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Juin 2017 – Numéro : 471 – Prix : 10,00 3 – ISSN 1956-922X dossier Le Moyen-Orient après les révolutions arabes Le Moyen-Orient après les révolutions arabes

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Le Moyen-Orient après les révolutions arabes

Le Moyen-Orient après les révolutions arabes

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226, boulevard Saint-Germain – 75007 Paris Tél. : 01 45 44 49 50 – Fax : 01 45 44 02 12 site : http://www.aaeena.fr Mél : [email protected]

Directeur de la publication : Daniel Keller

Directeur de la rédaction : Karim Émile Bitar

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Conseiller de la rédaction : François Broche

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Comité de rédaction : Isabelle Antoine, André Autrand, Didier Bellier-Ganière, Jean-Marc Châtaigner, Robert Chelle, Jean-François Court, Frédéric Dieu, Bernard Dujardin, Patrick Gautrat, Serge Gouès, Isabelle Gougenheim, Vincent Guitton, Benoît Legrand, Julien Neutres, Claude Revel, Arnaud Roffignon, Jean-Charles Savignac, Didier Serrat, Maxime Tandonnet, Laurence Toussaint.

Conseil d’administration de l’association des anciens élèves de l’école nationale d’administration :

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© 2003 L’ENA Hors les murs

N° de commission paritaire : 0419 G 84728/ISSN 1956-922X Prix : 10,00 €

Si vous désirez vous abonner à L’ENA Hors les murs, voir les bulletins d’abonnement pages 7 et 42

Abonnement normal : 70,00 €

Anciens élèves : 35,00 €

Étranger : 100,00 €

« C’est que nous avons, à la vérité, renversé toutes les tyrannies, sauf une seule, la plus dure : la tyrannie des préjugés »Charles Benoist – 1893

sommaireJuin 2017 – Numéro 471– 10 €

« Abstraction calligraphique »Christophe Badani Typographe, [email protected]

Le Moyen-Orient après les révolutions arabes

2 Le Moyen-Orient après les révolutions arabes Karim Emile Bitar 5 La violence religieuse comme conséquence de la globalisation Olivier Roy 8 Le rôle de la France au Moyen-Orient Joseph Maïla 10 L’islamisme après le printemps arabe – Premières leçons des contre révolutions François Burgat 14 Le printemps arabe, prolongement d’une décolonisation ratée Bertrand Badie 16 Strategic Implications of Global and Regional Power Dynamics Carole Alsharabati and Jacek Kugler 21 L’État islamique est une entité éminemment postmoderne Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou 24 Politique étrangère au Proche-Orient après les printemps arabes : l’introuvable ligne diplomatique Frédéric Charillon 26 Arabie Saoudite : le wahhabisme à l’heure du changement Stéphane Lacroix 28 Réflexions sur la contre-révolution en Tunisie Nadia Marzouki 30 The Intervention in Libya and its Consequences Tarek Mitri 32 Libye : De l’effondrement de l’État au chaos milicien Quelques pistes pour une sortie de la crise Rafaâ Tabib 35 Choléra, famine, crimes de guerre : la crise humanitaire au Yémen Laurent Bonnefoy 37 Le « printemps arabe » : la résilience du régime koweïtien malgré les crises récurrentes Carine Lahoud Tatar 39 La Turquie à l’épreuve des révolutions arabes Jana Jabbour 43 Réflexions sur la « doctrine Obama » et la politique étrangère des Etats-Unis Karim Emile Bitar 46 De la volonté de remodelage du Moyen-Orient au détournement des révolutions arabes Georges Corm

enaassociation 49 Droit de réponse Juan Manuel Gomez-Robledo 49 Cherche bénévoles actifs spécialistes de la communication 50 PV du CA du 26 avril 2017 53 Promotion Montesquieu au Sénat François Leblond 54 Diner-débat d’Agorena : L’efficacité de l’action publique en question 56 Ena dans la presse 58 Carnet

Temps libre 62 Mélomanie Arnaud Roffignon et Christophe Jouannard 69 La boîte à livres Robert Chelle

Prochain dossier : Terrorisme et guerre contre le terrorisme

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Par Karim Emile BitarCyrano de Bergerac 1999

Aucune puissance internationale ou régionale n’avait prévu l’onde de choc

des révolutions arabes. Toutes ont été prises de court et ont, pour la plupart d’entre elles, accueilli ces bouleversements avec une grande méfiance. Au-delà des propos de circonstance qui ont pu être tenus ici ou là pour saluer l’aspiration des peuples arabes à la liberté, à la démocratie et à la dignité, c’est la crainte qui fut le sentiment dominant. Ces révolutions ont dérangé parce qu’elles constituèrent une véritable rupture épistémologique, en ce sens qu’elles sont venues rendre caduques et obsolètes les grilles de lecture jusque-là prédominantes. En s’appuyant, du moins dans leurs phases initiales, sur des valeurs humanistes et universelles, en démontrant qu’il n’existait pas d’« exception arabe » et que l’aspiration démocratique ne s’arrêtait pas aux frontières de l’« Orient mystérieux », les révolutions arabes ont jeté le discrédit sur les clichés éculés qui servaient d’épine dorsale aux politiques de puissance (machtpolitik) menées depuis deux siècles, plus précisément depuis l’expédition d’Égypte de Bonaparte en 1798. En mettant à bas les hypothèses culturalistes, elles ont jeté une lumière crue

sur la dichotomie entre les discours et les actes des différentes puissances au Moyen-Orient. En effet, à partir du moment où ces révolutions se sont faites autour de slogans universalistes et autour de valeurs que ne pourrait renier un citoyen européen ou américain, il devenait difficile aux dirigeants occidentaux de resservir les vieux discours sur une supposée prédisposition arabe ou appétence envers l’autoritarisme qui expliquerait ou légitimerait le soutien que les gouvernements occidentaux ont si longtemps accordé à nombre d’autocrates moyen-orientaux. Dès lors, chaque puissance s’est efforcée de préserver ses intérêts et de « sauver les meubles ». Comme l’écrivit le Financial Times sous la plume de Philip Stephens1, « Le Moyen-Orient est un cimetière pour les politiques étrangères éthiques.» Tout comme les États-Unis, l’Europe, la Russie et les puissances régionales ont, elles aussi, peiné à trouver leurs marques après ce grand chambardement. On se souviendra longtemps des atermoiements et de la frilosité de l’Europe vis-à-vis de la révolution tunisienne, de l’intransigeance et de l’entêtement de la Russie en Syrie, des revirements de la diplomatie turque,

des positions maximalistes de certaines puissances du Golfe… Craignant de se faire damer le pion par d’autres grandes puissances ou par des puissances moyennes plus dynamiques, anxieuses à l’idée de perdre certains de leurs « États-clients » alors que d’autres protègeraient les leurs, n’ayant pas véritablement le temps de remiser au placard leurs vieilles grilles de lecture et de chercher des voies nouvelles pour préserver leurs vieux intérêts, les grandes puissances ont semblé tarder à comprendre ce qu’étaient les révolutions arabes, et se sont échinés à défendre leurs alliés jusqu’au bout. Les États-Unis n’ont lâché Moubarak que lorsqu’il est vraiment apparu que ce dernier était carbonisé. Quelques jours à peine avant sa chute, Hillary Clinton en appelait à un retour à l’ordre et un envoyé américain, Frank Wisner, considérait que Moubarak devait rester au pouvoir. Le soutien de la Russie à Bachar Al-Assad fut encore plus affirmé et se poursuit encore, nonobstant l’ampleur de la tragédie syrienne et ses centaines de milliers de morts. Chaque grande puissance a semblé déployer son énergie à assurer la survie de ses affidés, sans qu’aucune d’entre elles ne prenne véritablement la mesure de ce qui était en

Le Moyen-Orient aprés les révolutions arabesLe Moyen-Orient aprés les révolutions arabes

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train de se passer. Car ce qui se déroulait n’était pas uniquement la contestation de pouvoirs autoritaires et vieillissants, mais bel et bien une révolution politique, sociale, anthropologique et épistémologique.

Triomphe (provisoire ?) de la contre-révolutionLe jeu des puissances, cumulé aux nombreux problèmes endogènes dont souffre la région suite à des décennies de mauvaise gestion ayant entraîné la faillite stucturelle des États post-coloniaux, ont fait que les espoirs de 2011 ont vite cédé la place à une descente aux enfers de plusieurs pays (Libye, Syrie, Irak, Yémen…) et à une puissante vague de fond contre-révolutionnaire. Il ne faut pas pour autant penser que le triomphe de la contre-révolution est définitif.Rappelons-nous en effet qu’après l’effervescence révolutionnaire de mai 68 en France, la contre-révolution a semblé avoir pris le dessus dès le mois de juin 68, à la faveur de la gigantesque manifestation des Champs Elysées et de la victoire électorale en raz de marée des conservateurs. On aurait pu croire que la page avait été tournée. Et pourtant, moins de dix années plus tard, les idées et valeurs de mai 68 étaient en passe de devenir quasiment hégémoniques au sein de vastes franges de la société française, ce qui a largement contribué à l’élection de François Mitterrand à la présidence de la République en mai 1981. Même si le contexte politique et les circonstances du moment peuvent sembler extrêmement différents, il n’est pas exclu de voir resurgir, après la phase contre-révolutionnaire par laquelle passe aujourd’hui la région Afrique du Nord Moyen-Orient, les idées libérales et progressistes qui avaient été portées par les initiateurs des mouvements de contestation, initialement pacifiques et spontanés, qui ont marqué l’année 2011 dans de nombreux pays de la région, et notamment en Tunisie et en Égypte. Les nouvelles générations arabes, déterminées à faire entendre leur voix et à rompre avec la dualité « autoritarismes laïcs vs islamisme radical » n’ont pas soudainement disparu. Certes, elles sont aujourd’hui réduites au silence et marginalisées. Le caractère acéphale, sans leader, des révolutions arabes de 2011 avait dans un premier temps été salué comme permettant de sortir enfin du règne

des « hommes à poigne » (supposément « héros de guerre » ou combattants anti-coloniaux) et de sortir de la recherche des « hommes providentiels ». Le monde arabe avait ainsi l’occasion de rompre avec ce que Raoul Girardet2 avait appelé « le mythe du sauveur » . Mais dans un deuxième temps, l’absence de leadership s’est transformée en lourd handicap3 et a empêché la jeunesse en révolte de transformer l’essai. D’autant plus qu’à l’absence de leader s’est ajoutée chez les progressistes un manque flagrant d’organisation et de sources de financement, alors même que certains courants islamistes avaient accès à de considérables mannes financières en provenance des monarchies du Golfe. La marginalisation des courants libéraux et progressistes est donc plus la conséquence de ces facteurs-là que d’une défaite idéologique ou d’une trop grande minceur de leurs troupes. Ce qui signifie que la page n’est pas encore tournée, que la vague contre-révolutionnaire pourrait finir par se résorber et que les batailles idéologiques des années qui viennent seront fondamentales.

De la « guerre froide arabe » (Malcom Kerr) à la « nouvelle guerre froide moyen-orientale » (F. Gregory Gause III) : changements et continuitésDans un ouvrage devenu célèbre4, Malcolm Kerr, politologue américain né à Beyrouth en 1931 et assassiné à Beyrouth en 1984, avait retracé le contexte et les déclinaisons de ce qu’il avait baptisé la « guerre froide arabe », laquelle avait opposé l’Égypte de Nasser aux monarchies traditionnalistes du Golfe dans les années 1950 et 1960. Dans cette guerre froide arabe, 1956 avait été l’année du grand bouleversement. La France du socialiste Guy Mollet s’était engagée aux côtés des Britanniques et des Israéliens dans l’Opération Kadesh, plus connue sous le nom d’expédition de Suez, afin de mettre au pas celui que la presse française et britannique présentait comme un « Hitler du Nil ». Cette agression tripartite contre l’Égypte allait rapidement tourner au désastre puisque cette tentative des anciennes puissances coloniales européennes de reprendre pied au Moyen-Orient allait vite aboutir à mettre au contraire un terme définitif à l’ère de l’influence européenne dans la région. En effet, les deux supergrands, l’Amérique

d’Eisenhower et l’Union soviétique de Nikita Khroutchev frapperont du poing sur la table, contraindront la Grande-Bretagne, la France et Israël à cesser cette agression, qui aura finalement permis de renforcer considérablement l’aura et le prestige de Nasser dans l’ensemble du monde arabe et du tiers-monde, ainsi que son contrôle sur l’Égypte. Les Saoudiens vouaient au raïs égyptien une hostilité encore plus vive que celle des britanniques, ils mèneront contre le nassérisme de violentes campagnes de presse, lesquelles se poursuivront après la mort de Nasser, sans pour autant entamer la popularité de ce dernier. Les années 1960 furent profondément marquées par cette rivalité. Avant la défaite égyptienne de 1967, disait Malcolm Kerr, la politique dans le monde arabe était beaucoup plus divertissante, précisément en raison des divergences idéologiques et des affrontements culturels entre les deux camps. Pour Kerr, après la guerre des six jours de 1967, « il ne pouvait plus y avoir de compétition arabe pour le prestige puisque tout prestige avait disparu. » Quarante ans après, nous sommes en présence d’une nouvelle guerre froide, non plus uniquement arabe, mais moyen-orientale, puisqu’elle implique désormais l’Iran. Alors que les affrontements des années 1950-1970 opposaient deux camps arabes sunnites, l’un réactionnaire, religieux, et aligné géopolitiquement sur les États-Unis, l’autre révolutionnaire, laïc, anti-impérialiste et socialisant, la nouvelle guerre froide moyen-orientale oppose le premier camp, qui conserve les mêmes caractéristiques à un autre camp également « anti-impérialiste », mais représenté par la principale puissance chiite, l’Iran, République islamique. Comme le rappelle Fawaz Gerges5, cette nouvelle guerre froide entre les deux grands pays de la région ne porte pas sur des questions identitaires ou idéologiques, mais plutôt sur les intérêts, le pouvoir, la suprématie 1 - Philip Stephens, “Oil, blood and the West’s Double Standards”, Financial Times, 31 mai 2012.2 - Raoul Girardet, Mythes et mythologies politiques, collection L’univers historique, Seuil, 1986.3 - La décision du prix Nobel Mohammed El Baradei de ne pas se présenter à l’élection présidentielle égyptienne fut à cet égard un tournant, car beaucoup d’intellectuels avaient vu en lui un homme susceptible de fédérer les énergies tout en incarnant un nouveau style de leadership non autoritaire. Le fait qu’il ait lui-même pris acte de l’impossibilité de « faire de la politique autrement » a déçu ses supporters et accéléré le désenchantement des réformistes égyptiens. 4 - Malcolm Kerr, The Arab Cold War: Gamal Abd al-Nasir and his Rivals, 1958-1970, Oxford University Press, 1971.5 - Fawaz A. Gerges, interview par Jane Kirkpatrick, E-International Relations, e-ir.info, 3 août 2015.

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régionale. Ce qui ne l’empêche pas de prendre, par la force des choses, une connotation fortement communautarisée, d’autant plus que la guerre d’Irak de 2003 a fait renaître, à la faveur de la montée en puissance de la communauté chiite irakienne, le spectre d’une grande fitna entre sunnites et chiites. Mais au-delà des apparences d’une rivalité ancestrale qui resurgit, les événements des dernières années ne peuvent être compris par la simple grille de lecture de l’hostilité entre sunnites et chiites. Dans un rapport6

du Brookings Doha Center, dont le titre fait écho à l’ouvrage de Malcolm Kerr, F. Gregory Gause III souligne à juste titre que nous sommes au cœur d’une nouvelle guerre froide moyen-orientale, d’une rivalité géopolitique classique entre deux puissances ayant des ambitions contradictoires sur plusieurs terrains régionaux, et que se déroule parallèlement une virulente guerre froide intra-sunnite, (opposant l’Arabie Saoudite à la mouvance des Frères musulmans), élément important venant nuancer considérablement les lectures faisant de la rivalité sunnite chiite une clé explicative universelle des bouleversements régionaux.

Après les grandes tempêtes idéologiquesLe philosophe Isaiah Berlin a soutenu7 que le vingtième siècle avait été d’abord et surtout le

siècle des « grandes tempêtes idéologiques » qui ont « affecté la vie de l’humanité entière ». Il évoquait « la révolution russe et ses suites, les totalitarismes de droite et de gauche, l’explosion du nationalisme, du racisme et de l’intolérance religieuse », et Berlin rappelait qu’aucun des grands penseurs du XIXe siècle n’avait prévu cela. En occident, l’effondrement du mur de Berlin en 1989 a mis un terme à ces grandes tempêtes idéologiques et quelles que soient les critiques qui puissent être adressées à Francis Fukuyama, la thèse selon laquelle la démocratie libérale n’est plus véritablement contestée en occident est une thèse globalement juste. Au Moyen-Orient, en revanche, nulle « fin de l’histoire » à l’horizon, il n’y a toujours pas de consensus sur la façon de gérer le pacte social, sur le degré de libéralisme à accepter, sur la question des mœurs, sur la question des droits des femmes, des minorités religieuses et sur bien d’autres sujets. La bataille des idées n’est pas encore tranchée, les combats idéologiques se poursuivront, avec un problème supplémentaire : la plupart des idéologies qui avaient prospéré dans cette partie du monde depuis un demi-siècle sont aujourd’hui largement discréditées. Le djihadisme semble être devenu, selon l’expression d’Olivier Roy, « la dernière cause sur le marché ». Les grandes tempêtes idéologiques sont d’autant plus dangereuses

en période de vide politique, moral et institutionnel. Pour toutes ces raisons, un Arabe d’aujourd’hui ne peut que se retrouver dans le livre de Stefan Zweig, Le Monde d’hier, souvenirs d’un Européen, dans lequel l’écrivain autrichien exilé au Brésil écrit : « J’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison (…) Tous les chevaux livides de l’apocalypse se sont rués à travers mon existence, la révolution et la famine, l’avilissement de la monnaie et la terreur, les épidémies et l’émigration. J’ai vu croître sous nos yeux et se répandre parmi les masses les grandes idéologies, le fascisme en Italie, le national-socialisme en Allemagne, le bolchévisme en Russie et avant tout cette pestilence des pestilences, le nationalisme, qui a empoisonné la fleur de notre culture européenne. Il m’a fallu être le témoin impuissant et sans défense de cet inimaginable retour de l’humanité à un état de barbarie que l’on croyait depuis longtemps oublié, avec ses dogmes et son programme anti-humains consciemment élaborés.» ■

Notre comité de rédaction ayant décidé, pour des raisons liées à l’actualité politique, de repousser de quelques mois la publication du numéro initialement prévu ce mois-ci sur

« La France en mouvement », nous lui avons substitué ce dossier sur « Le Moyen-Orient après les révolutions arabes. » Ce dossier qui rassemble certains des plus éminents spécialistes de la région, reprend quelques thématiques ayant été développées lors de deux colloques récents. La majeure partie des contributeurs avait participé au colloque organisé en avril dernier par l’Institut des Sciences Politiques de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, intitulé « Les relations internationales après les révolutions arabes ». Les contributions de Stéphane Lacroix et Rafaa Tabib sont quant à elles tirées d’un colloque organisé par l’Institut de recherche pour le développement (IRD) dont le directeur général délégué est notre camarade Jean-Marc Châtaigner. Nous remercions ces deux institutions et nous remercions également les contributeurs et éditeurs qui nous ont autorisés à reprendre certaines « bonnes feuilles » d’ouvrages récents, ainsi que le quotidien libanais d’expression française, L’Orient-Le Jour, partenaire du colloque de l’USJ, qui nous a autorisé à reproduire quelques entretiens conduits en marge du colloque. Ces entretiens ont été relus, mis à jour et validés par les personnes concernées.

6 - F. Gregory Gause III, Beyond Sectarianism: The New Middle East Cold War, Brookings Doha Center Analysis Paper, Number 11, juillet 2014.7 - Isaiah Berlin, « On the pursuit of the Ideal », discours prononcé lors de la remise du prix international du sénateur Giovanni Agnelli, reproduit dans la New York Review of Books du 17 mars 1988.

En marge du colloque de l’USJ, de gauche à droite : Mohammad-Mahmoud Ould

Mohamedou, Nadia Marzouki, François Burgat, Olivier Roy, Karim Bitar, Laurent Bonnefoy

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Quand on associe violence et religion, on mélange deux types de conflits : ceux

qui portent sur l’identité et ceux qui portent sur la croyance. Les conflits irlandais, balkaniques, chypriotes, israélo-palestiniens etc., sont des conflits identitaires, où la religion sert seulement de marqueur ethnico-national. On peut être catholique irlandais et athée, Israélien et laïque, Palestinien, chrétien et communiste en même temps. Le marqueur religieux est un héritage de l’histoire, il peut bien sûr prendre une dimension purement culturelle (cuisine, musique, langue), il peut être mobilisé par la propagande (appel à la solidarité des coreligionnaires dans le monde), il peut même être réactivé par des pratiques religieuses ostentatoires (funérailles, pèlerinages, bénédictions, prières publiques etc.), mais, en son essence, il ne marque aucune transcendance, aucune foi, aucune croyance. Le marqueur religieux ici est seulement un marqueur identitaire, même si bien sûr on ne peut pas exclure qu’un certain nombre de membres de cette communauté soient aussi des croyants. C’est pourquoi dans ces conflits les autorités religieuses sont mal à l’aise : elles sont otages d’une dynamique ethnique ou nationaliste (qu’elles peuvent approuver par ailleurs), et elles ont peu de prise sur les vraies raisons du conflit. Tout ou plus peuvent-elles tenter de préserver l’autonomie du religieux en refusant d’endosser la violence des militants qui se réclament de cette identité (par exemple l’Église irlandaise face à l’Ira) et proposer éventuellement des missions de bons-offices. Mais il n’y a pas de réponse proprement religieuse à ce type de conflits identitaires, tout ou plus un positionnement pour la paix et le dialogue.

La violence religieuse comme

conséquence de la globalisation

Par Olivier RoyProfesseur à l’Institut universitaire européen de Florence

Violence et croyanceLa deuxième catégorie, celle qui nous intéresse ici, est celle où la violence est liée directement à l’expression de la croyance. Bien sûr la violence ici peut ne pas prendre de formes sanglantes, sans cesser d’être violence. Elle peut être djihad, pogrom, attentat, assassinat, mais elle peut aussi prendre la forme de manifestations, de pressions, de censure, d’expressions diverses de la haine et du rejet. Il s’agit ici d’une demande de suppression d’un autre ou de son opinion, que ce soit sur le mode physique ou symbolique. En ce sens, l’interdiction d’ériger des minarets en Suisse est aussi une violence. Les formes les plus extrêmes sont bien connues : la loi sur le blasphème au Pakistan et sur l’apostasie au Soudan légitiment de fait des meurtres de chrétiens. L’assassinat de médecins pratiquant l’avortement aux États-Unis, le meurtre de missionnaires chrétiens par des fanatiques hindouistes en Inde, les attentats contre les chi’ites au Pakistan entrent dans cette catégorie.La violence liée à la foi est aussi ancienne que les religions : la volonté d’éradiquer les traces de paganisme, voire le païen lui-même, ou bien l’hérétique et le blasphémateur, s’est toujours trouvée dans les grandes religions, en particulier monothéistes.Mais cette violence liée à la croyance me semble relever, dans ses manifestations actuelles, d’une catégorie différente : c’est une violence de peur et non pas de conquête. Elle ne vise pas à forcer la conversion, mais justement à empêcher la conversion ; elle ne vise pas à faire entrer l’autre dans la foi, mais à empêcher que l’on touche à sa propre foi personnelle. Si nous observons de plus près les occasions et les événements qui déclenchent cette violence, ils relèvent le

Il faut penser les sociétés, et pas seulement au Moyen-Orient, non comme des agrégats de communautés religieuses ou ethniques, mais comme des sociétés de citoyens. Il faut sortir du discours de la défense des minorités menacées pour mettre en avant un projet commun de société.

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plus souvent de trois catégories. La première est la catégorie des « blasphèmes », de l’affaire Rushdie aux manifestations contre l’œuvre intitulée « PissChrist » ; ensuite il y a les violences autour des conversions et de l’apostasie ; et enfin il y a les violences autour des « valeurs » dites non négociables (avortement, mariage de même sexe). Tantôt l’ennemi est l’autre religion, tantôt le monde séculier et sa culture profane. Si bien que la violence peut opposer les religions entre elles, ou au contraire susciter une coalition de religieux contre la culture profane. Ces trois catégories ont un point en commun : la communauté des croyants se perçoit comme une minorité assiégée qui lutte pour sa défense voire sa survie.Les conversions posent le problème de la frontière de la communauté mais aussi de sa pérennité : en Inde par exemple les conversions de basses castes à l’islam, au christianisme ou au bouddhisme menacent le fondement même de l’hindouisme, à savoir le système de castes, car s’il n’y a plus de basses castes, il n’y a plus de castes du tout. Les conversions de musulmans au christianisme, ou bien leur choix de l’athéisme, fragilisent le concept même de la oummah (communauté) des musulmans, qui n’est plus un acquis collectif, mais relèverait alors de choix individuels. On voit comment les conversions massives au protestantisme en Amérique latine fragilisent le lien traditionnel entre hispanité et catholicisme. Les conversions remettent en cause le lien entre une religion et une culture : on peut adopter une religion sans adopter la culture qui va avec, et cela contribue donc à déconnecter les religions des cultures qui en sont pourtant bien souvent l’expression sécularisée. Donc paradoxalement une communauté de foi où les convertis sont nombreux isolent cette communauté et de la société d’origine des convertis, et de la société associée traditionnellement à leur nouvelle religion. On voit comment les jeunes Français qui se convertissent au salafisme musulman dans les banlieues vivent dans une sorte de double ghetto : celui de la banlieue et celui de la secte.Le blasphème, quant à lui, pose le problème de la pérennité du sacré, ou plus exactement remet en cause l’idée qu’il y a un domaine du sacré séparé du mondain et que tous peuvent reconnaître (car il y a un sacré laïque : la

profanation de tombes est reconnue par le Code civil français) ; la condamnation du blasphémateur n’est pas une exigence de foi : on ne lui demande pas de se déclarer croyant, on lui demande « seulement » de ne pas mettre en cause le sacré du croyant. Le blasphème apparaît comme contestant aux communautés religieuses le droit d’avoir leur espace propre. Les lois anti-blasphème sont aujourd’hui présentées comme des lois de protection du croyant. Même sous des formes euphémisées (par exemple, la « diffamation » des religions, ou bien l’atteinte à la sensibilité du croyant), les demandes contemporaines de légiférer sur ce qui apparaît comme blasphème sont plus que jamais des demandes de protection, et pas du tout un outil d’expansion de la religion. Et comme bien souvent, devant la difficulté juridique de reconnaître ou de définir le blasphème, même sous les formes atténuées, certains croyants décident de se « faire justice » eux-mêmes, en attaquant l’instrument du blasphème (on brûle des livres), soit le supposé blasphémateur.Quant à la question des « valeurs non négociables » (la « vie », c’est-à-dire le refus de l’avortement et de l’euthanasie ; l’irréductibilité de la différenciation sexuelle ; la famille), elle porte en fait sur l’existence ou non d’un socle anthropologique commun à la société que partageraient croyants et non croyants. Ici encore le religieux ne demande pas au non-croyant de rejoindre la vraie foi, il lui demande juste de reconnaître les valeurs religieuses sécularisées, ou bien un « droit naturel » commun. Le changement des valeurs traditionnelles et la légalisation de nouvelles valeurs, fondées essentiellement sur le concept de « droits de l’homme » (où la liberté est la mesure de toutes choses), rejettent le croyant dans la minorité. Il se sent exclu du main-stream, de la société et de la culture dominante. Donc encore une fois c’est la communauté de foi qui se trouve fragilisée, justement parce qu’elle n’est plus enracinée dans une culture majoritaire.

Une coupure « anxiogène »La question n’est plus celle qui a occupé traditionnellement la sociologie des religions (l’échelle des convictions sur un arc qui va du « croyant pratiquant régulier » à l’athée, en passant par toutes les nuances de la pratique : « pratiquant irrégulier », « croyant non pratiquant », « chrétien

sociologique ou nominal », etc.), mais celle d’une coupure entre ceux qui sont dans la communauté et les autres, car le « pont » n’est plus assuré par le partage de valeurs communes. Il n’y a plus de gradation, il n’y a que deux catégories : ceux qui sont dans la communauté de foi et les autres. Cette coupure fait apparaître deux camps opposés, au lieu d’un continuum social. Elle est donc aussi source de violences possibles.Ma thèse est donc que cette coupure croissante entre religion et culture est « anxiogène » et porteuse de violence. La déculturation fait perdre à la religion son évidence sociale ; elle fait disparaître le continuum qui rattache le croyant au non croyant, et donc tout l’espace de compromis ou de valeurs communes. Le signe religieux devient hyper-visible, non parce qu’il est nouveau, mais parce qu’il n’est plus inscrit dans le paysage, comme c’est le cas de la soutane du prêtre ou du voile des femmes musulmanes, voire aujourd’hui de la sonnerie des cloches dans la France laïque. La déculturation oblige le croyant à « objectiver » sa foi, c’est-à-dire à la définir, à la proclamer et à la défendre. Surtout elle lui montre que la pérennité de la communauté n’est pas assurée, car elle ne repose plus que sur lui-même, sur la collection d’individus croyants, et non pas sur la société, les institutions et la culture. La violence est ici double : celle du croyant, mais aussi celle de la société sur le croyant, et bien sûr chacun ne voit que l’autre. Mais cette violence est aussi souvent mal comprise : elle est la plupart attribuée à la « civilisation » qui porte la religion ; c’est tout le débat sur le conflit « Islam contre Occident » qui aurait lieu dans le cadre du clash des civilisations, alors que c’est justement la déculturation du religieux entraînée par la sécularisation qui crée un climat propice à la violence. Je dirais, même si cela paraît paradoxal, que la violence religieuse qui touche aujourd’hui bien des sociétés musulmanes est le symptôme d’un début de processus de sécularisation. Comme le font remarquer Youcef Courbage et Emmanuel Todd, les sociétés musulmanes entrent aujourd’hui de plain-pied dans le processus de transition démographique, qui, en Occident, est allé de pair avec la déchristianisation1.Face à ce divorce croissant entre religion et culture, il y a deux attitudes possibles : l’une est de tenter une reconnexion, ce que l’Église

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catholique décline selon la gamme des « pastorales » (pastorales des jeunes, pastorale des migrants) ; on encourage un retour à la foi de ceux qui appartiennent de manière purement nominale à une religion. De même les loubavitches et les tablighis s’efforcent de ramener respectivement les juifs nominaux et les musulmans nominaux à la vraie foi et à la pratique. L’autre est d’assumer la rupture avec la culture dominante : c’est le propre des mouvements dits fondamentalistes, comme les salafistes, les ultra-orthodoxes juifs ou certains protestants évangéliques, qui rejettent non seulement la culture dominante, mais l’idée même qu’il pourrait y avoir une culture séculière compatible avec la foi. Le premier choix vise à apaiser les tensions, le deuxième à assumer les tensions.

Crise du culturelMais cela ne résout pas la question de fond. Ce qu’il faut repenser c’est le rapport de la religion à la culture. Tout comme l’Eglise catholique avait développé en son temps le concept d’inculturation (qui fut une pratique

avant d’être un concept) suite à la grande vague missionnaire ouverte au XVIe siècle, il faut aujourd’hui repenser l’enracinement du religieux dans le culturel, alors même que la globalisation a fragilisé la notion de cultures nationales ou locales, sans proposer pour autant une véritable culture/monde.La crise du religieux est aussi une crise du culturel. C’est pourquoi les religions doivent s’ouvrir à une nouvelle approche de la culture afin de retrouver un pont en direction d’une société qui se sécularise partout, y compris là où on ne l’attend pas (le monde musulman). Je vois deux pistes : travailler à un langage commun et à définir des valeurs communes avec le monde sécularisé, au lieu de tenir un discours de la norme et de la garde aux frontières de la foi. La nouvelle approche du pape François va dans ce sens. Ensuite, au niveau des sociétés et des nations, il faut travailler sur la restauration du lien social et politique, c’est-à-dire de la citoyenneté. Il faut penser les sociétés, et pas seulement au Moyen-Orient, non pas comme des agrégats de communautés religieuses ou ethniques,

mais comme des sociétés de citoyens. Il faut sortir du discours de la défense des minorités menacées pour mettre en avant un projet commun de société. Et cela, bien sûr, ne peut pas se faire sans un progrès de la démocratie et de la défense des droits de l’homme (dont la liberté religieuse, mais pas seulement de la liberté religieuse). Bref on ne peut échapper à une approche politique.Enfin, aucune société ne se conçoit sans culture. On peut penser que la fragilisation des cultures nationales par la globalisation débouchera sur des recompositions plutôt que sur le vide. En tout cas, on doit l’espérer et essayer d’anticiper sur ces recompositions, en cherchant chez les nouvelles générations tout ce qui peut anticiper ces nouvelles recompositions, au-delà d’une approche purement technique et parfois magique des nouveaux moyens de communication. La culture internet n’est pas un produit d’Internet, c’est un produit des hommes et des femmes qui utilisent Internet. C’est à eux qu’il faut parler. ■

1 - Youssef Courbage, Emmanuel Todd, Le rendez-vous des civilisations, La République des Idées 2007

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Beaucoup de Français ont reproché à François Hollande de mener une politique prosunnite. Qu’en pensez-vous ?Je ne pense pas que la politique arabe de la France se détermine à partir d’une prise de position qui serait polarisée autour du conflit sunnito-chiite. Je crois que la France a réussi deux choses. La première est le fait d’avoir signé le traité du 14 juillet 2015 sur la dénucléarisation militaire de l’Iran, ce qui offre des perspectives d’un renouveau de la diplomatie et des prises de contact. Deuxièmement, la France est engagée activement aux côtés de l’Arabie saoudite dans une problématique de combat contre le terrorisme, notamment à partir de l’Irak et dans le cadre du conflit en Syrie, et du renforcement des positions de la coalition contre le groupe État islamique (EI) en Irak. Je pense que c’est la bonne approche. Effectivement, cette diplomatie qui cherche d’abord à se positionner sur des intérêts stratégiques français va croiser des interrogations, des susceptibilités, des perceptions d’un alignement sur un État régional plus qu’un autre. Mais je ne pense pas que la politique française se laisse d’abord déterminer par des prises de position de nature communautaire dans un conflit dans cette région du monde, où, effectivement, le communautaire est étroitement imbriqué au stratégique et au politique.

La France ne tient plus son rôle de protectrice des chrétiens d’Orient. Ce sont

Le rôle de la France

au Moyen-Orient

Par Joseph MaïlaProfesseur de géopolitique, de médiation et de relations internationales à l’EssecAncien directeur de la prospective au ministère des Affaires étrangères

désormais les Russes qui revendiquent ce statut. Est-ce que cette donnée a contribué à lui faire perdre de l’influence ?Sur la politique concernant la communauté chrétienne, je crois qu’il y a une diplomatie de contact qui a toujours existé et qui s’est toujours maintenue. Sur la mise en forme de cette diplomatie, effectivement, si vous pensez à une politique d’intervention, et tous les Libanais ont en tête l’intervention française en Syrie de 1860, je pense que les temps ont changé. Aujourd’hui, la

protection des minorités passe par le renforcement des inst i tut ions de participation citoyenne. Une politique qui veut préserver la mosaïque, et le tissu régional doit donc passer effectivement par un renforcement des capacités des États. Dans le cadre des conflits au Proche-Orient, on a vu

que la question des minorités (en Irak, d’une certaine façon, et indirectement chrétienne, en Syrie également) se pose de manière assez directe et crue. Les chrétiens en Irak étaient de l’ordre d’un million 500 000, et, selon les autorités, il y en a moins de 500 000 aujourd’hui. Les chrétiens de Syrie ont été contraints de partir dans le contexte de la guerre. Ceux qui ont souffert de ces conflits sont aussi des chrétiens. Là, il faut qu’il y ait une diplomatie orientée à la préservation du pluralisme sociétal et religieux, dans laquelle se retrouvent les chrétiens.À long terme, je pense que ces politiques devraient être beaucoup plus orientées et centrées, vu l’urgence, sur le sort des

« La protection des minorités passe par le renforcement de la participation citoyenne. »« La France pourra avoir un rôle de relais des aspirations des acteurs régionaux et les acheminer vers les instancesinternationales et européennes. »

Une politique qui veut préserver la

mosaïque, et le tissu régional doit donc

passer effectivement par un renforcement des capacités des

États.

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minorités dans le cadre de l’État de droit. Je suis de ceux qui appellent un chat un chat, et quand les chrétiens, ou d’autres, sont visés parce qu’ils sont chrétiens, je crois qu’on peut légitimement se mobiliser pour eux, en sachant que, dans un contexte de confusion générale, certains sont plus fragilisés, plus persécutés que d’autres. Le maintien des chrétiens dans le contexte régional proche-oriental, ce n’est pas seulement une politique vis-à-vis d’une minorité menacée, mais c’est aussi, à long terme, la préservation au Proche-Orient de pluralisme religieux. La communauté qui rend possible et plausible le pluralisme, c’est la communauté orientale chrétienne.

En Syrie, on a l’impression que la France, ancienne puissance mandataire, est mise à l’écart des négociations. A-t-elle mal manœuvré ? Est-ce une erreur politique, ou simplement la réalité de la puissance française actuelle dans la région ?Je crois que, sur la Syrie, il y a effectivement eu quelques retards. L’idée d’une focalisation s u r l e d épa r t du président syrien Bachar e l -Assad longtemps maintenu, mais maintenu comme préalable, n’était pas tenable à un certain moment. Il fallait donc, pour s’orienter vers une sortie de crise, faire de ce départ non pas une condition, mais un point d’arrivée. Je pense que la France s’est insérée dans ce contexte général. Deuxièmement, le fait de ne pas avoir participé immédiatement à la coalition qui est allée bombarder l’EI en Syrie, et de dire : « Nous le faisons en Irak, mais pas en Syrie, parce que bombarder l’EI en Syrie c’est favoriser le président Assad, puisque l’EI est l’un de ses ennemis », a été, de ce point de vue, une erreur. La France s’est rattrapée assez vite quand elle a compris que cette position, qui était plutôt dure, ne permettait pas de participer aux efforts de paix qui ont été mis en place. La décision du président François Hollande de faire participer son aviation, y compris dans les bombardements en Syrie, a ainsi favorisé ce retour de la France dans les négociations. Je pense que ces deux points

ont été retardés pour un moment, mais que la France a rattrapé le coup.

L’ancien ministre des Affaires étrangères, Laurent Fabius, s’était personnellement investi dans la perspective d’une relance des négociations israélo-palestiniennes. Mais après avoir fait un pas en avant, quand l’Assemblée nationale a reconnu l’État palestinien, Paris a fait un pas en arrière. Comment expliquer l’ambiguïté de Paris sur ce sujet ?Je ne pense pas qu’il y ait une ambiguïté. Je pense que les positions sont extrêmement claires. La volonté du ministre Fabius, mise en avant à un moment donné, était de reconnaître l’État palestinien et de dire que, si dans un laps de temps déterminé, les négociations n’abou-tissaient pas, alors la France reconnaîtrait un État palestinien, afin de montrer qu’elle favorisait la solution des deux États. Je pense que cette position n’a pas changé et qu’elle restera telle quelle. Mais elle a dû se télescoper en quelque sorte avec les événements en

Syrie au moment où il y avait une priorité de l’action diplomatique en Syrie. L’approche de la question palestinienne pouvait brouiller les cartes dans l’immédiat. Mais l’idée est juste de traiter enfin le dossier de la Palestine. Je pense qu’il faut le faire dans le cadre d’une coopération

beaucoup plus large, qui serait in fine ce que la France vise, à savoir revenir à l’idée qui courait avant même Camp David, d’une conférence internationale sur la Palestine. Ce projet, qui peut être à l’initiative de la France, ne peut véritablement aboutir que dans un cadre international de concertation multilatérale sur la question palestinienne.

Alors que les États-Unis se retirent, de façon relative, de la région, que les Russes font leur retour, que les puissances régionales s’affrontent dans des guerres par procuration, quel rôle peut jouer la France au Moyen-Orient ?La France peut jouer un double rôle. D’une part, un rôle de puissance européenne qui connaît le mieux cette région du Levant, du Liban, de la Syrie, depuis la mise

en place des accords Sykes-Picot, cette architecture franco-anglaise. De l’autre, en tant que puissance européenne, elle a un effet d’initiative et d’entraînement au sein de l’Europe, dont elle peut orienter la politique. La question du Moyen-Orient concerne en priorité l’Europe, comme le montre la question tragique des réfugiés. La France pourra avoir un rôle de relais des aspirations des acteurs régionaux et les acheminer vers les instances internationales et européennes. Il faudra alors parler clairement à ceux qui ne cessent de retarder les échéances et laissent grandes ouvertes les portes de l’injustice. ■

Propos recueillis par Caroline Hayek1 L’Orient le Jour

La France pourra avoir un rôle de relais des aspirations des acteurs régionaux et les acheminer vers les instances internationales et

européennes.

1- Le colloque « Les relations internationales après les révolutions arabes » de l’Université Saint-Joseph ayant eu pour partenaire le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, certains entretiens publiés dans ce dossier sont des versions remaniées, relues et mises à jour par leurs auteurs d’entretiens initialement parus dans L’Orient-Le Jour. Nous remercions la direction et les journalistes de L’Orient-Le Jour pour leur aimable autorisation.

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Le « printemps arabe», inauguré le 14 janvier 2011 par la déroute du

président tunisien Zine El-Abidine Ben Ali, a fait inopinément entr’apercevoir dans la région la fin d’un long « hiver autoritariste ». Directement, en Tunisie, en Égypte, en Libye, au Yémen, en Syrie et au Bahreïn, mais également, par réaction ou par anticipation, en Algérie, au Maroc, en Jordanie, en Arabie saoudite, la vague de contestation a affecté, à des degrés divers, tous les régimes de la région. La séquence prolongée durant laquelle, au lendemain de la rupture décoloniale, les institutions organisant la représentation, fugitivement expérimentée dans la ferveur des indépendances, avaient irrésistiblement cédé la place aux institutions de la répression, a paru être arrivée à son terme. La dynamique protes-tataire était initialement caractérisée par l’absence d’encadrement de la part des oppositions partisanes préexistantes et l’usage de mots d’ordre (« dignité », « liberté », « dégage ») dont aucune d’entre elles ne pouvait revendiquer le monopole. Par la suite, les acteurs usant du lexique de l’islam politique – les Frères musulmans, mais également, en Egypte, des salafistes nouvellement acquis, mais sur des lignes divergentes, à l’action politique – ont joué un peu partout des rôles de premier plan. Au terme de plusieurs décennies d’ostracisation, ou d’interdiction, les islamistes ont été non seulement intégrés aux consultations électorales, mais ils ont, de surcroît, réussi un peu partout à les

L’islamisme après le printemps arabe Premières leçons des contre révolutions1

Par François BurgatDirecteur de recherche au CNRS et à l'Institut de recherches et d’études sur le monde arabe et musulman (Iremam)

remporter. Leur capacité à «jouer le jeu» du pluralisme naissant a démenti ensuite la doxa des prophéties pessimistes qui ne les cantonnait qu’au seul registre de la violence.En Égypte, en juillet 2013, l’éviction par la force de Mohamed Morsi, premier président égyptien élu au suffrage universel, a symboliquement clos cette phase d’intégration des islamistes aux scènes politiques légales. Hormis, jusqu’à un certain point, en Tunisie, si différentes que demeurent aujourd’hui les configurations nationales, pour ces courants légalistes, la nouvelle séquence se caractérise par une détérioration accrue des canaux de la représentation et de la participation politiques et par un retour (ou, en Syrie,

une militarisation) des logiques autoritaires et répressives. C’est dans ce contexte que le spectre de l’action islamiste s’est diversifié à un rythme sans précédent. En Tunisie, un parti longtemps criminalisé au sud comme au nord de la Méditerranée comme représentant un danger

pour le pluralisme et la démocratie s’est montré capable de jouer un rôle actif dans l’adoption, le 26 janvier 2014, d’une Constitution considérée comme l’une des – sinon la –plus démocratiques et laïques en vigueur à ce jour dans le monde arabe. À l’inverse, à l’autre bout du spectre politique, la montée aux extrêmes s’est déployée dans plusieurs enceintes nationales où l’action armée s’est généralisée (Libye, Yémen, Syrie, Irak). Dans le prolongement de l’organisation al-Qaida fondée par Oussama

Le rapport à l’«islamisme » ne saurait plus suffire aux Européens à déterminer leur diplomatie régionale. Seul l’examen attentif et « désidéologisé » de l’action des formations en présence – dans chacun des contextes nationaux où elles se développent (au Maghreb, en Syrie, en Irak ou au Yémen notamment) – devrait leur permettre de décider rationnellement de la nature des relations qu’ils doivent nécessairement nouer avec les acteurs de l’islam politique, aujourd’hui incontournables dans leur environnement.

C’est dans ce contexte que le

spectre de l’action islamiste s’est

diversifié à un rythme sans précédent.

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Ben Laden, celle de l’État islamique, promue par son jeune challenger Abou Bakr al-Baghdadi a, dans le cadre d’un même agenda sectaire transnational, affirmé sa propre différence2. Les groupes sunnites radicaux extrémistes, longtemps cantonnés à la périphérie des sociétés, ont réussi depuis 2011 à conquérir, au sein des systèmes politiques qui s’étaient révélés les plus profondément bloqués, des positions beaucoup plus centrales, allant jusqu’à disposer, dans le cas de Daech, d’une large assise territoriale. L’élargissement de l’offre politique consécutive aux «printemps arabes» a donc à la fois souligné la centralité des islamistes en même temps que – de Rached Ghannouchi à Tunis à Abou-Bakr al-Baghdadi à Mossoul – il a accéléré leur profonde diversification.

