui est vrai pour l’action poli-

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Internationalet médiatique

National et autonome

Régional (européen)et sectoriel

Communal et patroné

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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L’écodémocratie peut provoquer une nouvelle émergencede forme d’action collective autour de son exigence dedébat. Ce n’est pas un hasard si les associations de riverains,celles qui combattent les choix techniques majeurs commele nucléaire ou les OGM, les associations de quartier, etc.demandent toujours et avant tout un débat. Elles finissentpar devenir expertes dans le domaine, elles parviennent àmobiliser parfois des milliers de personnes dans des réseauxnationaux, elles savent jouer aussi des actions spectaculaireset médiatiques. Mais leur force tient non pas tant au refusa priori qu’à la volonté de débattre, d’organiser la confron-tation des points de vue et de faire avancer la décisionpublique en prenant en compte toutes les contraintes. Cetterevendication peut devenir un savoir-faire et devrait cons-tituer pour les porteurs du projet écodémocrate leur traitdistinctif. Parce que l’écodémocratie admet l’incertitude etne prétend pas imposer des solutions qu’une avant-gardeéclairée ou des experts tout-puissants auraient trouvé. Parceque pour l’écodémocratie, le débat manifeste l’exigence deprise en compte, il représente une méthode pratique pourfaire avancer la solidarité, la rendre visible, et recomposer leproblème avec tous les êtres concernés.

■ Collectifs instituants: procédures de débatpublic et déclaration d’ouverture de controverseLa nécessité du débat ne peut être posée comme principegénéral sans tenir compte des niveaux institutionnels, desconditions dans lesquelles cela peut se dérouler et des tech-niques de mise en œuvre opérationnelle. Le niveau insti-tutionnel le plus connu porte sur les procédures de débatpublic, dites parfois aussi conférences de consensus. Denombreuses observations et analyses ont été faites à cesujet (Callon, Lascoumes et Barthe, Reber). Un projet éco-démocrate doit déboucher sur des propositions de procé-dures qui tiennent compte de toutes ces expériences et quivisent à les faire inscrire dans les formes reconnues de la viepolitique des pays démocratiques. La « déclaration d’ou-verture de controverse» est à ce titre une opération impor-

■ Le répertoire propre à l’écodémocratie : le débatOr, c’est avant tout ce répertoire d’action collective propreaux écodémocrates qui doit être inventé car la répétition descadres anciens ne produit que de l’ancien et conduit à se fairereprendre par les logiques classiques des appareils de partis,fort expérimentés en matière de manifestations, de pétitionsou de grèves. Offerlé distingue trois répertoires contempo-rains : celui de la mobilisation du nombre, celui des discoursd’expertise et celui du recours au scandale. Ces trois réper-toires peuvent être mobilisés par l’écodémocratie, mais onvoit d’emblée qu’ils n’ont rien de spécifique et qu’ils présen-tent même des risques de glissement grave pour les métho-des même de l’écodémocratie.

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Recours au scandale

Discours de l’expertise

Procédures de débat

Mobilisationdu nombre

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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te qui permet de se laisser interroger, sans perdre de vue letravail d’exploration en cours mais en admettant de se met-tre en danger car on a pu collectivement mal poser la ques-tion depuis des années. L’irruption de propositionsinsolentes ou iconoclastes ou politiquement incorrectes esttoujours la bienvenue pour l’écodémocratie car c’est la seulechance de refonder les principes qui permettent de faire lemonde commun. Ce n’est pas possible à tous moments maisau moins durant ces phases de controverses, il faut l’ad-mettre. Nous veillerons donc à différencier des collectifs d’é-coute, qui sont un préalable pour garantir à chacun que saposition est entendue, et qu’on cherche à se mettre à saplace. Cela se fait dans des instances assez proches finale-ment des collectifs de self-help, ou d’entraide que l’on trou-ve particulièrement dans le monde anglo-saxon, pour lesmalades notamment. Il est essentiel de ne pas court-circui-ter cette phase de mise en forme des émotions, d’expressiondes peurs et des rancoeurs et de ne pas les disqualifier a prio-ri comme on le fait toujours dans les débats politiques offi-ciels. On repousse des arguments qui sont émis de façonvéhémente, ou avec un langage peu châtié, ou qui mettenten cause des personnes, etc. et on évite ainsi d’entendre cequi cherche à se dire. Si ces formes d’expression sontemployées, c’est aussi bien souvent parce que l’expériencea montré que l’écoute n’existait pas. Pour éviter cela il fautprécisément créer, multiplier et soutenir ces groupes deparole que l’on dira collectifs de soutien, sans leur deman-der de faire déjà le travail d’exploration. Les collectifs d’ex-ploration engagent des démarches d’argumentation et decréation de connaissances, en même temps que d’extensionde leurs réseaux qui sont différents du soutien et de l’ex-pression. Il s’agit déjà de composer avec d’autres.

■ Collectifs d’explorationLes groupes concernés ne sont pas délimités a priori parquelques porte-parole officiels de certains de ces groupes :cette confiscation du débat au profit des spécialistes ou desprofessionnels d’un domaine est le plus sûr moyen de faire

tante pour marquer le moment où les boites noires peuventet doivent être réouvertes, à condition que les limites duquestionnement ne soient pas a priori définies de façonétroite. Si un débat sur les OGM ne peut pas prendre encompte les modèles agricoles productivistes et ce qui pous-se les firmes et certains agriculteurs à ces choix techniques,le débat n’a aucun intérêt. Les limites du collectif doiventrester ouvertes pendant toute une période pour être sûrqu’on n’oublie pas un acteur majeur dans l’investigation.Il s’agit alors d’exploration des mondes possibles, des pointsde vue et cette exploration peut déboucher sur le constatde l’insuffisance des recherches et sur leur relance, ce quipeut prendre des années : des moratoires durant les phasesde controverses doivent être institués pour éviter des déci-sions contraires.Ce niveau institutionnel du débat public doit faire l’objetd’expériences multiples pour arriver à cumuler des savoir-faire et des méthodes généralisables. Il ne peut être résu-mé sous la forme d’un vote référendaire, car ce seraitd’emblée aller à la clôture du débat avant même de l’avoirmis en place, mais la question de sa clôture sera posée plusloin. Il demande donc du temps, des moyens, un choix desociété pour considérer que cette participation citoyennefait partie des contributions que chacun peut apporter etpour lesquelles il doit avoir du temps disponible. S’il y abien une justification fondamentale à la réduction dutemps de travail, c’est bien cette nécessité d’intensifier laparticipation de groupes sociaux plus divers à toutes lesinstances de la vie démocratique et notamment à ces for-mes de débat.

■ Collectifs de soutienIl ne faut jamais craindre de faire intervenir les « petitesvoix» ou les voix improbables ou encore les voix qui refusentde débattre. Les écomodémocrates doivent être ceux quidéveloppent des savoir-faire et des méthodes d’écoute lesplus exigeantes, c’est en cela que c’est une approche com-battive et non marquée par le consensus mou. C’est l’écou-

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Les porteurs de l’action écodémocrate

■ L’école du gouvernementLes différentes tâches requises pour composer un collectif,pour faire émerger un problème, pour faire admettre l’ou-verture de la controverse, pour réguler les tensions internes,pour constituer un dossier et des expertises diverses, etc…demandent des qualités qui peuvent s’apprendre mais quine relèvent en rien d’un simple bon sens. De la même façonque les partis de gauche repéraient et formaient leurs cad-res sur le terrain des grèves et des luttes, les écodémocra-tes doivent repérer et former leurs porte-paroles dans lesprocédures de débat. On conçoit dès lors que ces débats sontaussi une école de gouvernement non seulement pour leursanimateurs mais pour tous les participants. Lorsqu’une asso-ciation accepte de réviser ses objectifs de lutte contre unedéviation routière pour prendre en compte les exigencesd’autres riverains chez qui elle prévoyait de la repousser, unvrai travail politique a commencé : les solutions ne sont pasimmédiates, la prise de responsabilité s’élargit, la luttedépasse le stade du « nous » contre « tous les autres », onapprend à faire des alliances et à déplacer en même tempsla compréhension du problème. C’est grâce à ce travail quo-tidien, sur le terrain, que la participation politique progres-se, même si elle ne se traduit pas dans les urnes.Cette capacité à lancer et à animer des débats n’est passpontanée, elle n’est pas permanente. Ces deux notionsdevraient être à la base même d’attentes réalistes de la partdes partis. Il est vain de supposer que l’importation de « lea-ders naturels», de «professionnels de la politique» ou autrerecette miracle pourrait changer quelque chose.

■ Une nouvelle éducation populaireLa formation était en revanche la clé du succès et de la cohé-sion du parti communiste. Il est certain qu’on ne regretterapas le type de loyauté que suscitaient les organisations com-munistes bureaucratiques et autoritaristes. En revanche, leuroffre de formation a permis d’ouvrir les rangs des cadres du

échouer une procédure. Les questions qui intéressent lesagriculteurs, les sage-femmes ou les homosexuels intéres-sent toujours directement d’autres groupes. Bien sûr, l’ex-périence qui leur est propre doit être prise en compte, maisle problème ne prendra une autre dimension qu’à la condi-tion de le relier à tous ceux qui se sentent concernés, voiremême à ceux qu’il faut solliciter pour vérifier qu’ils sont ounon concernés.

■ Les vertus du nimbyA l’autre extrême de l’échelle institutionnelle, se trouventdes situations dites locales, souvent relativisées comme lut-tes de riverains, défense d’intérêts privés, défense catégo-rielle ou communautaire, Nimby (Not in my backyard,qu’on peut traduire par « n’importe où sauf derrière chezmoi!») etc… Ces citoyens sont pourtant les vigiles qui peu-vent alerter sur des questions que personne ne peut enten-dre et qui les touchent directement. Et ce n’est pas parcequ’ils sont touchés directement qu’ils n’ont pas droit à êtreentendus. Les riverains d’un aéroport, d’une future déchar-ge, les parents d’élèves d’une école qui ferme, les patientstouchés par une maladie, les ouvriers d’un secteur indus-triel qui disparaît, les défenseurs d’une forme d’art quidérange, etc. tous ont prétention, dès lors qu’ils se grou-pent, à demander l’ouverture d’une controverse. Les échel-les ne sont pas les mêmes au départ, mais la question poséepeut parfois déboucher sur des enjeux nationaux, commeon l’a vu pour les patients atteints de myopathie. Le savoir-faire de certains porte-parole de ces associations ne doitpas être la seule chance d’émergence de ces problèmes.C’est le rôle des écodémocrates de proposer sur toutes cesquestions, les plus locales ou les plus momentanées, lacréation de collectifs et l’ouverture de débats. Les problè-mes soulevés dans le cadre des débats plus généraux vontse retrouver à nouveau : l’exigence d’écoute, la consulta-tion et la perplexité, l’exploration, le temps nécessaire etla diversité des formes d’expression.

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un des problèmes clés de la démocratie, puisque la dispo-nibilité pour participer aux assemblées n’était pas égale-ment répartie, d’où le risque d’oligarchie à terme.

■ Statut de l’élu et reconversionCette exigence de militantisme total fait fuir la plupart dessympathisants et conduit par ailleurs à maintenir au pouvoirtoujours les mêmes, ceux qui ont certes fait des sacrifices decarrière professionnelle pour militer mais qui, du coup, sesont convertis à une carrière politique, qu’ils n’ont aucuneenvie de lâcher, même lorsqu’ils sont battus au sein de leurspartis ou devant les électeurs. Un statut des élus politiquesmais aussi associatifs serait un levier essentiel pour ouvrir lespostes internes ou électifs à d’autres groupes sociaux et pourfaciliter la récupération d’un poste professionnel après avoiroccupé des fonctions associatives de quelque ordre que cesoit, bien au-delà des partis. La reconnaissance de la démo-cratie intermittente doit aussi se faire pour les citoyens lesplus ordinaires : il est normal qu’après des phases de mobi-lisation sur un sujet, d’engagements sur des dossiersciviques, la plupart des citoyens reprennent une posture plusdésengagée et souhaitent déléguer ces charges.

■ Pour une agence activiste du débatOn peut cependant comprendre, dès lors, que les «ressour-ces humaines» dont disposent les partis soient finalementassez faibles malgré leur nombre d’adhérents. C’est pourquoiune organisation écodémocrate doit pouvoir confier la ges-tion de ces campagnes à des personnes détachées à tempsplein et financées par les cotisations d’un courant fort large,comme parvient à le faire Greenpeace. Il est possible de créerainsi des agences, une nouvelle forme d’organisation quitraiterait certaines des tâches spécialisées d’un parti. Dansle cas précis des campagnes, l’agence serait composée d’ac-tivistes, formés pour cela et réellement compétents dansleurs domaines du point de vue de l’agitation et de la stra-tégie (et non seulement sur le plan théorique ou techniquedans un domaine précis). Le noyau restreint d’activistes peut

parti à des personnes sans parcours scolaire reconnu. Cettepossibilité était aussi offerte par tout le mouvement d’édu-cation populaire qui a fourni tant de responsables pour lagauche et pour les associations. La formation est la clé pourse forger des cadres communs d’analyse, des méthodes d’ac-tion partagées et pour être vraiment opérationnels dans lescampagnes qui sont conduites. C’est ce que réussit Attac dontl’éducation populaire est devenue peut-être la principalefonction. Cette formation ne peut reposer seulement sur latransmission de l’histoire et de savoirs formalisés comme celase fait dans les partis dogmatiques. Elle doit consister en unemise à l’épreuve du terrain, plus ou moins réaliste : à traversdes mises en scène de cas, des jeux de rôle et d’autres formesd’intervention directe, la compréhension des mécanismes dupouvoir, la capacité à argumenter, à redéfinir sa position, àentendre et à convaincre peuvent être exercées.

■ La fin des militants : la démocratie intermittenteIl serait aussi bon de prendre en compte le reflux définitifdu militantisme traditionnel, qui, comme le nom l’indiquebien, relevait plus d’un embrigadement total, d’une adhé-sion forte que d’une contribution politique. Les partisétaient aussi des cadres de socialisation, toutes les relationsamicales pouvaient tourner autour d’eux, le temps de loisirsétait tout entier pris par cette activité. Or, les citoyenscontemporains rejettent cette forme d’engagement commeils rejettent d’ailleurs toutes les adhésions trop définitives,trop prenantes et qui ne leur donnent pas l’impression depouvoir à tout moment choisir. Mais les partis continuentpourtant selon le même schéma, ils continuent à réclamerun engagement personnel qui entre en contradiction avecla vie professionnelle ou familiale, ils n’admettent pas les cri-tiques de celui qui n’est qu’adhérent et ne peut pas partici-per aux actions. Les partis n’ont pas compris que noussommes entrés dans une ère de « démocratie intermitten-te». En réalité, il n’y a là rien de nouveau, puisqu’Aristote lesoulignait déjà (in La politique p283) et en faisait d’ailleurs

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dans les réseaux d’entraide, humanitaire, psychologique ouautre. Tous ces médiateurs spontanés savent faire vivre des col-lectifs, soutenir des révoltes ou des peurs, aider à explorer dessolutions, à mettre en forme des arguments. Reprenonsauprès d’eux, auprès de ce qu’on nomme la société civile, desleçons pour «faire société».

Les fonctions de sélection des élusLa deuxième fonction ou activité d’un parti consiste à sélec-tionner des candidats pour des postes électifs dans les insti-tutions. C’est souvent même la seule fonction des partisclassiques. Les tendances à la bipolarisation existent danstous les pays démocratiques mais l’appoint des partis secon-daires est nécessaire et les camps en présence ont tendanceà se reproduire à l’identique. Les méthodes de recrutementet de sélection varient mais l’on sait que traditionnellement,il faut «avoir fait ses preuves» dans l’animation interne auparti pour pouvoir prétendre à la sélection.La fonction de sélection des candidats est essentielle pourles partis et elle finit par surdéterminer tous les débats inter-nes, tous les choix d’action, les prises de position, les mesu-res organisationnelles. La désignation dépendant soit derègles de proportion entre tendances, soit d’adoubementpar les éléphants de service, chacun se place dans certainesécuries par avance, en estimant ses chances de succès. Lesappétits sont innombrables et la jouissance de faire despetits scores ou d’être à coup sûr battu aux élections semblevraiment mobilisatrice pour certaines personnalités. Toutela qualité des partis repose en fait sur leur capacité à atti-rer des candidats potentiels de qualité. Mais la qualité enquestion doit être diverse, sinon, ce sont les élites qui s’au-to reproduisent ! Cela suppose de la part des partis unecapacité à éliminer les cas pathologiques et à former lesnovices pour devenir des politiques reconnus.La forme «parti» est-elle la plus adaptée pour cette opéra-tion? Notons déjà que dans certaines démocraties, la dési-

s’appuyer sur des donateurs en grand nombre mais aussi surun réseau de correspondants plus larges, qui pourraient déci-der de se former et de participer à certaines des actions, surcertains thèmes ou pour une durée limitée. Le statut demembre d’une organisation écodémocrate pourrait ainsiêtre fort diversifié et reposer sur des motivations différentes.

