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Pierre Durand CETTE MYSTÉRIEUSE SECTION COLONIALE Le PCF et les colonies, 1920-1962 Éditions Messidor

Durand Section Coloniale

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Pierre Durand

CETTE MYSTÉRIEUSE SECTION COLONIALE

Le PCF et les colonies, 1920-1962

Éditions Messidor

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Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés pour tous pays

© 1986, Éditions Messidor, Paris ISBN 2-209-05853-8

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Aux morts de Charonne

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1. En revenant de l'Expo

E n ce mois de novembre 1931, l'Illustration, qui était un peu le Paris-Match de l'époque, tout aussi réactionnaire, mais plus sérieuse, affichait en couverture une photo où les frondai­sons du bois de Vincennes égrènent leurs feuilles dorées sur un cortège épais d'hommes en chapeau de feutre ou le crâne revêtu d'un béret, et de femmes, têtes également couvertes, moins nombreuses, mais le visage émerveillé. En légende : « La fin d'un beau rêve colonial : la foule à l'Exposition de Vincennes le jour de la clôture. »

Pour une belle exposition, c'avait été une belle exposition. Au Musée des Colonies, pour la fête de clôture, le ballet martini­quais avait présenté « le salut des capitales coloniales à la ville de Paris » selon un scénario de M. F. Rouvray et, écrit l'Illustration, l'enthousiasme et la ferveur avaient été tels que cela conférait à l'Expo « une manière d'immortalité ». Trois mille invités s'étaient pressés au Musée pour applaudir « une apothéose symbolique associant au triomphe d'une victoire la mélancolie d'un adieu », tandis que sous les frondaisons « une brume dorée enveloppait et révélait dans une vision de rêve les palais blancs, les hautes tours, les arbres des pays exotiques ». En ce temps-là, on savait écrire...

Au Musée transformé en palais de réception, on avait vu « un barbare et splendide défilé » d'indigènes sauvages venus de l'Anam, du Tonkin, du Cambodge, d'Alger, de Dakar, de Tananarive, de la Martinique, de Pondichéry, de Papeete. Il y avait eu des danses indiennes et tahitiennes. Dans un coin, M. Pierre Laval s'entretenait avec le maréchal Louis, Hubert

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Lyautey , grand vainqueur de cent rébellions, et André Tar-dieu 2, qui n'aura plus que deux ans à attendre avant d'applau­dir à l'accession de Hitler au pouvoir en Allemagne.

Il faut dire que l'armée n'avait pas été oubliée. Pour la cérémonie de clôture, les roulements de caisse et les pas rythmés des troupes en armes « ajoutaient à la mélancolie de l'instant une grandeur militaire et triste (sic). Le maréchal Lyautey, accompagné du général Henri Gouraud3 et de son état-major, descendit lentement l'avenue et se posta face à la Tour de bronze. Un coup de canon retentit, une sonnerie de clairon déchira l'air et, tandis que la Marseillaise déferlait, lentement, s'affaissant comme un être qui se couche pour mourir, l'éta-mine aux trois couleurs flottant au sommet de la Tour descendit le long de sa hampe. Minute poignante qui serra les cœurs et fit se découvrir tous les fronts. Un dernier sursaut de l'étoffe, un suprême rugissement du canon : l'Exposition coloniale de 1931 avait vécu. Alors, derrière le maréchal immobile et debout, son bâton de commandement à la main, le palais d'Angkor s'illuminait tandis que les troupes coloniales commençaient à défiler, acclamées par la foule qui mêlait leur nom à celui du maréchal Lyautey. Cependant, tandis qu'un pâle croissant de lune s'inscrivait au-dessus de la rouge tour de Djenné comme un rappel de cet Islam où le grand chef a joué un rôle si vaste, le maréchal, passant devant le pavillon des missions catholiques et protestantes, par un de ces gestes qui ont de la race et dont il sait le secret, inclinait par deux fois devant les deux croix son bâton de commandement semé d'étoiles ». Fermez le ban.

L'Illustration ne signale pas qu'un tract a été répandu dans Paris, portant en titre un mot d'ordre apparemment peu suivi : « Ne visitez pas l'Exposition coloniale. » Il était signé par André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret, Georges Sadoul, Pierre Unik, André Thirion, René Crevel, Louis Aragon, René Char, Maxime Alexandre, Yves Tanguy, Georges Malkine...

La « fin du beau rêve colonial » n'est, dans l'esprit du journaliste de l'Illustration, que la fin d'une féerie à grand spectacle qui avait ravi les foules et consolidé l'image d'une France généreuse régnant sur un Empire heureux de 11 mil-

1. 1854-1934. 2. 1876-1945. 3. 1867-1946.

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lions de km 2 , peuplé de 65 millions d'habitants. La Grande-Bretagne était loin devant, avec 40 millions de km 2 et 495 millions d'habitants. Puis venaient la Belgique (2 385 000 km 2 , 10 millions d'habitants), le Portugal (2100 000 km 2 , 8 millions et demi d'habitants), la Hollande (2030000 km 2 , 61 millions d'habitants), l'Italie (2200000 km 2 , 2400000 habitants), ies Etats-Unis (1850000 km 2 , 14700000 habitants), et enfin l'Espagne (350000 km 2 , 1500000 habitants).

Sur les cartes géographiques affichées aux murs des classes, l'empire colonial français constituait une énorme tache violette qui mettait dans l'esprit des enfants la satisfaction d'appartenir aux rangs des grands maîtres de la planète. Les manuels inculquaient un idéal impérial, les valeurs d'une France porteuse de lumières, de civilisation, de morale laïque et de droits de l'homme, pour les uns, d'Evangile pour les autres. Chacun avait ses héros, du Père de Foucauld à Bournazel et à Lyautey1. Les pantalons rouges des zouaves, les splendides uniformes des spahis, des méharistes, les képis blancs de la Légion dans le sable chaud des dunes infinies, les fortins encerclés par des hordes sauvages, l'exploration des forêts peuplées d'animaux étranges (et d'arbres à caoutchouc), les expéditions à l'autre bout du monde, quelle épopée !

La fondation de l'Empire, au fond, n'était pas si vieille. Etre colonisateur, c'était être moderne. En 1815, la France ne contrôlait encore que la Guyane, les Antilles, Saint-Louis et Gorée en Afrique, la Réunion (ex. Ile Bourbon) dans l'océan Indien et les cinq comptoirs de l'Inde dont les noms se récitaient en litanie dans toutes les familles françaises : Chandernagor, Yanaon, Pondichéry, Karikal, Mahé. Il fallut attendre 1830 pour que commence la conquête de l'Algérie, achevée officielle­ment en 1847 ; 1842 pour l'occupation des îles Marquises et de Tahiti; 1844 pour celles des îles Wallis et Futuna.

C'est à partir de 1856 et surtout entre 1871 et 1914 qu'est absorbé le plus gros morceau : un régime de protectorat est imposé à la Tunisie en 1881 et au Maroc en 1912 ; la Nouvelle-Calédonie, l'Afrique-Occidentale française (A.O.F.), l'Afrique-Equatoriale française (A.E.F.) entre 1892 et 1894, Madagascar (1895) et l'Indochine où l'on distingue alors l'Annam, la Cochinchine (1859-1868) ; le Tonkin, le Laos et le Cambodge sont conquis en peu de temps (1883-1885) de même que l'Océanie. Après 1918, la France se voit confier par la Société

1. Cf. J. Arnault, « Procès du colonialisme >, Ed. Soc, 1958.

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des Nations, des « mandats » sur le Liban, (anciennement annexé à la Turquie), le Cameroun et le Togo (ex-colonies allemandes).

Il n'est pas sans intérêt de relire dans une Encyclopédie des années trente de notre siècle la définition communément admise du mot colonie. L'édition de 1935 de l'Encyclopédie Quillet, par exemple, explique : « Une colonie est un 'territoire neuf, dont un peuple de civilisation avancée entreprend la mise en valeur après l'avoir placé sous sa dépendance politique. » Territoire «e«/*donne à penser qu'il est désert ou n'appartient à personne. Le colonisateur bénéficie forcément d'une civilisation avancée et son but est de mettre en valeur ce qui n'est nullement condamnable. Quant à la dépendance politique, elle n'est qu'un critère accessoire.

« Au XIXe siècle, poursuit l'Encyclopédie, la révolution indus­trielle, en intensifiant les moyens de production, rompit l'ancien équilibre économique : les matières premières étaient en quan­tité insuffisante et les débouchés commerciaux, par le jeu du protectionnisme, se fermaient. Il fallut chercher des marchés d'achat et de vente assurés. Les grandes puissances commer­çantes et industrielles se lancèrent à la conquête des pays neufs d'Afrique et d'Asie, seuls susceptibles de subir une domination étrangère. »

Et voilà pourquoi votre fille est muette ! Puisqu'il faut des matières premières et des débouchés commerciaux, il ne reste plus qu'à conquérir les pays « susceptibles de subir une domination étrangère », c'est-à-dire les plus faibles, par défini­tion. Que cela ne soit pas très moral, il n'y faut pas songer. Ce sont, de toute façon, toujours les plus gros poissons qui mangent les plus petits. La morale, qu'elle soit laïque ou religieuse, n'a pas à s'en offusquer.

L'esclavagisme n'avait pas eu d'autres justifications, compte tenu des mœurs en usage au temps où il florissait. Et cela dura trois siècles ! Claude Lévi-Strauss a évoqué à propos de cette histoire et du continent américain « ce monstrueux et incom­préhensible cataclysme que fut le développement de la civilisa­tion occidentale » : le génocide des populations du Nouveau-Monde aux temps des Conquistadores et de leurs successeurs et leur remplacement par une main-d'œuvre raflée sur le conti­nent africain. L'historien Jean Bruhat commentait : « Mons­trueux ? c'est l'évidence. » Incompréhensible ? Mais en tout cas

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très explicable. On peut préférer l'interprétation de Marx. « La découverte des contrées aurifères et argentifères de l'Amérique, la réduction des indigènes en esclavage, leur enfouissement dans les mines ou leur extermination, les commencements de conquête et de pillage aux Indes orientales, la transformation de l'Afrique en une sorte de garenne commerciale pour la chasse aux peaux noires, voilà les procédés idylliques d'accumulation primitive qui signalent l'ère capitaliste à son aurore. » 1

Louis XIII avait autorisé la traite des Noirs en 1642 parce qu'on l'avait convaincu, paraît-il, que c'était la seule voie de salut pour les âmes de ces malheureux païens. Les négriers de Nantes, du Havre, de Bordeaux, de la Rochelle et de Saint-Malo y trouvaient des bénéfices pouvant atteindre 60 et même 80 % de leurs investissements.

Au début du XIXe siècle, la traite est menacée car le travail des esclaves présente de moins en moins d'intérêt économique.2 Au Congrès dé Vienne (8 février 1815), les grandes puissances décident, en principe, l'abolition de la traite, mais celle-ci continue clandestinement. Elle ne disparaîtra qu'avec la fin de l'esclavage. On sait qu'en France elle ne fut décidée, grâce à Victor Schoelcher3, qu'après la révolution de février 1848. En fait, le « travail forcé » remplaça l'esclavage en maintes colo­nies jusqu'aux lendemains de la Deuxième Guerre mondiale.

L'esclavage avait été justifié par toutes sortes d'arguments idéologiques, à commencer par celui qui affirmait que les Noirs n'avaient pas d'âme et qu'ils n'étaient donc, ni plus ni moins que des animaux, au même titre que l'âne ou le cheval. Cette théorie étant tombée en désuétude, on la remplaça par celle de la nécessaire conversion des esclaves au christianisme, fût-ce par la force. .-.•,« Les barbaries et les atrocités exécrables perpétrées par les races soi-disant chrétiennes dans toutes les régions du monde et contre tous les peuples qu'elles ont pu subjuguer n'ont de parallèle dans aucune autre ère de l'histoire universelle, chez

1. Jean Bruhat. « Le temps des Négriers », L'Humanité, 8 janvier 1974. La citation de Marx est tirée du tome 3 du Capital, p. 193.

2. L'économiste anglais, Adam Smith le dit explicitement : * L'ouvrage fait par des mains libres revient en définitive à meilleur compte que celui qui se fait par des esclaves. »

3. 1804-1893.

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aucune autre race, si sauvage, si impitoyable, si éhontée qu'elle fût », a écrit l'historien britannique W. Howitt dans son livre « Colonisation and Christianity », cité par Marx 1.

On se reportera à J. Suret-Canale2 pour se faire une idée de l'étendue du mal fait aux peuples africains par la traite. Les données statistiques sont incertaines pour ce qui est du nombre des Noirs déportés aux Amériques : de 15 à 20 millions sans doute. Mais il faut y ajouter les victimes de la chasse aux esclaves, ceux qui sont morts à bord des vaisseaux transportant « le bois d'ébène ». Il faut tenir compte du fait que les hommes et les femmes enlevés constituaient les éléments les plus sains et les plus vigoureux de la population. La régression des forces productives qui en résulta, les conséquences démographiques de cette véritable saignée se sont répercutées jusqu'à nos jours.

Les esprits les plus éclairés s'élevèrent très tôt contre l'esclavagisme. On en trouve des traces chez Montaigne3. Montesquieu4, dans l'Esprit des lois, affirmait : « Comme tous les hommes naissent égaux, il faut dire que l'esclavage est contre nature. » Mais il faudra attendre près d'un siècle, malgré la Révolution de 1789, pour que la législation accepte cette évidence. Il en est allé de même pour le colonialisme et le combat pour l'égalité n'est sans doute pas achevé.

A l'esprit colonialiste, patriotard, chauvin et sans complexe qui anime une grande partie de la population française — d'autant plus à l'aise avec sa conscience qu'elle profite des miettes que lui laissent les exploiteurs directs des richesses lointaines — s'opposent divers courants de pensée qui se manifesteront durant des décennies.

Il y a d'abord ceux qui craignent pour leur bourse et estiment qu'il y a mieux à faire — et meilleur marché — en France qu'aux colonies. Dès 1826, Jean-Baptiste Say 5 fulminera contre les charges budgétaires qu'entraînent les possessions d'outre-mer. En 1885, Georges Clemenceau6 estime que les

1. Ouv. cité, p. 194. 2. Afrique Noire-Géographie-Civilisations-Histoire, t. 1, p. 195 et ss. 3. 1533-1592. 4. 1689-1755. 5. 1767-1832. 6. 1841-1929.

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colonies coûtent trop cher et qu'elles constituent un luxe : « Nous faisons la police pour elles et nous montons la garde

f)our qu'elles puissent commercer en toute sécurité et gagner de 'argent à nos dépens (...) Avant de s'abandonner au luxe (les

expéditions coloniales), faites donc, pour une heure, la police du pot-au-feu, les écoles, les travaux d'outillage. »

Trois quarts de siècle plus tard, un certain Raymond Cartier, aujourd'hui bien oublié, croyait inventer le « carriérisme » en redisant ce qu'avait dit Clemenceau (« N'eut-il pas mieux valu construire à Nevers l'hôpital de Lomé et à Tarbes le lycée de Bobo-Dioulasso ? »).*

En termes plus savants et dans une thèse où d'ailleurs figure une masse de documents intéressants, Jacques Marseille, « théorise » cette opinion en affirmant que l'Empire colonial permit de réaliser des profits fabuleux, avant 1914 surtout et jusqu'aux années trente, mais qu'il devint à partir de cette époque, un boulet entravant la modernisation du capitalisme français.2

Ce genre de réserves très circonstancielles ne va pas loin et vole généralement bas. Il n'en est pas de même des préoccupa­tions humanistes qui jalonnent à travers les siècles l'histoire de l'antiesclavagisme et de l'anticolonialisme, deux notions très liées l'une à l'autre.

Montaigne s'apitoie devant « tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de peuples passés au fil de l'épée et la plus riche et belle partie du monde bouleversée, pour la négociation des perles et du poivre ». Denis Diderot3 fait dire à un Tahitien s'adressant au conquérant Bougainville4 : « Ce pays est à toi ! Et pourquoi ? Parce que tu y a mis le pied ? Si un Tahitien débarquait un jour sur vos côtes et qu'il gravât sur une de vos pierres ou sur l'écorce d'un de vos arbres : Ce pays appartient aux habitants de Tahiti, qu'en penserais-tu ? »

Condorcet5 affirme : « La nation doit respecter les droits des autres nations. Elle n'emploiera jamais la force, ni la séduction,

1. Cité par Raoul Girardet, L'idée coloniale en France, La Table Ronde, 1972.

2. Jacques Marseille, Empire colonial et capitalisme français-Histoire d'un divorce, Albin Michel, 1984.

3. 1713-1784. 4. 1729-1811. 5. 1743-1794.

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pour obliger un peuple à recevoir ou à conserver des chefs qu'il voudrait rejeter, à maintenir ses lois s'il voulait les changea et à les changer s'il voulait les conserver. >

Et Robespierre1 : « Périssent les colonies s'il doit nous en coûter votre bonheur, votre gloire, votre liberté. Je le répète : périssent les colonies, si les colons veulent, par des menaces, nous forcer à décréter ce qui convient le plus à leur intérêt. »

Victor Hugo 2 se solidarise avec les Noirs révoltés à Haïti en 1791 et leur consacre son premier roman, Bug JargaL Plus tard, il écrit aux femmes de Cuba qui lui avaient adressé une pétition : « Si la France avait encore Haïti, de même que je dis h l'Espagne : Rends Cuba !, je dirais à la France : Rends Haïti ! ». Il appuya les héros de l'indépendance latino-américaine, Boli­var et San Martin4. Il défendit John Brown 5, l'antiraciste, l'antiesclavagiste qui a voulu libérer les Noirs des Etats-Unis « Il y a quelque chose de plus effrayant que Caïn tuant Abel, c'est Washington tuant Spartacus ! »

Dans Les Années funestes, trois vers du poème intitulé Misère nous ont interpellés longtemps :

« L'Afrique agonisante expire dans nos serres « Là, tout un peuple râle et demande à manger : « Famines dans Oran, famines dans Alger... » En 1829, dans la préface aux Orientales, Victor Hugo

Krophétise : « Nous verrons de grandes choses. La vieille arbarie asiatique n'est peut-être pas aussi dépourvue

d'hommes supérieurs que notre civilisation le veut croire. »

Toutes ces prises de position sont antérieures à l'ère coloniale moderne proprement dite. Elles n'en constituent pas moins un fonds commun, culturel et politique, auquel se nourriront les anticolonialistes de la fin du xix e siècle et des débuts du XX*. L'indignation des fondateurs du socialisme scientifique s'en inspirera largement et leurs disciples plus ou moins fidèles y attacheront tous une grande importance.

1. 1758-1794. 2. 1802-1885. 3. 1783-1830. 4. 1778-1850. 5. 1800-1859.

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2. Aux sources de la générosité

L e ministère des Colonies a disparu! Englouti dans le naufrage tonkinois, perdu corps et biens en même temps que Jules Ferry, il lui faudra trois mois pour refaire surface. En réalité, installé encore à l'Hôtel de la Marine, rue Royale, il n'est en 1885 qu'un sous-secrétariat d'Etat rattaché au ministère du Commerce. Il faut remonter à Richelieu pour trouver la nais­sance, dans les lettres patentes d'octobre 1626, d'une charge de grand-maître, chef et surintendant général de la navigation et du Commerce de France (qui n'était autre que Richelieu lui-même) dans les compétences duquel entraient les colonies. Cette charge fut supprimée en 1669, celle d'Amiral de France rétablie.

La Marine et le Commerce furent confiés à des secrétaires d'Etat qui disparurent à leur tour en 1715 au profit de « Conseils particuliers pour la direction des affaires du Royaume >. Un conseil de la Marine formé de six membres s'occupait également des colonies. Le 20 mars 1723, on en revient au Secrétariat d'Etat qui se maintient jusqu'à la Révolution. Le 27 avril 1791, un décret décide la création du ministère de la Marine et des Colonies, étant précisé que celles-ci existent « dans les îles et sur le continent d'Amérique » et dans « les établissements et comptoirs en Asie et en Afrique ».

Cette institution fonctionne sans nouvelles réformes jusqu'en 1858. Le 24 juin de cette année, elle est transformée en ministère de l'Algérie et des Colonies, qui vit deux ans. Le 24 novembre 1860, les colonies repassent à la Marine. Sous le gouvernement Gambetta (1881), on crée un sous-secrétariat d'Etat aux colonies rattaché au Commerce. Cela dure jusqu'au

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30 janvier 1882. Il revient à nouveau à la Marine, disparaît à deux reprises (9 août 1882-22 septembre 1883 et 10 novembre 1885—15 janvier 1886) puis est rattaché, soit à la Marine soit au Commerce jusqu'à la loi du 20 mars 1894 qui crée définitivement le ministère des Colonies. Il s'implante d'abord au Pavillon de Flore avant de s'installer définitivement au 27, de la rue Oudinot en 1909 (Hôtel de Montmorin).

Des habitudes s'étaient peu à peu créées, une bureaucratie était née et presque un Etat dans l'Etat, à plusieurs reprises, avec ses liaisons privilégiées du côté des églises, grandes pourvoyeuses de missions en pays infidèles, 1 armée qui les protégeait tout en pillant et en tuant, et quelques cercles financiers hautement spécialisés dans les affaires lointaines.

Au début des années 1880, tous ces gens-là étaient prodi­gieusement excités contre les socialistes. Quoiqu'à peine remis de la terrible saignée de 1871, le mouvement ouvrier commen­çait à faire parler de lui. Pour les élections législatives de 1881, Jules Guesde avait établi un « Programme minimum » dont Karl Marx trouvait qu'il était « un grand pas » pour les ouvriers français.1

Parmi les problèmes concrets dont se préoccupent les socia­listes, figure la question coloniale. En mars 1881, Paul Lafargue a donné le la de la campagne anticolonialiste du Parti ouvrier — le parti de Jules Guesde3. Il écrit à celui-ci, le 12 juillet, à la suite du diktat imposé au bey de Tunis qui a accepté le protectorat français, le 12 mai (Traité du Bardo) : « Et quel est le résultat ? C'est que la France est sans alliés et paralysée par une guerre de guérilla qui peut durer des années, coûter une centaine de mille d'hommes et autant de millions — déjà on en a dépensé 37 et l'on va demander 14 autres millions. »

Depuis le 30 janvier 1879, la République troisième du nom est entrée dans l'ère des Jules. Jules Grévy 4 est président de la République et il le restera jusqu'en 1887, après avoir été réélu en 1885. Jules Ferry 5 est président du Conseil (septembre 1880-novembre 1881 ; février 1883-mars 1885) après avoir

1. Lettre à F. A. Sorge, 5 novembre 1880. 2. 1842-1911. Epoux de Laura, fille de Karl Marx. 3. 1845-1922. 4. 1807-1891. 5. 1832-1893.

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été beaucoup d'autres choses. Ses rouflaquettes poussées au-delà de toute mesure lui font un collier grisonnant et touffu d'où surgit un nez puissant surmonté d'un front dégarni jusqu'au milieu du crâne. Il aurait des allures de bon père s'il n'était anticlérical fervent et son vocabulaire le ferait passer pour un esprit fort avancé s'il ne s'était aussi peu soucié du droit des gens.

Jules-François-Camille Ferry, Vosgien de naissance, avocat de profession et journaliste politique au Temps, député d'oppo­sition républicaine en 18tf9, nommé préfet de la Seine, puis maire de Paris après la déchéance de Napoléon III, avait été chargé du ravitaillement et du maintien de l'ordre durant le siège de la capitale. Il se rendit si populaire dans ces délicates fonctions qu'on le surnomma Ferry-la-famine. Au moment de la Commune, il sera l'un des derniers représentants du gouver­nement de Thiers à quitter Paris.

Successivement préfet de Paris, ambassadeur en Grèce, président de la gauche républicaine, ministre de l'Instruction publique et des beaux-arts (son rôle en matière scolaire est, on le sait, capital) il devint président du Conseil le 23 septembre 1880. Il amorça alors son programme colonial, qui correspon­dait à la fois au désir de prendre une revanche militaire après la défaite de 1871 et de s'emparer du maximum de terres pendant qu'il était encore temps. C'est une politique impérialiste au sens le plus strict du terme, que Jules Ferry expose sans excès de modération dans son discours du 28 juillet 1885 devant la Chambre :

« La question que nous posent les adversaires de la politique d'expansion coloniale est celle-ci : " Votre politique se rat-tache-t-elle à un ensemble de vues, de considérations, d'inté­rêts, à des conceptions élevées, à longue portée, à longue échéance, et qui supporte la discussion devant une grande assemblée, et qu'un grand pays comme la France comprend toujours parce qu'il a le culte et le souvenir de toutes les grandes choses ? " Si vous nous demandez cela, nous répondrons : * Oui, nous avons une politique coloniale ; une politique d'expansion coloniale qui est fondée sur un système "...