Défaite idéologique ou reflux politique ? En Tunisie, en Égypte, au Yémen, au terme de processus très différents, les bénéficiaires islamistes des premières protestations ont été assez rapidement écartés du pouvoir – y compris, en Tunisie par un désaveu apparent des urnes. Cela a conduit certains observateurs à tirer la conclusion hâtive d’une incapacité spécifique « des islamistes » à exercer le pouvoir, à questionner la pérennité de leur influence dans les différentes arènes nationales voire à annoncer leur énième déclin. Alors que les Frères musulmans avaient été « facilement » exclus du pouvoir au Caire, certains ont voulu voir dans le recul d’Ennahda en Tunisie en 2014 le séisme idéologique tant attendu du « désaveu populaire des islamistes ». La réalité s’est vite avérée plus contrastée que cela, et ces interprétations, refusant d’interroger la matrice complexe de la restauration autoritaire en jeu, comme ayant des forts relents de « wishful thinking ». Le recul des premiers vainqueurs islamistes des urnes du printemps doit d’abord, et sans doute est-ce là l’un des tout premiers enseignements des expériences printanières, être lu au travers du prisme politique, et donc très profane, des

difficultés de la transition, davantage qu’au travers de considérations idéologiques ou religieuses. Il convient en effet de considérer que les contre coups subis par la popularité des premiers vainqueurs des urnes sont le fait, plus ou moins logique, de leur statut de précurseurs de la contestation des régimes autocratiques, bien plus qu’ils ne découlent de leur couleur politique, en l’occurrence « islamiste »3. Ces revers incitent ensuite, de façon corollaire mais tout aussi essentielle, à considérer la séquence de la sortie de l’autoritarisme dans une temporalité beaucoup plus longue que celle qui a pu être un temps entr’aperçue au lendemain de la chute des autocrates tunisien, égyptien, ou yéménite au lendemain de la fugitive défaite des ordres anciens.

L’Égypte et la révolution inachevéeS’il manquait très certainement aux Frères musulmans égyptiens l’expérience

que ne pouvaient avoir des militants demeurés pendan t p l u s i eu r s décennies é lo ignés des centres de pouvoir, voire en prison ou en exil, les raisons de leur affaiblissement ne se limitent aucunement aux maladresses com-mises par le premier président élu de l’Égypte

contemporaine. Ces erreurs de stratégie sont d’ailleurs moins systématiques que ne l’ont dit avec insistance les médias demeurés aux mains de ses adversaires ainsi que tous ceux qui, en Égypte et dans le reste du monde, avaient envie de voir confirmer l’idée d’une défaite de l’objet fantasmé de leurs craintes existentielles. La plus décisive des erreurs des Frères égyptiens est sans doute de ne pas avoir réussi – malgré de réels efforts – à arracher à une composante, même minime, de l’opposition de gauche (dont les urnes avaient révélé l’extrême fragilité) une alliance du même type que celle qui, en Tunisie, a joué très favorablement en faveur de leurs homologues d’Ennahda – l’insertion de ceux-ci dans une « troïka » avait permis de faire cautionner leur action par un président (Moncef Marzouki) non islamiste.

Plus structurellement, les Frères égyptiens ont surtout découvert en arrivant au pouvoir une réalité dont l’opinion publique internationale a mis fort longtemps à prendre la mesure : au terme de plusieurs décennies d’autoritarisme, d’absence d’alternance et d’extrême centralisation du pouvoir, une majorité parlementaire, même confortable, ne donnait aucunement les moyens à une force d’opposition (quelle que soit sa couleur politique) de contrôler les appareils et les centres de pouvoir. Cette majorité électorale avait peu de poids dès lors que la sécurité (police et armée), l’économie, l’information mais également la justice demeuraient aux mains de l’ancien régime. Accessoirement, les conditions de l’éviction de Morsi ont montré que « la commu-nauté internationale » en général, l’Union européenne et chacun de ses membres en particulier, avaient à l’égard de leurs propres exigences de « respect de la légalité électorale » un attachement pour le moins sélectif. L’une des erreurs des dirigeants portés par les élections à la tête de l’Egypte semble de ce fait être d’avoir pris trop au sérieux la sacralisation du verdict des urnes que leurs « professeurs » étatsuniens ou européens prétendaient peiner à leur inculquer depuis plusieurs décennies avant de s’empresser eux même de les piétiner.

Tunisie… ou la défaite des extrêmes En Tunisie, le rétrécissement de la base électorale d’Ennahda, au terme de sa première participation au pouvoir, ne saurait pas davantage être sur-interprété comme un recul ou un désaveu « des islamistes », en tant que tels. Il ne s’agit pas non plus d’un simple retour en grâce du camp de l’ancien régime et moins encore d’un triomphe de l’idéologie « éradicatrice » de la bourgeoisie francophone « anti-islamiste ». Les

1 - Conférence donnée à l’IEMED - Barcelone, le 7 mars 2017. La problématique recoupe des contributions développées notamment in F.B : “De Ghannouchi à Baghdadi. Le printemps an IV, entre contre révolution et confessionnalisation”. Les Carnets de l’Iremam. 20.04.2015 https://iremam.hypotheses.org/5734 “Avec ou sans les Frères. Recompositions islamistes sunnites post-juillet 2013” in Critique Internationale (à paraître) et “Les révolutions arabes : retour à la case départ ? “ in L’État du monde. La Découverte 20172 - Cf Laurent Bonnefoy : « Ben Laden, le Yémen et la stratégie d’Al-Qaida. Une rupture générationnelle autant que politique avec l’OEI » http://orientxxi.info/magazine/ben-laden-le-yemen-et-la-strategie-d-al-qaida,12493 - Cf notamment Bjorn Utvik : A question of faith? Islamists and secularists fight over the post-Mubarak state http://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/17550912.2017.1279384 Contemporary Arab Affairs Volume 10, 2017 - Issue 1

En Tunisie, en Égypte, au Yémen,

les bénéficiaires islamistes

des premières protestations ont été assez rapidement écartés du pouvoir

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partis issus de l’opposition réunis en une « Troïka » qui, au lendemain de la chute du président Ben Ali, ont été portés au pouvoir, ont en effet moins été battus pour les choix inhérents à leur couleur politique (i.e. à cause de la participation majoritaire des islamistes) que du fait de leur incapacité relative, très prévisible, à satisfaire la multiplicité des attentes sociales dans cette période particulièrement exigeante de sortie de l’ère autoritaire. Avec des cadres peu préparés et dans un environnement régional, arabe (Émirats arabes unis, notamment) et européen particulièrement hostile, la coalition dirigée par Ennahda a dû assumer le pouvoir dans une période particulièrement difficile. N’importe quel autre parti, gauche incluse, aurait dû faire face à d’identiques difficultés. S’agissant d’Ennahda, il faut ensuite considérer que son leader et fondateur, Rached Ghannouchi, a imposé une ligne qui l’a, sans surprise, coupé d’une partie au moins de sa base électorale potentielle. Si, après une période de conciliation qui lui a beaucoup été reprochée, Ennahda ne s’était pas confronté avec une partie de son environnement salafiste, la coalition défendue par Ghannouchi à la présidentielle aurait peut-être pu combler l’écart des quelques sièges qui l’ont privé de figurer en tête du scrutin. Peut-être serait-il aujourd’hui associé plus directement au pouvoir. Mais peut-être également aurait-il subi le sort de son homologue égyptien. En tout état de cause, la défaite relative de la coalition à laquelle appartenait Ennahda ne saurait permettre de conclure que l’idéologie de la bourgeoisie francophone éradicatrice bénéficie aujourd’hui, à l’échelle du pays, d’une situation d’hégémonie.

La fin ou le renouveau du djihadisme ? Tunis ou Mossoul... et Paris Dans leurs premiers mois, les printemps arabes avaient fréquemment donné lieu à l’exégèse suivante : avant d’être éliminé physiquement par un commando américain le 2 mai 2011 au Pakistan, Oussama Ben Laden, le fondateur d’al-Qaida, avait vu sa stratégie de confrontation radicale « liquidée » politiquement par le pacifisme des révoltes tunisienne et égyptienne. Les premières victoires de ces mobilisations en

Tunisie et en Égypte consacrait censément l’échec des mouvements djihadistes. Cette lecture n’était pourtant pas la seule possible. Rien n’interdisait de considérer, à l’inverse, que l’explosion populaire contre des dictatures que Ben Laden contestait militairement, cautionnait spectaculairement son diagnostic. Il n’en est pas moins indéniable que, en redonnant du sens aux luttes politiques non violentes, les printemps arabes ont, pendant un temps au moins, affecté à la baisse la capacité de mobilisation du camp djihadiste. Les printemps tunisien et égyptien ont en effet d’abord consacré le refus populaire du recours à cette lutte armée vers laquelle – après avoir épuisé tous les recours de la protestation non violente avec la monarchie saoudienne – Ben Laden s’était orienté. L’espoir dans chacune des enceintes nationales de voir émerger des institutions représentatives crédibles a affaibli un temps l’attrait des trajectoires radicales transnationales : alors que la « chute des régimes » faisait entrevoir une sortie de la spirale répression/radicalisation, certaines des causes que la jeunesse radicalisée exprimait via son inscription dans l’aventure djihadiste semblaient pouvoir être mieux entendues par des États en voie de démocratisation.Le ralliement aux exigences de la compétition électorale de l’Égyptien Aboud Zummer – l’un des membres de l’organisation qui avait planifié l’assassinat de Sadate – dès sa sortie de prison (en février 2011), puis celui du Libyen Abdelhakim Belhaj4, ont fourni quelques échantillons éloquents de cette dynamique inclusive. Mais si les printemps ont d’abord semblé avoir vocation à affecter significativement la configuration de la scène djihadiste internationale, bien des restrictions ont ensuite relativisé cette tendance. À mesure que le pacifisme des premières trajectoires protestataires montrait ses limites, notamment en Syrie5, et que les méthodes de l’autoritarisme reprenaient leurs droits, le discrédit de la violence armée a trouvé ses limites. Devant l’obstination des régimes,

Libyens, Yéménites et Syriens ont dû eux aussi avoir recours, fût-ce dans une logique d’autodéfense, aux armes. Celles-ci ont donc progressivement retrouvé toute leur légitimité.On vérifie ici que ce n’est pas une quelconque « idéologie islamiste », surtout pas monolithique, qui détermine l’action des acteurs, mais bien leur inscription dans des champs politiques différenciés. Ces

arènes sont généralement fortement contraintes à la fois par la fermeture autocratique des régimes et les interventions impérialistes des États occ identaux . C ’es t m a n i f e s t e m e n t l a méconnaissance de cet-te variable essentielle – la corrélation entre les modes d’act ion

des islamistes et leur environnement institutionnel – qui conduit l’écrasante majorité des observateurs extérieurs à la région, chaque fois qu’ils s’interrogent sur « les causes de la violence terroriste », à se focaliser sur ce qu’ils considèrent comme des contradictions consubstantielles au corpus de la référence religieuse ou à l’interprétation qui en est faite, alors que ces contradictions sont en fait largement inhérentes aux configurations politiques au sein desquelles évoluent les acteurs concernés. Oussama Ben Laden a été, on l’oublie souvent, le révélateur autant que le responsable des profonds déséquilibres de la scène mondiale. Tant que ces déséquilibres perdurent, le lourd déficit de légitimité des États-Unis et de leurs alliés européens et israéliens, mais également, plus récemment, l’identique déficit des acteurs russes et iraniens auprès d’une large majorité de l’opinion publique du monde musulman reste d’actualité. Pour tous ceux pour qui les institutions politiques nationales (même après « rénovation »), régionales ou internationales, n’ont pas acquis de crédibilité suffisante, la tentation de s’en détourner au profit de la lutte armée risque donc de perdurer.

L’« omniprésente diversité » des islamistesAujourd’hui dans leur « omniprésente

Devant l’obstination des régimes, Libyens, Yéménites et Syriens

ont dû eux aussi avoir recours, fût-ce dans une logique d’autodéfense,

aux armes

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diversité », les islamistes constituent moins que jamais une catégorie homogène et cohérente du paysage politique méditerranéen. Profondes différences doctrinales – entre le courant frériste et son concurrent salafiste (sans parler des tensions internes à ce courant6) –, spécificités de chacune des configurations politiques nationales, clivages sectaires internes ou internationaux, particularismes régionaux et autres irrédentismes ethniques se superposent pour priver la catégorie « islamiste » de l’homogénéité excessive que le regard occidental persiste souvent, très artificiellement, à lui accorder. I l convient en fait de dissocier soigneusement les arcanes des différentes situations nationales : l’agenda des Frères musulmans égyptiens ou syriens et leurs attentes vis-à-vis de partenaires européens potentiels ne sont pas les mêmes que ceux du du Hezbollah libanais, ni du Hamas palestinien et encore moins ceux de l’organisation État islamique qui les combat… tous. L’Arabie et l’Iran ont bien évidemment des agendas régionaux très différents, à l’intérieur de leurs frontières comme sur la scène régionale et mondiale – au Yémen, en Irak et en Syrie notamment. Ces clivages ne sont pas seulement déterminés par la ligne de partition entre chiisme et sunnisme, régulièrement surévaluée : Arabie et Iran peuvent par exemple converger dans leur rapport à l’organisation de l’État islamique, qui les menace tous deux. Les Saoudiens ont régulièrement démontré – au point d’être soupçonnés d’acheter le soutien de tous ceux dont ils ont peur – qu’en politique étrangère, leurs objectifs étaient bien plus pragmatiques qu’idéologiques ou religieux. Ils ont ainsi soutenu le Yémen du Sud « communiste » lors de la guerre civile de 1994, puis, toujours au Yémen, ils ont longuement toléré la poussée des houthistes – de confession zaydite, une branche du chiisme –, car elle permettait de contenir d’autres acteurs – sunnites – menaçant leur hégémonie : les Frères musulmans de l’Islah et les groupes salafistes implantés à Damaj

près de leur frontière. Quant à l’Iran, s’il a certes une propension à soutenir des mouvements tels que le Hezbollah ou certaines formations irakiennes du fait de leur appartenance chiite, les axes de sa politique régionale transcendent cette variable sectaire. Téhéran n’hésite pas ainsi à cautionner l’action d’un parti sunnite comme le Hamas, que de leur côté combattent les autorités « sunnites » de l’Égypte de l’université d’al-Azhar. Les acteurs islamistes, étatiques ou oppositionnels, ont donc en fait des alliés et des clients potentiels très différents de ceux que désigne la seule référence à leur appartenance confessionnelle. Pour une partie au moins de ces acteurs, la crise syrienne a manifestement généré un repli sur les appartenances infra ou supra-nationales. Dans le camp de ceux qui ont entrepris de se libérer de l’emprise de l’État ou de profiter de son affaiblissement, les Kurdes se sont mobilisés sur une appartenance plus ethnique que religieuse – preuve que la référence religieuse n’est

pas le seul substitut au lien national lorsque celui-ci vient à se déliter. Mais, pour tous les autres acteurs, lorsque le ciment de la construc-tion institutionnelle de l’opposition a échoué à renouveler le lien national fissuré par la guerre civile, ce sont bien les appartenances

confessionnelles (pour les chrétiens comme pour les musulmans, aussi bien chiites que sunnites) qui se sont substituées au maillage national. Dans les rangs du régime « laïc » syrien, l’affrontement a vu naître une double confessionnalisation : d’abord alaouite puis plus largement chiite, elle est devenue également chrétienne, ou à tout le moins « anti-sunnite». Cette dynamique n’a d’ailleurs pas seulement affecté les acteurs du théâtre politique oriental. Elle a touché de façon plus inattendue leurs soutiens russes et occidentaux, et leur mobilisation face à la frange radicale de l’opposition sunnite a souvent emprunté les accents tristement connus de la « croisade » lancée en son temps par George Bush, l’initiateur américain de l’invasion de l’Irak.

4 - Dont la trajectoire a été retracée par Isabelle Mandraud dans Du djihad aux urnes: Le parcours singulier d'Abdelhakim Belhadj, Stock 2013.5 - François Burgat « La crise syrienne au prisme de la variable religieuse », in Révolutions et transitions politiques dans le monde arabe, sous la direction de Zaineb Ben Lagha, Burhan Ghalioun, Mohammed El Oifi, Paris, Karthala 20176 - Les Salafis égyptiens sont par exemple sortis de leur quiétisme sur deux lignes politiques distinctes. Celle du Hizb Al Nour, tout entière construite autour de la confrontation avec les Frères les a conduits à donner la priorité à leur volonté de confronter les Frères et à ne pas hésiter pour ce faire à s’allier à la contre-révolution menée par A. Sissi. Une autre branche, conduite par le très charismatique Hazim Abou Isma’ïl - fugitif candidat à l’élection présidentielle (écarté pour cause de nationalité américaine de sa mère) -, s’est positionnée dans le champ politique révolutionnaire. Cf. Stéphane Lacroix : Sharia et révolution. Emergence et mutations du salafisme révolutionnaire dans l’Egypte post-Moubarak”. Archive des sciences sociales des religions (à paraître). Au sein de la mouvance révolutionnaire syrienne, les nuances d’appropriation en politique de la doctrine salafiste sont tout aussi marquées. Cf. Thomas Pierret et Ahmad Abazid : Les rebelles syriens d’Ahrar al-Sham entre légitimités djihadiste et révolutionnaire, Critique Internationale, (à paraître) ; Laurent Bonnefoy, Le salafisme quiétiste face aux recompositions politiques et religieuses dans le monde arabe (2011-2016), Archives des sciences sociales des religions (à paraître).

Conclusion Une conclusion centrale s’impose dès lors : le concept d’« Islam politique » ou de « courant islamiste » est périmé s’il tend à désigner un groupe d’acteurs dont les modes d’actions seraient identiques, les références clairement définies et intangibles. Le terme devrait être plus systématiquement adapté à la plasticité de la réalité socio-politique qu’il recouvre. Le concept unique d’islamisme sous-entend en effet – à tort – que l’emploi d’un lexique islamique – qui peut servir des projets politiques aussi différents que ceux de Ghannouchi et de Baghdadi – serait le principal déterminant des pratiques de ses adeptes. Il masque ainsi le fait que leurs pratiques sont avant tout, en réalité, le produit de leurs interactions, très profanes (mundane), avec l’environnement (local, régional ou international) où ils évoluent. Les observateurs et les acteurs, locaux comme internationaux devraient donc, lorsqu’ils cherchent un prisme pour approcher les évolutions politiques au Proche-Orient, recentrer leurs efforts sur les vastes mais très universelles exigences de la bonne gouvernance, sans se focaliser outre mesure sur le lexique des acteurs concernés. ■

Oussama Ben Laden a été, on

l’oublie souvent, le révélateur autant

que le responsable des profonds

déséquilibres de la scène mondiale.

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Votre livre Nous ne sommes plus seuls au monde (La Découverte, 2016) décrit un nouvel ordre international. Quel est-il ?Plusieurs siècles d’histoire de relations internationales limitaient celles-ci au seul continent européen, avec parfois quelques prolongements vers l’Amérique du Nord ou vers le bassin méditerranéen. Et lorsque l’Amérique du Nord est entrée dans le système international, c’était davantage comme puissance européenne que véritablement comme puissance nord-américaine. Tout ceci, à l’époque de la mondialisation, est porteur d’une grave contradiction : comment peut-on continuer à penser le monde à travers l’Europe et l’Amérique du Nord alors que la mondialisation donne naissance à de nouveaux acteurs, de nouveaux partenaires, de nouveaux enjeux ? Comment peut-on penser la conflictualité internationale quand on sait que l’Europe n’est plus le champ de bataille du monde et que l’essentiel des guerres se développent au Moyen-Orient et en Afrique ? Comment peut-on penser la gouvernance mondiale en la soumettant à un P5, à un G7, qui sont presque intégralement constitués d’anciennes puissances colonisatrices et qui ne sont pas en crise directe avec les parties du monde les plus déstabilisées ? Comment peut-on, enfin, concevoir les relations internationales en donnant la priorité aux grands enjeux stratégiques qui ont fait l’histoire de la vie internationale depuis plusieurs siècles, et en négligeant les grands enjeux sociaux mondiaux, comme l’alimentation, ou les problèmes de santé, et qui sont aujourd’hui déterminants ? Déterminants parce que les guerres nouvelles sont directement liées à la faiblesse du développement humain, parce que la faim dans le monde, par exemple, fait 6 millions de victimes, ce

Le printemps arabe, prolongement

d’une décolonisation ratée

Par Bertrand BadieProfesseur des universités à Sciences Po Paris

qui est infiniment plus que le terrorisme, et qui montrent bien que ce sont les grandes questions internationales qui sont à la base de la déstabilisation du monde.

Quels sont les événements qui ont permis à ce nouvel ordre d’émerger ? Le printemps arabe en fait-il partie ?Je pense que le grand événement qui a marqué la rupture de notre histoire classique des relations internationales a été la décolonisation, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, avec des moments forts, notamment les années 1960 qui ont marqué la décolonisation de l’Afrique. Je pense que c’est cet échec de la décolonisation qui est à l’origine des déstabilisations les plus remarquables que nous constatons aujourd’hui. C’est un triple échec de la décolonisation : tout d’abord, elle s’est traduite par la construction d’États qui, la plupart du temps, n’étaient pas adaptés aux sociétés nouvellement indépendantes. D’autre part, un second effet de cet échec a été l’incapacité d’associer ces nouveaux États à la conduite de la gouvernance mondiale. Le troisième facteur a été l’embrasement conflictuel qui a marqué durement tout cet espace nouvellement acquis aux indépendances.Si vous prenez le printemps arabe, qui est effectivement un événement majeur, il est dans le prolongement de cette décolonisation ratée, puisqu’il peut être imputé, d’une part, à la faiblesse des institutions politiques dans le monde arabe qui se sont construites au lendemain des indépendances ; et, d’autre part, aussi, à l’incapacité d’intégrer le monde arabe au sein de la gouvernance mondiale. Ces deux événements majeurs, ces deux échecs profonds dans l’histoire particulière du monde arabe, rejoignent en fait les

« Le grand événement qui a marqué la rupture de notre histoire classique des relations internationales a été la décolonisation, au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. »« L’échec de la décolonisation est à l’origine des déstabilisations les plus remarquables que nous constatons aujourd’hui. »

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malaises et les échecs qui ont dérivé d’une décolonisation ratée.

À quelles conflictualités l’Occident fait-il face aujourd’hui dans ce cas ?L’Occident a beaucoup de mal à intégrer l’idée que les principaux conflits ne se produisent plus chez lui. L’histoire des relations internationales produites par le monde européen et le monde occidental est liée au fait que les principaux foyers guerriers étaient situés en Europe. Donc les Européens géraient leurs propres guerres avec des succès inégaux, mais toujours dans le respect d’une certaine logique. Après tout, les deux dernières guerres mondiales étaient des guerres d’Européens, menées par les Européens sur des enjeux européens. Si maintenant les Européens ont tellement de difficultés dans la conduite de la diplomatie mondiale, c’est qu’ils sont amenés à faire face à des conflits qui ne sont plus les leurs, mais ceux des autres, et que personne ne s’est sérieusement demandé s’il est possible de s’approprier, et surtout d’éteindre, le conflit des autres.

Quid du monde arabe ?Hélas, le monde arabe est l’un des deux pôles majeurs de la conflictualité mondiale. Le premier est un pôle africain, qui va des côtes atlantiques de la Mauritanie jusqu’à la Corne de l’Afrique, et qui descend aussi vers le Congo et l’Afrique centrale. De son côté, le monde arabe, à travers les conflits libyen, syrien, irakien et yéménite, vit cette autre grosse part de la conflictualité. Si on observe ces conflits qui se développent dans le monde arabe, on remarque qu’ils sont imputables à trois faiblesses. La faiblesse des États, qui généralement s’effondrent, et c’est le cas de la Libye, du Yémen, et c’était le cas d’un certain point de vue de l’Irak suite à l’invasion américaine (en 2003). La destruction et l’affaiblissement des nations, et c’était le cas de la Syrie, qui vit une sévère crise d’identité nationale. Ou encore, la faiblesse de la société, du développement économique et social, ce qui est le cas plus spécifique du Yémen. Le monde arabe a donc à faire face à des conflits qui ne sont plus tellement des conflits de puissance que des conflits de décomposition et de faiblesse. Tout ceci, dynamisé bien sûr et il ne faut pas l’oublier, par cette matrice

qu’a constitué le conflit israélo-palestinien dès 1948, et qui vient en quelque sorte entretenir un climat de violence récurrente dans le monde arabe.

Justement, toute la configuration régionale a beaucoup évolué ces dernières années, en très peu de temps, mais un conflit semble figé depuis des décennies : le conflit israélo-palestinien...Ce conflit a une double caractéristique. D’abord, sa durée. Cela fait quand même deux tiers de siècle que ce conflit est installé et qu’il n’évolue pas. Non seulement il n’évolue pas vers une solution, mais chaque jour on voit des possibilités de solution reculer. La seconde caractéristique de ce conflit vient du fait qu’il s’est transformé en un conflit entre l’Occident et le Moyen-Orient. Le renforcement incessant de l’alliance entre les États-Unis et Israël, même si elle s’est quelque peu affaiblie sous la présidence de Barack Obama, a peu à peu présenté Israël comme étant la pointe avancée de la puissance occidentale au sein du Moyen-Orient. D’un certain point de vue, ce conflit, alimenté aussi par une logique coloniale, vient reproduire les formes classiques et anciennes de conflictualité, et hélas, de ce fait, entretenir un modèle de conflit que l’on aurait pensé périmé.

On a vu la France intervenir militairement dans plusieurs pays (Mali, Syrie, Libye, Centrafrique,...). Peut-on parler d’une spécificité française de l’interventionnisme militaire ?On peut constater ef fect ivement que depuis la fin de la présidence de Jacques Chirac, la France adopte une politique étrangère de plus en plus interventionniste, qui évoquerait une sorte de néoconservatisme soft. Au moment où le pays qui a inventé le néoconservatisme, les États-Unis en l’occurrence, s’en détache, et même devient critique contre ses formes d’intervention, on voit la France la développer de manière assez substantielle et grave. Il y a donc une sorte de néoconservatisme à la française qui fait aujourd’hui figure d’exception devant d’une part les réticences américaines de plus en plus prononcées, et celles à peine voilées de la plupart nos partenaires européens.

Quel défi pose une organisation comme l’État islamique (EI), avec toutes ses ramifications, au monde occidental ? Un parallélisme peut-il être établi avec al-Qaida ?Je dirais qu’il y a deux défis majeurs. Le premier, c’est que Daech (acronyme arabe de l’EI) n’est pas un État au sens classique du terme. Je le qualifierais tout simplement d’entrepreneur de violence, mais un entrepreneur privé en fait. Les puissances occidentales, nourries depuis des siècles de guerres interétatiques, ont du mal à se définir par rapport à cette forme tout à fait inédite d’acteur international. Le deuxième défi, c’est celui de la territorialisation. Ces guerres qui affectent aujourd’hui le nord de la Mésopotamie sont des guerres qui ne se limitent pas à un champ de bataille, mais ont tendance à essaimer, à se répandre sous forme de réseau jusque dans les profondeurs des sociétés européennes, comme on l’a vu récemment avec les tragiques attentats.Dès lors, les puissances occidentales font face à une sorte de contradiction insoluble : ces conflits dérivent de la déstabilisation du Moyen-Orient, de facteurs qui n’ont rien à voir avec l’histoire occidentale (effondrement de l’État irakien, guerre civile en Syrie,...) ; d’autre part, ces entrepreneurs de violence font tout leur possible pour attirer l’Occident dans ces batailles afin de donner à leurs actions un sens nouveau de défense d’un monde musulman face à un Occident attaqué. Cette mutation stratégique est une chose très difficile à gérer, et que peut-être certaines puissances occidentales ne savent pas bien prendre en compte, et marquer face à de tels développements le minimum de prudence nécessaire.Al-Qaida comme Daech sont deux entrepreneurs de violence. Simplement on peut constater au jour le jour que les méthodes ne sont pas les mêmes. Al Qaida s’est toujours défendue d’une stratégie territoriale, alors qu’on voit bien que Daech joue la carte de la territorialité, probablement pour des raisons d’opportunité et de conjoncture : Daech a pu bénéficier en quelque sorte de l’effondrement de deux États-nations qui étaient la Syrie et l’Irak, et donc gérer des portions de territoires de ces deux États qui échappaient à leur contrôle. En

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revanche, Al Qaida a joué davantage la carte des réseaux et de la transnationalité, parce que s’affichant dans un contexte qui était différent.

La diplomatie occidentale est-elle encore effective aujourd’hui ?La diplomatie occidentale est face aux défis que j’ai décrits plus haut et qui se traduisent par une présente difficulté de s’adapter à ces années nouvelles. Je

pense que la diplomatie occidentale doit absolument revivre là où elle a été atteinte et peut-être quelque peu paralysée. L’intérêt de l’année 2015 est qu’elle a relancé la diplomatie en direction de l’Iran, et même sur le dossier syrien avec des succès encore incertains. Malheureusement, c’était davantage les États-Unis qui étaient en première ligne. C’est maintenant à l’Europe aussi de montrer qu’elle est capable de faire revivre la diplomatie comme Barack

Obama et John Kerry ont su le faire côté américain. ■

Propos recueillis par Samia Medawar1 L’Orient le Jour

Strategic Implications of Global and

Regional Power Dynamics By Carole Alsharabati and Jacek Kugler

Russia’s annexation of Crimea has altered the relations between the East and the West. Meanwhile, events in the Middle East suggest a protracted regional crisis. This paper considers the implications of strategies derived from a Realist and a Rationalist perspective. Realists and Rationalists agree that increasing power shifts among powerful global and regional entities are alarming, but fundamentally differ on the implications of the Tectonic changes we are witnessing. We empirically assess and contrast the implications of what might happen in the near and more extended future at the global and regional level because of these transformations.

Keywords: Armed conflict, economic growth, global restructuring, power dynamics, conflict

IntroductionFollowing the fall and the formal dissolution of the USSR on December 26, 1991, international observers differed on the future. Realists were concerned that a unipolar system would lead to continuous conflict and argued that a balance of power should promptly be reestablished. Rationalists anticipated a period of peaceful reconciliation and the emergence of new opportunities for cooperation between East and West. These expectations were never fully realized. Absent a balance of power, Realists were puzzled by the emergence of asymmetric conflicts and did not account for the annexation of Crimea by a weak Russia. Proponents of cooperation found their hopes shattered by persistent conflict in the Middle East and the Brexit challenge to the European Union.Reacting to these events, Mearsheimer and Walt (2016) extended the realist augment advocating an “offshore balancing” foreign strategy for the United States. The setup is simple. Defend your borders, maximize bilateral trade, disengage from democratic and humanitarian missions, minimize entangling security and economic alliances, and intervene only when the security of the United States is directly affected. Reintroducing geographic isolationist considerations first raised by President Washington, the United States could expand naval power in the Pacific

and Atlantic Oceans to insulate from Europe and Asia respectively. Little mention is made of nuclear weapons, but Waltz (2013) and other Realists already contend that only nuclear self-reliance provides optimal stability. While lamenting nuclear proliferation, Waltz recognizes that any threatened nation – large or small - cannot rely on promises by third parties to secure their existence. Under anarchy, only core Mutual Assured Destruction assures stability. For this reason, Waltz (2013) argued that a nuclear Iran would have added stability in the contested Middle East. Little attention is paid to the potential transfers of nuclear capabilities to non-states and the risk that then may fall in the hands of terrorists. The payoffs of an ‘offensive balancing’ strategy are explicitly stated. US disengagement from NATO and Europe– now fully recovered from World War II –allows Europe to set its own course. Offensive balancing allows Britain, the European Union and Russia to settle disputes regionally. If needed, the EU can now choose to create a unified military force in response to pressures by Russia. The USA would act only as a balancer when – as in World War I – national security so demands. In the Pacific, a US retreat from Asia could lead to a peaceful settlement of protracted disputes. China, the Philippines and eventually Vietnam could benefit from a US disengagement reaching a stable China Sea settlement. A new Taiwan status could

1- Le colloque « Les relations internationales après les révolutions arabes » de l’Université Saint-Joseph ayant eu pour partenaire le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, certains entretiens publiés dans ce dossier sont des versions remaniées, relues et mises à jour par leurs auteurs d’entretiens initialement parus dans L’Orient-Le Jour. Nous remercions la direction et les journalistes de L’Orient-Le Jour pour leur aimable autorisation.

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be achieved without US presence. The reunification of the divided Korean peninsula could follow the departure of US troops. Japan could develop nuclear capabilities to handle its own security. In the Middle East, as the US security umbrella is lifted, Israel may be more willing to settle its protracted border disputes with Palestine and seek a lasting accommodation with Iran. Unencumbered by NATO, Turkey may find a new accommodation with Russia, now left to extend its region of influence over Ukraine, Belorussia and the Former Soviet Republics. Presumably, Latin America would once more become central to US security interests reestablishing an upgraded Monroe Doctrine. Africa and Oceania would become regions where commerce flourishes but security objectives are minimized. This Offensive Balancing strategy while devoid of the anti-immigration bias is surprisingly close to declarations made by President Trump during his campaign. In the amoral world of Realism, the United States would stress commerce and restrict security to a narrow boundary. Rationalist power transition proponents reject this vison of international interactions. Global leadership is sustained based on internationalist principles, trust and power distributions. The Truman American foreign policy which continues to evolve following World War II relies on more complex arguments than simply balancing opponents. Rationalists advocate an “Internationalist Strategy” supporting a dynamic status quo that advances democracy and human rights, builds global trust and supports the establishment of international organizations. Institutionalizing common norms assures long term stability. On the economic arena, development of institutions like the WTO, IMF, and the World Bank creates agreements to regulate economic transactions. In the political realm, the United Nations and The World Court of Justice provide a discussion forum and minimal legal structures to resolve disputes. A global security structure has not yet emerged but NATO and related structures that place military beyond borders secure global hierarchy while foreign military and economic aid supports status quo worldwide. This strategy recognizes the rise of globalism and anticipating the emergence of Africa following the resurgence of Asia. The Rationalist interrelated world

requires common norms to handle global connectivity, expanding world trade and accelerating technology transfers or to confront global warming, the potential spread of infectious disease and the danger of nuclear proliferation. Collective trade agreements that maximize free trade reduce cross national friction and are more useful than bilateral agreements that cover only a fraction of the almost 200 nations that have thus far emerged. To understand why Realists and Rationalists view the world so differently it is necessary to outline fundamental assumptions that underlie both perspectives. Realist theorists contend that the central feature that distinguishes international from domestic politics is the state of anarchy. International actors are portrayed as players in a Hobbesian jungle that interact without a constraining rule of law. Relations among these actors are modeled to reflect participation in one-shot prisoner’s dilemma games where Nash equilibriums are the prevailing and dominant outcomes (Waltz, 1979; Mearsheimer 2001; Bueno de Mesquita and Lalman, 1992). Following a Hobbesian classic representation of the state of nature, realist theory portrays the interactions among states as an under-socialized, brutal struggle for national self-preservation. In the absence of central authority to punish malefactors, an individual nation can only maximize its own welfare assuming others will seek to aggrandize themselves. Self-interest is the dominant principle and only under extreme conditions fragile cooperation emerges1. Rationalists contend that national leaders holding information about the relative costs of war and the benefits of cooperation have little incentive to initiate conflict and seek to create institutional or informal links that ensure satisfaction and trust (Organski 1958; Claude 1962; Keohane 1984). To secure an environment that enhances security, participants build multilateral organizations that mirror the distribution of capabilities among the parties, and some even seek to create supra-national governance structures – like the European Union – that seek to enhance intra national and international stability. In this hierarchical environment, the most serious wars are waged among societies that are deeply dissatisfied with existing rules as contenders approach parity because the challenger wishes to

fundamentally change the status quo and establish a new, far more satisfactory, order (Organski and Kugler 1980; Tammen et.al. 2000).Realists and Rationalists both contend that structural preconditions for war are associated with power distributions but disagree about the effects of power changes. Realists contend that anarchy is the rule while Rationalists incorporate satisfaction with the status quo to account for the structural preconditions for peace and war. Realists provide a single condition for lasting peace – power parity. Assuming that all contenders are maximizing their individual interests in anarchy, a Balance of Power generates the highest costs and prevents conflict. Power asymmetry provides the opportunity for the larger entity to absorb the smaller one at acceptable cost2. The classic version suggests that nations recognizing this peril create alliances to balance opponents and defect when the alliance becomes too large. Thus, a minimum winning coalition generates peace. The rationalist power transition perspective provides a more complex set of preconditions. Rejecting the Balance of Power argument, rationalists argue that, if the opponents do not have the same preferences about international norms and in the absence of mutual trust, conflict is most likely at or just above parity. However, they add, when power parity is coupled with mutual trust and satisfaction with the status quo, conflict is not likely to emerge.This paper seeks to detect if power distributions alone can account for major interactions in global and regional environments. Further we test if changing levels of trust among nations needs to be accounted for to detect cooperative and conflictual behavior. Our goal is to ascertain whether one can assume that international interactions are based on unencumbered individual maximization and analyzed as in anarchy, or whether varying levels of trust among participants affect interactions fundamentally. The Brexit challenge and the

1 - Robert Axelrod (1984) shows that cooperation can emerge in a world of egoists without central authority in infinitely repeated games. This result holds only for the prisoner’s dilemma and is terminated if an end point is announced. 2 - Walt (1987) argues that nations “bandwagon” when a dominant nation approaches hegemony. While this is consistent with rationalism, it is not clear why from a realist perspective the larger power would fail to use the asymmetry to impose severe restrictions or absorb the protected nation to enhance its long term security as Mearsheimer (2001) contends.

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anticipated shift in U.S. policy following the election of Trump bring some urgency to this task. We believe that if one understands the implications of the Tectonic changes in the distribution of global regional power, long term stability can be enhanced.

Understanding Global and Regional Crises Power distribution theories were originally designed to account for global stability. Selecting the most salient issues today, at the global level we focus on control of Eurasia because confrontations over this vast population, territory and resources historically generated the preconditions for global war (Organski and Kugler 1980; Werner and Kugler 1996). We also focus on the Middle East because following the collapse of the USSR this region has been devastated by war. Figure 1 provides a visual assessment of relative size.Figure 1 shows that the conflicts involving Middle East and North Africa (MENA) nations cover a very small portion of the global system. The Arab Spring that spread from Iran, Kuwait, Tunisia, Yemen, Egypt and now Syria involves less than 5 percent of the world’s population and gross domestic product. In addition all major conflicts in the international system since 1700 have been fought over control of Eurasia. The simple reason is that any nation that controls this region automatically dominates the global system. While the structural implications differ at the regional and global level, it is imperative to defuse the Eurasian simmering Ukraine crisis and solve the MENA conflicts to achieve stability. The

consequences of inattention on both fronts are massive.

Global AssessmentOur objective now is to compare and contrast Realist and Rationalist arguments

empirically. Figure 2 shows that the overall capabilities of the West in Eurasia remain overwhelming. The Cold War was waged under a balance of power but in very severe asymmetry. The West dominated but dissatisfaction was profound. The Realist argument that a balance of power preserves peace seems

inconsistent with reality – preponderance by a satisfied power is still plausible.

Commitment to the status quo is more difficult to establish. Following the breakdown of the USSR, Russia tittered towards neutrality. In 1998 the United States and the European Union invited Russia to join the Group of Seven (G7) recognizing the prominent role that Russia

could play among the top industria-lized societies. Relations with the West improved further in 2012 when after almost 20 years of tortuous negotiations Russia joined the World Trade Organization (WTO) gaining a say in global trade. All parties anticipated that admitting Russia would get the country international prestige, enhance its economic and political interactions, and persuade Russia to adhere more closely to the international rules. On the security arena NATO continued to consider Russia’s participation as an associate member initiated at the Oslo meeting by Yeltsin and Clinton. Concurrently, China was building economic ties with the West and repairing the damage that the suppression of dissent in Tiananmen Square had done to East–West relations. The phenomenal growth rate of China recorded in Figure 2 was driven in part by the increase in trade and financial interaction with the West.In Eurasia, the Ukraine crisis changed promising relations fundamentally. Economic relations ceased. More than 40 new intercontinental ballistic missiles aimed at the West were added to Russia’s nuclear arsenal in the second quarter of 2015. At the same time sanctions imposed by Europe and the US following the annexation of Crimea affected negatively Russia’s economic performance severely affected by oil prices. Such actions are driving this economy into a likely depression (Tuzova

Figure 2: Global Interactions 1940-2040

Figure 1: Resources by Region

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and Kugler 2016). The level of satisfaction among these actors has now reached Cold War levels. Concurrently, relations between China and Russia are on the rise. In addition to the large economic agreements that secure oil exports from Russia to China, a number of other economic initiatives between the two nations have been recently enacted. Joint military exercises in the Mediterranean and close to the China Sea suggest a growing military coordination. Moreover, substantive military sales from Russia to China have increased the level of satisfaction among these two societies. All these events indicate a declining status quo that is not yet anarchy, but moving in that direction. Given such evidence, it is difficult to sustain the position that a balance of power prevents war. We cannot conclude that the decline in the status quo is permanent, but with the assent of China supported by a dissatisfied Russia, the possible disengagement of Britain from EU, and growing isolation by U.S., the necessary but not sufficient preconditions for a replication of World Wars may well be met between (2040-2060).

Middle East Regional AssessmentAn assessment of Middle East structures in Figure 3 suggests far more pronounced changes will take place in the immediate future. As Russia moves from a global to a regional power after the collapse of the USSR, regional interactions will become far more central to foreign policy. Turkey and Iran will compete for control of the region as they both approach parity. The global actors - United States, China and the EU – will likely continue to play a major role in the region. Consistent with power transition, the single most deadly conflict between Iran and Iraq 1980-1988 was waged in the very short period when Iraq achieved parity with Iran – largely because of the collapse of the Shah regime. The USSR and US led conflicts in Afghanistan and Iraq that have spilled over to Syria today, are limited interventions by major powers into regional affairs. Israel will no longer remain a dominant power in the region but will continue to decline in relation to Iran and Turkey while holding its predominance in relation

to Iraq. The advantages of modernity are apparent as this small population maintains its security largely because of differences in technology and of course support from the U.S. From a realist perspective, sustaining this relationship is counterproductive since a balance canot be sustained. From a Rationalist perspective the inevitable preponderance of Turkey, Iran and Russia (as well as Egypt not included) suggests that an early settlement of the Palestinian-Israeli conflict that increases the value of the status quo and rises trust is essential for stability. The core regional competition will inevitably shift away from Israel and center on the key contenders. From a global perspective, maintaining Turkey’s relations with NATO is critical. Figure 3 suggests that Turkey’s economy will grow at a slightly faster rate than that of Russia. Several extensions of these forecasts beyond 2050 suggest that Turkey will overtake Russia and would do so much faster if relations with the EU improve. In the long term, Turkey, along with Russia, emerges as the likely dominant nation in this region. Assuming that Turkey continues relations with the EU and remains in NATO, the West would preserve much influence in the region. However, if Turkey moves from an observer toward membership in the

Shanghai Cooperation Organization led by China and Russia, a very important global shift may take place as both India and Pakistan are considering joining this emerging coalition.The patterns observed at the global level are seemingly echoed in the contested Middle East region. When Middle East actors are left to their own devices, nations contesting for control of the region act like their global counterparts. Conflicts among them escalate to severity levels that approximate proportionally those registered among the major powers during World War I or II. When global actors are involved, the duration and severity of regional wars decreases, but the follow-up civil wars are seemingly more destructive. Overall, global and regional conflicts differ because global conflicts diffuse globally and shift world leadership, while regional conflicts remain confined within the region and marginally affect global leadership. For this reason, the protracted conflict in Ukraine has the potential to escalate to massive World War – while the more severe regional conflicts in the Middle East – very deadly for the participants – are unlikely to diffuse beyond the region itself.

ImplicationsAt the global level, Realists have a difficult time explaining why in the absence of a

Figure 3. Middle East Interactions 1960-2060

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balance of power global conflict has not started already. The US dominance following World War II, and again after the collapse of the USSR has not lead to a global conflict. Mearsheimer (2001) implies that the U.S. should have taken advantage of the lack of a balance of power in Eurasia to achieve the “hegemony” all great nations seek. Moreover, our analysis indicates that the West will continue its dominance over the East until mid-century and both China and Russia are challenging the status quo despite their current relative weakness. Further, despite arguments that a new Cold War is emerging following Russia’s shift towards China, the evidence suggests that a balance is not imminent. The dynamics forecasted show that Russia is likely to emerge as a vassal of China increasingly dependent on Sino-Soviet trade. From the balance of power perspective, therefore, we are now living in the most dangerous period because only beyond 2040 the East and developing world are expected to balance the capabilities of the West. In the Middle East the lack of a balance of power augurs for the continuation of conflict for this troubled region. From the Rationalist perspective the preponderance of the satisfied dominant West insures global stability. The protracted Ukraine crisis is dangerous because of the destruction of trust. The annexation of Crimea and the continued Russian pressure in East Ukraine supported by China resulted in Western economic sanctions that have set Russia on a course towards greater isolation. Russia now faces reduced foreign investment, technology transfers, and embargos on oil exports and drilling technology. Russia is now isolated from the developed world. The chances for Russia to join the EU, or NATO discussed by Clinton and Yeltsin at the 1997 Helsinki Summit are no longer on the horizon. Concurrently, recent major arms deals between Russia and China along with the joint naval exercises in the Mediterranean compounded by United States increased activity in the China Sea reinforce instability. From a Rationalist perspective, as the power of China grows by midcentury, so does the probability of a global war. In the Middle East, religious cleavages not corresponding to the borders of states prevent the emergence of a status quo. The status quo and trust in this region may well be based on Shi’a vs. Sunni and

tribal values far more than on materialist concerns registered in the West. Because of the intervention of Major powers, assessments of regional stability in large measure depend on the actions of third parties and their willingness to alter potential outcomes. Time will tell what awaits us in the future. Realist and Rationalist agree that the political course can be reversed by policy. Rationalists cannot exclude the possibility that China, the rising potential Challenger, may support the existing global status quo, or that Russia may become the interlocutor between East and the West. Realists may argue that improving the lagging economic performance of Russia may accelerate a balance of power and prevent confrontations between the East and West3. Yet the key point is that the Realist and Rationalist perspectives propose diametrically opposed perspectives and advocate alternate strategies to reach peace. Realist strategies only require careful attention to relative power distributions. Rationalist propositions are more complex and difficult to implement, as they require patient diplomatic actions and belief that, not only fear, but global norms may alter behavior. It is up to the reader to decide which perspective applies to international relations today. The wrong choice in the nuclear era could have catastrophic consequences. ■

3 - Mearsheimer 2001.