■ Le savoir-faire de la société civileLes campagnes que mène cette agence vise à la fois à gagnerl’opinion mais aussi à faire pression sur les décideurs et surtoutà constituer des collectifs qui peuvent alors représenter le véri-table socle de la vie démocratique. C’est pourquoi la façondont sont menées les campagnes, dès lors qu’elles sont impul-sés par des écodémocrates, est tout aussi décisive que leursrésultats : si un succès est obtenu par des manœuvres et desinfluences occultes, c’est toute la démocratie qui en souffre aubout du compte. Lorsqu’un collectif se constitue sur un pro-blème, qu’un débat prolongé a lieu permettant l’explorationet le déplacement des positions des uns et des autres, qu’il enressort des propositions crédibles mais aussi des acteurs quiont repris confiance dans leurs propres capacités à participerau gouvernement de la cité, le gain est durable, même si aubout du compte les mesures ne sont pas appliquées commeprévu. Des réseaux se sont constitués, des savoir-faire ont étédiffusés, une autre vision de l’action politique a été renduecrédible. La compétence spécifique des activistes écodémo-crates n’est donc pas celle des militants de Greenpeace, cen-trée sur les médias, elle doit être centrée sur l’organisation desdébats, sur leur impulsion, sur la combinaison entre formes decollectifs, de soutien, d’exploration et instituants (sans pourautant négliger les autres dimensions telles que les médias).L’expérience n’est guère à chercher en ce domaine chez lesmilitants des partis qui ont souvent (mais pas tous!) perdus cesavoir-faire pour se concentrer sur les enjeux électoraux ou surles cartels d’animation de campagnes classiques. Elle est enrevanche présente dans des collectifs communautaires, dansdes groupes locaux, dans des organisations d’éducation popu-laire, dans des réseaux spécialisés dans la défense d’une cause,

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à la différence près que des critères précis devront être éta-blis, des scores atteints sur différentes échelles de qualité, desformations obligatoirement suivies auparavant pour préten-dre être candidat. L’expérience réelle au contact des militantsest bien sûr un critère important, car il est vrai que l’on app-rend déjà beaucoup en animant un collectif interne, mais biensouvent les seules qualités retenues tiennent souvent à cettecapacité à durer malgré les coups de Jarnac entre courants,à choisir la bonne écurie, à devenir incontournable dans l’or-ganisation interne. Mais ce n’est jamais le seul critère.Le corps électoral non plus ne doit pas être limité aux mem-bres du parti : ce sont tous les électeurs qui se déclarent élec-teurs écodémocrates qui peuvent prétendre voter dans desprimaires, organisées par courrier. Dès lors les frontières dece que l’on a coutume d’appeler « parti » sont amenées àévoluer considérablement. Les cercles des souscripteurs pourles campagnes de l’agence activiste, les électeurs des pri-maires font ainsi partie d’un réseau politique : quelques unsd’entre eux seulement peut prétendre s’associer aux cam-pagnes ou encore aider ou être candidats aux élections.

■ Des cercles écodémocrates plutôt qu’un parti :un parlement, un gouvernement et des agencesLes partis ont tendance à mêler des pouvoirs qu’ils souhaitentdistinguer dans le gouvernement politique lui-même. Dis-tinguons plus clairement, au sein de «cercles écodémocrates»(car le mot parti a vécu), qui ensemble formerait l’Allianceécodémocrate car l’alliance est au cœur de leur méthode, lesfonctions exécutives des fonctions délibératives. Les agencessont, elles, l’équivalent de véritables administrations. L’orga-ne dirigeant doit piloter ces agences politiquement. Il n’a pasen charge l’administration mais le gouvernement, au senspolitique du terme, en fixant précisément les choix d’orien-tation et en contrôlant l’action des agences. Pour sa dési-gnation, c’est bien un Parlement qui peut le faire, et cela sousla forme d’un congrès tous les deux ans. Il n’existe aucunenécessité d’avoir un parlement permanent dès lors que l’ona un gouvernement vraiment politique assisté d’une vraie

gnation de certains candidats se fait à l’échelle des électeursqui se déclarent électeurs d’un parti donné et non à celle desmilitants, dans le cadre de primaires. La forme «parti» quenous connaissons n’a sans doute guère d’avantages dans lasélection des candidats puisque les critères sont liés à la pré-sence dans les postes ou les tendances (ou écuries) clés pourla désignation.

■ Sélection des candidats selon leur savoir-faire des alliancesOr, cette sélection est essentielle pour des organisations quivisent la conquête du pouvoir. On peut comprendre que desorganisations purement protestataires soient indifférentesà ce critère mais pas des partis qui acceptent de jouer le jeude la représentation démocratique pour prendre le pouvoir.Ce qui veut dire accepter en même temps qu’il n’existe pasd’autre voie de conquête du pouvoir que les élections, enfaisant son deuil de toute grève générale, de tout putsch parune avant-garde éclairée, ou de tout appel à un sauveursuprême. Mais la question de la sélection des candidats, dèslors qu’elle se pose dans le seul cadre du parti, permet d’é-viter de poser la question des alliances. Or, ce savoir-faire desalliances doit être à la base des compétences reconnues despolitiques, sans pour autant que cela dégage des spécialis-tes à vie de cette pratique puisqu’il faut au contraire veillerà renouveler les liens directs avec la société et sa diversité.

■ Pour une sélection et de formation des candidatsTout ce savoir-faire des alliances, alliances qui ont du sens etqui font avancer la prise en compte de la solidarité, de l’in-certitude et la prise de pouvoir des collectifs, devrait doncconstituer le critère essentiel de sélection des candidats à despostes électifs. La candidature aux postes électifs serait lar-gement ouverte à toute personne se prétendant écodémo-crate, au-delà des membres des partis comme c’est le casactuellement lorsqu’on parle de candidats de la «société civi-le». Il s’agirait bien d’élections internes, comme actuellement,

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L’écomodémocratie doit y répondre à chacun des niveaux enadmettant que les principes qui lient les personnes à l’or-ganisation sont à chaque fois différents.

■ Le lien avec la société civile à réinventerC’est dans la composition des trois formes de participationet de regroupement que les cercles écodémocrates peu-vent s’élargir en évitant la dérive. Nous proposons aussique les membres individuels des cercles écodémocrates(qui participent aux campagnes ou aux élections, ou auxdeux) ne constituent qu’un collège et que toutes les orga-nisations qui se prétendent intéressées à la cause écolo-giste et aux thèses de l’écologie politique constituent un

administration par agences. Ce gouvernement des cerclesécodémocrates doit être cependant large de façon à assurerune représentativité des pays et des régions (on peut penserà un gouvernement de 30 personnes maximum cependant,pour qu’il puisse encore travailler). Ce projet devrait êtred’emblée structuré à l’échelle européenne.Ce congrès regroupe trois collèges : membres individuels,associations, élus. Les liens avec les citoyens se font de plu-sieurs façons. Rappelons-le, seuls quelques-uns acceptent defaire plus que de la politique intermittente et il n’y a pas deraison que cela déclenche automatiquement des rentes desituation ni qu’un parti s’appuie uniquement sur eux.Les risques de dérive d’un parti classique sont connues etpeuvent être résumées de la façon suivante :

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Parti d’opinion etde vedettes médiatiques

Parti d’éluset d’experts

Parti de masseavec leader

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

Membres individuelsactivistes (et agence)

Elus, candidats etmilitants de l’agence

électorale

3 collèges construitsà partir des trois

composantes

Associations amies

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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Que faire des programmes?Quelle est la fonction de ces programmes qui font le cœurdu travail d’élaborations d’idées dans les partis? Cataloguede promesses attrape-électeur? Démonstration de compé-tence gestionnaire pour gagner ses galons? Règlement decompte avec les adversaires qu’il faut marquer à la culot-te? Discours visionnaire pour enflammer les foules? Liste deslogans à répéter sans écart dans tout débat ? Feuille deroute pour le gouvernement à venir? Contrat contraignantentre un parti et ses élus ? C’est toujours un peu tout celaet dès lors un programme ne dit quasiment plus rien, carcela ne remplit aucune fonction. C’est pourquoi nous pro-posons d’abandonner la notion même de «programme» oumême de propositions pour lui préférer l’expression deCharte qui renvoie à des principes fondateurs plus généraux.

■ Discours de la méthodeC’est donc plus un discours de la méthode et le rappel deprincipes qui peuvent être présentés sans escroquerie. Carle programme fonctionne comme une illusion de clarté pourtous, militants des partis, partis alliés, électeurs. Jamais unparti n’a pu respecter les promesses qu’il avait faites avantd’arriver au pouvoir. Ceux qui auraient pu le faire ne sont quedes partis totalitaires qui se sont crus capables de faire plierla société à leur vision en refusant de remettre leurs orien-tations en cause lorsque les contestations sont apparues. Pré-tendre faire le bonheur des gens malgré eux constitue ungrand danger pour les démocraties. Faire preuve à tout prixde volonté politique au point d’imposer une vision qui refu-se tout démenti de la réalité, c’est retomber dans les traversautoritaires que l’on connaît bien, aussi libéral soit-on.

■ S’engager oui mais sur la prise de pouvoirdes collectifsDès lors, le programme devient contre-productif.

● C’est un exercice de simulation de la maîtrise du mondealors qu’aucun parti ni aucun élu ne peut avoir cetteprétention.

second collège. On a souvent glosé sur les liens entre lesmouvements associatifs et les partis politiques et les tra-ditions de courroie de transmission héritées des pratiquescommunistes ont eu un effet repoussoir qui continue às’exercer. Les associations en question ne sont pas memb-res du gouvernement de l’Alliance écodémocrate mais seu-lement de son congrès, ce qui différencie bien les rôles.Cela oblige les écodémocrates à vraiment aller vers elles,à prendre en compte leurs points de vue. Cette orientationpermettrait de changer la nature même des partis dansleurs liens avec la « société civile », sans confondre les rôles,à condition de préciser les formes pertinentes. On sait quepour la social-démocratie le poids des syndicats a toujoursreprésenté un atout essentiel.

■ La spécificité du statut d’éluUn troisième collège doit être créé pour bien prendre encompte la différence des rôles au sein des cercles écodé-mocrates : le collège des élus. De fait, les élus changent leurfaçon de voir les problèmes, ils ont une responsabilité léga-le, alors même que la collectivité dont ils sont membresn’appliquent pas toujours la politique qu’ils souhaite-raient : c’est une école de négociation et de compromisinévitablement, ce qui explique pourquoi certains protes-tataires préfèrent rester en dehors de toute responsabili-té d’élu. En revanche, cette posture d’élu et ses contraintesne doivent pas devenir la seule grille de lecture d’une situa-tion politique : la vie du mouvement, à travers ses actionsde terrain, notamment menées par « l’agence activiste »,doit rester centrée sur les objectifs de toujours gagner desalliés, et par là des électeurs. Cela suppose parfois de ne pasêtre totalement en phase avec les élus et c’est normal. Dèsqu’ils sont simples conseillers municipaux, ces élus doiventparticiper à un collège particulier. Des désaccords peuventse produire entre ces trois collèges, et c’est même probableet l’on verra bien alors que les statuts de départ jouent unrôle dans ces positions. Mais il peut aussi exister des débatset des clivages transversaux.

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heures : de ce fait, dans les secteurs où les syndicats sont lesmoins puissants, les entreprises ont pu remettre en causetous les avantages possibles pour les salariés, au point de lesrendre hostiles à la loi.L’affirmation du pouvoir de l’Etat constitue souvent unéchec dans la régulation entre acteurs sociaux dans tous lesdomaines. Il peut au contraire être le tiers qui oblige à négo-cier, à prendre des responsabilités lorsque ces acteurs ne ces-sent de se dérober et ne peuvent produire des compromis.Cette culture existe dans certains pays où la social-démo-cratie a pu exister véritablement et elle constitue malgré sesdéfauts, un atout incontestable. Mais de nombreux pays enEurope n’ont pas cette culture, privilégiant le conflit directcomme préalable pour engager éventuellement des négo-ciations. L’écodémocratie doit se donner comme objectif defonder ses actions politiques sur la capacité des acteurs à seconstituer en collectifs larges pour repenser et traiter lesproblèmes. L’Etat doit être un cadre pour cela et fixer desrègles pour ces négociations mais il doit éviter de se substi-tuer à ces forces. Pour atteindre cet objectif, il est indispen-sable qu’une véritable politique de renforcement des «corpsintermédiaires» et plus largement des tous les collectifs, soitinstituée, en fixant les moyens pour assurer leur activité (ex :prélèvements directs de cotisations syndicales, déductionsfiscales élargies aux collectifs, obligations de consultationrenforcées sous forme de vrais débats).

■ Une carte stratégique plus qu’un programmeUne carte stratégique doit expliquer comment, avec quelsleviers, les écodémocrates peuvent gagner des alliés, faireprogresser leur cause, quitte à la retraduire pour trouver descompromis. Il faut donc pour le préparer des analyses poli-tiques, sociologiques, électorales, mais aussi et surtout desretours d’expérience sur les façons de faire de groupeslocaux, sur des innovations qui ont réussi à convaincre descouches plus larges que les gens de gauche ou les écologis-tes habituels, etc. Ce document permet de vérifier en l’ex-plicitant la cohérence des orientations fortes et des

● C’est un carcan pour déplacer les alliances et les élargirlorsqu’il faut faire avancer.

● C’est une garantie d’immobilisme puisqu’on doit cam-per sur des positions préparées à l’avance quelque soitl’environnement.

● C’est prendre les électeurs pour des idiots et certainspartis ne se privent pas de le faire en promettant tout etson contraire : moins d’impôt et plus de services publics,plus de police et moins de contrôles, plus de solidaritéet plus de liberté de choix, etc..

Le programme et sa qualité n’ont jamais constitué unegarantie quelconque. Des engagements en matière deméthodes de gouvernement sont en fait plus exigeants caril faut s’assurer que chacun des gouvernants possède lescapacités et le style personnel adapté : or, la sélection desgouvernants repose rarement sur ce critère ! On finit parpenser que le seul fait d’avoir survécu dans le marigot poli-tique devient un gage de savoir-faire.

■ L’art de l’action suffisante : renforcer les pouvoirs intermédiairesTout l’art politique tient finalement dans la prudence, nonpas au sens de refus d’agir mais au sens de l’art de l’actionproportionnée et suffisante, comme l’aurait dit Aristote.L’action doit être suffisante au sens où elle vise bien plus àrelancer les capacités de pouvoir de tous les acteurs qu’àmanifester l’autorité de l’Etat. Dès lors, toutes les grandesnégociations bien menées avec suffisamment de temps (par-fois plusieurs années comme en Suède pour les retraites)sont des constructions plus durables que toutes les bonnesmesures qui court-circuitent les collectifs ou qui ignorentleur rôle dans la mise en œuvre. Ainsi la loi sur les 35 heu-res en France, aussi justifiée soit-elle, a dû être votée sanspasser par un accord entre partenaires sociaux (le patronatayant certes mis toute la mauvaise volonté que l’on peut luiconnaître en France). La démocratie en est sortie affaiblie etcela a été redoublé par l’incapacité à prendre en compte lerôle des organisations syndicales dans l’application de ces 35

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refuser tout diktat d’une minorité ou d’un lobby, pour créerle cadre et les repères qui rassurent tout en autorisant lemouvement. Ce savoir-faire n’est pas vraiment de droite oude gauche, certains hommes politiques sont capables des’engager et de se mettre en danger suffisamment pour faireavancer les compromis : c’est ce qu’ont fait M. Rocard, L. LePensec, JM Tjibaou et même J. Lafleur pour les accords deMatignon pour la Nouvelle-Calédonie, ou B. Kouchner auKosovo. Mais c’est aussi ce qu’ont fait successivement Che-vènement, Vaillant et Sarkozy avec l’Islam de France. Ouencore Blair en créant les parlements écossais ou gallois eten traitant la question irlandaise. Tout cela n’est jamais«satisfaisant», « idéal», mais dès lors que ces procédures, àchaque fois inédites, permettent de créer des cadres pourcomposer ensemble le monde commun, quitte à entrer enconflit à l’intérieur de ce cadre, la démocratie a avancé, lesquestions se sont déplacés, l’humiliation d’une partie a étéévitée et la confiance dans le pouvoir des collectifs s’estaccrue. Ce travail-là ne suppose pas de l’autorité ou aucontraire de la ruse et de la souplesse : cela suppose d’êtreferme sur le cadre démocratique et sur le respect des placesde chacun, et dans le même temps d’être ouvert aux formesconcrètes que peut prendre un accord précis, en trouvant letemps de vérifier que chacun peut être entendu. L’existen-ce de contre-pouvoirs pour contrôler le suivi des décisions etremettre en débat la qualité des compromis ainsi trouvésreste une exigence fixée depuis longtemps dans le pro-gramme de toute société démocratique mais parfois oubliée.

■ Le saut de l’institutionNous rejoignons ainsi le moment où les controverses se fer-ment. Elles se ferment bien souvent en créant les instanceset les procédures qui vont reconnaître à chacun sa place etson rôle dans un débat. Une décision juste à un instantdonné peut se voir remise en cause par des changementsdans l’environnement général : si aucun cadre institutionnel,aucune procédure n’ont été fixées pour rouvrir rapidementle débat, la guerre peut reprendre. C’est pourquoi il est vain

stratégies. Il est attentif à identifier de véritables leviers d’ac-tion, ce qui lui permet de rentrer aussi dans les tactiquesselon la situation donnée, et de fournir des objectifs inter-médiaires possibles à atteindre. Deux publics au moins sontintéressés directement à ce type de production : ceux quipratiquent sur le terrain des alliances et les intellectuels engénéral. Ce sont eux qui peuvent à la fois contribuer etrépercuter ces analyses, ce sont des leaders d’opinion dansleurs différents domaines. La carte stratégique doit avoir deseffets de lisibilité du monde comme toute carte, et la bous-sole est aussi là pour aider à cette lisibilité rapide. Mais elledoit être combinée à la Charte écodémocrate pour consti-tuer ensemble la Magna Carta de l’Europe de demain.