« La forme première de la colonisation, c'est celle qui offre un asile et du travail au surcroît de population des pays pauvres ou de ceux qui renferment une population exubérante. Mais il y a une autre forme de colonisation : c'est celle qui s'adapte aux

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peuples qui ont, ou bien un excédent de capitaux ou bien un excédent de produits.

« Et c'est là la forme moderne, actuelle, la plus répandue et la plus féconde...

« Les colonies sont, pour les pays riches, un placement de capitaux des plus avantageux. L'illustre Stuart ]V£ill a consacré un chapitre de son ouvrage à faire cette démonstration, et il le résume ainsi : " Pour les pays vieux et riches, la colonisation est une des meilleures affaires auxquelles ils puissent se livrer "...

« Je dis que la France, qui a toujours regorgé de capitaux et en a exporté des quantités considérables 4 l'étranger — c'est par milliards en effet qu'on peut compter les exportations de capitaux faites par ce grand pays — je dis que la France, qui est si riche, a intérêt à considérer ce côté de la question coloniale.

« Mais, Messieurs, il y a un autre côté plus important que cette question, qui domine de beaucoup celui auquel je viens de toucher. La question coloniale, c'est, pour les pays voués par la nature même de leur industrie à une grande exportation, comme la nôtre, la question même des débouchés...

« A ce point de vue particulier, mais de la plus haute importance, au temps où nous sommes et dans la crise que traversent toutes les industries européennes, la fondation d'une colonie, c'est la création d'un débouché. On a remarqué, en effet, que les exemples abondent dans l'histoire économique des peuples modernes, qu'il suffit que le lien colonial subsiste entre la mère-patrie qui produit et les colonies qu'elle a fondées, pour que la prédominance économique accompagne et subisse, en quelque sorte, la prédominance politique...

« C'est aussi pour notre marine que les colonies sont faites. «Je dis que la politique coloniale de la France, que la

politique d'expansion coloniale, celle qui nous a fait aller, sous l'Empire, à Saigon, en Cochinchine, celle qui nous a conduits en Tunisie, celle qui nous a amenés à Madagascar — je dis que cette politique d'expansion coloniale s'est inspiré d'une vérité sur laquelle il faut pourtant appeler un instant votre attention : à savoir qu'une marine comme la nôtre ne peut pas se passer, sur la surface des mers, d'abris solides, de défenses, de centres de ravitaillement...

« Et c'est pour cela qu'il nous fallait la Tunisie ; c'est pour cela qu'il nous fallait Saigon et la Cochinchine ; c'est pour cela qu'il nous faut Madagascar, et que nous sommes à Diégo-Suarez et à Vohémar, et que nous ne les quitterons jamais !

« Messieurs, dans l'Europe telle qu'elle est faite, dans cette

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concurrence de tant de rivaux que nous voyons grandir autour de nous, les uns par les perfectionnements militaires ou maritimes, les autres par le développement prodigieux d'une population incessamment croissante; dans une Europe, ou plutôt dans un univers ainsi fait, la politique de recueillement et d'abstention, c'est tout simplement le chemin de la décadence ! Les nations, au temps où nous sommes, ne sont grandes que par l'activité qu'elles développent ; ce n'est pas « par le rayonne­ment pacifique des institutions » qu'elles sont grandes à l'heure qu'il est.

« Rayonner sans agir, sans se mêler aux affaires du monde, en se tenant à l'écart de toutes les combinaisons européennes, en regardant comme un piège, comme une aventure toute expansion vers l'Afrique ou vers l'Orient, vivre de cette sorte, pour une grande nation, c'est abdiquer. » 1

Texte capital qui situe les ambitions des milieux dirigeants de France, tant sur le plan économique que politique dans un monde où la concurrence interimpérialiste est vive. Aux alen­tours de 1881, les colonialistes français avaient songé à s'emparer de l'Egypte. Leurs homologues britanniques les avaient devancés et ils durent leur céder la place. En compensa­tion, la Grande-Bretagne accepta l'occupation de la Tunisie, et plus tard celle du Maroc. « Tu peux voler au bout de la rue, disait Jaurès 2 , puisque moi je vole à l'autre extrémité.3

En attendant de pouvoir s'occuper de l'Ouest maghrébin, Ferry — il n'était évidemment pas seul — envoya « une expédition de brigandage », comme disait Jules Guesde, au Tonkin. Commencée en 1884, elle se termina par un désastre en 1885. Les chefs militaires français furent sévèrement battus à Cao bang, Kelna et surtout Lang Son, près de la frontière chinoise que le général de Négrier, — blessé, il avait été remplacé par le colonel Herbinger — avait dû évacuer le 28 mars 1885. Jules Ferry démissionna deux jours plus tard et la rue Oudinot de l'époque ferma boutique pour quelque temps.

Pendant la guerre d'Indochine des années 1950, Marcel

1. Jules Ferry, Discours et opinions, Armand CoKn, Paris, t. 5, p. 172 à 220.

2. 1859-1914. 3. Cité par Marcel Cachin, L'Humanité, 6 novembre 1952.

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Cachin1, dont la longue vie avait connu de près toutes ces péripéties, écrivait dans L'Humanité :

« Tous les socialistes, tous les prolétaires parisiens multipliè­rent ici, en 1885, les meetings et les protestations contre ces douloureux événements. Comme nous, ils réclamaient la paix. Ils exigeaient " le rappel immédiat des troupes qu'on faisait tuer (comme aujourd'hui) sur le même Fleuve rouge " t Guesde criait chaque jour " au vol et au meurtre " commis à " l'abattoir extrême-asiatique Le Cri du Peuple évoquait un Sedan colonial auquel on marchait à grands pas. Il flétrissait les responsables des dix mille cadavres que la défaite coûtait à la France. »

« Il poursuivait : " Au moins qu'on ramène immédiatement en France ce qu'il reste de nos héroïques soldats et marins ! " w Qu'on ne sacrifie plus ni un centime ni un homme ! En criant : A bas Ferry! le peuple exige que les auteurs de la criminelle aventure paient de leur bourse les désastres qu'ils valent à la France ! » 2

Jules Guesde, qui avait dit : « la colonisation, c'est le vol, c'est le pillage, c'est le meurtre; ce sont des crimes commis contre de paisibles populations pour le profit d'une poignée de capitalistes avides de gains », écrivait le 7 avril 1885 dans Le Cri du Peuple :

« Le salut de la République commande l'abandon d'une aventure devenue un objet d'horreur pour nos populations paysanne et ouvrière. Mais la République, mais la patrie kékecekça comparées aux bénéfices de quelques milliers de trafiquants à l'étranger, qui se trouveraient entamés par la clôture pour insuffisance d'actif de la faillite tonkinoise.

« Nous pouvons et nous devons fermer le gouffre du Tonkin où disparaissent à la vapeur nos finances et notre armée.

« Nous pouvons et nous devons imposer le rapatriement de rares survivants de deux années de lutte, de fièvre et de choléra, et empêcher de nouveaux départs pour l'abattoir extrême-asiatique. Empêtrés comme le sont nos gouvernants dans les combinaisons ministérielles les moins viables, paralysés par leurs dissensions accrues, épouvantés par l'échéance électorale

1. 1869-1958. 2. Marcel Cachin, L'Humanité, 6 novembre 1952.

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qui s'approche, ils ne sauraient résister à une intervention populaire énergique.

« C'est cette intervention qu'il faut organiser sans délai et pour laquelle nous nous adressons en toute confiance à la caserne comme à l'atelier, aux citoyennes comme aux citoyens.

« Soldats, c'est vous qu'on déshonore en vous mettant, en mettant votre sang et votre héroïsme au service des voleurs de l'industrie, du commerce et de la banque qui pèchent aux profits avec vos cadavres. Ouvriers, c'est contre vous qu'est dirigée cette politique d'exportation à main armée. Femmes, mères, c'est vous que mettent en deuil les victoires comme les défaites " in partibus " qui " emmillionnent " également les gens de Bourse parce que vos succès ou revers, ce sont vos enfants qui meurent obscurément et inutilement à 2 000 lieues de cette patrie.

« Un seul parti peut, sans se blesser, s'armer du Tonkin et en frapper ses adversaires : c'est le Parti ouvrier, c'est le Parti révolutionnaire, parce que seul, partout et toujours, sans se laisser arrêter par les grands mots, aussi vides de sens que pleins de sang, de " prestige national " et " d'honneur du drapeau ", il s'est élevé contre toute idée de conquête — et surtout de conquête commerciale. Seul il n'a pas cessé de crier au vol et au meurtre, entassant meetings sur meetings et ameutant l'opinion contre la politique d'extorsion, dite politi­que d'expansion. De même que seul, lorsqu'il sera le maître, il pourra enterrer cette politique aussi criminelle que néfaste, en ouvrant à l'intérieur, par la restitution aux travailleurs du produit de leur travail, ces débouchés que l'ordre capitaliste est condamné à chercher aux quatre coins du monde et en supprimant, avec les armées permanentes, la matière même de la guerre. »

Ce texte-là aussi, comme celui, sur l'autre rive, de Jules Ferry, est capital. La condamnation du colonialisme et de l'impérialisme qui s'y exprime est d'une grande vivacité, d'une grande hauteur de vue. Mais on remarquera que si elle tient compte de l'intérêt bien compris de la France, elle fait une totale impasse sur les droits des peuples coloniaux eux-mêmes. Guesde veut, certes, les préserver du massacre et du pillage, mais Vidée d'une alliance de la classe ouvrière française exploitée par les mêmes capitalistes qui tuent et volent outre­mer, avec les peuples colonisés ne l'effleure pas. Nous verrons

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qu'il en va de même pour Jean Jaurès à l'occasion de la guerre du Maroc.

L'attitude du Parti socialiste réunifié en 1905 par la fusion du Parti ouvrier de Guesde et du Parti socialiste de Jaurès restera marquée par cette ambiguïté. En 1900, les guésdistes avaient voté contre le gouvernement qui avait brisé par la force armée (neuf morts et quatorze blessés) une grève des coupeurs de canne à sucre à la Martinique. Jaurès, tout en condamnant cette violence, avait donné sa voix au gouvernement. Il fut vivement critiqué par la gauche du mouvement. Au congrès de 1905, il sacrifia « loyalement une partie de ses thèses réfor­mistes rejetées par la majorité » \ mais ce ralliement ne pouvait aller plus loin que les idées de son temps. Il faut cependant noter que c'est lors de ce congrès que le Parti unifié discuta pour la première fois de la question coloniale. Pour sa part, le Parti ouvrier français de Guesde avait adopté dès septembre 1895 (Congrès de Romilly) sa célèbre motion anticolonialiste : « Ni un homme, ni un sou. » 2

La « pacification » du Maroc avait commencé depuis plu­sieurs années déjà. Dès sa parution, en 1904, L'Humanité la dénonça vigoureusement. Jaurès, cependant, en 1904 encore, lors de la ratification du traité anglo-français donnant à Paris la liberté d'action au Maroc, croyait à une « pénétration pacifi­que ». En 1906, lors de la conférence d'Algésiras qui reconnaît des « droits » à la France au Maroc tout en maintenant une indépendance fictive au sultan, il estime que ce règlement est « raisonnable ».

Mais, quand la « pénétration » apparaît sans conteste comme une guerre sans merci, il s'indigne. A la Chambre des députés, le 27 mars 1908, il s'écrie :

« C'est nous Français de France qui, pour notre propre honneur, lorsqu'un attentat a été commis au nom de notre pays, devons chercher la vérité, la dire, la proclamer pour réparer, s'il

1. Etienne Fajon, En feuilletant L'Humanité, 1904-1964, Editions de L'Humanité, 1964, p. 14.

2. Voir notamment Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 26, 1972, « La politique anticolonialiste du Parti communiste français », articles de Georges Cogniot et André Moine.

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se peut, les attentats commis contre l'humanité. » Jaurès veut arracher la France au « guêpier marocain >. Lorsque le général d'Amade fait tuer 1500 hommes, femmes et enfants du douar de Bou-Nouala, il dénonce le massacre en termes véhéments : « Contre cet assassinat, nous protestons au nom de la France, de la vraie France qui aurait horreur de ce crime si elle le connaissait dans sa vérité. Nous protestons contre une expédi­tion d'iniquité, de rapine et de violence qui ne peut aboutir qu'à ces monstrueux attentats. »

En 1911, violant l'acte d'Algésiras qui ne lui donne que le contrôle des zones côtières, l'armée française occupe Fez. Du coup, l'Espagne s'empare de Larache et l'Allemagne accroît ses prétentions au Maroc. Le 24 avril 1911, Jaurès écrit dans L'Humanité : « Les généraux et les financiers sont en liesse (...) Si l'Espagne réclame, on lui fera sa part. Si l'Allemagne demande des compensations, on les lui accordera aux dépens de l'action générale de la politique française dans le monde. Si les Marocains se soulèvent, on les fusillera ; et l'on appellera à la rescousse les troupes noires que l'on couvrira de louanges, qu'on illuminera de gloire et qu'on préparera ainsi à intervenir dans les affaires françaises le jour où il faudra mater le peuple souffrant. Voilà le plan où colonialisme et réaction, piraterie et répression se combinent. »

Et le 3 mars 1914, toujours dans L'Humanité: «Pour garder, pour occuper ce Maroc sourdement haineux et frémis­sant, nous dépenserons l'argent, le sang, l'honneur de la France (...) Et nous aurons perdu le droit de parler du droit. Nous aurons perdu le droit d'adresser au monde musulman de nobles paroles de justice et d'espérance humaine. »

Marcel Cachin écrira le 2 novembre 1952 dans le même journal où il avait représenté le courant guésdiste depuis le début de 1912, à propos des événements qui se déroulent alors au Maroc : « Jaurès disait textuellement : " L'expédition du Maroc est une des pages les plus tristes de l'histoire de France ", " N'attentez pas à l'indépendance de ce pays " N'obéissez

{>as aux affairistes coloniaux et à leurs rapines ", " Dans toutes es expéditions coloniales se renouvèlent les instincts féroces de

l'humanité primitive ", " De quel droit portez-vous la guerre, le fer et le feu au cœur du Maroc ? ", " Vous avez massacré des populations dans la Chaouïa où le général d'Amade a anéanti sous le feu de ses canons un douar inoffensif avec ses 1500 habitants, femmes, enfants, vieillards ", " Vous accumu­lez contre la France une terrible semence de haine ".

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« Jaurès, s'adressant au président du Conseil Clemenceau, jadis anticolonialiste, lui reprochait avec véhémence sa * crimi­nelle " conduite au Maroc. Il citait les propres paroles du vieux radical lorsqu'en 1900, en Chine, il dénonçait les crimes du colonialisme qui avait mis Pékin à feu et à sang : " On a tué, massacré, violé, pillé tout à l'aise dans un pays sans défense ", " Toujours le petit jeu des têtes coupées... "

« Et Jaurès exigeait que tous les crimes des colonialistes qu'il dévoilait sans pitié " soient dénoncés, flétris et châtiés pour l'honneur de la France »

Mais les paroles ne suffisent pas. Il faudra que l'action populaire s'y joigne pour que la protestation prenne une toute autre dimension. Le mouvement ouvrier français franchira l'étape au lendemain de la terrible guerre impérialiste qui ravagea le monde entre 1914 et 1918, avec, sous ses yeux, l'exemple des Bolcheviks, qui avaient proclamé la liberté des peuples colonisés à disposer d'eux-mêmes et à être indépen­dants s'ils le désirent. Le point de départ de ce tournant révolutionnaire sera le congrès que le Parti socialiste tiendra à Tours à la fin de 1920 et dont la majorité décidera de fonder un Parti communiste.

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3. La huitième condition

Lorsque s'ouvre le Congrès de Tours (25 au 30 décembre 1920), la question de l'émancipation des colonies n'est plus seulement théorique. Pour la première fois, leurs peuples ont été massivement engagés dans un conflit qui n'est pas le leur. Des mouvements anti-impérialistes et antiféodaux secouent la Chine, les Indes, la Corée, l'Indonésie, le Moyen-Orient. En Turquie, le Sultan va être déposé par Mustapha Kemal. L'Iran, l'Afghanistan, la Mongolie se libèrent. Quelques semaines après avoir proclamé la paix au monde, la terre aux paysans, le pouvoir aux Soviets, c'est-à-dire aux assemblées populaires, les communistes russes ont appelé tous les prolétaires du monde à se libérer à leur tour et tous les peuples asservis à briser leurs chaînes. L'exemple est si contagieux, la situation si tendue que cet imprudent de Wilson, dont les buts ne sont certes pas ceux des Bolcheviks, a affirmé dans ses « Quatorze points » le principe de self-détermination des pays coloniaux...

Rue Oudinot, on s'inquiète. Le président des Etats-Unis est bien gentil, mais s'il connaissait aussi bien la situation que le ministre français des colonies, il se garderait bien de dire n'importe quoi. Albert Sarraut1 qui a, lui, de la bouteille, n'ignore rien des fâcheux effets que peuvent avoir certains slogans qu'il considère comme démagogiques. Frère de Maurice Sarraut , propriétaire et directeur de la Dépêche de Toulouse,

1. 1872-1962. 2. 1869-1943.

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sénateur radical-socialiste, radical-socialiste lui-même et député depuis 1902 (il sera sénateur de 1926 à 1940), il avait été nommé gouverneur général de l'Indochine à deux reprises, de 1911 à 1914 et de 1916 à 1919. Entre-temps, il avait été ministre de l'Instruction publique. En 1920, il revient au gouvernement comme ministre des Colonies. Il quittera ce poste en 1924, le reprendra de 1932 à 1933. Il était devenu ministre de l'Intérieur dans le cabinet d'Union nationale de Raymond Poincaré1 de 1926 à 1928. Il le fut de nouveau de 1934 à 1935, après l'avoir été de la Marine militaire en 1930 et président du Conseil en octobre-novembre 1933. Il est à nouveau chef du gouvernement en janvier 1936.

La vague du Front populaire l'emporte et il cède la place à Léon Blum 2 en juin pour accéder à la fonction de ministre d'Etat en 1937-1938, puis, de nouveau, de ministre de l'Intérieur jusqu'en 1940. Il s'illustre alors dans la chasse aux communistes, déclarant, le 19 mars de cette année-là, devant la Chambre : « Nous allons voir, maintenant, ce que j'appellerai volontiers de cette expression triviale : le tableau de chasse du gouvernement » : le PCF interdit, sa presse bâillonnée, 620 syndicats, 317 municipalités dissous, 3400 militants emprisonnés, des milliers d'autres internés dans des camps... Et ce sera, le lendemain 20 mars, le début du procès intenté aux députés communistes, déchus au mépris du droit civil et parlementaire.

Emmené en Allemagne par les nazis en 1944 avec quelques autres personnalités de son monde (Léon Blum, Paul Rey-naud 3 , etc.) en tant que « déportés d'honneur » 4 , il reviendra quelques mois plus tard, vaguement blanchi de son lourd passé, et deviendra président de l'Assemblée de l'Union française. Comme quoi la continuité ne manquait pas autant qu'on l'a dit sous la troisième et la quatrième République...

Nous voilà bien loin de 1920 et du Congrès de Tours. Albert Sarraut et ses services n'ignorent pas, en ce mois de décembre gris et pluvieux, que quelque chose est en train de changer dans le monde colonial et qu'il serait peut-être temps de mettre un

1. 1860-1934. 2. 1872-1950. 3. 1878-1966. 4. L'expression est de Léon Blum lui-même (Le Populaire, 25 mai 1945).

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terme au ronron administratif de la rue Oudinot. Déjà pendant la guerre la conduite des « troupes indigènes » avait donné quelques soucis.

En juin-juillet 1917, la Chambre et le Sénat s'étaient réunis en « Comité secret » pour débattre de la terrible défaite du Chemin des Dames, qui, du 16 avril au 4 mai, avait coûté à l'armée française 28000 tués, 84000 blessés, 20000 prison­niers. 7397 tirailleurs sénégalais avaient été mis hors de combat dans d'atroces conditions1. Un député noir — le seul — du nom de Biaise Diagne, qui avait été littéralement acheté par le gouvernement, l'un de ces instruments du colonialisme auxquels leurs maîtres ont pu, en général faire confiance (il devait d'ailleurs devenir « Haut-commissaire aux troupes noires », chargé du recrutement en Afrique et finir dans la peau d'un dignitaire du colonialisme après avoir conclu le « pacte de Bordeaux » avec les gros négociants de cette ville — à leur avantage, bien entendu), Diagne donc, avait fait scandale en dénonçant les conditions dans lesquelles les tirailleurs avaient été massacrés. Le cynisme de sa déclaration — on va la lire — n'en dénote pas moins qu'il y avait des limites à ne pas dépasser.

« Messieurs, avait dit Diagne, ce n'est ni un sentiment d'égoïsme, ni un sentiment étroit de masse qui me pousse à venir vous entretenir, aujourd'hui, des Noirs. Ces hommes ne sont pas des électeurs. Je suis par conséquent très à l'aise pour vous dire comment je comprends leur utilisation. J'avais cette promesse du ministre de la Guerre, je lui avais déclaré que, si elle n'était pas tenue, j'interpellerais. C'était dans l'intérêt de la défense nationale. Je savais bien que les Noirs ne seraient pas, à cette époque de l'année, en possession de leur complète valeur physique et que c'était risquer, non seulement leur inutile

1. Les comptes rendus des débats en « comité secret » ne seront publiés au Journal Officiel qu'entre octobre 1919 et 1923. Ils étaient toutefois incom­plets. L'historien Henri Castex, sur la base des témoignages des parlemen­taires survivants et des journalistes ayant assisté aux séances, a pu les restituer, sinon dans leur intégralité, du moins pour l'essentiel dans ses ouvrages parus entre 1971 et 1977. (Voir P. Durand, « Vincent Moulia, les pelotons du général Pétain », Editions Ramsay, 1978, p. 43 et ss.) Rappelons que J. Jaurès, en 1910, s'était indigné de la création de la « Force Noire » du général Mangin.

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massacre, mais l'échec d'opérations appuyées sur leurs efforts... (Très bien, très bien!)

« Cette promesse n'a pas été tenue. Le général commandant en chef, qui, pourtant, avait été saisi par le ministre a mis en jeu les troupes Noires dans des conditions de température telles que, d'avance, elles étaient physiquement frappées, par le froid, la neige et la pluie, d'impuissance ! , « Et, par l'inimaginable légèreté des généraux, elles ont été vouées à un véritable massacre sans utilité ! On a commis à leur égard un crime ! Un colonel m'a écrit qu'au matin du 16 avril — il neigeait — ses hommes, des Noirs, incapables de mettre baïonnette au canon à cause du froid, incapables de se servir de leurs grenades, étaient obligés de mettre leur fusil sous le bras, en parapluie. Et tout de même, ils arrivent à la troisième ligne allemande ! A ce moment-là, leurs pertes sont de 60 %. On demanda du renfort. En vain ! Dans la nuit, c'est l'artillerie française qui tire sur nos troupes.

« A six heures du matin, les Allemands contre-attaquent : les indigènes sont tous dans l'impossibilité de se défendre...

«Nous voulons bien combattre dans des conditions humaines ! Nous voulons que celui qui a un fusil à la main n'ait pas l'impression d'être du bétail !

« Voici les statistiques : « Le 68 e bataillon indigène, " fondu par le feu : débandade

1)ar suite de l'absence des chefs tués " ; le 69 e " a dû se terrer " ; e 71 e " a dû se terrer Restaient 410 hommes sur 1100 à

l'attaque, sans avoir tiré un coup de fusil. Ces bataillons ont alors été relevés par les 5 e, 64 e et 65 e bataillons qui ont été abîmés et déchiquetés dans les mêmes conditions. » (Exclama­tions).

A gauche — C'est un crime. Diagne : « Voici un rapport officiel daté du 24 avril : " Dans

la nuit, la pluie tomba. Les hommes, enfoncés dans la boue jusqu'aux genoux, souffrirent beaucoup du froid. La plupart des tirailleurs indigènes ayant les pieds et les mains gelés sont restés néanmoins vigilants à leur poste. Ils étaient même incapables de nettoyer leurs armes enduites d'une épaisse couche de boue. " Le colonel d'un autre régiment indigène a établi ce bilan : " Un de mes bataillons est engagé depuis le début du mois dans les tranchées. Résultat : la moitié du monde par terre avant l'attaque. Le Noir ne résiste pas au froid, tout le monde le sait. On agit cependant comme si on l'ignorait... A l'heure H, le bataillon devait franchir le parapet à 6 heures et,

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ensuite, marcher en se conformant à l'horaire, réglé comme du >apier à musique. Dix minutes avant, les Allemands ouvrirent e feu de barrage. Il ne fallait pas être grand clerc, ni doué du ïair de Sherlock Holmes pour deviner que le jour était arrivé et que l'heure de l'attaque allait sonner ! Les avions allemands, du reste, survolaient nos lignes depuis l'aube et nous mitraillaient à faible hauteur. " »

La Deuxième Guerre mondiale nous a appris que les SS expérimentèrent sur des détenus les vaccins destinés aux troupes nazies. Mais que dit donc le député noir Diagne ? Il accuse le haut commandement d'avoir expérimenté de « nou­veaux vaccins antitétaniques sur les blessés de race noire ». Et cet homme dont l'histoire n'a guère retenu le nom rapporte que le général Charles Mangin lui a fait dire que les pertes subies par les troupes coloniales, c'était, en somme, « peu de choses » : 6 300 morts sur 25 000 tirailleurs ! En réalité, le chiffre de 6300 doit se comparer aux 10000 hommes qui avaient été envoyés au feu, les autres étant tenus en réserve. 65 % de l'effectif massacré, c'est « peu de chose »...