References

Crisher, Brian Benjamin. 2014. “Inequality Amid Equality: Military Capabilities and Conflict Behavior in Balanced Dyads.” International Interactions 40 (2): 246-269. Fearon, James. 1994. “Signaling versus the Balance of Power and Interests: An Empirical Test of a Crisis Bargaining Model.” Journal of Conflict Resolution 38: 236-269.Kugler, Jacek, and Douglas Lemke, eds. 1996. Parity and War. Ann Arbor: University of Michigan Press.Lemke, Douglas. 2002. Regions of War and Peace. Cambridge University Press.Mearsheimer, John and Stephen Walt (2016) “The Case for Offshore Balancing: A Superior U.S. Grand Strategy” Foreign Affairs July/August.Mearsheimer, John J. 2001. The Tragedy of Great Power Politics. 1st ed. New York: Norton.Keohane, Rober t (1984) Af ter Hegemony, Princeton University Press.Organski, A. F. K. 1968. World Politics. 2d ed. [rev.]. New York: Knopf.Organski, A. F. K., and Jacek Kugler. 1980. The War Ledger. Chicago: University of Chicago Press.Tammen, Ronald L., ed. 2000. Power Transitions: Strategies for the 21st Century. New York: Chatham House Publishers.Tuzova, Yelena, and Faryal Qayum. 2016. “Global Oil Glut and Sanctions: The Impact on Putin’s Russia,“Energy Policy, 90:140-151.Waltz, Kenneth N. 2012. “Why Iran Should Get the Bomb” Foreign Affairs July/August 2012. Waltz, Kenneth N. 1979. Theory of International Politics. Addison-Wesley Series in Political Science. Reading, Mass.: Addison-Wesley Pub. Co.Werner, Suzanne, and Jacek Kugler. 1996. "Power transitions and Military Buildups: Resolving the Relationship Between Arms Buildups and War" in Jacek Kugler and Douglas Lemke, eds. Parity and War. Ann Arbor: University of Michigan Press, 187-207.

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Dans quelle mesure l’État islamique s’inscrit-il dans une logique de continuité par rapport à Al-Qaida ?Le monde se réveille, les médias s’activent et les experts se redéployent lorsque Mossoul tombe en juin 2014, et que, tout d’un coup, on découvre l’acronyme « Isis2 ». Dès lors, et alors même que l’État islamique en Irak existait depuis octobre 2006 et avait déjà été préalablement incarné en une Al-Qaida en Irak depuis 2004, on oublie sa matrice Al-Qaida et on décrète que celle-ci, acteur central depuis 2001, est passée de mode. Mais « passée de mode » ne veut rien dire en l’espèce, puisque précisément la violence enfantée par Al-Qaida a été remise à jour et transcendée par l’EI. L’EI a certes donné un coup de vieux à Al-Qaida. Mais l’EI s’inscrit d’abord dans une logique de continuité au niveau de l’inspiration et non au niveau de son mode opératoire, par rapport à Al-Qaida. De nombreuses vidéos de l’EI rendent hommage à la fois à Oussama Ben Laden et à Abou Moussab al Zarkaoui, le premier responsable de la branche d’Al-Qaida en Irak entre 2004 et 2006, qui représentent conjointement la double matrice du mouvement. Ben Laden est la figure référentielle aux niveaux philosophique, politique et religieux. Al Zarkaoui est la figure référentielle au niveau du mode opératoire, de la violence, de la militarisation. Mais c’est également ce dernier, le Jordanien, qui a contribué à faire de l’Irak une place centrale pour Al-Qaida.

DANS LA CONTINUITÉ D’AL-QAIDAMais, dans le même temps, l’État islamique critique l’actuel leader d’Al-Qaida, Ayman al Zawahiri...Dès le départ, on savait que Zawahiri n’allait pas être à la hauteur du legs de leadership de Ben Laden. L’ex-chirurgien égyptien est un stratège et était la matière grise d’Al-Qaida pendant longtemps, mais il ne pouvait pas porter le lourd costume de Ben

L’État islamique est une entité éminemment postmoderneEntretien avec Mohammad-Mahmoud Ould Mohamedou1

Professeur d’histoire internationale à l’Institut de Hautes Études Internationales et du Développement à Genève et enseignant à Sciences Po Paris.

Laden. Ce dernier est parti dans une logique de « chéguévarisation », qui fait de lui une figure quasiment impossible à remplacer au sein de la mouvance de l’islamisme radical mondial. De ce fait, sa mort a été aussi une respiration pour ses lieutenants (les « middle managers » d’Al-Qaida), voire une aubaine, car cela leur a permis de prendre de l’ampleur. Ils ont pu se concentrer davantage sur le développement de l’organisation au niveau local. Ben Laden avait d’ailleurs déjà donné de facto cette impulsion quelque temps avant sa mort en multipliant les messages à telle ou telle nation. Ce qui est révolutionnaire parce qu’en général les leaders terroristes veulent tout accaparer, centraliser excessivement dans une forme d’« ego trip » et d’ivresse de pouvoir au sein de leur organisation. Ben Laden a préféré préparer le terrain à ses seconds pour donner pérennité à son groupe, même sous une forme redéfinie telle l’EI. Ceci a donc installé le mouvement dans la continuité d’Al-Qaida à l’État islamique, et c’est ce biais qui n’est pas compris lorsque l’on reste rivé, dans une logique d’actualité, sur la seule compétition individuelle entre al Baghdadi et al Zawahiri. Ce qui importe, c’est la présence continue depuis 1989 – soit depuis 28 ans – de ce mouvement transnational sous une forme ou une autre ; Al-Qaida, franchises Aqmi, Aqpa, etc., EI et Front al Nousra.

Ce que vous décrivez, c’est la logique d’une multinationale ?Tout à fait. Le point essentiel, et j ’ ins is te là -dessus, c ’es t qu ’A l -Qaida est davantage l’enfant de la mondialisation que celui de l’islamisme politique. Les lectures théologiques et théologisantes de l’EI manquent voir cette « macdonaldisation » du terrorisme

« L’EI est un animal politique, une entité militaire, une organisation non-étatique qui a des velléités de pouvoir, et non simplement de contre-pouvoir, »« L’évolution interne de l’État islamique est en passe de relativiser le récit de construction d’État et de reprendre celui des attaques transnationales plus visiblement. »

1 - Son nouvel ouvrage, A Theory of ISIS – Political Violence and the Global Order (Pluto Press et University of Chicago Press) paraîtra en novembre 2017, faisant suite à Understanding Al Qaeda – Changing War and Global Politics (2011).2 - Islamic State of Iraq and Sham : équivalent anglais d’« Etat islamique en Irak et au Levant ». Le Shâm correspond, grosso modo, à ce qu'au XIXe siècle on appelait la « Grande Syrie » (NDLR).

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opéré par Al-Qaida et oublient de dire l’essentiel, à savoir que la nature innovante de ce mouvement est son hybridité par rapport à notre époque bien plus qu’au regard des trajectoires de l’islamisme depuis la fin du XIXe siècle. L’EI est un animal politique, une entité militaire, une organisation non-étatique qui a des velléités de pouvoir, et non simplement de contre-pouvoir, qu’il faut lire à ce niveau-là avant tout. Tout à leur centralité dans l’analyse médiatique, politique et d’expertise, le phrasé religieux de l’organisation ainsi que sa religiosité proclamée (califat) ne sont que ceci. Habilement, le groupe met en scène une théâtralisation d’une des grandes religions de ce monde, l’Islam en l’occurrence. Certes, leur idéologie est un islamisme radical extrémiste, mais celle-ci est cliniquement secondaire par rapport au mode opératoire mondialisé et moderne du groupe. En soi, le premier élément ne nous permet pas d’aller plus loin dans notre compréhension du groupe. Le second révèle des patterns nouveaux et plus déterminants. Et c’est ce qui importe, ou devrait importer, analytiquement.

Les jeunes qui rejoignent l’EI ne le font-ils pas pour des motifs religieux ?Que l es j eunes qu i r e j o i gnen t l’organisation soient religieux ou pas est secondaire. Certains le sont peut-être, d’autres sûrement, les uns en apparence et d’autres ne le sont pas du tout. D’autres encore viennent à la religion sur le tard, comme le phénomène des « new born Christians » aux États-Unis, et d’autres sont des convertis zélés. Le religieux est là, il est au centre, puisque c’est de l’idéologie dont il s’agit, mais il n’est que le paravent d’une logique de violence qui est beaucoup plus complexe, socialement enchevêtrée et historiquement nouvelle.

L’ÉTAT ISLAMIQUE, ENTITÉ POSTMODERNEComment dé f in i r l ' i den t i t é de l’organisation État islamique ?La généalogie de l’État islamique recèle plusieurs paliers. C’est une entité hybride qui possède plusieurs filiations. La première de ces identités et filiations

est liée aux conséquences de l’invasion de l’Irak en 2003. Et là, il est indéniable que c’est l’interventionnisme américain qui a créé un terreau favorable au développement d’Al-Qaida en Irak, la première version de l’EI en 2004. Le deuxième palier, c’est la filiation avec la crise syrienne en 2011. Dans ces deux premiers éléments, il y a peu de religieux et plus de géopolitique. L’un est une invasion, une rébellion, une insurrection. L’autre est une guerre civile qui dégénère et dont certains acteurs prennent le paravent de l’islamisme militarisé. Ce qui n’est pas étonnant puisque ce sont souvent les mieux organisés. La troisième filiation est le résultat d’une continuité/mutation d’Al-Qaida. Cette dernière prônait un projet transnational, politique, militaire, et un déplacement du combat vers les capitales étrangères. Donc, il n’est pas étonnant que, tôt ou tard, l’EI se retrouve à continuer à vouloir frapper les capitales occidentales comme le faisait sa matrice une décennie plus tôt. Les attentats de Paris et de Bruxelles font écho à ceux qui avaient frappé, dix ans auparavant, Madrid et Londres. Cela fait partie de l’imaginaire de l'action politico-militaro-religieuse de ce groupe-là. On ne l’a pas assez souligné. Enfin, on peut et on doit rajouter qu’il y a un palier religieux, même s’il est secondaire comme on l’a dit. En l’espèce, c’est l’instrumentalisation du religieux. C'est l’intolérance qui vient se greffer sur un terreau social avec toute la radicalisation des extrémismes religieux. Cet élément existe, mais il ne faut pas pour autant prendre pour argent comptant le discours religieux de ces groupes. C’est réductionniste. À titre d’exemple, ce n’est pas parce que les membres d’Al-Qaida au Maghreb islamique (Aqmi) déclarent qu’ils commettent leurs actions terroristes au nom de la religion qu’il faut fermer les yeux sur leur criminalité « gangstéro-narco-trafiquante » au Sahel – de même au Levant, en Somalie, etc. Il faut faire la part des choses dans cet élément religieux par rapport aux dires du groupe et à sa réalité.

Est-ce qu’on peut ajouter un cinquième palier, à savoir l’affrontement entre les deux théocraties du Golfe, l’Arabie

saoudite et l’Iran, qui a exacerbé les tensions entre les communautés sunnite et chiite ?Bien entendu, c’est un palier additionnel tout à fait pertinent. Autour de l’EI vient se greffer une géopolitique qui prend la forme d’une guerre par procuration qui se joue en Syrie, en Irak, au Yémen, et dans laquelle l’EI s'invite. L’EI a par exemple ciblé une mosquée chiite en avril 2015 au Yémen, au tout début de la seconde crise, afin d’affirmer sa présence dans ce pays. L’organisation attaque régulièrement les Saoudiens et combat au quotidien les Iraniens en Irak et en Syrie. Cette dimension géopolitique est revendiquée par l’EI et présente distinctement dans ses vidéos, telle The End of Sykes Picot en juillet 2014. Les agents de l’EI décrivent leurs victimes dans des termes qui font référence à l’histoire, comme les Safavides (pour parler des Iraniens) ou les croisés (pour parler des Occidentaux). C’est une logique de géopolitique civilisationnelle qui instrumentalise et met en scène le religieux.

Des références historiques passées, traduites dans un langage moderne...C’est la caractéristique principale qui regroupe et englobe tout ce qu’est l’EI : c’est son côté postmoderne. Le cœur de la question, c’est que l’EI est une entité éminemment postmoderne. Elle a toutes les caractéristiques de la modernité : dans la communication, dans la technicité, dans l’immédiateté... Mais elle est, elle-même, le produit d’une évolution de la modernité vers une multiplicité d’identités. À partir de son remix de l’histoire, de la religion et du terrorisme, des nouvelles formes sont en passe de naître et nous les observons plus en Occident, de Manchester à Miami, qu’au sein du terrain initial moyen-oriental du groupe. Aujourd’hui, la postmodernité donne la possibilité d’avoir un référentiel multiple au double niveau culturel et religieux. Beaucoup d’experts se demandent comment ils peuvent adopter la technologie et en même temps tenir un discours qui glorifie le passé, mais ce n’est pas contradictoire. Le profil de l’ingénieur, du terroriste porté sur la technologie a toujours été présent dans la

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grande cosmologie terroriste. Le terrorisme de l’EI instrumentalise une modernité vers un projet alternatif poursuivi par une violence radicale « démocratisée » et mise à la disposition d’insurgés mondialisés.

LA JEUNESSE, CARACTÉRISTIQUE DU TERRORISMEEst-ce qu’il est possible d’identifier un profil type de terroriste ?Le profil unique du terroriste n’existe pas. Cela peut être n’importe qui. À quoi cela sert-il d’essayer d’identifier un portrait unique de terroriste puisqu’on sait, par définition, que le terrorisme se décline de manière plurielle. Pour autant, nous cherchons encore et toujours la clé simple, simpliste, pour comprendre « l’esprit » du terrorisme, mais l’histoire a montré que cette logique est vouée à l’échec. Le terrorisme est un mode opératoire, une forme de projection de la violence, un moyen pour arriver à une fin. Aussi, n’importe quel profil peut se prêter à cela. Certains plus que d’autres assurément : ceux qui sont rejetés, ceux qui sont aliénés, ceux qui s’auto-excluent, ceux qui ont subi l’injustice ou la colonisation et ceux qui se radicalisent eux-mêmes et font projet de punir leur environnement, et on peut faire la liste. En revanche, dresser cette liste de façon à aboutir presque exclusivement à identifier un jeune musulman arabe, d’une banlieue française ou européenne, rejeté par la société comme le profil d’un candidat ontologiquement « naturel » au terrorisme, c’est à l’évidence faire fausse route. Et, surtout, c’est raciste.

Le seul point commun entre les différents profils, c’est leur âge...La jeunesse est en effet une caractéristique du terrorisme, elle l’a toujours été depuis les nihilistes russes jusqu’aux révolutionnaires d’extrême-gauche des années 1970 jusqu’à l’islamophobe Anders Breivik ou les frères Tsarnaev à Boston. Ceci procède à maints égards d’une disposition générationnelle à la fougue et à l’action. Et puis ces jeunes n’ont souvent pas une expérience suffisante pour rationaliser et contextualiser des idéologies de violence radicale mobilisantes et grisantes mais dont ils ne perçoivent pas de suite l’effet corrupteur ou même l’illégitimité. Ils y voient, au contraire, trop souvent simplement une ferveur qui peut les porter à l’action extrémiste.

Est-ce que l’EI vient remplir un vide, aux niveaux politique, idéologique et religieux ? Est-ce que l’engagement des jeunes dans les rangs de l’EI peut être compris comme une quête de sens ?La quête sur laquelle sont axés ces jeunes – qu’on ne saurait présenter de manière uniforme sans être réductionniste – peut rapidement trouver n’importe quelle substitution, et cette permutation peut être effectivement offerte par tel groupe extrémiste ou tel autre, qui offre un récit, qui peut avoir un écho dans des faits d’action politiques ou militaires. Ce qui surtout porte l’influence, c’est le fait que l’EI a très bien compris que, pour capter ces jeunes, il faut démontrer une efficacité communicationnelle. Le groupe a ainsi mis en place une architecture de communication qui est révolutionnaire, au sens complet du terme puisque c’est la première fois dans l’histoire qu’un groupe terroriste communique de façon aussi professionnelle, multimédias et mondialement. On attendait pendant six mois les cassettes VHS de Ben Laden envoyées par DHL à Al Jazira à Doha, alors que maintenant l’EI diffuse désormais des messages ultra-professionnels mis en ligne quasi-quotidiennement. Ces vidéos sont mises en scène de façon hollywoodienne, ce qui, à nouveau, prouve que le postmodernisme est dans l’ADN de ce groupe. L’EI s’adresse aux jeunes en parlant leur langage, qui est celui de la vidéo, des jeux vidéo, du montage saccadé MTV, alternant différents angles et mode de vue à la façon Oliver Stone version JFK ou Natural Born Killers. Cette violence extrême, complètement mise en scène, peut, on le conçoit, « parler » à une jeunesse en quête de repères et de sens mais ce qu’elle traduit avant tout ce sont des dystrophies de violence, nourries au niveau individuel mais également sociétal.

L’ENTRÉE DANS L’INTERNATIONALISATIONComment l’organisation va-t-elle être amenée à évoluer, selon vous ?Pour l’heure, l’EI a réussi à faire ce qu’il a fait parce qu’il a joué sur plusieurs tableaux. Son éviction de Mossoul et Rakka est un non-événement. Al-Qaida, même si elle a réalisé une révolution importante, a joué sur un créneau essentiel : la planétarisation, le transnationalisme militarisé, avec les grandes villes occidentales comme cibles. Al Baghdadi aura eu une autre approche. Il a développé

son organisation par cercles concentriques en Irak, puis au niveau régional et enfin au niveau international.

L'internationalisation était-elle pensée dès le départ ?Oui, je crois que cela a commencé à être paramétré suite au conflit syrien en 2011, en tous cas une régionalisation qui serait devenue exponentielle (Levant, Sinaï, Sahel, Europe,…). Si on réfléchit en termes d’histoire et de politique, il y a une période de flottement après la mort de Ben Laden et avant le dérapage de la crise syrienne. Dans cet intérim, al Baghdadi a pu se dire que ce qui se passait en Syrie était l’occasion pour lui d’étendre son influence, par rapport à son organisation – dont il était le chef depuis 2010 –, mais aussi de faire concurrence à al Zawahiri. Et c’est pour cela qu’al Zawahiri est piqué au vif. Il y a des histoires d’ego qui sont visibles à ce niveau mais qui importent également. L’internationalisation vient plus tard en 2014-2015 avec les attentats en Tunisie, au Yémen, en Arabie saoudite. L’entrée explicite dans l’internationalisation n’arrive qu’à partir de septembre 2015 avec l’attentat qui a frappé l’avion russe, puis les attentats de Paris et de Bruxelles et ce qui suit en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne notamment. Les trois paliers, local, régional et international, sont désormais visibles. L’EI va-t-il continuer à les jouer sur le même registre ou va-t-il y avoir une modulation ? On est, à mon avis, à la croisée des chemins et on peut discerner une évolution vers le troisième cercle prenant plus d’importance. L’évolution interne de l’État islamique est en passe de relativiser le récit de construction d’État et de reprendre celui des attaques transnationales plus visiblement.

Vous avez critiqué à plusieurs reprises les effets désastreux de l’interventionnisme militaire. Comment combattre alors, au-delà du militaire, cette organisation hybride, qui ressemble à un proto-État et qui développe des ramifications sur plusieurs continents ?Il n’y a pas de réponse de l’anti-terrorisme au singulier, comme il n’y a pas de définition du terroriste au singulier. Une telle réponse pour une organisation aussi complexe ferait forcément fausse route. Il faut d’abord séparer le problème de l’EI en Irak, qui doit être résolu dans le cadre du conflit irakien,

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qui se joue depuis maintenant près de quinze ans, pour permettre l’obsolescence de cette organisation sur le terreau irakien. Il faut diminuer les raisons de la violence sociétale, trouver des solutions pérennes, pas seulement d’union nationale mais une véritable solution à l’injustice qui a prévalu au lendemain de la chute du système baassiste pour faire en sorte que la radicalisation au sein de la société irakienne n’ait plus lieu d’être. Mossoul, la deuxième ville d’Irak, a tout de même accueilli les militants de l’EI en libérateurs en juin 2014… En Syrie, de la même manière, la quête de l’obsolescence c’est la résolution pacifique de la révolution qui a été entamée au nom de la démocratie, des droits de l’homme, et qui a été rejetée par Bachar el-Assad. Une solution

ferait en sorte que le Syrien moyen ne trouve aucune utilité à la présence d’une organisation aussi radicale et ce n’est pas chose simple face à la désétatisation ambiante et l’émasculation des tribus. Enfin, la question des jeunes Occidentaux qui rejoignent la Syrie et l’Irak (pour rappel, plus de quatre-vingt pays touchés par ce phénomène) doit se résoudre dans le contexte domestique de ces pays-là. Il faut apporter une réponse sociétale, politique, différente et nouvelle, surtout une réponse d’intelligence et non de populisme face à ce défi d’époque.

Et de l’humilité ?Tout bon décideur fait un pas en arrière, évalue, regarde, cherche à élever le débat. Comment le débat est-il tombé si bas aux

3 - Le colloque « Les relations internationales après les révolutions arabes » de l’Université Saint-Joseph ayant eu pour partenaire le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, certains entretiens publiés dans ce dossier sont des versions remaniées, relues et mises à jour par leurs auteurs d’entretiens initialement parus dans L’Orient-Le Jour. Nous remercions la direction et les journalistes de L’Orient-Le Jour pour leur aimable autorisation.

États-Unis au point que Donald Trump en vienne à prendre les rênes de cette démocratie ? Et tout cela est digéré tout de go par les médias, et donc par nos sociétés. Il y a une forme de normalisation de l’abrutissement général et de la démission sourde et couarde, et on se retrouve ainsi dans une espèce de fascisation qui se joue au ralenti, comme le prédisait Norman Mailer en 2004. ■

Propos recueillis par Anthony Samrani3

La fin de la bipolarité fut la première d’entre elles, qui priva les récits

politiques de cadre explicatif sur les enjeux régionaux (même si ces récits étaient peu convaincants). Il y eut ensuite l’échec du processus de paix après 1995, qui révéla la revanche des enjeux sur les volontés politiques : les États-Unis, notamment, ont tenté d’imposer un agenda pour la paix. Mais les thèmes écartés (comme la question du retour des réfugiés) sont revenus au galop, les méfiances des acteurs et les réticences des sociétés ont fait le reste. En parallèle, l’échec de Barcelone en 1995 à accompagner un processus… sans plus

Politique étrangère au Proche-Orient

après les printemps arabes :

l’introuvable ligne diplomatique

Par Frédéric Charillon1

Professeur des Universités en sciences politiques Cofondateur de l’Institut de recherches stratégiques de l’École militaire

de processus, consacra l’impuissance de l’Europe à peser encore dans les tragédies méditerranéennes. La tentative de l’Union pour la Méditerranée après 2008 aura le même destin. Après les attentats de septembre 2001, suivis par deux guerres américaines dans le « grand Moyen Orient », c’est la première puissance militaire mondiale qui se montre impuissante à réguler la zone, où elle s’enlise même. Lorsque surviennent les « printemps arabes », les diplomaties n’ont plus de boussole. Accompagnés de nombreux faux débats mais aussi de vraies pertes de repères, les soulèvements et leurs

La séquence des soulèvements arabes (depuis 2011) s’inscrit dans un enchaînement historique qui aura laissé les acteurs extérieurs aussi bien que les principales puissances régionales démunis devant un certain nombre de ruptures non prévues.

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1 - Il a publié récemment Les États-Unis dans le monde, CNRS, 2016.

conséquences imposent de repenser la région, comme la pratique de la politique internationale.

Les faux débatsPlutôt que de s’interroger sur le bilan de relations bilatérales trop étroites avec des régimes qui prétendaient au monopole de la représentation de sociétés en réalité en pleine diversification, plutôt que de questionner cette absence de dialogue avec les sociétés civiles (dialogue auquel des diplomaties démocratiques renonçaient souvent à la demande des régimes autoritaires eux-mêmes), plutôt que de remettre en cause la croyance en la capacité des régimes régionaux à s’ériger en remparts contre « la terreur », plutôt que de descendre en profondeur dans l’analyse pourtant fondamentale des sociologies des forces de coercition, de l’État profond ou des déséquilibres sociétaux (cela viendra plus tard, sous les plumes de Hazem Kandil, Jean-Pierre Filiu ou d’autres), beaucoup de travaux donnèrent une importance excessive à des questions plus trendy que fondamentales.Le débat sur les équilibres pro- et anti occidentaux au Proche-Orient, par exemple, fut un premier réflexe. Les soulèvements allaient-ils rendre la région plus libérale, et lui faire enfin rattraper la globalisation occidentale ? Ou au contraire, renversaient-ils des régimes qui avaient toujours servi les intérêts américains et européens ? La question n’était pas illégitime. Mais elle était occidentalo-centrée, et datée. Tout comme les analogies historiques nombreuses, qui nous faisaient comparer les interventions américaines de 2001-2003 aux State buildings allemand et japonais de 1945, ou les soulèvements arabes de 2011 à l’Europe de 1848 ou de 1989. De la même manière, on crut voir dans les demandes de dignité de 2011 l’effet mécanique des réseaux sociaux, sous-entendant que sans eux, la société arabe n’aurait su s’exprimer. Un troisième faux débat, toujours aussi peu enclin à saisir la dynamique régionale, s’attacha à la performance de l’anticipation ou de la prospective, des oracles et des prévisions : pourquoi, au nord de la Méditerranée, n’avait-on rien vu venir dans les chancelleries ou les Planning units ? On aurait pu s’interroger également sur le fait de savoir pourquoi des appareils

d’État puissants, qui pensaient contrôler des sociétés quadrillées de Moukhabarats, n’avaient rien vu venir non plus.

Pertes de repèresEn réalité, les événements de 2011 sonnaient la fin définitive d’une configuration familière. Des interlocuteurs de longue date disparaissaient. Des États pivots basculaient. Et des dilemmes resurgissaient, qui renvoyaient à des impasses analytiques antérieures : quelle position adopter face à des élections libres donnant la victoire à des partis religieux ? Face à l’Égypte de 2012 comme à Gaza en 2006, la gêne était perceptible. Et la difficulté à sortir d’une lecture par le clivage « partis religieux contre partis laïcs », était forte. Entre stabilité régionale et promotion de la démocratie, entre intérêts géopolitiques (soutenir des alliés de longue date) et sens de l’histoire (soutenir des peuples), les États-Unis comme plusieurs de leurs alliés, hésitaient, ou se réfugiaient dans le soutien à des segments d’opinion commodes mais minoritaires (« Tahrir »).La nouvelle grammaire politique régionale est encore largement impensée par les diplomaties extérieures, mais peut-être aussi locales. La multiplication des multivocal ou failed states (Syrie, Irak, Libye...), le morcellement des acteurs avec retour de clivages anciens (Cyrénaïque, Tripolitaine...), le brouillage des frontières entre régimes, partis, mouvements, et l’obligation de prendre en compte des sociétés aux modes d’expression renouvelés, ne peuvent plus guère être appréhendés par la seule focalisation sur des clivages macro-politiques (sunnites / chi’ites), ni sur l’entretien de relations bilatérales privilégiées fondées sur quelques « hommes forts ».

Quelle ligne diplomatique ?L’Europe en tant qu’Union, hélas, semble avoir renoncé à la question elle-même. Elle ne constitue plus pour l’instant un acteur stratégique dans son environnement stratégique méridional. Les États-Unis d’Obama, en dépit de quelques audaces importantes (le discours du Caire de 2009, le deal iranien) paient encore le prix de la décennie néo-conservatrice. Leurs hésitations par ailleurs compréhensibles en Égypte, à Bahreïn ou en Libye, leur recul sur le dossier syrien en 2013, ont fait vaciller

leurs grands partenariats traditionnels, avec l’Arabie saoudite, Israël, et, dans une certaine mesure, la Turquie. Leur renoncement de fait sur le dossier israélo-palestinien accentue le sentiment d’un retrait américain dans la région, accompagné par un retrait britannique (certes moins structurant).Moscou a décidé de tirer profit de ces hésitations américaines pour se faire game changer régional, mais dans une région où l’on ne change pas le jeu si facilement. La France fait à la fois le pari d’un retour aux sources de la Realpolitik (avec son alliance saoudienne et son partenariat égyptien), et celui d’un retour aux enjeux traditionnels, avec la relance, en juin 2016, d’une conférence sur la situation israélo-palestinienne. Ce double front est-il tenable ? Ce réalisme est-il réaliste ? Il est trop tôt pour le dire. Beaucoup dans la région attendent ce qui serait la véritable évolution, à savoir une implication des puissances émergentes, sur le modèle de l’initiative turco-brésilienne de 2010 (sur le nucléaire iranien), mais avec plus de force, et avec d’autres acteurs (la Chine ?). L’implication des émergents dans cette poudrière reste néanmoins, pour l’heure, fort hypothétique.Les acteurs traditionnels, extérieurs comme régionaux, sont usés. Les États-Unis ont échoué, les Européens ont disparu, les politiques étrangères arabes jadis clefs (« pas de paix sans la Syrie, pas de guerre sans l’Égypte », disait Kissinger) sont en retrait, et les puissances régionales non arabes (Israël, Turquie, Iran), tout en étant devenues les plus structurantes, connaissent bien des difficultés. Le nouveau concert d’interaction, qui pourrait faire pièce à l’actuel concert d’impuissance, se fait encore attendre. ■

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Le royaume d’Arabie Saoudite connaît depuis 2015 d’importants

changements internes qui pourraient avoir pour conséquence de redéfinir le rapport qu’entretient l’État à ce qui a longtemps constitué son idéologie officielle, le très conservateur « wahhabisme », aussi appelé « salafisme » par ses partisans.L’État saoudien repose sur une formule politique originale dont les prémices remontent au XVIIIe siècle lorsqu’un prince, Muhammad bin Sa‘ud, fondateur de la dynastie éponyme, s’est allié à un prédicateur, Muhammad bin Abd al-Wahhab, dont les enseignements appelant à un retour à la lettre des textes sacrés sont à la base du wahhabisme. Le pacte qui les unit donne naissance à un partenariat entre deux élites à la fois autonomes et interdépendantes : les princes, dépositaires de l’autorité politique, et les oulémas wahhabites, en charge de définir la norme socio-religieuse. Deux appareils parallèles voient le jour : un État moderne, sous la tutelle de la famille régnante, et un establishment religieux pléthorique, notamment responsable du système judiciaire et dont le « bras armé » est constitué par la « comité de promotion de vertu et de prévention du vice », véritable police religieuse chargée de faire appliquer dans le pays les règles sociales strictes édictées par les oulémas (interdiction de la mixité, obligation de fermeture des magasins lors des cinq prières quotidiennes, etc.)1.

Une réforme en profondeurJusqu’à la fin du XXe siècle, rien ne vient ébranler ce partenariat noué entre les deux élites fondatrices du royaume. Les années 1980 voient même le pouvoir saoudien, qui

Arabie Saoudite : le wahhabisme

à l’heure du changement

Par Stéphane LacroixProfesseur associé à l'Ecole des affaires internationales de Sciences Po (PSIA) et chercheur au Centre de recherches internationales (Ceri).

fait désormais face à la surenchère de l’Iran khomeiniste, renforcer encore le poids du discours religieux. Ce n’est que sous le règne d’Abdallah – officieusement en charge des affaires du pays à partir de 1995 en tant que prince héritier remplaçant son frère Fahd en incapacité, avant de devenir roi en 2005 – qu’apparaît pour la première fois un débat autour du wahhabisme et de sa place dans le système saoudien. Ce débat s’explique en partie par le conflit qui, au début des années 1990, a mis aux prises le pouvoir saoudien avec une nouvelle génération d’oulémas politisés militant pour étendre l’emprise du religieux sur la sphère politique. Pour la première fois, le pouvoir saoudien s’est senti menacé par ses partenaires de toujours. À cela s’ajoute l’effet des attentats du 11 septembre, dont 15 des 19 responsables sont des Saoudiens, et qui suscitent une vague de critiques américaines et occidentales contre un « islam saoudien » accusé d’avoir nourri le djihadisme. L’action d’Abdallah va se manifester à deux niveaux. D’une part, le pouvoir adopte de très discrètes mesures de libéralisation sociale, tout en rassurant les oulémas sur la compatibilité de celles-ci avec la doxa wahhabite. En 2011, par exemple, le roi fait entrer trente femmes au majlis al-shura, ce « conseil consultatif » dont les membres sont nommés par l’Exécutif, tout en insistant sur la règle de non-mixité qui doit prévaloir au sein du conseil. Dans le même temps, un grand débat a lieu sur ce que l’on appelle alors « la réforme du discours religieux ». Un « dialogue national » est engagé, auquel participent les oulémas. Dans les faits, cette approche n’aura que peu de résultats concrets sur le plan sociétal.L’entrée en fonction du roi Salman le 23

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1 - Stéphane Lacroix, Les Islamistes saoudiens. Une insurrection manquée, PUF, 2010 ; Nabil Mouline, Les Clercs de l’islam, PUF, 2011.2 - http://vision2030.gov.sa 3 - http://www.reuters.com/article/us-saudi-entertainment-idUSKBN17T2WP4 - h t t p : / / w w w. a l j a z e e r a . n e t / n e w s / a r a b i c / 2 0 1 7 / 1 / 1 4 / داسف-ةيئانغلا-تالفحلاو-امنيسلا-ةيدوعسلا-يتفم5 - « Au sein du clergé wahhabite, la montée d’une jeune garde, plus jeune et docile », Le Monde, 9 juin 2017

janvier 2015 marque le début d’une véritable révolution de palais à Riyad. Par une série de décrets royaux, Salman exclut des instances dirigeantes la quasi-totalité des branches de la famille Sa‘ud historiquement associées au pouvoir et démet le prince héritier Muqrin, nommé par son prédécesseur. Dans le même temps, il pousse sur le devant de la scène son propre fils, Muhammad bin Salman, âgé de 30 ans, qui devient vice-prince héritier et chef du cabinet royal, et se voit confier le ministère de la Défense et la présidence du Conseil des affaires économiques et de développement. Muhammad bin Salman s’impose bientôt, avec le soutien de son père, comme le nouvel homme fort du royaume, qui concentre entre ses mains plus de pouvoir qu’aucun prince avant lui. Il éclipse même son cousin Muhammad bin Nayef, pourtant officiellement prince héritier (mais pour combien de temps, s’interroge-t-on à Riyad). Au printemps 2016, Muhammad bin Salman annonce une réforme en profondeur du pacte social saoudien, sur la base d’un document intitulé « Vision 2030 », préparé avec l’aide du cabinet américain McKinsey2. Ainsi que l’explique Muhammad bin Salman, l’objectif est la sortie de l’État rentier – un modèle qui n’est plus viable à l’heure où des prix du pétrole en baisse ne suffisent plus à entretenir une population saoudienne dont la croissance démographique reste forte – et une libéralisation « thatchérienne » de l’économie saoudienne. Cette libéralisation économique n’est aucunement couplée à des promesses de libéralisation politique, à l’image du modèle des Émirats arabes unis qui a visiblement beaucoup inspiré Muhammad bin Salman, dont le mentor n’est autre que l’homme fort d’Abou Dhabi, Muhammad bin Zayed. La « Vision 2030 » a cependant des implications profondes pour la norme socio-religieuse en vigueur dans le royaume. D’abord, elle prône une expansion rapide du travail des femmes, avec l’objectif qu’elles constituent 30% de la main d’œuvre saoudienne. Or cette question a toujours été vue avec suspicion par les oulémas, qui estiment que les femmes ont avant tout une vocation familiale, et que leur mise au travail mènera nécessairement à une remise en cause du principe de non-mixité. En outre, la « Vision 2030 » veut encourager le développement du divertissement en Arabie

Saoudite – une véritable révolution dans un pays où les cinémas sont interdits et où les concerts sont rarissimes. Différentes mesures adoptées depuis 2016 sont venues confirmer la détermination de Muhammad bin Salman à remettre en cause la prégnance de l’interdit religieux. En avril 2016, la « commission de promotion de la vertu et de prévention de vice » est privée de la possibilité d’arrêter les contrevenants, ce qui la prive de tout pouvoir coercitif. Quelques mois plus tard, une autorité suprême du divertissement est créée, et depuis le printemps 2017, des dizaines d’événements – concerts, festivals, etc. – sont organisés à travers le royaume. Le président de l’autorité en question a même annoncé l’ouverture prochaine de cinémas3.

La « transformation » du royaumeÀ chaque fois, les arguments avancés en guise de justification sont purement économiques : en demeurant au foyer, les femmes, bien qu’aujourd’hui très éduquées (elles représentent la majorité des diplômés de l’université), demeurent improductives ; et l’absence d’une industrie locale de divertissement fait que les Saoudiens partent s’amuser à l’étranger, ce qui crée un manque à gagner considérable pour le royaume. Cette présentation du changement sociétal comme une nécessité économique est ici la vraie nouveauté. Alors qu’Abdallah avait posé le problème du wahhabisme en se positionnant sur le terrain religieux, ce qui avait in fine condamné ses initiatives à l’échec, Muhammad bin Salman ne parle jamais de religion, mettant ainsi les oulémas dans une position inconfortable, puisqu’ils sont incapables de lui répondre sur le terrain économique. Ce qui ne signifie pas qu’il n’y ait pas d’opposition : premier dans l’ordre des oulémas, le mufti du royaume lui-même a protesté, estimant que « les concerts et le cinéma corrompent les bonnes mœurs et détruisent les valeurs, et ils sont un prétexte à la mixité »4. Des oulémas politisés, influents sur Twitter, ont aussi exprimé leur désapprobation. La réponse du pouvoir n’a pas tardé. Les arrestations se sont multipliées dans les milieux religieux, ce qui marque un changement radical avec la politique menée par Abdallah, qui laissait généralement les conservateurs protester sans entraves tant

qu’ils s’en tenaient aux sujets sociétaux. En parallèle, le pouvoir orchestre la promotion d’oulémas plus malléables et en phase avec son discours, à l’image du nouveau président de la Ligue islamique mondiale5. Dans le même temps, des femmes ayant cru venu le moment de prendre le volant ont également été arrêtées. Le message est clair : la libéralisation ne se fera que par le haut, et suivant le calendrier fixé par le pouvoir.S’estimant soutenu par une jeunesse en quête de libéralisation sociale, Muhammad bin Salman semble donc vouloir appliquer méthodiquement, et de manière autoritaire, son projet de « transformation » du royaume. Si l’on peut douter de la faisabilité économique de certains des changements qu’il propose, il faut reconnaître que les effets de ses réformes sur le champ socio-religieux sont déjà palpables. La réaction des oulémas, dont on pouvait craindre la colère, est restée d’ampleur limitée, et la répression dirigée à l’encontre des conservateurs a pour le moment permis d’étouffer toute dissidence organisée. L’Arabie Saoudite serait-elle en train de changer d’époque ? ■

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Dans quel contexte a triomphé la contre-révolution et quels sont les facteurs qui, selon vous, entretiennent encore l’illusion mystificatrice d’un processus révolutionnaire miné par des contradictions mais toujours en marche ?L’Occident a besoin d’une success story dans le monde arabe, c’est la Tunisie qui l’a fournie. Il est vrai qu’en comparaison avec d’autres pays, la Tunisie semble pour le moment avoir mieux réussi. Le pays a accompli des avancées significatives de façon pacifique avec la rédaction d’une nouvelle Constitution, les élections et la production d’une alternance pacifique. Ce sont évidemment des résultats qu’il faut saluer. Mais la capacité de nombreux journalistes et d’analystes à dénigrer l’importance des réseaux et discours de contre-révolution est assez inquiétante. Dans le cas tunisien, ce qui est singulier, c’est qu’on assiste à un mouvement de restauration qui s’est produit de manière démocratique, par le vote. Cette contre-révolution était présente dès les premiers jours qui ont suivi les manifestations de Kasbah 1 et 2. Si les jeunes qui se sont mobilisés ont réussi l’inimaginable, en provoquant le départ de Ben Ali, il ne faut pas oublier tous ceux qui sont restés chez eux, par peur ou par scepticisme face à ces soulèvements. Les révolutionnaires à proprement parler ont été doublement victimes : d’une part parce que ce sont eux qui ont été blessés ou tués, et d’autre part parce qu’ils ont été ensuite dépossédés du processus révolutionnaire par les forces politiques et syndicales traditionnelles qui se sont réapproprié cette lutte. Ce n’est pas spécifique à la Tunisie : c’est un mécanisme que l’on retrouve

Réflexions sur la contre-révolution

en Tunisie

Entretien avec Nadia MarzoukiVisiting Fellow à la Kennedy School de HarvardChargée de recherches au CNRS

pratiquement dans tous les pays. « La révolution, comme Saturne, dévore ses propres enfants. » (La Mort de Danton). Il faut distinguer entre la révolution et le pouvoir. Les révolutionnaires partis de Sidi Bouzid en 2011 avaient une revendication légitime, de justice, de dignité mais ce ne sont pas eux qui ont pris le pouvoir. L’Assemblée constituante élue en 2011 était fondée sur cette légitimité révolutionnaire. Mais le pouvoir est resté dans les mains de l’ancien régime, des médias qui en sont proches, de la justice pas toujours indépendante, du ministère de l’Intérieur, des milieux d’affaires corrompus. L’ancien réseau du RCD s’est donc rapidement reconstitué.

Pourquoi estimez-vous dans le cas tunisien que la légitimité révolutionnaire a été éclipsée par la légitimité démocratique ?À partir de 2011, le lexique de la transition démocratique a très vite remplacé le langage de la réalisation des objectifs de la révolution. C’est la notion de « démocratie » qui devient la norme centrale qui guide le travail des constituants politiques. Certains vont même jusqu’à rejeter l’idée de révolution en affirmant qu’ils ne sont pas jacobins, qu’il faut refuser de faire table rase du passé et insistent sur le besoin de rétablir l’unité pour construire de manière progressive et pacifique un nouvel ordre politique. Le débat sur la justice transitionnelle, et sur le devenir de ceux qui ont occupé des fonctions politiques sous Ben Ali, a été une parfaite illustration de ce processus de substitution d’un discours démocratique pragmatique à la logique révolutionnaire. C’est ainsi que le personnel administratif et politique de l’ancien régime s’est trouvé souvent

« La contre-révolution de velours passe par la transformation du politique en management à la petite semaine. Elle repose aussi sur une opération historiographique et sémantique qui réinscrit la rupture de 2011 dans la continuité du récit mythique du réformisme tunisien. »

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réintégré aux partis et institutions de manière curieusement assez peu conflictuelle. Le référent révolutionnaire est rapidement disqualifié parce qu’associé à tort à la seule idée d’épuration et de violence. C’est là une déformation problématique de ce qui s’est passé en 2011 car les revendications des révolutionnaires tunisiens n’étaient pas la violence et l’éradication mais la justice sociale et la dignité. Très vite le lexique de la révolution a été remplacé par celui de la réforme, de la pacification, de la réconciliation, de l’unité. La contre-révolution passe largement par cette reconstruction du sens des soulèvements de 2011.

L’alliance entre Nidaa Tounes et al-Nahda a-t-elle constitué un facteur déterminant dans le succès de la mise en œuvre de la stratégie contre-révolutionnaire ?Oui. En 2014, Nidaa Tounes a gagné les élections, al-Nahda s’est retrouvé en deuxième position, il avait le choix entre devenir le premier parti d’opposition, ou de faire alliance avec son ancien adversaire, qui avait fait sa campagne contre lui. À la surprise de nombreux analystes et au mécontentement d’une partie de sa base, al-Nahda a choisi la voie de la collaboration assumée et revendiquée en la justifiant par le contexte régional volatil, le besoin de stabilité et l’impératif d’unité. Les raisons pour lesquelles al-Nahda s’est associé à Nidaa Tounes sont multiples. La peur d’un scénario « à l’égyptienne » a été un facteur important. Le pragmatisme en est un autre. Les islamistes tunisiens ne sont pas des révolutionnaires. Leur objectif est de devenir un parti reconnu comme démocrate, accepté de ses partenaires et des pays occidentaux. La volonté d’inclusion dans le champ politique prime sur la défense des objectifs de la révolution. Cela a eu comme conséquence positive à court terme de pacifier la scène politique mais avec pour effet pervers à moyen et long termes de la paralyser. C’est en ce double sens que j’évoque un compromis pourri entre les deux partis : par le déséquilibre du rapport de force initial qui a poussé al-Nahda à accepter cette alliance et du fait des implications désastreuses sur le champ politique dès lors vidé de toute substance idéologique. Dans un contexte où les Tunisiens n’accordent plus d’importance à l’idéologie politique, aux

conflits des idées, l’union des deux anciens adversaires tend à confirmer le préjugé selon lequel le politique est devenu une simple affaire d’administration et de gouvernance du social, dénuée de toute vision et de tout idéal. La contre-révolution de velours passe donc par cette transformation du politique en management à la petite semaine. Elle repose aussi sur une opération historiographique et sémantique qui réinscrit la rupture de 2011 dans la continuité du récit mythique du réformisme tunisien.