Ré instituer la sociétéL’affaiblissement de l’Etat a certes toujours été un objectifdes libéraux, par souci démocratique rappelons-le au départ.Il a été accentué par les désorientations des politiques inca-pables d’admettre que toutes les décisions essentielles sepassent ailleurs, à la Bourse ou dans les laboratoires desgrands groupes industriels, mais aussi dans les actions coor-données ou conflictuelles entre acteurs, entre lobbies sur leterrain. La politique réduite à la sphère des institutions éluesn’est plus centrale, comme y insiste U. Beck. Pourtant, lesleviers institutionnels permis par les Etats peuvent être enco-re utilisés, même si le travail de réinvention de ces leviers esttout aussi nécessaire pour les adapter à une politique éco-démocrate dans un contexte européen, dont le statut insti-tutionnel reste incertain. Les réformes des institutionsreprésentatives à toutes les échelles mais aussi celles desadministrations sont indispensables : sur ce plan, les idées nemanquent pas notamment en empruntant à chaque payseuropéen des méthodes originales, nous n’entrerons pas icidans les détails. Les leviers des institutions et de l’adminis-tration doivent tous être orientés par l’impératif de deve-nir des aides voire des obligations pour composer, pour

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tre à ce collectif émergent de durer au-delà de la consulta-tion pour marquer durablement la reprise de pouvoir surune partie du monde.Or, les collectifs qui émergent ne possèdent pas pour autantde référents communs, de critères supérieurs partagés quipermettrait de se rassurer en renvoyant à toute la traditionjuridique ou aux principes fondateurs inviolables. La perte detoute transcendance «révélée» n’est pas pour autant la findes institutions. C’est ce que montre le travail de B. Latoursur le conseil d’Etat en France, qui finalement procède avanttout comme un contrôle de cohérence interne tout au longde son histoire mais qui prend en compte des révisions pos-sibles à partir de cas. Cela suppose d’accepter la spécificité dustatut du droit et des institutions, qui ne peuvent en aucuncas dépendre des enjeux conjoncturels mais toujours obligerà justifier toute révision des principes de base des accords.Ces instances de clôture ou d’enregistrement que semblentêtre parfois les institutions lorsqu’elles fonctionnent en rou-tine, possèdent aussi leurs fonctions de révision et de justi-fication, qui permettent d’évoluer en reprenant son histoire.C’est en cela que nous ne sommes plus dans le relativisme, quisuspend tout impératif de justification en relation avec l’his-toire, puisque tout se vaut. Nous ne sommes pas non plusdans la tradition qui ne peut que répéter les cadres et les prin-cipes hérités. Nous ne sommes pas plus dans le modernismequi, en instituant un principe rationnel spécifique, celui de lascience, comme principe unique pouvait prétendre parfoisinstrumentaliser le droit lui-même, en l’adaptant à une seulejustification, celle du progrès. Les institutions, du point de vueécodémocrate, contraignent au débat entre justifications, àla révision contrôlée des choix effectués. Le lien des collec-tifs émergents avec ce travail de contrôle instituant doit sanscesse être resserré. Mais les associations écologistes sontparmi celles qui ont fait le plus avancer le droit, en posant desquestions inédites sur le statut d’êtres jusqu’ici négligés. Nouspouvons dire ainsi que le débat et le recours au droit sont desméthodes d’action et des sphères complémentaires pour lesécodémocrates et par là pour tous les collectifs émergents.

de résoudre les problèmes par des solutions démagogiques,des promesses ou des secours immédiats, qui sont cependantnécessaires parfois. Seule l’avancée de la démocratie par laparticipation durable de nouveaux collectifs et de nouvellesprocédures constituent des chances réelles de gérer l’incer-titude à venir. Donner une prime de Noël ou non a-t-il chan-gé durablement les conditions de vie des précaires et lareconnaissance de leurs organisations ? Non. Or, les deuxvont de pair. Tant qu’institutionnellement ne seront pastrouvés des leviers et des cadres pour faire exister les col-lectifs des plus démunis, ils resteront les plus démunis dansce qui ne devrait jamais leur être ôté, le statut de citoyen.On voit bien dès lors qu’un passage et qu’une traductionimportante s’effectue à partir de l’émergence d’un problè-me. C’est ici qu’il faut reconnaître les différences entre cettepolitique qui ouvre les débats, les controverses, qui explo-re et qui mobilise et celle qui clôt, qui décide, qui prend desorientations et qui institutionnalise.

■ Les termes et les acteurs de l’exploration ne sont pas ceux de la clôtureDès lors, la boussole écodémocrate doit pouvoir se mettre enquatre! Le repérage des positions débattues sur un thème nesera pas le même que celui des positions arrêtées au momentde l’institutionnalisation. C’est ce que nous avons appelé sou-vent ici l’exploration et la composition (B. Latour parle de per-plexité et de consultation). On se définit en même tempsqu’on fait évoluer le problème. La mobilisation de nouveauxacteurs fait poser de nouvelles questions et l’on sait bienqu’oublier l’un d’eux c’est à coup sûr éviter de mettre à l’é-preuve des catégories que l’on trouve déjà bien solides.Mais lorsque l’on passe au moment de la politique faite, aumoment de la clôture, il faut alors entrer dans un double tra-vail de hiérarchisation et d’institutionnalisation (Latour). Ilfaut hiérarchiser entre les différentes visions d’un problèmeet plus encore entre tous les problèmes qui viennent enmême temps sur l’agenda politique. Et il faut en mêmetemps trouver les cadres et les procédures qui vont permet-

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l’espace du droit, de sa technicité et de sa dimension héri-tée. On ne peut faire de politique en prétendant faire«table rase», il faut l’admettre comme la condition mêmede l’institution qui seule peut garantir à chacun une place,fictive certes car il s’agit toujours de représentation, mais aumoins une place.Nous devrions prendre en compte un niveau suivant dansl’institutionnalisation, celui de l’administration, celle quipermet le suivi et qui exploite les procédures pour faire tenirles collectifs institués. Ce travail est lui aussi spécifique, ilpeut devenir décisif dans les liens tissés avec les citoyens auquotidien, dans la documentation des problèmes mis enforme pour les politiques de l’exécutif (qui ont bien souventdu mal à sortir du cadre qui leur est proposé par l’adminis-tration). Or, cette administration possède ses propres règlesde recrutement, elle demeure relativement indifférente auxchangements politiques en Europe, mais est soumise au«spoiling system» aux USA (mais en France aussi de plus enplus). On sait aussi que certains pays autorisent le passageentre cette haute fonction publique et les entreprises pri-vées et que cette confusion n’est pas des plus saines pourla démocratie et le contrôle que les citoyens peuvent espé-rer exercer via leur administration. Sur tous ces points aussiune politique écodémocrate est possible qui permettraitsans doute de redorer le blason d’une administration enreconnaissant son rôle particulier dans le traitement deschoix politiques.

Les quatre cartes fournies parla boussole

La boussole écodémocrate doit donc aider sur les quatreplans à la fois, ce qui complexifie la lecture mais peut aiderceux qui veulent entrer dans des stratégies fines.

● Il faut cartographier le problème et ses définitions aumoment où il émerge, où il est débattu dans un forumtrès ouvert, en veillant à ne pas oublier des positions quine trouvent guère d’échos.

● Il faut parallèlement placer les groupes et les êtres quisont porteurs de visions de ce problème. Les cartes necorrespondent pas toujours aussi facilement : les partissont divisés, des micro groupes peuvent émerger, desacteurs non-humains peuvent jouer un rôle clé, etc.Dans ces décalages, pourront se constituer les alliancessur un problème donné, alors qu’une position quirespecterait l’état des lieux des forces politiques insti-tuées serait souvent stéréotypée.

● Mais une troisième carte doit être ensuite réalisée sur lespositions défendues dans l’arène politique instituée,une fois que la clôture est en cours : les termes mêmesdu problème ont changé et souvent les acteurs dits debase ne s’y retrouvent plus. Et surtout, c’est l’occasion demettre en relation les solutions possibles d’un problèmeavec tous les autres problèmes qui attendent : là enco-re la hiérarchisation doit fonctionner, sous forme de ceque l’on appelle souvent « les priorités.

● En parallèle, les alliances et les procédures instituées làaussi doivent être placées sur la boussole de façon àmesurer les oppositions et l’éventail des choix. Il n’exis-te jamais, même à ce stade de clôture, une seule solu-tion institutionnelle mais il faut alors accepter d’entrerdans les techniques propres au gouvernement, à lafabrication de la loi et aux procédures de l’administra-tion aussi, pour espérer être entendu et surtout pour«accrocher» avec le dispositif institutionnel existant.

La compétence des politiques doit aussi se loger là, dans

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■ Faire la carte des alliances possiblesA chaque expérience de débat, les positions des uns et desautres se donnent plus aisément à voir. Les modernistes, lesrelativistes et les traditionalistes apparaissent. Mais ce nesont pas toujours les mêmes selon les problèmes, comme onle voit dans le regroupement possible entre les posturesautoritaires en matière d’économique et de social et les pos-tures libertaires en matière de mœurs chez les écologistesmême. Les alliances doivent donc être à géométrie variablelorsqu’il s’agit de mobiliser des groupes sociaux et de s’a-dresser à des électeurs. Nous avons à maintes reprises sou-ligné à quel point les arguments de la tradition, dumodernisme ou du relativisme pouvaient parfois être enten-dus, non pas pour être agrégés comme tels mais pour com-prendre les inquiétudes, les peurs, les souffrances même quien sont à l’origine et pour y répondre.

■ Les alliés « naturels » de l’écodémocratieLes alliances doivent donc constituer l’objectif principal desécodémocrates et reposer sur une analyse stratégique desproximités entre groupes sociaux, entre thèmes, entreacteurs. Elles peuvent déjà être identifiées a priori pour unebonne part d’entre elles. Le programme de l’écodémocratiedoit attirer ceux qui manifestent (ou pourraient manifester!)des exigences de participation, de prise de responsabilités. Ilne s’agit plus d’une définition de classe sur la base du modede production mais d’une définition sur la base d’un statut depouvoir, que G. Mendel appelait dans un souci d’analogieavec le marxisme qui ne doit plus nous préoccuper, des clas-ses de pouvoir. Ce sont donc tous ceux qui à un titre ou unautre et d’une façon plus ou moins directe ont prétention àrécupérer du pouvoir qui leur est confisqué que l’on peutassocier à la démarche écodémocrate. Le tissu associatif danssa diversité mais aussi tous les milieux à organisation plusautonome et collective sont un premier cercle intéressépuisque ce projet reconnaît, valorise et étend leur activitécourante. Tous ceux qui sont dans des positions de respon-sabilité brimées par les organisations bureaucratiques et auto-

CHAPITRE 7

Des alliances et des ennemisLa méthode des alliances

La culture des alliances constitue une base fondamentale del’écodémocratie. Dès lors que le débat constitue son réper-toire d’action principal, l’écodémocratie admet que le chan-gement social ne peut être engagé par quelque avant-gardeque ce soit ou en posant comme préalable l’accord de touteune société sur ses propositions. C’est pourquoi la boussolepermet aussi de repérer parmi les autres quadrants ce quiconstitue des voies d’alliances possibles. Tous ces adversairesdans le champ politique représentent en revanche desacteurs et des électeurs qui, eux, ne sont en rien des adver-saires mais qui doivent être convaincus.Les alliances ne reposent pas prioritairement sur les forces poli-tiques instituées que sont les partis. Les stratégies d’alliancedoivent prendre en compte les arguments, les revendications,les souffrances de groupes sociaux différents et la méthode dudébat est déjà une occasion de tester la faisabilité de ces allian-ces. On peut ainsi trouver des compromis dans le traitementd’un problème local qui constituera un cas d’école pour pro-poser des mesures et pour les présenter d’une façon qui per-mettent de convaincre plus largement. L’incapacité des forcesde gauche notamment à faire la différence entre des ennemiset des adversaires et entre adversaires et concurrents consti-tue un mystère pour tous les citoyens ordinaires.

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sans papiers, sans droits, sans emploi sont les plus suscepti-bles de bénéficier de ces politiques. C’est avant tout parceque leur organisation, même provisoire, dans des collectifsen lutte leur permet de reprendre confiance qu’ils peuventabandonner leur sentiment de défaite, voire d’humiliation,profondément intériorisé parfois. Les professionnels de lamédiation vivent au contact de ces populations : c’est parcequ’ils modifieront leurs façons de faire en permettant à cesgroupes de « sans» de devenir des «avec pouvoir» que lesalliances pourront se forger.

■ Le stress et le désarroi des professionnelsintermittents et indépendantsIl est important de noter que le désarroi ne touche pas seu-lement ceux qui ont adopté une posture traditionnelle derepli et de demande de protection: les relativistes sont enga-gés dans une course à l’invention de leur existence qui lesépuise et fait souffrir bon nombre d’entre eux. De nombreuxgroupes sociaux se sont retrouvés, apparemment par choixmais en fait par effet de la structure de l’offre de statuts, dansdes positions où ils doivent valoriser l’instabilité. Le proto-type de ces groupes est celui des « intermittents du specta-cle» en France, dont le statut est fondé sur cette flexibilitéexigée par le capitalisme partout mais qui est ici perçue aussicomme une valeur par les artistes et par les professionnelsqui vivent dans ce secteur. L’économie Internet a généré lesmêmes statuts instables. L’activité indépendante est devenueune valeur recherchée par certains, rétifs à toute organisa-tion bureaucratique ou autoritaire. Pour autant, tous cesintermittents, ces indépendants, ne continuent pas à vanterce modèle de vie et à prétendre le faire adopter par tous. Ilssont en effet rapidement usés par la pression qu’ils doiventse mettre eux-mêmes, ils vivent les effets de l’insécurité, dela recherche de contrats, de l’absence de vision à long terme.De ce point de vue, ils se retrouvent finalement plus prochesdes salariés d’entreprises privées qui se sentent désormais àla merci du moindre coup de bourse, du raid réussi ou ratéde patrons purement financiers.

ritaires et qui souvent finissent désabusés sont un deuxièmecercle intéressé: or, on trouve ces groupes aussi bien dans lesgrands groupes privés que chez les fonctionnaires.

■ La reprise de pouvoir des sans voixMais le travail de constitution des alliances ne commencera àproduire ses effets que si l’on peut sortir de l’impasse tousceux notamment qui ont été persuadés par des années d’op-pression et de relégation qu’ils n’auraient jamais voix au cha-pitre. C’est le cas de ceux qui ne veulent que la sécurité, quiexigent qu’on leur donne des garanties sur l’avenir. C’est aussile cas de ceux qui se révoltent et veulent revenir à des repè-res traditionnels, de lutte de classe, de solidarités aujourd’huimal en point, ou de replis culturels identitaires, et qui pourcela refusent tout compromis, toute prise de responsabilité.Ce sont ces groupes, emprunts de traditions qui font le soclede l’électorat de gauche protestataire et conservateur à lafois, qui attendent trop des politiques et qui en sont par avan-ce déçus car ils n’attendent plus rien d’eux-mêmes. Ces grou-pes qui se vivent en victimes de la société du risque sont lesplus demandeurs de protection, de solidarités, parfois defaçon restreinte d’ailleurs. Or, le projet écodémocrate ne peutpas leur apporter cette garantie de protection conservatriceet sera souvent perçu comme menaçant. Ce n’est que par laforce de la démonstration des collectifs solidaires, des débatsavec prises de responsabilité que l’on peut espérer inverserleur attitude profonde. Au début, ce ne sont que quelquesleaders dans un quartier, dans une entreprise ou dans uneécole. Mais grâce à eux ces collectifs peuvent tenir et faireavancer chacun vers une prise de pouvoir sur son environne-ment. Le travail des syndicats est indispensable sur ce planmais il doit se combiner avec toutes formes de regroupe-ments dans les organisations (par service, par atelier) ou dansles quartiers (par cage d’escalier, par type de problèmes, etc.).C’est ce tissu d’exploration des pouvoirs collectifs qui doitfinir par toucher tous ces groupes qui ont perdu espoir, quivivent l’avenir comme une menace perpétuelle, qui se viventperdants d’avance. Les « sans » de toutes sortes, sans abri,

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● Tous ceux qui ont perdu confiance en eux pour exercer cesresponsabilités mais qui seraient prêts à le faire collecti-vement (et qui le font d’ailleurs dans certaines situationsexceptionnelles, de lutte notamment), à condition qu’onleur offre les cadres de sécurité collective pour le faire sansrisquer la sanction, l’humiliation ou l’indifférence;

● Tous ceux qui ont dû prendre leur destin en mains,volontairement ou non, en se retrouvant seul maîtreà bord mais en réalité subissant une pression et unstress important dûs à l’insécurité profonde et quipourraient réguler cette incertitude par l’intermédiai-re de collectifs solidaires.

● Tous ceux enfin qui ont été capables de prendre desrisques en s’engageant dans la voie de la modernisation,dans l’agriculture, l’artisanat, le commerce, les entre-prises ou même la fonction publique et qui se sont retro-uvés floués, dupés, dépossédés des initiatives qu’ilsavaient prises, intégrés à des logiques financières oubureaucratiques qui les ont profondément déçus ou ren-dus amers : lorsqu’ils ont encore gardé cet esprit d’in-novation et cette envie de changement qui les avait misen mouvement, il est possible de s’appuyer aussi rapi-dement sur eux.

■ Les niveaux de pouvoir : pour des collectifsciviques et non catégorielsLorsque l’on défini ainsi une carte des alliances possibles, ilest clair qu’il ne s’agit pas d’une liste de catégories socio-professionnelles qu’il faudrait attirer par des revendicationsspécifiques. C’est avant tout à l’occasion d’émergence deproblèmes que les propositions écodémocrates doivent sefaire entendre pour encourager la récupération du pouvoirpar des collectifs solidaire. Les collectifs doivent tendre àdevenir des collectifs civiques et non catégoriels ou commu-nautaires : ils doivent admettre que leur prise de pouvoir surun niveau jusqu’ici supérieur peut aussi s’accompagner deprises de pouvoir par un niveau supposé inférieur. Que l’onsonge aux revendications des consommateurs, des patients,

■ Reprendre le pouvoir sur sa vie collectivementSi l’écodémocratie est à l’écoute de ces anxiétés, ce n’est paspour faire du misérabilisme ou pour faire des promessesdémagogiques : son discours principal tient à l’exigence derécupération de pouvoir sur sa vie, non pas par des indivi-dus qui se concurrencent comme cela peut être vanté dansla flexibilité généralisée, mais par des collectifs solidaires,capables d’édicter des règles et de prétendre prendre lesresponsabilités à la place des dirigeants soumis au capita-lisme financier. Si l’on pense seulement solidarité à toutprix, on en revient à des solutions de prises en chargebureaucratique qui étouffent toutes les singularités et lesinitiatives (d’où la critique libérale de l’Etat). Si l’on penseseulement incertitude, on en revient au laissez-faire desindividus atomisés dans une concurrence farouche pour lasurvie (d’où la critique de gauche classique du libéralisme).Les réponses de l’écodémocratie valent ce que vaudront lacapacité des collectifs reconstitués à prendre le pouvoir surleurs domaines respectifs en contrôlant l’incertitude et enréinventant les solidarités.