Diagne a conclu, et la Chambre, atterrée, écoute ce réquisi­toire :

« Et c'est à ces hommes, à ces braves sortis du fond de l'Afrique — nous n'avons pas à savoir ici dans quelles conditions — (souligné par nous — P.D.) à ces hommes qui sont venus vous apporter leur effort, alors qu'ils ne disposaient pas de la même hérédité que vous, c'est à ces hommes-là que vous demandez de finir la guerre pour vous ? Non, Messieurs, il me paraît humiliant que ce pays qui a donné le spectacle de 1793, ce pays qui a refoulé l'invasion de tous les peuples européens, accroche l'espoir de sa libération à cette idée que son salut lui viendra des Noirs sortis du fond de l'Afrique, dans la simplicié primitive d'une mentalité qui s'élève à peine au jour ! Non, Messieurs, je ne l'accepte pas cette idée, pour ne pas vous humilier ! Ce n'est pas digne de la France ! »

Diagne révéla ensuite qu'un officier d'ordonnance était venu lui demander de la part du général Mangin 1 'de retirer son interpellation. Il poursuit :

« C'est le général Mangin qui a réclamé les Noirs au G.Q.G. Il faisait ce qu'il voulait du général Nivelle. Plusieurs généraux

1. Mangin Charles (1866-1925).

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ont supplié le ministre de la Guerre, le général Lyautey, de ne pas donner ces hommes parce que c'était les vouer inévitable­ment au massacre... Le général Mangin le savait, lui aussi, mais il les a tout de même exigés... Et savez-vous quel fut le mot terrible de l'officier d'ordonnance qu'il m'envoya pour me faire retirer ma demande d'interpellation? Avec cette sérénité d'esprit qu'on ne trouve que chez les subordonnés qui ne sont pas personnellement responsables, il m'a dit simplement : « Nous avons été desservis. Le marronnier du 21 mars n'a pas fleuri, malheureusement.1 C'est là notre seule faute... » (Bruit sur tous les bancs.)

« Non, ce n'est pas votre seule faute. Vous avez commis la folie de gaspiller ce matériel humain ! C'est folie de se préparer des lendemains difficiles! Car la mentalité de ces hommes offrira une résistance au sacrifice s'ils doivent continuer à être " consommés " dans les mêmes conditions (souligné par nous — P.D.). »

« C'est le général Mangin, lui seul, qui a semé l'idée de ces légions de millions (sic) d'hommes noirs, idée qui procède de la même formule : à savoir que le matériel humain peut résister au canon et à la mitraille ! Eh bien, non ! Même pas des poitrines de nègres ! » (Vifs applaudissements sur un grand nombre de bancs. L'orateur est vivement félicité par ses collègues.)

« La mentalité de ces hommes offrira une résistance au sacrifice s'ils doivent continuer à être " consommés " dans les mêmes conditions... » Ce qui compte ici, c'est la reconnaissance de cet esprit de « résistance » qui transparaît jusque dans les propos d'un agent du colonialisme aussi stipendié que Diagne.

Il n'y avait pas eu que les Noirs d'Afrique à se faire tuer dans la grande boucherie européenne. Il y avait eu de nombreux Indochinois (on disait ainsi, à l'époque, pour tous les ressortis­sants des pays de la péninsule), des Maghrébins par dizaines de milliers. La guerre avait été pour eux une expérience toute nouvelle, un contact direct avec cette « civilisation » chrétienne dont on leur rebattait les oreilles, qui leur avait beaucoup

1. La presse parisienne avait coutume de célébrer tous les 21 mars un marronnier rose du Cours-la-Reine dont la floraison était censée annoncer l'arrivée du printemps. Par extension, on appelle « marronnier » un langage journalistique, un billet brodant, à date fixe, sur des circonstances datées de la vie sociale (1 e r janvier, 1 e r mai, etc.). Ce genre est en voie de disparition.

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appris, des bordels militaires de campagne avec femmes blanches aux états-majors mangeurs d'hommes...

Albert Sarraut ne l'ignorait pas. On avait tant craint que les troupes coloniales se joignent aux révoltés des mutineries de 1917 — qu'elles avaient pour charge de réprimer éventuelle­ment — qu'elles avaient été en grande partie retirées du front et massées dans quelques grandes villes ouvrières pour y mater les travailleurs de plus en plus turbulents. En juin 1917, des tirailleurs annamites et sénégalais, se croyant menacés, avaient ouvert le feu sur une manifestation de grévistes à Saint-Ouen et boulevard Bessières à Paris. Cela avait fait grand bruit... Le principe « diviser pour régner » est l'une des règles classiques du colonialisme. C'est avec des troupes algériennes que la France a fait « régner l'ordre » à Madagascar ou au Maroc. C'est avec des Sénégalais que l'on matait les insurrections en Algérie ou ailleurs...

Bref, Albert Sarraut prend la situation au sérieux. D'autant plus qu'une information lui est parvenue quelque temps avant le Congrès de Tours, qui lui a mis la puce à l'oreille : le Parti socialiste s'occupe activement des colonies et il a mis sur pied une section de travail spéciale chargée d'y développer sa propagande. En fait, la « Section coloniale » avant même le congrès de Tours, était née. On allait la tenir à l'oeil pendant des décennies.

Que s'était-il passé ? En février 1920, le Parti socialiste avait réuni son congrès à Strasbourg. Une majorité avait décidé de rompre avec la IIe Internationale qui, incontestablement, avait fait faillite, et d'ouvrir des négociations avec la IIIe Internatio­nale, c'est-à-dire avec les socialistes groupés autour des Bolche­viks russes.

En juin, deux délégations se rendent à Moscou : l'une d'elle, composée de Rosmer (de son vrai nom Griot), Lefebvre, Lepetit (pseudonyme de Louis Bertho) et Vergeat représente le « Comité de la IIIe Internationale » français ; l'autre, avec Marcel Cachin et Ludovic-Oscar Frossard, est officiellement mandatée par le Parti socialiste SFIO. Ils assistent au deuxième congrès de la IIIe Internationale communiste (IC). Le 29 juillet, Marcel Cachin déclare devant celui-ci qu'ayant pris connais­sance des conditions d'admission, ils en approuvent « les idées directrices » et qu'ils mèneront campagne pour l'adhésion de la SFIO à 1TC. Rentrés à Paris, ils sont accueillis par une foule

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immense lors d'un grand meeting qui les acclame, au cirque de Paris. La foule crie : « Vive Lénine 1 » « Vivent les Soviets ! »

Le 12 septembre 1920, L'Humanité publie « Le rapport sur les négociations conduites à Moscou avec l'Internationale communiste, présenté à la Commission administrative perma­nente par le citoyen L.O. Frossard » Un chapitre y est consacré aux « conditions de l'admission », telles qu'elles ont été formulées par Trotski dans un article des Izvestia. Il posait les questions suivantes : 1°) Voterez-vous les crédits de guerre en temps de paix ? 2°) Les voterez-vous en temps de guerre ? 3°) Considérez-vous comme possible la participation de socia­listes, en temps de paix et en temps de guerre, à un gouverne­ment bourgeois ? 4°) Comment entendez-vous la propagande en faveur de la libération des indigènes dans les colonies ? 5°) Quelle sera votre attitude à l'égard de la minorité syndica­liste française ?

A la lecture de la quatrième question, les sourcils de Sarraut se sont froncés. Ils se froncent encore bien plus lorsqu'il lit la réponse. Frossard a déclaré à ce propos : « Il (Marcel Cachin) signale la propagande accomplie par le parti en faveur des indigènes de nos colonies, l'institution par le Congrès de Strasbourg d'une délégation permanente de propagande dans l'Afrique du Nord et les résultats obtenus dans cet ordre d'idées. »

Le ministère de l'Intérieur a suivi de près la désignation des délégués au Congrès de Tours et le ministère des Colonies savait (les faits étaient publics) quelles étaient les orientations majori­taires dans les organisations socialistes existant outre-mer.

A Alger, 73,3 % des adhérents s'étaient prononcés, dès le Congrès de Strasbourg, pour l'adhésion à la IIIe Internationale ; 78,9 % à Constantine ; 85,7 % à Oran. En Tunisie, il n'y avait pas eu de vote. La Martinique n'était pas représentée à Strasbourg et elle ne le fut pas à Tours. En Indochine, rien non

1. Ce texte est intégralement reproduit dans le compte rendu du Congrès de Tours publié en 1980 par les Editions sociales avec préface, annotations et annexes réalisées par les historiens Jean Charles, Jacques Girault, Jean-Louis Robert, Danièle Tartakovsky et Claude Willard. Toutes les citations que nous donnons des discours prononcés au Congrès en sont tirées.

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plus. Mais la police savait qu'il existait une organisation clandestine qui serait représentée à Tours. De toute façon, la « question coloniale » jouerait un rôle au congrès puisqu'elle faisait l'objet de l'une des questions dont dépendait l'adhésion de la SFIO à l'Internationale communiste.

Le IIe Congrès de l'IC avait, en effet, posé 21 conditions à l'adhésion. La huitième était ainsi formulée :

« Dans la question des colonies et des nations opprimées, il est nécessaire qu'une attitude particulièrement marquée et claire soit prise par les partis des pays dont la bourgeoisie est en possession des colonies et opprime d'autres nations. Tout parti qui désire appartenir à la IIIe Internationale est tenu de démasquer les manigances de " ses " impérialistes dans les colonies, d'appuyer, non seulement par des paroles, mais par des faits, les mouvements libérateurs des colonies, d'exiger l'expulsion de ses impérialistes nationaux hors des colonies, de cultiver dans le cœur des ouvriers de son pays des relations vraiment fraternelles avec les populations ouvrières des colonies et des nations opprimées et de mener, dans les troupes de son pays, une agitation systématique contre toute oppression des peuples coloniaux. »

Incontestablement, cela allait plus loin que les professions de foi d'antan, aussi sincères fussent-elles. La logique, ici, était poussée jusqu'au bout.

La notion de solidarité entre travailleurs des pays colonisa­teurs et colonisés n'était pas étrangère au mouvement socialiste français d'avant la guerre de 1914. Mais il ne s'agissait pas encore de solidarité active. Les temps n'étaient pas mûrs. Marx, et surtout Engels, avaient cependant eu l'intuition du rapport direct existant entre les uns et les autres. Sans poser la question en termes d'alliance, ils pressentaient que les évolutions seraient plus ou moins solidaires.

Le célèbre Manifeste communiste (1848) attachait déjà une importance majeure au système colonial : « ... La découverte de l'Amérique, la circumnavigation de l'Afrique offrirent à la bourgeoisie naissante un nouveau champ d'action. Les marchés de l'Inde et de la Chine, la colonisation de l'Amérique, le commerce colonial, la multiplication des moyens d'échange et, en général, des marchandises, donnèrent un essor jusque-là inconnu au négoce, à la navigation, à l'industrie et assurèrent, en conséquence, un développement rapide à l'élément révolu-

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tionnaire de la société féodale en dissolution (...). Par le rapide perfectionnement des institutions de production et l'améliora­tion infinie des moyens de communication, la bourgeoisie entraîna dans le courant de la civilisation jusqu'aux nations les plus barbares. Le bon marché de ses produits est la grosse artillerie qui bat en brèche toutes les murailles de Chine et contraint à la capitulation tous les barbares les plus opiniâtre­ment hostiles aux étrangers. Sous peine de mort, elle force toutes les nations à adopter le mode bourgeois de production ; elle la force à introduire chez eux la prétendue civilisation, c'est-à-dire à devenir bourgeoise. En un mot, elle se façonne un monde à son image... » . 1

En d'autres termes, la violence (« elle les force »...) du colonialisme introduit parmi les « barbares » (le mot est à prendre ici au sens latin du terme : ceux qui appartiennent à une autre civilisation, supposée inférieure), avec son système économique fondé sur l'exploitation, toutes les contradictions de son monde. Celles-ci évoluent parallèlement au développe­ment du capitalisme. Engels constatera vers 1895 que la colonisation « est aujourd'hui une véritable succursale de la Bourse, pour les intérêts de laquelle les puissances européennes ont partagé l'Afrique il y a quelques années, et les Français ont conquis Tunis et le Tonkin » . 2

La concomittance des actions révolutionnaires de la classe ouvrière des pays colonisateurs et de l'opposition des peuples à leurs conquérants devient donc une nécessité objective. Engels écrit en 1882 à Eduard Bernstein qu'il faut prendre la défense des fellahs opprimés d'Egypte, même si on ne partage pas l'orientation politique du mouvement auquel ils participent, et que « nous pouvons intervenir contre les violences des Anglais sans nous solidariser pour autant avec leurs adversaires mili­taires actuels » . 3

Marx et Engels ne se font cependant aucune illusion sur la spontanéité des sentiments anticolonialistes dans la classe ouvrière. « Vous me demandez ce que les ouvriers anglais

1. Manifeste du Parti communiste, Editions sociales, 1962. 2. In « Complément et supplément au Livre III du Capital », (Editions

sociales, 1957, p. 44).

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jJëtïsént de f Jla politique"coloniale, écrit Friedrich Engels à Kautsky le 12 septembre 1882. Eh bien ! exactement ce qu'ils pensent de la politique en général : la même chose qu'en pense la bourgeoisie. Il n'est pas question ici de Parti ouvrier : il n'y a que conservateurs et radicaux-libéraux et les ouvriers se nourrissent grassement du monopole anglais sur le marché mondial et colonial. »

Mais que vont devenir les colonies? lui a demandé Karl Kautsky *. « A mon avis, répond Engels, les colonies propre­ment dites, c'est-à-dire celles occupées par les pays européens, le Canada, le Cap (Afrique du Sud — P.D.), l'Australie deviendront toutes indépendantes. En revanche, les pays qui sont seulement dominés et qu'habitent des autochtones, l'Inde, l'Algérie, les possessions hollandaises, portugaises et espagnoles devront être provisoirement prises en charge par le prolétariat et conduites aussi vite que possible à l'indépendance. Comment se développera ce processus, c'est difficile à dire. L'Inde fera peut-être sa révolution, èt même très vraisemblablement, et comme le prolétariat libéré rte peut mener aucune guerre coloniale, il faudra la laisser faire, ce qui n'ira évidemment pas sans toutes sortes de destructions, mais c'est le cas de toutes les révolutions. La même chose pourra également se passer diffé­remment, par exemple en Algérie et en Egypte et ce serait pour nous certainement le mieux. Nous aurons assez à faire chez nous. Si l'Europe et l'Amérique du Nord sont d'abord réorgani­sées (par le socialisme — P.D.) elles constitueront une puis­sance si colossale et un tel exemple que les pays mi-civilisés se mettront d'eux-mêmes à la remorque. Quant aux phases Sociales et politiques que ces pays auront à connaître, je crois que nous ne pouvons aujourd'hui qu'échafauder des hypothèses assez oiseuses. Mais une chose est sûre : le prolétariat vainqueur ne peut imposer un bonheur quelconque à un peuple étranger sans détruire par cela même sa propre victoire. Ce qui ne signifie évidemment pas que des guerres défensives de nature diverse soient exclues de quelque façon que ce soit. » 2

Cette lettre nous semble appartenir à ces écrits des « pères fondateurs » qu'il est à la mode de trouver sans intérêt quand on ne se donne pas le mal de les lire. Si l'on tient compte du fait

1. Théoricien du Parti social-démocrate allemand, 1854-1938. 2. Marx-Engels, Œuvres, t. 35, p. 357-358 (en allemand), Berlin.

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qu'elle a été rédigée avant la fin du siècle dernier, les vues

Qu'elle expose ne se sont pas révélées arbitraires. Les « colonies e peuplement » —̂ Canada, Afrique du Sud, Australie — sont

effectivement devenues indépendantes les premières, mais pas aussi vite qu'on le croit souvent. L'Australie n'a eu un gouvernement pleinement souverain qu'en 1901, le Canada en 1931. L'Afrique du Sud n'a quitté le Commonwealth qu'en 1961.

Engels anticipait sur la victoire du socialisme en Europe, et surtout en Amérique du Nord. Mais il est incontestable que le triomphe de la révolution d'Octobre et, plus tard, la constitu­tion d'un « camp socialiste » a eu, partiellement du moins, les effets qu'il prévoyait. Il est vrai aussi que les pays qu'il dit « dominés », comme l'Inde, l'Algérie, etc. ont accédé à leur indépendance par des révolutions aux formes politiques diverses. Et il est vrai encore que « le bonheur des autres ne s'impose pas »...

Lénine, qui développera considérablement les idées d'Engels sur le problème colonial, connaissait bien la lettre à Kautsky. Il en tirait la conclusion qu'Engels « ne croit nullement que " l'économique " vienne à bout, par lui-même et directement, de toutes les difficultés (...). L'adaptation du politique à l'économique se fera inévitablement, mais pas d'un seul coup et sans heurts, pas simplement ni directement. L' " indubitable " pour Engels, c'est le seul principe suivant absolument interna­tionaliste, qu'il applique à tous " les peuples étrangers ", c'est-à-dire pas seulement aux peuples coloniaux : leur imposer le bonheur serait compromettre la victoire du prolétariat. Le fait que le prolétariat aura accompli la révolution sociale ne suffira pas à en faire un saint et ne le mettra pas à l'abri des erreurs et des faiblesses » . 1

C'est en pleine guerre mondiale que Lénine écrit cela, un an avant la révolution d'Octobre. Il travaille alors à la rédaction de son ouvrage fondamental : « L'impérialisme, stade suprême du capitalisme » 2 dans lequel il réserve une large place à l'exploi­tation coloniale, partie intégrante et déterminante de l'impéria­lisme dont le but est « le partage du monde ».

1. Œuvres, t. 22, p. 380. (Editions sociales, 1960). Ce texte a été écrit en octobre 1916.

2. Publié en avril 1917.

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Mais c'est dans un article publié en 1916, au mois d'avril, sous le titre « La révolution socialiste et le droit des nations » qu'il développe avec le plus de précisions ses idées sur les rapports entre la classe ouvrière des pays colonialistes et les peuples colonisés. Il les reprendra sans changement dans son discours au IIe Congrès de l'Internationale auquel assistent Cachin et Frossard. Elles forment la trame de la « 8 e condition » et resteront — avec toutes les adaptations spatio-temporelles nécessaires — la base de conduite des communistes français dans le domaine qui nous intéresse. Reprises dans l'ouvrage de Staline « La révolution d'Octobre et la question nationale » écrit en 1918, elles figureront dans l'enseignement de toutes les écoles du Parti communiste français et contribueront à former des militants d'une grande rigueur d'esprit, qui savaient ce qu'il fallait faire et le faisait.

Lénine écrivait : « Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées

{>ar tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour 'égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous

silence le problème, particulièrement " désagréable " pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des Etats fondés sur l'oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces Etats; autrement dit, il doit lutter pour le droit d'autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de sépara­tion politique pour les colonies et les nations opprimées par " sa " nation. Sinon, l'internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles ; et l'hypocrisie des défenseurs réformistes et kautskistes de l'autodétermination, qui ne disent rien des nations opprimées par " leur propre " nation et maintenues de force au sein de " leur propre " État, n'est pas démasquée. » 1

1. Janvier 1916. Publié en avril 1916 dans Vorbote, n° 2 sous le titre : « La révolution socialiste et le droit des nations ».

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4. Baptême du feu au Maroc

Passé le pont sur la Loire qui devait s'effondrer en avril 1978, on trouvait à Tours, rue Nationale, sur la gauche, venant de Paris, une vaste salle tendue de guirlandes où il ne manquait

3ue des lampions. En cette fin de l'an 1920, pas trop froide, les élégués souvent moustachus, voire barbus, et coiffés de feutres

impressionnants — parfois de casquettes à carreaux — se pressaient pour prendre place à de longues tables placées perpendiculairement à une tribune bordée de quelques plantes en pots au maigre feuillage. Peuplés d'un public attentif, des balcons, à droite et à gauche, surplombaient les travées. Ce 25 décembre, vers 11 heures, l'harmonie « La lyre du peuple » avait exécuté l'Internationale et un chœur de fillettes d'un patronage laïque avait chanté le Chant des ouvriers de Pierre Dupont . Puis L. 0 . Frossard avait déclaré ouvert le congrès du parti socialiste dont il avait confié la présidence de la première journée à Ferdinand Morin, député de l'Indre-et-Loire, avec, pour assesseurs, Brigault, secrétaire fédéral, et Grossein, secré­taire de la section de Tours.

Dès l'après-midi, Charles André Julien, représentant la fédération d'Oran et celle de l'Afrique du Nord avait pris la parole. Sous les banderoles surmontant la tribune : « L'émanci­pation des travailleurs sera l'œuvre des travailleurs eux-mêmes », et « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous », il déclarait : « Notre fédération d'Oran et celle d'Afrique du Nord ont discuté les motions du Congrès au moment où les indigènes mouraient victimes de la famine. Ce fait portait d'autant plus

1. 1821-1870.

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les fédérations vers une politique nettement révolutionnaire. Aussi ont-elles donné la majorité à la motion Cachin-Frossard. Les fédérations ont tenu à montrer ainsi qu'elles prenaient des engagements, mais que ce vote était aussi un engagement pour le parti lui-même, celui de donner aux questions coloniales l'importance qu'elles méritent et de ne pas traiter les socialistes d'au-delà des mers en parents pauvres. »

Le lendemain, au cours de la séance de l'après-midi, un jeune « Indochinois », veston croisé, cravate noire, les yeux vifs, avait pris la parole. Assis immédiatement à sa gauche, Paul Vaillant-Couturier, l'un des révolutionnaires de la « génération du feu », le regardait attentivement.

« Camarades, j'aurais voulu venir aujourd'hui collaborer avec vous à l'œuvre de révolution mondiale, mais c'est avec la plus grande tristesse et la plus profonde désolation que je viens, aujourd'hui, comme socialiste, protester contre les crimes abominables commis dans mon pays d'origine. (Très bien!) Vous savez que depuis un demi-siècle, le capitalisme français est venu en Indochine ; il nous a conquis avec la pointe des baïonnettes et au nom du capitalisme. Depuis lors, non seule­ment nous sommes honteusement opprimés et exploités, mais encore affreusement martyrisés et empoisonnés. Entre paren­thèses, je soulignerai ce mot " empoisonnés " par l'opium, l'alcool, etc. Il m'est impossible, en quelques minutes, de vous démontrer toutes les atrocités commises en Indochine par les bandits du capital. Plus nombreuses que les écoles, les prisons sont toujours ouvertes et effroyablement peuplées. Tout indi­gène réputé d'avoir des idées socialistes est enfermé et parfois mis à mort sans jugement. C'est la justice dite indochinoise, car là-bas, il y a deux poids et deux mesures ; les Annamites n'ont pas les mêmes garanties que les Européens ou les européanisés. La liberté de presse ou d'opinion n'existe pas pour nous, pas plus que la liberté de réunion ou d'association. Nous n'avons pas le droit d'émigrer ou de voyager à l'étranger ; nous vivons dans l'ignorance la plus noire parce que nous n'avons pas la liberté d'enseignement. En Indochine, on fait tout ce qu'on peut

our nous intoxiquer avec l'opium et pour nous abrutir avec alcool. On a fait mourir plusieurs milliers d'Annamites et on a

fait massacrer plusieurs milliers d'autres pour défendre des intérêts qui ne sont pas les leurs. Voilà, camarades, comment plus de vingt millions d'Annamites, qui représentent plus de la moitié de la population de la France, sont traités. Et pourtant, ces Annamites sont des protégés de la France. (Applaudisse-

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ments.) Le Parti socialiste se doit de mener une action efficace en faveur des indigènes opprimés. (Bravos.)

Jean Longuet 1 . — Je suis intervenu pour défendre les indigènes.