La négation de la dimension innovante de 2011 est-elle une stratégie consciente ?Oui : affirmer que les émeutes étaient de simples soulèvements passagers par lesquels un petit groupe de mécontents auraient demandé à l’élite de se reprendre en main, c’est un discours conscient qui s’inscrit dans la logique contre-révolutionnaire. Celle-ci consiste à nier la radicalité des revendications des mouvements de 2011 et permet de justifier la politique conservatrice du gouvernement actuel. Nier toute positivité de l’idée de conflit politique et social régulé, cela est devenu l’assise normative du discours de la coalition de Nidaa-Nahda. Celle-ci s’efforce de reconceptualiser la révolution comme un simple épisode dans l’histoire du réformisme tunisien. Ce faisant, elle réécrit l’histoire de la Tunisie, comme une histoire dans laquelle la violence n’aurait eu aucune place, alors qu’elle a été un élément structurant de l’histoire de la formation de l’État postcolonial. Le gouvernement actuel promeut une vision irénique, développementaliste, unidirectionnelle de l’histoire tunisienne, celle de la marche continue et pacifique vers la modernité et le progrès. Dans cette histoire, le Sud, les pauvres, les révolutionnaires n’ont presque aucune place. En cherchant ainsi à réinscrire les soulèvements de 2011 dans ce grand récit mythique du réformisme pacifique, ce discours aspire à faire oublier que ce qui s’est passé en 2011, c’était une révolution inédite.

Quels sont les facteurs de résistance aujourd’hui face à cette contre-révolution ?Cette contre-révolution est toxique mais elle est fragile. Les réseaux mafieux de l’ancien régime sont en train de s’autodétruire sous les effets conjugués de leur compétition interne et de leur incompétence. Si le projet

de la contre-révolution cherche à trouver une rationalisation intellectuelle par la référence au réformisme, il n’est toutefois pas porté par une véritable idéologie ou un projet intellectuel. Ceux qui ont voté pour l’ancien régime en 2014 l’ont fait soit par réflexe de défense de leurs intérêts, soit par peur de l’islamisme ou par lassitude. De plus, on assiste aujourd’hui à l’implosion annoncée de Nidaa Tounes. Des mouvements fragiles émergent, au mépris certes d’une grande partie de la population, mais ils ont le mérite d’exister. Il y a également une vivacité et une créativité très importantes de la société tunisienne qui par le biais d’associations diverses et variées tente de recréer du politique. Malheureusement, on reste dans une vision du politique qui est purement horizontale et sectorielle avec une fragmentation des engagements et des causes, et une réticence par rapport à l’idée d’organisation partisane. Là encore, il ne s’agit pas d’un défi propre à la Tunisie. La sectorisation des luttes s’inscrit dans une logique globale de gouvernance néolibérale qui produit cette fragmentation du politique. La lassitude par rapport aux modes d’organisations partisans et hiérarchisés se retrouve dans toutes les mobilisations contemporaines, de Tunis à New York, du Caire à Madrid. Mais dans le monde arabe, et en Tunisie en particulier, l’enjeu est beaucoup plus urgent. Or pour venir à bout de la contre-révolution et des réseaux de l’ancien régime, les mobilisations sectorielles, même si elles sont récurrentes, ne suffisent pas. Ces processus sont, bien sûr, lents et imprévisibles. En attendant, il importe de réhabiliter l’idée du conflit politique régulé comme une idée positive et de rejeter l’équation simpliste entre révolution et violence, afin de résister au discours lénifiant et dépolitisant du réformisme et de l’unité. ■

Propos recueillis par Lina Kennouche1

1 - Le colloque « Les relations internationales après les révolutions arabes » de l’Université Saint-Joseph ayant eu pour partenaire le quotidien francophone libanais L’Orient-Le Jour, certains entretiens publiés dans ce dossier sont des versions remaniées, relues et mises à jour par leurs auteurs d’entretiens initialement parus dans L’Orient-Le Jour. Nous remercions la direction et les journalistes de L’Orient-Le Jour pour leur aimable autorisation.

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During the UN General Assembly of September 2011, no state challenged

the principle of an international response, timely and decisive, when a state manifestly fails to meet its responsibility to protect its own people. But some states, such as Brazil, China and Russia contested invoking the principle of a response to justify regime change. Be that as it may, there were, prior to the Libyan intervention, four UNSC resolutions using specific responsibility to protect language. In the context of subsequent resolutions, many on robust peace-keeping operations such as in Mali and Central African Republic, there have been nineteen references to the principle of protecting civilians. One could claim that the death of Responsibility to protect has been greatly exaggerated. Gareth Evans, who co-chaired with Muhammad Sahnoun the International Commission on Intervention and State Sovereignty that produced in 2001 the report “The Responsibility to Protect”, affirms that it is too early to despair about its future. It remains true, however, that the military intervention in Libya has done a grave, and some are inclined to say irreparable, damage to the responsibility to protect becoming a universally accepted norm.

Corrosive effectsMany governments expressed their apprehension of the potentially corrosive effects of R2P on their national sovereignty as well as for western abuse of R2P to legitimate self-interested unilateral interventions. The SC inaction in Syria, and more particularly the Russian and Chinese vetoes, indicated that their rejection of regime change discredited in their eyes any intervention. But it

The Intervention in Libya and its Consequences

By Tarek Mitri Director of the Issam Fares Institute for Public Policy and International Affairs at the American University of BeirutFormer Special Representative of the UN Secretary General for Libya and Head of the United Nations Support Mission in Libya(UNSMIL)

was not only that. For obvious political reasons, using excesses in Libya as an argument, they refrained from accepting a formal condemnatory statement on Syria, let alone measures like sanctions, arms embargo or the threat of International Criminal Court prosecution. To be sure, geo-politics were different and so were national interests. Yet, the shadow Libya was seen every time the SC discussed the situation in Syria. Syria was implicit in most discussions about Libya. Every time the situation in Libya was discussed in the Security Council, the failures of the international community were overstated in order to disqualify, a priori, considerations for an international action in Syria. Vitaly Churkin, the Russian Permanent Representative to the UN, was at times allusive, but more often than not explicit. Let me quote only one of his strongest statements: “The situation in Syria cannot be considered in the SC separately from the Libyan experience. The international community is alarmed by statements that compliance with SC resolutions in Libya, according to the NATO interpretation, could be a model for future actions in implementing the responsibility to protect. But NATO never pretended to offer a model for future actions, even if it is initial success in Libya was uncontroversial for a short period and even widely acclaimed. Its UN-sanctioned machinery started turning almost immediately after the SC resolution 1973 allowing “all necessary measures to protect civilians”. The insurgents had little, if any, reason to seek a political compromise, mentioned in the SC resolution. One could say that the responsibility to protect idea of a graduated continuum with diplomatic

The UN resolutions 1970 and 1973 on Libya, in February and March 2011, were prematurely perceived to be a triumph for the principle of responsibility to protect. Is it too early today to despair about the future of this principle?

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measures at one end and military force on the other was weakened significantly. Critics of the responsibility to protect doctrine, hitherto silent, concluded that intermediate and non-military could be easily skipped. NATO countries for their part refused to pursue diplomatic efforts. For it had become clear that on the way to intervention, the motives of morality and conventional national interests were happily aligned. However this was short-lived, national interests played a pre-eminent role in subsequent stages.

Magnitude of atrocitiesMoral outrage prompted the war against Gaddafi, but it has not moved Western governments to act in Syria, where the number of civilians killed, displaced, besieged and starved reached unprecedented levels (the conservative figure is 300,000 noncombatants killed). In Libya the number of rebels and civilians killed did not exceed five thousands? Syrians understood that western leaders did not act in their country out of conscience but are instead making hardboiled strategic calculations. The US did commence air strikes in Syria but it was not prompted by outrage over civilian deaths or refugee problems. Skeptical Syrians asked why the Americans and other westerners started acting directly against a terrorist organization which for all its brutality has killed not more than a thousand civilians in Syria at a time when the regime victims had reached 150,000. They learned that the magnitude of atrocities does not matter most. Other considerations count for more. One of them is the likely ease of the operation, itself a function of the dictator regime’s power. Another is whether powerful countries have important interests at stake. In Rwanda they did not, in Kosovo they did. In Libya they did, in Syria they did not have much. A third is whether the regime committing atrocities has allies willing to block UN resolutions proposing interventions or dilute those calling for sanctions or establishing peace keeping forces. Libya was lucky that Russia did not veto the SC resolution. Medvedev authorized abstention only, but was soon publicly criticized by Putin for his miscalculation.

The only counter argument he was able to give was that the request coming from the Arab League made it politically difficult for Russia to cast its veto. The fourth consideration relates the complexity of the situation in the country where an intervention is contemplated. Would-be intervenors are inclined to retreat when they fear to be sucked in a conflict in a country they do not regard to be of strategic importance. It can be argued that countries ruled by regimes not strong enough to make intervention both costly and risky can expect to be saved by the international community.Coming back to Libya, the intervenors took the liberty to interpret what constituted “all necessary measures”. They equally chose to dismiss the mediating efforts towards a political solution, clearly mentioned in resolution 1973. Both the special envoy of the UN SC and the AU high level committee had suggestions that were marked by fear of a continued war that would bring chaos to Libya and threaten its neighbor’s security. The AU criticized what it regarded as the transformation of an intervention authorized by the UN to protect civilians into one aimed at toppling Libya’s government. They saw this as a dangerous precedent. It was not alone in considering the metamorphosis of the interventionist mission a violation of the resolution 1973. It was joined by the end of March 2011 (resolution 1973 was voted on March 17 2011), by Argentina, Brazil, China, India and Russia. A variety of considerations led these countries, and others, to express their suspicion of the USA, the UK and France (P3) intentions and double standard. For the abovementioned countries and others much of the discussion around the responsibility to protect was informed by a critique of the Security Council deficient means of holding dominant powers to institutional constraints. Libya descent into chaos has given strong arguments for those who reject the proposition that sovereignty should be relativized when states contravene, at a large scale, the universal norms of human rights. When these countries accept to support intervention and other forms of coercion to protect civilians from abuse, they insist on having to do so under specific conditions.

Brazil’s 2011 proposal “the Responsibility while protecting” is an attempt to develop such necessary conditions. The proposal does not only seek to limit the damage done to noncombatants during armed interventions nor is it meant to be a refinement of the R2P doctrine. Offered in the wake of Brazil’s criticism of NATO’s expansive interpretation of the UN Security Council resolution 1973, it purports to ensure that the Security Council exercises stricter control over military missions it authorizes. The proposal expresses an underlying concern after the intervention in Libya that R2P becomes a pretext to achieve other goals. Responsibility while protecting seeks also to limit the circumstances under which force can be used. Mass killings must in fact threaten international peace. The international community must be rigorous in its efforts to exhaust all peaceful means available in the protection of civilians under the threat of violence. The Brazilian proposal calls for a set of prudential criteria to be debated and taken into account before the Security Council could mandate the use of force. It advocates in addition, an enhanced monitoring and review process of military operations.

Reticence to actBrazil did not vote against a May 2013 General Assembly resolution condemning the bloodshed in Syria, but that does not necessarily mean that its misgiving about what it sees as a potential misuse of R2P had vanished. Explaining his country’s abstention, the Brazilian Permanent Representative stressed that Syrians themselves must resolve the conflict and questioned whether the resolution would help foster a political process and an eventual settlement in Syria. But it has been made clear, time and again, that early as 2011 there was no appetite on the part of the regime to engage in a political process. It believed through and through in a military solution. The peaceful demonstrations, bloody repressed, had to call for the protection of civilians, they did not explicitly call for an international intervention, but they were hoping that what has happened in Libya would be repeated in Syria. But the willingness to consider intervention had

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been severely eroded because of Libya. Governments and public opinions in countries able to engage in humanitarian intervention did not consider saving lives abroad worth the expense in blood and resources. Their altruism, in the case of Syria, could not extend beyond their borders. When the popular mood shifted in mid-2014 to favor air strikes, the source of the change was not the killing of civilians by the Assad regime, but the rise of Da’ich. What they saw as self-defense led the West to launch air strikes. The reticence to act timely and decisively in Syria continued to be manifest. A UN official humanitarian, Jan Egeland,

said: “Politicians and diplomats declared that there would be no more Srebrenica and no more Rwanda. Who would have thought we, on our watch, would see people starving in besieged cities with no accountability for the political and military leaders responsible” There is no doubt that military intervention à la libyenne was discredited, not only in the eyes of governments that became increasingly skeptical or hostile, but also in the perception of western public opinion. Syrian illusions soon dissipated. However, and short of a massive intervention, other measures such as safe havens, ensuring unconditional humanitarian access, travel

bans and referrals to the International Criminal Court were hoped for and frustrated. Beyond, the consequences of the intervention in Libya and the disagreements around ways of upholding the principles of responsibility to protect, Syria’s wreckage proves that the universal value of rescuing civilian victims aligns with pursuing national interests in a few cases only, less today than a few years ago. It looks that Responsibility to Protect is not just going through mid-life crisis. ■

Libye : De l’effondrement de l’État au chaos milicien, Quelques pistes pour une sortie de la crise

Par Rafaâ Tabib1

Universitaire Chercheur en anthropologie politique

L’instabilité en Libye a eu, depuis 2011, un énorme impact sur son voisinage. Si le chaos y perdure, les crises économiques et sécuritaires qui secouent actuellement le Maghreb et les pays du Sahel risquent de s’amplifier.

L’effondrement de l’État en Libye à l’automne 2011 eut lieu sur une toile

de fond complexe tant sur le plan intérieur que dans le voisinage. Il a été à l’origine d’une série de crises sécuritaires d’ampleur, alimentées par les trafics d’armes, la prolifération des milices, l’exacerbation des anciennes oppositions locales et l’embrasement de régions entières. Dans le voisinage, la chute de la Jamahiriya (État des masses, ancienne dénomination de la Libye sous Kadhafi), survint dans un contexte politique marqué par des processus d’érosion de l’autorité au Niger

et au Mali, d’un côté et par de profonds clivages chez ses deux autres voisins du « printemps arabe » – la Tunisie et l’Égypte, d’un autre côté.

Une caisse de résonanceL’interaction de la dimension politique intérieure avec l’environnement immédiat dans le voisinage trouve son expression la plus éloquente dans l’expansion des trafics d’armes, les migrations clandestines, la contrebande des produits dangereux et l’essor de l’activisme terroriste. À cet effet, il importe de rappeler que

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l’avènement du djihad, dans sa version actuelle, s’accompagne et s’alimente de la prolifération des activités de prédation des ressources et de la dissémination des activités criminelles à grande échelle en Libye. À partir du début 2012, la contrebande a connu une expansion sans précédent avec une implication directe et massive des factions armées. Celles-ci ont commencé à organiser des réseaux de migration clandestine draînant des milliers de personnes par jour, à exporter massivement les armes vers les pays de la région et à édifier des alliances avec des groupes tribaux ou criminels dans l’ensemble du Sahara-Sahel. En l’absence de structures politiques légitimes susceptibles d’assurer la redistribution des revenus et le maintien de l’ordre sur l’ensemble du territoire national en Libye, les divers groupes tribaux s’engagèrent dans une compétition pour la sécurisation de leurs terres et la prédation des ressources. Les groupes tribaux, jadis fragilisés par des années de précarisation économique et d’exclusion politique, se sont employés à accéder aux ressources sociales et économiques en s’inscrivant dans une logique milicienne et en mobilisant aussi bien des hommes, des réseaux de solidarités que des armes pour s’assurer une maîtrise sur leurs territoires tribaux respectifs. Parallèlement à ce processus de crispation des groupes lignagers sur leurs terres respectives, le pays a connu un regain de violence avec l’afflux de réfugiés et la récurrence des affrontements dans les villes du pays. Affrontements aux origines et causes diverses qui vont de l’antagonisme politique, doctrinal ou tribal au règlement de compte criminel ou la vengeance coutumière. De ce fait, la Libye est devenue le réceptacle et la caisse de résonance de tous les clivages politiques qui traversent la scène régionale et de toutes tensions tribales entre les factions armées sur un très large territoire, où se déploient des tribus et des configurations de rapports très complexes, souvent sans réel rapport avec les enjeux internes en Libye. Rappelons ici que la vengeance constitue un système de régulation des conflits tribaux destiné à préserver certains équilibres grâce à l’institution de plusieurs leviers de compensation. Toutefois, dans

la configuration politique et sécuritaire d’effondrement de l’État et de dérèglement général dans la gestion de la violence, les assaillants peuvent transgresser dans l’impunité, les lois coutumières. Cette transgression n’ouvre nullement la voie à la déchéance des crimes commis, mais plutôt à la dissémination des actes de vengeances, lesquels obéissent, dans ces cas particuliers, aux formes les plus violentes et spectaculaires des codes tribaux.

Un constat d’échecFace à cette situation et afin de prévenir l’embrasement général de la région, plusieurs initiatives de réconciliation et de pacification furent lancées sans pour autant parvenir à contenir la violence dans le pays ou à mettre un terme au processus de fragmentation de son champ politique et territorial. L’accord signé dans la station touristique marocaine de Skhirat, le 17 décembre 2015, entre des représentants d’une partie du spectre politique et social libyen, bien que jouissant d’un soutien international et d’une certaine reconnaissance de la part des principales capitales régionales, a été contesté par plusieurs voix dans le pays et semble progressivement s’enliser dans les inextricables anomalies procédurales d’adoption de ses instances. Cet accord signé par des représentants du Congrès général national (première instance élue en Libye post-insurrectionnelle et dont le mandat est arrivé à terme le 4 août 2014) et ceux de la Chambre des Représentants (Parlement élu le 25 juin 2014, dont le mandat a été prolongé à une date indéterminée) prévoit la formation d’un gouvernement dirigé par le député tripolitain et président du Conseil présidentiel M. Fayez As Sarraj. En plus d’un gouvernement d’union nationale, les articles de l’accord stipulaient la mise en place d’un Haut Conseil d’État. Cependant, la Chambre des Représentants, réunie à Tobrouk, refusa à plusieurs reprises d’accorder sa confiance au nouveau cabinet. Refus que F. As Sarraj contourna grâce à une pétition informelle signée par une majorité d’élus au sein du Parlement et surtout à une légitimité internationale à travers le soutien des puissances occidentales.

Malgré la reconnaissance internationale de son Conseil présidentiel, F. As Sarraj fait toujours face à une puissante fronde de l’axe conduit par le président du Parlement, M. Aguila Salah, et le commandant de l’armée libyenne le général Khlifa Haftar. Ce dernier, parti de son fief tribal à Marj en 2014, sous la bannière d’une opération baptisée Al Karama (« Dignité ») et dont l’objectif déclaré est la défaite des factions terroristes islamistes, parvint à libérer Benghazi de l’hégémonie des milices se réclamant d’Al-Qaida avant de constituer autour de son leadership, une très large coalition politique, tribale et militaire. Longtemps écarté de toute solution politique en Libye, le général Haftar semble aujourd’hui incontournable et les émissaires internationaux reconnaissent l’importance de son action dans la lutte contre toutes les formes de violence et de chaos aussi bien criminelles que terroristes dans les larges pans du territoire libyen où ses troupes imposent l’ordre et un certain retour de l’autorité. Cette reconnaissance se traduit par une acceptation, de la plupart des puissances qui parrainent l’accord de Skhirat, d’une révision des articles relatifs au statut du général Haftar et la possibilité de sa nomination à la tête du Haut Commandement de l’Armée Libyenne. Cette reconnaissance s’accompagne d’un constat d’échec du Conseil présidentiel, incapable d’imposer son hégémonie sur l’ensemble du pays ou, dans une moindre mesure, de neutraliser les autres forces en présence. À la lumière du blocage politique et de la recrudescence de la violence, les pays voisins autant que la communauté internationale, sont appelés à arpenter de nouvelles pistes afin d’esquisser un nouvel accord en Libye. Or, aucun accord politique n’est envisageable sans la participation du plus large spectre sociétal, tribal, politique et milicien, y compris les partisans de l’ancien régime. Ces derniers sont, depuis le déclenchement de l’opération Karama, au cœur de la lutte contre le terrorisme. Il n’est un secret pour personne, que les succès importants remportés par le général Haftar à Benghazi, capitale de l’Est libyen, sont pour une grande part dus au soutien

1 - Auteur de La Chamelle d’Allah, aux sources du chaos libyen, Editions du Parchemin bleu – Tunis, 2016.

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stratégique des factions de l’ancienne armée de Kadhafi. De même, le succès d’une solution politique en Libye dépend, dans une large mesure, de la capacité des parties en conflit à trancher sur trois questions fondamentales :– la redistribution des dividendes

de l’exportation du pétrole entre les provinces du pays ;

– la consolidation ou la reconstruction de l’Armée avec pour principale pierre d’achoppement, les rôles consacrés respectivement au général Haftar, aux milices et à la doctrine ;

– la carte des alliances étrangères avec, pour corollaire, la réduction des ingérences des pays dans la conduite des affaires intérieures, y compris la gestion des conflits armés.

Une série de recommandationsDans cette perspective de recherche d’une sortie de crise et d’une solution politique susceptibles de recueillir l’approbation du plus large spectre des forces en présence en Libye, il est possible de proposer une série de recommandations qui se résument comme suit : – mettre en synergie tous les efforts visant

à créer des institutions et des structures étatiques unifiées par le dialogue pacifique et via les conseils locaux de médiation tribale ;

– lancer un véritable processus de réconciliation nationale avec des mesures efficaces de renforcement de la confiance en évitant toute forme d’exclusion ou de marginalisation des composantes politiques, tribales et ethniques du pays à l’exception des factions terroristes ou de celles qui se sont livrées à des actes

de génocide. À ce titre, il est impératif d’élargir le spectre des parties engagées dans le processus politique en dépassant les clivages révolutionnaires/loyalistes et envisager une réelle et effective concorde nationale grâce à une amnistie au profit des cadres de l’ancien régime ;

– reconnaître aux provinces leurs droits sur une partie des ressources pétrolières et engager un véritable projet de révision des politiques d’aménagement du territoire susceptibles de permettre le développement des régions périphériques écartées jusque-là des retombées de la rente pétrolière ;

– unifier les instruments régionaux et les initiatives conduites par les pays de la région ;

– valoriser les structures de sécurité et de défense disséminées sur le territoire y compris celles qui ont une obédience tribale et veiller à mettre en œuvre un processus de construction « par le bas » d’une structure militaire et de police centrale unique ;

– aider les structures étatiques en présence à renforcer leurs capacités de gestion efficiente des régions frontalières en soutenant les initiatives de pacification des relations locales transfrontalières et par voie de conséquence, trouver des alternatives aux trafics dangereux tout en persévérant dans la lutte contre les réseaux de drogue et les groupes terroristes. Ceci ne peut être envisagé sans l’unification des efforts de surveillance des frontières et leur sécurisation par le « social ». En d’autres termes, promouvoir le « trafic positif » et les activités économiques liées aux activités spécifiquement frontalières

par le biais d’accords bilatéraux fondés sur les particularités des communautés locales ;

– poser la question de la citoyenneté pour les ethnies longtemps brimées par l’ancien régime et principalement, les Amazighes, les Toubous, les Ahalis et les Gorâanes, en inscrivant clairement leurs droits linguistiques, culturels et sur les ressources dans la prochaine Constitution ;

– promouvoir une approche de sécurité localisée et améliorer les échanges d’informations d’État à État tout en repensant les relations, les accords et les partenariats dans un cadre de cohérence étayé par des initiatives. Initiatives fondées sur la recherche de solutions créatives et novatrices pour relever les défis et les menaces liées à l’économie et à la sécurité communautaire et politique ;

– élaborer d’avantage de recherches et d’études sur la Libye et son voisinage afin de parvenir à une meilleure compréhension de la situation sur le terrain.

La prolifération des foyers de sédition terroriste est alimentée par un nombre non spécifié et non quantifiable d’armes et de munitions de l’arsenal libyen mis en circulation par les réseaux de contrebande. L’afflux de migrants clandestins, convoyés à travers le Sahara par de puissantes milices, a clairement exacerbé une situation humanitaire déjà précaire et fragile sur le littoral libyen. Ce dernier se serait probablement plus, dans un avenir proche, la frontière du désordre libyen, si le processus de fragmentation politique et territoriale n’est pas circonscrit. ■

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En août 2015, cinq mois après le début de l’opération « Tempête décisive »

emmenée par l’Arabie saoudite sur les positions des rebelles houthistes, le responsable du Comité international de la Croix Rouge décrivait la situation au Yémen comme pire que celle de la Syrie après cinq années de guerre. Auparavant, l’Onu avait déjà tiré la sonnette d’alarme, signalant une situation de pré-famine et chiffrant à 70 % des 28 millions de Yéménites la part de civils en besoin urgent d’aide humanitaire. Ces discours effrayants, qui continuent à être portés par les ONG et par certains médias qui dénoncent, à bon droit, une « guerre cachée » ou « occultée », n’ont malheureusement pas eu l’effet escompté. Les images de femmes rachitiques ou d’enfants morts de faim ont certes ému pendant quelques secondes mais n’ont pas eu davantage de poids. Les appels à l’aide formulés par les ONG sont restés très largement sous-financés et la situation des civils s’est objectivement détériorée depuis. Mais force est de reconnaître que cette dernière n’a heureusement pas encore atteint le point de rupture annoncé et que tous, légitimement, craignent. Ainsi est-il encore temps d’agir avant de voir les compteurs macabres s’emballer.

Quelques statistiquesAu-delà de l’urgence humanitaire réelle, sans doute importe-t-il de comprendre les ressorts d’une certaine résilience de la société yéménite et aussi d’admettre que les discours se fondent généralement sur une appréhension très partielle et partiale de la situation. Le chiffre des tués est tout d’abord inconnu, mais néanmoins instrumentalisé par les partisans des rebelles houthistes qui ont pris le contrôle de la capitale en septembre 2014 ainsi

Choléra, famine, crimes de guerre :

la crise humanitaire au Yémen

Par Laurent Bonnefoy1

Chercheur CNRS au Ceri/Sciences Po

que par certains acteurs humanitaires en quête de financements. L’image d’un pays pauvre agressé par son riche voisin n’épuise pas la complexité du conflit et imputer aux seuls bombardements de la coalition arabe la crise humanitaire est spécieux. La rébellion fait elle-même usage d’une violence indiscriminée contre les civils, particulièrement dans la troisième ville du pays Taez, et contre ses opposants.La statistique des morts du fait de la guerre, partout reprise par les médias, reste fixée depuis janvier 2017 à « plus de 10 000, dont la moitié de civils » selon l’Onu, après avoir pendant des mois stagné à 7 000. Le gouvernement yéménite reconnu par la communauté internationale chiffre pour sa part à 27 000 le nombre de blessés. Chaque camp pointe en outre du doigt les probables crimes de guerre commis : le siège de Taez, snipers à l’appui, organisé par les houthistes d’un côté, de l’autre, les bombardements saoudiens de cibles civiles tel celui de la cérémonie funéraire du 8 octobre 2016 au cours duquel 140 personnes ont été tuées. Ces chiffres ne prennent pas en compte les victimes induites par la guerre : civils morts du fait de l’absence de traitements pour des maladies chroniques ou enfants qui, par exemple, décèdent à la suite d’une diarrhée qui, en temps de paix, aurait facilement été traitée. Ainsi le chiffre actuel de l’Onu est-il selon toute vraisemblance grossièrement sous-évalué.

Une autre Syrie ?Pourtant, sans négliger l’ampleur de la crise humanitaire yéménite et son potentiel immensément destructeur, le parallèle avec la Syrie reste trompeur. Les destructions autant que le nombre de victimes sont peu comparables et ce n’est pas faire injure aux

La situation des civils au Yémen après plus de deux années de guerre continue de susciter l’immense inquiétude des organisations humanitaires. L’épidémie de choléra qui, depuis fin avril, a touché au moins 50 000 personnes selon l’OMS, continue de se développer de façon exponentielle. Face à cette tragédie, les décideurs politiques et militaires locaux, régionaux et internationaux poursuivent, avec entêtement, des politiques autant criminelles que contre-productives.

1 - Auteur de Yémen. Par-delà les marges – Fayard (sortie en octobre 2017)

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victimes yéménites que de le relever ; ce n’est par ailleurs en rien présager de l’avenir et d’une détérioration violente de la situation humanitaire. Ainsi, face au demi-million de morts syriens, les Yéménites disparus restent vingt fois moins nombreux. Le flux de réfugiés est par ailleurs encore limité – non seulement parce que les échappatoires extérieures sont réduites du fait de la position géographique du pays, mais aussi parce que les fronts restent encore relativement localisés. En dépit d’un embargo aérien, maritime et terrestre revendiqué par les Saoudiens et dénoncé par les houthistes, et malgré la persistance des bombardements, les flux commerciaux se poursuivent. Sanaa, pourtant cible principale de la coalition, reste une ville grouillante, les automobilistes ont accès à du carburant, le commerce du qat, ce léger narcotique mâché quotidiennement, se maintient, les magasins sont approvisionnés et un nouveau centre commercial, l’un des plus grands de la ville, a même ouvert fin 2016. De nouvelles lignes de cars ont aussi été inaugurées entre Aden, libérée en juillet 2015 et siège du gouvernement légitime, et la capitale la même année.

De fragiles filets de sécuritéDans un pays autrement plus pauvre que la Syrie, il convient de comprendre quels sont ou ont été les ressorts d’une capacité d’adaptation qui a permis, jusqu’à présent, d’éviter le scénario catastrophe que certains annonçaient dès les premiers mois de guerre.Le caractère encore majoritairement rural de la société yéménite a tout d’abord pu constituer un filet de sécurité humanitaire. Si le chiffre de 3 millions de déplacés internes relevé par l’Onu est exact, ces réfugiés ont pour une large part pu se réintégrer dans les structures villageoises et agricoles car il n’y a que peu de camps tant à l’intérieur qu’à l’extérieur (Djibouti). Dans les zones rurales, ces civils ont pu souvent se mettre à l’abri des bombardements mais aussi bénéficier pour se nourrir de cultures vivrières. Les pluies, plus généreuses que les années précédentes ont permis dans les hautes terres d’absorber ces populations qui n’avaient été urbanisées que depuis peu et avaient souvent conservé des terres arables. C’est dans les régions faiblement agricoles et les plus pauvres, en particulier dans le sud de la Tihama, et non sur les principaux fronts

que se concentrent les cas de malnutrition les plus aigus. Le fait que l’offensive de la coalition sur le port de Hodeïda, contrôlé par les houthistes et qui alimente Sanaa, soit depuis février 2017 annoncée mais toujours repoussée, signale que les belligérants, en dépit d’un mépris certain pour les Yéménites, ont bien conscience qu’il s’agit là d’un levier qui a permis de garder la situation humanitaire sous contrôle. Il en va de même pour la capitale vers laquelle l’offensive terrestre continue d’être reportée.Une deuxième source de résilience a longtemps été liée au maintien de l’indépendance de la Banque centrale. Jusqu’à la fin 2016, celle-ci a depuis Sanaa, et donc avec l’assentiment des houthistes, continué de payer les salaires des fonctionnaires de l’ensemble du territoire, en évitant aussi un effondrement du riyal. La stratégie du président Hadi, reconnu comme légitime par la communauté internationale, visant à transférer la Banque centrale de Sanaa à Aden, a rompu une mécanique qui a sans doute permis de préserver la vie de milliers de familles. En mobilisant à Aden des fonctionnaires largement non expérimentés et en dépit des promesses des États du Golfe de couvrir les besoins de la nouvelle Banque centrale, les salaires sont fréquemment impayés et les régions du nord, acquises aux houthistes, négligées. La disparition de cette source de revenus réguliers fragilise indéniablement les civils et accroît donc la crise.L’engagement des organisations humanitaires du Golfe constitue sans doute un levier qui, bien que difficile à mesurer, ne peut être écarté. Leur cavalier seul sans réelle coordination avec les ONG et organisations onusiennes plus expérimentées ainsi que leur positionnement embedded avec les armées en font indéniablement des acteurs humanitaires problématiques. De même, les chiffres annoncés officiellement d’une aide civile et humanitaire saoudienne au Yémen qui aurait dépassé les 8 milliards de US$ depuis le début de la guerre apparaissent comme peu vraisemblables. Et les impressionnantes statistiques de bénéficiaires fournies par le King Salman Humanitarian Center, fondé par le roi d’Arabie saoudite, feraient même douter de l’existence d’une crise humanitaire. En dépit de ces faillés béantes, il reste malgré tout probable que cette action, couplée

aussi à l’engagement précieux de l’Onu et d’ONG internationales telles Médecins sans Frontières et Oxfam ont jusqu’à présent participé à empêcher la société de tomber dans le gouffre.

Quand la société va craquerRien n’indique toutefois que ces fragiles filets de sécurité puissent se maintenir beaucoup plus longtemps. La capacité d’absorption des campagnes est limitée. Les débouchés extérieurs sont réduits et aucun pays voisin ou lointain ne semble disposé à accueillir les réfugiés yéménites en nombre. La Banque centrale, installée à Aden et inféodée à un président Hadi qui est par ailleurs affaibli, y compris dans son bastion sudiste, reste en crise et les fonctionnaires attendent leurs traitements. Enfin, les ONG ont du mal à accéder à certaines populations ou abandonnent le terrain face à la pression des belligérants des deux camps. Enfin, la menace de l’offensive de la coalition contre Hodeïda reste à l’ordre du jour et briserait la principale ligne d’approvisionnement des hautes terres. Sans réorientation de la stratégie des parties en conflit, seule une détérioration de la situation humanitaire est envisageable – à très court terme avec un emballement de l’épidémie de choléra et à moyen terme sur le front nutritionnel. Dans ce contexte, les signaux envoyés par Donald Trump lors de sa visite du 21 mai 2017 à Riyad sont décourageants. Alors qu’une pression américaine sur les Saoudiens pour que ceux-ci abandon-nent leur stratégie militaire mise en échec constituait un rare levier pour espérer une amélioration et l’ouverture d’un processus politique, l’administration américaine appuie, sans réserve aucune, la lecture portée par les Saoudiens. La signature de contrats d’armement entre les gouvernements, dont 6 milliards de US$ pour des frégates de surveillance et 28 milliards pour des missiles, systèmes de radars et hélicoptères de combat n’augure rien de bon pour les civils yéménites. Il en va de même pour les tensions diplomatiques autour du Qatar qui détournent les regards du Yémen. À l’échelle régionale, voir les États-Unis conforter l’Arabie saoudite, mais aussi Israël dans leur lecture obsessionnelle de la menace iranienne illustre une impasse supplémentaire que la région n’a malheureusement pas fini de payer, et le monde avec. ■

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Le « printemps arabe » : la résilience du régime koweïtien malgré les crises récurrentes1

Par Carine Lahoud TatarProfesseur assistant Institut des Sciences politiques de l’Université Saint-Joseph, Beyrouth (Liban)

L’impact de cette onde de choc sur la résilience du régime koweïtien doit être

appréhendé au regard de la spécificité de l’environnement politique et du contexte socio-historique dans lesquels ces contestations se produisent et évoluent. L’histoire politique de cet émirat est marquée par une récurrence d’épisodes d’opposition au régime qui remonte au début du XXe siècle, lorsque les familles marchandes qui géraient les affaires du pays aux côtés de la famille régnante, Al Sabah, seront écartés du pouvoir et parviendront, au moment de son indépendance obtenue des Britanniques en 1961, à imposer une Constitution libérale, avec une Assemblée du Peuple (majlis al-oumma), démocratiquement élue au suffrage universel direct. Les crises politiques, endémiques, entre un Parlement faible et un Exécutif fort, sont inhérentes à la structure institutionnelle du Koweït.Depuis le milieu des années 2000, les cycles de protestation s’accélèrent et les phases de démobilisation s’écourtent, multipliant ainsi les épisodes de conflit. La vague révolutionnaire de 2011, qui fera basculer grand nombre de régimes arabes, constitue une opportunité sans précédent à la mobilisation et lui insuffle une nouvelle dynamique de contestation plus radicale que les précédentes, initiée par une jeunesse qui saura faire preuve d’une capacité d’innovation en termes de discours, pratiques et stratégies politiques, et construire son action en s’appuyant sur des structures préexistantes, héritées des mobilisations antérieures, en particulier celles de 2006. La force du mouvement d’opposition de 2011 tient en sa conviction d’un changement politique largement répandue au sein de la jeunesse koweïtienne en matière de bonne gouvernance et conteste l’ordre établi depuis les années 1960, basé, d’un côté, sur la

Petit Émirat de la région du Golfe cerné par deux grands voisins, l’Arabie Saoudite et l’Iraq, le Koweït n’a pas été épargné par le souffle révolutionnaire de janvier 2011, qui a fait éclore des mouvements de protestation de masse au Bahreïn, à Oman, au Yémen et dans la région chiite orientale d’al-Sharqiyya du Royaume saoudien.Dans la péninsule arabique, ces contestations ont échoué dans leurs revendications de réforme de gouvernance, voire de changement de régime politique : elles ont toutes été, de manière systématique, réprimées dans la violence et, dans certains pays, elles se sont transformées en conflit ouvert, comme au Yémen, ou étouffées par une intervention militaire des États voisins, comme à Bahreïn.

1 - Cet article s’inspire de l’ouvrage Islam et politique au Koweït paru en 2011 aux éditions les Presses Universitaires de France et de sa version agrémentée traduite en arabe al-islam wa-l siyassa fi-l Kuwait, publiée en mai 2017 par le Centre des études pour l’unité arabe.

concentration de la richesse entre les mains des familles marchandes qui contrôlent le secteur privé et les adjudications publiques et, de l’autre, sur la domination de la famille régnante dans les affaires politiques. Le point culminant de cette mobilisation reste sans aucun doute la prise d’assaut du Parlement en novembre 2011 par des groupes de manifestants dont la colère sera nourrie par les accusations de corruption impliquant certains cheikhs de la famille régnante. Cet événement exceptionnel mérite d'être relevé : pour la première fois dans l’histoire du Koweït et des monarchies de la péninsule arabique, un Premier ministre, un des plus influents princes, est contraint à la démission sous la pression de la rue.Craignant la diffusion du conflit aux secteurs de la société non-mobilisés, le régime parviendra à essouffler ce passage à l’action en négociant avec certains acteurs contestataires leur retour à l’institutionnalisation, d’un côté, et en réprimant les réfractaires de manière systématique avec une intensité jamais égalée jusqu’à présent, de l’autre. La réaffirmation à l’ordre autoritaire, facilitée et voulue par le grand voisin saoudien, chantre de la contre-révolution, pour lequel la diffusion de la rhétorique révolutionnaire et l’installation de régimes démocratiques dans les pays de la région sont en effet perçues comme une menace existentielle, n’invalide en rien la dimension contestataire du mouvement social.

Aux origines de la contestationLes mutations sociétales à l’œuvre depuis l’ère rentière conjuguées aux clivages

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intra-dynastiques qui finissent par fragiliser la famille régnante vont se renforcer mutuellement et permettre la structuration et la diffusion d’une dynamique contestataire initiée par la jeunesse koweïtienne. L’État-providence, qui était la pierre angulaire du régime depuis le boom pétrolier des années 1950, montre ses limites et l’érosion du pacte social initial2 va permettre l’expression de nouvelles demandes et acteurs du changement. La redistribution de la rente a entraîné d’autres revendications et, avec le temps, a perdu de sa fonction de dépolitisation, malgré une dépendance persistante de larges secteurs de la société envers l’État. En effet, la viabilité de la stratégie distributive de même que l’absence de vision stratégique à long terme, lorsque se posera la question inéluctable de l’ère post-pétrolière, alimentent le débat public et les inquiétudes de la classe moyenne, composée en grande partie d’une jeunesse qui envisage son avenir avec appréhension. Celle-ci conteste les modes traditionnels de redistribution de la manne pétrolière fondés sur les relations interpersonnelles et le clientélisme, et laissés à l’entière discrétion des Al Sabah. La structuration d’une classe moyenne dominée par la jeunesse tribale et composée en partie de salariés et fonctionnaires, résulte de l’évolution de la structure démographique : en raison d’un taux de natalité élevé, les tribaux (badu) représentent 60 % de la population koweïtienne dont 70 % ont moins de 29 ans. Or, ce poids démographique ne se traduit ni en accès aux leviers économiques et financiers qui demeurent du ressort des familles marchandes ni en termes d’influences politiques puisque le système reste dominé par la famille régnante. Plus récemment, cette jeunesse s’est autonomisée par la mise en avant de son propre agenda et constitue l’épine dorsale du mouvement de contestation de 2011 qui parviendra à cimenter une coalition aux contours flous composée d’islamistes, de libéraux, de nationalistes, de progressistes, de citadins, de tribaux, de membres de l’oligarchie marchande, de princes de la famille régnante et de parlementaires, soit tous les mécontents. Elle se saisit des rivalités intra-dynastiques au sein de la famille régnante et des nombreux clivages qui la traversent, fortement accrus depuis l’arrivée au pouvoir en 2006 de l’émir actuel,

cheikh Sabah al-Ahmad al-Jabir Al Sabah. Si la vieille garde reste à la tête de l’État – avec un prince héritier âgé de 80 ans et un émir de 88 ans – la question de la succession devient un enjeu prégnant, et ce dernier et le Conseil de famille ne parviennent pas à arbitrer les conflits au sein de la maison Al Sabah, qui opposent deux neveux de l’émir issus de son lignage direct (al-Ahmad al-Jabir) dans leur course à la fonction suprême.Les rivalités entre membres de la famille régnante ont pris un tournant inédit depuis la rupture des coutumes successorales en 2006 et l’avènement de luttes de pouvoir au sein de la deuxième génération de princes. Elles se cristallisent autour de deux principaux protagonistes : l’ancien Premier ministre Nasser al-Mohamed al-Ahmad (2006-2011), d’un côté, et son principal rival Ahmad al-Fahd, ministre à plusieurs reprises, de l’autre. Les mouvements d’opposition se nourriront de ses dissensions internes et l’enjeu principal devient la place et le rôle de la famille régnante elle-même au sein du système politique, en somme sa légitimité en tant qu’institution à la tête de l’Émirat.

Recomposition de l’espace politiqueAvec le « printemps arabe », une nou-velle forme d’activisme se structure et vient à la fois contester aux opposants traditionnels leur capacité à faire aboutir leurs revendications de réforme politique et formule ouvertement un discours anti-monarchique de changement beaucoup plus contestataire et radical que celui qui était jusqu’à lors jugé acceptable tant par le régime que par les ténors de l’opposition. L’évolution de la structure des opportunités politiques et du contexte régional incite les activistes à inventer de nouvelles stratégies, à les adapter pour les rendre plus efficaces et, par conséquent, à expérimenter et tester des répertoires d’action collective innovants. Les manifestations de rue avec des défilés et des banderoles, la prise d’assaut du Parlement en novembre 2011, les affrontements directs avec les forces de l’ordre, l’occupation de l’espace public sont des phénomènes récents au Koweït. L’utilisation de ces nouveaux moyens d’action délégitiment les traditionnels rassemblements et sit in qu’affectionnait la vieille élite et que le régime jugeait acceptables. Ces mouvements de jeunesse sont hostiles à

2 - L’État-providence fondé sur le pacte rentier est la pierre angulaire de la légitimité des régimes depuis le boom pétrolier, et a permis aux familles régnantes de mener des politiques sociales ambitieuses en contrepartie du silence et de la dépolitisation de leur société.

tout processus de normalisation avec le régime et contestent à leurs aînés le monopole de la représentation des courants d’opposition. Indépendants des forces politiques déjà existantes, ils sont peu structurés et ont une capacité de mobilisation épisodique − essentiellement en période électorale ou au cours des sessions parlementaires ou lors des débordements à la rue − par rapport aux forces traditionnelles qui occupent l’arène politique, et paradoxalement ne jouissent d’aucune représentation parlementaire. Dépourvus de ressources de mobilisation, en particulier financières et organisationnelles, ils se mobilisent en partie grâce aux réseaux sociaux tissés sur les forums. Dans une région où l’Internet haut débit s’est généralisé, la banalisation des « Smartphones » et des applications Facebook, YouTube puis Twitter, Instagram et WhatsApp sont de nouvelles ressources essentielles et des moteurs de la contestation. Ils se sont imposés comme plateformes de communication politique, de débats, de mobilisation et de réseautage et vont permettre une redistribution de pouvoir d’informer. Ces groupes de jeunes réussissent là où leurs aînés ont échoué, à savoir insuffler à la fois une dynamique contestataire trans-sociétale − au-delà des clivages traditionnels −, avec un programme politique basé sur l’unité nationale, la démocratie et les libertés civiles et dont les enjeux de bonne gouvernance sont devenus la porte d’entrée pour la remise en cause du régime.Les soulèvements au Koweït n’ont pas dérogé à la règle qui a prévalu dans l’ensemble des pays de la péninsule arabique touchés par les vagues révolutionnaires puisque les dynasties demeurent en place sans avoir rien offert en contrepartie. Cependant, ces mouvements sociaux ont profondément marqué la société et ne peuvent être évalués sur un processus à court terme. Le Koweït n’a jamais été menacé dans son existence (en dehors de la période transitoire de l’invasion irakienne de 1990-1991), mais la famille régnante en sort fragilisée en termes de légitimité de sorte que la crise de confiance entre la société et le régime est aujourd’hui bien installée. ■

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La réponse turque à ce « tremblement de terre » des révolutions arabes témoigne

de la capacité de la diplomatie émergente à se réinventer en permanence, au gré des circonstances fluctuantes et des enjeux rencontrés2. Bien que prise de court par les événements en Tunisie, en Égypte et en Libye, Ankara a su rebondir en se présentant comme un pôle de stabilisation régionale, un porte-parole de la jeunesse révolutionnaire, et un parrain des nouveaux régimes à qui elle proposait de partager son expérience et son savoir-faire en matière de démocratisation. En particulier, Ankara a mis en valeur le côté opérationnel de son « modèle » afin de promouvoir une transition politique alla turca, et a misé sur ses réseaux d’influence islamiques « confrériques » dans le but de façonner un nouvel ordre régional dont elle serait l’épicentre et le leader.Toutefois, l’affichage de puissance et la surestimation de ses capacités conduit la diplomatie émergente à adopter des mesures irrationnelles qui finissent par lui nuire. Ainsi, avec le déclenchement de la révolution syrienne, la puissance émergente a cru avoir la capacité non plus seulement de réagir au changement, mais d’impulser le changement en provoquant la chute du régime syrien devenu « dérangeant » et en reconfigurant l’espace régional. Or, avec le maintien au pouvoir de Bachar al-Assad et le prolongement de la guerre civile syrienne, la diplomatie émergente s’est trouvée confrontée aux limites de sa puissance.