■ Les forces sociales qui composent l’écodémocratieCe sont donc les noyaux suivants qu’il faut agréger autourdu projet écodémocrate :

● Les professionnels de la médiation, du service, les «nou-veaux hussards de la république » pourrait on dire enFrance (qu’ils soient associatifs, privés ou publics, édu-cateurs ou policiers, aux urgences de l’hôpital ou dansles transports publics) qui ont déjà le savoir-faire pourcréer des mondes communs vivables et qui voudraientvoir reconnaître leur travail et leur compétence ;

● Plus généralement, tous ceux qui exercent des respon-sabilités, même minimes, et qui ne les voient pas recon-nues, dans les associations, dans les entreprises, dansles quartiers, dans les institutions, là où il faut com-battre la bureaucratie, l’autoritarisme, les arrange-ments et l’individualisme ;

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sages à la limite sont à combattre radicalement car ils blo-quent tout compromis possible, tant leur principe nie lacomposition possible d’un monde commun. Ce sont :● le capitalisme financier,● le scientisme● et le racismedont on peut dégager des formes secondaires● la spéculation,● la technocratie● et la xénophobie.

Ces trois ennemis (qui se dédoublent) ont en commun de ren-dre toute composition d’un monde commun impossibleparce qu’ils reposent sur des principes absolus qui ne peuventque s’imposer pour exister. Voici la boussole qui les résume:

des usagers des transports, qui sont mis à l’écart des choix deproduits, de soins, ou de politiques, décidés parfois «pourleur bien» mais qui sont même écartés des grèves ou des exi-gences des salariés et des professionnel de ces secteurs. Lesavoir-faire écodémocrate consistera précisément toujours àadmettre les remises en cause par d’autres collectifs de façonà repenser le problème et à redéfinir la place de chacun,pour composer un monde plus responsable.

De la nécessité des ennemisInévitablement, se constituent des ennemis face à ces repri-ses du pouvoir. La culture des alliances de l’écodémocratien’est pas une culture du consensus à tout prix, de l’edenfusionnel. C’est au contraire la reconnaissance que le conflitest vital et qu’il constitue même la seule dynamique de l’his-toire, à condition d’admettre contrairement à tous lesmodèles modernes, y compris marxistes, que cette histoiren’a rien d’orientée. La fin des classes sociales se marque pardes inégalités accrues, la mondialisation s’accompagne denationalismes revigorés, etc. Il ne sert à rien de chercher lajustification d’une orientation politique dans un supposésens transcendant de l’histoire. Ce qui n’est pas dire non plusque « la fin de l’histoire » nous guette, au contraire. Leslignes de conflit et d’évolution sont certes moins claires etc’est l’incertitude que nous admettons, mais les conflits sontbien vivants et doivent seulement être orientés. C’est pour-quoi les ennemis de l’écodémocratie doivent être identifiés.Comme tout ennemi, nous visons à leur anéantissement,non pas par violence ou par négation dialectique mais pardépérissement progressif car l’écodémocratie est réformis-te, radicale mais réformiste et non-violente.Les relativistes, les modernistes ou les traditionalistes ne sontpas des ennemis : ce sont des visions du monde, des postu-res politiques qu’il faut combattre mais qui ont leur raisond’être et dont nous devons entendre les impasses pour cons-tituer des alliances. Mais au sein de ces univers certains pas-

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Capitalisme financieret spéculations

Scientismeet technocraties

Racismeet xénophobies

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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sommes au stade où le capitalisme financier commence àdétruire les bases même du capitalisme industriel : le produitmanufacturé n’est qu’un prétexte dont il faut se débarras-ser pour faire circuler encore plus vite les «bits» plus que l’ar-gent qui n’a lui-même plus besoin de se matérialiser hors duréseau d’information. On connaît les effets désastreux de cespolitiques marquées par des exigences de taux de retourimmédiat pour les dividendes des actionnaires et par lemépris pour les savoir-faire ou les investissements matérielsréalisés. Les salariés licenciés en quelques minutes pour desjeux sur la cote du marché financier sont non seulementmenacés par la perte de leur emploi mais en plus révoltés parle gâchis de savoir-faire que cela représente. L’incertitudeatteint ici son point destructeur extrême quand aucune jus-tification rationnelle classique ne permet de comprendre leschoix effectués : une usine bien équipée, avec une produc-tivité élevée, avec des marchés stables, etc. ne vaut rien,même pas un franc comme a pu le dire, avec toute son arro-gance, un premier ministre français à propos de Thomson.

■ Couper les ressources de la dictature financièreL’écodémocratie doit donc chercher à dévitaliser le systèmefinancier actuel du capitalisme. Les mesures de taxation desmouvements de capitaux (taxe Tobin) sont parmi les plusconnues et portées par les courants alter-mondialistes : ellesdoivent être mises en œuvre à l’échelle des places boursièreseuropéennes notamment. Les Etats-Unis profitent de cettefinanciarisation du capitalisme pour prélever les capitauxnécessaires à leurs déficits. Mais l’Europe doit affirmer unmodèle économique différent, ce qui est déjà le cas en par-tie mais qui doit se traduire par une rerégulation de ces mar-chés contre toutes les politiques internationales actuelles.Mais il faut aussi toucher au cœur de l’influence du systè-me financier sur tous nos comportements : l’actionnariatpopulaire doit être découragé car il constitue l’arnaque nou-velle du capitalisme et la meilleure garantie d’une adhésioncontrainte aux principes mêmes de la financiarisation. L’ac-

La perversion du relativisme:le capitalisme financier etles spéculations

Le relativisme possède une grande force actuellement parcequ’il est soutenu par un fort mouvement idéologique libéralet libertaire, même si l’un et l’autre sont apparemment par-fois en conflit. Mais son fonctionnement repose sur une forcequi génère une instabilité délibérée et une incertitude mena-çante pour tous, à savoir le capitalisme financier. Le statut dela sphère financière dans le capitalisme n’a pas toujours étécelui que l’on connaît actuellement. C’est avant tout la natu-re du lien avec la production des biens industriels qui a étéprogressivement bouleversé. Dès lors que les échanges bour-siers ne peuvent plus tenir compte des richesses des entre-prises cotées, en termes d’immobilisations, de compétencesou de marchés, mais uniquement des anticipations sur lafuture valeur boursière elle-même, se crée un phénomèned’autoréférence totalement destructeur. Cette économie nerepose plus que sur l’opinion, comme le dit Orléan, sur lesinformations diffusées plus ou moins à bon escient tous lestrimestres par les entreprises et par les sociétés de cotationelles-mêmes. Le syndrome Enron est un résultat explicite decette domination du capitalisme financier. On voit d’ailleursque c’est aussi le passage à une économie de services qui arendu plus difficile l’appréciation des biens et des valeurs surles marchés. Les technologies d’information conduisant à uneextrême rapidité d’action et de réaction surtout, tous les phé-nomènes de court terme sont amplifiés. Aucune relation avecles stratégies à long terme ne peut plus être détectée, ladimension spéculative est devenue la règle.

■ La mise en danger du capitalisme industrielDès lors il est possible de prôner, comme l’a fait le PDG d’Al-catel, l’entreprise sans usines, une pure fiction financière quiatteint ainsi la flexibilité maximale, la circulation perma-nente et accélérée : les humains comme les machines sontencore trop liés au territoire, ils sont trop attachés. Nous

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La perversion du modernisme:le scientisme et la technocratie

Le modernisme s’est fondé en même temps que s’affirmaitla démarche scientifique. Il en est quasiment indissociable.Nous avons déjà indiqué comment l’écodémocratie pou-vait apprendre de la pratique scientifique et reprendre sesméthodes, voire même ses façons de composer des collec-tifs et de produire des énoncés collectivement validés. C’estsans aucun doute l’une des particularités de l’écodémo-cratie comme orientation politique que de prendre encompte précisément la profonde insertion des sciencesdans toutes les décisions politiques : aucune technophobieou scientophobie ne doit avoir sa place dans le position-nement des écodémocrates (1). C’est le principe démocra-tique qui doit garder la préséance dans les méthodes etce sont les solidarités nécessaires qui permettent d’évaluertous les choix. De ce fait, toutes les pratiques scientifiquespeuvent être soumises à débat, et l’écodémocratie doitêtre capable d’exiger un principe d’autolimitation dans lesrecherches dès lors qu’elles peuvent menacer des solidari-tés fondamentales avec des éléments du cosmos.

■ Pratique scientifique et scientismeDès lors, l’écodémocratie se trouve en opposition fronta-le avec le scientisme. De même que le capitalisme financierest une prolongation des pires travers du capitalisme, demême le scientisme prolonge les risques inhérents à la pos-ture scientifique dans les rapports avec le monde.Les scientistes refusent toute remise en cause de la pure-té de leur démarche, et refusent même à d’autres qu’àeux-mêmes le droit et les compétences pour dire ce qu’ilsfont. Cette posture est alors totalement opposée à l’atti-tude scientifique qui vit avec l’incertitude, avec le doute,avec les remises en cause : le scientisme prétend ne s’ap-puyer que sur de la science déjà faite, dont les énoncéssont naturels et indiscutables. Ces évidences ne sont pro-duites que par quelques uns qui constituent au bout du

tionnariat salarié doit lui aussi être combattu et les chutesvertigineuses de l’économie des télécoms mais aussi de labourse en général devraient servir de leçon définitive à cemode de placements. De même, les stocks options devraientêtre interdits puisqu’on voit bien, notamment pour Enron,comment ils ont influencé les politiques des dirigeants cont-re les intérêts industriels de leur entreprise, au mépris desretraites de leurs salariés.

■ Contrôle démocratique, éthique et solidairedes placementsIl faut accepter de revenir sur cette erreur du capitalismepopulaire qui n’a fait que soutenir ce mythe de la croissan-ce infinie des revenus grâce aux placements boursiers. Cedérivatif est une arnaque dans la mesure où le pouvoir despetits actionnaires est sans cesse bafoué malgré leursbatailles de plus en plus fréquentes pour récupérer un peude poids et de contrôle. L’actionnariat ne peut pas êtredémocratisé dès lors qu’il vit sur un modèle de profit pure-ment financier, dépendant à l’extrême d’informations par-ticulièrement volatiles et surtout toujours confidentielles.C’est donc un mouvement profond de réorientation des pla-cements populaires vers des fonds d’économie solidaire etéthiques qui doit être proposé. La rémunération des place-ments doit être modérée et garantie dès lors qu’il y a contrô-le par les sociétaires et engagement dans des opérationsnon spéculatives et socialement utiles.Par extension, toutes les opérations spéculatives, comme c’estle cas sur le marché des matières premières, devraient pouvoirêtre condamnées ou tout au moins découragées par des taxa-tions et un ralentissement des opérations. C’est le principemême de la taxe Tobin qui doit être étendu pour découragerdes spéculations et réintroduire l’obligation du long terme,utile pour les entreprises. On évitera ainsi qu’une cargaisonsoit vendue cinquante fois entre son point de départ et sonpoint d’arrivée, dans la plus totale incertitude pour le pro-ducteur qui de toutes façons ne verra pas la couleur des éven-tuels profits réalisés dans ces transactions par les courtiers.

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■ Contre l’extension de la raison technocratique et pour sa réinventionIl est au contraire très important de montrer qu’il s’agitbien d’une forme historique, qu’elle dispose de leviersd’action et de procédures bien concrètes et qu’il est pos-sible de les contester dans leurs fonctionnements internesmêmes aussi bien que dans leurs finalités. L’écodémocratiedoit appliquer les procédures de composition du monde,avec exploration et démocratie, à toutes les activités dontles plus « sacrées » comme l’activité scientifique. Dès lorstous les dérivés à caractère technocratique qui utilisent lascience comme argument d’autorité rationnelle (!) doiventêtre mis en cause. Plus insidieusement, les gestions scien-tifiques, les rationalisations budgétaires, les systèmes degestion intégrés, les systèmes d’assurance qualité, appa-remment figures de la rationalité unique, doivent être sys-tématiquement examinés, critiqués, réinventés pourrépondre à d’autres objectifs, pour montrer la pluralité desrationalités et la nécessaire mise en débat. On constaterad’ailleurs rapidement que c’est la seule solution, si l’onveut que les informations recueillies aient encore un rap-port avec la réalité. Si l’on contraint trop les opérateurs, ilsfourniront les informations conformes aux attentes maisne diront rien de ce qui se passe réellement. On mesure lesconséquences dans une société de traçabilité généralisée,de sécurité permanente. Et pourtant, de nombreux systè-mes d’information d’entreprises (gestion, qualité, sécurité,etc..) sont dans le même état que le capitalisme financier :ils ont perdu tout contact avec le réel, tout pouvoir d’ac-tion sur lui d’ailleurs, ils n’enregistrent que leur propreécho, ils sont devenus autistes. La rationalité se boucle surelle-même pour être sûre de la fiabilité de ses modèles.C’est un dérivé du scientisme qui ne peut accepter la miseen cause de ses énoncés de base, alors que toute l’activitéscientifique ne vit que de cela.

compte une nouvelle oligarchie. Mais n’oublions pas quel’attitude scientiste peut être adoptée à tout moment parun citoyen ordinaire, un politique ou un scientifique quise croyait « immunisé ».

■ La caste des expertsPlus influente encore est l’extension hors des laboratoiresque se sont autorisés ces scientistes qui par ailleurs pré-tendaient précisément opérer la plus grande coupure avecle monde. La technocratie et l’expertise en sont deux reje-tons, différents mais qui peuvent produire les mêmeseffets de confiscation du pouvoir de débat. La technologiepermet, dit-on, de mettre en « pratique » des savoirs pro-duits par les sciences. Et les technocrates, pour une partingénieurs mais pour une large part généralistes possé-dant des méthodes pour traiter le monde et tout problè-me à la mode scientifique, sont là pour faire progresser larationalité dans les modes de production comme dans lesmodes de décision. Cette rationalisation de tous les pro-cessus souffre d’un grave défaut : elle présuppose que leshumains ne possèdent qu’une seule rationalité, celle issue,après de nombreuses traductions, il faut bien le dire, de« la science ». Fort de cette conviction et de ce point d’ap-pui, il est alors possible d’imposer à tout système lesmêmes grilles d’analyse et surtout la même autorité, pourcouper court à toute controverse. A tel point que l’on peutdire désormais que la science elle-même et ses objectifs nesont pas définis (si tant est qu’ils l’ont jamais été) par lesimpératifs internes de progression et de discussion desconnaissances mais par des impératifs technocratiques, liésà des rentabilités de divers types et à des stratégies direc-tement couplées au système financier par ailleurs. C’est lerègne de ce que l’on appelle la technoscience, terme qui aparfois tendance à verser dans une nostalgie d’une sup-posée connaissance détachée de tout contexte ou à pren-dre des allures de toute puissance indiscutable, tant lemonstre est devenu opaque.

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rieures est aussi importante que par rapport aux dites racesdifférentes. Bref, la diversité humaine est un continuum etc’est seulement par naturalisation sociale que l’on crée desgroupes sur la base de supposées races. Et c’est pour ces rai-sons qu’il doit être particulièrement combattu car il empê-che tout débat politique, il assigne définitivement à uneplace inférieure ou supérieure définie par une supposéenature. L’écologie est d’ailleurs parfois convoquée pourexploiter ce filon à travers l’analogie avec les différentsrègnes du vivant, avec la supériorité «naturelle» de certainset les lois de l’évolution qui en découlent. Or, l’écodémo-cratie, pour le vivant en général comme pour les humains,ne s’en remet jamais à des justifications scientifiques dites«pures» : elle sait que ces faits sont aussi liés à des valeurs etqu’il faut donc en débattre. Dès lors, même pour les loisnaturelles, l’incertitude doit être la règle de façon à com-prendre ce qui peut changer et comment de nouvellesfaçons de composer notre monde peuvent émerger.

■ Racisme n’est pas xénophobie qui n’est pas communautarismeLe racisme n’est sans doute pas si répandu qu’on l’imaginedans sa version naturalisante extrême. Il constitue pourtantl’un des ennemis à éliminer, sans faire appel à des réflexesmoraux fondés sur la tolérance, tout aussi condescendan-te et qui fait souvent le lit à ces représentations. C’est uncombat politique qu’il convient de mener contre une impo-sition de places qui empêche a priori tout débat et toutecomposition d’un monde commun. Malgré sa faiblesse, ildoit être combattu parce qu’il se trouve prolongé par laxénophobie et que le passage de l’un à l’autre reste possi-ble. L’étranger est alors considéré comme une catégoriegénérale qui ramène tout individu à un stéréotype et éven-tuellement à une hiérarchie (on peut rejeter des étrangersque l’on considère comme supérieurs mais en général toutgroupe social tend à se placer comme référence normative,comme standard à atteindre). Dès lors, il devient très diffi-cile de recomposer le monde, d’entrer dans un processus

La perversion de la tradition :le racisme et la xénophobie

La tradition s’appuie sur des identités qui ont fini par sédi-menter, par devenir quasiment naturelles : les groupes eth-niques, les nations, les classes, les religions constituent ainsila base d’un monde social que l’on pense immuable. Etpourtant, chacun sait que ces religions ont eu une histoi-re, que les classes sont un concept qui n’a sans doute plusguère d’existence subjective, que les nations peuvent dispa-raître bien plus vite qu’elles n’ont été créées, que les grou-pes ethniques sont toujours mixtes et métissés. Mais il estplus aisé de vivre sur ces certitudes à tel point que dans unmonde aussi instable que le nôtre, les traditionalistes pré-tendent se replier sur ces identités «naturelles», et en fairele pilier de la reconquête pour arrêter cette dérive de tousles repères. Certains poussent à l’extrême cette sortie dupolitique, cette naturalisation au point de générer un ordredes places, une hiérarchie établie de tous temps et fondéesur une nature particulière, les races. Le racisme est unennemi majeur de l’écodémocratie car il pousse à l’extrêmela recherche de certitudes et de dogmes de tous les tradi-tionalistes en en faisant là encore une pseudo théorie scien-tifique. Et c’est en cela qu’il possède un lien direct avec lamodernité et qu’il ne doit pas être confondu avec la xéno-phobie. Le racisme ne doit pas non plus être étendu abusi-vement à tout rejet de l’autre, comme le supposé«racisme» anti-jeune et antivieux ou le sexisme, etc.. Maison voit bien que le saut que représente le racisme commefondement dit scientifique d’une hiérarchie des humainspourrait fort bien être étendu à d’autres formes de hiérar-chie, dite aussi naturelles « scientifiquement », comme lesexisme ou le «générationnisme».