Le délégué d'Indochine. — J'ai imposé, en commençant, la dictature du silence... (Rires.) Le parti doit faire une propa­gande socialiste dans toutes les colonies. Nous voyons dans l'adhésion à la IIIe Internationale la promesse formelle du Parti socialiste de donner enfin aux questions coloniales l'importance qu'elles méritent. Nous avons été très heureux d'apprendre la création d'une délégation permanente pour l'Afrique du Nord et nous serons heureux, demain, si le parti envoie un camarade socialiste étudier sur place, en Indochine, les problèmes qui se présentent et l'action à mener...

Un délégué. — Avec le camarade Enver Pacha ? Le délégué d'Indochine. — Silence! les parlementaires.

(Applaudissements. ) Le président. — Et maintenant, silence les autres délégués,

même non parlementaires ! — Le délégué d'Indochine. — Au nom de l'humanité tout

entière, au nom de tous les socialistes, ceux de droite et ceux de gauche, nous vous disons : Camarades, sauvez-nous ! (Applau­dissements.)

Le président. — Le représentant d'Indochine a pu voir, par les applaudissements qui l'ont salué, que le Parti socialiste tout entier est avec lui pour protester contre les crimes de la bourgeoisie. »

L'orateur s'appelait à cette époque Nguyen Ai Quoc. Il sera plus connu par la suite sous le nom de Hô Chi Minh. 2 II avait fait ses études à Hanoi et en France, fréquenté les milieux anarchistes. Il militera au Parti communiste français dont il fut l'un des fondateurs à Tours, puis mettra sur pied le Parti communiste vietnamien.

Paul Vaillant-Couturier 3, quelques minutes après son allo­cution, intervenant brièvement pour répondre à Longuet qui

1. Animateur du « Comité pour la Reconstruction de l'Internationale », fils de Charles Longuet et de Jenny Marx (1876-1938).

2. Cf. la préface de Charles Fourniau du livre Hô Chi Minh, notre camarade, Editions sociales, 1970.

3. 1802-1937.

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avait tenu à dire que « l'action qui peut servir le mieux nos camarades (indochinois) est celle qu'on peut faire à la Cham­bre », s'était exclamé : « ... Ce à quoi notre camarade (Hô Chi Minh) fait appel aujourd'hui, ce n'est pas seulement à cette action parlementaire, mais à celle de tout le congrès en faveur des nations opprimées. »

On sait qu'après six jours de travaux, la motion Cachin-Frossard l'avait emporte par 3 252 mandats contre 1082 et 397 abstentions. L'adhésion du Parti socialiste à la IIIe Interna­tionale était décidée. Du coup, la « 8 e condition » prenait démocratiquement force de loi, ainsi que le paragraphe de la motion précisant : « Le parti est pleinement d'accord avec l'Internationale communiste pour dénoncer l'impérialisme colonial et pour prendre activement le parti des populations subjuguées par le capitalisme européen dans leur lutte contre l'oppression sous toutes ses formes. »

C'est à cette ligne politique parfaitement claire que le Parti communiste français restera indéfectiblement fidèle.

La transformation du Parti socialiste en véritable Parti communiste ne va pas se faire comme sous un coup de baguette magique. De vieilles habitudes social-démocrates hantent encore bien des militants. L'influence des parlementaires sur la direction du parti reste grande, de même que celle de militants qui n'ont pas renoncé aux luttes d'influence et aux compromis­sions de toutes sortes. Le contraire eût été étonnant. Mais il n'est pas de notre sujet de relater ici les péripéties multiples d'une période agitée qui ne s'apaisera qu'au début des années trente.

Sur le plan de la lutte anticolonialiste — inséparable de la lutte anti-impérialiste dans son ensemble — les changements vont cependant apparaître assez vite. 1923 a vu se dérouler la « bataille de la Ruhr » au cours de laquelle le Parti communiste et sa jeunesse combattent pour la première fois sur le front de la solidarité internationale, bravant une répression rigoureuse. Mais, dès 1925, c'est en terrain colonial que l'affrontement va avoir lieu. Entre-temps, passant des intentions aux actes, la direction du parti a mis sur pied ce qui sera l'embryon de sa Section coloniale. Elle a désigné Henri Lozeray comme respon­sable de cet organisme.

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Henri Lozeray devait rester à ce poste jusqu'à la fin de 1945 — avec une parenthèse de 1930 à 1936 et celle de son emprisonnement durant la guerre. Il fut ainsi le pilier, essentiel­lement jusqu'en 1939, de cette cohorte de militants qui se sont toujours considérés comme des « soldats du parti » 1 et qui jouèrent avec honneur un rôle souvent périlleux au service de l'indépendance des peuples et de leur amitié avec la France.

Henri Lozeray est mort d'un cancer le 13 juillet 1952 à l'âge de cinquante-quatre ans. « Durant plus d'un quart de siècle, Henri Lozeray a donné une part importante de ses forces à la lutte contre le colonialisme, déclarait le Comité central du PCF 2 , à l'organisation de la solidarité entre la classe ouvrière française et les peuples coloniaux opprimés. »

Né le 17 mars 1898 à Dreux (Eure-et-Loir), H. Lozeray était apprenti typographe lorsqu'il se syndiqua à la CGT en 1914. Son cas est intéressant dans la mesure où il représente assez bien cette génération ouvrière qui vient à la conscience révolutionnaire pendant la Première Guerre mondiale, avec les Benoît Frachon, les Gaston Monmousseau, les Léon Mauvais et toute cette pléiade de militants syndicaux aux origines anarchi-santes qui rejoignirent le Parti communiste, souvent non sans réticences, après le Congrès de Tours. Il l'est peut-être plus encore parce qu'il attire l'attention sur le rôle essentiel que va jouer la Jeunesse communiste dans les premières années d'exis­tence du PCF, comme elle le jouera encore dans les grandes périodes de crise, entre 1939 et 1 9 4 5 3 .

La Fédération française des jeunesses socialistes, engagée comme le PS dans la politique A'Union sacrée après la déclaration de guerre de 1914, avait refusé de participer à Berne (Suisse) à une Conférence internationale des organisa­tions socialistes de la jeunesse qui devait décider la création d'un journal en langue allemande, intitulé l'Internationale des jeunes, qui serait mis à la disposition de Lénine et de Karl Liebknecht. 4

Lénine, parlant de cette publication, se félicitait de son

1. L'expression est de Louis Odru. 2. L'Humanité du 15 juillet 1952. 3. Voir Pierre Durand, Qui a tué Fabien ?, Messidor, Temps Actuels, 1985. 4. 1871-1919. Représentant de l'extrême-gauche du Parti social-démo­

crate allemand.

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contenu et du désir qui s'y exprimait « de purifier le Mouve­ment ouvrier international en le débarrassant du chauvinisme et de l'opportunisme qui le ronge », ajoutant : « il va de soi qu'il n'y a " encore " dans cet organe de la jeunesse ni clarté ni fermeté théoriques, et peut-être ne les y trouvera-t-on jamais, précisément parce que c'est l'organe d'une jeunesse bouillante et impétueuse, avide de recherches » . 1

Représentant de cette jeunesse-là, Henri Lozeray, qui milite à Saint-Denis, dans la banlieue ouvrière de Paris, est de ceux qui s'écartent de plus en plus des compromissions de YUnion sacrée. En province, d'autres jeunes suivent la même voie, notamment Gabriel Pér i 2 et Henri Cohen à Toulon, qui éditent un petit journal dans leur lycée. En 1917, les jeunes sont nombreux dans les grèves qui éclatent un peu partout en France. Le 1 e r mai 1919, le jeune électricien Charles Lorne est tué par la police qui charge le cortège interdit des travailleurs. A la même époque, la révolte des marins de la mer Noire se rangeant aux côtés des révolutionnaires russes agressés par l'ensemble des puissances impérialistes radicalise les tendances les plus avancées de la jeunesse socialiste.

Le 23 juin 1918, une conférence nationale de la J. S. réunie à Saint-Denis, avait élu Pierre Laine comme secrétaire général et Henri Lozeray comme secrétaire général adjoint. En 1920, tandis que Laine se prononce pour la ligne réformiste, Lozeray et toute son organisation de Saint-Denis avec, en particulier, Jacques Doriot, défend les positions favorables à la IIIe Interna­tionale. Le 31 octobre, le Congrès de la J. S. convoqué à la Bellevilloise, célèbre lieu de réunions ouvrières de l'époque à Paris, se prononce par 5 4 4 3 mandats contre 1958 pour la résolution « communiste ». Jusqu'en 1921, la nouvelle organi­sation se dénommera « Fédération nationale des jeunesses socialistes-communistes de France. » Elle prendra ensuite le nom de Fédération nationale des jeunesses communistes, (FNJC).

La J.C. participe avec ardeur à la « bataille de la Ruhr », s'efforçant, en particulier de gagner les soldats à la cause de

1. Cité par Jacques Varin, Jeunes comme JC, Editions sociales, p. 39. On trouvera dans cet ouvrage indispensable tous les développements voulus sur l'histoire de la Jeunesse communiste de ses origines à 1939.

2. Né en 1902. Fusillé par les nazis en 1941.

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l'internationalisme. Elle entreprend même un travail de propa­gande spécifique en arabe parmi les troupes coloniales. Un appel de la Jeunesse communiste illustré et orné d'un croissant rouge proclame :

« Vous êtes ici pour piller et voler en faveur des mêmes impérialistes qui vous assassinent et vous volent chez vous. Les ouvriers allemands sont vos frères et luttent pour la liberté comme vous dans votre pays. Vive la libération de l'Algérie et du Maroc ! » 1

Henri Lozeray, qui est membre du Comité national de la JC, séjourne à plusieurs reprises dans la Ruhr avec Gabriel Péri, Pierre Provost, Simon Rolland etc. Ils éditent de nombreux tracts et plusieurs journaux : La Caserne Rhénane, La Caserne Arabe, destinés aux soldats Nord-Africains, l'Humanité du soldat. Une tradition de lutte se créée. Une génération de militants qui ne craignent ni les coups ni la prison monte en ligne.

Le 24 mars 1923, la Fédération des jeunesses communistes de France est poursuivie devant la justice (plusieurs dirigeants du PCF ont été arrêtés dès le 11 janvier et Marcel Cachin, après la levée de son immunité parlementaire, l'a été le 20) . Lozeray, Péri, Maurice Tréand, Raymond Guyot, sont condamnés à des peines d'emprisonnement. Robert Lozeray, frère d'Henri, écope de dix ans de prison à Mayence. Mahmoud Ben Lekhal, jeune communiste algérien qui, mobilisé dans la Ruhr, y organise le travail parmi les soldats Nord-Africains, est condamné à cinq ans. Sans doute est-ce l'un des premiers exemples de cette lutte commune entre communistes français et communistes (ou tout simplement patriotes) d'un pays colonisé dont les années ultérieures donneront tant d'exemples.

La section coloniale que dirige Lozeray n'est pas sortie du néant. Nous avons déjà vu que le Parti socialiste d'avant Tours se préoccupait de l'Algérie comme d'un pays en quelque sorte différent de la France. Il existait également un « Groupe socialiste des originaires des colonies » qui subsistera aux lendemains du Congrès. Au début de 1921, il se transforma en « Comité d'études coloniales », tandis qu'était créée une « Union intercoloniale » (UIC) réservée aux seuls indigènes des colonies en vue de regrouper ceux-ci sur le sol français, de

1. Cf. J. Varin, ouv. cité, p. 88.

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défendre leurs revendications et de les éduquer sur le plan doctrinal. En mars 1922, le Comité exécutif de l'Internationale communiste recommande aux partis britannique et italien de « suivre l'exemple du parti français et (de) mettre sur pied une commission coloniale spéciale auprès du Comité central, ayant pour but d'obtenir des informations régulières sur les affaires coloniales et d'établir des relations régulières avec les organisa­tions révolutionnaires des pays coloniaux >. 1

Le « Comité d'études coloniales » présenta au Congrès de Marseille du PCF, en 1921, une résolution sur « le commu­nisme aux colonies ».

L'UIC avait son siège rue du Marché-des-Patriarches, dans le 5 e arrondissement de Paris. Jusqu'à la fin de 1925, sous l'impulsion de militants alors communistes, tels Lamine Sen-ghor, Max Bloncourt, Stéphane Rosso, Gothon-Lunion, Samuel Stéfani, Joseph de Monnerville, Camille Saint-Jacques, elle joue un certain rôle. Après 1925, nombre de ses dirigeants quittent le PCF pour des raisons diverses et elle n'aura plus qu'une influence réduite pour disparaître en 1928. Hô Chi Minh 2 en avait été un membre très actif, de même que le Malgache Jean Ralaimongo et les Dahoméens Hunkanrin et Tovalou. Le journal Le Paria, fondé en avril 1922, malgré un tirage limité et des prises de position souvent plus ou moins contradictoires, exerça durant cette période une influence non négligeable en France et dans les colonies. 3

Le « Comité d'études coloniales » perd quelques-uns de ses membres les plus influents au début de 1923 quand est mise en application une décision déclarant incompatible l'appartenance d'un communiste à la franc-maçonnerie considérée comme un bastion de réformisme. Charles-André Julien et Ulysse Leriche, notamment, donnent leur démission.

En septembre 1924, le « Comité d'études coloniales » est réorganisé et dénommé Commission coloniale centrale, qui deviendra la Section coloniale présidée par Lozeray. Selon les archives de la police de la rue Oudinot, les « coloniaux » Abdelaziz Menouar (pseudonyme Ali), Abdelkader Hadj Ali,

1. « Internationale Pressekorrespondenz », avril 1922. Berlin. 2. Ho Chi Minh était membre de la Commission d'études de la question

coloniale près le PCF, et chef de la sous-section d'études de la question indochinoise. Il collabore à la rubrique coloniale de L'Humanité (cf. Le Courrier du Viêt-nam, n° 1, 1986).

3. La collection du Paria est consultable à la Bibliothèque marxiste. Hô Chi Minh fut l'un de ses fondateurs.

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Bèn Lekhal, Nguyen The Truyen, Bloncourt (Antilles), Rosso (Antilles), Camille Saint-Jacques (Haïti) et Lamine Senghor (Sénégal) en auraient été les collaborateurs à cette époque. 1

Une « Ecole coloniale » inaugure ses cours le 10 février 1925 à la Maison des Syndicats, avenue Mathurin Moreau (Paris XIX e), mais elle doit rapidement fermer ses portes — dès avril ou mai, semble-t-il.

Ces premières années de l'action anticolonialiste du PCF ont connu bien des avatars, comme il était normal aux lendemains de la naissance d'un parti renouvelant en grande partie l'héritage dépassé. Bien des « coloniaux » engagés à cette époque dans son action l'ont quitté. Il n'en reste pas moins que toute une génération de militants s'était ainsi formée sous la bannière du communisme et qu'il en restera quelque chose.

Nous avons vu que la situation au Maroc avait gravement préoccupé les socialistes français — et notamment Jean Jaurès -— à la veille dû déclenchement de la Première Guerre mondiale. Entre 1914 et 1918, la guerre en Europe fit passer au second plan les événements qui pouvaient se dérouler dans les différentes colonies. En fait, la résistance populaire au colonia­lisme n'avait cependant jamais cessé au Maroc.

Après la mise de ce pays sous protectorat en 1912, il restait partagé entre l'Espagne et la France. Madrid possédait sa zone d'influence au Nord (le Rif) et au Sud (Ifni, Tarfaya). Paris contrôlait — outre Tanger qui acquit un statut international en 1923 — le reste du pays. Premier résident général, le maréchal Lyautey avait, comme l'écrit délicieusement le très distingué dictionnaire Robert, acquis le ralliement des tribus « au nom du sultan ou par la force ». Lyautey, monarchiste très lié aux banques d'affaires, favorisait au maximum les entreprises économiques de la colonisation.

Ces « ralliements » étaient tellement spontanés, qu'un soulè-

1. H est très difficile d'établir avec certitude la liste des collaborateurs de la Section coloniale à cette lointaine époque. Ses archives ont disparu, la plupart des coloniaux qui y travaillaient portaient des pseudonymes. Les archives de la police sont par définition suspectes, même si elles ne sont pas sans valeur (cf. Claude Liauzu, Aux origines des tiers mondismes colonisés et anticolonia­listes en France, 1919-1939, L'Harmattan, 1982, p. 229 et ss. et Jean Suret-Canale, l'Internationale communiste et la lutte contre le colonialisme. Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 13,1969, p. 65 à 77).

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vement quasi général éclata en 1921 sous la direction d'Abdel-krim. La guerre dura jusqu'en 1926. De puissants renforts de troupes furent envoyés au Maroc par la France. Le maréchal Philippe Pétain 1 coordonnait la répression. Depuis Verdun, il avait l'habitude. Du côté français, on compta jusqu'à trente-deux divisions de ligne (325 000 hommes) et quarante-quatre escadrilles d'aviation; du côté espagnol, plus de cent mille hommes.

Abdelkrim, issu d'une très ancienne famille du Hedjaz, était le fils d'un haut notable rifain qui avait lutté toute sa vie contre l'oppresseur espagnol. Il avait poursuivi dans la même voie et s'était taillé, à partir de 1921, un Etat indépendant dans la partie montagneuse de la zone d'influence espagnole, infligeant aux généraux d'Alphonse XIII de lourdes défaites. Le 1 e r février 1922, il avait été reconnu comme Émir du Rif par les douze caïds de la région. Son frère, M'Hamed, commandait ses troupes. Abdelkrim tenait à maintenir de bonnes relations avec les autorités françaises. 2

Pierre Sémard , alors secrétaire général du Parti communiste français, a écrit au début de 1926 un livre intitulé La guerre du Rif, dans lequel, reprenant en partie des informations déjà publiées par L'Humanité, il faisait de très intéressantes révéla­tions sur les intrigues internationales liées à l'expédition française. 4

La rue Oudinot était en relation clandestine avec Abdelkrim par l'intermédiaire du chef du contrôle civil à Taourit, Léon Gabrielli 5. En fait, il l'espionnait pour le compte de Lyautey avec l'aide du correspondant parisien du Chicago Daily News, Paul Scott Mowrer qui annonça à grand fracas que le chef rifain se préparait à détrôner le Sultan Moulai' Youssef ; cette fausse nouvelle servit de prétexte à pousser les préparatifs militaires à partir de 1924.

1. 1856-1951. Futur chef de 1' « Etat > collaborateur de Vichy (1940-1944).

2. Cf. Lettre à Lyautey citée par Hubert Jacques in l'Aventure rifaine et ses dessous politiques, Paris, 1927, p. 30.

3. Il sera fusillé par les nazis durant l'occupation. 4. Editions de L'Humanité. Ce livre est notamment analysé dans une étude

de Jean Dautry écrite en 1958. (Archives E. Mignot.) 5. Léon Gabrielli a écrit en 1953 un livre intitulé : Abdelkrim et les

événements du Rif. Préface du maréchal Juin. Casablanca.

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L'Humanité du 25 mai 1925 reproduisit une lettre du chef du cabinet civil de Lyautey, Vatin-Pérignon, qui ne laissait aucun doute sur la responsabilité des autorités françaises dans le déclenchement des hostilités. « En mai 1924, écrivait ce haut fonctionnaire, alors qu'Abdelkrim, trop occupé avec les Espa­gnols, ne pouvait réagir, il (Lyautey) a voulu constituer au Nord de Fez, point vital et but probable de l'envahisseur (sic), un front stratégiquement meilleur que celui que nous offrait la rive Sud de l'Ouergha. En mai 1924, ce front a été constitué sur une ligne stratégique, sorte de « hauts de Meuse » marocains, au Nord de l'Ouergha — sans coup férir. Depuis mai 1924, ce front a été renforce, fortifié et relié à l'armée par un système de routes, ponts, voies ferrées... »

Les forces françaises avaient ainsi occupé un territoire dont la jouissance était reconnue aux Beni Zeroual, appartenant aux tribus regroupées par Abdelkrim. C'était un acte de guerre. Selon Vatin-Pérignon, non seulement la droite était d'accord avec ce qui ne peut être qu'une provocation, mais aussi les hommes politiques du Cartel des gauches, Edouard Herriot, Joseph-Paul Boncour et Léon Blum.

Londres — qui fournit des armes aux Rifains avec la secrète ambition de coiffer Paris et Madrid sur le poteau — s'entremet pour une reconnaisance de « l'Etat du Rif » par la Société des Nations. Abdelkrim est prêt à négocier et on le comprend. Mais Lyautey et le gouvernement français de Painlevé ont conclu des accords avec Alphonse XIII et le dictateur Primo de Rivera, son Premier ministre, les 8 et 11 juin 1925, prévoyant une coordination des actions militaires de l'Espagne et de la France de façon à encercler le Rif par terre et par mer.

Le 27 mai 1926, Abdelkrim doit faire sa soumission entre les mains du colonel Corap et il s'en remet à la clémence du vainqueur. Il est exilé à la Réunion. La Banque de Paris et des Pays-Bas de M. Finaly, hautement intéressée aux ressources minières du Rif, est satisfaite. Primo de Rivera assiste à Paris à la revue du 14 juillet entre Herriot à sa droite et Briand à sa gauche. Pétain reçoit le dictateur espagnol le lendemain pour la mise au point de l'accord franco-espagnol pour l'organisation du Rif.

On voit que tout cela est à la fois complexe et bien classique. Mais, dans ces années vingt où le Parti communiste est encore

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jeune et manque d'expérience, il ne sera pas simple pour'lui de définir une politique adaptée et surtout de l'appliquer. Fort des principes définis à Tours, il n'hésite cependant pas. En septembre 1924, quand le général Primo de Rivera se fait battre à plate-couture par les Rifains, Pierre Sémard, au nom du Comité directeur du PCF et du groupe parlementaire communiste, Jacques Doriot, au nom du Comité national des J .C. 1 envoient un télégramme à Abdelkrim le félicitant pour « la brillante victoire du peuple marocain sur l'impérialisme espagnol ». Cela, les réformistes du parti socialiste, voire une partie de la droite pourraient, à la rigueur, l'admettre. Tant qu'il s'agit de Yimpérialisme des autres, on peut le condamner...

Mais les communistes ont une autre logique, la seule logique. Ils disent dans leur télégramme espérer qu'Abdelkrim « conti­nuera, en liaison avec le prolétariat français et européen, la lutte contre tous les impérialismes, français compris (souligné par nous — P.D.) jusqu'à la libération complète du sol marocain ».

Quant à Y Avant Garde, organe de la JC, elle proclame le 16 septembre : « La cause des Marocains est juste. Nous la soutiendrons à notre manière. Notre campagne commence : évacuation immédiate du Maroc ! Laissons le champ libre à Abdelkrim ! Le Maroc aux Marocains ! »

Un grand frisson secoue la rue Oudinot...

Depuis juillet 1922, Y Avant Garde publiait régulièrement une rubrique coloniale rédigée sous la direction d'Henri Lozeray. En 1924, il est chargé de diriger la « Section coloniale ». En 1925, la direction du parti lui demande de se rendre au Maroc pour y examiner sur place une situation de plus en plus grave. Il doit y prendre contact avec les jeunes soldats, organiser la distribution des tracts et des journaux qui leur sont destinés et faire connaître aux Marocains le visage d'une France qui n'est pas celle des massacreurs.

1. On sait que Doriot devait trahir son parti dix ans plus tard et passer du côté des fascistes. Nous reprendrons à ce propos à notre compte une note de Jacques Varin (ouv. cité, p. 99) : « Quoi qu'il en soit, sa trahison, dix ans plus tard, ne change rien au fait qu'en 1924, Doriot était le secrétaire de la JC, élu député la même année, et qui s'exprimait alors non en tant qu'individu, à plus forte raison en tant que traître en puissance, mais en tant que porte-parole de la Jeunesse communiste. »

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Lozeray comptait entrer au Maroc en franchissant la fron­tière qui sépare ce pays de l'Algérie. A peine débarqué à Alger, il fut arrêté et jeté à la prison de Barberousse. Il devait y rester deux ans, pendant lesquels J. Doriot devint, en fait, responsable de la Section coloniale.

En 1936, alors que Lozeray avait été élu député du 1 1 e arrondissement de Paris et vice-président de la Commission des Colonies de la Chambre, il fit partie d'une délégation officielle qui se rendit en Algérie. Il y fut reçu avec ses collègues par le gouverneur général Le Beau qui les invita à déjeuner. La délégation était présidée par Maurice Viollette, député radical. Le Beau était assis face à Lozeray, qui avait Viollette à sa droite. Le gouverneur multipliait les amabilités à l'égard de Lozeray. Il lui demanda notamment s'il était déjà venu à Alger.

— Bien sûr, répondit Lozeray. — A quel hôtel descendiez-vous ? — La première fois, c'était à Barberousse, en 1925.. .

Maurice Viollette, qui était alors gouverneur général, doit s'en souvenir. C'est lui qui m'avait fait arrêter...