Réagir au changement Le déclenchement des révolutions arabes en décembre 2010 affecte la Turquie lourdement. L’effondrement des régimes

La Turquie à l’épreuve

des révolutions arabes

Par Jana JabbourExtrait du livre La Turquie, l’invention d’une diplomatie émergente1

Enseignante à l’Université Saint-Joseph et à Sciences Po Paris

autoritaires arabes questionne toute la politique turque de « zéro problème avec les voisins », qui reposait sur le développement de partenariats solides avec des États autoritaires dont la légitimité est contestée par leurs populations. Face à cette situation qu’il n’avait pas anticipée, le gouvernement AKP se montre d’abord prudent, avant d’emboîter le pas du changement. La Tunisie ne revêtant pas d’importance particulière pour les intérêts turcs, le gouvernement AKP a accueilli dans le silence l’immolation par le feu de Tareq Bou ‘Azizi à Sidi Bouzid et le déclenchement du soulèvement populaire. L’accélération des événements et le départ rapide de Ben Ali ont en quelque sorte « débarrassé » la Turquie de la contrainte de faire un choix et de prendre parti. La « Révolution du 25 janvier » en Égypte relève d’autres calculs pour Ankara. Bien que le gouvernement AKP ne soit pas attaché à Hosni Moubarak avec qui il rivalisait pour le leadership régional, il craignait néanmoins qu’un renversement brutal du régime précipite l’Égypte dans le chaos et déstabilise l’ordre régional. Ainsi, afin de préserver ses intérêts en termes de stabilité régionale sans pour autant s’aliéner la jeunesse révolutionnaire de Tahrir3, Ankara adopte une posture réservée. Le 1er février 2011, Erdoğan appelle Hosni Moubarak à « écouter les revendications de son peuple » et l’invite à « prendre les mesures nécessaires pour répondre au besoin de liberté » des

En se déployant au Moyen-Orient dans la décennie 2000, la diplomatie turque a fait le pari de la stabilité régionale. Or, le déclenchement soudain et inattendu des révolutions arabes place Ankara face à des défis de taille. Ces révolutions remettent en cause « les équilibres stratégiques sur lesquels la Turquie avait assis sa politique étrangère jusqu’en 2010 ».

1 - Editions du CNRS, 2017, 340p. 2 - Jean Marcou, « La politique étrangère de la Turquie : de la dérive vers l’est au retour vers l’ouest ? », Tepav, Turkey Policy Brief Series, No. 8, 2013, p. 5.3 - La place Tahrir a été le point de ralliement des manifestations durant la révolution égyptienne de 2011 (NDLR).

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Égyptiens ; le leader turc se retient pourtant d’employer une rhétorique radicale contre le régime chancelant4. Ce n’est qu’avec le renversement de celui-ci, dix jours plus tard, qu’Ankara approuve ouvertement la jeune révolution. La révolution libyenne place Ankara devant une équation stratégique complexe, qui se cristallise autour de la position à prendre vis-à-vis de l’intervention internationale se préparant sous l’égide de l’Otan. Tout au long de la décennie 2000, la diplomatie émergente turque avait réussi à se démarquer des grandes puissances et à s’affirmer sur la scène régionale et mondiale précisément par son rejet de l’ingérence et son attachement au souverainisme aussi Erdoğan fustige-t-il « l’interventionnisme occidental au Moyen-Orient et ses conséquences dévastatrices »5

et Davutoğlu6 déclare-t-il le 15 mars 2011 que « les nations doivent être capables de décider de leur propre avenir » et que « le changement doit intervenir par des dynamiques propres à ces pays et non par des interventions étrangères ». L’opposition à toute intervention extérieure au Moyen-Orient et la défense systématique du principe de souveraineté constituaient donc l’ADN de la diplomatie émergente turque. Or, l’ancrage de la Turquie dans la communauté euro-atlantique l’obligeait à respecter ses engagements et à participer à la coalition internationale contre Kadhafi, ce qui met à mal son discours souverainiste. Le 17 mars 2011, suite au vote par le Conseil de sécurité de la résolution 1973 autorisant le recours à la force en Libye et l’instauration d’une zone d’exclusion aérienne, la Turquie est obligée de se rallier à l’opération otanienne. Cette position révèle alors les limites et les contradictions de la diplomatie émergente turque, prise entre ses ambitions de puissance régionale et de « zéro problème » d’une part, et son euro-atlantisme d’autre part. Surtout, la participation à l’intervention occidentale contre un régime arabe met à mal la crédibilité du discours souverainiste turc. Toutefois, la diplomatie émergente turque trouve le moyen de sortir de cette impasse. Faisant preuve d’une capacité à se réinventer, elle revisite la notion de souverainisme. Plutôt que de continuer de rejeter catégoriquement l’interventionnisme extérieur, Ankara postule désormais

l’existence de circonstances exceptionnelles qui pourraient le légitimer : pour Ankara, l’interventionnisme est justifié voire recommandé quand son objectif est de mettre fin à une guerre fratricide et de sauver les populations civiles. Dès lors, le souverainisme de non-intervention – entendu au sens du droit de chaque État d’agir comme il l’entend à l’intérieur de ses frontières – laisse place dans le discours turc à une forme de « néo-souverainisme qui consiste à affirmer que l’intervention est une pratique justifiée quand elle vise à sauver un peuple et qu’elle s’inscrit dans un cadre temporel limité. Or, à première vue, ce néo-souverainisme est indissociable des notions de « droit d’ingérence humanitaire » et de « responsabilité de protéger » (R2P) chères à l’ONU et qui, sous prétexte de sauver la population civile, ont permis aux grandes puissances d’intervenir dans le Sud, souvent pour servir leurs intérêts égoïstes. En réalité, la seule nuance entre la R2P et le « néo-souverainisme » prôné par Ankara réside en ce qu’Ahmet Davutoğlu appelle le « regional ownership » de l’intervention : « L’appropriation régionale (regional ownership) est nécessaire. Nous refusons l’intervention étrangère, mais [l’intervention qui s’accompagne d’une] appropriation régionale est différente. Cette région est la nôtre. (…) Nous sommes liés les uns aux autres depuis des siècles. Par conséquent, tout ce qui arrive en Égypte, en Libye, au Yémen, en Irak, au Liban nous concerne tous. Nous devons donc faire preuve de solidarité avec les peuples de ces pays frères »7. « Nous, les pays de la région, sommes comme des maisons en bois adossées l’une contre l’autre. Nul ne peut sérieusement penser que l’incendie qui se déclare dans une de ces maisons se limitera à ce foyer. Un incendie chez l’un d’entre nous nous affectera tous »8. En ce sens, pour Ankara, l’intervention d’un État A à l’intérieur des frontières souveraines d’un État B est considérée comme non-contraire au principe de souveraineté si l’État A appartient au même espace régional de l’État B, et est donc naturellement concerné par la situation chez B. Ainsi, selon cette définition du « néo-souverainisme », la puissance régionale aurait un droit presque naturel à intervenir dans les affaires d’un

État voisin au nom de l’« amitié » avec ce voisin, de l’appartenance commune au même espace géographique voire culturel, et sous prétexte de vouloir à la fois sauver la population civile et éviter un spill-over effect chez soi et dans la région. Une fois le défi des réactions « immédiates » aux premières révolutions relevé, la Turquie oriente son action vers des objectifs de plus long terme. Dans un Moyen-Orient reconfiguré, Ankara tente de se présenter comme le pôle central du nouvel ordre régional. Le projet de construction de la puissance régionale au Moyen-Orient n’est donc pas abandonné ; il est simplement réinventé et « mis en phase » avec les nouvelles réalités sur le terrain. Faisant preuve d’inventivité, la Turquie recourt à des stratégies originales censées l’amener à devenir la force motrice du Moyen-Orient post-printemps arabe. Alors que les révolutions arabes se sont faites sans idéologie et sans leader politique, la Turquie fait le pari qu’elles aboutiront à la victoire dans les urnes des islamistes : ceux-ci sont les mieux organisés pour remplir le vide politique, et détiennent une légitimité grâce à la contestation qu’ils ont longtemps portée contre les régimes déchus et à la répression qu’ils ont subie. La Turquie décide alors d’orchestrer en coulisse l’empowerment et la montée en puissance des partis islamistes et d’agir comme « grand pays tutélaire »9 de la mouvance islamiste dans le monde arabe. Ayant jusqu’en 2010 basé sa diplomatie sur des instruments novateurs comme l’intégration économique, la médiation, ou le soft power, la Turquie emploie désormais l’instrument religieux, l’islam, pour réaliser le même objectif de puissance. Ainsi, dès avril 2011, Ankara agit en « cabine de pilotage » de l’islam politique arabe, et devient la capitale vers laquelle convergent islamistes tunisiens, égyptiens et marocains. Le parti AKP organise à Istanbul des séminaires de formation afin d’initier les Frères musulmans, les partisans tunisiens d’Ennahda et du PJD marocain au jeu démocratique. Les ateliers de travail, en langue arabe et en turc (avec traduction instantanée), couvrent un large éventail de problématiques : « Comment se transformer d’une confrérie en parti politique ? Comment organiser une campagne électorale et préparer un

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4 - “Erdoğan urges Mubarak to heed people’s call for change”, Today’s Zaman, 2 février 2011. 5 - Erdoğan, 3 mai 2011 6 - Ahmet Davutoğlu, président du Parti de la justice et du développement (AKP) et Premier ministre de Turquie du 28 août 2014 au 22 mai 2016 (NDLR).7 - Intervention d’Ahmet Davutoğlu à Doha, lors du Forum d’Al Jazeera, 13 mars 2011. 8 - Cité dans Jean-Paul Burdy, art.cit. 9 - Gilles Kepel, « Les islamistes ont intégré le pluralisme », Alternatives Internationales, Hors-série N°10, janvier 2012 10 - Entretien avec Walid al-Haddad, le Caire, novembre 2012. 11 - Termes employés par Davutoğlu et Erdoğan lors de leurs réunions avec al-Assad. 12 - Entretien télévisé d’Erdoğan sur la chaîne PBS, mai 2011. 13 - Lors de sa dernière visite à Damas le 9 août 2011, Davutoğlu a expliqué à al-Assad : « Nous vous avons soutenu jusque-là, mais ce qui s’est passé à la veille du ramadan rend notre position difficile, car l’opinion publique turque est en colère. Les gens m’interpellent dans la rue en me demandant comment peut-on accepter que l’armée syrienne tue des musulmans pendant le ramadan ? ». Voir la retranscription de cette réunion dans Sami Kleib, Al-Assad bayna al-rahil wal tadmir al-mumanhaj [al-Assad entre le déart et la destruction programmée], Beyrouth : Al Farabi, 2016, p. 222-237. 14 - Entretien, Istanbul, janvier 2014. 15 - Sami Kleib, op.cit, p. 229.16 - Discours prononcé à l’Assemblée le 26 avril 2012. 17 - Erdoğan a rangé al-Assad parmi « les dirigeants qui resteront dans l’histoire comme des gens qui se sont nourris de sang », et Davutoğlu lui a promis que son sort ne sera pas meilleur que celui d’ « Hitler, ou Mussolini en Italie, ou Ceausescu en Roumanie » et a dénoncé sa « couardise ». Jean Marcou, « Le drapeau brûle entre la Turquie et la Syrie ! », Ovipot, 16 novembre 2011.

programme politique ? Comment inclure les femmes et les jeunes ? Comment agir face à la diversité religieuse ? ». Cet investissement massif et cet engagement dévoué de la Turquie dans l’accompagnement des islamistes arabes pousse un frère égyptien à déclarer : « Notre machine électorale était basée à Istanbul, non pas au Caire »10. En réalité, en formant les islamistes arabes, l’AKP tentait de promouvoir l’islamo-démocratie alla turca, mélange savant de libéralisme économique et de conservatisme moral. Il s’agit de proposer une troisième voie, qui n’est ni celle du rigorisme du wahhabisme saoudien ni celle du libéralisme à l’américaine : le concept de wassatiya est né, signifiant le centrisme islamiste ou le « juste milieu », et censé servir de tête de pont de la Turquie dans la région.

Impulser le changementSi la diplomatie émergente turque a réussi à naviguer dans les eaux mouvantes du Moyen-Orient dans l’immédiat post-printemps arabe, le déclenchement de la révolution syrienne en mars 2011 constitue pour Ankara une épreuve autrement plus difficile. En effet, tout au long des années 2000, la puissance régionale turque s’est construite par et à travers les relations stables et sûres qu’elle a nouées avec le voisin syrien ; la Syrie constituait la porte d’entrée de la Turquie au Moyen-Orient et la success story de la diplomatie de bon voisinage. En ce sens, la déstabilisation de la relation avec la Syrie et l’instabilité que la révolution générait aux frontières de la Turquie remettent en cause l’équation géostratégique sur laquelle Ankara a assis sa puissance au Moyen-Orient. La réaction turque à la révolution fut d’abord prudente et basée sur des calculs pragmatiques. Ankara s’est habilement engagée dans un jeu de grand écart, afin de garder toutes les options de son côté et de sauvegarder ses intérêts. Le gouvernement AKP s’est employé à convaincre le dirigeant syrien de mettre en œuvre des réformes afin de calmer la révolte et d’éviter le pire. Il s’agissait de « sauver » l’« ami » et le « frère »11 al-Assad afin de conserver les acquis d’Ankara dans la région. Davutoğlu s’engage alors dans une diplomatie de la navette (shuttle diplomacy) entre Ankara et Damas afin de persuader le dirigeant

syrien d’emprunter la voie du dialogue avec l’opposition et d’offrir des concessions. Confiante en ses capacités et se pensant omnipotente, la puissance émergente turque croit être en mesure de trouver, seule, une issue à la crise. Entre mars et août 2011, Erdoğan et Davutoğlu se rendent à Damas une quinzaine de fois et proposent à al-Assad une « assistance pour former ses cadres au pluripartisme et à la communication avec le peuple »12. Ils suggèrent aussi l’inclusion des Frères musulmans dans l’équation politique syrienne : il s’agit là pour Ankara d’une manière habile de proposer à al-Assad un moyen pour contenir l’opposition, et en même temps de plaire à la mouvance confrérique qu’elle soutenait ailleurs (en Égypte et en Tunisie). Toutefois, septembre 2011 marque un tournant dans la politique turque à l’égard de la Syrie : Ankara abandonne le grand écart et « choisit son camp », en appelant au départ de son ancien allié al-Assad. Ce revirement est motivé par des considérations stratégiques et par des facteurs liés à la psychologie politique. D’une part, la violente répression des manifestants à Hama en août 2011, à la veille du mois du ramadan, a rendu moralement insoutenable la position turque de soutien au régime13. D’autre part, la montée en puissance des Kurdes syriens et l’éventualité de la formation d’une zone kurde autonome au nord de la Syrie ont suscité la peur d’Ankara, qui craint un « effet domino » en Turquie. C’est néanmoins surtout un facteur personnel qui explique la volte-face turque : l’opiniâtreté et l’inflexibilité d’al-Assad, sourd à toute critique et refusant tout conseil, a blessé Erdoğan dans son égo, lui qui se croyait en mesure d’influencer son « frère » de Damas au nom de l’« amitié » qui les liait. Comme l’exprime Ilter Turan : « Erdoğan a une vision très ‘‘personnalisée’’ de la politique étrangère. Il a en lui cette culture du kabadayı, qui refuse que quelqu’un lui tienne tête ou lui dise ‘‘non’’ »14. La décision de rompre les relations avec Damas fut en effet prise lors de la dernière réunion entre Davutoğlu et al-Assad le 9 août 2011 quand celui-ci a déclaré : « Nous n’avons besoin de l’aide et des conseils de personne, y compris la Turquie, parce que le problème [la

révolution] est une affaire propre à la Syrie »15. Or, à partir de ce moment, la puissance émergente portée par son assurance et sa confiance en soi, aiguisées d’ailleurs par l’amour-propre blessé de son leader, estime avoir les capacités de renverser le dictateur syrien, cet « indocile » qui a « osé » lui tenir tête. Dès lors, une inflexion majeure de la politique étrangère turque vis-à-vis des révolutions arabes a lieu : le gouvernement AKP passe d’une politique de réaction et d’adaptation au changement dans la région à une politique d’impulsion du changement. Pensant que le moment d’Ankara était venu, le chef de la diplomatie turque a déclaré : « Un nouveau Moyen-Orient est en gestation. Nous serons le propriétaire, le patron et le serviteur de ce nouveau Moyen-Orient. L’AKP dessinera les contours du nouvel ordre régional, tout comme il a façonné pendant 10 ans un nouveau visage pour la Turquie. L’époque des politiques passives consistant à ‘‘attendre pour voir’’ est révolue. La Turquie possède désormais la puissance. Notre puissance a atteint des endroits qui sont inaccessibles même en rêve »16. Cette appropriation du dossier syrien, couplée avec une dénonciation virulente d’al-Assad17, est symptomatique d’une dérive naturelle de la puissance émergente.

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À mesure que celle-ci consolide son assise régionale et réussit son ascension dans son hinterland, s’aiguise en elle un réflexe impérial qui l’amène à intervenir dans les affaires intérieures de ces voisins. Elle finit alors par reproduire le comportement de domination qu’elle a tant dénoncé chez les grandes puissances, et est amenée à donner des leçons au « petit » voisin et à menacer de le punir, risquant ainsi de l’humilier et de porter atteinte à sa dignité18… À force de se croire omnipotente et en mesure de contrôler son arrière-cour, la puissance émergente s’enlise de plus en plus dans l’engrenage syrien et, par extension, moyen-oriental. À partir de 2013, et dans un contexte d’aggravation de la crise, l’opposition se radicalise, ce qui conduit à l’émergence d’une variété de groupes djihadistes extrémistes dont le plus puissant et le mieux organisé est l’« État islamique en Irak et au Levant », connu par son acronyme « Daech ». La Turquie accorde alors à cette organisation un soutien tacite, logistique et matériel19: des fuites dans la presse suggèrent que les combattants de Daech ont bénéficié

d’une liberté de mouvement en Turquie sous le regard bienveillant des services de renseignement turcs (Mit) ; des camions de l’ONG humanitaire IHH, étroitement liée à l’AKP, ont été arrêtés à la frontière en janvier 2014 ; ils sont soupçonnés de transporter des armes destinées à Daech. Ce « flirt » avec Daech, loin de refléter une connivence idéologique avec le mouvement, est le fruit des considérations politiques du moment : se pensant maîtresse du jeu dans son arrière-cour, Ankara entend instrumentaliser Daech dans sa lutte contre al-Assad, pour se débarrasser de lui dans un second temps. Or, en laissant Daech se développer, la puissance émergente sous-estime la capacité de nuisance de ce mouvement et ignore les dangers qui la guettent. Le 11 juin 2014, Daech prend en otage 49 citoyens turcs, membres du personnel du consulat de Turquie à Mossoul. En février 2015, les djihadistes menacent la tombe de Suleyman Shah, grand-père d’Osman Ier, fondateur de l’Empire ottoman, située en Syrie, à 30 km de la frontière turque. Avec les attentats terroristes de Reyhanli (mai 2013), Diyarbakır (juin 2015), Suruç

(juillet 2015), Ankara (octobre 2015), Istanbul (juin 2016), et Gaziantep (août 2016), qui ont coûté la vie à des centaines de Turcs, le gouvernement AKP découvre que Daech, loin d’être un « enfant docile », est un monstre qui échappe à tout contrôle et qui menace la sécurité nationale turque. Le prolongement de la crise syrienne et la mauvaise lecture qu’Ankara a faite des rapports de force et des capacités réelles de résistance du régime d’al-Assad l’ont placée dans une situation délicate, où elle a dû assumer les coûts qui découlent de son ancrage simultané dans le système régional, le système international, et le système local/national. Du fait de ses appartenances multiples, Ankara s’est trouvée au cœur de contradictions difficiles à surmonter. ■

18 - Dans la dernière réunion avec Davutoğlu, al-Assad a déclaré : « Quand Erdoğan dit que « l’affaire syrienne est une affaire intérieure turque », ceci est interprété négativement. Nous sommes un pays souverain, et cela porte atteinte à notre dignité en tant que Syriens, et vous devriez comprendre le sens de ‘dignité’ ». Sami Kleib, op.cit., p. 231. 19 - Mohammad Noureddin, “Limazha tad’am turkiya Daech ?” [Pourquoi la Turquie soutient-elle Daech ?], Al Safir, 19 juin 2014.

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1 - Citée par The Economist, juin 2017, America’s global standing plummets under Donald Trump. 2 - Ouvrage paru aux Editions Public Affairs en 2016, et salué par des personnalités aussi diverses que Jeffrey Goldberg et Joseph Nye3 - Voir notamment son avant-dernier ouvrage, Running the World, The Inside Story of the National Security Council and the Architects of American Power, Public Affairs, 2016.4 - Jour férié annuel en hommage aux Américains morts au combat, observé le dernier lundi du mois de mai.

Après avoir sondé 40 000 personnes dans 37 pays, une enquête du Pew

Research Center1 conclut, que seuls 22 % des personnes interrogées font confiance à Donald Trump contre 64 % pour Obama. Mais le fait que Trump soit perçu comme arrogant (75 %), intolérant (65 %) et dangereux (62 %) suffit-il pour donner un quitus à la politique extérieure de Barack Obama ? Le fait qu’il n’y ait point de « doctrine Trump » et que la politique de ce dernier semble souvent dictée par l’émotivité et le narcissisme, suffit-il pour estimer que la « doctrine Obama », dont les contours réels ne se sont d’ailleurs précisés que durant la dernière année de son mandat, fut couronnée de succès ? La réponse à cette question ne peut être que nuancée, tant il est vrai que le bilan solide en politique intérieure du président Obama apparaît aujourd’hui en décalage avec son bilan plus contrasté en politique extérieure. Dans un ouvrage intitulé The Long Game, How Obama defied Washington and redefined America’s role in the World2, l’ancien conseiller à la Maison Blanche Derek Chollet estime qu’Obama, avec calme, froideur et rationalité, a réussi à bousculer les vieilles coutumes de l’Establishment et à sortir des ornières et des grilles de lecture qui avaient précédemment dominé dans la capitale américaine, notamment les pulsions souvent interventionnistes et parfois unilatéralistes. Tout en utilisant assez fréquemment l’outil militaire, ce qui lui fut reproché par l’aile gauche du parti démocrate, Barack Obama a globalement plutôt fait le choix de la retenue, de l’humilité et du multilatéralisme. Sa politique étrangère a souvent été perçue comme une adaptation

Réflexions sur la « doctrine Obama »

et la politique étrangère des États-Unis

Par Karim Emile BitarCyrano de Bergerac 1999Professeur associé de relations internationales à l’Université Saint-Joseph de BeyrouthDirecteur de recherche à l’IRIS et Associate Fellow au Geneva Center for Security Policy

du vieux principe consacré par la médecine « primum non nocere » (d’abord ne pas nuire) ou, comme il l’a dit lui-même, « Don’t do stupid stuff ». David Rothkopf3, qui est à la tête de l’influente revue Foreign Policy, se montre beaucoup plus critique de Barack Obama, alors même qu’il fut l’un de ses électeurs et qu’on peut difficilement le soupçonner de sympathie envers Donald Trump. Rothkopf estime que par ses atermoiements notamment sur le dossier syrien, Barack Obama porte, tout comme son prédécesseur George W. Bush, une part de responsabilité dans le déclin relatif de la puissance américaine dans le monde.

Repli militaire et percées diplomatiquesDans son bref discours délivré au cimetière national d’Arlington le 25 mai 2015 pour le Memorial Day4, Barack Obama mit un point d’honneur à signaler que, depuis sa décision de retirer les troupes américaines d’Irak et pour la première fois depuis 14 ans, l’Amérique n’était plus engagée dans aucune grande guerre terrestre. Certes, le plus long conflit armé de l’histoire des États-Unis, celui qui se déroule dans ce « cimetière des empires » qu’est l’Afghanistan, n’est pas encore officiellement terminé et près de 10 800 soldats américains y restent stationnés. Mais le désengagement militaire américain est bien réel puisqu’en 2008, année de

Moins de six mois après la fin du mandat de Barack Obama et la prise du pouvoir par Donald Trump, l’opinion publique internationale semble déjà regretter amèrement le premier président noir des États-Unis et craindre le tempérament impulsif de son successeur.

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l’élection d’Obama, plus de 187 9005 « boots on the ground » (troupes au sol) étaient présentes sur les territoires irakien et afghan. Enclenché depuis plusieurs années, ce retranchement américain s’est accompagné durant les dernières années de la présidence d’Obama d’un rapprochement inattendu avec Myanmar6 et deux percées diplomatiques plus spectaculaires : la réconciliation avec Cuba scellée en décembre 2014 et venant mettre un terme à une rivalité historique remontant à 1959, et surtout l’accord sur la question nucléaire signé avec l’Iran en 2015, qui, s’il n’est pas remis en question par l’administration Trump, pourrait aboutir à un changement paradigmatique majeur au Moyen-Orient et tourner la page d’une hostilité viscérale et d’une guerre froide américano-iranienne qui perdure depuis 1979. Mais, si le repli militaire fut manifeste, les dividendes des avancées diplomatiques sont loin d’avoir été engrangés. Le contexte géostratégique de la fin du mandat Obama a semblé au contraire marqué par un déclin relatif de la puissance et de l’influence américaine, par la nouvelle vigueur des autoritarismes et des nationalismes à l’échelle mondiale, par le retour de la machtpolitik et des affrontements entre puissances sur des zones d’influence (Ukraine, Moyen-Orient, mer de Chine…) et par la difficulté à défaire Daech sur fond d’échec flagrant de la « guerre globale contre le terrorisme » déclenchée par les États-Unis après le 11 septembre 2001.Alors que sa politique intérieure avait enregistré des succès notoires (rebond économique vigoureux après la crise de 2008, réussite de la réforme de santé Obamacare après quelques couacs au démarrage, consécration par la Cour suprême aussi bien de l’Affordable Care Act – décision King v. Burwell – que de l’égalité devant le mariage sur l’ensemble du territoire- décision Obergefell v. Hodges), la politique extérieure de Barack Obama fut quant à elle fortement contestée et n’était plus soutenue que par 39 % des Américains à la fin de son mandat. Dénonçant sa faiblesse et sa pusillanimité, ses adversaires républicains lui ont reproché son retrait jugé prématuré d’Irak7, son absence d’intervention militaire en Syrie (alors même que la ligne rouge qu’il avait lui-même fixée avait été franchie), son manque de fermeté face aux politiques

« revanchistes » de Vladimir Poutine, son absence de stratégie claire pour vaincre Daech. Au Moyen-Orient, les deux alliés historiques traditionnels des États-Unis, l’Arabie Saoudite et Israël, n’ont cessé de vitupérer fortement contre les politiques du premier président noir des États-Unis, et ont coordonné de plus en plus étroitement et ouvertement8 leurs efforts visant à faire échouer le rapprochement entre l’Iran et l’administration Obama, accusée de naïveté face aux ambitions régionales de Téhéran.

Obama, un « test de Rorschach humain » ? Interrogé sur les secrets de ses réussites électorales, Barack Obama s’était défini, ne riant qu’à moitié, comme « un test de Rorschach humain »9 : en effet, chacun a initialement pu voir en lui ce qu’il avait envie de voir : un gauchiste noir ou un libéral centriste métissé… Sa doctrine de politique étrangère fut, elle aussi, longtemps une énigme. Les espoirs de certains de ses électeurs de le voir mener une politique extérieure « idéaliste » axée sur la promotion des droits de l’homme se sont vite avérés infondés. Pour l’universitaire radical afro-américain Cornel West, Obama avait porté le masque d’un progressiste mais s’est avéré être une contrefaçon. Pour Stephen G. Rademaker, ancien cadre de l’administration Bush, Obama, bien qu’issu de l’aile gauche du parti démocrate a au contraire mené une « politique de puissance », guère sentimentale mais au contraire quasi-kissingerienne. Fred Kaplan voit aussi en lui un représentant idéal-typique de l’école du « réalisme » froid. D’autres, comme Dennis Ross, estiment qu’Obama est surtout un pragmatique prêt à accepter l’interventionnisme mais seulement lorsque les conditions minimales de succès sont au rendez-vous. D’autres encore, comme l’ancien directeur adjoint de la CIA John McLaughlin estiment qu’Obama n’est guère qu’un improvisateur qui navigue à vue.

L’Amérique et le monde : du maximalisme au retranchement ?L’une des charges qui fit peut-être le plus mal est venue de Stephen Sestanovich, figure de l’Establishment, membre du Council on Foreign Relations, professeur de relations internationales à Columbia et ancien conseiller des administrations

Reagan et Clinton. Sestanovich qualifie Obama de président « minimaliste », réticent à toute action d’envergure. Dans un livre intitulé, Maximalist : America in the World from Truman to Obama (Vintage, 2014), Sestanovich offre une lecture de la politique extérieure des États-Unis fondée sur une typologie qui distingue les maximalistes (Truman, JFK, Johnson, Reagan, Bush Jr) des adeptes du retranchement (Eisenhower, Nixon, Carter, Obama). Les premiers croient en la possibilité de façonner le monde en utilisant l’outil militaire, ils sont prêts à risquer la guerre, sont souvent interventionnistes et parfois unilatéralistes. Les seconds sont plus conscients des limites du hard power et des contraintes budgétaires, ils optent pour le multilatéralisme et le « Nation-Building at Home ». Le maximalisme peut permettre d’engranger de grandes victoires (Reagan face à l’Union soviétique) ou de monumentales défaites (Bush et la guerre d’Irak). Sestanovich introduit aussi une analyse cyclique : au-delà des facteurs idiosyncratiques et des différences de tempérament entre les présidents, les phases de maximalisme sont systématiquement suivies par des périodes de repli (Eisenhower après la guerre de Corée, Nixon après le Vietnam, Obama après l’Irak).

Stratégie de l’empreinte légère et de la main tendue : la doctrine Obama clarifiée ?Les derniers mois de son mandat ont peut-être en tout cas enfin permis de clarifier enfin ce qu’était la « doctrine Obama. » Sans chercher à nier qu’il souhaitait se recentrer sur les problèmes intérieurs, Obama a toutefois donné un certain nombre d’entretiens10 au cours des derniers mois permettant de clarifier sa vision stratégique. L’essentiel est pour lui de mener une politique d’ouvertures diplomatiques (« engagement ») avec des pays hostiles (Cuba, Iran, Myanmar) sans que les intérêts stratégiques fondamentaux (« core strategic needs ») ne soient mis en danger. Il estime pouvoir tenter des percées diplomatiques précisément parce que l’Amérique demeure une superpuissance et que les risques sont faibles. Il rappelle que le budget militaire iranien est bien maigre par rapport au $ 600 milliards que dépensent annuellement les États-Unis. Ce refus d’Obama d’exagérer les menaces extérieures (celle de l’Iran

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ou celle du terrorisme) rejoint l’analyse du politologue réaliste Stephen Walt11 qui dénonce la constante hystérisation du débat sur les périls (overhyping the threat).Il n’en reste pas moins que la « doctrine de l’empreinte légère » (Light Footprint Doctrine) a montré ses limites. Soucieuse de prendre en compte les contraintes (opinion publique réticente aux équipées guerrières, finances publiques…) cette stratégie consistait à substituer à l’empreinte lourde des années Bush des méthodes plus efficaces et moins coûteuses. Les principaux piliers de cette nouvelle approche sont les frappes de drones (multipliées par 10 depuis 2008), la cyberguerre, les opérations secrètes, et la « privatisation de la guerre » à travers des officines de type PMSC12. Cette doctrine n’a pas manqué de vite faire ricaner les milieux néoconservateurs, qui ironisent en estimant que la pensée stratégique la sous-tendant était tout aussi légère que la nouvelle empreinte (« Light Footprint, Lightweight Thinking »13). Elle suscita également les interrogations des milieux plus centristes qui ne voyaient pas non plus comment cette nouvelle doctrine, face au nouveau désordre stratégique mondial, pourrait concrètement permettre aux États-Unis de continuer de tenir la barre dans un océan qui tangue de plus en plus.

Le pari iranien : un coup de poker potentiellement magistral mais particulièrement risqué« Tel un joueur qui a beaucoup perdu, l’Amérique entend récupérer ses gains sur un seul coup magistral », estime Dominique Moïsi. Probablement conscient qu’il ne suffirait pas de colmater les brèches, Barack Obama a semblé en effet tout miser sur le bouleversement stratégique majeur que permettrait la finalisation de l’accord avec Téhéran. Le pari est extrêmement risqué mais Obama a habilement joué et sur la question nucléaire, c’est l’Iran qui a fait énormément de concessions : sur le nombre de centrifugeuses (diminué de 66 %), sur le stockpile (on passe de 10 000 kg à seulement 300 kg d’uranium faiblement enrichi), sur le degré d’enrichissement (3.67 % pendant 15 ans alors que peu de gens espéraient que l’Iran accepte de descendre en dessous de 5 %), sur la surveillance internationale dont les sites seront l’objet...

De même, le réacteur d’Arak devrait cesser la production de plutonium et les sanctions ne devraient être levées que progressivement et après vérification très stricte par l’AIEA. Matthew Bunn, qui dirige le Project on Managing the Atom à Harvard, estime que cet accord est la meilleure chance d’empêcher une bombe iranienne. Même l’ancien patron du Mossad Efraim Halevy a estimé qu’Obama avait réussi son coup et que l’Iran avait « capitulé ». Un Iranien extrémiste a semblé faire écho à cela en disant que les centrifugeuses restant ne suffiraient même pas à faire du jus de carotte. Tout cela est évidemment excessif mais il est clair que si l’accord final n’est pas remis en cause, le risque d’un Iran nucléaire serait écarté pour de longues années.Fort de ces concessions iraniennes, Obama espérait un scénario où l’Iran révolutionnaire deviendrait progressivement, de par son ouverture économique, une puissance plus raisonnée et conservatrice, qui l’aiderait à se retirer d’Afghanistan, à affronter Daech, et à résoudre les crises irakienne et syrienne. C’est un pari à l’issue incertaine, mais l’Amérique mise aussi sur la société civile iranienne, qui est beaucoup plus ouverte, occidentalisée et moderne que son régime, une société qui a accueilli très favorablement cet accord. L’Iran détient le record mondial de ministres diplômés des grandes universités américaines, du Mit ou de George Washington University. La société et les réformateurs ont soif d’ouverture. Mais un scénario plus négatif serait celui qui verrait l’Iran profiter des retombées économiques favorables de cet accord pour poursuivre sa montée en puissance régionale, qui a été spectaculaire depuis l’invasion américaine de l’Irak en 2003. Il est en outre important de signaler que si les opposants au rapprochement avec l’Iran sont nombreux et bruyants, l’accord a aussi beaucoup de partisans aux États-Unis. Les sondages ont montré que l’opinion publique y était globalement favorable (66 % des démocrates et même 61 % de la base républicaine). L’accord fut également bien accueilli dans les milieux de la défense, du renseignement, et au sein du courant dit « réaliste » des experts en relations internationales. Tous ceux qui ont tiré les leçons de la débâcle irakienne et qui connaissent un tant soit peu les réalités militaires soutiennent qu’une guerre contre

l’Iran aurait provoqué un cataclysme régional et n’aurait rien réglé. Les installations sont profondément enfouies sous la terre et on ne peut pas bombarder le know-how des experts nucléaires iraniens qui restent très nombreux, malgré les assassinats ciblés dont beaucoup ont été l’objet. Une guerre n’aurait fait que retarder de deux ou trois ans l’accession de l’Iran à l’arme nucléaire, elle aurait embrasé la région, provoqué une crise économique mondiale, et renforcé les faucons iraniens qui auraient profité de ce que les politologues appellent le « Rally-Round-The-Flag-Effect » (ralliement autour du drapeau face à une agression extérieure). Une attaque aurait attisé le nationalisme iranien, déjà très virulent, et les radicaux iraniens se seraient alors lancés dans une fuite en avant qui aurait été extrêmement dangereuse. Face à ces réalités, des gens aussi différents que Zbigniew Brzezinski, Roger Cohen, William Burns, Jean-Marie Guéhenno, Fred Kaplan ou Hillary Clinton conviennent que cet accord était nécessaire et bienvenu, même si le diable se niche dans les détails et que tout reste à faire.L’élection de Donald Trump, extrêmement critique envers cet accord, le ressentiment saoudien et le lien désormais organique entre le Parti républicain et la droite israélienne pourraient toutefois sérieusement compromettre la pérennisation de ce rapprochement et aboutir à une nouvelle montée aux extrêmes qui profiterait bien plus aux radicaux iraniens qu’aux États-Unis. ■

5 - Troop Levels in Iraq and Afghanistan, Amy Belasco, Congressional Research Service, juillet 2009.6 - Nom de l’ancienne Birmanie depuis 2010 (NDLR).7 - Il y était pourtant contraint par le Status of Forces Agreement (SOFA) négocié par son prédécesseur.8 - Voir Israelis and Saudis Reveal Secret Talks to Thwart Iran, Eli Lake, Bloomberg View, 4 juin 2015.9 - On peut ici voir un véritable et intéressant parallèle avec Emmanuel Macron, qui a, lui aussi, réussi à se faire élire grâce à cette dimension « test de Rorschach », son usage habile du « En même temps » ayant conduit des électeurs provenant d’horizons très divers à lui faire confiance. Pour ces mêmes raisons, des analystes géopolitiques en provenance de courants très éloignés l’un de l’autre ont été amenés à voir en lui, à tort, l’un des leurs, puisque Macron, à en juger par ses premiers pas sur la scène internationale se distinguera aussi bien de la ligne atlantiste et néoconservatrice que de la ligne gaullo-mitterrandienne dont il se revendique pourtant ouvertement. 10 - Voir notamment Rise of the « Obama doctrine »: Thomas Friedman hypes new Potus paradigm in New York Times interview, Joanna Rothkopf, Salon, 6 avril 2015, puis l’entretien beaucoup plus approfondi avec The Atlantic, 18 avril 2016.11 - Stephen Walt, Chill Out America, Foreign Policy, 29 mai 201512 - Private Military and Security Companies13 - Voir Leon Wieseltier, Welcome to the Era of the Light Footprint, The New Republic, 29 janvier 2013.

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Le mouvement libertaire qui a secoué le monde arabe en 2011 a perdu

rapidement son élan. Avec l’arrivée au pouvoir des mouvances islamiques par les urnes, l’instrumentalisation de la religion pour freiner le mouvement libertaire a abouti à des situations de chaos dans plusieurs pays, de même que l’intervention armée de l’Otan en Libye ou l’envoi de milliers de « djihadistes » en Syrie.Beaucoup d’ouvrages ont décrit et dénoncé l’hubris des néoconservateurs américains, ayant débuté avec le président Reagan (1980-1988), pour rebondir ensuite avec George Bush (père) et, surtout, son fils. C’est Zbigniew Brzezinski2, ancien conseiller à la sécurité nationale du président Jimmy Carter (1977-1981), qui décrira avec le plus de férocité la tendance du fils Bush de présenter en termes de théologie les événements du Moyen-Orient et notamment le terrorisme, comme la lutte du bien contre le mal, et non point en termes politiques. D’où la notion d’« axe du mal » qui mêle des situations totalement différentes, puisque y sont inclus la Corée du Nord, l’Iran et l’Irak. Il fait aussi remarquer qu’en désignant un ennemi global et abstrait, le terrorisme, le président Bush donnait aux États-Unis la légitimité d’intervenir partout dans le monde et dans tous les domaines dans cette lutte globale planétaire entre le bien et le mal, qu’il n’avait d’ailleurs pas hésité à qualifier de « croisade ».

De la volonté de remodelage du Moyen-Orient au détournement des révolutions arabes1

Par Georges CormAncien ministre libanais des Finances Professeur à l’Université Saint-Joseph

Le groupe de néoconservateurs américains illuminés, qui s’emparent de tous les leviers de commande des États-Unis avec l’élection de George Bush fils en 2000, avait invoqué depuis des années la nécessité de remodeler totalement le Moyen-Orient à leur profit et à celui d’Israël, dont la sécurité occupe une place prépondérante dans leurs objectifs pour la région. Au début de l’année 2003, le président Bush prononce plusieurs discours sur la nécessité de ce remodelage, puis lance une initiative pompeuse le 6 novembre de cette année, destinée à convertir à la démocratie ce qu’il appellera désormais le « Grand Moyen-Orient ».

Les résultats apparemment « absurdes » de l’invasion de l’IrakDans le cas de l’invasion de l’Irak, les médias américains l’ont présentée comme étant nécessaire pour libérer ce pays de son dictateur sanglant, Saddam Hussein, dénoncé comme chef d’un clan sunnite minoritaire qui opprimerait les chiites majoritaires dans ce pays, en sus des accusations totalement mensongères concernant le développement supposé d’armes de destruction massive, ainsi que celles de connivence du régime avec Oussama Ben Laden. Dans sa gestion du pays, l’occupant aura un comportement totalement aberrant, qui mène à une quasi-désintégration de la société irakienne. C’est ainsi que, dans la réforme politique des institutions, l’armée et le parti Baath sont dissous. La nouvelle Constitution favorise la naissance et le développement de blocs politiques communautaires, notamment chiites, sunnites et kurdes, cependant qu’est laissé libre champ à une corruption effrénée qui paralyse la reconstruction du pays ravagé

par ses années de guerre avec l’Iran, puis par les bombardements américains intensifs subis en 1991. Enfin, l’appauvrissement extrême de la population par les douze ans d’embargo économique impitoyable, puis la politique imposée de libre-échange réduisant à néant le secteur industriel irakien constituent autant de facteurs ayant aussi largement créé le milieu favorable aux recrutements de terroristes. Cette politique américaine absurde aboutit à ce que l’influence iranienne puisse ainsi se développer facilement dans ce pays, alors qu’à l’origine l’invasion de l’Irak était destinée à envoyer un message fort aussi bien à l’Iran qu’à la Syrie qu’il leur fallait désormais accommoder les intérêts américains. Les États-Unis ont-ils voulu accomplir la promesse de George Bush (père) qui, lors de l’expédition militaire contre l’Irak en 1990-1991, s’était promis de renvoyer ce pays à l’« âge de pierre » ? Et ce faisant, plutôt que d’affaiblir l’axe Iran-Syrie-Hezbollah, devenu l’équivalent d’un nouvel « axe du mal » notamment depuis 2006, les États-Unis et leurs alliés n’ont-ils pas renforcé ce trio ? Celui-ci forme en effet depuis un axe de résistance générale aux ambitions américaines dans la région et au désir d’Israël de se débarrasser du Hezbollah, qui veille désormais, de concert avec l’armée libanaise, à empêcher tout retour de l’armée israélienne au Liban. Face à ce trio, les régimes arabes apparaissent tous soumis aux désirs de la puissance américaine dans la région et prêts à normaliser leurs relations avec l’État d’Israël.

L’invention de la subversion d’un « triangle chiite ». Face aux échecs répétés des actions américaines dans la région, l’administration

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des États-Unis développera avec ses alliés arabes la thèse de l’existence d’un triangle « chiite » subversif, succédané de l’axe du mal cher à George W. Bush, comprenant l’Iran, la Syrie et le Hezbollah, qui saboterait les efforts américains de réorganisation du Moyen-Orient. Désormais, tout conflit dans la région sera analysé par les médias occidentaux et les nombreux médias arabes sous influence américaine comme un conflit entre « sunnites » dirigés par l’Arabie saoudite – et donc supposés « modérés » – et « chiites » (ou communautés religieuses dérivées du chiisme), toujours considérés comme étant sous haute influence iranienne (majoritairement chiite) – et donc supposés radicaux et « terroristes ». Alors que la motivation de mettre fin à la domination de la minorité sunnite de la population sur la majorité chiite avait été souvent mise en avant lors de l’intervention américaine en Irak, les médias occidentaux et arabes évoquent à l’inverse constamment, depuis l’invention de l’expression « triangle chiite », l’intolérable domination des dirigeants chiites sur la population sunnite de l’Irak, puis un peu plus tard sur celle du Yémen. On peut donc voir la versatilité de ces analyses, lesquelles sont amplifiées et répercutées par la plupart des grands médias dépendant des intérêts américains, européens et de leurs alliés arabes. Nous le verrons, cette « invention » va permettre des politiques violentes de répression de grands mouvements populaires, notamment à Bahreïn puis au Yémen dans le contexte des révoltes arabes de 2011.