■ Le risque scientiste associé au racismeLa notion même de race a fait l’objet de débats scientifiqueset a été critiquée puisque la diversité au sein de ce qu’il estconvenu d’appeler « race » à partir des apparences exté-

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rer ce qui leur permet d’exister. Mais il est impossible deconfondre ceux qui souhaitent être indulgents avec le capi-talisme financier et ces financiers eux-mêmes, de mêmequ’il est impossible de confondre ceux qui ont du respectpour les scientistes et ces scientistes eux-mêmes, de mêmeaussi qu’il est impossible de confondre ceux qui votent pourdes partis racistes et ces partis eux-mêmes.

politique. On comprend dès lors la crainte des républica-nistes, en France surtout, vis-à-vis du communautarisme :dès lors qu’on laisserait place à l’expression de toutes lesdifférences culturelles, voire au regroupement spatial, lesstéréotypes ne pourraient qu’être renforcés et la constitu-tion d’une société civique rendue impossible. En revanche,tout doit être fait pour éviter le passage à la xénophobie etl’on doit s’affronter ici tout autant au communautarisme qu’au nationalisme qui possède les mêmes traits mais à uneéchelle élargie. Ses ravages récents dans l’ex-Yougoslaviedevraient nous mettre en garde car on y vit aussitôt res-sortir une violence communautaire et un nettoyage eth-nique qui se fonde là aussi sur le racisme : l’ennemi est doncbien chez nous, en Europe aussi.Pour autant, il est possible que ce sont les situations demenace, de déséquilibre progressif entre groupes qui, dèslors qu’elles sont exploitées politiquement, finissent parcréer des réactions xénophobes : déséquilibre démogra-phique, spatial, statutaire, d’accès en général à des ressour-ces communes. On voit bien que lorsque la xénophobie voirele racisme envahissent les banlieues, c’est dans le cadred’une misère partagée, entre « petits blancs », immigrésanciens, ou immigrés récents. Dès lors que l’ascenseur social,l’accès au ressources de l’emploi, de l’école ou du logementn’est pas fermé, il est toujours possible de sortir de cette ran-cœur vis à vis de celui qui devrait hiérarchiquement avoirmoins que soi (qui n’a déjà pas grand chose!).Le combat contre le racisme vise à la fois ces conditionsd’émergence et ceux qui mettent en forme politique cette doctrine : les deux doivent être menés de front sansêtre confondus.

Conclusion : Ne pas voir des ennemis partout !Les ennemis sont ainsi désignés et doivent être des ciblesconstantes vis-à-vis desquelles aucun compromis ne serapossible. La désagrégation progressive du capitalismefinancier, du scientisme et du racisme repose à la fois sur desbatailles idéologiques et sur des mesures précises pour cont-

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exploration politique conduite à l’aide de la boussole éco-démocrate. Dans la plupart des cas, nous ne pousserons pasla démarche jusqu’au détail des positions politiques conjonc-turelles instituées, car elles sont différentes d’un pays à l’au-tre et d’un moment à l’autre.

Les retraites

Le débat sur les retraites est général en Europe mais les pro-cédures adoptées et les capacités des différents pays à faireadopter collectivement une réforme sont fort différentes.La Suède a mis 15 ans à modifier ses règles du jeu, la Fran-ce tente de le faire en quelques semaines.

■ Une étrange solidarité « moderne» entre générations !L’argument démographique paraît incontournable à tous :les générations actuelles sont moins nombreuses que cellesdu baby boom de l’après guerre qui vont arriver à la retrai-te, il sera donc impossible de couvrir le paiement des retrai-tes dans les conditions actuelles. Le report des problèmes surles générations futures est à la base même de toute la cri-tique écologiste. Or, c’est le système par répartition lui-même qui consiste à faire payer les générations futures pourles retraités. Ce sont les actifs d’une période donnée quipayent pour ceux qui ont travaillé avant. La répartition n’esten rien un modèle fondé sur une tradition de solidaritéentre générations, elle est plutôt le modèle de l’imprévisionclassique de tout le modernisme: les modernes de l’Etat-Pro-vidence fixent des retraites espérées et demandent auxactifs de demain de les prendre en charge quel que soit leurnombre et leur situation économique. C’est exactement l’in-verse du rôle que l’on préconise pour les générations futu-res dans tous les modèles de développement durable : ellesn’ont pas à payer les conséquences de nos actes. Le princi-pe de responsabilité devrait là aussi s’appliquer.

CHAPITRE 8

Quelques exemplesd’usage de laboussoleécodémocrate

La méthode proposée par la boussole écodémocrate nefournit pas un programme ni encore moins des recettes. Ellepermet seulement d’orienter l’espace d’exploration et desituer les choix de façon cohérente parce qu’appuyés sur desprincipes de solidarité et de démocratie, prenant en comp-te à la fois les attachements et leur incertitude.Il serait contradictoire avec le projet de l’écodémocratie deprétendre faire le catalogue de toutes les questions actuel-lement présentes sur l’agenda politique et de donner ainsides réponses alors que tout l’enjeu consiste à recomposerdes collectifs et des problèmes en même temps avec l’incer-titude qui est celle de la démocratie. Mais il est importantaussi que chacun puisse s’emparer de la boussole pour lafaire fonctionner sur des niveaux de question très hétéro-gènes. Pour cela, un mode d’emploi qui ne traiterait pasd’exemples concrets ne serait pas d’une grande utilité. Aussiprenons nous le risque de montrer ce que peut donner une

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La tradition du patrimoineOr, ce que ne supportent pas les futurs retraités, c’est dedevoir subir cette incertitude de la vieillesse. Il faudra doncqu’une position écodémocrate réponde aussi à cette atten-te légitime. C’est pourquoi nombreux sont les retraités quine misent que sur le patrimoine accumulé, immobiliernotamment mais aussi assurances-vie, qui sont autant deformes de capitalisation individuelles et plus sûres. Ce patri-moine peut aussi se transmettre et la solidarité va souventdans l’autre sens actuellement, les retraités aidant leursenfants de leur vivant ou transmettant des biens qui aug-mentent la sécurité de la famille en général.

La boussole des retraitesNous avons ainsi les trois pôles de notre premier état du débatmais bien d’autres points n’ont pas encore été soulevés.Notons que nous avons établi à la fois l’état de la questionet des solutions d’une part et le tableau des collectifs mobili-sés par chacune de ces solutions d’autre part: la famille, l’Etatou les individus.

Mais on peut comprendre pourquoi ce modèle a été éla-boré : il est typique d’une foi aveugle dans le progrès, ausortir pourtant de l’épisode le plus barbare de toute l’his-toire humaine, après la guerre 39-45. Les générations de l’a-près-guerre ne pouvaient pas imaginer que leurs enfantspussent ne pas vivre mieux ni gagner plus qu’eux : « l’as-censeur social», à partir du socle de la paysannerie pauvrenotamment, fonctionnait à plein, et l’avenir ne pouvaitqu’être meilleur pour les enfants. Ce rêve s’est brisé sous lescoups du choc pétrolier, de la massification de l’enseigne-ment et du capitalisme financier sauvage à rentabilitéimmédiate. Comment se projeter dans l’avenir désormais ?La crise des retraites, c’est la crise de la valeur de l’avenir,c’est la crise d’une flèche du progrès qui s’est retournéecontre ses promoteurs et surtout contre leurs enfants. Carla moyenne des retraités vit désormais bien mieux que leursenfants ou petits-enfants qui entrent dans la vie active parla précarité.

■ Les impasses libéralesLes libéraux et Tony Blair approuveraient cette critique,demanderaient qu’on en finisse avec cet Etat-Providen-ce, qui génère l’assistance, et qu’on encourage la respon-sabilité individuelle, sous la forme des régimes decapitalisation. Qu’importe si il est démontré que certainsne peuvent économiser que 4 % de leurs revenus men-suels pour une retraite complémentaire lorsqu’ils sontpayés au SMIC et que les autres pourraient aisément enmettre 25 % de côté : l’écart entre les retraites réellesserait dès lors encore accru par rapport aux salairesactuels. Les salariés d’Enron ont aussi un avis nettementplus critique sur l’intérêt d’une telle stratégie et les fondsde pension ne pourront guère tenir les discours du type« poule aux œufs d’or » maintenant que la confiance dansleurs promesses a disparu. La capitalisation, c’est par excel-lence la responsabilité individuelle et le risque maximum,avec toute l’incertitude assumée par les individus en ques-tion et surtout par les plus démunis.

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Responsabilité individuelle. Capitalisation

Etat-providence.Répartition

Famille. Patrimoine

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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■ Moins de travail mais plus de richesses :découpler travail et retraitesLe problème n’est pas pour autant que nos pays européenss’appauvrissent. Moins de travail, mais plus de productivi-té, et aussi plus de machines, continuent à produire plus derichesses, certes à un rythme de croissance moins élevé qu’a-vant. Mais pourquoi faudrait-il lier croissance et richesse? Lacroissance accompagnée des déficits et du chômage n’a riend’un enrichissement semble-t-il mais bien plutôt d’unerépartition des richesses et des surplus totalement déséqui-librée et surtout injuste. Admettons qu’il y aura moins detravail, qu’on peut se le répartir et surtout que ce sont lesrichesses et les surplus qui doivent constituer la ressourcefondamentale des financements des retraites et non le tra-vail, denrée de plus en plus rare.Découpler retraites et travail serait sans aucun doute le pre-mier pas vers une politique durable des retraites. La couver-ture médicale universelle a bien été créée en France commeprincipe de solidarité indiscutable, indépendant du statutsalarié. Il faut aller encore plus loin dans ce découplage etconsidérer que le revenu d’existence peut commencer à exis-ter sous la forme des retraites généralisées, pour découplerplus largement travail et revenu. Pour cela, le niveau de ce quideviendrait même un «minimum vieillesse» étendu (et doncpar personne même non salariée) doit être mis à hauteurrespectable permettant une véritable dignité et c’est actuel-lement le niveau du SMIC qui en France correspond à cela.

■ Le recours à l’impôtDès lors, le mécanisme de redistribution ne peut plus êtreassis sur des cotisations payées par les salariés. Certes, celaconduit à remettre en cause le système par répartition pré-senté comme le modèle parfait et juste de la solidarité entregénérations. Or, c’est un modèle de report sur les généra-tions futures qui finit par être perçu comme un système d’as-surance personnelle, de salaire différé, ce qui génère desattentes ingérables pour chacun (« j’ai cotisé, j’y ai droit,c’est mon argent!»). L’impôt constitue une assiette de coti-

■ Travailler plus quand il y a moins de travail !Plusieurs points doivent cependant être repris pour affinerce schéma. Le déséquilibre démographique évoqué audépart est en réalité plutôt un déséquilibre dans le rapportactifs / retraités, c’est-à-dire dépendant directement du tauxde chômage d’une époque donnée. Les solutions débattuesrégulièrement, en France ou ailleurs en Europe, relèventd’ailleurs toujours de ce même cadre de pensée: plus de tra-vail produit plus de cotisations et donc de meilleures retrai-tes. Et tout le monde de communier dans le culte de lacroissance qui seule permettrait de nous sortir de cette situa-tion. Le patronat et les gouvernements de droite proposentde faire travailler plus longtemps les salariés, alors même queles entreprises font déjà tout pour se débarrasser de leurssalariés les plus âgés. Les syndicats de salariés et la gauchepréconisent, eux, le plein emploi et, en attendant, acceptentl’augmentation des cotisations, salariés comme employeurs,ce qui semble quand même quelque peu contradictoire avecl’objectif de rendre moins coûteux l’emploi. Ces argumentsmisent tout sur la croissance qui pourtant, depuis la domi-nation du capitalisme financier, n’a fait qu’accroître la pré-carité et n’a jamais réduit durablement le chômage.

Dans tous les cas, le travail reste la référence unique : lesmodèles traditionnels reposaient pourtant sur le patrimoi-ne, et les modèles relativistes sur la capitalisation à traversdes fonds de pension, deux modes de financement décou-plés du travail. La fixation que l’on dira «moderne» sur lelien absolu entre travail salarié, sa durée et le niveau deretraite conduit le débat dans une impasse. Pourquoi? Parceque le travail diminue en volume absolu depuis 100 ans etque sa productivité, plus élevée, ne génère en rien des coti-sations supplémentaires mais au contraire du chômage.Cette tendance n’a aucune raison de s’inverser. Il y aura demoins en moins de travail dans les pays développés, et cen’est pas une catastrophe ! On comprend à quel point lesmesures d’augmentation de la durée du travail au-delà de60 ans paraissent aussi incongrues.

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la démarche actuelle qui ne vise que le court terme et laflexibilité. Une organisation coopérative et démocratiquedes décisions de gestion dans l’entreprise serait la conditionpour aboutir à des propositions de ce type. L’offre de retrai-tes reliée à la durée du travail serait alors directement reliéeà des collectifs précis. La retraite de chacun serait alors com-posée à partir de différentes briques : l’une directementissue de la solidarité par l’impôt, désindexée du travail etassurant le niveau de dignité élémentaire, l’autre dépen-dant encore du travail fourni sous forme de cotisation plusproche d’une capitalisation collective à court terme que d’unfonds anonyme ou d’un placement personnel. C’est ce quipeut être en germe dans les plans d’épargne salariaux, quifont encore tant peur, alors qu’ils permettraient aux collec-tifs mutualistes ou syndicaux de se reconstituer. Des mesu-res fiscales peuvent encourager aussi cette solution.

Un troisième élément, le patrimoine, n’est pas à négliger etil serait nécessaire d’évaluer en quoi il peut être juste defaire reposer une partie de la sécurité des retraités sur cesressources (ce qu’ils font déjà) et à partir de quel momentcela entraîne des effets inégalitaires abusifs.

■ Prendre en compte l’incertitude pour les générations futuresIl reste cependant un volet à considérer qui doit permettre degérer l’incertitude et les variations des équilibres d’une socié-té. Les temps peuvent être meilleurs, ils peuvent être aussiplus durs. Les arbitrages ne peuvent pas être faits maintenantpour des situations incertaines dans 40 ans. Dès lors que lesbases sont assurées par l’impôt, il est toujours possible à unesociété d’arbitrer en faveur de ses retraités si elle en a lesmoyens. Une partie supplémentaire des pensions supérieuresau SMIC, serait ainsi dépendante de la conjoncture et per-mettrait de retrouver cette marge de manœuvre qui manqueaujourd’hui. Ce qui veut dire en fait que cette partie seraitreconnue comme discutable et mise en débat collectivementen fonction des choix de société : mais on l’aurait annoncé

sation générale ne reposant plus du tout sur le travail et sadurée : c’est le cas de la CSG en France, qui constitue vrai-ment l’amorce d’un autre système fiscal général à vocationde répartition sociale. De ce fait, le coût du travail s’en ver-rait largement allégé. (Notons qu’en France les retraites desfonctionnaires d’Etat sont directement payées par l’Etat etque le système beveridgien reposait aussi sur l’impôt maisavec des prestations très limitées).

■ Le complément des retraites d’entreprisesLe lien avec le travail salarié restreint peut cependant ne pasêtre coupé totalement, dès lors que, grâce à l’impôt, onassure à chaque retraité les bases d’un revenu décent. Au-delà de ce seuil élevé mais limité, il reste impensable d’o-bliger toute une société à reproduire les inégalités existantesdurant la vie de travail, en finançant des retraites élevées,qui permettent pour certains retraités un niveau de vie trèsconfortable, alors qu’ils ont eu, par ailleurs, les moyens definancer un patrimoine personnel durant leurs années detravail (et avoir un loyer à sa charge à la retraite ou non, celachange beaucoup de choses !). Prétendre défendre la caté-gorie des « retraités» en général comme on défend parfois« les agriculteurs » sans voir les écarts considérables entreeux, c’est encore une fois vouer la solidarité à l’échec. Lesreversements effectués pour ces salariés à revenus élevéssont autant de moyens prélevés sur d’autres solidarités(notamment pour les jeunes) et qui débouchent sur uneconsommation d’abondance que l’on doit aussi interroger.Cela dit, ce qui pose problème, ce sont moins ces modes devie que le fait que la solidarité devrait les assumer.Or, au-delà de la retraite de base assurée à tous à un niveaucorrect par l’impôt, il existe d’autres voies pour financer cesretraites que l’on veut garder élevées et proportionnelles àson salaire précédent. Les entreprises pourraient ainsi offrirdes retraites mutuelles complémentaires à leurs salariés,retraites dépendantes du travail : ce serait alors une façonde s’attacher des professionnels de meilleure qualité et plusdurablement. Ce serait surtout aller à l’encontre de toute

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L’urbanisationL’urbanisation n’est plus un phénomène particulier, localisé,c’est le milieu où vit la moitié de la population mondiale. Lesapproches écologistes ne peuvent donc plus être réduites àdes questions de «nature», même si elles y ont trouvé leurorigine. C’est au contraire, comme chez René Dumont, leconstat de la déstructuration avancée du tissu rural, de sesqualités environnementales et du déséquilibre des échangesNord-Sud qui seul permet de comprendre l’urbanisationgalopante du Sud. Les conurbations de Sao Paulo ou de Cal-cutta sont-elles encore des villes? On peut en douter, ellessont en tous cas fort éloignées de notre modèle européenindustriel. Ce qui nous importe donc, c’est de penser leschoix d’aménagement dans tous leurs liens et de compren-dre en quoi les discours que l’on tient sur la ville européen-ne sont cohérents avec ceux que l’on peut tenir pour le restedu monde. Ce qui est en cause au Nord comme au Sud, c’estbien l’urbanisation et non la ville. Qui dit urbanisation ditextension continue des espaces habités concentrés ou amé-nagés à d’autres fins que l’agriculture. D’ores et déjà, le lienavec la campagne est posé. On peut dire désormais qu’iln’existe aucun moyen de traiter les questions des villes sanstraiter celle des campagnes. Prenons même comme point dedépart que la ville et la campagne ont disparu en mêmetemps, au Nord comme au Sud pour des raisons différen-tes, et que s’est substitué un continuum « d’urbanisationavec trous».