M. Le Beau en avala son couscous de travers. 1

L'action contre la guerre du Maroc prenait cependant en France même une ampleur qui en étonnera plus d'un... à commencer par les communistes eux-mêmes. 1925 est l'année du Congrès de Lille du PCF, qui marque un tournant vers ce qu'on appela la « bolchévisation » du parti. Il s'agissait, en fait, de le débarrasser des dernières traces d'opportunisme social-démocrate et, surtout, de le rendre plus « ouvrier », notamment par l'implantation de cellules dans les entreprises. Cette ligne politique avait été encouragée par l'Internationale communiste dont l'Exécutif élargi aux représentants des partis avait discuté des problèmes d'organisation au mois de mai.

Contrairement à ce qui a souvent été dit, « bolchévisation » ne correspondait pas à « russification ». La direction de l'Inter­nationale insistait au contraire sur la nécessité de ne pas transposer mécaniquement l'expérience russe. Maurice Thorez devait d'ailleurs déclarer : « Je voudrais maintenant marquer que, précisément, ceux qui (à l'intérieur du parti — P.D.) nous accusent constamment de copier servilement le parti russe sont précisément ceux qui prennent tout ce qui s'applique au parti

1. Témoignage d'Elie Mignot.

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russe et ne peut pas s'appliquer à nos partis occidentaux. Le parti russe et ses statuts, c'est une chose. Le parti français, c'est autre chose. » 1

La « bolchévisation » du PCF, avec l'aide précieuse de l'Internationale, lui fut incontestablement bénéfique. C'est avec elle qu'apparaît définitivement ce parti ouvrier « d'un type nouveau » qu'avait appelé Lénine de ses vœux en ce qui concerne son propre pays. Cela ne se fit sans doute ni sans peine, ni sans heurts, mais cela se fit...

Le 5 juillet 1925 était constitué un « Comité central d'action contre la guerre du Maroc et de la Syrie », regroupant le Parti communiste, les Jeunesses communistes, la CGTU, les Comités d'unité prolétariennes (rassemblant des communistes, des socialistes et des « inorganisés ») ainsi que le groupe « Clarté » d'Henri Barbusse 2 , qui rassemblait les intellectuels révolution­naires et progressistes, et l'ARAC (Association républicaine des anciens combattants). La présidence du Comité fut confiée à un jeune militant de la région Nord-Pas-de-Calais, Maurice Tho-rez 3 , qui venait d'être élu au Bureau politique du PCF.

Le même mois, une conférence de jeunes et de soldats à laquelle participa l'ancien dirigeant de la Région lyonnaise, François Billoux 4 , devenu secrétaire de la JC et alors mobilisé, lançait aux soldats le mot d'ordre de fraternisation avec les Rifains. La plupart des grandes villes et les centres ouvriers virent la naissance de comités contre la guerre. Le 12 octobre 1925, un mot d'ordre de grève sur le plan national entraîna dans le mouvement quelque 9 0 0 0 0 0 travailleurs, ce qui, pour l'époque, était considérable. Pendant cette grève, le jeune ouvrier communiste André Sabatier fut tué à l'usine Radio-Technique de Suresnes par l'un des policiers privés de l'entre-

{)rise, un dénommé Lafosse. Plus de cent mille ouvriers suivront es obsèques de A. Sabatier dont l'assassin sera acquitté en cour

d'Assises.

1. Cité in Serge Wolikow, « Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez >, n° 29-30,1979. Le problème de la « bolchévisation » du PCF et de ses rapports avec l'Internationale déborde évidemment le cadre de notre étude. Pour un examen plus approfondi, on se reportera aux livres et articles auxquels nous faisons référence dans notre bibliographie.

2. 1873-1935. Ecrivain, auteur notamment du Feu. 3. 1900-1964. Futur secrétaire général du PCF. 4. 1903-1978. Futur membre du Bureau politique du PCF et ministre

dans les gouvernements de 1944 à 1947.

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Entre juin et octobre 1925, cent vingt années de prison furent distribuées à deux cent soixante-quatorze militants, en général des jeunes.

Les Archives départementales des Bouches-du-Rhône, qui ont été dépouillées par Georges Righetti, ancien directeur de La Marseillaise, donnent un bon exemple de ce que fut l'activité des communistes de ce département — et de Marseille en particu­lier — dans la bataille contre la guerre du Maroc. On y trouve de très nombreux tracts et affichettes, souvent illustrés par les silhouettes de soldats français et de fellahs marocains, dont voici trois exemples :

« — Comité révolutionnaire des soldats du Maroc FRATERNISEZ ! »

« — Contre l'expédition marocaine PAS UN HOMME PAS UN SOU POUR LE MAROC ! Meeting le 21 mai près des terrains vagues de la gare Saint-

Charles. »

« — Camarades soldats ! « Vous vous battez pour accroître les profits des actionnaires

de la Banque de Paris et des Pays-Bas. Le paysan rifain lutte pour son indépendance.

A bas la guerre ! Fraternisez avec les Rifains ! »

Dès le 13 mars 1924, ordre avait été donné à la police de saisir le journal La Caserne (N° 3) édité en langue arabe et portant en manchette : « Vive le Maroc libre ! » L'éditorial était signé Paul Vaillant-Couturier.

Un meeting contre la guerre du Maroc s'était tenu le 21 mai 1925 avec divers orateurs parmi lesquels André Marty. Le 1 e r juin 1925, une perquisition au domicile de Jeanne Corteg-giani avait permis à la police de saisir 80 kg de tracts contre la guerre du Maroc et une lettre donnant des indications sur les départs de Toulon de troupes et de matériel de guerre pour le Maroc. Les poursuites engagées contre cette militante le furent en vertu de la loi de 188o sur l'espionnage.

Le 10 juillet 1925, Paul Margaillan, candidat du PCF au

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Conseil d'arrondissement, et Olivier Carloni sont condamnés pour « provocation de militaires à la désobéissance ». Entre le 4 et le 22 août 1925, quatre cents réunions du PCF se tiennent dans les Bouches-du-Rhône pour préparer un « Congrès ouvrier et paysan » qui se tiendra le 23 août au Brébant avec la participation de 1 1 2 5 délégués venus du département ainsi que du Gard, du Vaucluse, des Basses-Alpes, (aujourd'hui Alpes-de-Haute-Provence), du Var, des Alpes-Maritimes et de la Corse. Parmi les orateurs il y avait Marcel Cachin, Treint et Doriot. Les mots d'ordre lancés concernent le boycottage des moyens de transport de troupes et des munitions par terre et par mer, une grève de 24 heures, la fraternisation des soldats avec les Rifains. Un meeting rassembla des milliers de per­sonnes. De violents heurts avec la police firent de nombreux blessés, parmi lesquels Doriot et trente-trois policiers.

Les Archives de la police de Marseille mentionnent encore la condamnation à Salon du communiste Fernand Chastan pour « provocation de militaires à la désobéissance ».

Le 25 septembre Joseph Roques, secrétaire régional du PCF, est arrêté pour propos antimilitaristes, ainsi que Duisabou, instructeur du Comité central. La police signale que plusieurs centaines de tracts ont été distribués, le 1 e r octobre, aux soldats du camp de la Delorme. Le 15 novembre 1925, la police reçoit l'ordre de saisir le Conscrit, daté d'octobre...

L'action du PCF ne concerne pas seulement le Maroc. Le 15 mars 1926, alors que des troupes embarquent à Marseille pour la Syrie, un tract est distribué :

« Petit soldat, toi qui pars là-bas, souviens-toi que les Riffains et les Druses luttent contre l'ennemi commun du prolétariat : le capitalisme international. » En avril, un meeting se tient au Brébant contre les guerres du Maroc et de Syrie. Le 13 juin 1926, le Congrès régional du PCF à Beaucaire dresse un bilan assez impressionnant : 400 réunions, 300 000 tracts, 5 0 0 0 affiches contre la guerre du Maroc; 10 arrestations, de lourdes amendes. Une Commission coloniale a été mise sur pied en janvier 1925 par le Bureau régional.

Le 16 septembre 1926, la police signale qu'on a trouvé dans la cabine du marin Eugène Naudy des tracts communistes destinés à l'Inde : « The masses of india. » Les meetings se

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succèdent, avec Jacques Duclos 1 , André Marty 2 , Lucien Midol 3, etc. Le 6 mai 1927, distribution de tracts aux soldats en partance pour la Chine à bord du Porthos : « Fraternisez avec les ouvriers et paysans chinois ! » En mars et avril 1928, la police saisit La Page de Jean Le Gouin*, Brahim travailleur Nord-Africain (arabe et français), On les aura, La Caserne5...

Ces quelques exemples, pris dans une ville qui joua un grand rôle dans la lutte anticolonialiste du Parti communiste, donnent une idée des actions menées à cette époque et de la répression qu'elles provoquèrent. On pourrait évidemment en donner de semblables pour d'autres régions.

Le Parti communiste s'efforçait d'entraîner les couches les plus larges de la population laborieuse dans la mobilisation des masses contre la guerre du Maroc. Le 23 juillet 1925, Maurice Thorez s'était adressé au Parti socialiste et à la CGT réformiste en vue de constituer un « Front unique ». Léon Blum refusa, taxant la proposition communiste de « démagogie ».

Il serait absurde de prétendre que le Parti communiste à cette époque a dressé l'ensemble de la population française contre la colonisation. Mais il ne faut pas oublier qu'il était alors seul — hormis quelques exceptions personnelles — à adopter une attitude aussi claire et aussi radicale. Que neuf cent mille ouvriers aient pu sacrifier le salaire d'une journée de travail pour prendre part à une grève qui n'allait pas sans risque ; que des conscrits mobilisés au 3 1 e et au 4 1 e R.I. quittent Paris pour Marseille en chantant l'Internationale et en manifestant à chaque arrêt aux cris de « A bas la guerre du Maroc ! » et « Vivent les Rifains ! » ; que les équipages du Strasbourg, du Courbet, du Metz, du Mulhouse, du Paris se mettent en grève et

1. 1896-1975. Futur secrétaire du Comité central du PCF, dirigeant, avec Benoît Frachon, de la Résistance communiste sur le sol de France.

2. 1886-1956. André Marty avait participé à la révolte des marins français de la mer Noire contre l'intervention des puissances antisoviétiques.

3. 1883-1979. Dirigeant des grèves des cheminots dans les années vingt. 4. Jean Le Gouin est à la Marine ce qu'est Jacques Bonhomme au monde

paysan. En 1940-1941, la Jeunesse communiste (notamment avec le futur colonel Fabien), diffusera un journal de ce nom, à Marseille et à Toulon. (Cf. P. Durand, Qui a tué Fabien? Messidor.)

5. Tous ces faits sont signalés dans les documents des Archives départe­mentales des Bouches-du-Rhône, Série M6, Dossiers n o s 8286 à 11379 et Série XIV-M, Dossiers n° 25/56 à 25/68.

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que celui du Provence refuse d'appareiller — tout cela n'est pas

Le gouvernement s'en rendait bien compte. Du 1 e r janvier 1925 au 31 juillet 1926, 1 3 7 1 condamnations furent pronon­cées par la justice militaire dans l'armée et dans la marine. En Afrique du Nord, la répression sera particulièrement rigou­reuse. Un militant arabe est condamné en juillet 1925 à deux années de prison « sous haute surveillance » parce qu'il avait dit publiquement : « Cachin est un homme intelligent. » 1

1. Cité par Jacques Varin, ouv. cité, p. 102.

égligeable.

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5. De la Syrie à la Chine

Entre le 14 juin 1924 et le 17 avril 1925, la rue Oudinot avait pour ministre Edouard Daladier 1 , qui allait s'illustrer plus tard, lui aussi, dans la chasse aux communistes et la « drôle de guerre ». Le ministère des Colonies a souvent fourni à la bourgeoisie française des cadres de haut niveau...

La tempête marocaine renvoie cependant Daladier à d'autres occupations et la rue Oudinot voit se succéder dans ses salons peuplés de trophées coloniaux, une suite de ministres assez obscurs : André Hesse jusqu'au 29 octobre 1925 ; Léon Perrier jusqu'au 19 juillet 1926 ; Dariac qui ne dure que quatre jours ; puis de nouveau Perrier, du 23 juillet 1926 au 11 novembre 1928. André Maginot, d'une taille supérieure à celle de ses prédécesseurs immédiats, leur succédera jusqu'au 3 novembre 1929.

Viennent ensuite François Piétri, (3 novembre 1929-21 février 1930) ; Lucien Lamoureux (pendant dix jours) ; de nouveau François Piétri jusqu'au 14 décembre 1930 ; Auguste Brunet jusqu'au 27 janvier 1931 (ces deux derniers ne sont que sous-secrétaires d'Etat) ; Paul Reynaud jusqu'au 21 février 1932, de Chapdelaine du 21 février 1932 au 4 juin de la même année. Et revoilà Albert Sarraut, qui régnera rue Oudinot du 4 juin 1932 au 7 septembre 1933.

1. 1884-1970. Président du Conseil en 1933 (janvier-octobre), 1934 (janvier-février), avril 1938-mars 1940. Signataire des « Accords de Munich » (1938).

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Ceux des militants communistes qui ont vécu cette période s'en souviennent à un double titre. C'est l'époque où le PCF voit son influence grandir. Le 23 novembre 1924, lorsque les cendres de Jaurès avaient été transférées au Panthéon, le cortège du Parti communiste et de la CGTU comptait bien deux cent mille personnes, alors que soixante quinze mille hommes et femmes seulement étaient inscrits au parti. P. Vaillant-Coutu­rier écrivait le lendemain dans L'Humanité : « Le Paris de là: Commune ressuscité reprenait sa marche en avant. (...) Der­rière le cercueil de Jaurès, la Révolution communiste a eu sa première journée. »

C'était aller un peu vite en besogne. Du côté du gouverne­ment, cependant, on n'était pas loin d'en penser presque autant. L'affaire du Maroc ne fit que confirmer dans leurs craintes ceux qui voyaient rouge. Georges Cogniot 1, qui jouera un très grand rôle plus tard dans la vie du Parti communiste, faisait alors son service militaire à Compiègne. Il a raconté dans ses Mémoires combien fut délirant l'anticommunisme au cours de cette année 1925 : « Même dans la calme et somnolente Compiègne, les précautions les plus ridicules étaient prises : par exemple, les officiers de grade supérieur ne se rendaient de leur domicile à la caserne qu'escortés par deux soldats en armes ! » 2

La rue Oudinot était devenue une officine de lutte anti­communiste et elle devait le rester. En octobre 1919, devant l'agitation constatée parmi les Indochinois, un service de renseignements politiques rattaché au Contrôle général (police) du ministère des Colonies avait été mis sur pied. Les troubles s'étendant dans les milieux africains et malgaches, Sarraut créa par arrêté du 12 décembre 1923 un service de contrôle et d'assistance en France des indigènes des colonies auprès de la Direction des affaires militaires. Ce service fut appelé commu­nément le CAL

Ce service, à la demande de Sarraut, publia à usage confidentiel à partir de cette date et (au moins) jusqu'en 1939 3

des notes mensuelles sur « la propagande révolutionnaire intéressant l'outre-mer ». Destiné, en principe, à aider les

1. 1901-1979. 2. Georges Cogniot, Parti Pris, t. 1, p. 92. Editions sociales, 1976. 3. Ces archives ne sont ouvertes que jusqu'à cette date, alors qu'en général

elles le sont jusqu'en 1956.

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coloniaux à leur établissement en France ou à leur retour au pays, cet organisme va surtout s'occuper d'espionnage et de police. L'historien Philippe Dewitte, qui a épluché avec atten­tion ses archives, écrit :

« A l'usage, la surveillance et la répression prendront rapide­ment le pas sur l'assistance. Pour mener à bien ces, tâches, le CAI se donne les moyens de son efficacité : centralisation des différentes administrations, liaisons régulières avec les minis­tères concernés, (Intérieur, Marine marchande, Affaires étran­gères, etc.) les préfets, gouverneurs généraux, avec la Sûreté générale, recrutement d agents de renseignement, de traduc­teurs, installation d'antennes dans les grandes villes, etc. Pendant tout Pentre-deux-guerres, le CAI va ainsi organiser un petit réseau de renseignement, aussi omniscient que possible compte tenu de l'extrême mobilité des coloniaux. Il va disposer d'agents infiltrés dans les organisations " antifrançaises " et de correspondants en France et aux colonies (...), etc. » 1

Le même auteur, citant une note de Sarraut lui-même, écrit : « Albert Sarraut indique clairement que le CAI est avant tout la réplique policière à la création, en 1921, du Comité d'études coloniales du PCF. (...) Aussi l'action du CAI, tout au long de son existence, va être dominée par le spectre de la révolution soviétique et l'activité du service s'apparentera de fait, à un contre-espionnage de type artisanal. »

La rue Oudinot contre la Section coloniale — et vice versa — ce n'est pas un mythe.

Mais revenons-en aux souvenirs des militants.

La seconde impression qui domine les souvenirs des témoins de ces temps héroïques, c'est la conscience d'un changement réel dans l'attitude d'un parti encore si proche de ses sources social-démocrates. André Moine, dont nous retrouverons la trace, bien plus tard, en Algérie, avait pris part à la lutte contre la guerre du Maroc.

Anticolonialiste de formation, il dit aujourd'hui que c'est avec son adhésion au Parti communiste que son anticolonia­lisme prit vraiment corps. Il se souvient « d'avoir découvert avec enthousiasme la 8 e condition d'adhésion à la IIIe Interna-

1. Philippe Dewitte, les Mouvements nègres en France, 1919-1939 ». L'Harmattan, 1985, p. 22.

2. Philippe Dewitte, ouv. cité, p. 23.

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tionale (...) Avec ce texte s'opérait la liaison indissoluble entre le colonialisme, l'impérialisme et la lutte des classes (...). La théorie éclairait la situation, donnait une assise de principe à l'action. Et le parti, l'Internationale, porteurs de cette théorie qui éduquait les ouvriers dans ce sens, grandissaient à mes yeux. Grâce à eux, je me sentais plus fort, plus assuré » . 1

Il est intéressant de noter que, dès cette époque, le PCF relie les positions politiques de l'Internationale à ses propres tradi­tions françaises. C'est ainsi que l'appel aux travailleurs du 14 mai 1925 fait explicitement référence à Jean Jaurès :

« Aujourd'hui, l'inévitable est arrivé. La guerre est commen­cée. Alors que le gouvernement ne trouve pas un sou pour les réformes sociales et qu'il est à la veille de la faillite, il recommence une guerre longue et coûteuse. Les soldats français toujours plus nombreux venant d'Algérie, de France, des autres colonies d'Afrique, se dirigent vers le charnier marocain. Ce que veut l'impérialisme français, seul responsable de la guerre, c'est abattre la vaillante République rifaine. Pourquoi ? Pour satis­faire les appétits insatiables des grandes banques et les ambitions militaires...

« Ouvriers, paysans de France et des colonies ! « Le Parti communiste qui fut seul à dénoncer systématique­

ment les dangers de la guerre du Maroc, vous appelle à la lutte de toutes vos forces pour empêcher ce nouveau carnage.

« Ouvriers socialistes ! « N'oubliez pas que vos chefs reniant la glorieuse tradition de

Jaurès, qui dénonça toujours le " guêpier marocain ", n'ont pas osé voter contre les crédits de la guerre du Maroc...

« Camarades ! « Soutenez et propagez partout les mots d'ordre du Parti

communiste : « Paix immédiate avec le Rif ! « Fraternisation des soldats français et rifains ! « Reconnaissance de la République rifaine ! « Evacuation immédiate du Maroc. »

Dans l'éditorial de L'Humanité, le 31 mars 1926, Maurice Thorez, alors membre du Bureau politique du parti, soulignait :

« Nous avons proclamé que dans cette bataille gigantesque qui met aux prises des milliers de Rifains, de Syriens, d'Egyp-

1. André Moine, Mémoires (inédit).

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tiens, d'Indous, de Chinois avec l'impérialisme mondial, la place du prolétariat était " aux côtés des peuples opprimés "... Mais plus que jamais nous nous déclarons prêts à poursuivre la réalisation d'un front unique prolétarien solide, sur le mot d'ordre de paix immédiate au Maroc et en Syrie. Derrière ce front unique, nous entraînerons la partie des classes moyennes que la politique financière du Cartel et la menace du fascisme ont ébranlée. »

Le Congrès du PCF, réuni à Lille en juin 1926, exprimait cette politique dans les termes suivants :

« Il faut apporter un appui plus effectif aux mouvements révolutionnaires des colonies dirigés contre l'impérialisme fran­çais. Sur ce dernier plan, il ne saurait s'agir seulement de notre appui aux mouvements de classe dans lesquels nous tendons à unir les prolétaires indigènes et européens des colonies contre le capitalisme, mais aussi des mouvements nationaux révolution­naires. L'oppression française fait naître chez les peuples coloniaux un sentiment national qui domine et prend le pas sur la lutte des classes qu'il masque souvent complètement. Etant pour la libération nationale, nous n'avons pas le droit de rester neutres vis-à-vis de ce mouvement dont nous reconnaissons le rôle historique. »

C'est ainsi une politique d'ensemble, apportant le soutien du PCF non seulement aux communistes, mais à tous les nationa­listes anti-impérialistes, qui se met en place, confortée par l'expérience de luttes d'un type nouveau pour le mouvement ouvrier français, encouragée par la réflexion collective de l'Internationale et peu à peu élaborée par des dirigeants d'une génération de travailleurs jeunes et dynamiques.

Plusieurs des textes que nous venons de citer font mention de la Syrie. C'est qu'en effet le Maroc n'est pas seul en cause en ces années 1925-1926. La grève du 12 octobre 1925 est dirigée contre la guerre du Maroc et de Syrie. Il faut dire que dans cette région du monde plus encore qu'au Maghreb occidental, le caractère impérialiste du colonialisme apparaît en pleine lumière.

La Syrie, c'était l'ARAM des temps bibliques, qu'avaient occupé successivement les Egyptiens (Ramsès II), les Babylo­niens, les Perses, les Grecs d'Alexandre, les légionnaires romains, les Byzantins, les Arabes (qui font de Damas l'une de leurs principales capitales), les Turcs seldjoukides puis otto-

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mans. Napoléon III y avait envoyé, en 1860, un corps expédi­tionnaire commandé par le général de Hautpoul, sous prétexte d'y protéger les chrétiens et avec le but réel d'y installer une base sur la route de l'Orient.

En 1918, profitant de la défaite turque et de leur suprématie dans la région, les Anglais avaient occupé militairement le terrain et favorisé la création d'un vaste royaume arabe, l'Arabie Saoudite, dirigée par l'émir Fayçal, fils de Hussein et protégé — pour ne pas dire agent — du colonel Lawrence. En 1924-1925, l'Arabie Saoudite conquit le Hedjaz, domaine de la dynastie husséinite. Paris évincé, Clemenceau va tout faire pour récupérer une place dans cette zone stratégique. Un accord du 15 septembre 1919, confirmé par la Conférence de San Remo en avril 1920, donne à la France un mandat de la Société des Nations sur la Syrie. Mais comme celle-ci vient d'être dotée du statut de royaume indépendant par les Anglais, l'émir refuse la présence française.

Dans ce climat d'intrigues et de chausse-trapes que se tendent les puissances colonialistes concurrentes, la seule solution que trouve Paris, c'est la guerre. Contre les deux millions d'habitants de la Syrie, on dépêche des contingents de l'armée qui est alors la plus puissante du monde.

En juillet 1920, le premier Haut-Commissaire, le général Gouraud, s'empare de Damas et des principales villes du pays. Deux ans plus tard, il constitue une fédération formée de cinq entités : le Grand Liban (l'actuel Liban), le Djebel Druze, la région des Alaouites et les régions de Damas et d'Alep (la Syrie actuelle). Le Sandjak d'Alexandrette sera rétrocédé à la Tur­quie en 1939.

A Gouraud succède d'abord le général Maxime Weygand 1

(qui préparera en Syrie en 1939-1940 une attaque contre l'URSS) puis le général Sarrail. C'est sous le proconsulat de ce dernier qu'éclate, en juillet 1925, l'insurrection des Druzes, qui s'étendra à Hama, puis à la région de Damas. Les troupes françaises y répondent par d'épouvantables massacres et des­tructions. Damas est bombardée le 18 octobre 1925 ; 1926 sera marquée par les pendaisons de Beyrouth. Quatre jeunes com­munistes, dont le seul crime est de recevoir L'Humanité, Madeyan (20 ans), Boyadjan (18 ans), Papazaïan (16 ans), et

1. 1867-1965. Généralissime des armées françaises de mai 1940 à la capitulation de juin.

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Coenious (18 ans) sont déportés au bagne de Rakha, dans le désert, où ils meurent de faim.

Il faudra attendre 1928 pour que les combats cessent provisoirement. Une Assemblée constituante sera alors dési­gnée, embryon d'un Etat syrien qui reçoit en 1936 un statut de République, mais, en 1939, lorsque éclate la Deuxième Guerre mondiale, le parlement français n'aura toujours pas ratifié cette mesure voulue par le Front populaire.