Le détournement des révoltes arabes de 2011 Les révoltes qui éclatent en 2011, du sultanat d’Oman à la Mauritanie, constituent un événement majeur dans la vie des sociétés arabes. Le souffle libertaire et moderniste qui les anime renoue avec l’ère révolutionnaire des années 1950 et 1960, même si les revendications, structurées autour du concept de « dignité », sont plus affaire de politique interne que de politique extérieure : fin des pouvoirs autocratiques, des restrictions des libertés publiques, justice économique et sociale, lutte contre la corruption… Toutes les demandes sont de nature profane. Les femmes jouent un rôle majeur dans ces manifestations, où l’on voit peu de personnes affichant

le mode d’habillement et d’apparence physique à l’islamique. Il s’agit donc d’un mouvement de nature purement civile, duquel les mouvances islamiques se tiennent d’abord à l’écart. Cette chaîne de révoltes populaires qui affecte la quasi-totalité des sociétés arabes semble avoir surpris l’ensemble des dirigeants arabes, européens et américains, dont les déclarations successives improvisées prouvent bien leur état de désarroi3. Les mouvances d’islam politique n’entreront dans le mouvement que lorsque la victoire s’approchera et que la possibilité d’élections hors du contrôle des appareils de sécurité deviendra évidente. C’est ainsi que la victoire électorale en Égypte et en Tunisie sera facilement arrachée aux mouvances libérales par les mouvements islamiques. Leurs militants jouissent alors de l’auréole des persécutions, des années d’exil ou d’emprisonnement qu’ils avaient subies, et du soutien d’un réseau d’organismes caritatifs bénéficiant des financements pétroliers et évoluant depuis longtemps dans les milieux populaires, ruraux ou urbains. Ce réseau d’organisations caritatives se révèle extrêmement efficace lors des élections parlementaires, les partis nationalistes et laïques modernistes indépendants des pouvoirs en place ne disposant guère de moyens financiers.

Mouvances politiques islamistes et néolibéralesLes partis se réclamant des valeurs de l’islam se posent désormais comme la seule force organisée et suffisamment puissante pour hériter du pouvoir laissé vacant par la chute des dictateurs. Ils adoptent des programmes économiques d’inspiration néolibérale, s’abstiennent de déclarations anti-occidentales ou même anti-israéliennes. Il devient vite clair que les diplomaties occidentales les soutiennent et ne voient même pas d’inconvénient à ce que certains ayant combattu sous l’étiquette d’Al-Qaida en Afghanistan ou ailleurs prennent part à la vague révolutionnaire, en nombre important comme dans le cas de la Syrie ou de la Libye ; cela ne manquera pas par ailleurs d’aider à la prise de pouvoir d’éléments « takfiristes » dans le nord du Mali. C’est en Égypte, où un président appartenant au parti des Frères musulmans a été élu

1 - Avec l’aimable autorisation de Georges Corm, nous reproduisons ici quelques extraits de son dernier ouvrage La Nouvelle question d’Orient, paru aux Editions La Découverte (2017).2 - Décédé le 26 mai 2017 à 89 ans (NDLR).3 - Ce qui prouve par ailleurs que ces mouvements ne résultaient pas d’un « complot » américain. Thèse devenue très courante chez des analystes arabes anti-impérialistes, mais aussi chez certains analystes critiques européens, qui considèrent que les États-Unis ont voulu appliquer aux sociétés arabes les scénarios des révolutions d’Europe centrale après la chute de l’URSS en 1990, telles que la « révolution des roses » en Géorgie, pour liquider toute influence communiste en Europe. Certes, certains des manifestants appartenaient à des ONG de défense des droits de l’homme, éventuellement financées par des organisations américaines ou européennes, mais cela ne suffit pas bien sûr pour leur accorder un tel pouvoir de mobilisation.

en juin 2012, que la situation dégénère rapidement sous son court règne. Appuyée par des millions de manifestants, l’armée égyptienne intervient à la fin juin 2013 pour mettre fin à la présidence de Mohamed Morsi. Le parti des Frères est accusé d’avoir gangrené l’État et de l’avoir mal géré, cela sur fond de développement d’un terrorisme islamique dans le Sinaï qui s’en prend de plus en plus à l’armée égyptienne. Cette action, qualifiée de « coup d’État » par le Premier ministre turc ainsi que par certains milieux favorables aux mouvances islamiques en Europe et aux États-Unis, est considérée par la vaste coalition de partis égyptiens libéraux et laïques comme un retour à l’esprit de la révolution de janvier 2011 qui a permis l’éviction de Moubarak. Des centaines de partisans des Frères musulmans sont emprisonnés et les manifestations en faveur du président déchu sont réprimées. La Turquie manifeste sa désapprobation complète du « coup d’État », de même que le Qatar et de nombreux pays européens ainsi que les États-Unis, qui font part de leur désaccord sur l’interruption du mandat du président librement élu. Les actions terroristes contre l’armée se multiplient au Sinaï, mais aussi au Caire et dans d’autres villes. Le parti des Frères musulmans est déclaré « terroriste » le 25 décembre 2013 par le gouvernement issu du mouvement du 30 juin et donc banni de la vie politique. Les prisons se remplissent de membres de la confrérie. Au préalable, le président Morsi, avec quinze autres dirigeants des Frères musulmans, avait été déféré à la justice le 8 septembre pour incitation à la violence. Le président déchu est à nouveau déféré à la justice le 18 décembre, en même temps que le guide des Frères musulmans, pour contacts avec des organisations étrangères hostiles à l’Égypte et pour terrorisme. L’avenir de l’Égypte apparaît sombre.

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En Tunisie, on a aussi assisté au retour en grande pompe du chef du parti islamique Ennahda, Rached Ghannouchi. Un gouvernement de transition légalise la présence de ce parti, qui était interdit depuis 1990. Lors de l’élection d’une Assemblée constituante en octobre 2011, il deviendra la première force politique avec 41,4 % des suffrages et quatre-vingt-dix sièges sur deux cent dix-sept. Cette assemblée élit à la tête de l’État Moncef Marzouki, un vieux militant exilé des droits de l’homme ; cependant que le secrétaire général d’Ennahda, Hamadi Jebali, est nommé Premier ministre. La plupart des ministères régaliens, sauf celui de la Défense, seront alors attribués à Ennahda. (…) À la différence de l’Égypte, la normalisation de la situation en Tunisie et le recul de la mouvance islamiste se font pacifiquement. Cependant, aux frontières avec la Libye, l’armée tunisienne est souvent attaquée par des éléments armés islamistes, tandis que divers attentats terroristes frappent le pays, faisant drastiquement chuter le tourisme et les investissements étrangers. Quant à la Libye, l’intervention de l’Otan ainsi que celle du Qatar ont certes éliminé le président Kadhafi qui est tué de façon sauvage en octobre 2011, lors d’une tentative de fuite. Mais le résultat est une situation chaotique où les mouvances islamiques sont très actives dans la région de Benghazi, et ont pu s’étendre aussi à la côte occidentale du pays, ainsi qu’aux frontières sahariennes, contribuant de la sorte à la déstabilisation du Mali – ce qui y entraînera une intervention militaire française en janvier 2013 (…) Au Maroc, qui n’a pas été épargné par la contestation populaire, le roi procède à des réformes constitutionnelles rapides qui calment le mouvement, mais aux élections de novembre 2011 le Parti de la justice et du développement (PJD), qui se réclame de l’islam politique, obtient le plus grand nombre de sièges au Parlement (cent sept sur trois cent quatre-vingt-quinze) et il lui revient de former le nouveau gouvernement où onze ministères lui sont attribués. Au petit royaume de Bahreïn, dont une partie de la population est chiite et laissée pour compte de la prospérité du pays, l’Arabie saoudite fait pénétrer son armée au printemps 2011 pour aider les autorités à mettre un terme de façon drastique au mouvement protestataire tout à fait pacifique qui réclame l’établissement d’une monarchie

constitutionnelle. Aucune des demandes des manifestants ne sera acceptée par le roi et la répression s’abat sur les milieux contestataires « chiites ». Il sera facile de dénoncer immédiatement la main de l’Iran et de donner crédibilité à la thèse du triangle chiite subversif. La répression violente du mouvement et l’emprisonnement de milliers de manifestants, pas plus que l’intervention militaire saoudienne, n’émeuvent guère les organisations de défense des droits de l’homme et ne suscitent pratiquement pas de commentaires des responsables politiques européens ou américains, si soucieux par ailleurs dans d’autres situations d’intervenir même militairement au prétexte de la sauvegarde des droits de l’homme et de la démocratie.

La destruction du YémenMais c’est surtout au Yémen que la théorie de la subversion chiite prendra le plus de consistance. Dans ce pays, un immense mouvement populaire a réussi à obtenir le départ, en novembre 2011, du président Ali Abdallah Saleh, au pouvoir depuis trois décennies et qui était jusqu’alors un protégé de l’Arabie saoudite. Le pays va rapidement tomber dans une situation chaotique. La monarchie saoudienne entend cependant y jouer un rôle prépondérant pour empêcher l’installation d’un gouvernement qui lui serait hostile. Le mouvement houthiste des partisans de l’ancien imam ayant gouverné le Yémen, qui a été longtemps marginalisé dans la vie politique du pays après le coup d’État républicain de 1962, mène une vaste mobilisation de contestation populaire. Il parvient en septembre 2014 à prendre la capitale, Sanaa. Le gouvernement se réfugie d’abord à Aden, au sud du pays, puis en Arabie saoudite. La destruction du Yémen est mise en route lorsqu’en mars 2015 l’Arabie saoudite constitue une coalition militaire aérienne dont elle est le centre, avec les Émirats arabes unis. Cette dernière, singeant le nom des grandes opérations militaires américaines ou israéliennes dans le monde arabe, se dénomme « Opération décisive » (‘ assifat al hazm). Commence alors une campagne de bombardements sauvages du Yémen pour mettre un terme à la rébellion houthiste. Cette campagne est menée à nouveau sous le signe de la lutte contre la « subversion chiite » et l’« ennemi perse »,

devenue un thème permanent désormais dans le vocabulaire politique de l’Arabie saoudite et de ses nombreux alliés dépendant financièrement du royaume. Il est vrai que quelques déclarations provocantes d’officiels iraniens sont venues donner corps aux accusations de l’Arabie saoudite et d’autres régimes arabes contre l’Iran – des déclarations souvent démenties par l’une ou l’autre des hautes autorités de ce pays. L’Iran aura aussi une réaction démesurée à l’exécution en janvier 2016 d’une personnalité religieuse saoudienne chiite, le cheikh Nimr Baqr al-Nimr, arrêté en juillet 2012 pour l’appui qu’il avait donné à des manifestations populaires ayant eu lieu en février 2011 dans la province de Qatif, dont une partie de la population est chiite : des manifestants s’en prendront à l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran, mettant le feu à une partie du bâtiment, sans que celui-ci soit protégé par les forces de l’ordre. Mais rappelons ici qu’en septembre 2015, à l’occasion de la célébration de la fête du sacrifice où se rassemblent à La Mecque des millions de musulmans venus en pèlerinage du monde entier, une bousculade géante provoque la mort de nombreux pèlerins, dont de très nombreux Iraniens et parmi eux l’ancien ambassadeur d’Iran au Liban. Le mouvement libertaire qui a secoué le monde arabe en 2011 a donc perdu rapidement son élan. Avec l’arrivée au pouvoir des mouvances islamiques par les urnes, l’instrumentalisation de la religion pour freiner le mouvement libertaire a abouti à des situations de chaos dans plusieurs pays, de même que l’intervention armée de l’Otan en Libye ou l’envoi de milliers de « djihadistes » en Syrie. Par ailleurs, dans beaucoup de situations de conflit, l’opposition entre chiites et sunnites est très largement amplifiée par les médias et sert désormais de clé d’analyse privilégiée de la rivalité entre l’Arabie saoudite et l’Iran, dont les enjeux ne sont pourtant que profanes, puisqu’il s’agit d’un conflit d’hégémonie régionale entre deux puissances locales, lié à la présence américaine et israélienne dans la région. ■

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ou portraits pour le Blog http://blog-aaeena.org2- Travail avec l’équipe de permanents sur l’organisation des

manifestations de l’ENA

Je m'adresse à vous au sujet de l'article « Les enjeux géopolitiques et géostratégiques des îles inhabitées» signé par le député

Philippe Folliot et publié dans le numéro 470 de la revue L'Ena hors les murs de mai 2017. Il est indiqué que le Mexique aurait des revendications de souveraineté sur Clipperton, pour « affirmer ses droits sur ce territoire ». Mon pays tient à souligner que, depuis la réforme constitutionnelle qui supprime Clipperton des possessions territoriales des États-Unis du Mexique – publiée dans le Journal officiel du 18 janvier 1934 –, aucun geste de revendication de souveraineté n'a été accompli ou promu par le gouvernement mexicain.Au sujet de l'accord relatif aux activités de pêche autour de l'île de Clipperton, la France et le Mexique se félicitent de sa reconduction de commun accord en début d'année. Nos pays, qui sont tous

Droit de réponse

deux membres de la Commission interaméricaine du thon tropical, considèrent comme primordiaux le développement de la protection de l'environnement marin, la conservation et l'exploitation durable des ressources halieutiques dans le Pacifique.La France et le Mexique se félicitent notamment que de nouvelles aires marines protégées aient été créées en 2016 sur le territoire et les eaux de l'île française de Clipperton et des îles mexicaines de Revillagigedo. Finalement, la France et le Mexique se sont entendus pour développer davantage leur coopération scientifique et universitaire en matière de protection de l'environnement marin.

Juan Manuel Gomez-RobledoAmbassadeur du Mexique

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INTERVENTION DE MADAME NATHALIE LOISEAU, DIRECTRICE DE L'ENA :L'Ena a été créée en 1945 avec pour missions principales le recrutement et la formation (initiale et continue) de l'encadrement supérieur de l'État, et ce dans un souci de démocratisation.Le précédent Contrat d'objectifs et de performance (2013-2015), dont le bilan a été approuvé par le conseil d'administration de l'Ena au mois de juin 2016, a permis des avancées substantielles sur les points suivants :– la réforme des concours d'entrée,– le développement de la classe prépa intégrée (de 15 à 25 élèves,

76 % de taux de réussite à un concours A ou A+ à un an, mais aussi le cas de deux anciennes élèves passées par l'Ira avant de réussir l'Ena),

– la réforme de la formation initiale en centrant les enseignements sur le management public (y compris mise en place d'une mise à disposition obligatoire auprès d'une association d'intérêt général pour les élèves durant leur scolarité),

– la mise en œuvre d'une stratégie de partenariats internationaux de l'École, en priorisant l'Europe, le pourtour méditerranéen, la francophonie, les grands émergents,

– le développement des activités européennes de l'École (concours européens, formation des fonctionnaires français aux questions européennes et des fonctionnaires des institutions européennes aux enjeux de management public, formation des fonctionnaires d'autres États membres ou d'États candidats...)

Le nouveau Contrat d'objectifs et de performance (2017-2019), signé fin 2016, ouvre un nouveau cycle de réformes pour l'Ena.Comme toutes les Grandes Écoles, l'Ena réfléchit à s'ancrer davantage dans le paysage de l'enseignement supérieur redessiné par la loi Fioraso. Sa dimension d'école d'application n'est nullement contradictoire avec cette évolution.Le choix avait été fait il y a plus de cinq ans que l'Ena rejoigne Hesam-Universités, alors Pres devenu ensuite une Comue. Mais

les difficultés rencontrées par Hesam, qui n'a pas remporté d'Idex et le départ successif de certains de ses membres (l'Ehess, l'Ephe, la Fondation de la Maison des Sciences de l'Homme, l'Université Paris I ou ESCP-Europe) ont conduit l'Ena à quitter cette Comue et à se rapprocher de PSL (ENS, Ehess, Dauphine...).Plusieurs chaires partenariales sont en cours de finalisation : avec l'ENSCl-les Ateliers sur l'innovation publique, en partenariat avec l'ENS et peut-être Paris School of Economics sur le lien entre recherche, prospective et politiques publiques.L'Ena et sa double tutelle souhaitent aller plus loin et développer la recherche sur l'action publique.Pour faciliter ce développement et dans le prolongement du rapport sur le statut de l'École nationale d'administration de Bernard Stirn et Edouard Crepey de 2004, le Cop prévoit l'évolution vers le statut d'établissement public à caractère scientifique, culturel et professionnel (EPSCP). Ce statut d'EPSCP autoriserait l'Ena à délivrer seule des diplômes, tant pour ses formations continues que pour ses formations initiales et pourrait être de nature à faciliter la mise en place d'une école doctorale. Il permettrait également l'accueil d'enseignants chercheurs.La décision a été prise par ailleurs, dans le cadre du Cop, de créer une Fondation avec pour objet le soutien à la recherche mais également à l'action internationale de l'École (bourses, projets d'expertise), à la diversification du recrutement (financement des séjours linguistiques....).

L'autre chantier est la transformation du statut des préparationnaires issus du concours interne. Depuis plusieurs années, l'Ena constate une baisse du nombre des candidatures au cycle préparatoire au concours interne qui se traduit par une moindre sélectivité de ce concours, qui pâtit de la concurrence d'autres voies de recrutement comme le tour extérieur (TE), avec les risques d'une remise en cause du modèle de promotion sociale à l'origine de la création de l'Ena. La proposition faite à la DGAFP et aux employeurs de

PV du Conseil d’administration du 26 avril 20171

PRÉSENTS : Marie-Christine Armaignac, Monique Barbaroux, Anne Bennet, Marie-Caroline Bonnet-Galzy, Béatrice Buguet, Jean-Marc Châtaigner, Dominique Dalmas, Michel Derrac, Gilles Duthil, Hélène Furnon-Petrescu, Alexandre Gardette, Jean-Christophe Gracia, Daniel Keller, François-Gilles Le Theule, Laurent Martel, Myriem Mazodier, Gilles Miller, Anne Mlynarski, Véronique Peaucelle Delelis, Bruno Rémond, Jean-Philippe Saint-Geours.Constance Favereau, Isabelle Gougenheim, Christian Longuère, Olivier Martel, Olivier Rateau, Fausto Rotelli, délégués de section.

ABSENTS EXCUSÉS AVEC POUVOIR DONNÉ : Olivier Bailly, Didier Bellier-Ganière, Eric Delzant, Francis Etienne, Serge Gouès, Carine Trimouille.

ABSENTS EXCUSÉS :Isabelle Antoine, Aurélie Castel, Alice Clérici, Daniele Jourdain-Mennigner, Bernard Zahra, délégués de section.

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la fonction publique est de revoir le mode de sélection et le statut des préparationnaires du concours interne, afin qu'ils soient mieux accompagnés par leurs employeurs dans leur démarche.Concernant le troisième concours, la qualité des candidats, comme les exigences de diversification de recrutement (cf rapport d'Olivier Rousselle sur la diversité dans les écoles de service public de 2017), invitent à augmenter le quota réservé aux profils issus du secteur privé, élus ou responsables associatifs et à réviser l'organisation des cycles préparatoires (ex : bourse non réévaluée depuis 1994).Le précédent Cop a également vu une réforme de la scolarité des élèves issus du tour extérieur, la formation regroupant désormais le CSPA (cycle supérieur de perfectionnement des administrateurs), le Cycle d'intégration des Officiers des trois armées et la formation d'élèves étrangers du cycle international de perfectionnement.Nathalie Loiseau entend s'appuyer sur la force du réseau des Anciens de l'Ena pour créer la Fondation et accompagner le changement de statut de l'École, mais aussi pour relayer sur le terrain, dans les administrations comme dans les lycées, Grandes Écoles et Universités, les efforts en faveur de la diversification du recrutement à l'Ena.Quels que soient les sujets abordés (ex l'égalité H/F dans la haute-fonction publique), l'enjeu est de travailler très en amont le vivier de recrutement de l'Ena.Le président, Daniel Keller, rappelle qu'un des objectifs de la mandature, est de renforcer les liens entre l'École et l'Association des anciens élèves.Une commission, dédiée aux relations avec l'École et les autres écoles publiques, présidée par Marie Caroline Bonnet-Galzy, a d’ailleurs été créée en mars dernier aux côtés de la commission « Fonction Publique » présidée par Hélène Furnon-Petrescu ; elle s'est déjà réunie à plusieurs reprises et devrait être en mesure de faire d'ici fin juin 2017 des propositions concrètes pour assurer une relation organisée et professionnalisée avec l’École.Comme il est de l'intérêt de l'Ena d'avoir l'appui entier de l'AAEENA, il est important de favoriser sur tous les projets de réforme, et le plus en amont possible, une large consultation des parties prenantes.Nathalie Loiseau rappelle que lors de la conception des deux Cop dont elle a assumé la responsabilité et des réformes qu'ils contiennent, elle s'est efforcée d'associer les anciens élèves, qu'il s'agisse de l'Association, des employeurs publics ou des membres du conseil d'administration.Marie-Caroline Bonnet-Galzy, comme Bruno Rémond, se font par ailleurs l'écho d'interrogations quant aux conséquences d'un changement de paradigme (passage d'une école d'application à un établissement d'enseignement supérieur et de recherche pouvant se retrouver, sans avoir la taille critique et les moyens financiers, en concurrence avec d'autres organismes de premier plan, notamment Sciences Po Paris).Nathalie Loiseau considère que cette forme de concurrence pour l'Ena est déjà un état de fait et qu'il est donc urgent pour l'École de se doter des moyens de défendre son positionnement original à la fois comme école d'application mais également comme lieu d'enseignement et de recherche sur les questions de la modernisation de l'action publique.Nathalie Loiseau appelle également l'attention de l'Association sur

la nécessité de renforcer sa présence médiatique, le rôle de l'École n'étant pas nécessairement de se substituer à I'AAENA dans la communication relative aux anciens élèves.Le président confirme l'engagement sans hésitation de I'AAEENA dans le projet de transformation de l'Ena, en insistant sur le travail à faire en interne comme en externe pour permettre aux parties prenantes de s'approprier les enjeux de cette transformation.

APPROBATION DU PV DU CONSEIL D'ADMINISTRATION DU MARS 2017Après insertion d'une précision sur la création du Comité Nominations & Rémunérations, le procès-verbal du conseil d'administration du 8 mars 2017 est approuvé à l'unanimité.

APPROBATION DE LA CHARTE DE COMMUNICATIONAprès échange, le CA adopte (26 voix pour, 1 voix contre), la charte de communication concernant les procès-verbaux, telle que présentée par le secrétaire général.

ARRÊTÉ DES COMPTES DE L'EXERCICE CLOS LE 31 DÉCEMBRE 2016Le président remercie Mme Mihel, expert-comptable, et Mme Ramonda, commissaire aux comptes, d'être présentes pour cette présentation des comptes 2016.Le trésorier commente le bilan et compte de résultats, conformes aux prévisions du budget 2017 et à la situation provisoire faite lors du CA du 8 mars 2017. Le résultat est cependant moins négatif que prévu (-864 825 €) du fait du versement par CNP Assurances d'une participation aux bénéfices de 114 588 € au titre de 2016 (renégociation de la convention financière).Les comptes présentés l'ont été en essayant d'être à la fois le plus précis (notamment sur les questions liées à la masse salariale, aux charges sociales) et le plus exhaustif possible (intégration au bilan de la provision pour indemnités de fin de carrière, jusqu'à présent signalée hors bilan).La Commission des Finances, par la voix de son président Michel Derrac, salue la qualité du travail fourni par le trésorier et l'équipe de l'AAEENA pour finaliser, dans un délai très serré, l'arrêté des comptes pour l'exercice 2016. La Commission s'est réunie à plusieurs reprises depuis le 8 mars dernier (avec le président, trésorier, le trésorier-adjoint) pour documenter certains points.Attirant l'attention du CA sur le déficit structurel de l'Association, un ratio masse salariale/ produits d'exploitation de plus de 100 %, et sur l'impact des engagements IFC, la Commission des finances rend cependant un avis favorable sur les comptes 2016.Elle note la clarification qu'apporte l'inscription au bilan des engagements IFC à partir de 2016. Les travaux se poursuivent en revanche concernant le plan de redressement et les mesures d'économie pour 2017 et années suivantes.Mme Ramonda, commissaire aux comptes, rappelle que le montant de l'IFC versé à Mme Demode a relevé d'une décision prise par la présidente en 2016. Pour cette raison, le montant de l'indemnité contractuelle ne pouvait donc être provisionné dans les comptes

1 - Approuvé par le conseil d’administration du 14 juin 2017

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52 / janvier/février 2017 / n°467

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2015. L'information figurait seulement dans les annexes au bilan 2015. Par ailleurs, elle indique qu'elle fera une observation, dans le rapport de certification des comptes 2016, sur le changement de méthode concernant la comptabilisation au bilan de l'IFC.En conclusion, Mme Ramonda précise qu'après travaux d'audit sur place et sur pièces, et sous réserve des dernières diligences à mener, elle se prononcera sans réserve sur la régularité et la sincérité des comptes 2016.Après avoir entendu le trésorier, le président de la Commission des Finances, l'expert-comptable et le Cac, le CA arrête (26 voix pour, 1 voix contre) les comptes clos le 31 décembre 2016 et décide de convoquer pour le 28 juin 2017 l'assemblée générale devant statuer sur ces comptes (approbation des comptes et quitus, affectation du résultat).

DEMANDE D'EXPERTISE COMPLÉMENTAIRE SUR LES POSSIBILITÉS DE RECOURS AU SUJET DE L'IFC VERSÉE À L'ANCIENNE DIRECTRICEAu vu des éléments qui lui ont été communiqués, la Commission des Finances juge opportun que le conseil d’administration fasse procéder à une expertise juridique afin de déterminer dans quelle mesure le montant de l'IFC versé à l'ancienne directrice, sur décision de Mme Demesse, présidente en fonction à l'époque, est susceptible d'être contesté au regard notamment du processus de décision ayant présidé à cette attribution.Il est rappelé que le Cabinet Delsol a été entendu le 20 avril 2017 par la Commission des Finances au sujet de l'avis que celui-ci avait rendu le 23 novembre 2016 sur le bien-fondé du montant de l'IFC versé à l'ancienne directrice début 2016. Il ressort des conclusions écrites auxquelles cette audition a donné lieu que toute action contentieuse à l'encontre de la salariée, Mme Demode, ou de la présidente, Mme Demesse, serait vraisemblablement vouée à l'échec. Copie de cette consultation fait partie du dossier remis en séance.Suite à un large débat au cours duquel chaque membre du CA a pu faire valoir son point de vue, seuls 9 membres du CA se sont prononcés en faveur d'une expertise juridique complémentaire, à savoir : Mmes et MM, Armaignac, Barbaroux, Bennet, Buguet, Dalmas, Delzant, Derrac, Furnon-Petrescu et Trimouille.Cette demande n'ayant pas recueilli la majorité des voix, sachant qu'aucun des 18 autres membres ne s'est abstenu, le CA a décidé de ne pas engager d'expertise juridique complémentaire.

PROJET DE BUDGET POUR 2017 ET ANNÉES SUIVANTESLe trésorier présente les éléments du budget préparé avec Mme Pascale Mihel, expert-comptable, pour les années 2017 et suivantes.Dans un souci de bonne gestion, il a été en effet retenu par le Bureau le principe d'un budget prévisionnel glissant à trois ans, ajusté en fonction des résultats constatés. Le budget de l'année n+1 sera en outre adopté par l'AG de l'année N (non plus par l’AG de l'année n+1 comme précédemment) afin de pouvoir donner de la visibilité sur le budget à venir avant le commencement de l'exercice budgétaire.Le budget 2017 (avec un déficit estimé de -162 782 €) intègre les hypothèses du plan de redressement décidé par le Bureau, côté dépenses (annulation du recrutement d'un directeur des services, baisse des honoraires, renégociation des contrats fournisseurs...)

et côté recettes (hausse du montant global des cotisations, hausse des recettes liées aux activités telles qu'Agorena).Les budgets pour 2018 (avec un déficit estimé de -195 682 €) et 2019 (-60 582 €) sont dans la continuité de celui pour 2017. L'accroissement du déficit en 2018 s'explique par la décision d'organiser tous les deux ans un cocktail annuel couplé à la réunion de la Confédération. En dehors de cet événement, le budget devrait tendre à l'équilibre.Par ailleurs, il est précisé que les éventuels versements de la CNP au titre de la participation aux bénéfices n'ont pas été pris en compte dans les projets de budgets présentés. Ils seront traités comme des éléments exceptionnels de nature à faciliter le cas échéant la reconstitution des fonds propres de l'Association.Les hypothèses budgétaires pluriannuelles devront être affinées, au regard notamment de l'optimisation possible des placements faits par I'AAEENA.Le trésorier attend également les résultats des travaux de la Commission des Finances (en lien avec la Commission Communication et Services Adhérents) sur la partie des nouvelles recettes. Des propositions doivent être faites pour relancer les adhésions et donc les cotisations liées et plus généralement pour faire évoluer le modèle économique de l'AAEENA (relance des partenariats liés à la Revue, à Agorena).Après avoir entendu le trésorier, le président de la Commission des Finances et l'expert-comptable, le conseil d’administration arrête le projet de budget 2017 (à l'unanimité) et les projets de budget pour 2018 et 2019 (22 voix pour, 5 voix contre).

POINT D'INFORMATION SUR LE PROJET DE FEUILLE DE ROUTE STRATÉGIQUEJean-Marc Châtaigner, vice-président, fait un point d'avancement sur les travaux de rédaction de la feuille de route stratégique.Les commissions ont transmis leurs propositions. Une réunion de synthèse a eu lieu le 26 avril à 12h. Une seconde réunion est prévue fin mai avant le Bureau du 1er juin et le conseil d’administration du 14 juin 2017.Le président conclut cette séance en appelant tous les membres du CA à se tourner résolument vers l'avenir pour travailler efficacement au rayonnement de notre association.

La séance est levée à 23h.Prochain conseil d’administration le 14 juin 2017 à 19h30

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53 / juin 2017 / n°471

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La Promotion Montesquieu au Sénat

L’an dernier, notre promotion a fêté les 50 ans de notre sortie lors d’un cocktail dans les locaux, aimablement prêtés, de l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.

Lors de cette rencontre, notre camarade Jacques Oudin, sénateur honoraire, a proposé et nous l’en remercions vivement, que nous nous réunissions en 2017 au Sénat pour un déjeuner amical autour d’un orateur choisi parmi nous. C’est Patrice Cahart qui a été désigné. Il nous a entretenus de son livre : « Nous les dieux, essai sur le sens de l’histoire » écrit sous le pseudonyme de Nicolas Saudray : une fresque brillante, appuyée sur une érudition exceptionnelle, qui prenait un nouvel intérêt après les changements apportés par la dernière élection présidentielle. L’auditoire a été captivé et le dialogue qui s’en est suivi en a été d’autant plus riche.Notre volonté est de poursuivre ces rencontres au cours des années prochaines, en 2018 probablement au quai d’Orsay.Comme je l’ai dit dans les quelques mots que j’ai prononcés, nous nous sommes engagés, au sortir de l’Ena, dans des carrières qui nous ont séparés les uns des autres. Ces contraintes professionnelles n’existent plus et ce peut être le moment de nous retrouver avec nos expériences variées pour des échanges en toute liberté et peut-être des initiatives collectives. Certains autour de la table ont même envisagé un site internet de la promotion !

François LeblondMontesquieu 1966

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54 / juin 2017 / n°471

Mercredi 17 mai 2017, Hôtel Le Marois – Salons France Amériques

L’efficacité de l’action publique en question

Le fonctionnement de l’action publique – et donc de l’État – est de plus en plus décrié par les Français.

Comment renforcer et améliorer son efficacité opérationnelle ? Faut-il repenser entièrement le système

politico-administratif ? Deux heures durant, Patrick Devedjian et Gilles Le Chatelier ont nourri le débat sous la

houlette de Nicolas Beytout.

Avec Patrick Devedjian député et président du Conseil départemental des Hauts-de-Seine, et Gilles Le Chatelier, avocat associé, cabinet Adamas.

Animation : Nicolas Beytout, président et fondateur de L’Opinion

Gilles Le Chatelier Patrick Devedjian

fragile, nous vivons la fin de l’Empire romain, l’État s’effondre sur lui-même.Gilles Le Chatelier : Je vois trois critères pour mesurer une action publique : le premier est la rapidité. Nous sommes aujourd’hui abreuvés de lois et nous vivons dans un processus de prise de décision délirant. Le fait d’avoir un Parlement avec deux assemblées – l’Assemblée nationale et le Sénat – conduit à une réactivité très lente.Le deuxième critère est de fixer les objectifs et de les atteindre. Une fois les objectifs connus, il faut mener à terme les réformes. Or, là où ça coince c’est lorsque l’on arrive à la mise en œuvre des

Quel regard portez-vous sur l’action publique en France ?Patrick Devedjian : L’action publique en France n’est pas efficace pour deux raisons qui se conjuguent : la première est que nous avons une organisation politique extrêmement centralisée avec un système pyramidal qui conduit à un renforcement constant des pouvoirs du président de la République. En dehors de celui-ci, il n’existe guère de légitimité politique.De plus, depuis 2002, avec le couplage des élections présidentielles et législatives, la légitimité de l’Assemblée nationale est empruntée à celle du président de la République1. De ce point de vue-là, nous avons un système de pouvoir quasi absolu où les contre-pouvoirs sont de moins en moins nombreux. Nous sommes dans une monarchie élective très puissante mais aussi très limitée car aucun homme ne peut résoudre, à lui seul, les multiples problèmes qui assaillent notre pays. Autre fait, depuis quelques années, l’instabilité ministérielle est très grande.Force est de dire que notre système politique fonctionne de plus en plus mal et, en même temps, nous avons une administration hyper centralisée, énorme et tentaculaire. Celle-ci a pris le pas sur le politique derrière le président de la République. Notre système politique est vertical et inadapté au monde moderne. La centralisation rend le pouvoir politique très

Dîner-débat d’Agorenaaaeena

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objectifs fixés. De plus, notre Parlement ne joue pas le rôle de débatteur.Le troisième critère est la culture d’évaluation des politiques publiques devenues de plus en plus complexes. Il faut en effet accorder un temps nécessaire une fois un texte annoncé, ou une politique engagée pour qu’elle soit efficacement évaluée.Les trois critères énoncés semblent dire que l’action publique manque d’efficacité.

Cependant, il convient de rappeler que le maillage administratif est très important dans la vie de la Nation. Il joue un rôle essentiel de filet de protection.

Quels sont les remèdes pour rendre plus efficientes les politiques publiques ?Gilles Le Chatelier : Les solutions existent : aujourd’hui, le système institutionnel consacre la suprématie de l’exécutif sur le législatif. Il faudrait soumettre le gouvernement à un quota législatif. Le système a sa propre inertie. Par ailleurs, l’instauration d’une vraie décentralisation mérite réflexion. Je crois beaucoup au sur-mesure. Il faut imposer aux autorités locales élues de prendre leurs responsabilités et de mener, elles-mêmes, la refonte de leurs institutions. À cet égard, la proximité est un élément central et l’on voit bien l’importance de la présence des services publics, en particulier dans les zones rurales. Enfin, il faut revoir entièrement la fiscalité locale, notamment accepter une forme de concurrence fiscale entre les territoires.Patrick Devedjian : En matière d’élections, il faut revenir à la situation antérieure à 2002 et donc, découpler l’élection présidentielle et les élections législatives. Ensuite, je suis pour une réhabilitation du rôle du Parlement qui doit retrouver son indépendance et sa force. L’Assemblée nationale n’est plus qu’une simple chambre d’enregistrement des décis ions pr ises par le seul pouvoir exécutif, appuyé par sa haute administration. User du 49.3, recourir aux ordonnances voire à la dissolution, c’est violer sa propre majorité et cela évite tout débat. Nous l’avons vécu avec la loi El Khomri. Il faut se rapprocher du modèle anglo-saxon avec les « checks and balances2 » où le Parlement joue un réel contre-poids.L’action publique ne trouvera son efficacité que par la décentralisation qui met l’accent sur la proximité avec des élus de terrain, comme en Ile-de-France où les maires ont une relation très étroite avec la population. Cette notion de proximité entre l’élu responsable et le citoyen est centrale et indispensable. Les élus locaux travaillent tous les jours pour la qualité du service public local. En même temps, les collectivités territoriales sont en train de se transformer. La loi Deferre3 a été une grande loi qui a permis

de réhabiliter les territoires, ceux-ci bénéficiant de pouvoirs qu’ils n’avaient pas auparavant. Cependant, aujourd’hui, on veut la peau des départements, et particulièrement de ceux de la région parisienne, et notamment de celui des Hauts-de-Seine. C’est une aberration car le département a une implication sociale très forte. Le problème, ce sont les doublons avec les services de l’État. La métastase administrative fait des ravages et plusieurs exemples montrent que l’on pourrait fusionner avec les départements certaines caisses ou autres entités étatiques. Ainsi, en matière de réhabilitation de logements, l’Agence nationale d’amélioration de l’habitat apporte les financements à cette réhabilitation. Or, je fais la même chose en tant que département.L’État est impécunieux. La dépense publique de l’État central qui, je le rappelle, est responsable à lui seul de 80% de la dette publique nationale, doit être drastiquement réduite.Gilles Le Chatelier : Nos institutions n’ont pas trouvé leur point d’équilibre. N’oublions pas que la Vè République est née d’un concours de circonstances et que notre Constitution donne une prééminence à l’exécutif sur le législatif. Il faut restaurer la fonction parlementaire, réorganiser l’indépendance des pouvoirs.

La Cour des Comptes contrôle l’action publique. Ne faudrait-il pas lui donner un pouvoir de sanction supérieur ?Gilles Le Chatelier : La transformation de l’État passe par une réduction de ses dépenses et un renforcement de sa régulation. Pour aller au bout des choses, la Cour des comptes devrait être placée sous l’autorité du Parlement.Patrick Devedjian : Je ne crois pas qu’un contrôle accru de la Cour des comptes suffise pour assurer un meilleur fonctionnement de l’action publique. Souvenons-nous de Michel Crozier qui disait que pour réussir la réforme, il faut commencer par se poser le problème puis, afficher progressivement « la » solution. ■

Propos recueillis et mis en forme par Philippe Brousse

les partenaires

1 - En 2000, le président de la République Jacques Chirac a proposé la réforme du quinquennat, comprenant l’organisation des élections législatives après l’élection présidentielle.2 - Cette théorie élaborée par Locke et Montesquieu vise à séparer les différentes fonctions de l’État afin de limiter l’arbitraire et d’empêcher les abus liés à l’exercice de missions souveraines.3 - La loi de décentralisation du 2 mars 1982 marquait la volonté politique d’opérer une redistribution des pouvoirs entre l’État et les collectivités locales.Nota : Gilles Le Chatelier a récemment publié Pour une VIè République, l’urgence démocratique aux Editions de la Maison des sciences de l’homme.