■ L’urbanisation contre la société?Pour le Nord, les campagnes ont vu dans les 40 dernièresannées du XXeme siècle leur mode de production agricole s’in-dustrialiser, avec le dépeuplement, la productivité, la des-truction de l’environnement que l’on connaît. Mais le niveaude vie et les références des agriculteurs sont totalementurbanisés désormais et leurs exigences en qualité de servi-ces est du même ordre (enseignement, loisirs). Cette exi-gence est d’autant plus étendue que les « campagnes » enquestion se sont peuplées aussi de « rurbains », qui tra-

ainsi dès le départ tout en assurant une sécurité beaucoupplus favorable pour les plus faibles revenus. On tient ainsi lesdeux principes d’une politique écodémocrate: attachementsà travers la solidarité étendue, et incertitude reconnue.

■ Le tableau de composition des retraitesgérées collectivementCependant, ces arbitrages ne peuvent pas faire l’objet desimples mesures administratives ou relever d’argumentairespolitiques conjoncturels. Il est nécessaire de faire émergerune autre arène où ces arbitrages sont possibles en créantles liens avec tous les collectifs que l’on met dans la négo-ciation. En France, le rôle de l’actuel Conseil d’Orientationdes Retraites devrait être repris pour qu’il soit en position dedécider des arbitrages nécessaires en fonction d’une appré-ciation de la situation du moment. On voit ainsi qu’on nefait plus peser sur les générations futures que l’exigence desolidarité vitale, inscrite dans la loi, sous la forme d’un droità un revenu minimum d’existence.Lorsque ce cadre général est fourni, nous disposons d’unequatrième orientation qui consiste en une composition àpartir de ce qui existe déjà :

● un revenu garanti pour les retraités, indépendant del’activité et des salaires perçus, financé par une forme deCSG étendue (ce revenu serait de fait plus favorable queles conditions de retraite actuelle pour plus de 50 % dessalariés, ceux qui touchent des salaires voisins du SMIC)

● un supplément puisant à la même source mais adapta-ble en fonction de la conjoncture économique et déci-dé par un organisme élu

● un complément fourni par des mutuelles d’entreprise● un volant de sécurité patrimoniale (tel qu’il existe

aujourd’hui), dont les effets sont limités par des dispo-sitifs fiscaux.

Ces solutions ont l’avantage de ne pas faire peser de char-ges trop lourdes sur les générations futures, de donner unvolant d’adaptation, de préparer la dissociation du travailet du revenu.

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inventent un milieu qui n’est ni l’une ni l’autre.L’organisation dominante de l’espace entraîne des cata-strophes écologiques, en raison de la captivité vis-à-vis dutransport automobile notamment. Mais il génère une pertede repères sociaux que symbolise bien la disparition du cen-tre, remplacé par la notion de zones, voire même de ban-lieues. Le zoning fonctionnel sépare toutes les activités,oblige à un déplacement domicile-travail toujours plus longet répartit inégalement les charges entre les communes.Organiser l’espace en zones, c’est dire par avance que plu-sieurs lois s’imposent sur différents territoires et que la villen’est pas un cadre commun pouvant permettre de fairesociété : les entreprises dictent leur loi dans les zones indus-trielles, les commerces dans les zones commerciales, les opé-rateurs de loisirs désormais pour les zones de loisirs. Il nereste plus en responsabilité réelle du pouvoir politique quela gestion de l’espace public et de la résidence. La politiqueintégrée de l’espace s’écroule face au zoning et c’est la com-munauté politique qui est mise en cause. On voit même dés-ormais fleurir un zoning résidentiel riche soumis à des loisprivées, avec gardiennage et clôture, comme dans les condo-miniums aux Etats-Unis ou au Brésil. Cette privatisation dela fonction résidentielle dit clairement à quel point il n’estplus souhaitable de faire société, de vivre ensemble. Dans lemême temps, en effet, s’étaient développées de telles zonesd’habitation hors de contrôle des pouvoirs politiques (etnotamment de la police ou des services publics en général).On pourrait y voir le retour du ghetto, la richesse de la viecommunautaire. La plupart du temps, c’est avant tout l’ex-pression d’un repli sur soi, d’une sortie de l’urbanité.

■ Retour au village?Mais face à ces ségrégations urbaines multiples, fonction-nelles et culturelles, riches et pauvres, les propositions desolutions les plus répandues ne sont pas très encourageantes.La plupart de ceux qui se lamentent sur la disparition de laville prônent un retour à un passé mythique de l’intercon-naissance villageoise. Le village, soit rural soit sous forme de

vaillent à la ville ou qui y vivent même pendant la semaine,et qui sont ainsi amenés à produire cette continuité, favo-risée par les autoroutes et les voies rapides automobiles(plus rarement ferroviaires !). L’habitat a créé cette subur-banisation générale. Mais cette continuité urbaine estredoublée par un étalement de banlieues et de zones indus-trielles et commerciales qui remettent en cause le modèlede la ville européenne, intégrant dans un même espace desfonctions multiples autour d’un centre bien identifié.Pour le Sud, la spécialisation agricole forcée des pays sur cer-taines ressources a entraîné une dépendance totale à unmarché international entièrement soumis à la loi de quelquesmultinationales et aux Etats producteurs du Nord. Le déclindes cultures vivrières, l’épuisement des terres provoquée parla monoculture intensive ont entraîné des vagues d’émigra-tion sans fin vers les zones urbaines, supposées porteusesd’opportunités, aussi vagues soient-elles. Les favelas ou lesextensions de banlieues infinies rendent instables les déli-mitations de la ville voire même toute cartographie.

■ Le triomphe moderne : le zoningIl faut le rappeler pour ceux qui auraient encore le culte duprogrès : l’extension de l’urbanisation a généré une déstruc-turation spatiale et sociale qui renforce des inégalités crian-tes et une misère durable. L’espace n’a aucune véritablevaleur dans un système productiviste, il est une ressourcedisponible. Les transports rendus nécessaires par cet étale-ment urbain sont producteurs de richesses dans les calculs duPIB et non de coûts. Pourtant, la concentration sur quelquespôles indique bien que les relations sociales et l’accélérationdes échanges ont encore besoin d’une certaine proximité,tant entre producteurs qu’avec les consommateurs. Polari-sation et étalement urbain aboutissent à des déséquilibresterritoriaux énormes, dont l’Europe a pu limiter les effets enraison de l’attractivité des centres historiques, même si ellevit les mêmes extensions. Le modèle de la ville européenneest en crise, celui de la ville américaine tend à s’imposer maisgénère des effets pervers terribles et le conurbations du Sud

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La ville écodémocrate: centralité et accessibilitécontre l’urbanisationUne politique écodémocrate de l’urbanisation ne peut sesatisfaire d’aucune des réponses proposées. Elle annonceclairement que la ville peut être une chance, non pas l’ur-banisation industrielle mais la ville comme centralité etcomme accessibilité permettant d’organiser la rencontrecosmopolite. Dès lors qu’il n’existe ni centralité, ni accessi-bilité (comme on le voit dans les quartiers réservés), toutdevient prétexte à guerre puisque des logiques territoria-les peuvent s’affirmer sur des zones qui ont pourtant l’ap-parence de no man’s land. L’insécurité tant dénoncée estaussi un produit de l’urbanisation contemporaine qui évitede plus en plus de cohabiter, de partager des espaces entre

quartier urbain, constitue ainsi un retour à la tradition et bonnombre de slogans écologistes prennent souvent cette forme.C’est en fait la ville elle-même qui n’a jamais été aimée: seulela communauté d’appartenance restreinte, avec un contrôlesocial fondé sur l’autorité de la hiérarchie familiale constitueune référence. Village idéalisé pourtant qui permet d’ignorerà quel point le contrôle social pouvait être pesant, à quelpoint la diversification des points de vue pouvait être sou-haitée par de nombreux jeunes qui sont précisément partisà la ville pour se sortir de toutes ces dépendances. Ces fron-tières stables peuvent donner l’illusion de retrouver des repè-res mais ces frontières sont devenues entièrement poreuses,par la rurbanisation, par les transports et par les médias: lesvillageois sont devenus «globaux» mais c’est en détruisant lemodèle du village, contrairement à ce que disait Mac Luhan.

Tous nomades ?A l’opposé de cette réaction, se situent ceux qui ont pris actede la désaffiliation vis-à-vis des territoires. Non seulement,ils émigrent, ils commutent et ils pendulent entre leurs lieuxde travail et leur domicile, mais ils valorisent ce détache-ment, ils vantent cette mobilité pour elle-même. Passer d’unmonde à l’autre, mêler travail et loisirs, vivre avec ses valisesdans les aéroports devient un mode de vie. Les attaches sontmaintenues par les télécommunications, et tout espace peutêtre provisoirement personnalisé : on ne peut pas dire qu’ils’agit d’habitat dans ce cas mais d’occupation successive, de« logement». Ce modèle est en phase directe avec les mou-vements des marchandises, des capitaux, des informations.Sa version riche est celle des salons première classe des aéro-ports, sa version pauvre s’observe dans les zones de transitpour les réfugiés dans les mêmes aéroports, deux vies noma-des qui pourraient se croiser mais qui sont en fait des des-tins totalement différents, profondément inégaux.

La boussole urbaineCe qui nous donne le tableau suivant des positions propo-sées par la boussole écodémocrate :

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La mobilité, le nomadisme,

le provisoire

Le zoning,la “périphérisation”

La ville cosmopolitemais intégrée

Le village

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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L’insécuritéLorsque l’écodémocratie prend en compte l’incertitude de l’a-venir, elle affirme que la société du risque est notre conditionactuelle, mais que lorsque le risque est traité en société, c’est àdire politiquement, nous pouvons vivre avec. Le thème de lasécurité, récurrent dans les pays développés et déjà présentdans la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de1789, n’aurait pu prendre une telle importance sans cette dispa-rition générale des repères orientant l’avenir qui génère la peur,qui laisse des individus seuls face à des menaces et qui permetde tout regrouper sous un même vocable: l’insécurité. Si nousparlons d’incertitude, c’est pour indiquer que la question estcentrale et bien plus profonde et durable mais aussi pour fairela différence entre ce qui relève d’un contexte incontournable(l’incertitude) et ce qui relève de la peur (l’insécurité) que cecontexte produit. Or, bon nombre de solutions politiques pro-posées partent de cette peur et prétendent l’exploiter, la rédui-re, ou la nier sans pour autant prendre en compte le mondedans lequel nous vivons et son incertitude fondamentale.

■ L’incertitude étendue et sa traduction en insécuritéL’incertitude est créée par notre propre puissance pourrions-nous dire en résumé: les effets de l’industrialisation sur notreenvironnement, les conséquences de la financiarisation sur lesliens sociaux et sur les visions de l’avenir, les pouvoirs de la scien-ce et de la technologie sur nos propres conditionnements bio-logiques, l’influence de la diffusion massive d’informations àl’échelle de toute une planète sur les cultures des peuples, toutindique que les changements d’échelle et de puissance se sontaccompagnés d’un accroissement de l’incertitude, par retoursur l’humanité de ses propres activités. Si nous ne savions pasce que nous faisions, nous sommes désormais en mesure desavoir au moins que l’avenir est incertain et qu’il est donc grandtemps d’adopter une posture prudente dans tous nos choix plu-tôt que de continuer à feindre la supposée maîtrise. Encore fau-drait-il accepter de croire ce que nous savons, comme lerappelle JP Dupuy. La peur, dont il fait, avec Jonas, un moteur

fonctions, entre groupes sociaux. Dès lors le pluralisme desmondes n’est plus gouvernable.On conçoit ainsi que la ville dont on veut garder la richessecosmopolite emprunte certaines des vertus de la mobilité,sans inquiétude, en valorisant l’accessibilité dès lors qu’elleest facteur de justice : transports en commun prioritaires etnon automobile foncièrement inégalitaire, connexions etservices répartis, refus de toute zone d’exclusion, etc..Dans le même temps, on ne peut faire ville qu’à la condi-tion d’emprunter certains traits de l’identification propreau village : recréer de l’appartenance, certes mais sur unebase civique, ce qui veut dire le maintien d’un véritablepouvoir politique qui s’impose aux différentes fonctions ouaux différents groupes et qui produit des symboles de cecentre qui sert de repère. La forme politique de ce centreimporte beaucoup puisque c’est en fonction de sa capaci-té à intégrer les potentiels et les initiatives dites périphé-riques ou informelles que la ville se constituera commemonde commun et non comme espace de répartition desterritoires et des avantages.Ces quelques principes mériteraient d’être déclinés à partirde cas particuliers, car les controverses situées sur des amé-nagements, des infrastructures, des règlements, des prix ouencore des comportements imprévus sont les seules façonsde mobiliser utilement cette boussole.

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Toute société doit arbitrer entre ces quatre modalités derégulation sociale et le cas de la sécurité est un bon exem-ple de ces arbitrages. Il est impossible d’ignorer totalementl’une de ces pistes d’ailleurs et dès lors qu’une propositionpolitique se focalise uniquement sur l’une des solutions,c’est qu’elle est dangereuse mais aussi vouée à l’échec. Maisnotons que l’écodémocratie est sans doute la posture poli-tique qui attache le plus d’importance au droit, aux procé-dures et à la régulation par la règle, précisément parcequ’elle oblige au débat (ne serait ce que judiciaire).

■ Le modèle autoritaire de la norme chez les traditionalistesLa norme est la solution préférée des traditionalistes : parl’éducation notamment, une société devrait être capablede faire intérioriser les principes moraux de la vie en socié-té mais aussi toutes les visions d’avenir, les attentes rai-sonnables et la maîtrise de soi. Certaines sociétéstraditionnelles ont vécu (et vivent toujours) dans cette cul-ture de la maîtrise de soi privilégiée par rapport à la maî-trise du monde. Mais pour les traditionalistes des paysmodernes, c’est avant tout à la répression des pulsions ouà la punition qu’ils pensent, permettant l’intériorisationdes principes fixés par des autorités, incontestables etrespectables a priori. La disparition de cette éducation,notamment dans sa version autoritaire, qui force l’inté-riorisation d’une peur fondamentale, est vécue comme ledrame principal par ces traditionalistes. Or, toutes les auto-rités ont subi les mêmes dévaluations et, paradoxalement,en grande partie grâce à l’éducation. Les discours poli-tiques qui s’appuient sur ces orientations font appel aus-sitôt à la toute-puissance d’un chef, d’une autorité quiexploiterait les peurs et qui jouerait de la force, ce qui estpourtant le signe même de la disparition de l’effet nor-matif de l’autorité.

décisif de la décision en situation d’incertitude, débouche pourl’instant sur une forme de paralysie ou de volonté de retour àun ordre ancien. C’est qu’il existe en effet un écart considéra-ble entre cette incertitude cognitive que nous avons mis enavant, la désorientation, la peur ou l’anxiété que cela génèrechez chacun, et la traduction politique sous la forme du thèmede l’insécurité. Entre ces trois niveaux, la circulation doit êtrepossible tout en admettant leurs particularités.

● On ne traite pas la peur par des discours d’anticipationrationnels,

● on ne combat pas un discours politique en mobilisant àson tour des peurs viscérales,

● on ne résout pas un problème de connaissance parquelques slogans politiques.

■ La boussole de la régulation socialeLes solutions proposées peuvent être cartographiées d’un pointde vue général avant d’être déclinées domaine par domaine,selon qu’elles font appel en priorité à l’une des modalités derégulation du social, telles que Lessig les a résumées.

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Le marché

La technique

La règle

La norme intériorisée

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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■ La loi du marché des relativistesL’incertitude n’est plus à combattre pour les relativistes, elleserait une chance, elle permettrait l’expression des capaci-tés des individus en concurrence. « Le marché » serait lemeilleur dispositif d’arbitrage entre ceux qui peuvent vivreavec l’insécurité et les autres. L’insécurité pourrait ainsi êtregérée par le marché, avec les effets de renforcement desinégalités qui ne gênent guère les libéraux. « Le marché »permet aussi de créer des zones résidentielles privées pro-tégées, de se soustraire aux risques de l’espace public, alorsque les plus pauvres doivent accepter de vivre sans les ser-vices publics qui ont fui leurs secteurs. Ils ont déjà choisi defaire société à part. Cette volonté de séparation finit para-doxalement par prendre des allures communautaires, sousforme de ghettos de riches, d’espaces réservés qui consti-tuent en fait les bases d’une oligarchie. Sans parfois l’ad-mettre, et tout en étant de gauche sincèrement, beaucoupd’autres finissent par adopter des modes de vie et des espa-ces de vie séparés qui leur font méconnaître la réalité dela vie de quartiers, qu’ils ont pu éviter grâce au jeu du mar-ché de l’habitat.