En 1925, nous n'en sommes pas encore là. Le Parti communiste est la seule formation politique française à protes­ter contre la violence faite aux Syriens et à se déclarer publiquement solidaire de leur cause. Son influence, à partir de là, va s'étendre peu à peu dans les couches les plus éclairées du mouvement national syrien, donnant à la France de véritables amis qui ne confondront pas le peuple de notre pays avec les tortionnaires du leur.

Il n'est pas de mois sans que L'Humanité proteste, entre 1925 et 1939, contre les atrocités commises en Syrie par l'armée, contre la répression policière et une exploitation éhontée des peuples.

Dans le rapport du Comité central qu'il présente le 11 mars 1932 devant le VII e Congrès du PCF, Maurice Thorez, après avoir rappelé les positions de principe des communistes face au problème colonial, signale qu'en Syrie près de deux cent mille prolétaires ont fait grève l'année précédente. Il fustige les « expéditions punitives, les bombardements aériens, les fusil­lades de Damas » . 1

L'action persévérante du PCF n'a pas été sans effet. A la fin de janvier 1926, le bataillon chargé de la défense de la forteresse de Rachaya a refusé de poursuivre le combat. Un second bataillon envoyé en toute hâte de Rayac a jeté les fusils et refusé de marcher.

Le Maroc et la Syrie ne sont pas seuls à connaître la brutalité colonialiste et la riposte populaire. En février 1923, les cheminots chinois en grève ont été littéralement massacrés. En mars, Sun Yat-Sen 3 a établi son QC à Canton. En 1925, la

1. Œuvres, Livre deuxième, t. 3, p. 93-94. 2. Cf. J. Varin, ouv. cité, p. 103. 3. 1866-1925. Fondateur du Koomintang en 1911. Premier président de

la République chinoise.

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répression sanglante des grèves dans le sud de la Chine par la réaction chinoise, émeut les communistes attentifs au long combat du PC chinois, né en 1921. C'est l'influence des communistes français qui a marqué, en particulier, Chou En-Lai (Zhou Enlai) venu à Paris cette année-là. 1

Chou En-Lai rentre en Chine en 1924 et, en 1927, participe à l'insurrection victorieuse de Shanghai et à la création de l'Armée rouge. De même, c'est L'Humanité que lit avec avidité Ba Jin (Pa Kin, selon l'ancienne transcription) qui le conduit par sa campagne en faveur de Sacco et Vanzetti, à croire en la justice et à la nécessité du combat pour la liberté. 2 II deviendra l'un des plus grands écrivains chinois.

C'est à Shanghai qu'un tract est distribué alors qu'on peut craindre une intervention de la marine française contre les révolutionnaires chinois. On y lit sous la signature de la Jeunesse communiste française, dans un texte présenté exté­rieurement comme le programme d'un cinéma local :

« A toute tentative de vous transformer en assassins de la révolution chinoise, vous saurez répondre, certains de l'appui organisé des masses opprimées de la Chine et de la classe ouvrière de France, par la fraternisation en masse avec la population chinoise. Par votre action consciente, méthodique et collective au sein de vos unités, vous exigerez l'arrêt de tous préparatifs et opérations militaires contre la révolution chinoise et votre retour immédiat en France. > 3

En 1925, les Kurdes se sont soulevés en Turquie. En 1927, les Etats-Unis ont occupé le Nicaragua, l'année même où Sacco et Vanzetti ont été assassinés sur la chaise électrique, malgré une campagne mondiale de protestation à laquelle les commu­nistes français ont pris une part admirable. En 1928, la TransJordanie acquiert une souveraineté limitée, la Grande-Bretagne y conservant des bases militaires et une influence politique déterminante. En 1930, Gandhi est emprisonné en Inde où le mouvement de libération nationale, sous ses formes

1. Cf. Le Monde, 12-13 janvier 1986. Chou En-Lai sera l'un des dirigeants de la Chine populaire dont il deviendra, notamment, ministre des Affaires étrangères et Premier ministre (1896-1976).

2. Cf. l'interview de Pa Kin par Laurent Ballouhey dans L'Humanité du 11 mars 1986. Sacco et Vanzetti étaient deux révolutionnaires américains, anarchistes, qui furent assassinés en 1927 par la « Justice » des Etats-Unis.

3. Cité par J. Varin, ouv. cité, p. 118.

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propres, progresse irrésistiblement. En 1931, le Japon attaque Moukden. C'est le début de la guerre de Mandchourie, peut-être le début de la Seconde Guerre mondiale.

1932, c'est la défaite chinoise en Mandchourie, qui devient Mandchouokouo et passe sous domination nippone; c'est l'assassinat de Paul Doumer 1 , président de la République française, que va remplacer le pâle Albert Lebrun 2 ; c'est le ministère von Papen 3 , annonciateur de Hitler, en Allemagne; c'est l'accession de Franklin Delano Roosevelt 4 à la magistra­ture suprême des Etats-Unis; c'est l'exécution de deux diri­geants communistes en Hongrie. Et c'est la crise économique mondiale tandis que l'historien Gabriel Hanotaux s'inquiète avec une nostalgie digne d'une meilleure cause, des secousses qui ébranlent l'empire colonial français :

« Qui eut dit aux créateurs de la fondation coloniale, honneur de la troisième République, qu'avant que les derniers d'entre eux eussent disparu de la scène, le principe et la valeur de leurs entreprises seraient soumis au jugement et au contrôle des peuples sur lesquels ils prétendaient étendre leur protection! Les défunts seraient confondus s'ils savaient où nous en sommes, après un si court espace de temps. » 5

Hanotaux écrivait cela vers la fin des années Vingt. Albert Sarraut n'avait pas attendu jusque-là pour lancer un cri d'alarme. Dans un livre publié en 1923, il avait notamment écrit : « Jusqu'en 1914, les colonies n'étaient, pour beaucoup de nos concitoyens, qu'un terrain favorable au développement de notre gloire militaire, aux entreprises de chercheurs d'aven­tures, aux expériences généreuses de notre génie civilisateur. Leur valeur économique et politique étaient méconnues. Elles avaient été longtemps considérées comme la fantaisie coûteuse d'une grande nation. » 6

Cette vision « héroïque et fantasque, généreuse et désintéres-

1. 1857-1932. Il avait été élu président de la République en 1931 après avoir été président du Sénat depuis 1927.

2. 1871-1950. Président du Sénat depuis 1931. 3. Franz von Papen, 1879-1969. 4. 1882-1945. 5. Cité par Raymond Barbé, in Cahiers du Communisme, supplément au n°

9, septembre 1960. 6. La Mise en valeur des colonies françaises, p. 37.

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sée » 1 de la conquête coloniale est contredite à la fois par le caractère brutal des expéditions et le bilan économique de la grosse colonisation. Mais il est vrai qu'à la veille de la Première Guerre mondiale, l'empire colonial n'occupait qu'une place mineure dans le système commercial français (974 millions d'exportations et 818 millions d'importations, soit à peine 12 % du commerce extérieur). Les capitaux exportés dans les colo­nies ne s'élevaient qu'à quatre milliards sur les quarante et un milliards placés à l'étranger. 2 Comme l'écrivait Lénine, « à la différence de l'impérialisme anglais qui est colonisateur, l'impérialisme français peut être appelé usurier » . 3 Les choses ne commencèrent à changer que dans les toutes dernières années de l'avant-guerre, entre 1912 et 1914. Les investisse­ments industriels prirent alors une certaine importance, notam­ment en Russie.

Après 1918, le capitalisme français va tenter de renverser la vapeur. Le 12 avril 1921, un projet de loi prévoit la « mise en valeur des colonies françaises ». Une exposition coloniale est inaugurée la même année à Marseille. Mais en 1922, constate Albert Sarraut, « les illusions de 1920 n'ont pas duré. L'Alle­magne ne paie pas. La France doit s'imposer elle-même dans son budget de dépenses renouvelables, les charges auxquelles devaient faire face les contributions du vaincu (...) Il n'y a pas encore place, sur le marché financier, pour l'opération engagée en 1920. Il faut chercher ailleurs » . 4

Cet « ailleurs » va résider dans l'exploitation forcenée de la main-d'œuvre pratiquement gratuite des colonies. Ce sera le cas — nous y reviendrons — en Afrique noire notamment. Devant les difficultés qui s'accumulent, Maginot relance le plan de 1920 en 1931. Quelques grands travaux essentiellement financés par les fonds publics, sont effectués, mais Albert Sarraut reconnaît : « Il ne servirait à rien d'en farder la vérité. La crise de la colonisation partout est ouverte. » 5

1. Raymond Barbé, article cité, p. 5. 2. H. Moulton et C. Lewis, The French Debt Problem, p. 27, cité par

R. Barbé, article cité, p. 9. 3. « Impérialisme, stade suprême du capitalisme » (Œuvres choisies, 1.1,

p. 824). 4. Albert Sarraut, La mise en valeur des colonies françaises, ouv. cité, p.

51. 5. A. Sarraut, Grandeur et servitude coloniale, 1931, p. 219.

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Cette crise dépasse le cadre colonial qui en constitue une partie importante. Depuis 1929, l'activité économique dans le monde capitaliste s'est réduite, notamment en France. Le chômage a atteint des sommets et le niveau de vie des masses laborieuses n'a cessé de décroître. Devant le VIP Congrès du PCF (11-19 mars 1932) Maurice Thorez établit le lien néces­saire entre le combat politique en France et le soutien aux luttes des peuples asservis des colonies :

« Nous avons rappelé tout à l'heure que la France exploite un immense empire colonial, dépassant cinquante fois sa superfi­cie, s'étendant sur quatre continents, et dans lequel des dizaines de millions de prolétaires et de paysans indigènes subissent le joug de l'impérialisme français en plus de l'exploitation des classes possédantes indigènes.

« Or si, d'une part, la crise économique aux colonies aggrave la crise en France, d'autre part, la bourgeoisie française s'efforce de tirer toujours plus de la surexploitation des peuples coloniaux. Au mouvement des masses luttant pour leur libéra­tion nationale, en Algérie, au Maroc, en Syrie et surtout en Indochine, l'impérialisme français répond par une politique forcenée d'oppression économique poussée jusqu'aux extrêmes limites et de répression sauvage et criminelle.

« Tous les travailleurs de France doivent comprendre la portée de la lutte révolutionnaire et insurrectionnelle des peuples coloniaux. Les combats révolutionnaires en Indochine, les Soviets en Chine, sont des coups directs portés à l'impéria­lisme français, diminuant d'autant ses possibilités d'oppression et d'agression.

« Assailli de toutes parts, ayant à faire face au mouvement révolutionnaire dans les colonies, l'impérialisme français peut moins facilement réprimer les grèves et l'action des masses en France et briser la résistance du prolétariat aux diminutions de salaires.

« Chaque coup porté contre la bourgeoisie française par nos frères indochinois ou algériens est une aide directe à notre mouvement. En retour, chaque coup porté par nous à notre bourgeoisie est une aide directe aux esclaves qu'elle opprime dans " ses " colonies. Les prolétaires de la métropole et les peuples opprimés des colonies doivent s'appuyer mutuellement dans leurs luttes contre l'ennemi commun : c'est leur intérêt à tous.

« Il est nécessaire de proclamer ici, une fois de plus, que nous, communistes de France, entendons lutter de toutes nos forces

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pour la libération des peuples opprimés par l'impérialisme français. » 1

Crise aussi, au début des années trente, au sein du Parti communiste français. En 1930, André Ferrât, membre du Comité central, a été nommé responsable de la Section colo­niale. La répression policière, les divergences politiques, voire les intrigues et l'infiltration d'agents de la rue Oudinot, la minent. Des noms apparaissent et disparaissent : Kouyaté, Isidore Alpha, Rosso, Julians, Pallas, Rivolo, Barau, Romanan-jato, Kossoul...

L'organisation végète. Un certain Durand, en 1932, semble jouer un rôle dirigeant à la tête de la Section coloniale, aux côtés de Henriette Carlier, de son vrai nom Eva Neumann, que l'Internationale avait envoyée en France dans les années vingt. En août 1932, les Cahiers du bolchévisme2 publient un article critiquant vivement l'Histoire du PCF dont Ferrât est l'auteur. On lui reproche de développer des « thèses trotskystes ». Il conserve cependant ses responsabilités et ne sera écarté de la direction du parti qu'en juin 1936 alors qu'il est membre du Bureau politique. On lui reproche de ne pas avoir su « se débarrasser de l'idéologie sectaire du groupe Barbé auquel (il) fut lié ».

Ce Barbé Henri (lequel n'a aucun rapport avec Raymond Barbé déjà cité) était entré au Bureau politique en 1930. Il y avait rejoint Ferrât et P. Célor élus en 1929. Barbé et Célor pratiquaient une politique extrêmement sectaire qui avait, peu à peu, coupé le parti de ses attaches avec des masses impor­tantes de travailleurs. Les effectifs avaient fondu. Des manifes­tations d'opportunisme « de droite » succédaient à des phéno­mènes d'opportunisme « de gauche », volontaristes et incom­préhensibles pour le commun des mortels. Le PCF faisait sa crise de « maladie infantile », selon l'expression de Lénine, et l'Internationale s'en inquiétait beaucoup et d'autant plus que les autres Partis communistes d'Europe avaient depuis long­temps surmonté ces faiblesses.

1. Maurice Thorez, Œuvres. Livre deuxième, t. 3, p. 74-75. 2. Tous ces noms figurent dans le rapport du CAI et il est difficile de

démêler le vrai du faux. (Cf. Ph. Dewitte, ouv. cité, p. 290. ) Eva Neumann sera en 1944-1945 rédacteur en chef du journal Liberté, organe de la délégation du PCF en Algérie. (Source : H. Alleg.)

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Au cours de l'été 1931, Maurice Thorez, devenu entre-temps Secrétaire général du parti, dénonce cette politique dont sont principalement accusés Barbé et Célor, leaders d'un « groupe » qui s'est pratiquement emparé de la direction du parti, affaiblie par les arrestations nombreuses qui l'ont décimée en 1929. C'est la fameuse campagne de L'Humanité « Que les bouches s'ouvrent !» — « Pas de mannequins dans le parti ! », menée par Maurice Thorez.

Barbé et Célor sont exclus du parti et une nouvelle direction se structure autour de Maurice Thorez, Benoît Frachon, Secré­taire général de la CGTU, et Jacques Duclos. Le Comité central élu par le Congrès de Paris (1932) se caractérise par un net renforcement du courant syndical et traduit un « rééquili­brage » des générations, « c'est-à-dire, en dernière analyse, des formes de lutte ayant prévalu aux différentes étapes de l'histoire du Parti communiste français » . 1

La lutte anticolonialiste du parti — qui n'avait jamais cessé et qui n'avait jamais dévié, pour l'essentiel, de sa base de principe — avait été affectée par l'affaiblissement de l'organi­sation et ses sautes d'humeur. La mise à l'écart tardive de Ferrât semble prouver qu'il n'avait pas su s'adapter au nouveau style de direction décidé en 1932. Entre-temps, une enquête réalisée par le Comité central à la demande de la délégation de l'Internationale qui s'était rendue en France en juin 1931 et que dirigeait E. Fried (Clément), avait établi que P. Célor, pris en flagrant délit d'activité antimilitariste dans son unité durant la guerre du Maroc, avait accepté, pour éviter le Conseil de guerre, de renseigner la Sécurité militaire. 2 Peut-être ce fait joua-t-ii dans la mise à l'écart de Ferrât, mais l'affaire était certainement plus compliquée que cela. André Ferrât, de son nom véritable André Morel, était né le 26 juillet 1902 à Montchanin-Les-Mines (Saône-et-Loire). Etudiant à l'Ecole spéciale d'ingé­nieurs des travaux publics, à Paris à partir de 1921, il quitte les études en janvier 1924, travaille quelque temps comme manœuvre, puis comme dessinateur industriel. En mars 1924, il devient membre de la direction des Jeunesses communistes et

1. Sur ces épisodes qui débordent du cadre de notre sujet, on lira, entre autres, le PCF, étapes et problèmes, 1920-1972, Editions sociales, 1981, d'où est tiré ce jugement (p. 66).

2. Ibidem, p. 565.

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participe, à ce titre, aux travaux du Comité central du PCF. Il était membre du PCF depuis octobre 1921 et avait pris le pseudonyme de Ferrât, qui lui restera. En 1925, son nom apparaît au bas de l'appel aux soldats et aux marins publié dans L'Humanité du 20 juillet.

En 1925, il est mobilisé en Algérie, rayé du peloton des élèves-officiers quand on découvre son appartenance politique et il ne rentre en France qu'en 1927 où il retrouve ses fonctions au Secrétariat national des JC. A la fin de 1927 et au début de 1928, il est condamné à cinq années de prison pour « provoca­tion de militaires à la désobéissance et à la révolte dans un but de propagande anarchiste » pour ses articles parus dans l'Avant Garde et la Caserne. Il va vivre quatre années de clandestinité en France et à l'étranger, accédant au Bureau politique du PCF en 1928. A la fin de 1929, il est représentant permanent du parti français au Comité exécutif de l'Internationale. Il y reste jusqu'en août 1931. Lorsque se dénoue l'affaire du « groupe », « Ferrât ne fut pas touché par les sanctions. Il avait été lié au groupe par son passé de dirigeant de la JC et il en avait, du moins un temps, partagé les analyses », lit-on dans l'abondante notice que lui consacre le Dictionnaire bibliographique du Mouvement ouvrier de Jean Maîtron auquel nous devons toutes ces précisions.

Lorsqu'il rentre en France, en 1931, Ferrât aura la tâche de « collaborer étroitement avec Fried et Thorez au redressement du parti, en tant que responsable de la Section coloniale qui avait été laissée à l'abandon depuis 1928 ». Le rapport que Lucien Midol présente au VII e Congrès du parti sur la question coloniale (mars 1932) a été rédigé par lui. Il était, en effet, toujours clandestin et ne pouvait pas participer aux séances. Il fut en tout cas réélu au Comité central et confirmé dans ses fonctions de secrétaire de la Section coloniale.

« Candidat d'amnistie » aux élections législatives des 1 e r et 8 mai 1932 dans le XI e ar. de Paris, il est arrêté le 9 juin et reste à la Santé jusqu'au 6 août. Il est, en effet, amnistié à cette date. Il devient pour quelque temps rédacteur en chef de L'Humanité où il représente le Bureau politique jusqu'au 1 e r février 1934.

La biographie de Ferrât telle qu'elle est rédigée par le très sérieux Dictionnaire de Jean Maîtron, prouve que durant cette période notre homme a adopté une attitude double. Depuis juillet 1933, il participait, en effet, à l'activité d'un groupe clandestin qui publia, à partir de novembre 1934, une revue « oppositionnelle » intitulée Que faire, — revue communiste.

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Ferrât y collaborait sous le pseudonyme de Marcel Bréval, tout en continuant à diriger la Section coloniale.

Le 1 e r février 1934, il est remplacé à l'Humanité par André Marty. Il se rend alors en Algérie où il milite dans la région d'Alger, assumant, notamment, la reparution de La Lutte sociale. Il y signait ses articles du pseudonyme Mourad. Le 9 juin 1934, il est expulsé de Tunisie où il avait pris contact avec les communistes de ce pays. Il revient en France, expose la politique du parti dans les Cahiers du bolchévisme, tandis que Bréval la critique dans Que faire PU est exclu en 1936, après le Congrès de Villeurbanne (22-25 janvier) où il avait cependant été réélu à la tête de la Section coloniale, ce qui semble prouver que l'on ignorait alors encore son activité clandestine.

De décembre 1936 à juillet 1937, Ferrât fut rédacteur en chef d'un petit journal « gauchiste », le Drapeau rouge. Au cours de l'été 1937, il adhère avec son groupuscule « Que

faire ? » au Parti socialiste. Durant la guerre, il se ralliera au mouvement « Franc-Tireur », puis au M.L.N. et se retrouvera après la Libération directeur de l'Imprimerie Réaumur. Il entre au Comité directeur du Parti socialiste en septembre 1946 dont il reste membre jusqu'en 1956 (sauf deux brèves interruptions).

Elie Mignot nous a rapporté que Jean Chaintron (Barthel), envoyé en Algérie en juillet 1935 pour y aider la direction de la Fédération algérienne du PC (qui allait se transformer en PC algérien en octobre 1936) et avec lequel il coopéra très fraternellement, lui avait raconté avant l'arrivée de Ferrât, fin 1935, que Maurice Thorez l'avait reçu avant son départ en mission et lui avait dit en substance : « La direction de notre parti te connaît bien et elle te fait confiance. C'est pourquoi, à Alger, ne tiens aucun compte des lettres que tu recevras de Ferrât. A toi d'agir au mieux aux côtés des camarades algériens à partir de l'opinion que tu te feras là-bas. »

! Elie Mignot considère que cette mise en garde était en rapport avec certaines prises de position trotskystes qui se manifestèrent par la suite, notamment dans les syndicats CGT de l'Algérois. Benoît Frachon \ qui avait participé à leur congrès fin 1936-début 1937, s'en prit vivement à trois ou

1. 1892-1975. Secrétaire généralffe la CGTU depuis 1933, puis de la CGT après la réunification de la CGT en 1936. Dirigeant avec Jacques Duclos de la Résistance communiste sur le sol national.

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quatre enseignants d'origine européenne qui reprenaient les thèses de Marceau Pivert , affirmant qu'avec le succès du Front populaire « tout était possible », et niaient le danger dû au fascisme hitlérien qui soutenait Franco. 2

C'est donc à partir de 1936 que Henri Lozeray revient à la tête de la Section coloniale, secondé par Robert Deloche qui, en fait, dirige pratiquement la Section coloniale jusqu'à son départ pour l'Algérie où il contribuera à la fondation du Parti communiste Algérien dont nous aurons à reparler.

Robert Deloche, originaire de la région lyonnaise, était né le 20 novembre 1909. Ouvrier fourreur, il faisait donc partie de ces jeunes générations qui n'avaient pas fait la guerre de 14-18. Son service militaire effectué dans le Sud marocain lui ouvre les yeux sur les réalités coloniales. Lorsqu'il rentre en France, il adhère au PCF en février 1932.

Il va rapidement conquérir ses galons de militant lorsque, prenant résolument parti pour l'abandon de la tactique « classe contre classe », dans la période où sè tient la Conférence nationale d'Ivry du PCF (1934), il s'avère être aux avant-gardes de l'esprit nouveau qui commence à animer le parti. 3

1. Dirigeant du Parti socialiste SFIO, de tendance trotskyste. 2. Note d'Elie Mignot (août 1983) à l'auteur. Maurice Thorez, le 25 mai

1936, avait d'ailleurs accusé Ferrât devant le Comité central, de voir dans le Front populaire une « préface à la dictature du prolétariat », ce que récusait le parti. Voir à ce propos, Cahiers du bolchévisme, n° 10, 11 juin 1936 (p. 622-623) et L'Humanité des 4 et 7 juillet 1936, ce dernier numéro contenant le texte d'une lettre envoyée par Ferrât au Secrétariat du parti, dans laquelle il déclare notamment : « J'ai désapprouvé le mot d'ordre de Thorez : " Il faut savoir terminer une grève " au moment où le rapport des forces était nettement favorable à la classe ouvrière. » Le passage ultérieur de Ferrât au Parti socialiste donne toute sa saveur à cette prise de position extrémiste, qui concorde avec les thèses de Pivert et Cie.

3. Nous n'avons pas à développer ici le thème extrêmement important du changement de stratégie qui intervient entre 1927 (politique dite de f classe contre classe ») et 1934-1936 sur le plan de l'Internationale communiste en général et du PCF en particulier. On se reportera, en dehors des ouvrages cités en bibliographie, à l'étude de Serge Wolikow dans les Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, n° 27 spécial, 1978 : * L'orientation " classe contre classe ", 1927-1928 : le processus complexe de son élaboration et de sa mise en œuvre » ainsi que, du même auteur, « L'Internationale communiste et l'Etat » (ibidem, n° 11,1982) et de Roger Martelli : « Le PCF, L'Internatio­nale et la France », in Cahiers d'Histoire de l'Institut de recherches marxistes », n° 18, 1984. On se reportera également à l'article de François

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En mai 1935, il est élu conseiller municipal de Joinville (banlieue parisienne). Robert Deloche est à la Section coloniale depuis octobre 1934. A cette époque, Jeanne Ferrât, épouse du membre du Bureau politique, y milite encore. Elle est d'origine russe et, semble-t-il, de la famille de Kroupskaïa, la femme de Lénine. Les collaborateurs de la Section sont très peu nom­breux — Deloche ne se souvient que d'elle et, un peu plus tard, d'Elie Mignot (dont nous reparlerons).