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56 / juin 2017 / n°471

L'Ena dans la presse

« En portant à la tête de l'État un jeune et brillant inspecteur des finances, les Français n'ont pas semblé bouder les élites issues de l'Ena si décriées - parfois non sans raison - au cours de la campagne. Phénomène renforcé par le choix, cette fois par le président, d’un premier ministre issu du Conseil d’État.Serions-nous à la fin d’un cycle qui a vu le rejet des énarques? Le rejet des énarques, devenu depuis plus de vingt ans une tradition, était fondé sur deux sentiments contradictoires : pour les uns, ils étaient l’emblème de la reproduction d’un système trop éloigné du peuple ; pour les autres, reproche très différent, les énarques étaient l’image du ‘‘trop d’État’’ critiqué par les élites libéralisées (patronat, presse économique).Ce double rejet met surtout en lumière le problème de la place de l’État dans notre pays. Un État dont la place a été tellement décriée que nous arrivons aujourd’hui à un défaut de prise de décision politique dans des domaines cruciaux : absence de grands arbitrages en matière économique, dans l’aménagement du territoire et parfois face aux baronnies locales, éloignement des services publics cruellement ressenti sur certains territoires et qui explique largement les votes de rejet de ce qu’on appelle communément le système.N’assisterait-on pas, tout simplement, à un effet de balancier, lié à la prise de conscience de ce besoin de verticalité qu’Emmanuel Macron a le mérite d’avoir pressenti ? Sans doute les temps tourmentés que nous vivons, et notamment l’inquiétude diffuse liée aux risques d’attentats, y sont-ils aussi pour quelque chose. On peut y voir également la résilience de la tradition culturelle française marquée par une confiance dans l’État colbertiste, organisateur et protecteur. […]La haute fonction publique devrait mettre en valeur la réflexion sur les grands choix publics plutôt que la performance mécanique fondée sur des batteries d’indicateurs. La formation à l’Ena (formation pratique, qui a d’ailleurs beaucoup évolué au cours du temps) est moins en question que la formation de base des élèves, tout entière imprégnée du modèle véhiculé par Sciences Po. Le basculement de ce modèle vers la mondialisation heureuse, théorisée par son charismatique directeur d’alors, Richard Descoings, au tournant des années 2000, a été dévastateur. Aujourd’hui, la plus grande partie de la haute administration française est imprégnée de ce modèle renforcé par l’ordolibéralisme qui en est la traduction au sein de l’Union européenne. Le refus de toute critique vis-à-vis de cette dernière a mis notre classe politique tout entière dans un état d’engourdissement pour ne pas dire d’hébétude, une absence de sens critique parfois même de bon sens cartésien qui ne manquent pas d’inquiéter. »Marie-Françoise Bechtel, [ancienne directrice de l’Ena], Le Figaro, 18 mai

« La directrice de l’Ena réfute les critiques sur le côté ‘‘clanique’’ des anciens élèves et défend un modèle fondé sur la méritocratie. Haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, Nathalie Loiseau est à la tête de l'Ena depuis cinq ans. Une école qu’elle a découverte puisqu’elle n’est pas passée par ce ‘‘moule’’, mais est diplômée de Sciences

ILS (OU ELLES) ONT DIT OU ÉCRIT

« L’intellectuel solitaire s’est exilé à l’Ena, à Strasbourg, pour apprendre le métier de haut fonctionnaire. Entre 2002 et 2004 se forme un petit groupe : ce sera celui des amitiés solides. Autour d’Emmanuel Macron, il y a Aurélien Lechevallier, Mathias Vicherat, Aymeric Ducrocq, Frédéric Mauget, Gaspard Gantzer et Sébastien Jallet. On enchaîne les ‘‘moments mémorables’’, raconte Vicherat. Soirées à l’Académie de la bière, matchs de foot et, surtout, karaoké au Bunny’s Bar. ‘‘Emmanuel est le roi du karaoké. Il a une connaissance encyclopédique de la chanson française. Et il n’est pas le dernier à déconner’’, poursuit Vicherat.Dans la bande, plusieurs sont engagés en politique. Vicherat a sa carte de la CFDT et du PS. Celui qui, jusqu’à l’année dernière, était directeur de cabinet d’Anne Hidalgo, a travaillé pour Mélenchon. ‘‘Emmanuel restait en retrait de nos combats politiques. Il regardait ça avec bienveillance, mais sans plus’’, dit-il. Pour ses amis il est déjà ‘‘spécial’’, ‘‘différent des autres’’. ‘‘Son intelligence et son charisme m’ont fait tout de suite penser qu’il était promis à un destin national’’, confie Aurélien Lechevallier, qui travaille au ministère des Affaires étrangères et a géré la cellule diplomatique pendant la campagne. Il était déjà avec le futur président à Sciences po. Et se souvient du jour où ils avaient visité ensemble l’Assemblée. Il a alors découvert qu’Emmanuel Macron connaissait tous les noms des présidents de groupe, des députés, des circonscriptions. ‘‘T’es un spécialiste !’’ lâcha-t-il admiratif. C’est d’ailleurs Lechevallier qui l’encouragera à préparer l’Ena. ‘‘À l’époque, Emmanuel hésitait. Il voulait continuer la philo, mais il était fort en éco et s’intéressait aussi aux relations internationales.’’ Cet étudiant qui sort du lot s’impose déjà comme un leader. Ainsi, lors du ‘‘séminaire collectif’’, dédié à la réforme de la protection sociale : ‘‘Très vite, Emmanuel a dirigé l’équipe, ça s’est fait presque naturellement.’’ »Mariana Grépinet et Bruno Jeudy, Paris-Match, 10 mai

« Quatre ex-condisciples parmi tous les candidats, dont un seul dans la majorité présidentielle, c'est peu. Tous ceux qui ont côtoyé Emmanuel Macron à l'Ena le disent : puiser dans le vivier des ‘‘Senghor’’ ne correspond pas la manière de fonctionner du nouveau président de la République, qui n'a cessé, ces dernières années, d'élargir les cercles. Bien sûr, il a pu faire appel à tel ou tel pendant la campagne. […] Au-delà des appartenances politiques, ‘‘Emmanuel s'est tourné vers des gens dont il connaît les compétences et en qui il a confiance, avec qui il travaille d'égal à égal, et qui ne lui doivent pas leur carrière, souligne un ‘‘Senghor’’. C'est normal, même si ça ne suffit pas pour gouverner’’. […] Un autre événement, survenu pendant l'année de stage, va marquer les ‘‘Senghor’’ : le 21 avril 2002, l'élimination de Lionel Jospin et la présence de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle. ‘‘Le choc a été violent.’’ Mathias Vicherat, ex-directeur de cabinet d'Anne Hidalgo à la mairie de Paris, aujourd'hui directeur général adjoint chargé de la stratégie et de la communication à la SNCF, en garde un souvenir précis : ‘‘Quelque chose a basculé. On ne pouvait plus se contenter d'être seulement fonctionnaires, il fallait agir, s'engager.’’ » Elise Karlin, L’Express, 16 mai

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Po et de l’Institut national des langues et civilisations orientales. À l’heure où sont évoqués le besoin de renouvellement des élites, de moralisation de la vie publique et où Emmanuel Macron attend une totale loyauté des hauts fonctionnaires, elle exprime son point de vue. À sa manière, directe et précise.Le Figaro – Comment est perçu à l’Ena le discours ambiant sur “le nécessaire renouvellement des élites’’ ? Nathalie Loiseau – En France, ‘‘tout va mal’’ se traduit par ‘‘à qui la faute ?’’. Même s’il témoigne d’un vrai malaise, le raisonnement reste simpliste. N’oublions pas que, poussé à l’extrême dans notre passé, il a conduit aux guerres de religion, à la stigmatisation des juifs, des francs-maçons… Aujourd’hui, les hauts fonctionnaires, les politiques, les journalistes sont pris pour cible. Il ne s’agit pas de dire: ‘‘Les Français ont tort et, nous, hauts fonctionnaires, avons raison’’, mais de rappeler les vertus de la méritocratie républicaine. Il n’était pas ‘‘écrit’’ dans le destin d’Emmanuel Macron qu’il sortirait inspecteur des finances de l’Ena. Il aurait pu vivre à Amiens toute sa vie. […] Emmanuel Macron sait qu’il ne se résume pas aux deux ans qu’il a passés à l’école. Moi-même, après cinq ans à la diriger, je ne sais pas ce qu’est ‘‘un énarque’’. Chaque année, j’ai 90 élèves français, 30 étrangers, avec des parcours et des personnalités très différents.Le Figaro – Reste la critique récurrente de ‘‘reproduction des élites’’ ? Nathalie Loiseau – Là encore, il y a beaucoup de clichés. Arrêtons-nous un instant sur les chiffres. L’Ena n’exerce pas un monopole: seul un gros tiers des hauts fonctionnaires sont issus de l’Ena. Qui parle encore de monopole? Et, toujours parmi les anciens, seuls 3 % ont un mandat politique au niveau national. […]Le Figaro – Mais les énarques peuplent les cabinets ministériels… Nathalie Loiseau – Ils sont 25% selon l’étude ‘‘Que sont les énarques devenus’’, publiée à l’occasion des 70 ans de l’école. Et, selon un rapport de l’Inspection générale de l’administration, 36% des anciens élèves sont passés à un moment de leur parcours par un cabinet ministériel. Il est clair que, pour un ministre, le réflexe demeure de s’appuyer sur ceux qui savent faire tourner la machine administrative.Le Figaro – Et de s’appuyer sur les réseaux d’énarques ? Nathalie Loiseau – Plutôt que de parler de ‘‘réseaux’’, j’évoquerai la capacité à travailler en interministériel. Par exemple, pour un cadre de Bercy, de savoir avancer sur un dossier avec un cadre des Affaires sociales. Bien sûr, s’ils se connaissent, cela simplifie les choses. Mais tout le monde ne se serre pas les coudes à l’Ena ! Il y a des amitiés, des inimitiés, de l’indifférence. Des bandes de copains, comme celle des ‘‘théâtreux’’ ou des ‘‘footeux’’, mais aussi, après deux ans passés ensemble, des gens qui n’auront plus aucun contact.Le Figaro – Le renouvellement ne passe-t-il pas aussi par un recrutement plus large ? Nathalie Loiseau – Premier point : on n’a pas à débourser 50 000 euros par an pour faire l’Ena. C’est différent ailleurs. Deuxième point : ceux qui réussissent le concours sont le miroir sociologique de ceux qui le présentent. Le concours lui-même n’est donc pas discriminant. Pour autant, l’école n’est pas le reflet de la France d’aujourd’hui. Environ 30 % de nos élèves ont un parent enseignant. C’est ce que j’appelle “le délit d’initiés culturel” ! L’Ena, Normale, l’X: nous avons tous le même chantier à mener, le plafond de verre de l’orientation scolaire à crever. Car c’est bien dès le collège, et même dès l’école, que cela se joue.Marie-Amélie Lombard-Latune, Le Figaro, 31 mai

ILS (OU ELLES) ONT OSÉ LE DIRE OU L’ÉCRIRE

« C’est un microcosme très particulier, à la fois bastion méritocratique où l’on peut débarquer sans les codes (à condition d’être bon acteur) et repaire de futurs aristocrates républicains. On s’y étonne sans cesse, on s’y ennuie peu (à condition de disposer du wifi ou d’une bonne bibliothèque pour faire abstraction des conférences les plus absurdes). On y découvre le monde grâce aux stages : on se retrouve un beau jour à toquer, littéralement, à la porte du 10 Downing Street à Londres, avant quelques mois plus tard de parcourir des plantations de melon caribéennes avec un air pénétré. On se rappelle tous les matins qu’on a une chance incroyable : celle de pouvoir un jour faire bouger les lignes de l’intérieur. […] Dès le premier jour, l’étiquette d’énarque dont on vous affuble devient un laissez-passer incroyable – pris en main, choyé, privilégié, vous risquez d’oublier que vous n’êtes pas encore un “grand commis” de l’Etat mais quelqu’un qui doit faire ses preuves, jouer le rôle de passeur entre la société civile et l’échelon politique. On vous ferait presque croire que la simple courroie de transmission, que vous êtes, est en fait le seul moteur. On vous ferait presque avaler que vous êtes légitime pour parler de tout sur tous les tons sans disposer d’expertise sur rien, ni de temps pour vous la forger. […]Il y a d’abord l’absence totale de rapports organisés avec le monde intellectuel et universitaire, littéraire et artistique, qui est effrayante. Le contenu de la scolarité, hors stages, est d’une vacuité et pour tout dire d’une pauvreté et d’une obsolescence effarantes : mais c’est qu’il n’y a ni programme ni vision pédagogique dans une école qui se veut d’ ‘‘application’’ – de quoi, on se le demande! À défaut d’esprit critique ou de compétences techniques, la tentation est grande de se réfugier dans le maquillage et la communication – c’est ainsi que l’Ena devient une business school comme les autres et s’en vanterait presque. On entend même une directrice de l’école se pâmer à l’idée que l’Ena soit un ‘‘accélérateur de carrière’’. Ah bon, l’école serait faite pour les manœuvriers et les fanatiques des coups de billard à trois bandes qui les propulsent tout en haut des organigrammes? Debré et Thorez, de Gaulle et Jean Zay doivent faire des triples saltos dans leur tombe… »Adeline Baldacchino, Le Figaro.fr/Etudiant, 17 mars

« Une fois encore, un énarque va donc s’installer à l’Elysée. Ce qui inquiète, car on connaît cette caste qui regarde la France avec des yeux de propriétaire et avance dans ses raisonnements sur une épaisse moquette de phrases toutes faites. De brillants jeunes gens arrivés au sommet de l’État sans avoir connu la guerre, vu la mort, rencontré la misère. Des surdiplômés qui en ont moins appris en dix ans de bachotage qu’un reporter de Match en six mois sur le terrain. Seulement voilà, ces sujets d’exception ne sont pas des duplicatas. Les énarques ne sont pas tous les mêmes. Chaque rivière a sa propre source. Et certaines ont des parcours bien plus méandreux et poétiques que d’autres. »Gilles Martin-Chauffier, Paris-Match, 15 mai

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À louer vacancesHaute Corse, à Santa Lucia di Mercurio, villa entièrement rénovée en 2016, à l'écart du village : 5 chambres, 10 couchages, Internet, grande terrasse avec vue imprenable et vaste terrain, située dans un écrin de verdure à 15 mn de Corté, à 40 mn des plages de Balagne à l'Ouest et de la région bastiaise à l'Est, innombrables balades et randonnées à proximité, sites spectaculaires des vallées de la Restonica et du Tavignanu, magnifiques piscines naturelles. Possibilité 6e chambre avec deux couchages supplémentaires. Tél. 06 72 21 13 73

Décès

■■ Albert Thomas 1955Pierre BENARD, survenu à l’âge de 89 ans.

■■ France Afrique 1957Pierre VERBRUGGHE, survenu à l’âge de 88 ans.

■■ Lazare Carnot 1961Jacques ROSSAT, survenu à l’âge de 87 ans.

■■ Marcel Proust 1967Jean-Louis LANGLAIS, survenu à l’âge de 77 ans.

■■ Simone Weil 1974Emmanuel LAMY, survenu à l’âge de 69 ans.

■■ Guernica 1976Jacques FOURNET, survenu à l’âge de 71 ans.

■■ Pierre Mendès France 1978Guillaume FERRY, survenu à l’âge de 66 ans.

■■ Jean-Jacques Rousseau 2011Florian VALAT, survenu à l’âge de 34 ans.

Distinctions

ORDRE NATIONAL DU MERITE

Grand Officier

■■ Albert Camus 1962 Robert CHELLE, secrétaire général du Comité d’Histoire de l’Ena.

■■ Robespierre 1970 Philippe LAGAYETTE, inspecteur général des finances (h).

Commandeur

■■ François Rabelais 1973 Myriem MAZODIER, présidente de la commission femmes de l’Association des anciens élèves de l’Ena.

■■ André Malraux 1977 Annie GUERIN, présidente de cour admi-nistrative d’appel.

■■ Voltaire 1980 Jean-François BLAREL, conseiller diplo-matique du Gouvernement.

Pascal DUCHADEUIL, président de chambre à la Cour des comptes

■■ Henri-François d’Aguesseau 1982 Pierre de BOUSQUET de FLORIAN, président-directeur général de Civipol.

Thierry LATASTE, haut-commissaire de la République en Nouvelle-Calédonie.

Monique LIEBERT-CHAMPAGNE, membre du collège de l’Autorité de régulation des communications électroniques et des postes.

■■ Solidarité 1983 Martine de BOISDEFFRE, présidente du conseil d’administration de l’Institut nationale des invalides.

Adolphe COLRAT, Inspecteur général des finances en service extraordinaire.

Officier

■■ Léon Blum 1975 Elisabeth BUKSPAN, membre de la commission d’enrichissement de la langue française.

■■ Pierre Mendès France 1978 Claude WARNET, ancien commissaire du Gouvernement.

■■ Louise Michel 1984 Christian MASSET, secrétaire général du ministère des affaires étrangères et du développement International.

■■ Léonard de Vinci 1985 Nicolas BASSELIER, préfet de l’Aisne.

■■ Fernand Braudel 1987 Jean-Marie MAGNIEN, conseiller diplo-matique du chef d’état-major des armées.

■■ Liberté Egalité Fraternité 1989 Alban AUCOIN, directeur général de la Fédération nationale du Crédit agricole (FNCA).

Monique SALIOU, conseiller maître à la Cour des comptes.

■■ Victor Hugo 1991 Isabelle EYNAUD-CHEVALIER, directrice générale adjointe d’Altédia.

■■ Léon Gambetta 1993 Virginie BEAUMEUNIER, rapporteure générale à l’Autorité de la concurrence.

■■ René Char 1995 François CHAMBON, directeur de l’Académie du renseignement.

■■ Victor Schoelcher 1996 Yvon ALAIN, directeur d’un institut régional de Bastia.

Chevalier

■■ Michel de l’Hospital 1979 Bénédicte ARNOULD, adjointe à la directrice de la formation à l’ENA.

■■ Condorcet 1992 Vincent LENA, délégué général du Commissariat général à l’égalité des territoires.

■■ Léon Gambetta 1993 Frédéric VEAU, préfet de Mayotte.

■■ René Char 1995 Jean-Yves OLLIER, directeur général de la commission de régulation de l’énergie.

Laurent VALLET, président de l’Institut national de l’audiovisuel.

■■ Victor Schoelcher 1996 Martin BRIENS, directeur de la stratégie à la direction générale de la sécurité extérieure au ministère de la Défense.

■■ Cyrano de Bergerac 1999 Guillaume BLANCHOT, directeur général du Conseil supérieur de l’audiovisuel.

Alexandre BOMPARD, président-directeur général du groupe Fnac-Darty.

Claire LEGRAS, conseillère à l’Ambassade de France à Londres.

Marie-Grâce LUX, inspectrice de l’admi-nistration.

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59 / juin 2017 / n°471

■■ Averroès 2000 Carine CHEVRIER, déléguée générale à l’emploi et à la formation professionnelle.

Fleur PELLERIN, présidente de Kolelya.

Fabienne THIBAU-LEVÊQUE, adjointe à la directrice des affaires juridiques au ministère de l’éducation nationale, de l’enseignement supérieur et de la recherche.

■■ Nelson Mandela 2001 Jean-Christophe GRACIA, adjoint à la directrice des affaires civiles et du sceau.

Thierry MOSIMANN, préfet délégué pour l’égalité des chances auprès du préfet du Val d’Oise.

■■ Copernic 2002 Thomas CAMPEAUX, directeur des libertés publiques et des affaires juridiques au ministère de l’Intérieur.

David COSTE, secrétaire général de la Préfecture de la région Provence-Alpes- Côte d’Azur.

Christophe COUDROY, directeur général délégué aux ressources du Centre national de la recherche scientifique.

Cyrille LE VELY, sous-directeur de l’accès à la nationalité française au ministère de l’Intérieur.

■■ René Cassin 2003 Aude ACCARY-BONNERY, chef de service au ministère des affaires financières et générales du Ministère de la Culture.

Edouard CREPEY, maître des requêtes au Conseil d’Etat.

Maxence LANGLOIS-BERTHELOT, inspec-teur des finances.

■■ Léopold Sédar Senghor 2004 Nicolas GRIVEL, directeur général de l’agence nationale pour la rénovation urbaine.

Nicolas LERNER, coordonateur pour la sécurité auprès de préfets.

Clarisse MAZOYER, présidente de l’Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers du ministère du Logement et de l’Habitat durable.

■■ Romain Gary 2005 Jean-Charles FISCHER, secrétaire général dans un établissement d’enseignement et de recherche du ministère de la défense.

Cécile TAGLIANA, chef de service et adjointe au directeur général du Service des politiques sociales et médico-sociales au ministère des Affaires sociales (solidarités) et de la Santé.

■■ Willy Brandt 2009 Kenny JEAN-MARIE, président-fondateur de KJM Conseil.

Carnet professionnel

■■ Pierre Mendès France 1978Bruno LASSERRE, président de la section de l’intérieur du Conseil d’État, a été nommé président du Comité de règlements des différends et des sanctions de la Commission de régulation de l’énergie.

■■ Michel de L’Hospital 1979Dominique DUJOLS, conseiller maître à la Cour des comptes, a été nommée rapporteur près la cour de discipline budgétaire et financière.

Francine MARIANI DUCRAY, conseiller d’État, a été nommée présidente du conseil d’administration de l’Établissement public du Musée national Jean-Jacques Henner et du Musée national Gustave Moreau.

■■ Voltaire 1980Michel DELPUECH, préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, a été nommé préfet de police

Philippe ETIENNE, qui était ambassadeur en Russie, a été nommé conseiller diplomatique à la présidence de la République.

■■ Droits de l’Homme 1981Jean-François BENEVISE, qui était directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi des Hautes de France, a été nommé directeur régional des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi d’Auvergne-Rhône-Alpes.

Emmanuel REBEILLE-BORGELLA, ins-pecteur général de l’administration du développement durable, a été nommé président de la section « Audits, inspections et vie des services » du conseil général de l’environnement et du développement durable.

■■ Solidarité 1983François SAINT-PAUL, qui était ambassadeur en Roumanie, a été nommé ambassadeur en Autriche.

■■ Léonard de Vinci 1985Patrick STRZODA, qui était préfet de la région Ile-de-France, préfet de Paris, a été nommé directeur de cabinet d’Emmanuel Macron, président de la République.

■■ Denis Diderot 1986Pierre BOISSIER, qui était chef de l’inspection générale des affaires sociales, a été nommé dans les fonctions d’inspecteur général des finances.

Xavier PATIER, qui était directeur général des services de la Ville de Toulouse et de Toulouse Métropole, a été nommé premier conseiller à la chambre régionale des comptes de Nouvelle-Aquitaine.

■■ Fernand Braudel 1987Isabelle LATOURNERIE-WILLEMS, consei-ller maître à la Cour de comptes, a été nommée rapporteur près la cour de discipline budgétaire et financière.

Rémy SCHWARTZ, président adjoint de la section du contentieux du Conseil d’État, a été nommé président de la Commission relative aux conditions d’accès à la profession d’avocat au Conseil d’État et à la Cour de cassation.

■■ Michel de Montaigne 1988Jean-Yves LARROUTUROU, secrétaire général et directeur général adjoint chargé de l’innovation, de la performance industrielle, es achats et de l’informatique de Suez, membre du comité exécutif et du comité de direction de Suez, a été nommé président du conseil d’administration du théâtre national de l’Opéra-comique.

■■ Liberté Egalité Fraternité 1989Eric GROVEN, qui était directeur délégué de la Banque de détail Société Générale en France, a été nommé responsable de la future direction Immobilière du réseau. 2104

Philippe LAMOUREUX, directeur général du Leem, a été nommé vice-président du Conseil de la Fédération internationale des Industries et associations pharmaceutiques.

Pierre LOUETTE, directeur général délégué d’Orange, a été nommé président de la Fédération française des télécoms

■■ Jean Monnet 1990Jean-Louis REY, inspecteur général des affaires sociales en service extraordinaire, a été nommé président du conseil d’administration de la Caisse d’amortissement de la dette sociale.

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■■ Léon Gambetta 1993Marie-Anne LEVEQUE, qui était conseillère d’État au tour extérieur, a été nommée présidente de la commission de classification des œuvres cinématographiques.

■■ Antoine de Saint Exupéry 1994Maxime LEFEBVRE, ambassadeur pour les commissions intergouvernementales, la coopération et les questions frontalières, a été nommé parallèlement président des délégations françaises aux commissions intergouvernementales des tunnels routiers du Fréjus et du Mont-Blanc.

Christopher MILES, qui était secrétaire général du ministère de la Culture, a été nommé directeur général délégué du Palais de Tokyo.

■■ René Char 1995Denis BERTHOMIER, qui était directeur général du Centre national d’art et de culture Georges-Pompidou, a été nommé médiateur de la musique.

Sandra LAGUMINA, membre du Conseil économique, social et environnemental, a été nommée présidente du Conservatoire national supérieur de musique et de danse de Paris.

Gautier MIGNOT, qui était directeur général adjoint de la mondialisation, de la culture, de l’enseignement et du développement international au ministère des Affaires étrangères et du Développement international, a été nommé ambassadeur en Colombie.

■■ Victor Schoelcher 1996Martin BRIENS, qui était directeur de la stratégie à la DGSE, a été nommé directeur du cabinet de Sylvie Goulard, ministre des Armées.

■■ Marc Bloch 1997Pauline CARMONA, qui était conseillère des diplomatique au cabinet de Bruno le Roux au ministère de l’Intérieur, a été nommée directrice adjointe du cabinet de Jean-Marie le Guen, chargée des Français de l’étranger.

Edouard PHILIPPE, a été nommé Premier ministre

Benoît RIBADEAU-DUMAS, qui était directeur général de Zodiac Aerosystems, et membre du comité exécutif et du directoire de Zodiac Aerospace, a été nommé directeur de cabinet du Premier ministre, Edouard Philippe.

■■ Valmy 1998Jérôme BIARD, qui était adjoint au directeur des affaires juridiques au secrétariat général des ministères chargés des Affaires sociales, a été nommé adjoint au directeur des affaires juridiques à Bercy.

Marie-Aimée DEANA-COTE, qui était sous directrice des carrières et de l’encadrement au secrétariat général du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer et du ministère du Logement et de l’Habitat durable, a été nommée sous-directrice de la formation, des compétences et des qualifications à ce même secrétariat général.

Cyril FORGET, qui était directeur adjoint du cabinet d’Alain Vidalies, secrétaire d’État chargé des transports, de la Mer et de la Pêche, a été nommé membre du directoire de la Société du canal Seine-Nord Europe.

Bruno LE MAIRE a été nommé ministre de l’Économie.

■■ Cyrano de Bergerac 1999Olivier MYARD, qui était directeur de l’audit internet et de l’évaluation de l’OACI à Montréal, a été nommé membre du comité consultatif pour les questions administratives et budgétaire des Nations Unies.

Claude RAYNAL, qui était sénateur de la Haute-Garonne, a été nommé président de la Commission nationale de l’évaluation du recensement de la population.

■■ Averroès 2000Hervé BOISGUILLAUME, qui était sous-directeur des échanges internationaux à la direction des affaires européennes et internationales à l’administration centrale du ministère de l’Environnement, de l’Énergie et de la Mer et du ministère de Logement et de l’Habitat durable, a été nommé directeur de projet « Ville durable » auprès de la directrice des affaires européennes et internationales au sein du ministre de l’Environnement et du ministère du Logement.

Gérard CLERISSI, qui était directeur des finances, de la commande publique et de la performance au secrétariat général pour l’administration de la préfecture de police de Paris, a été nommé directeur des ressources et des compétences de la police nationale à l’administration centrale du ministère de l’Intérieur.

Alexis KOHLER, qui était chief financial officer de MCS Group, a été nommé secrétaire général de la présidence de la République.

Arnaud OSEREDCZUK, conseiller maître à la Cour des comptes, a été nommé administrateur général de l’Établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie.Arnaud ROFFIGNON, qui était secrétaire général adjoint du ministère de la Culture, a été nommé secrétaire général de ce ministère par intérim.

■■ Nelson Mandela 2001Caroline GADOU, qui était secrétaire générale de la préfecture de l’Ain, a été nommée directrice de cabinet du préfet de la région Auvergne-Rhône-Alpes.

■■ Léopold Sédar Senghor 2004Véronique BILLAUD, a été nommée directrice déléguée aux politiques régionales de santé de l’Agence régionale d’hospitalisation de Procence-Alpes-Côte-d’Azur. Nicolas de SAUSSURE, qui était chef du service du pilotage et des politiques transversales de la direction générale de l’administration et de la fonction publique, a été nommé chef du service du pilotage des politiques de ressources humaines de cette même direction.Luc VASSY, qui était conseiller diplomatique au cabinet de Jean-Yves Le Drian, ministre de la Défense, a été nommé ambassadeur auprès du Sultanat d’Oman.

■■ Romain Gary 2005Edouard GEFFRAY, qui était secrétaire général de la Commission nationale de l’informatique et des libertés, a été nommé directeur du cabinet de François Bayrou, ministre de la Justice.Frédéric GUTHMANN, président de section à la chambre régionale des comptes de Bourgogne-Franche-Comté, a été nommé rapporteur près la cour de discipline budgétaire et financière. Julie NARBEY, qui était directrice générale du Palais de Tokyo, a été nommée directrice générale du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou.

■■ Simone Veil 2006Laurent BUCHAILLAT, qui était directeur du cabinet du préfet de la région Pays de la Loire, a été nommé sous-directeur de l’administration territoriale place Beauvau.Cyril PIQUEMAL, qui était conseiller « affaires européennes bilatérales, Balkans et enjeux globaux » à la présidence de la République, a été nommé consul général à Barcelone.

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61 / juin 2017 / n°471

Frédéric POTIER, qui était conseiller technique Outre-mer au cabinet du Premier ministre, Bernard Cazeneuve, a été nommé préfet chargé d’une mission de service public relevant du gouvernement et délégué interministériel à la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine envers les personnes LGBT.

■■ République 2007Laurent CRUSSON, qui était sous-directeur des rémunérations, de la protection sociale et des conditions de travail de la direction générale de l’administration et de la fonction publique au ministère de la Fonction publique, a été nommé chef de service de l’enseignement technique à la direction générale de l’enseignement et de la recherche au ministère de l’Agriculture, de l’Agroalimentaire et de la Forêt.

Camille FAURE, qui était sous-directrice du droit international et du droit européen à la direction des affaires juridiques du ministère de la Défense, a été nommée chef de service, adjointe à la directrice des affaires juridiques de ce ministère.

Elodie FOURCADE, qui était directrice générale des services de l’Université Paris III, a été nommée sous-directrice des politiques sociales et de la qualité de vie au travail à la direction générale de l’administration et de la fonction publique.

Caroline KRYKWINSKI, qui était sous-directrice de l’animation interministérielle des politiques de ressources humaines de la direction générale de l’administration et de la fonction publique, a été nommé sous-directrice des compétences et des parcours professionnels à cette même direction

Alexis MEYER, qui était sous-directeur des carrières à la direction des ressources humaines de la Ville de Paris, a été nommé directeur des affaires sociales de la Fédération française de l’Assurance.

■■ Aristide Briand 2008Magali CHARBONNEAU, qui était conseillère affaires intérieures au cabinet de Bernard Cazeneuve, a été nommée secrétaire générale de la zone de défense et de sécurité sud.

Sébastien LIME, qui était conseiller spécial, chef de cabinet de Patrick Kanner, ministre de la Ville, de la Jeunesse et des Sports, a été nommé directeur de ce cabinet.

Gaël RAIMBAULT, qui était adjoint au sous-directeur du pilotage de la performance des acteurs de l’offre de soins de la direction générale de l’offre de soins, a été nommé directeur du plan régional de santé à l’Agence régionale de santé d’Ile-de-France. Jérôme VERONNEAU, premier conseiller à la chambre régionale des comptes d’Île de France, a été nommé rapporteur près la cour de discipline budgétaire et financière.

■■ Willy Brandt 2009Philippe BEUZELIN, qui était sous-préfet de Morlaix, a été nommé secrétaire général de la préfecture de l’Ain.Christophe CHAUFFOUR, qui était directeur adjoint du cabinet d’Audrey Azoulay, a été nommé sous-directeur des affaires financières au ministère de la Culture et de la Communication.Louis-Olivier FADDA, qui était chef du bureau des contentieux et des recours gracieux aux taxes sur le chiffre d’affaires de la direction générale des finances publiques au ministère de l’Économie et des Finances, a été nommé chef du bureau des agréments et rescrits au sein de cette même direction générale. Sophie LEBRET, qui était conseiller technique « fonction publique et droits des femmes » au cabinet de Bernard Cazeneuve, alors Premier ministre, a été nommée sous-directrice des statuts, du dialogue social et de la qualité de vie au travail au sein du service des ressources humaines au secrétariat général du ministère de la Justice.Raphaël POLI, qui était conseiller auprès du directeur général délégué de la SNCF, a été nommé directeur de la Stratégie de la SNCF.Aurélien ROUSSEAU, maître des requêtes au Conseil d’Etat, a été nommé président-directeur général de Monnaie de Paris

■■ Robert Badinter 2011 Rémi BASTILLE, qui était chef adjoint de cabinet de Bernard Cazeneuve à Matignon, a été nommé chef du service de gestion des personnels de la police nationale à la Préfecture de Police. Julia BEURTON, qui était chargée de mission auprès du directeur général du Centre national d’art et de culture Georges Pompidou, a été nommée directrice générale adjointe de cet établissement.

Catherine BOBKO, qui était conseiller diplomatique de Myriam El Khomri, alors ministre du Travail, de l’Emploi, de la Formation professionnelle et du Dialogue

social, a été nommée conseiller pour les affaires sociales près l’ambassade de France à Rome.

Julie BONAMY, inspecteur des finances, a été nommé directrice de la stratégie et du plan du groupe Saint Gobain.

Pierre HAUSSWALT, qui était directeur adjoint du cabinet et conseiller affaires multilatérales et européennes de Matthias Fekl, au secrétariat d’Etat chargé du commerce extérieur, de la promotion du tourisme et des français à l’étranger, a été nommé directeur adjoint du cabinet, chargé du commerce extérieur et du tourisme d’Harlem Désir, secrétaire d’État chargé des Affaires européennes.

Louis JACQUART, qui était secrétaire général de l’Agence du service civique, a été nommé chef de l’Agence de la mobilité de la Ville de Paris.

■■ Jean-Jacques Rousseau 2011Adrienne BROTONS, qui était conseiller économique, numérique et commerce extérieur au cabinet de François Hollande, à l’Élysée, a été nommée chargé de projet auprès du directeur de la stratégie du groupe Renault

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■■ QUATUOR IMPROVISÉ JEAN-PHILIPPE VIRET

Les idées heureusesAvec Jean-Philippe VIRET, contrebasse et compositions ; Éric-Maria COUTURIER, violoncelle ; David GAILLARD, alto ; Sébastien SUREL, violon(Réf. : MEL666019 – Mélisse – Avril 2017)Depuis plus de trente ans, Jean-Philippe Viret occupe une place particulière sur la scène musicale française : musicien de toutes les improvisations, il use du vocabulaire du jazz pour gérer l’éclectisme qu’il affectionne et dans lequel il réussit brillamment. Fidèle pendant des décennies de l’Orchestre de contrebasses qu’il contribue à créer en 1981, il modèle également le son, artisan de la musique, au sein du groupe 60 % de matière grave, où il réunit trois instruments à l’âme profonde : un saxophone basse

avec Éric Seva, un tuba avec Michel Godard et lui-même à la contrebasse. Membre du trio jazz de Stéphane Grappelli de 1989 à 1997, Jean-Philippe Viret a créé son propre trio en 1998, entraînant dans l’aventure d’abord Antoine Banville puis Fabrice Moreau à la batterie et Édouard Ferlet au piano1. C’est dans ce cadre que nous l’avons découvert, en 2002, avec un somptueux album intitulé Étant donnés2, sorti sur le regretté label Sketch. Depuis lors, il est devenu un familier de cette chronique3.C’est ainsi un grand plaisir que de le retrouver avec Les idées heureuses, une œuvre brillante dédiée à François Couperin (1668-1733). Cinq ans après l’opus Supplément d’âme, où il avait enregistré Les barricades mystérieuses4, le classique de ce grand maître du clavecin, il se fond complètement dans son

univers, y puisant inspiration et atmosphère ; il emprunte d’ailleurs le titre de l’album – qui en constitue le premier morceau – à l’une de ses pièces, issue du premier livre de pièces de clavecin paru en 1713. On l’y retrouve avec ses complices du quatuor Supplément d’âme, un quatuor à cordes qui déroge aux canons classiques arrêtés

depuis le XVIIIe siècle, puisque le deuxième violon est remplacé par sa contrebasse. Le premier violon est assuré par Sébastien Lurel, l’alto par David Gaillard et le violoncelle par Eric-Maria

Couturier, tous trois solistes connus pour leur expérience dans des orchestres de renom (Ensemble Intercontemporain, Orchestre de Paris notamment) et leur goût pour l’improvisation, langage commun du jazz... et de la musique baroque ! Au-delà d’assouvir un rêve de jeunesse, ce choix permet d’ouvrir une palette de timbres plus large et de dilater les partitions. Les pizzicatti à quatre cordes évoquent le clavecin ou le luth dans des contrepoints où s’enchevêtrent écritures et improvisations. Avec une telle formation, Jean-Philippe Viret nous propose une promenade intimiste emplie de grâce et de poésie, où le raffinement des mélodies et des compositions le dispute à l’élégance et la beauté de l’exécution.Dès le premier morceau, L’idée qu’on s’en fait, relecture des Idées heureuses du grand François,

« Nouvelles musiques, nouveaux talents » (NMNT)En ce mois de juin, et à l’approche de l’été – mais aussi de la fête de la Musique ! – c’est une multitude de pépites musicales que nous vous proposons de découvrir, dans des genres et des styles extrêmement différents.Vous apprécierez le quatuor improvisé du contrebassiste et compositeur Jean-Philippe Viret qui réaffirme son amour pour la poésie musicale de François Couperin, s’inspirant, avec élégance et passion, de quatre pièces pour clavecin de maître français ; mais aussi l’œuvre en solo du pianiste Édouard Ferlet qui nous immerge, avec sensibilité et érudition, dans les compositions du Cantor de Leipzig avec Think Bach !Vous retrouverez également l’immense chanteuse coréenne de jazz Youn Sun Nah, qui signe un magnifique nouvel album avec de nouveaux partenaires, entremêlant standards et compositions originales avec une grâce et une aisance déconcertantes. Vous apprécierez par ailleurs l’afrofunk survitaminé de Supergombo, septet explosif au jeu acéré et virtuose qui nous régale de ses rythmes et mélodies issu du brassage culturel à la française. À moins que vous ne préfériez l’œuvre pure et intemporelle d’un quartet de rêve composé de quatre étoiles qui scintillent sur la scène jazz européenne : Émile Parisien, Vincent Peirani, Andreas Schaerer et Michael Wollny.Pour celles et ceux qui en veulent plus, de la soul parfaitement maîtrisée, de la musique traditionnelle moderne, du jazz entre Europe et New York et du swing !Excellente écoute à toutes et tous !

N.B. : Le symbole signale nos nouveautés « coup de cœur ». Cela ne minore en rien le caractère exceptionnel des autres œuvres présentées.

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63 / juin 2017 / n°471

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l’auditeur se trouve emporté dans des mélodies chantantes, servi par un accompagnement finement ciselé. Les sons s’étirent longuement, comme si les instrumentistes voulant en tirer toute la substantifique moelle ; les sentiments se mêlent, traduisant une certaine nostalgie tranquille et apaisante. Au-delà du titre éponyme de l’album, l’on trouve trois pièces issues du troisième livre de pièces de clavecin (1722) : L’an tendre, inspiré de Dodo ou l’amour au berceau, tout en pizzicatti sur lesquelles la contrebasse et le violoncelle jouent avec lyrisme de leurs archets ; puis c’est au tour du rondeau La Muse plantine, au tempo toujours très libre mais plus enlevé, dont l’amplitude de jeu révèle une œuvre proche du divin ; enfin, Tocs et tics et chocs, tiré de Tic-toc-choc ou Les Maillotins5, conclut l’album, entre légères dissonances, motifs virtuoses – humoristiques, voire parfois moqueurs – et structures complexes, la contrebasse asseyant l’ensemble avec une certaine majesté.Mais la force de Jean-Philippe Viret, c’est qu’au-delà de composer autour de ces œuvres grandioses de Couperin, il nous propose des morceaux complètement originaux, s’inspirant de l’écriture du maître, jusque dans leurs titres : En un mot commençant, Peine perdue, Contre toute attente, Docile ou encore Jour après jour. Dans le premier, il y ajoute une rythmique délicatement syncopée qui le transforme en une danse aux accents latins, alors même que la structure et la mélodie demeurent ancrées dans le siècle d’or du clavecin. Le deuxième signe d’emblée la gravité et la tristesse que semblent signifier son titre, le violon défendant un motif répétitif – que reprendra ensuite la contrebasse – sur lequel le violoncelle nous livre un thème

poignant. Si la peine l’est, la cause ne l’est peut-être pas. Le troisième, minimaliste à souhait, calme le jeu, progressant lentement, par petite touches, comme un peintre couvrirait peu à peu sa toile de toute sa palette de couleurs. Dans le quatrième, le violon prend tout de suite la main, avançant avec majesté et délicatesse sur un accompagnement à l’esprit plus contemporain. Dans le cinquième et dernier morceau totalement original – l’avant-dernier sur l’album –, la contrebasse s’offre un long solo au jeu très libre et quelques incursions dans le jazz, avant d’être rejoint par les autres cordes dans une œuvre beaucoup plus rythmique.Avec cet opus, Jean-Philippe Viret réaffirme son amour pour la poésie musicale de François Couperin, s’inspirant, avec élégance et passion, de quatre pièces pour clavecin de maître français dont la profondeur mélodique, souvent introspective, nous emporte dans une rêverie sinueuse d’où émergent des sentiments du quotidien, à la fois simples, drôles, gais ou nostalgiques. On y ressent, selon les termes mêmes du contrebassiste le « contrôle de l’instrumentiste et le lâcher-prise de l’artiste », cette parfaite maîtrise permettant à l’auditeur d’être à la fois accueilli en terre connue et propulsé sous de nouveaux horizons ! À la fois voluptueux et méditatif !

■■ AUTOUR DE BACH ÉDOUARD FERLET

Think Bach(Réf. : MEL666020 – Melisse – Avril 2017)Au-delà de signer la direction artistique des Idées heureuses de Jean-Philippe Viret, Édouard Ferlet, de douze ans son cadet, habitué à nous ravir en trio6, nous propose un album solo dont le titre sonne comme un

manifeste : Think Bach. Penser Bach ou se placer sur une crête étroite entre reproduction et création. Penser Bach, pour entrer dans son monde sensible, pour faire corps avec ses rythmes, ses accords, son art, pour savoir en exprimer toute l’intelligibilité et la passion ! Et jouer, jouer tout le temps ! La Musique n’est pas faite pour être dite, mais pour être jouée. C’est comme le Bien, on ne le dit pas, on le fait, pour paraphraser Vladimir Jankelevitch (1903-1985) dans La musique et l’ineffable (1961)7.Alors, peut-être pour s’assurer de son accord et obtenir son encouragement, peut-être aussi pour justifier, ou à tout le moins, expliquer un projet un peu fou, le pianiste a écrit au Cantor de Leipzig (1685-1750). Une lettre de la plus grande beauté dont nous voulions partager avec

vous quelques extraits. « Cher Jean-Sébastien... ». « Depuis longtemps maintenant, je te joue et joue avec toi en te suivant sur le sentier d’à-côté. Mes doigts en folie courent et s’essoufflent dans l’ivresse et la rigueur de tes lignes (…). Page après page, j’ai la sensation de sculpter un monde invisible(...). Au fil de mes nuits noires et blanches, je finis par me recomposer, pas à pas, morceau par morceau... Un jour, le clavier du piano m’a parlé. Je l’ai écouté et me suis noyé dans ses ondes sonores. (…). Je ne veux pas m’enfermer dans la musique pour me protéger, je veux qu’elle soit une porte d’entrée grande ouverte pour aimer ». Ainsi le propos est-il clair : ne pas rester prisonnier de l’écriture, ne pas

s’en faire un bouclier, mais bien plutôt se confondre avec elle, tellement, pour pouvoir alors la sublimer. Voilà l’âme de ce projet !Ce n’est pas la première fois qu’Édouard Ferlet travaille dans ce sens : acquérir, posséder. Parfaitement. Puis décomposer, distordre, avant de recomposer, recréer par l’improvisation. Il y a cinq ans, il nous proposait le premier volet de ce projet : Bach Plucked Unplucked, avec la claveciniste Violaine Cochard ; puis récemment, cinq compositeurs russes réinterprétés en duo, à quatre mains, avec le pianiste classique Paul Beynet, pour Pentagramme. Ici, le pianiste a choisi de s’exprimer en solitaire. Parfois, en hésitant, en tâtonnant comme lorsqu’il explore La passion selon Saint Jean. Comment faire face à

1 - Le trio a enregistré sept albums ; déjà nommé en 2003, il a remporté le prix de la formation instrumentale aux Victoires de la Musique en 2011.2 - Cf. Ena Mensuel, Octobre 2002, Jean-Philippe Viret, Étant Donnés, avec Jean-Philippe Viret, contrebasse, Antoine Banville, batterie, Édouard Ferlet, piano (Réf. SKE333025 – Sketch – Harmonia Mundi, Septembre 2012).3 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Janvier-Février 2015, Jean-Philippe Viret, Edouard Ferlet, Fabrice Moreau, L’ineffable, avec Jean-Philippe Viret, contrebasse ; Edouard Ferlet, piano ; Fabrice Moreau, batterie (Réf. MEL666015 – Mélisse – Harmonia Mundia – Janvier 2015)4 - Extrait du second livre de pièces de clavecin (1716 ou 1717), Les barricades mystérieuses est une brève partition, qui selon les interprétations, dure de 1’30 à 3 minutes. Bien que régulière, elle n’en est pas moins insaisissable, car infinie, sans début ni fin. Il semble que Couperin se soit amusé à créer des structures musicales complexes dans lesquelles le flux naturel de la musique se heurte à des obstacles cachés, d’où ce nom iconoclaste. Jean-Philippe Viret nous en proposait une magnifique version tout en pizzicati dans cet opus sorti en novembre 2012.5 - Que l’on retrouve dans le magnifique album du pianiste Alexandre Tharaud, sorti en mars 2017 chez Harmonia Mundi. François Couperin s’y trouve à nouveau célébré à travers vingt pièces, l’enregistrement débutant d’ailleurs par Les Baricades Mistérieuses.6 - Cf. le dernier album trio dans L’Ena Hors les Murs, Janvier-Février 2015, Jean-Philippe Viret, Édouard Ferlet, Fabrice Moreau, L’ineffable (Réf. MEL666015 – Mélisse – Harmonia Mundia – Janvier 2015).7 - « La musique a ceci de commun avec la poésie et l'amour, et même avec le devoir : elle n’est pas faite pour qu’on en parle, elle est faite pour qu’on en fasse ; elle n’est pas faite pour être dite, mais pour être « jouée »... Non, la musique n’a pas été inventée pour qu’on parle de musique ! N’est-ce pas la définition même du Bien ? Le Bien est fait pour être fait, non pas pour être dit ou connu ». Vladimir Jankelevitch, La Musique et l’Ineffable, éd. du Seuil, pp. 101

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une œuvre aussi parfaite ? Ne risque-t-on pas de l’abîmer ? Jusqu’où aller ? Toutes ces questions, qui confinent parfois au doute, le pianiste se les pose, avec raison, et jusqu’à ce qu’il trouve une réponse, une solution, une direction. Soit par la mélodie pure comme dans le Concerto n°5, soit en ouvrant une autre voie, comme un alpiniste s’attaque à un versant jamais conquis. Édouard Ferlet réussit son pari : transcender sans renier ; dépasser sans trahir. C’est une incroyable prouesse qui questionne l’essence même de la création. Le créateur est d’abord un héritier. Et cela s’apprend. On n’hérite qu’avec respect et on ne lègue qu’avec passion.Mais nous avons une chance immense : le pianiste ne laisse pas l’auditeur sans explications. Au-delà de la lettre, le livret qui accompagne l’enregistrement nous livre, pièce par pièce, ses secrets d’alchimiste. L’opus s’ouvre avec Oves, une œuvre dont la course folle emprunte l’intervalle de seconde et l’ostinato rythmique au Prélude en sol dièse majeur BWV 884. Puis, « le tissu se développe, s’agrandit et se transforme ». L’absorption du matériau original est à la fois intellectuelle, sensible mais aussi charnelle. Puis, le pianiste tricote « quelque chose à partir d’un détail, comme on grossirait le trait d’un dessin ». Il faut maturer longuement afin de pouvoir, ensuite, « convoquer la mémoire du geste », tout en alternant, sans que rien ne soit perceptible, parties écrites et improvisées. Puis, dans Anthèse, c’est un autre procédé qui fait revivre le Choral pour orgue « Je crie vers toi Seigneur » BWV 639 : la pièce est écrite selon le principe de la disparition, certaines mesures ayant été effacées « de manière à ré-emboîter les enchaînements rythmiques », cependant que le pianiste glisse un archet entre

les cordes en même temps qu’il joue, faisant de celui-ci le fantôme de cette pièce. Suit Mind The Gap, dans lequel il a d’abord identifié les quatre lignes mélodiques du Prélude en ut dièse majeur BWV 872 « pour les traiter séparément dans l’ordinateur » ; avant de modifier « la hauteur de ces quatre voix à l’octave supérieure et inférieure » et de déplacer chacune d’une fraction de temps en avance ou en retard, tout en lui associant le rythme Graj issu de la tradition guadeloupéenne que Sonny Troupé lui avait fait découvrir. Somptueux !Le tempo se calme pour Et si, tiré de l’Adagio de la Sonate pour violon n°3 en mi majeur BWV 1016 : le flux coule, très libre, l’improvisation se concentrant sur la forme plus que sur le thème, toujours présent, chaque séquence écrite ou improvisée s’enchaînant selon un mode aléatoire. Plus difficile était de s’attaquer à La Passion selon Saint Jean. Le pianiste confie avoir cherché longtemps sa direction et, après différentes tentatives, il est revenu à une version épurée, laissant à bonne distance une coloration orientale qui naissait sans effort. Reposant à la fois sur les cordes – qui, à la fin, résonnent comme de petites cloches – et les touches, le résultat est incroyablement séduisant. Pour Les Bacchantes, inspirée d’une des pièces maîtresses de l’œuvre de Bach, La Chaconne, extraite de la Partita pour violon seul n°2, il plonge tout au début du morceau dans les entrailles du piano, citant ensuite les phrases originales à la main droite et proposant ses propres réponses à la main gauche. Puis, dans Mécanique organique, le pianiste reprend les « motifs répétitifs et les cellules rythmiques perpétuelles » du Prélude en si bémol majeur BWV 866 pour les « transformer en mouvement organique, en

respiration intérieure », ajoutant à chaque exposition d’autres notes pour retrouver le thème originel.Changement d’ambiance. Du Concerto pour clavecin n°5 en fa mineur BWV 1056, Édouard Ferlet reprend le Largo pour en célébrer la pureté de la mélodie alors que l’on encense traditionnellement Bach pour son seul génie du contrepoint et de la polyphonie. L’auditeur remarquera l’usage très précis de la pédale qui met encore mieux en relief la « respiration du son ». Puis, Crazy B nous offre une « sorte de folie rythmique », reposant sur une phrase des Variations Goldberg, l’auditeur passant à travers différents sas, différents paliers, sans s’en rendre compte pour parvenir à un état qui n’aurait pas été envisageable au début. Enfin, le dernier morceau célèbre l’épouse de Bach, Anna Magdalena ; un musicologue gallois affirmait qu’elle aurait été à l’origine de plusieurs œuvres majeures du compositeur ; sans vouloir discuter l’exactitude de cette thèse, Édouard Ferlet souhaitait rendre hommage à une femme effacée et dévouée qui avait sûrement plus de choses à dire que ce à quoi son époux l’autorisait. À la fin de Miss Magdalena, il siffle à l’unisson avec le piano, nous faisant alors entrer dans une atmosphère quelque peu lunaire cependant que la mélodie si connue conclut l’enregistrement avec une grâce sans pareil.Avec Think Bach, le pianiste Édouard Ferlet signe une œuvre à la fois d’une immense sensibilité et d’une grande érudition. Pourtant, et c’est là certainement son génie – qu’il emprunte, à force de le fréquenter, au Cantor de Leipzig –, la partition parle à chacune, à chacun. L’auditeur n’est pas du tout perdu : s’il connaît les œuvres de Bach, c’est une

expérience solaire qui s’offre à lui ; s’il ne les connaît pas, il est constamment guidé par les mélodies, la beauté du son et la force du phrasé, qui mettent à nu structures, harmonies et rythmes. Un album luxuriant.