■ La réinvention institutionnelle des écodémocratesCes trois postures sont présentées ici de façon quasimentpures pour montrer les risques dont elles sont porteuses.Pour autant, on ne peut nier que la norme, la technique etle marché soient des composantes de la régulation d’unesociété. L’écodémocratie doit précisément se donner lesmoyens de réguler ces différentes dimensions, en réaffir-mant la prééminence du droit, le caractère central desrègles pour construire un monde commun vivable. Cetteposture délibérément institutionnaliste réaffirme la néces-sité de l’élaboration collective de ces règles, de leur réin-vention dans des cadres collectifs et non d’un appel à uneautorité suprême.

■ Toujours plus de délégation à la techniquepour les modernistesLa technique est une solution aujourd’hui dominante maisrarement pensée comme telle tant elle fait partie durépertoire ordinaire des solutions modernes. Il suffit detrouver des solutions techniques qui portent en elles-mêmes les réponses. Les méthodes de veille sanitaire, lesmodélisations climatiques d’un côté, les caméras de sur-veillance, la traçabilité générale des comportements, lesclôtures de territoire et les clés de sécurité informatiquede l’autre permettent de tout régler. L’obsession du « toutvoir » n’a fait que se renforcer depuis le panoptique deBentham analysé par Foucault comme dispositif-clé denotre époque. L’enfermement (technique) s’est encorerenforcé dans une invraisemblable culture carcérale,aujourd’hui banalisée, signe d’une faillite profonde denos façons de faire société. La multiplication des barrièresau quotidien et la visibilité générale des comportementsla prolonge. Remarquons cependant aussitôt que cela doits’appuyer sur des règles et que inversement toute règlesuppose un équipement technique pour devenir effective.Tout choix politique s’appuie sur des choix techniques tou-jours discutables : la videosurveillance mais auparavant lestours de guet, les jumelles, la conception des espaces bâtiset des éclairages, etc. Inversement, la seule confiance dansles dispositifs techniques est en soi une posture politique.Cette méthode pour traiter l’insécurité repose sur unedélégation aux outils et à ceux qui les exploitent, avec lerisque de perdre tout contrôle sur la façon dont ils sontexploités. La peur est ici devenue un objet périphérique,le monde peut être maîtrisé par une technicité augmen-tée, alors même que ce sont nos excès de puissance tech-nique non contrôlée qui génèrent une bonne part de nospeurs (cf. les grandes peurs du nucléaire et des OGM) ! Onfeint ainsi d’ignorer que la confiance (et la confiance estpolitique) est toujours la ressource nécessaire au simplefonctionnement des techniques (sinon personne ne pren-drait l’avion !).

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titution de collectifs qui ne sont plus seulement d’explora-tion mais aussi de soutien devient essentielle. On aura recon-nu les traditions de « self-help » propres à la cultureanglo-saxonne mais aussi à diverses traditions thérapeu-tiques. Ces groupes d’écoute, de réassurance ont au moinsle mérite d’entendre ces peurs pour ce qu’elles sont et dene pas les disqualifier, comme on le fait trop souvent, àgrands coups de rationalisation. Le travail de médiation estici fondamental et devrait être encore plus souvent le rôleessentiel des travailleurs sociaux, qui n’auraient plus à exer-cer de magistrature sociale (Donzelot) mais à permettre l’é-mergence de communautés civiques de destin. Les menacesvécues dans un même lieu, dans une même expérience, peu-vent ainsi devenir la base de collectifs de parole et de sou-tien qui permettront d’élaborer des réponses plus politiques.N’oublions pas que l’une des raisons des succès de Le Penprovient de sa capacité à court-circuiter l’élaboration pro-prement politique pour permettre l’expression directe despeurs et des frustrations sous forme de slogans à base debouc-émissaires. En face, les discours rationalisateurs les ontniées en montrant l’absence de fondement objectif à cespeurs (pourquoi avoir peur des immigrés dans des villagesoù l’on n’en a pas vu un seul ?). Toutes les mesures concrè-tes, même les plus efficaces, n’ont jamais pu entamer ceniveau propre des peurs. De même, les discours directementpolitiques ont reproduit des stéréotypes de combat contreles fascistes, contre les risques représentés par l’extrêmedroite, en critiquant l’exploitation des peurs sans jamais lesécouter vraiment. Il est donc essentiel que les solutions éco-démocrates proposées ne soient ni seulement techniques nipurement politiques mais réellement solidaires de l’expé-rience vécue des citoyens. Et cela dans toutes les situations.Aussi bien dans les entreprises qui licencient, dans les uni-versités sans avenir professionnel que chez les riverainsd’une usine polluante, ou dans un quartier soumis à la loide petits caïds. L’échelle adoptée est alors importante caril faut s’assurer que chacun pourra exprimer ses peurs, sanspour autant rendre impossible le travail de solidarité inter-

■ Les trois niveaux de collectifs pour traiterles trois niveaux de l’incertitudeLa question de l’incertitude a dérivé en question d’insécu-rité. C’est un exemple typique du déplacement propre à lasphère politique. Il convient donc de traiter chacun de cesniveaux de façon particulière. Nous proposons ainsi unemise en forme plus systématique des types de collectifs quisont toujours associés à un état du problème. Ce sera la règlede base de la pratique écodémocratique : les enjeux deconnaissance sont toujours associés à des formats organisa-tionnels particuliers.

● L’incertitude cognitive devra faire appel à des « collec-tifs d’exploration».

● L’incertitude devenue politiquement insécurité devrafaire appel à des «collectifs instituants».

● Entre ces deux niveaux, l’incertitude qui fonctionne àla peur et qui constitue la trame subjective qui va per-mettre la circulation entre ces niveaux devra elle aussiêtre traitée : ce sont alors des «collectifs de soutien» quipourront la prendre en charge.

Les collectifs d’exploration pour traiter l’incertitude cognitiveL’incertitude cognitive se traite dans le cadre des contro-verses et des méthodes de mise en débat. Les risques ditsnaturels aussi bien qu’industriels ou scientifiques mais aussiceux dits « sociaux» doivent à chaque fois faire émerger des« collectifs d’exploration » ad hoc, d’extension non prédé-terminée. La question et le collectif se modifient ensemble.A ce moment les positions ne sont pas encore trop figées outraduites dans des termes politiques classiques. La mobili-sation des scientifiques est ici nécessaire.

Les collectifs de soutien pour traiter les peursLes peurs n’ont aucune raison de régresser ni d’être prises ausérieux si on laisse face à face des individus isolés, pris ensérie, et seulement susceptibles de se lier de façon fusion-nelle dès lors qu’un discours adapté les mobilisera. La cons-

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De plus, ces collectifs sont des espaces d’expérimentationqui peuvent apprendre et permettre à d’autres d’appren-dre. L’écodémocratie construit une société apprenante,parce qu’elle repose sur des collectifs qui explorent, qui sou-tiennent, et qui instituent, sans pour autant avoir les répon-ses a priori.

■ Les expériences des collectifs contre l’insécuritéLes exemples d’initiative abondent sur ces questions de l’in-sécurité traitée par des collectifs innovants, notammentdans les contextes urbains. Les « correspondants de nuit »,mis en place dans plusieurs villes de France après Rennes,représentent une tentative à mi-chemin entre des profes-sionnels de la médiation et une mobilisation de collectifsd’habitants. Toutes les combinaisons peuvent être expéri-mentées sans se contenter de défendre les services publics,de crier à l’autodéfense et aux dérives miliciennes dès qu’ungroupe de citoyens prend sa sécurité en main. Les traditionsanglo-saxonnes (ex : Crime Watch, Guardian Angels) méri-tent d’être réexaminées car elles peuvent aussi débouchersur un renforcement du pouvoir des collectifs, meilleurechance de faire baisser le sentiment d’insécurité. A condi-tion, bien sûr, de contrôler certaines dérives en maintenanttoujours le cap vers des «collectifs civiques», soucieux d’é-laborer des règles communes transférables.

Le grand ratage de la gauche françaiseDe ce point de vue, la gauche française a été pitoyable dansson incapacité à inventer une posture originale dans le trai-tement de l’insécurité.

● D’abord dogmatique dans son expertise technocratiqued’inspiration marxiste, selon laquelle les conditionsmatérielles « objectives » telles que le chômage expli-quaient toute l’insécurité et représentaient le seul véri-table traitement du problème.

● Puis autiste dans une campagne de diabolisation du FrontNational et de son discours sécuritaire qui relevait de la

personnelle. C’est un service, un atelier, un immeuble, ouune promotion qui peuvent représenter des niveaux viva-bles. La présence de médiateurs professionnels peut être unatout et doit même être prévue dans des situations decontroverses ouvertes ou de crise identifiée. Cependant, leprojet écodémocrate doit aussi viser à promouvoir unecompétence de type politique mais très opérationnellepour prendre en charge l’animation de tels collectifs. Les« leaders d’opinion», qu’il s’agissait parfois de conquérir oude former pour certains partis politiques, sont désormaisplutôt des « leaders en médiation», des «diplomates de ter-rain», des personnes particulièrement aptes à l’écoute. Onvoit immédiatement que cela imposerait un recyclageimmédiat à de nombreux militants politiques !

Les collectifs instituants pour traiter l’insécuritéLorsque la question est déjà devenue politiquement mar-quée par le thème de l’insécurité, les collectifs d’explorationou de soutien ne suffisent plus. Les collectifs déjà pré-formésdoivent se transformer en espace de composition entre cespossibilités en fondant le tout dans le creuset de la règle com-mune, que l’on doit alors réélaborer. Un collectif que nousdirons instituant, se donne comme objectif de trouver desaccords politiques, parfois à des échelles micro-locales. Maisil s’agit de vrais accords et non d’arrangements pour repren-dre la distinction de Boltanski et Thévenot, ce qui permet derelancer la production et l’invention de règles, adaptées à uncontexte donné d’abord mais ensuite réexploitables ou trans-férables au-delà de façon prudente. Ils permettent d’en-clencher une dynamique de responsabilité qui est en fait lameilleure façon de disqualifier le thème politique de l’insé-curité : en effet, c’est au bout du compte toujours un appelà la prise en charge qui suit un thème sécuritaire. Toute ten-tative pour indiquer que l’offre politique pourrait «proté-ger» les citoyens et répondre à leur place en prenant leurspeurs à la lettre produit un renforcement du cycle autorita-riste : peur de l’abandon, appel à l’autorité, déception, peursupplémentaire, renforcement autoritaire.

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sur des leaders médiateurs comme nous l’avons déjà évoqué.La réinsertion des citoyens dans le jeu, contre leur réductionau statut d’usagers, de consommateurs ou de locataires,n’est pas « la solution » : elle permet surtout de reprendretous les autres choix et de les faire entrer dans une actionglobale, d’en débattre de façon démocratique et de faireavancer l’autonomie des citoyens, cette fois dans le sensd’une autonomie collective. Le tableau des solutions fré-quemment mises en avant peut ainsi être mis en place.

condamnation morale, alors qu’il eût fallu écouter vrai-ment les peurs et leur donner des outils de dépassement.

● Et enfin suiviste dans le discours proprement politiqueen justifiant toutes les mesures d’augmentation desmoyens de la police et toutes les mesures répressives eny ajoutant un zeste de prévention!

Jamais la gauche n’a pris au sérieux l’inquiétude expriméeet l’incertitude, toute à son discours du progrès. Jamais sur-tout elle n’a pris au sérieux les citoyens eux-mêmes et leurcapacité à prendre en charge une bonne partie de ces ques-tions, toute à sa superbe technocratique. Bref, la gauches’est défiée du peuple sur l’insécurité, mais le peuple s’est ducoup défié d’elle sur le plan électoral.

■ L’exemple de la vidéosurveillance et des transports en communLe risque d’être observé peut dissuader dans un premiertemps mais finit par se banaliser. Tout dépend en effet dela capacité d’intervention et donc des moyens humains etorganisationnels mis en œuvre. Cela veut dire qu’il faut desforces policières disponibles, mais qu’il en faut alors de plusen plus, car la vidéosurveillance permet de voir de plus enplus d’infractions. Dans tous les cas, la prise en charge dupublic est totale, il est inactif, passif, voire même potentiel-lement suspect. Pourtant, si les passagers d’un métro nerégulent pas les déviances dans l’espace public et préfèrentse taire et laisser-faire, quitte à être accusés ensuite de non-assistance à personne en danger, la fuite en avant de la pré-sence policière sera contre-productive, puisqu’elle apprendau contraire aux citoyens à ne se mêler de rien. Or, l’espacepublic doit se partager mais ne peut vivre sous plusieursrègles à la fois et surtout pas selon la loi du plus fort. Lescompagnies de transport peuvent en revanche favoriser l’in-tervention des passagers, leur rendre un pouvoir d’action,voire même favoriser l’auto organisation des habitués, pourassurer leur sécurité, dans des limites d’autant plus facilesà faire respecter que l’on forme ces usagers, qu’on s’appuie

202 203

L’autodéfense etla liberté individuelle

Les techniquesde surveillance, l’ilotage

Les collectifs deréinvention de règles

L’autorité des familles et de l’Etat

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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● Perte du sens de la transcendance, qui avait certes l’in-convénient de déposséder les humains de leur initiative enles laissant à la merci de forces qui les dépassaient mais quiavait en revanche l’avantage de fixer une limite à la toute-puissance qui s’est donné libre cours avec le modernisme.

Quêtes spirituelles et écologiePourtant, dans le même temps, la demande de spiritualitén’a fait que croître. Le supposé consumérisme n’a fait quecreuser un peu plus un «vide d’être» qui oblige à s’autodé-terminer mais qui entraîne dès lors à chercher des appuisdans des quêtes spirituelles de tous ordres. Les sectes proli-fèrent, l’ésotérisme fait la fortune des maisons d’édition, lessorcières se portent très bien dans les médias, les pèlerina-ges se remplissent même d’incroyants, les expériences spi-rituelles se vendent sur catalogues. De tout cela, on retientsouvent l’existence d’un nouveau marché, le capitalismeétant prêt à tout intégrer à ses principes marchands (onparle du «marché des religions»). Pourtant, il serait trop aiséde se débarrasser de la question ainsi posée en en faisant unnouvel avatar de l’idéologie dominante.Ainsi, l’écologie n’est pas pour rien dans le développementde cette recherche spirituelle : le sens de notre présence surterre fait partie de ses questionnements forts et la redécou-verte de cultures exotiques ou anciennes possédant d’autresphilosophies de la nature, n’ayant pas coupé avec le cosmoscomme nous avons prétendu le faire en bons modernes, cons-titue un thème associé très souvent à toute démarche éco-logiste. La nature des liens qui nous unissent à la nature, auxautres êtres, et à tout le cosmos n’est plus aussi certaine etla modestie propre à la posture écologiste amène assez faci-lement à reconnaître l’existence de forces qui nous dépas-sent. Tout ce qui a été mis de côté dans le modernisme, sortidu débat et considéré comme naturel, fatal ou secondaire,finit par faire retour. C’est la grande leçon de l’écologie et laprivatisation du spirituel n’échappe pas à cette règle: aujour-d’hui les débats de stratégie internationale comme de viequotidienne dans les quartiers ou dans les écoles sont enva-

Les religions

■ L’impossible refoulement des religionsIl est de tradition à gauche de ne jamais parler de religionsi ce n’est, en France, pour aussitôt brandir une réponsetoute prête, celle de la laïcité, républicaine de préférence.Pourtant, le malaise est persistant. Deux éléments au moinsy contribuent :

● les immigrations successives obligent à reprendre àchaque fois la question de l’éducation laïque car ellen’est pas aussi « naturelle » pour tous les immigrantset elle est de plus en contradiction avec la prétentionde certaines religions comme l’Islam de guider toutela vie publique.

● La convergence européenne se poursuit mais fait appa-raître alors la diversité des régimes publics des religionsentre les pays. La vie politique elle-même dans la plupartdes pays anglo-saxons mais aussi dans de nombreux payslatins ne cesse de faire référence, même sur un moderituel, à la religion, à Dieu ou à la foi selon les cas (les ser-ments prêtés sur la Bible en étant un exemple courant).

Bref, la laïcité n’est pas aussi naturelle que le voudraient lesdescendants français des Lumières et il n’est pas sûr qu’ellesoit une ressource aussi simple à manier pour traiter les façonsde faire société, en l’occurrence de faire Europe, en tenantcompte de la diversité culturelle qui la compose maintenant.Plus grave encore, l’effondrement de l’influence religieuseprend trois aspects simultanés :

● Perte de toute autorité morale pour les églises, malgréquelques sursauts du pape notamment et effacementprogressif de la figure du prêtre ou du pasteur commeréférence dans la vie quotidienne (par vieillissement etnon renouvellement notamment).

● Perte de culture religieuse, indispensable pour inter-préter l’histoire mais aussi le monde contemporain, lesconflits du Moyen-Orient, ou encore les monuments etœuvres artistiques (arts plastiques, musique, littérature,etc.) qui constituent notre patrimoine.

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gion comme en matière de sciences: tout ce qui permet d’or-ganiser du débat, de remettre sans cesse en discussion nospropres certitudes pour remettre à leur place les dimensionsspirituelles et religieuses mérite d’être repris. Et la laïcité peutêtre comprise comme étant même la création institutionnelled’un espace public détaché des traditions religieuses pourpermettre précisément le débat. Ce qui est en cause actuel-lement, c’est bien la sortie de cette posture défensive quigénère les réflexes inverses en face, parmi les tenants d’unereligion traditionnelle qui s’affiche partout et dans toutes lessphères de la vie publique et qui les régente.