Il existe des « sous-sections » : Indochine, dont le responsable est alors Duong Bach Mai, qui deviendra ministre de Hô Chi Minh. Il circule clandestinement entre la France et l'Indo­chine... Les autres sous-sections concernent l'Algérie, la Tuni­sie, l'Afrique noire, les Antilles... et la Chine qui, bizarrement, est ainsi liée à la France en raison des liens privilégiés qui unissent la Section coloniale du PCF à l'Internationale, ce statut ne changeant qu'en 1936. R. Deloche se souvient fort bien d'avoir eu maints contacts avec Chou En-lai . 1

Il se rappelle aussi les rendez-vous furtifs qu'il avait avec les responsables des « sous-sections », en général dans des bistrots discrets. La plupart d'entre eux étaient clandestins et les différents services de la rue Oudinot ne perdaient jamais une occasion pour les repérer et, si possible, les emprisonner. R. Deloche n'a jamais connu leurs noms véritables, à quelques exceptions près . 2

Cela dit, le Congrès de 1932 avait entendu à propos de la question coloniale une vive critique de Maurice Thorez : « Et la

Billoux « Le rôle de l'Internationale communiste pour la formation et le développement du Parti communiste français », in Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 13, 1969.

1. Après 1925, la presse communiste et notamment L'Humanité attachait une grande importance aux événements de Chine. Le militant français Joseph Ducroux, représentant l'Internationale des jeunes, séjourne en Chine de 1926 à avril 1928. Il y eut de nombreux contacts avec les dirigeants du PCC. En 1931, il se rendit en Indochine et collabora étroitement avec le futur Hô Chi Minh. Joseph Ducroux a donné de cette aventure un passionnant récit dans les Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 26, 1972, sous le titre « Un communiste français en Chine et en Indochine ». Il va de soi que ce militant était en étroite liaison avec la Section coloniale.

2. Conversation avec Robert Deloche. Interné d'abord, au camp de Châteaubriant, Robert Deloche parvint à s'évader du camp de Voves où les détenus avaient été transférés après la fusillade bien connue. Il se battit dans les rangs des FTPF dont il était commandant à la fin de la guerre. Après la Libération, R. Deloche sera maire de Joinville (jusqu'en 1953).

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question des colonies ? Ne voyez-vous pas que c'est une honte pour notre parti, nous qui avons mené la campagne, dès 1925, contre la guerre du Rif, qui avons mené la bataille contre la guerre de Syrie, de laisser, en 1931, nos camarades d'Indochine aux prises avec de grosses difficultés, sans les aider suffisam­ment ? Nous qui, en 1927 soulevions la masse pour le soutien de la Chine, nous ne faisons presque rien maintenant qu'il y a quatre-vingts millions d'habitants dans les territoires chinois contrôlés par les communistes. Est-ce qu'on popularise ce problème? Vous sentez bien que si je dis de telles choses ce n'est pas seulement un reproche au parti en général, ni aux militants des régions de notre parti, mais avant tout l'autocriti­que la plus impitoyable de notre Comité central pour sa politique sur toutes ces questions. »

Maurice Thorez va plus loin. « Qui s'occupe de l'organisation des travailleurs immigrés ? demande-t-il. Aux camarades xéno­phobes, nous ne répliquons pas suffisamment (...) Dans notre région parisienne, en particulier dans les Métaux et le Bâtiment,

Î)ersistent des pointes de chauvinisme et de nationalisme contre es ouvriers immigrés. » 1

Les deux questions sont, en effet, connexes. Sur les deux plans, le redressement va se faire rapidement. Bientôt sera mis sur pied le mouvement de la MOI (Main-d'œuvre immigrée) qui jouera un si grand rôle, notamment durant l'occupation de la France. Bientôt se développera une politique active dont Maurice Thorez donne déjà un aperçu lorsqu'il déclare dans le même rapport :

« Nous devons accentuer la lutte pour l'émancipation des peuples coloniaux, non seulement par notre action, en France, mais par l'aide directe aux indigènes de ces pays (...) J'indique­rai seulement trois grandes tâches : soutenir le travail de notre Parti indochinois, décimé par la terreur de l'impérialisme français ; en Algérie, constituer un Parti communiste algérien, section de la IIIe Internationale; en Algérie, renforcer notre mouvement syndical, en direction des travailleurs indigènes. » 2

Pour la première fois, à notre connaissance, le PCF déclarait publiquement qu'il entendait s'employer à aider à la formation d'un Parti communiste authentiquement algérien. Et cela se passe en 1932.. . Depuis le Congrès de Tours, la formation de

1. Maurice Thorez, Œuvres, Livre deuxième, t. 2, p. 141-142. 2. Ibidem, p. 170.

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Partis communistes autonomes figurait implicitement dans les tâches du PCF. Pour des raisons pratiques, cela n'avait pas été possible. Les « assimilationnistes », tel Ferhat Abbas, niaient d'ailleurs, à l'époque, la réalité d'une nation algérienne. 1

1. F. Abbas déclarait en 1931 : « l'Algérie est terre française ». (Cf. H. Alleg, ouv. cité, t. 1, p. 176.)

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6. Le sang de nos frères

Cette année 1932 est pleine de signes avant-coureurs. Sur la base 100 en 1929, point le plus haut atteint par le revenu national global de la France, qui ne sera rattrapé qu'en 1950, l'indice de la production industrielle n'est plus que de 71,6, celui des Etats-Unis de 53,8, de l'Allemagne de 53,5, de l'Italie de 66,9, de la Grande-Bretagne de 83,5 et du Japon de 97,8. La crise frappe donc inégalement les grandes puissances impéria­listes et la France n'est pas la plus mal lotie. Des mutations économiques s'amorcent, qui auront dans les relations interna­tionales des conséquences durables. Y compris sur le plan colonial. L'Angleterre abandonne le libre-échange et prend à la conférence d'Ottawa des mesures protectionnistes dans le cadre du Commonwealth. En juillet, la conférence de Lausanne a décidé l'abandon des réparations allemandes. A Genève, une conférence dite du désarmement donne à l'Allemagne l'égalité des droits militaires.

Nous ne sommes encore qu'en 1932, mais c'est l'année où René Clair donne A nous la liberté et Duvivier Poil de Carotte. Calder inaugure ses mobiles, Jules Romains publie quatre tomes des Hommes de bonne volonté, Paul Eluard la Vie immédiate, Cholokhov, en URSS, Terres défrichées, et Ostrovski Et l'acier fut trempé, Faulkner, aux U.S.A., Lumière d'août et Steinbeck Pâturages du ciel. Paul Langevin tire les conclusions générales de la relativité, C. Anderson découvre le positron, Chadwick le neutron, Urey le deutérium, Walton et Cokcroft la désintégra­tion du lithium par un accélérateur de particules ; Lawrence invente le cyclotron et Reiska le microscope électronique.

Le monde moderne est en train de naître, mais la barbarie mettra longtemps à mourir. Elle n'a pas disparu cinquante

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années plus tard. Les communistes en sont parfaitement conscients et leur combat anticolonialiste se situe dans une dimension morale qu'ils assument pleinement. S'ils ont dépassé le stade des condamnations verbales pour joindre l'action à la parole, ils n'en sont pas moins motivés par une indignation qui rejoint les plus hautes traditions de l'humanisme français. La défense des droits de l'homme fait partie de leur héritage. Elle est pour eux un impératif catégorique fondamental. Dans quel domaine aurait-il plus sa place qu'en matière coloniale ? Aussi la condamnation des crimes d'outre-mer, de l'exploitation forcenée des êtres, du pillage des richesses d'autrui fait-elle partie de leurs préoccupations constantes. Il faut s'y arrêter, ne serait-ce que pour rappeler que le colonialisme, c'est bien le crime et le mépris de l'homme.

On trouve dans l'œuvre d'Anatole France, — notamment dans Sur la pierre blanche — plus d'une dénonciation des forfaits colonialistes. Le grand écrivain, mort en 1924, avait soutenu toute sa vie durant les peuples victimes de l'oppression, en particulier en Afrique noire. On sait qu'il se rangea aux côtés de la révolution d'Octobre et du Parti communiste.

En 1905, la nouvelle était parvenue à Paris que deux fonctionnaires français du Congo français avaient fait « sau­ter » un Noir à la dynamite avec l'accord de l'administrateur Toqué. L'assassin — un nommé Gaud — avait attaché au cou de l'Africain Papka une cartouche de dynamite et chassé sa victime qui « explosa » à quelques mètres de là. Gaud expliqua à la population que c'était « le feu du ciel » qui avait puni Papka.

L'affaire émut l'opinion publique en France et Clémentel, alors ministre des Colonies, menacé d'interpellation, se décida à envoyer sur place une mission d'enquête. La direction en fut confiée à Pierre Savorgnan de Brazza 1 qui avait fondé dans les années quatre-vingt la colonie du Congo dont il fut durant dix ans Commissaire général. Il avait été rappelé en 1897, victime de règlements de comptes entre divers intérêts économiques, et révoqué l'année suivante 2 . La mission comprenait, entre autres, l'agrégé de philosophie Félicien Challaye.

1. 1852-1905. 2. Cf. C. Coquery-Vidrovitch, « Le Congo au temps des compagnies

concessionnaires », Mouton, p. 48.

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Brazza ne revint pas en France. Victime d'une dysenterie infectieuse, il mourut à Dakar le 14 septembre 1905. Gaud et Toqué avaient été condamnés à cinq ans de réclusion, le dernier non pour l'affaire Papka, mais pour avoir fait noyer un autre indigène, du nom de N'Dagara. Il fut libéré au bout de deux ans.

A son retour en France, Challaye écrivit que la mission d'enquête avait vite compris que l'attitude des deux fonction­naires n'était que l'une des « multiples et presque banales conséquences d'un régime honteux ». Il précisait : « M. de Brazza (...) vit une administration despotique et avide d'établir des impôts mal calculés ou vexatoires, en exiger le recouvre­ment par des procédés souvent brutaux, effrayer les indigènes et les éloigner des postes au lieu de les en rapprocher par une efficace protection. Il vit les compagnies concessionnaires rapaces et cyniques, essayer de reconstituer un nouvel escla­vage, tâcher d'imposer aux Noirs, par la menace ou la violence, un travail mal rémunéré (...). Il connut dans tous ses détails l'odieuse histoire du Haut-Chari : portage obligatoire, camps d'otages, razzias et massacres. »

Dès que la mission eut regagné Paris, Clémentel lui imposa silence et ne tint aucun compte des divers rapports reçus. Il nomma une commission de gouverneurs et de fonctionnaires coloniaux sous la présidence de l'ancien ministre Jean de Lanessan, afin de « rédiger le rapport d'ensemble que M. de Brazza n'avait pu écrire » ! La rue Oudinot s'employa donc à étouffer l'affaire et à blanchir le Commissaire général du Congo, qui s'appelait Emile Gentil.

F. Challaye s'indigna et confia ses révélations à Gustave Rouanet qui entreprend dans L'Humanité une vaste campagne « contre la barbarie coloniale ». Meetings et réunions se succè­dent. Le 30 janvier 1906, sous l'égide de la Ligue des droits de l'homme, Anatole France préside l'un d'eux. Il dénonce « la cupidité féroce des trafiquants », les « caprices lubriques et furieux de quelque Européen, victime lui-même de l'alcoolisme, des fièvres paludéennes et des insolations ». Il dépeint les Noirs « soumis à un régime de meurtres, de rapine et de viol ».

Il s'écrie : « C'est l'éducation que nous leur donnons, c'est la morale dont nous pénétrons leurs âmes obscures. Pauvres êtres inachevés et vagues, façonnés par les monstres qui les torturent sans pouvoir les exterminer, quels monstres vont-ils un jour

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devenir eux-mêmes ? Il faut pour l'honneur de la France et de l'humanité que leur martyre cesse (...) Les Blancs ne communi­quent avec les Noirs ou les Jaunes que pour les asservir ou les massacrer. Les peuples que nous appelons barbares ne nous connaissent encore que par nos crimes (...) Impérieusement et sans nous lasser, nous demandons pour les Jaunes et les Noirs de notre empire colonial le respect des droits de l'homme. > 1

La conquête coloniale, contrairement aux affirmations offi­cielles, s'est généralement accompagnée d'un bain de sang. Celle de Madagascar par exemple a fait, selon lès auteurs, de 3 0 0 0 0 0 à 7 0 0 0 0 0 morts dans la population autochtone 2, chiffre énorme par rapport au nombre d'habitants, témoignage tragique d'une résistance nationale admirable.

L'invasion du continent africain, surtout entre 1890 et 1902, a coûté aux peuples noirs un nombre considérable de victimes. Mais des massacres ont été perpétrés bien après le début du siècle contre des populations qui s'opposèrent à la colonisation dans une véritable « résistance », tels les Lobi, jusqu'en 1930, ou les Ashantis qui se soulevèrent en masse contre les Anglais. Jean Suret-Canale, auquel il faut se reporter pour toute approche sérieuse de l'Histoire de l'Afrique noire3, a fourni sur ce sujet une masse de précisions irréfutables. Nous nous contenterons de citer ici quelques extraits d'un article dans lequel une autre spécialiste de l'Afrique, Louise-Marie Diop-Maès, donne quelques exemples.

« 1) L'artillerie européenne pulvérisait les " groupes com­pacts " de combattants armés de fusils de traite. Dans son ouvrage " La pénétration française au Cayor " (Dakar, 1976, recueil de documents inédits, n° 2, tome 1), Oumar Ba raconte qu'à la bataille de Diati, au Sénégal, " les canons faisaient des dizaines de morts à chaque tir... Les Tiédos étaient littérale­ment broyés et ravagés par centaines... On passait des jours et des nuits à ensevelir les morts " (p. 415). Il cite André Demaison qui estimait à 3 0 0 0 0 le nombre de personnes qui trouvèrent la mort, en huit mois, lors des conflits avec El Hadj

1. In Anatole France, Œuvres complètes, « Trente ans de vie sociale », t. 2, p. 172 à 177. Cercle du bibliophile.

2. Pierre Boiteau, Contribution à l'histoire de la nation malgache. Editions sociales, 1958, p. 216.

3. Ouv. cité.

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Omar. Combien de morts parmi les troupes de Béhanzim, de Mamadou Lamine, de Lat Dior, d'Alboury N'Diaye, d'Amadou, de Samory, de Rabah, de l'Empire rnahdiste, des Xhosa, des Zulu, de Lobengula...

« 2) Les résistances, jadis minimisées, se manifestèrent, en fait, dans presque toutes les régions, pendant plus de dix ans, multiformes et désespérées. Les défenses suicidaires ne man­quèrent pas. Comme l'a parfaitement exposé J. Suret-Canale, dans ses livres, hommes et femmes combattirent souvent jusqu'au dernier. Ainsi à Ouossébougou (entre le Sénégal et le Niger) et à Sikasso. Cette ville comprenait une quarantaine de milliers d'habitants ; elle ne fut prise qu'en utilisant d'assez gros obus; la résistance se poursuivit rue par rue; puis, on donna l'ordre du pillage, " tout fut pris ou tué ". Les captifs étaient abattus lorsqu'ils n'étaient plus capables de marcher. C. Coquery-Vidrovitch note également qu'en Afrique australe, les Xhosa se livrèrent aux actes les plus extrêmes de désespoir : bêtes et vivres étaient volontairement et collectivement sacri­fiés ; la population était alors brutalement réduite, parfois de plus de moitié. 1

« 3) Des carnages massifs furent perpétrés par tous. J. Suret-Canale a prouvé que la colonne Voulet-Chanoine massacra systématiquement la population de nombreux villages; les témoins ont fait état de multiples pendaisons et de monceaux de cadavres s'entassant jusque dans les puits. Bénin fut saccagée par les Anglais ainsi que Omdourman (qui aurait compté plus de cent mille habitants). Les Allemands passent pour avoir supprimé quelque 1 2 0 0 0 0 Massi-Massi et Ngoni au Tanga-nyika et les 3 /4 des Herero en Namibie sans compter les ethnies voisines. Le " grand trek " des Boers, refusant l'administration anglaise (1836-1946) , engendra des guerres contre les Bantous et les Hottentots et des exterminations. Selon Hannah Arendt, les agents de Léopold II auraient fait diminuer la population de Pex-Congo belge, actuel Zaïre, de plus de moitié. (L'impéria­lisme, Paris, 1982, Fayard, p. 111-112.)

« 4) Les migrations et les guerres intra-africaines se multi­pliaient parallèlement. On peut citer, dans les diverses régions, les entreprises de Tippu Tip, celles du Madhi au Soudan nilotique et contre l'Ethiopie, celles de Rabah, des Lozi, des Tchokwé, de Samory, poussé vers l'Est par les Français, et ainsi

1. L'Afrique noire de 1800 à nos jours, P.U.F., Paris, 1974, p. 156 à 212.

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de suite... Les déplacements des Banda, des Baya, des Fang, etc. Selon P. Kalck, Rabah " laissa à peu près déserts d'immenses espaces " et Sénoussi " allait parfaire pendant vingt ans les destructions opérées par Rabah en pays centrafricain ". (" His­toire de la République centrafricaine des origines préhistori­ques à nos jours, Paris 1974, Berger-Levrault.)

« 5) Les colonisateurs enrôlaient les Africains des pays déjà vaincus pour conquérir les autres, de sorte qu'il faut presque ajouter les morts des deux camps.

« 6) Disettes ou famines sévirent partout où les récoltes et les cultures furent brûlées, abandonnées, perdues. » 1

La mainmise sur l'Algérie est marquée par une effrayante furie destructrice. A la résistance s'oppose la pire des répres­sions et le meurtre sans limite. Le colonel de Montagnac 2 écrit : « Le général Bugeaud 3 , la veille de notre départ, réunit tous les officiers de la division et nous dit : " La guerre que nous allons faire n'est pas une guerre à coups de fusil ; c'est en enlevant aux Arabes les ressources que le sol leur procure que nous pourrons en finir avec eux. Ainsi, partez donc, allez couper le blé et l'orge ! " »

La Commission d'enquête parlementaire qui se rendit en Algérie en 1833, déclara :

« Nous avons profané les temples, les tombeaux, l'intérieur des maisons, asile sacré chez les musulmans. Nous avons envoyé au supplice sur un simple soupçon et sans procès des gens dont la culpabilité est toujours restée plus que douteuse depuis... Nous avons massacré des gens porteurs de sauf-conduit, égorgé sur un soupçon des populations entières qui se sont ensuite trouvées innocentes ; nous avons mis en jugement des hommes réputés saints du pays, des hommes vénérés parce qu'ils avaient assez de courage pour venir s'exposer à nos fureurs, afin d'intercéder en faveur de leurs malheureux compa­triotes... Nous avons plongé dans les cachots les chefs de tribus, parce que ces tribus avaient donné asile à nos déserteurs, nous avons décoré la trahison du nom de négociation, qualifié d'actes diplomatiques de honteux guet-apens ; en un mot, nous avons

1. Louise-Marie Diop Maès, « Conséquences démographiques de la conquête coloniale >, in Aujourd'hui l'Afrique, n 0 8 31-32, 1986.

2. * Lettres d'un soldat » (1888). 3. Thomas Robert, marquis de la Piconnerie, futur maréchal (1784-

1849).

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débordé en barbarie les barbares que nous venions civiliser et nous nous plaignons de n'avoir pas réussi auprès d'eux. »

Bugeaud lui-même regrette de ne pas avoir pu en faire plus : ' « Plus de' cinquante beaux villages bâtis en pierres et couverts de tuiles ont été pillés et détruits. Nos soldats y ont fait un butin considérable. Nous né pouvons songer, au milieu du combat, à couper les arbres. L'ouvrage, d'ailleurs, serait au-dessus de nos forces. Vingt mille hommes armés de bonnes haches ne Couperaient pas, en six mois, les oliviers et les figuiers qui couvrent le beau panorama que nous avons sous nos pieds. »

Le secrétaire du général Bugeaud, P. Christian, raconte : « En vertu des instructions du général en chef Rovigo, un

corps de troupe sortit d'Alger pendant la nuit du 6 avril 1832, Surprit au point du jour la tribu endormie sous ses tentes et égorgea tous les malheureux El Ouffia sans qu'un seul cherchât même à se défendre.

«. . . Au retour de cette honteuse expédition, nos cavaliers portaient des têtes au bout de leurs lances... Tout le bétail fut vendu à l'agent consulaire du Danemark; le reste du butin, sanglantes dépouilles d'un effroyable carnage, fut exposé au marché de la porte Bab-Aziun; on y voit avec horreur des bracelets de femmes encore attachés à des poignets coupés et des boucles d'oreilles pendant à des lambeaux de chair. Le produit de cette vente fut partagé entre les égorgeurs et un Ordre du jour du 8 avril consacrant une telle infamie proclama la haute satisfaction du général pour l'ardeur et l'intelligence que les troupes avaient montrées. Le soir, la police a ordonné aux Maures d'Alger d'illuminer leurs boutiques. »

Un autre historien de l'époque, Nettement, écrit : « J'ai entendu raconter par un officier des plus brillants de

l'armée d'Afrique qu'il avait déjeuné souvent avec son général, sans songer qu'on avait jeté dans un coin de sa tente plusieurs sacs remplis de têtes coupées. » 1

En Indochine, c'est une guerre de vaste dimension que le colonialisme a livrée depuis les débuts de la conquête. Nous avons vu que la défaite de Lang Son fut provisoirement fatale à Ferry-le-Tonkinois à la fin du xix e siècle. L'entreprise n'en fut pas abandonnée pour autant. Elle intéressait les soyeux lyon-

1. Tous ces textes sont cités dans Marcel Egretaud, Réalité de la nation algérienne. Editions sociales, 1957, p. 61 et ss.

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nais et les négociants de Marseille et de Bordeaux attirés par le marché chinois et désireux de dominer la voie de pénétration du Fleuve rouge.

La presse française des années 1880 mettait l'accent sur la richesse des gisements houillers et métallurgiques du Tonkin. 1

« Il apparaît que les conjonctures économiques jouèrent, dans la genèse de l'affaire du Tonkin, un rôle qu'il est difficile de préciser, mais qui fut certainement considérable », écrit l'histo­rien Charles André Julien. 2 En 1875, les milieux financiers — notamment de Lyon — créent la Banque d'Indochine, institut d'émission privilégié. Un Comité de l'Asie française est fondé en 1901 pour vanter les possibilités de profits de la colonie extrême-orientale. Les placements et investissements en Indochine représentent en 1914 16 % des capitaux français placés dans l'Empire. On s'intéresse au riz, au poisson, au caoutchouc.

La résistance nationale ne cesse pas. Elle se heurte à une répression horrible que va dénoncer le Parti communiste français, notamment à partir de 1932, avec une grande constance.

Paul Reynaud, qui est alors ministre des Colonies, a effectué

temps difficiles, devait-il déclarer Te 16 octobre à Saigon, à une heure d'un désarroi moral sans précédent. » 3 Une insurrection vient d'être écrasée en Annam où une « répression énergique » a été nécessaire pour écraser les « meneurs » . 4 Le ministre a connu des « réceptions fastueuses » dans des palais de rêve. Mais « de nouvelles offensives des agitateurs seraient peut-être à redouter si la surveillance était relâchée. Ce qui aggrave le mal, c'est la misère extrême des populations ».

Paul Reynaud visite un « centre d'assistance » à Nam Dan. « Dans des enclos fermés de barrières en bambous, environ 500 lamentables êtres humains de tous les âges, vaguement vêtus de haillons, le corps décharné et souvent labouré de plaies

1. Cf. Jean Bouvier, René Cirault, Jacques Thobie, la France impériale (1880-1914). Megrelis, 1982, p. 157 et ss.

2. Les politiques d'expansion impérialistes, PUF, 1949, p. 42. (Charles-André Julien, professeur d'histoire de la colonisation à la Sorbonne est la même personne que le André Julien, délégué d'Oran au Congrès de Tours.)

3. L'illustration, 14 novembre 1931. 4. Ibidem, 28 novembre 1931.

en octobre-novembre 1931 un Ioni Je viens ici en des

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sanguinolentes, se pressaient devant la cahute où allait se faire la répartition des vivres. Des femmes au torse flétri portaient des enfants aux yeux chassieux, au crâne couvert de croûtes. Lorsque le défilé commença pour la distribution, le troupeau humain s'agita d'une façon si menaçante que les Annamites chargés d'assumer l'ordre durent exiger que tous s'accroupis­sent dans l'enclos sous la menace de ne pas leur donner de rations. » 1

Texte terriblement accusateur, dans une publication très bien-pensante, qui ne s'émeut d'ailleurs pas particulièrement des scènes qu'elle décrit, mettant en valeur les richesses potentielles d'un pays que, de toute évidence, il ne faudra jamais quitter.