■■ JAZZ DE CHAMBRE YOUN SUN NAH

she Moves

Avec Youn Sun Nah, voix, kalimba ; Jamie SAFT, piano, orgue Hammond, Fender Rhodes, Wurlitzer ;Brad JONES, contrebasse ; Dan RIESER, batterie ; Marc RIBOT, guitare acoustique et électrique (2, 4, 5, 7, 11)(Réf. : 9037-2 – ACT – PIAS – Mai 2017)Il y a quelques années déjà, elle nous enchantait au Théâtre du Châtelet, proposant un magnifique concert autour de son album Lento8. Devenu disque d’or en France et en Allemagne, cet opus faisait suite au somptueux Same Girl qui nous avait littéralement envoûtés9. C’est ainsi avec un grand plaisir que nous la retrouvons pour ce nouvel album intitulé She Moves On, en écho au titre de Paul simon10. Voix d’une justesse incomparable, phrasé d’une pureté totale, émotion toujours palpable : Youn Sun Nah a conquis le cœur d’un public désormais international, rares étant les journalistes qui n’aient pas été ensorcelés. Nous la retrouvons comme si nous ne l’avions jamais quittée, avec cette voix dont l’amplitude et la plasticité lui permettent d’exprimer tous les sentiments humains, de faire partager toutes les atmosphères, et partant, de nous conter toutes les histoires !Mais point d’Ulf Wakenius, son guitariste fétiche et virtuose (ancien accompagnateur d’Oscar Peterson) ni de Vincent Peirani , notre

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accordéoniste préféré, avec lesquels elle sublimait tout ce qu’elle touchait. Place à de nouveaux musiciens : d’abord le guitariste à la sonorité

claire et incisive, Marc Ribot ; ensuite un claviériste-compo-siteur-arrangeur-producteur, partenaire de John Zorn et Dave Douglas, familier de la scène avant-gardiste new-yorkaise : j’ai nommé Jamie Saft ; s’y ajoutent le contrebassiste tout terrain Brad Jones, entendu aux côtés d’Ornette Coleman et Elvis Costello, et le subtil batteur Dan Rieser, compagnon de Norah Jones au sein du groupe The Little Willies. L’ensemble forme un quartet de choc, offrant un son pop jazz délicieusement acidulé !Musiciens américains, enre-gistrement à New York, mais aussi musique puisée dans l’immense catalogue américain. Le répertoire est en effet composé pour bonne partie de thèmes pop des années 1960-1990 : Teach The Gifted Children de Lou Reed11, She Moves On, le titre éponyme de l’album, de Paul Simon, No Other Name de Peter, Paul & Mary12 ou encore The DawnTreader, extrait du premier album de Joni Mitchell13

et Drifting de Jimi Hendrix14. Chaque titre est revisité de fond en comble même si tous sont aisément reconnaissables ; les registres empruntés sont différents : du groove indolent (Teach The Gifted Children) à la pop syncopée et planante (She Moves On) ou du duo intimiste guitare – voix (No Other Name) à la fresque

électrique (Drifting). Mais au-delà d’arrangements ciselés et d’un jeu subtil, Youn Sun Nah apporte, par sa voix seule, un raffinement inégalable, portant jusqu’au bout les mélodies avec une aisance et une simplicité désarmantes.S’ajoutent au programme deux thèmes traditionnels : d’abord Black Is The Color Of My True Love’s Hair, thème que Nina Simone a rendu célèbre15 et que Youn Sun Nah reprend ici au kalimba comme elle l’avait magnifiquement fait avec My Favorite Things ; et puis A Sailor’s Life, une chanson remontant au XVIIIe siècle qu’elle chante, durant plus de huit minutes ensoleillées et planantes, sur l’arrangement qu’en avait fait le Fairport Convention en 196916. On redécouvre également un standard peu joué aujourd’hui mais qui fut un des morceaux phares de Glen Miller dans les années 1940 : Fools Rush In. Mais ce sont surtout les trois compositions originales qui ont retenu notre attention : l’une (Too Late) a été écrite par Jamie et Vanessa Saft, l’accompagnement dépouillé mettant encore mieux en relief la grammaire de cette voix unique ; les deux autres l’ont été par Youn Sun Nah : le titre d’ouverture, Traveller, au tempo souple et libre sur lequel la voix peut déclamer sa soif de voyage ; et celui de clôture, Evening Star, une très belle ballade chantée, à la ligne de basse latine et à la guitare électrique folk. On en redemande !En dépit d’œuvres et de sources d’inspiration très variées, le nouvel album de la chanteuse Youn Sun Nah offre une rare cohérence : chaque titre semble avoir été composé pour se succéder l’un à l’autre, avec grâce, légèreté ou puissance, selon les cas, même si la ligne directrice de l’album privilégie

clairement la pureté des mélodies à la force des rythmes. Musique intérieure, parfois même ontologique, She Moves On s’appuie sur une palette de sons d’une richesse infinie, gage d’une œuvre impressionniste particulièrement réussie. À découvrir sans délais !

■■ FUSION AFROFUNKSUPERGOMBO

expLoraTion Avec Étienne KERMAC, basse ; Riad KLAI, guitares ;David DORIS, percussions, chant ; Aurélien JOLY, trompette ; Nacim BRAHIMI, saxophone ;Wendlavim ZABSONRÉ, batterie ; Romain NASSINI, claviers(Réf. nc – Z production – Inouïe Distribution – Juin 2017)Enfant superlatif du brassage culturel à la française, l’afrofunk de Supergombo descend aussi probablement du Tout Puissant Orchestre Poly-Rythmo mais aussi des Headhunters. Nourri de Mbalax sénégalais, de soukous congolais, de funk US et de jazz mondial, le son qui se joue ici est donc forcément collectif et pluriel. Et c’est du « gros son », biberonné à de multiples influences (Fela Kuti, Prince, Maceo Parker ou encore Joe Zawinul) et dopé par un jeu revendiqué à juste titre comme tellurique !Faire voyager et danser les foules, c’est le double objectif

que le groupe s’est fixé avec ce premier album, Explorations. Pour cela, Étienne Kermac a choisi les sons d’Afrique de l’Ouest, ceux que son père a

ramenés de ses années passées en Afrique et que le bassiste a confronté à sa propre culture du jazz. Ses compagnons de route – Aurélien Joly et Nacim brahimi, les soufflants, Romain Nassini et Riad Klai pour les harmonies, le réunionnais David Doris et le burkinabé Wendlavim Zabsonré derrière les fûts et autres percussions – apportent, chacun, leur pierre à l’écriture ou à l’arrangement des compositions. Le label Z Production a confié la réalisation à trois orfèvres, Vincent Taurelle, Étienne Meunier et Benoît Bel. Entre les mains de ces complices de Tony Allen et Daft Punk, l’invitation à la danse finit de se muer en une impérieuse injonction !

Des rythmes bikutsi et improvisations à la guitare

8 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Mars 2013, Youn Sun Nah, Lento (Réf. 9030-2 – ACT – Harmonia Mundi – Mars 2013).9 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Novembre 2010, Youn Sun Nah, Same Girl (Réf. 9024-2 – ACT – Harmonia Mundi – Septembre 2010).10 - La chanson She Moves On est extrait de l’album The Rhythm of the Saints, huitième album solo du chanteur, auteur-compositeur Paul Simon, sorti en 1990 chez Warner Bros. Sur ce titre, Paul Simon chante en duo avec Charlotte Mbango11 - Titre extrait de l’album Growing Up in Public, sorti en 1980.12 - Groupe américain de musique folk composé de Peter Yarrow, Noël « Paul » Stookey (qui écrit ce titre en 1966 pour l’album sorti en 1967, Album 1700) et de Mary Travers. Le trio s’est rendu célèbre en interprétant des chansons de Bob DYLAN telles que Blowin’ in the Wind (dont ils sont les premiers interprètes) et Le Déserteur de Boris Vian. Mary Travers est décédée en 2009, après avoir donné, cette même année, son dernier concert avec Peter et Paul.13 - Sorti en 1968, Song to a Seagull est le premier album studio de Joni Mitchell. C’est un album-concept divisé en deux parties, The Dawntreader appartenant à la seconde partie et évoquant un capitaine mystique qui l’appelle du large. Joni Mitchell remarquera plus tard que cet album reflétait plus son amour de la musique classique que de la musique folk, ce que démontrent des harmonies riches et recherchées.14 - Titre extrait de l’album The Cry of Love, compilation posthume sortie en 1971 offrant des thèmes d’un album sur lequel travaillait Jimi Hendrix avant sa mort.15 - Les premières traces de cette chanson remonte à 1915, dans la région des Appalaches, mais on lui attribue généralement des origines écossaises en raison des allusions faites au fleuve Clyde dans les paroles. C’est la version de Nina Simone, adressée à un homme, qui a été la plus popularisée : elle l’interprétera pour la première fois en 1959, à New York au Town Hall, et ce titre deviendra un de ses classiques.16 - Collectée en 1899 par W. Percy Merrick, cette chanson a été publiée dans le Penguin Book Of English Folk Songs et reprise d’innombrables fois. La version revisitée ici est celle du groupe Fairport Convention qui l’a reprise sur son album Unhalfbricking.

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(Faraphonium) aux gammes mandingues dont la répétition crée la transe (Nâ Kuima) ou la déclamation (Diakité), entre grooves embrasés, aux trompette et saxophone débridés (Afrologistic), couleurs irisées (Oiseau de nuit) et démarches chaloupées (Las Cuevas), Supergombo orchestre une suite africaine qui lorgne sans complexe à l’ouest comme à l’est, du côté des Antilles ou de l’extrême Orient ! Le groupe n’hésite pas, par ailleurs, à glisser çà et là quelques clins d’œil au cinéma : films de la Blaxploitation, cinéma de Bruce Lee, bandes originales de blockbusters façon Lalo Schiffrin... On trouve aussi un melting pot incroyable avec le titre Marquis Warren, où l’imagerie aride du western se frotte aux codes du coupé-décalé façon zouk17, ou encore le titre Ninja do Brasil qui mélange guitare saturée, orgue et basse pour un kaléidoscope aux accents latins, qu’agitent les soufflants avec un brio déjanté !Septet explosif, Supergombo embarque l’auditeur dans une ambiance festive, où la virtuosité ne se prend pas au sérieux et où le groove est omniprésent. Un album où le rythme est roi et l’improvisation reine. À déguster sans modération !

■■ SENSIBLE & JAZZ PARISIEN, PEIRANI, SCHAERER ET WOLLNY

ouT of Land Avec Émile PARISIEN, saxophone soprano ; Vincent PEIRANI, accordéon ; Andreas SCHAERER, voix et percussion de bouche ; Michael WOLLNY, piano (Réf. 9832-2 – ACT – PIAS – Mai 2017)Prenez quatre musiciens tren-tenaires qui ont en commun d’avoir amené leur instrument à un niveau technique et musical inégalé. Ajoutez-y une foi inébranlable dans la création à

plusieurs, une capacité à écrire, tout en sachant se fondre dans le collectif et sans jamais perdre sa personnalité ni son aura – pour le bien commun. Et vous obtenez l’un des albums les plus originaux de cette fin de printemps. En tous cas, musicalement, le plus riche et le plus remuant. Extérieurement et intérieurement s’entend. Out of Land est comme un concentré – et non une synthèse – de leur personnalité, mais aussi une démultiplication de leur force créative.Avec Sfumato18, Tandem, Weltentraum19 ou encore Belle Époque20, ces quatre noms scintillent au firmament de la jeune scène jazz européenne tout en sachant transcender les frontières. Au sommet de leur carrière, ils triomphent partout et totalisent ensemble 12 Echo Jazz Awards21, sans compter les récompenses dans leur pays respectif. Chacun apporte sa touche d’originalité : Schaerer est l’un des meilleurs chanteurs et improvisateurs de la scène contemporaine, avec d’immenses capacités vocales et une incroyable amplitude que l’album exploite à merveille ; Peirani repousse, quant à lui, toujours plus les possibilités de l’accordéon, qui devient un instrument soliste et d’accompagnement d’une richesse absolue ; Parisien possède une inventivité hors du commun, sachant se fondre dans l’ensemble comme le hisser au plus haut ; enfin, Wollny ne cesse de surprendre, l’auditeur comme ses partenaires, grâce à sa prodigieuse technique et son audace harmonique.On rentre dans Out of Land par différentes portes : celle de la chronologie du disque, cinq morceaux seulement, mais qui représentent au moins trois ou quatre fois plus de pièces musicales ; le cheminement n’apparaît pas à prime écoute ; il se dévoile progressivement,

même si chaque morceau possède ses labyrinthes. Ensuite, celle des duos, saxophone soprano / accordéon mais aussi saxophone soprano et voix ou piano et voix (Air Song et B&H, les deux premiers morceaux), avec des évolutions presque surnaturelles dans les aigus pour cette voix si plastique. Et puis, la porte des rythmiques, en flux et reflux, l’auditeur devant affronter, à chaque morceau, plusieurs vagues sonores, tour à tour submergeant tout sur leur passage ou au contraire se retirant pour ne laisser que l’essence du son, voire de la note. C’est certainement le dernier morceau, Ukuhamba, qui illustre le plus cet effet. Enfin, la porte de l’esprit, tant les différents morceaux semblent donner les clés du passage de la méditation à la transe. Le troisième morceau, Kabinett V, est emblématique à cet égard : titre-pivot de l’album, il commence par le piano (touches et cordes) et l’accordéon, lesquels tissent

ensemble un univers réflexif et mystérieux ; puis la voix, lunaire, fait son apparition, provoquant un certain recueillement ; enfin, le saxophone entre et anime l’ensemble par des gerbes de notes impressionnantes, le chromatisme accentuant l’effet de transe ; jusqu’à l’éclat de voix et de son final ! Divin !Lorsque le disque est lancé sur la platine, il est bien difficile de l’arrêter, tant l’on est subjugué par la pureté d’une musique finalement si intemporelle. Et lorsqu’un enfant de deux et demi reste scotché à l’écoute

de Rezeusler, le quatrième morceau pendant plus de dix minutes, l’on se dit que ces musiciens-là savent certes tout jouer et tout dire mais surtout tout partager. Une expérience à vivre absolument !

Arnaud RoffignonAverroès 2000

Christophe Jouannard

17 - Genre musical originaire de la Côte d’Ivoire, le coupé-décalé est apparu dans les années 2000. Des jeunes voulant se démarquer des différentes danses les plus populaires vers la fin des années 1990, ont décidé non seulement de s’habiller autrement mais aussi de se comporter autrement. Basé initialement sur la danse et la frime (avec des figures sophistiquées), il s’est également développé dans la communauté ivoirienne vivant en France, devenant un véritable mouvement. Fusionné à d’autres styles, il se décline en plusieurs versions dont le « zouk décalé » ou le « kurduro décalé ».18 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Novembre 2016, Emile Parisien Quintet, Sfumato (Réf. 9837-2 – ACT – Octobre 2016).19 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Mars 2014, Michael Wollny Trio, Weltentraum (Réf. 9563-2 – ACT – Février 2014).20 - Cf. L’Ena Hors les Murs, Avril 2014, Peirani et Parisien Duo Art, Belle Époque (Réf. 9625-2 – ACT – Mars 2014).

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Pour celles et ceux qui en veulent plus !

MYLES SANKOJust Being Me (Réf. LC 14924 – Légère Recordings – Distribué par La Baleine – Juin 2017)C’est certainement la plus belle pépite soul jazz de cette fin de printemps ! A 37 ans, le chanteur natif du Ghana Myles Sanko, qui a grandi au cœur de la campagne anglaise, signe un troisième album aux instrumentations riches et aux arrangements finement ciselés : Just Being Me. Les onze compositions de ce nouvel opus sont enracinées dans une musique soul totalement assimilée, tout en arborant un vocabulaire jazz raffiné. Tout est pensé (et joué !) : des riffs de cuivre à la sophistication des lignes de basse, des accords enrichis aux nappes et cordes chaleureuses, en passant par des mélodies généreuses et les inflexions parfaitement maîtrisées de la voix !Myles Sanko a commencé sa carrière musicale en chantant et en rappant aux côtés de Djs dans les boîtes de nuit, avant d’être le leader de groupe comme Bijoumiyo ou la machine à funk Speedometer. Peu connu encore en France, il a pourtant de très nombreux fans au Royaume-Uni et en Allemagne. En 2013, il décide d’auto-produire son premier album, Born In Black & White.Le succès est tel qu’il décide de pousser dans cette voie.

Totalement financé par le mécénat participatif, Forever Dreaming, son deuxième a l b u m , l u i v a u d r a l a reconnaissance d’un grand artiste du jazz, Gregory Porter, lequel l’invite à faire ses premières parties sur sa tournée allemande. Myles Sanko s’éloigne alors peu à peu du hip hop et de la soul de ses débuts pour se rapprocher du jazz.

C’est ce mélange que l’on ressent à l’écoute de ce troisième opus. Un mélange qui résulte aussi d’une culture à la fois africaine (de sa mère), française (son père) et britannique et produit le groove musclé du titre éponyme du disque, après le très bel instrumental Freedom qui mêle cuivres et son électro. Les neufs autres titres s’enchaînent avec une grande cohérence et une énergie sans cesse renouvelée, la voix de Myles Sanko étant une véritable révélation ! Un disque à découvrir absolument !

DUO MONTANAROKi avec Miquèu MONTANARO, flûtes, galoubet tambourin,

Guimbarde, Fuljara, Dvojnica... ; Baltazar MONTANARO NAGY, violon et violon baryton)(Réf. nc – InterneExterne – Distribué par L’Autre Distribution – Mai 2017)Compositeur et musicien multi-instrumentiste, Miquèu Montanaro affiche 35 albums au compteur ! Ayant sorti du carcan folklorique le galoubet tambour in ( in s t rument traditionnel provençal composé d’un duo flûte-tambourin), il a multiplié les collaborations t o u t e n é v o l u a n t d a n s différents genres musicaux : m u s i q u e s i m p r o v i s é e s (Barre Philips, Alan Vitous), musiques du monde (Keyvan Chemirani), chanson (Arthur H, Georges Moustaki, Sylvie Berger) ou encore musiques traditionnelles et musique de chambre. Aujourd’hui, il se concentre de plus en plus sur une recherche musicale personnelle, transmettant

progressivement la compagnie Montanaro à son fils, Baltazar Montanaro Nagy. Violoniste, ce dernier cherche le souffle dans des sons originaux, se servant de la technique pour appuyer cette quête tout en restant attaché à ses origines hongroises.

C’es t a ins i une grande expérience que de les découvrir en duo, sans artifices ni sophistications. Leur musique s’appréhende comme une exploration : suite de dix pièces instrumentales rigoureusement écrites, l ’enregistrement intègre également des plages improvisées mais aussi des digressions téméraires. Ki en hongrois désigne l’extérieur ; mais c’est aussi Qui. Qui sommes-nous ? Et donc qui est l’Autre ? Belles interrogations qui nous ramènent à l’urgence de l’essentiel pour paraphraser Edgard Morin. Au total, de ces sons purs, qui parlent à l’âme seule, se dégagent un imaginaire fécond, célébrant le monde qui nous entoure, ses chants, ses cris. Son optimisme mais aussi ses fêlures et ses failles. Un album profondément ontologique qui renouvelle les musiques traditionnelles. Plongez dedans !

REIS – DEMUTH – WILTGENIPlaces In Between (avec Michel, REIS, piano ; Marc DEMUTH, contrebasse ; Paul WILTGEN, batterie)Réf. DMCHR71174 – Double Moon – Socadisc – Mai 2017C’est en 1998, à l’occasion d’une fête de lycée au Luxembourg, que se forme le trio Reis-Demuth-Wiltgen. Depuis lors, Michel Reis (piano – il a été formé au Berklee College of Music et au New England Conservatory de Boston) et Paul Wiltgen (batterie – il a complété ses études supérieures de jazz

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Mélomanie

leurs propres projets ou collaborant à de nombreux concerts. Leur répertoire de prédilection demeure la musique du trompettiste et compositeur Thad Jones, grand héritier de la tradition afro-américaine du big band, et qui, avant de créer son

orchestre en collaboration avec le batteur Mel Lewis avait fait partie du légendaire big band de Count Basie. Sa musique est un parfait équilibre du langage hérité de la période des années 30 et 40 et de l’évolution stylistique des années 50 et 60, laissant aux musiciens un formidable espace d’expression et d’interaction au sein d’arrangements ciselés et sophistiqués, sans pour autant se départir de la joie communicative du swing de masse si caractéristique du grand orchestre de jazz.Ce nouvel enregistrement porte sur un univers peu exploré : celui de la musique vocale écrite par Thad Jones. Si les compositions instrumentales ont fait le tour du monde, ses arrangements pour une voix de soliste, datant de la période 1965-1968, n’ont jamais été rejoués ni même édités depuis sous forme de partitions ! Il a ainsi fallu, pour exhumer cette musique, un travail long et minutieux d’écoute et de transcription, auquel se sont consacrés Dominique Mandin, Stéphane Guillaume, François Biensan, Jon Boutellier et Erick Poirier, non pour restituer l’original

l’écoute réciproque s’entend dans leur jeu. La batterie caresse les peaux ; le piano frappe ses rythmiques ; et la contrebasse distend ses cordes. Mais ces rôles tournent au fur et à mesure et ce peut être une autre combinaison ! Avec douze magnifiques compositions, qui placent l’auditeur en état de lévitation, ce deuxième opus séduit par sa puissance rythmique et harmonique mais également par le raffinement de l’écriture et des arrangements. La virtuosité est constante et pourtant ne s’entend pas ; seul le propos musical reste et c’est bien là la magie de ce trio. On en redemande !

VINTAGE ORCHESTRA Smack Dab In The Middle The vocal side of Thad Jones (avec Dominique MANDIN, Olivier ZANOT, Thomas SAVY, David SAUZAY, Jean-François DEVÈZE, saxophones ; Erick POIRIER, Lorenz RAINER, Fabien MARY, Julien ECREPONT, trompettes ; Michael BALLUE, Bastien BALLAZ, Jery EDWARDS, Martin BERLUGUE, trombones ; Florent GAC, piano ; Yoni ZELNIK, contrebasse ; Andrea MICHELUTTI, batterie ; Denise KING et Walter RICCI, chant)Réf. GAYA035 – Gaya Music – Socadisc – Avril 2017Après huit années de silence, le Vintage Orchestra revient sur le devant de la scène avec la même équipe sous la direction du saxophoniste Dominique Mandin. Les musiciens qui le composent sont tous devenus des acteurs de premier plan de la scène jazz actuelle, dirigeant

Cf. L’Ena Hors les Murs, Décembre 2015, dans Jean-Pierre Como, Express Europa (Réf. CY2015/3 – L’âme sœur – Absilone – Socadisc – Octobre 2015).

à la Manhattan School of Music) se sont bâtis une solide réputation sur la scène new-yorkaise. Marc Demuth (contrebasse – il a obtenu son Bachelor et son Master au Koninklijk Conservatorium de La Haye et est diplômé du Conservatoire Royal de Bruxelles) s’est concentré, de son côté, sur l’enseignement et sur des projets musicaux en leader ou aux côtés de la chanteuse portugaise Sofia Ribeiro. En 2011, le trio se reforme, plus riche encore des expériences de chacun. Un premier disque paraît chez Laborie Jazz qui séduit journalistes et public : le trio se produit non seulement en Europe mais aussi aux États-Unis, au Canada, en Amérique du Sud, en Russie et en Asie du sud-est.

Intitulé Places In Between, en écho aux temps partagés sur la route et aux expériences qui cimentent leur amitié et stimulent leur créativité, ce deuxième album prolonge leur premier coup d’éclat et on peut dire qu’il s’agit d’un véritable bijou. Servant des mélodies autant élégantes qu’innovantes, le trio ne cache ni ne déçoit sa grande ambition esthét ique. L’é légance naturelle du fameux triangle piano, contrebasse, batterie est ainsi magnifiée, entre romantisme européen et modernisme new-yorkais : justesse des phrasés, beauté des thèmes, sensibilité des touchers, on a l’impression que chacun pourrait jouer l’instrument de l’autre tant

mais pour se le réapproprier et le sublimer. Denise King et Walter Ricci, la première chanteuse confirmée sur la scène américaine et internationale, le second, jeune chanteur très pro-metteur au passé déjà riche d’événements , nous gratifient d’une interprétation à la fois très personnelle et profondément ancrée dans la tradition. Mais tous nous livrent un projet totalement jouissif qu’il convient d’aller écouter, car c ’est bon pour le cœur et pour les zygomatiques ! Courez-y ! ■■

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La boîte à livres

L’appel que nous avons lancé dans un précédent

numéro de la revue semble avoir été entendu puisqu’on nous annonce un ouvrage d’un camarade allemand et, dans deux ou trois mois, celui d’un camarade finlandais. Je voudrais également accuser réception de deux ouvrages de notre camarade marocain Mohamed Benhammou1, dont il est rendu compte à la fin de cette chronique. La boîte à livres est très heureuse de la venue de nos amis étrangers et également de la diversité des ouvrages dont il est rendu compte dans cette chronique.

■■ Mauriac politique André le Gall L’Harmattan 2017Cher ami, sans doute l’as-tu oublié, tu m’avais adressé ton François Mauriac : journaliste (1948-1958) en mars 2012. Cinq ans se sont écoulés et je reçois de toi aujourd’hui ton Mauriac politique dont tu espères « qu’il me remettra en mémoire un temps qui ne m’est pas étranger ». Tu ne peux pas mieux accrocher ma curiosité car je n’ai jamais oublié les fameux « Blocs-notes » commentant avec une pénétration inégalée les épisodes de la vie politique française et notamment les douloureuses péripéties de la « tragédie algérienne » (selon le mot d’un autre grand commentateur, Raymond Aron).J’ai mis plusieurs jours pour lire ton dernier opus et j’ai été, en particulier, émerveillé par la richesse des notes. Ce qui m’autorise à témoigner

de la réussite de ton projet : « rendre son timbre à cette voix », ainsi que tu l’écris dès la première page, « non pas proposer une nouvelle biographie du vigneron bordelais, mais redécouvrir l’éditorialiste du Figaro des temps de la Guerre froide, le bloc-notes de l’Express à l’heure de la décolonisation, mais aussi le collaborateur de l’Echo de Paris, du début des années 1930, le militant engagé de Sept et de Temps présent durant la guerre d’Espagne, l’auteur clandestin des Editions de Minuit sous l’Occupation avec le Cahier noir2, l’animateur de la Table ronde à partir de 1948, le pigiste de Témoignage chrétien vers le milieu des années cinquante,

l’inlassable commentateur du Figaro littéraire tout au long des années soixante, jusqu’à ce que la voix blessée cesse définitivement de proférer des mots nouveaux dans la nuit du 31 août au 1er septembre 1970 ».C’est vrai, comme tu le rappelles que cette somme journalistique qu’il laisse derrière lui ne saurait faire oublier le romancier du

Désert de l’amour, de Thérése Desqueyroux et du Nœud de vipères. Peut-être te décideras-tu avec les matériaux dont tu disposes à nous donner une biographie de François Mauriac comme tu l’as fait il y a quelques années pour Ionesco ?Mais pour l’heure, et avec quel talent, tu fais revivre le chroniqueur et le politique, ne te limitant pas à des citations bien choisies de ses textes mais y ajoutant les réponses qui lui furent faites et tes propres réflexions. Au surplus, tu as su, avec beaucoup d’autorité et de patience réunir, dans six chapitres l’essentiel de ces épisodes multiples auxquels il consacra tant de textes. Tu me permettras de les citer pour nos amis et qu’ils puissent prendre ainsi connaissance de l’ampleur de ton ouvrage : Religion – l’Europe à l’aube des dictatures – La Guerre froide – Le feu sur la glace – Détresses algériennes – Le Général et le mémorialiste. « Une mise en scène du siècle et de ses métaphores », comme tu l’écris.A propos de la religion, tu remarques : « Pour François Mauriac, au commencement il y a la foi. Une foi d’enfance… Sa fidélité à la filiation catholique n’est pas la résultante de ses orientations politiques, ce sont ces orientations politiques qui découlent de cette filiation. » Pour mieux le démontrer, tu as commencé par essayer de repérer cette imprégnation telle qu’elle se révèle dans les rédactions du maître sur quelques sujets en apparence étrangers au champ du

religieux. Tu tiens également à rappeler combien les derniers Bloc-notes fourmillent de confidences lacées sous le signe de ce vers de Baudelaire : « Adieu, vive clarté, de nos étés trop courts »

■■ Histoire de la Collaboration 1940-1945

François Broche - Jean-François Muracciole Editions Tallandier 2017Notre collègue de la revue, François Broche, dont nous avons précédemment signalé certains ouvrages, nous propose avec Jean-François Muracc io le, professeur d’histoire contemporaine à l’université Paul Valéry de Montpellier, spécialiste la France Libre et de la Résistance, une synthèse solide, cohérente et documentée, d’un phénomène d’une infinie complexité. Trois quarts de siècle après l’effondrement de 1940, la Collaboration demeure, comme l’écrit Stanley Hoffman3, « le plus délicat des problèmes posés par la défaite et la division de la France. ». C’est à ce problème que se sont attachés nos deux auteurs qui ont mené de multiples

1 - Cycle 1986-1987 des élèves étrangers (promotion Michel de Montaigne). Professeur d’Université, M. Benhammou dirige aujourd’hui le Centre marocain des études statistiques, la Fondation africaine des études stratégiques ainsi que la Fédération africaine des études stratégiques. 2 - Cet ouvrage signé « Forez » (pseudonyme de Mauriac), paru en 1943, a été récemment réédité par les éditions de Bartillat, avec une belle préface du professeur Jean Touzot, spécialiste de Mauriac, dont il réédité le « Bloc-notes » et publié plusieurs recueils de chroniques inédites (2016).3 - Directeur du Centre d’études européennes à Harvard, disparu en 2015, Stanley Hoffmann était l’un des meilleurs connaisseurs de l’histoire politique française. Il était notamment l’auteur d’un ouvrage de référence : Essais sur la France, déclin ou renouveau ? (Seuil, 1974).

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recherches comme en témoigne la bibliographie extrêmement complète et également les archives nationales et internationales dont on peut disposer aujourd’hui.

Dans le prologue, consacré aux origines, aux causes et aux prémices, les auteurs rappellent que, trois quarts de siècle après l’effondrement de 1940, la Collaboration demeure « le plus délicat des problèmes posés par la défaite et la division de la France », selon le mot de S. Hoffmann. Il s’agit d’un concept générique, flou que l’on a, à la Libération, chargé d’une mission impossible, consistant à ranger sous une étiquette commune des Français d’origines, de motivations et de conduites très différentes et souvent contradictoires… Elle n’a jamais inspiré une politique clairement déterminée une fois pour toutes… Elle recouvre un large éventail d’idées et de comportements qui ne se laissent pas facilement cerner… Son existence n’en a pas moins laissé une empreinte indélébile sur l’histoire de la France contemporaine. » Broche et Muracciole ont suivi un ordre chrono-thématique permettant au lecteur de ne jamais perdre le fil d’une histoire très complexe, décrite comme une tragédie en cinq actes, tout en approfondissant, au passage, la connaissance d’événements essentiels.

Une première partie est consacrée au « Lever de rideau » (juin-décembre 1940). Les auteurs rappellent le choc de la défaite, le poids de l’Occupation et l’engagement dans la Collaboration. Dans la deuxième partie, « Révolution nationale et ordre nouveau » (janvier 1941-avril 1942), ils retracent l’histoire du gouvernement de l’amiral Darlan, ainsi que trois volets majeurs de la Collaboration : Collaboration économique ; Collaboration politique, militaire et journalistique (« le versant gris ») ; Collaboration artistique, intellectuelle, mondaine, sportive et aussi « horizontale » (« le versant rose »).La troisième partie, « Au nom de l’Europe » (avril-décembre 1942) correspond au retour de Pierre Laval et aussi au « versant noir » de la Collaboration : croisades contre les Juifs, les francs-maçons, le bolchevisme, dé la t ion tous az imuts, « vassalisation de la France ». L a q u a t r i è m e p a r t i e , « Illusions et désillusions », qui couvre la période de janvier 1943 à mai 1944, est composée de deux chapitres : « Le Maréchal prépare sa sortie » et « Les dernières cartouches ». L’État français est de plus en plus livré aux excès des miliciens de Joseph Darnand, qui rivalisent dans la sauvagerie. Depuis longtemps, Pétain lui-même ne se fait plus aucune illusion : « Tout cela finira mal », confie-t-il à un de ses proches. Au cinquième acte de la grande tragédie nationale (janvier 1944-mai 1945), « le rideau tombe » : c’est la fin d’un monde, la fin d’un rêve, la fin de l’État français. Les dernières intrigues de Laval et les folles espérances des chefs collaborationnistes réfugiés en Allemagne n’y pourront rien changer. La Collaboration est

renvoyée dans les poubelles de l’Histoire.Dans deux chapitres finaux, les auteurs se penchent sur l’épuration, et aussi sur la réhabilitation du régime de Vichy qui débute dès la fin de la guerre. Ils passent en revue les diverses histoires de la Collaboration et soulignent l’actualité de la période, qui demeure à la fois un sujet polémique, l ’objet d’un débat récurrent et un champ permanent de recherche et d’interprétation : « Une mémoire apaisée n’exige pas l’oubli, concluent-ils ; elle ne peut être fondée que sur l’approfondissement de la connaissance dégagée de tout le fatras idéologique ou affectif qui ne cesse de l’encombrer. C’est à ce prix que l’histoire de la Collaboration appartiendra, définitivement, au passé. »Cet ouvrage mériterait gran-dement d’être retenu par le jury d’un grand prix tant il s’attache à rendre compte, avec une objectivité et une grande clarté, d’une des périodes les plus critiques de notre histoire.

■■ Les Lames de fond se rapprochent

Jacques de Larosière Odile Jacob 2017Dans un précédent numéro, nous avions rendu compte de 50 ans de crise financière (Odile Jacob, 2016) à la fois témoignage et souvenirs du

passé « financier » de Jacques de Larosière. Il nous propose aujourd’hui un livre qui est, suivant son expression, « un cri d’alarme ». Le thème ? « Un certain nombre de phénomènes structurels ont déjà atteint le point de non-retour, écrit l’auteur dans l’introduction. Ils sont là. Ils s’aggravent à une vitesse qu’on n’imaginait pas… Ils ont commencé à bouleverser nos certitudes, nos habitudes, nos modes de vie. Ils font déjà craquer nombre d’équilibres institutionnels que nous avions tendance à croire immuables… »Il nous propose donc de réfléchir avec lui, à ces « lames de fond » et suggère quelques pistes d’action qui permettraient de nous adapter à ces nouvelles réalités. Elles sont de trois sortes : le vieillissement démographique nous rattrape à grands pas ; la mondialisation s’accompagne d’inégalités croissantes ; le ralentissement de la croissance : phénomène séculaire ? L’auteur pose d’autres questions, qu’il convient de prendre en considération. Comment répondre au défi de la protection de l’environnement ? La politique monétaire ? Faut-il jeter de l ’argent aux problèmes quand ils sont structurels. Autre sujet : les illusions de la « financiarisation » du système. Tous ces problèmes sont analysés de façon claire, ce qui permet à cet ouvrage de ne pas être destiné aux seuls spécialistes. La dernière partie répond à la question : que faire ? Face à ces lames de fond qui atteignent avec plus ou moins d’intensité toutes les économies mondiales, l’auteur propose des solutions. Les défis sont multiples, mais solubles.Une courte conclusion, mais riche de réflexion. J. de Larosière insiste sur le fait que nous sommes dans

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1 - Corinne, mon assistante, vous promet de belles vitrines tout au long de l’année.2 - Il écrit ces lignes en juillet 2016.3 - Tout au long de son livre, H. Védrine rend hommage aux responsables du Quai d’Orsay et de l’Élysée, avec qui il a entretenu, comme il le rappelle à différentes reprises, des relations quotidiennes et souvent amicales. À cet égard le chapitre intitulé : « Le système Mitterrand » est particulièrement intéressant.4 - L’ouvrage est complété par une série d’annexes : -1) Réflexions sur le discours prononcé à l’occasion du transfert du centre de Jean Moulin au Panthéon -2) Chronologie de la vie et de l’engagement de Malraux -3) Bibliographie -4) Index des citations.

« une situation de non-retour ». Une adhésion collective est nécessaire et la prise de décision est urgente car cette adhésion nécessitera de mieux prendre en compte « l’équité des mesures nécessaires et leurs conséquences sociales. » L’ouvrage se clôt sur une série d’annexes dont le texte du discours qu’il a prononcé à la Colombia University en décembre 2010 sur le thème : « La politique monétaire a joué un rôle central dans le déclenchement de la crise financière. » Déjà il prévoyait de la suite…À noter également une biographie très courte, mais bien choisie ainsi qu’une intervention de l’auteur à Sciences-po en 2016 dans le cadre des conférences : « Régulation, supervision, compliance ».

■■ Sport et droit européen

Colin Miège L’Harmattan 2017Dans la collection « Le droit d’aujourd’hui », le dernier ouvrage de notre ami Colin Miège s’ajoute à plusieurs ouvrages liés au sport, et notamment dans le cadre européen. Comme il nous le précise, « le droit européen a eu une influence déterminante sur le sport à mesure que celui-ci devenait une activité à part entière. ». Il convient en effet de rappeler que c’est par le biais du Traité de Lisbonne, en 2007, que le sport a été en quelque sorte « intégré » dans les compétences de l’Union. L’auteur tient également à souligner que, paradoxalement, « Le Conseil de l’Europe, qui a inclus le sport dans son objet, dès 1959, a eu une influence moins notable sur les organisations sportives, même si elle n’est pas négligeable ». Dans les dernières lignes de l’introduction, il ajoute : « Le

droit européen appliqué au sport étudié ici émane donc à titre principal de l’Union européenne et accessoirement du Conseil de l’Europe, institutions qu’il convient de restituer dans leurs rôles ». Ce droit en effet revêt en pratique diverses formes et inclut inévitablement la soft law qui s’exprime au travers d’innombrables réso-lutions ou recommandations dont les organisat ions gouvernementales interna-tionales sont « coutumières ».Ce sont sur ces données qu’il a bâti son ouvrage, qui s’accompagne d’annexes illustrant le texte et que complète une bibliographie « indicative », en réalité très complète, nous donnant à la fois les références d’ouvrages généraux, d’ouvrages théma-

tiques, d’ouvrages sur le sport et le droit (droit de l’homme et sport, concurrence et sport, etc.).Nous ne souhaitons pas limiter ce compte rendu à ces indications générales et il nous a paru intéressant, pour le lecteur intéressé, de préciser que cet ouvrage comprend cinq parties, elles-mêmes découpées en chapitres, dont la première concerne le Conseil de l’Europe et l’Union européenne dans leurs actions complémentaires exercées sur des modes distincts. Dans la deuxième partie, le

lecteur découvre l’impact du droit européen sur le sport, notamment dans un chapitre, particulièrement intéressant sur la rencontre conflictuelle entre les règles sportives et le droit européen. Une troisième partie s’attache à préciser l’application des règles de concurrence au secteur sportif marchand (un chapitre est consacré aux règles de concurrence appliquée dans la gestion des droits de retransmission audio-visuelle d’événements sportifs). Dans la quatrième partie, l’auteur étudie l’émergence d’une politique européenne du sport, la cinquième partie étant réservée à la question du sport et des droits de l’homme dans le cadre européen : c’est ainsi qu’il est possible désormais de recenser plusieurs jugements permettant de tracer les contours d’une application des droits de l’homme au sport.L’ouvrage offre en outre un panorama complet des règlements ou décisions de justice qui ont eu un impact sur le sport depuis les débuts de la construction européenne

■■ Le Djihadisme international : l’ennemi invisible

Mohamed Benhammou L’Harmattan 2017Expert international en matière de stratégie et de sécurité, l’auteur nous livre le fruit de son expérience et de ses recherches pour comprendre le phénomène dj ihadiste, explorer sa complexité et ses subtilités. « Ce livre, écrit le préfacier, Emmanuel Caulier, avocat à la cour d’appel de Paris, réussit un tour de force, faisant entrer en ligne de compte l’époque, le milieu, la pensée, et la réalité géostratégique. Il le fait avec clarté et sans complaisance, dépassant la pure érudition pour dégager des idées… Le

professeur nous entraîne à penser au-delà de l’optimisme et du pessimisme, il veut que, devant cet extrême danger, nous prenions in extremis les mesures de sécurité. » On ne saurait mieux présenter cet ouvrage et nous nous limiterons, pour nos lecteurs, à l’essentiel.Dans un chapitre introductif, l’auteur analyse le concept de

terrorisme, le terrorisme et la guérilla et le terrorisme et le djihadisme. La première partie porte « sur le socle doctrinal du djihadisme international, sur l’historicité de la politique d’une part et d’autre part sur le renouveau du terrorisme de type djihadiste avec toutes les conséquences actuelles ». La deuxième partie est consacrée aux stratégies opérationnelles des combattants étrangers liés au djihadisme international (la logistique de la terreur, les modes opératoires des combattants djihadistes)L’ensemble de cette étude, menée avec beaucoup de

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précision et de nombreux exemples, aboutit à une conclusion générale, d’où il ressort que « la lutte contre le djihadisme international est loin d’être parvenue à éradiquer cette menace, encore moins à la limiter. » Et si la compréhension de ce phénomène constitue une avancée certaine vers « l’endiguement d’un tel fléau » la lutte sera longue, difficile. Pour M. Benhammou, le rôle du renseignement apparaît comme un fait absolument fondamental dans la lutte antiterroriste : il doit reposer sur une stratégie globale car le combat dépasse largement le conflit militaire et le poids des armes. Il doit explorer toutes les facettes de l’homme : « Ce qui conforte l’idée que le monde d’aujourd’hui doit intégrer la perspective de vie avec le terrorisme, conclut-il. Sans rêver de le bannir totalement mais davantage en songeant de ne jamais abandonner le combat pour le bannir. »

■■ Les Services de renseignements

Mohamed Benhammou L’Harmattan 2017Ce livre, également préfacé par Emmanuel Caulier, est sous-titré : « Quelles transformations après le 11 septembre 2001 » ? Dans une première partie, l’auteur étudie de l’évolution de la fonction renseignement depuis la fin de la Guerre froide et, dans une deuxième partie, l’évolution du renseignement américain post 11 septembre. La troisième partie est consacrée à la réponse française et aux initiatives prises par notre pays. Dans une quatrième partie, il fait le bilan de la réforme des communautés de renseignement (le cas américain et le cas français). Une dernière partie analyse

les enseignements que l’on peut tirer et les possibilités d’améliorations. Chacune de ses parties est rédigée avec précision et réalisme, tout en évitant « d’évoquer les aspects éthiques que soulève le renseignement, son contrôle institutionnel ainsi que sa privatisation grandissante (La quatrième de couverture fait référence à un centre de perfectionnement pour diplomates, fonctionnaires internationaux, attachés de défense et dirigeants, le Centre d’études diplomatiques et stratégiques (CEDS) organismes créé en 1985, doté du statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations-Unies).

■■ L’Etoile noire, une aventure au cœur de la Russie souterraine

Paul-Henri Guiter Editions Arthaud 2017Je vais, en conclusion de cette chronique, me faire l’amical messager d’un roman paru au début de l’année et signé par le fils d’un de nos camarades. Depuis plus de seize ans, Paul-Henri Guiter vit à Moscou. Il y a développé une activité privée et est également conseiller du président d’une entreprise de sécurité. Ces quelques lignes pour éclairer le lecteur sur le choix de ce récit « dans la lignée des aventures de Monfreid et de Joseph Kessel », ses idoles.

L’auteur présente l’ouvrage comme « les confessions d’un insoumis de bonne famille, expatrié dans sa jeunesse au pays des anciens soviets et après d’autres aventures ». Tout au long des pages, pleine de péripéties et de situations inattendues, il nous « entraîne » dans les turpitudes de la mafia russe, éclairant au passage les causes des récents conflits avec l’Ukraine ou ceux plus anciens, avec la Tchétchénie. Je ne peux ni ne veux en écrire davantage mais j’ajouterai que ce roman est une fausse autobiographie, qui relate les dessous de l’âme

russe. À vous de juger… Sachez que, paru au début de l’année, l’ouvrage, en raison de son succès est actuellement en réédition. ■

Robert ChelleAlbert Camus 1962