■ Faire société avec nos croyancesLa tâche des écodémocrates consiste à créer les espaces insti-tutionnels pour faire revenir les religions et toute la spiri-tualité dans le débat public. Et non en surface. Il faut aucontraire exploiter toutes les réflexions que les grandes tra-ditions des commentaires du Talmud, celle des pères de l’é-glise, de la réforme ou des grands philosophes de l’Islam ontpu développer. Sans oublier toutes les questions radicalesque posent à notre mode de vie des traditions plus éloignéesdes pays européens comme le bouddhisme, sous ses formesdiverses, notamment le Tao comme le préconise T. Goldsmith.Il ne s’agit pas seulement de culture mais aussi de façons deposer les questions, de formes de connaissance qui ne se résu-ment jamais à la connaissance objective construite par lesscientifiques. Dans cette posture, les traditions sont remisesen débat et réappropriées, recomposées de multiples façonsmais en tous cas, jamais disqualifiées ou ignorées a priori. Deplus, nos sociétés européennes ont tissé des liens étroits avecdes civilisations fort éloignées des traditions du Livre et quiavaient toutes développées des spiritualités pour penser leurrelation au cosmos. Le colonialisme a tenté d’éradiquer cesformes de pensée classées comme «magiques ». Mais ellesn’ont jamais disparu, ni dans nos campagnes ni encore parmiles immigrés de toutes les générations. Nous faisons aujour-d’hui société avec les sorciers, les guérisseurs, les rites de cul-tures fort diverses, etc. et cela peut devenir une richesse.

207

his par les questions relevant apparemment de la religion ounécessitant au moins de reconnaître le fait religieux.

La boussole des religionsLa boussole écodémocrate permet de positionner assez aisé-ment les différents régimes de composition avec les religionset de voir à quoi s’oppose l’écodémocratie :

De cette disposition apparaît clairement la nécessité pour lesécodémocrates de sortir des stéréotypes d’une laïcité qui vise-rait à détacher les humains de leurs croyances, de leurs tra-ditions et à les mettre sous tutelle de la seule croyance quivaille, celle de la raison scientifique, celle que les scientistesvéhiculent. Ce qui ne veut pas dire perdre tous les avantagesde la laïcité dans son combat contre la tendance totalitaireet dogmatique de toute religion. Il en est en matière de reli-

206

La religion disparueou self-service :

modèle marchand ou séculier

La religion privée :modèle laïciste

Refaire société avec les croyances :

une autre façon de re-lier

La religion centre :modèle totalisant

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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ConclusionNe disait-on pas à une époque : « cours camarade, le vieuxmonde est derrière toi!». Quelle confiance, quel optimisme,quelle foi dans l’émancipation et dans le progrès et aussiquelle ignorance des fils qui nous tenaient à ce vieuxmonde ! Et aussi quelle urgence, quelle pression, qui per-mettaient de tout justifier, parce que l’histoire n’attendaitpas, parce qu’il fallait avancer coûte que coûte, et à n’im-porte quel prix. Aujourd’hui, camarade, il est temps de t’as-seoir et de comparer le vieux monde et le nouveau mondeque nous avons produit. Et d’imaginer le monde à venir, sinous continuons dans la même voie. Qui nous fait courir ?Qui nous a ainsi mis en roue libre, de la productivité, de laflexibilité, de la toute-puissance des pulsions, des individus-rois, des inégalités indifférentes, de la destruction annoncéede nos ressources communes?Le système? Le capitalisme? La mondialisation? Que peut-on y faire alors ? Quelle responsabilité de chacun ? Quelsennemis désigner? Quels leviers actionner? Nous sommes àla croisée des chemins encore une fois. La modernisation estdéfinitivement en panne comme projet, les solutions poli-tiques qui lui sont opposées sont celles d’un autre siècle. Lespolitiques feignent toujours d’être aux commandes et depouvoir continuer à moderniser, alors que le capitalismefinancier mène le bal dans le monde réel, les dépossède detous les leviers et fait régner la flexibilité générale quiconduit au relativisme sans monde commun possible. Lesopposants, hors politique instituée, prétendent revenir en

209

Tout cela ne doit pas conduire à un principe d’œcuménisme,encore moins de syncrétisme ou de tolérance (I. Stengers),méprisante au bout du compte par son refus d’être inter-rogé par l’autre. Ni à un relativisme qui mettrait toutes noscroyances sur le même plan. Laissé seul à lui-même face à cemarché des croyances, le citoyen contemporain ne sait plusà quel saint se vouer. Mais comme il ne dispose d’aucunespace de débat collectif non accaparé par une religion ouune autre et que le monde laïc évite souvent toute discus-sion de fond sur ces questions, il se retrouve désorienté, sui-vant dans le premier appel venu, retournant se protégerdans ses traditions, ou sombrant dans l’agnosticisme le plusprofond qui est plus souvent de l’indifférence.

Le travail des collectifs écodémocrates doit déboucher aussi surl’institution d’un régime de croyance qui dépasse les trois régi-mes que nous avons présentés et qui fournisse un cadre devie commune, où nous pouvons récupérer les traditions, la laï-cité et la quête personnelle comme éléments dynamiques decomposition de nos relations avec le cosmos, avec toutes lesdimensions de notre être et avec d’autres êtres que l’on ditinvisibles pour certains ou carrément inexistants pour d’autres.Les écodémocrates ne doivent pas se contenter de préconiserune laïcité ouverte et d’organiser les cadres du débat publicdans un nouveau régime des croyances. Comme pour la scien-ce ou la technique, la famille ou la sexualité, la question socia-le ou l’organisation du pouvoir dans les entreprises, ilsdoivent prendre le risque d’entrer dans le débat interne àchacune de ces religions, de reconnaître leurs particularités,de repérer leurs lignes de clivage spécifiques et de proposerde vraies stratégies politiques au sein même de ces organi-sations. La bataille contre les fondamentalismes ne se mènepas de l’extérieur sur la base d’une laïcité horrifiée devanttant d’obscurantisme. Elle se gagne par des alliés présents ausein même de ces institutions, par la formulation de pistespolitiques crédibles avec les membres de ces églises eux-mêmes, en solidarité avec les message traditionnels qui don-nent des bases à la construction d’un monde commun.

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consommateurs. Il n’existe aucun espoir de sortie de ce cer-cle infernal sans la mise en mouvement des collectifs quiapprennent ensemble à sortir de la peur, à reprendreconfiance pour refuser toute prise en charge infantilisantepar les politiques, à accepter le débat pour gérer ensembleles incertitudes sur les attachements qui nous constituent,en d’autres mots, à débattre démocratiquement de nos soli-darités. Oui, les politiques doivent se mettre en danger maissans peur, avec ces collectifs, en les soutenant et en se met-tant à leur écoute, en les contredisant aussi quand c’estnécessaire. Mais cette société du risque là ne génère plusde peur mais du débat. Oui, les politiques risquent de per-dre leurs postes, mais c’est déjà ce qui leur arrive, à tour derôle, tant les frustrations et l’indifférence grandissent. Non,on ne sait pas par avance ce que peut un collectif, mais onsait les conséquences de l’incroyable prétention des maîtresdu monde, élus ou réels.L’écodémocratie permet de reprendre un double héritage,celui de la social-démocratie et celui de l’écologie politique,pour en faire un projet européen au-delà des peurs et desreplis. Rien n’est gagné sur ce plan et le travail à fournir pourla prise de pouvoir (et de responsabilité) de ces collectifs estconsidérable, tant les habitudes des partis et la fragmenta-tion produite par le capitalisme financier ont créé un climatde décroyance générale en la politique. En construisant unenouvelle citoyenneté européenne, qui assume ses attache-ments et l’incertitude à la fois, nous relançons une nouvel-le fois l’utopie démocratique, celle qui est encore la plusprudente de toutes.

211

arrière ou attendent encore un grand soir, révolutionnaireou réactionnaire, dans une explosion aussi violente qu’im-puissante, que préfigurent des manifestations condamnéesà être toujours plus spectaculaires.La masse des électeurs, face à cette étrange théâtre d’om-bres hors du temps, ne se préoccupe plus que de sa survie,juge dérisoire ses droits de vote et sa participation, et secontente de préserver quelques moments de bonheur tou-jours plus privés. Ne l’oublions pas, les abstentionnistes detous les pays ne s’unissent guère mais ils finissent pourtant,en faisant masse, par réduire la politique à une mascaradequi fait des «guignols» le seul espace public crédible.L’écodémocratie fait le pari que ce mouvement de retraitn’est qu’un mouvement de dépit, vis-à-vis des politiquesinstituées qui tournent sur elles-mêmes, et vis-à-vis descontestataires qui repoussent toujours l’ennemi plus loin(plus puissant, plus occulte). Cette déception ne peut pasêtre traitée comme une demande de prise en charge ou desécurité, comme un appel à de superpolitiques qui repren-draient enfin la maîtrise qu’ils avaient annoncé pendanttout le modernisme. Au contraire, toutes ces prétentions, cesgrands sauveurs, ces grands soirs et ces tables rases ne fontplus rêver personne, ils font même plutôt peur après tou-tes les expériences du XXeme siècle.Pourtant, la revendication de prise en mains de son sortreste présente, elle se manifeste à tout moment, sur desthèmes apparemment mineurs parfois ou au contraire surde grands élans de solidarité. C’est sur elle que l’on doits’appuyer pour faire vivre tous les collectifs. La prise de pou-voir institutionnel n’est durable que si elle est appuyée surces collectifs. C’est ce qu’avaient compris aussi bien la social-démocratie que les bolcheviques mais ils ont su figer ouinstrumentaliser ces collectifs lorsque leur pouvoir émer-gent risquait de remettre en cause la stabilité des repré-sentants élus.C’est bien la clé de cette réinvention institutionnelle : la peurdes élus de perdre leur place fait écho à la peur générali-sée de l’incertitude dans des populations émiettées en

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La boussole du temps

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ANNEXE

Quelques boussoles sommaires

La vertu créative de la boussole écodémocrate se voit rapi-dement lorsqu’on tente de l’appliquer à tous les thèmes.Voici quelques unes de ces élaborations sommaires, trop lon-gues à expliquer ici ou trop spécialisées: il n’est pas étonnantqu’elles donnent lieu à débat car l’objectif est de sortir dessentiers battus de la gauche, de reprendre prise sur notremonde avec un projet, mais avec un projet collectif qui doitcomposer le monde avec des solutions toujours à inventer.Pour chaque thème, cette première approche doit aider à sedécaler des solutions établies et à penser ce que l’on oubliesouvent et notamment la réintroduction des pouvoirs descollectifs. Mais cela suppose, pour être cohérent, que cespositions soient elles mêmes élaborées dans ces collectifs,qu’ils composent leur propre boussole. Ils verront alors quechacune des positions écodémocrates déclarées ici mérite ànouveau d’être reprise, d’être recomposée avec les autrespositions que l’on ne peut ignorer ou vouloir faire disparaî-tre. Pour chacun des choix, toujours plus fin et adapté au ter-rain, il est possible de redessiner de nouvelles boussoles,dans un mouvement que l’on pourrait dire fractal, qui ali-mente en fait en permanence le débat.

212

Temps instantané :l’évènement

Temps linéaire orienté :le progrès

Temps réversible :l’expérience

Temps cyclique :la tradition

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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La boussole du traitement de l’exclusion

215

La boussole des sphères d’action

214

L’opinion : médias etcapitalisme financier

L’industrie

Les collectifsapprenants et

délibérants : la sociétécivile et civique

La tradition, la famille

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

La chance libérale pourtous (chacun pour soi)

L’intégrationrépublicaine

La discriminationpositive, les pouvoirs

collectifs descommunautés civiques

Le communautarisme

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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La boussole du travail

217

La boussole des formes démocratiques

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Démocratie directeMédias et opinion

Démocratietechnocratique

Grands corps et experts

Démocratieparticipative

Projets et médiateurs

DémocratiereprésentativePartis et élus

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

Les travailleursindépendants,

l’actionnaire

Travail salariéétendu à toutes

les contributions

Le coopérateurfournisseur de

contributions de tous types : le travail civil

Obligationsdomestiques etdépendancestraditionnelles

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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La boussole de l’organisation économique

219

La boussole de la prostitution

Développée dans Cosmopolitiques n°4, Ce sexe qui nousdépasse, éditions de L’Aube, 2003.

218

Le réglementarismemoderne (les travailleurs

du sexe)

L’abolitionnisme

Les collectifsde soutien, les services

sexuels coopératifs

Le prohibitionnismemoral et le

réglementarisme traditionnel (maisons

closes)

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

Dérégulation générale,concurrence «pure »

Cadre conventionnelfixé par l’Etat et exploité

par les monopoles

Coordinationet composition

des organisationsde marché

Régime implicitede la confiance :logique locale

Incertitude

Détachement

Certitudes

Attachements

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FOUCAULT, Michel.- Surveiller et punir. Naissance dela prison, Paris : Gallimard, 1975.GAGNEPAIN, Jean.- Leçons d’introduction à la théorie de la médiation, Anthropo-logiques n° 5, Coll. BCILL,Louvain-la-Neuve : Peeters, 1994.GIDDENS, Anthony et Tony BLAIR.- La troisième voie.Le renouveau de la social-démocratie, Paris : Le Seuil, 2002.GUATTARI, Felix.- Les trois écologies, Paris : Galilée, 1989.LATOUR, Bruno.- L’espoir de Pandore. Pour une version réaliste de l’activité scientifique, Paris : la Découverte, 2001.LATOUR, Bruno Nous n'avons jamais été modernes. Essai d'anthropologie symétrique, Paris : La découverte, 1992LATOUR, Bruno.- Petite réflexion sur le culte modernedes dieux faitiches, Paris : Les empêcheurs de penser en rond, 1996.LATOUR, Bruno.- Politiques de la nature. Comment faire entrer les sciences en démocratie, Paris : La Découverte, 1999.LATOUR, Bruno.- La fabrique du droit, Paris :La Découverte, 2003.LESSIG Lawrence.- Code and other laws in cyberspace,Basic Books, 1999.LIVET, Pierre.- La communauté virtuelle. Action etcommunication, Combas : L’éclat, 1994.MAUSS, Marcel.- «Essai sur le don», Sociologie etAnthropologie, Paris : PUF, 1950.MENDEL, Gérard.- Une histoire de l’autorité, permanenceset variations, Paris : La Découverte, 2002MORIN, Edgar.- Penser l’Europe, Paris : Gallimard, 1987.NEVEU, Eric,- Sociologie des mouvements sociaux, Paris :La Découverte, 1996, 2002.ORLEAN, André (dir.).- Analyse économique des conventions, Paris : PUF, 1994.OURY, Jean.- Psychiatrie et psychothérapie institutionnelle,Paris : Champ Social.PIGNARRE, Philippe.- Puissance des psychotropes, pouvoir des patients, Paris : Puf, 1999.Recherches( revue du CERFI), n°21 : Histoires de La Borde, 1973.

221

RéférencesQuelques lectures qui ont servi à cet ouvrage (uniquementcelles des auteurs cités car il ne s’agit pas ici de la versionsavante de cette boussole).

ARISTOTE.- La politique, Paris : Vrin, 1989.ATTALI, Jacques. - Europe (s), Paris : Le livre de Poche, 2002.BECK, Ulrich. -La société du risque, Paris : Aubier, 2002.BECK, Ulrich. -The brave new world of work, Cambridge: Polity Press, 2000.BECK, Ulrich. -The reinvention of politics, Cambridge: Polity Press, 1997.BOLTANSKI, Luc et Eve CHIAPELLO.- Le nouvel esprit ducapitalisme, Paris /Gallimard (NRF), 1999.BOLTANSKI, Luc, Laurent THEVENOT.- De la justification.Les économies de la grandeur, Paris : Gallimard (NRF),485 p., 1991.CALLON, Michel, Pierre LASCOUMES et Yannick BARTHE.-Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Paris : Le Seuil, 2001.CHAMPAGNE, Patrick.- Faire l’opinion, le nouveau jeupolitique, Paris : Editions de Minuit, 1990.COPPEL, Anne.- Peut-on civiliser les drogues? De la guerre àla drogue à la réduction des risques. La Découverte, 2002.DONZELOT, Jacques, Faire société. La politique de la ville auxEtats-Unis et en France, Paris : Le Seuil, 2003.DUPUY, Jean-Pierre.- Pour un catastrophisme éclairé.Quand l’impossible est certain, Paris : Le Seuil, 2002.EHRENBERG, Alain.- La fatigue d’être soi. Dépressionet société, Paris : Odile Jacob, 1998.

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RIFKIN, Jeremy.- L’économie hydrogène. Après la findu pétrole, la nouvelle révolution économique, Paris :La Découverte, 2000.SALAS, Denis.- Le tiers pouvoir, Paris : Hachette, 1998SLOTERDIJK, Peter.- Si l’europe s’éveille, Paris : Mille et unenuits, 2003.SLOTERDIJK, Peter.- Critique de la raison cynique, Paris :Christian Bourgeois, 1987STENGERS, Isabelle, Cosmopolitiques, Paris : La Découver-te /Les empêcheurs de penser en rond, 1996-1997 (7 tomes)THIESSE, A. M.- La création des identités nationales. Euro-pe XVIIIe- XX siècle, Paris : Le Seuil, 1999.TODD, Emmanuel.- Après l’Empire. Essai sur la décomposi-tion du système américain, Paris : Gallimard, 2002.WALZER, Michael.- Sphères de justice. Une défense dupluralisme et de l’égalité, Paris : Le Seuil, 1997 (1ere édition).

Note

1 C’est pourquoi nous pourrions reprendre les expressions deU. Beck parlant de « seconde modernisation » ou de«modernisation réflexive» comme cadre de l’action contem-poraine pour dépasser le scientisme. Mais on sait que sansrupture dans les termes, les mentalités restent prises dans lesschémas anciens, comme c’est le cas pour le développementdurable qui permet aux productivistes de ne retenir que lavolonté de faire durer leur modèle de développement!

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