Les Cahiers du bolchévisme publient dans leur n° 6 du 15 mars 1932 une « Lettre d'Indochine » soulignant l'ampleur de la répression qui s'est abattue sur les peuples indochinois à la suite du soulèvement militaire de Yen Bay qui a vu, en février 1931, la révolte des tirailleurs tonkinois et annamites. Le mouvement insurrectionnel s'appuyait sur un parti national créé en 1927, dont les membres regardaient avec sympathie ce qui se passait en Chine du côté du général Tchang Kaï-Chek. Le Parti communiste indochinois, créé en 1930 par le futur Hô Chi Minh, avait joué dans l'affaire un rôle de plus en plus actif. En septembre 1931, était créé sur les rives du Fleuve rouge une « commune des Soviets indochinois » qui résista trois mois à des assauts furieux avant d'être sauvagement écrasée, comme l'avait été la Commune de Paris.

La « Lettre d'Indochine » publiée par les Cahiers du bolché­visme, était précédée d'une note de la rédaction rappelant à « toutes les organisations de notre parti la lourde responsabilité qui leur incombe » et ajoutait : « La répression ne peut sévir avec tant de rage en Indochine, elle n'a pu tuer et emprisonner impunément tant de milliers d'ouvriers et de paysans d'Annam que, par suite, dans une certaine mesure, de la faiblesse du travail colonial de notre Parti communiste français. Cette lettre doit rappeler à leur devoir les communistes, tous les camarades du parti et pousser toutes nos organisations à développer rapidement le travail colonial du parti. »

On trouve un écho à ce conseil dans le rapport de Maurice

. 1. Ibidem, 12 décembre 1931.

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Thorez devant le Congrès du PCF que nous avons évoqué plus haut et qui a lieu également en mars 1932, alors qu'un article de M. Romier dans les Cahiers du bolchévisme du 16 mars sur «l'impérialisme français dans la crise» et une étude de A. Ferrât dans le n° du 15 mars de la même publication traitent tous deux du problème colonial sans dire un p o t de la répression qui sévit en Indochine. Le moins que l'on puisse dire, c'est qu'il y avait eu depuis longtemps une sous-estimation du problème et un certain renoncement aux principes qui expli­quent le coup de barre annoncé par Maurice Thorez. 1

Le ton change d'ailleurs très vite et le PCF retrouve rapidement ses traditions. En témoigne, entre autres, un article paru dans L'Humanité du 27 mai 1932, annonçant la mort de Likvey, Secrétaire du PC indochinois, et soulignant dans son titre que « 10 000 travailleurs d'Annam sont menacés du même sort ». En voici le texte intégral :

« Une nouvelle émouvante nous parvient. « Le camarade Likvey, Secrétaire général du Parti commu­

niste indochinois, est mort dans la prison centrale de Saigon, victime des atrocités effroyables que subissent là-bas, les détenus politiques.

« Nous ne pouvons préciser la date de son décès. Les informations viennent très difficilement et c'est au prix de grands efforts qu'il est possible de donner aux travailleurs de France quelques nouvelles vraies sur les crimes sans nom commis par l'impérialisme français contre la population d'Indochine.

« La mort du camarade Likvey sera connue de notre prolétariat au moment où celui-ci engage une grande bataille, non seulement en faveur des révolutionnaires de France, frappés par la répression, mais pour la libération de tous ceux qui, aux colonies, pour leur action de classe ou leurs revendica­tions nationales, ont subi les coups de l'impérialisme.

« Les ouvriers français, nous l'avons déjà dit, réclament la liberté pour les 1 0 0 0 0 Indochinois qui souffrent dans les prisons et dans les bagnes. Et au moment où se développe cette action pour l'amnistie en faveur des travailleurs d'Annam, la nouvelle de la mort dans la geôle de Saigon du camarade Likvey, secrétaire de notre parti frère, évoque de façon tragique le drame sanglant de la lutte révolutionnaire en Indochine.

« Likvey est né en 1912. Sa famille était très pauvre. Ses

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frères et sœurs s'imposèrent les plus grands sacrifices pour lui donner de l'instruction. En 1922 il sortit du collège de Hué, la vieille capitale impériale d'Annam (...) »

Ainsi se renoue une pratique qui, sans avoir jamais disparu complètement, s'était affaiblie durant une brève période... Elle va à nouveau se développer sur une grande échelle au gré des situations changeantes d'un monde en mouvement.

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7. L'Indochine déjà..

I l existait à Marseille dans les années vingt et trente de notre siècle, au 10 de la rue Fauchier, près du port, un « Club international des marins » où se rencontraient des navigateurs de tous les pays — y compris des marins communistes qui y trouvaient en quelque sorte un point de chute naturel. Au fronton de la salle principale du club, on lisait cette inscription romantique : « Ballottés par les mêmes tempêtes, souffrant des mêmes misères, tous les marins du monde sont des frères. »

Il y avait des clubs de ce genre dans d'autres ports de France et d'Europe. Des marins originaires des colonies s'y retrou­vaient souvent. C'est ainsi qu'un rapport de la CAI, la police de la rue Oudinot, s'inquiète, en 1926, de la solidarité inter­coloniale dont elle a constaté l'existence au Havre dans le cadre d'un établissement de ce genre. Le restaurant est tenu par l'Indochinois Van-Tu. Or, « Noirs et Jaunes trouvent chez lui L'Humanité, le Prolétaire normand et les publications du parti. (...) Chi apporte, à l'heure des repas, les journaux communistes et, pendant que Noirs et Jaunes mangent, il leur lit, explique et commente les articles » 1 .

Paul Cermolacce, né le 12 juillet 1912 à Marseille, au sein d'une vieille famille corse, avait été apprenti plombier à douze ans, sitôt passé le certificat d'études. A quatorze ans, il quitte la terre ferme pour la mer et devient mousse novice, puis matelot et, après son service militaire dans la marine, gréeur chaloupier, c'est-à-dire conducteur de vedette. Il le resta, jusqu'à son arrestation, en 1940, à l'occasion de la venue de Pétain à

1. Cité par Ph. Dewitte, ouv. cité, p. 39.

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Marseille, en compagnie de quelques cinq cents communistes. Il avait, en effet, adhéré à la CGT en 1927 et au Parti communiste et à la CGTU en 1933. Militant actif, il était connu comme secrétaire de cellule et délégué syndical. Il fut déporté dans les camps de concentration d'Algérie (Djelfa et Bossuet). Après la Libération, il fut élu communiste en 1945 dans la première circonscription des Bouches-du-Rhône. Il joua à l'Assemblée nationale un rôle important à la Commission des Territoires d'outre-mer, notamment, faisant ainsi partie du vaste collectif collaborant avec la Section coloniale du PCF. 1

En 1929 ou 1930, Paul Cermolacce n'était donc pas encore communiste. Sa proche famille était de tendance socialiste, mais son père, tourneur-mécanicien, avait pour principe de voter toujours pour le candidat le plus à gauche, ce qui l'avait conduit à donner sa voix aux communistes. Ce qui fut déterminant dans l'engagement de P. Cermolacce, ce fut sa propre expérience de marin. Il voyait de ses yeux la misère des populations dans les ports des colonies françaises où il consta­tait la répression que subissaient ceux qui osaient relever la tête ; il subissait lui-même l'exploitation patronale. Ce qui le fit passer du réformisme au mouvement révolutionnaire, ce fut d'abord un sentiment de révolte.

Dans ces années-là, P. Cermolacce naviguait sur le Paul Lecat. Un jour qu'il était en escale à Marseille, il rencontra un matelot de ses connaissances du Club international des marins, qui lui demanda, sous le sceau du secret, de prendre en charge un paquet de tracts dénonçant la répression en Indochine, de prendre contact sur le Paul Lecat avec un Indochinois de l'équipage qui saurait le rencontrer, et d'apprendre de lui à qui il donnerait le paquet à l'escale de Saigon.

Paul accepta. Les navires — cargos, paquebots — qui assuraient alors la liaison avec les colonies étaient nombreux à Marseille. Nombre d'entre eux appartenaient à la Compagnie des Messageries maritimes (ex-Messageries impériales). Ils utilisaient le charbon, ce qui nécessitait une main-d'œuvre importante. Une grande partie de celle-ci était composée de « coloniaux » payés au rabais. Sur la ligne Marseille-Saigon-

1. Sur la biographie de P. Cermolacce, voir le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français de Jean Maîtron, t. 21, p. 358-359. Editions ouvrières.

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Yokoama, c'était surtout des Indochinois ; sur celle de Mada­gascar, des originaires de Djibouti et d'Aden, etc. Des « cor­vées » étaient également embarquées et débarquées au retour à Dakar pour le trafic des cargos qui descendaient les fleuves africains.

Les marins communistes français prenaient la défense de toute cette main-d'œuvre misérable et s'efforçaient d'introduire parmi elle leur idéal généreux. C'est sans doute, à cette époque, surtout parmi les Indochinois qu'ils rencontraient l'accueil le plus favorable.

Paul Cermolacce a donc reçu son paquet de tracts. Quelque temps après le départ, un membre indochinois de l'équipage l'aborde discrètement et, après lui avoir exprimé sa gratitude, lui explique comment il lui désignera, à Saigon, l'un des hommes de la corvée de charbon qui prendrait livraison du colis.

A Saigon, le navire « fait » du charbon comme il se doit. Une longue file de « coolies » portant deux lourds paniers pendus à une tige de bambou processionne des quais vers le bateau. Après quelques aller et retour, les hommes cessent de travailler et vont recevoir quelques pièces de monnaie. On les remplace par d'autres, qui attendaient, accroupis sur le quai. Quels paresseux! disent les Français qui ne comprennent pas que cette façon de procéder à pour but de permettre au plus grand nombre de percevoir un maigre salaire. Le travailleur que Cermolacce se voit désigner et à qui il a remis le paquet, non sans prendre mille précautions, lui a expliqué cette forme de solidarité organisée parmi les misérables de la corvée de charbon. 1

En juin 1930, Maurice Thorez avait souligné au cours d'une brève intervention devant le XVI e Congrès du Parti communiste de l'URSS, l'acuité de la situation en Indochine. « Dans ce secteur dangereux pour la bourgeoisie, avait-il dit, un fort mouvement se développe maintenant avec des mots d'ordre communistes. La bourgeoisie française est naturellement inquiète au sujet de ce mouvement. Comme toujours, elle se plaint des " intrigues des bolcheviks ", de la " main de Mos­cou ", etc. L'ancien gouverneur de l'Indochine, Varenne, un social-démocrate, a même présenté à la Chambre les tracts

1. Conversation avec Paul Cermolacce.

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communistes en langue annamite. A l'effroi de toute la bourgeoisie, il tira même de sa poche des petits drapeaux rouges avec faucille et marteau, qu'on avait trouvé sur des révolution­naires d'Indochine tués. » 1

Pour le 1 e r Mai 1931, Maurice Thorez avait écrit dans L'Humanité que si les communistes voulaient être dignes de l'Internationale, c'était avant tout en manifestant leur solidarité effective avec les millions d'ouvriers et de paysans indochinois qui luttent contre notre impérialisme, pour la libération de leur p a y s . 2

En mai 1931 encore, il s'était inquiété dans son rapport devant la XI e assemblée plénière du Comité exécutif de l'Internationale de « l'affaiblissement » du travail du PCF dans les colonies, « pour la défense des peuples coloniaux » 3 . Le 13 mai, il avait appelé dans L'Humanité au succès d'un meeting de solidarité avec les peuples indochinois organisé par le Secours rouge, le 19, salle Bullier.

Dans cet article, le Secrétaire général du PCF résumait l'état de la situation en Indochine et annonçait d'importantes mesures de solidarité avec les victimes de la répression. En voici le texte :

« Les ouvriers français ont le devoir de suivre avec plus d'attention que jamais les événements d'Indochine. L'enlève­ment de Tao par la police, l'annonce de nouveaux massacres qui ont eu lieu le 1 e r mai et sur lesquels le ministère des Colonies garde le silence le plus complet, prouvent combien sont grandes les inquiétudes de la bourgeoisie française !

« Depuis un an, malgré une terreur effroyable, le mouvement révolutionnaire indochinois continue, donnant au monde ouvrier un rare exemple de ténacité et d'héroïsme. Plus de quarante exécutions capitales, des milliers d'hommes et de femmes dans les prisons ou déportés, des centaines de tués, rien ne parvient à " mater " le peuple annamite.

« Le procédé ignoble employé par la police pour enlever Tao, l'embarquer de force et le rapatrier en Indochine illustre bien les méthodes auxquelles la bourgeoisie n'hésite pas à recourir lorsqu'elle se sent en danger.

1. Maurice Thorez, Œuvres, Livre deuxième, t. 1, p. 41. 2. Maurice Thorez, Œuvres, Livre deuxième, t. 1, p. 186. 3. Ibidem, p. 200.

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« En enlevant Tao, elle a pensé porter un coup à l'action coloniale du parti et se débarrasser d'un militant dont elle redoute l'action. Mais, en même temps, elle a fait sentir d'une manière plus précise aux travailleurs de France qu'on ne devait plus perdre une minute pour soutenir à fond la lutte révolution­naire des ouvriers et des paysans d'Indochine qui se battent et meurent pour les Soviets au Tonkin et en Annam.

« Tous les travailleurs français connaissent Tao. Ils l'ont entendu dans les meetings. Ils savent qu'il fut déjà emprisonné pendant huit mois à la Santé. Ils comprennent qu'une riposte immédiate s'impose et que la classe ouvrière ne peut ainsi laisser enlever sans réagir immédiatement un membre du Comité central de notre parti.

« Dans toutes les réunions, la révolution en Indochine doit être évoquée, et des protestations précises contre la terreur et contre l'enlèvement de Tao doivent être votées. En toutes occasions, il devient indispensable de manifester contre la répression et la terreur aux colonies, pour la libération des peuples coloniaux opprimés par l'impérialisme français.

« Une protestation vigoureuse des masses ouvrières est la plus sûre garantie pour sauver Tao et les nombreux révolution­naires d'Indochine sur lesquels pèse la menace du bourreau.

« Le Secours rouge vient de prendre une initiative que nous devons soutenir à fond et faire aboutir : il s'agit de faire envoyer un avocat en Indochine, d'envoyer aux prisonniers, à ceux qui vont passer prochainement devant les tribunaux, à Tao, dont la vie est en danger à partir du jour où il sera débarqué, un défenseur.

« Pour cela, il faut de l'argent. On le trouvera, sans nul doute, pour une cause aussi utile. Que partout la souscription s'orga­nise afin de fournir dans le plus bref délai au Secours rouge les fonds nécessaires. Que partout s'organisent les permanences où les travailleurs pourront souscrire samedi et dimanche pro­chains !

« Que les travailleurs parisiens s'apprêtent à assister en masse au meeting de la salle Bullier, le 19 courant.

« Tous debout pour la défense de la Révolution indochi­noise ! » 1

1. Ibidem, p. 212-213.

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Il serait donc faux de penser que les autocritiques du PCF lors de son Congrès de 1932 (dont nous avons parlé au chapitre précédent) signifiaient que toute action en faveur des peuples d'Indochine avait disparu au cours des années précédentes. La gravité de la situation exigeait cependant que l'effort fût décuplé.

Devant le Comité central réuni le 27 juin 1931, Maurice Thorez porte un jugement qu'il faut noter : « Notre campagne, insuffisante jusqu'à ces derniers temps, était sentimentale. Notre travail (souligné dans le texte, P.D.) précis pour l'aide effective (souligné dans le texte) aux révolutionnaires indochi­nois est très faible. Quelle différence avec 1925 ! » 1

Après le Congrès de 1932, l'aide va devenir de plus en plus « effective ». L'Humanité évoque systématiquement et presque quotidiennement la situation en Indochine. La Section coloniale rassemble une documentation abondante et se tient informée au plus près de la marche des événements. Au début de 1933, devant l'aggravation de la répression, ce sont des pages entières de L'Humanité qui sont consacrées à la question.

Le 24 mai, par exemple, un titre barre six colonnes du journal : « Au secours du peuple indochinois ! » La photo d'un patriote enchaîné à un siège de torture porte pour légende : « civilisation ! ». Une information traite de la misère paysanne en Indochine. Le gouvernement, en effet, a trouvé une explica­tion à la non-rentrée de l'impôt : « La misère n'est pas si grave que cela. L'Annamite simule. Le Nha-qué ne voulant pas payer ses impôts cache ses richesses. » Le résident supérieur de l'Annam, M. Pages, a donc eu l'idée de faire fouiller les paysans qui reviennent du marché. « Ecoutez ce résultat brillant de la curiosité officielle : sur vingt paysans qui passaient, un seul possédait plus d'une piastre (six francs), les autres n'avaient RIEN ou tout au plus quelques sapèques (une sapèque vaut deux centimes), très rarement une pièce de dix cents (un franc) (...) Il paraît que M. Pages fit alors part à son entourage de son impression que « la misère semble vraiment être profonde ».

Pour essayer de redorer le blason de leurs agents, les autorités coloniales promènent à cette époque à travers tout l'Annam « le roitelet fantoche Bao-Daï ». L'Humanité cite des journaux locaux qui se plaignent des frais en drapeaux et lanternes que

1. Ibidem, t. 2, p. 54.

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les festivités organisées à cette occasion causent à la population, obligée souvent d'emprunter à des usuriers pour pouvoir payer ces fastes obligatoires.

Un article signé Cao-Trao reproduit un texte officiel décla­rant que « les meneurs communistes doivent être mis immédia­tement hors d'état de nuire, par n'importe quel, moyen, sans qu'il soit nécessaire de recourir à des enquêtes préalables ou à des arrestations régulières ».

L'Humanité signale qu'une épidémie de méningite ravage les prisons où les détenus « gisent parqués, enfermés, exposés à toutes les maladies par suite du froid, de la faim, des tortures et de la promiscuité ». La Dépêche d'Indochine s'en émeut, non par un accès d'humanité, mais par peur de la contagion pour les quartiers européens. Pour la ville de Pnom Penh (Cambodge), elle propose tout simplement la construction d'un camp de concentration avec des paillottes entourées de fil de fer barbelé. Alors ces chiens d'Annamites pourront crever et les Européens ne risqueront plus aucune contagion de « ce foyer d'infection qu'est la maison d'arrêt ».

(On nous permettra ici une disgression. Cette façon de considérer la santé publique en territoire colonial n'est pas neuve. En 1849, un certain Dr. Rossignol, installé en Algérie écrivait : « Il importe de prendre (...) de sérieuses mesures car l'intérêt des Européens, (souligné par nous — P . D . ) exige que les indigènes ne conservent pas au milieu d'eux le ferment des épidémies varioliques. » Et un Dr. Destival renchérit en 1880 : « Je sais qu'il ne manque pas de gens de notre colonie (l'Algérie — P.D.), ennemis systématiques de toute assimilation, disant

Îue plus il mourra d'indigènes, mieux cela vaudra. Je suis loin 'être pour l'assimilation quand même, mais je suis pris de pitié

pour la courte vue de ces hommes qui ne voient pas que le fléau est, la plupart du temps, des plus prompts à gagner les centres européens, témoin l'épidémie de 1877 ; que laisser faire, c'est s'exposer constamment au danger pour soi-même et que, par conséquent, plus les mesures prises contre la variole à l'égard des Arabes seront efficaces, plus les Européens seront mis à l'abri de ces fréquentes épidémies. » 1 On ne saurait être plus cynique.)

1. Cité in Pierre Darmon, la Longue Traque contre la variole, Les pionniers de la médecine préventive, Perrin, 1986, p. 429.

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Revenons-en à L'Humanité du 24 mai 1933. Elle fait état de la menace de génocide du peuple Kha, une minorité indochi­noise qui n'a cessé de résister à la colonisation. Elle annonce que la Cour criminelle de Saigon a prononcé le dimanche 7 mai huit condamnations à mort, sept peines de déportation à vie, dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité, six condamnations à quinze années de détention, soixante et une condamnations allant de quinze années de bagne à cinq ans de détention.

L'éditorial de la page est intitulé : « Le sort des condamnés de Saigon est entre les mains du prolétariat français. » En voici le texte :

« L'infâme verdict de Saigon ajoute un nouveau crime à la sinistre série de ceux qu'a commis l'impérialisme français contre le peuple indochinois.

« Plus de dix mille ouvriers et paysans restent torturés, incarcérés ou déportés pour avoir réclamé du riz, la suppression des corvées et des châtiments corporels, l'annulation des impôts exorbitants et l'augmentation des salaires, pour avoir lutté contre l'oppression sanglante.

« En vain, les révolutionnaires indochinois ont attendu que la Chambre des gauches, fidèle à ses promesses, leur ouvre la porte des geôles.

« A l'heure actuelle, il n'est plus d'espoir que dans une seule façon de les aider : l'action résolue des travailleurs français.

« Les prolétaires savent qu'ils n'ont rien à attendre de la " clémence " ou des sentiments humanitaires d'un Sarraut ou d'autres chargés d'affaires de l'impérialisme français.

déclarations des chefs socialistes qui, comme Moutet, encore dernièrement à la Chambre, se refusa de considérer le ministre des Colonies comme un adversaire et lui dit : " Nous collabo­rons à une même œuvre, nous avons une même tâche, nous visons un même but. "

« Seules, les campagnes ardentes des organisations révolu­tionnaires de France, la vague puissante de protestation, l'action vigilante de tous les travailleurs manuels et intellectuels peuvent faire reculer les bourreaux.

« Par une telle action, le prolétariat français a déjà imposé vie sauve et le retour en France pour notre camarade Ducroux. 1

1. Sur Joseph Ducroux, voir p. 75, note 1.

avoir confiance dans les

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« Par une telle action, il a forcé le gouvernement à rompre la consigne du silence et à faire des promesses sur la survie des huit condamnés à mort de Saigon, et l'étude, à Paris, des dossiers de tous les inculpés.

« C'est un premier résultat, mais combien insuffisant. « Il faut décupler l'agitation. Que les protestations affluent,

de tous les coins de la France, au gouvernement. « Pas une réunion ou conférence, pas un meeting, sans ordre

du jour envoyé au ministère des Colonies, à la présidence du Conseil, au président de la République.

« Partout, confectionnez des listes de pétition, faites-les circuler, envoyez-les.

« Nommez des délégations, adressez-les à vos élus, pour les forcer à prendre position.

« Il s'agit d'obtenir non seulement vie sauve pour les huit condamnés à mort de Saigon, mais l'annulation du verdict, l'amnistie complète pour tous les ouvriers et paysans empri­sonnés pour leur participation au mouvement revendicatif ou anti-impérialiste en Indochine, comme dans les autres colonies.

« Nous exigeons également la libération des manifestants arrêtés devant le consulat indochinois de Paris.

« Ne perdons pas une minute ! « Le sort des révolutionnaires indochinois est entre les mains

des prolétaires français. « P. S. — Est-il exact que le ministre des Colonies ait

donné ordre à une grande agence d'étriquer les comptes rendus parlementaires pour que la voix des députés commu­nistes réclamant au nom des travailleurs l'indépendance des colonies et l'amnistie immédiate ne parvienne pas jusqu'à celles-ci ?

« Que le tortionnaire Sarraut sache que la voix du Parti communiste n'a pas besoin de son autorisation pour arriver aux peuples des colonies opprimés par l'impérialisme français. »

Le 26 mai, L'Humanité donne de nouveaux détails sur les condamnations de Saigon. Elle relève dans le réquisitoire la phrase suivante : « Par le seul fait de leur affiliation au Parti communiste, sont justifiées contre 110 des 122 accusés les accusations d'association de malfaiteurs. » L'Humanité pour­suit :

« Nous sommes en mesure d'étudier en détail les accusations

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portées contre les 121 inculpés de Saigon, dont 8 furent condamnés à mort, et 10 au bagne à perpétuité.

« Le cas de chaque condamné en particulier, condamnations qui, il ne faut pas l'oublier, viennent trois ans après les événements, montre mieux que tout qu'il s'agit exclusivement d'un procès contre les révolutionnaires indochinois.

« Que reprochait l'acte d'accusation ? « A Duong-Hac-Duig, condamné à la déportation à vie : « De jouer un rôle important dans le Parti communiste,

d'abord au Tonkin, ce qui lui valut les travaux forcés, le 17 novembre 1931, d'où il s'enfuit, d'être, en 1929, le créateur du Parti communiste d'Indochine, d'avoir créé des comités à Saigon avec sous-comités à Mytho et Cao Bang, d'avoir créé le journal Le Dan.

« A Ngo-Gla-Tu, condamné à la même peine, "d'avoir trouvé chez lui deux documents importants venus de Moscou

« A Huyn-Yen-Buin, " d'être affilié au Parti communiste d'Indochine, d'avoir assisté à une manifestation le 4 juin ".

« A Nguyen-Thi-Nam, jeune paysanne : " D'être la concu­bine de Ngo-Van-Chinch... et d'être donc responsable, comme lui, des troubles dans la région. "

« En ce qui concerne les peines les plus graves, la même cruelle fantaisie semble avoir présidé au verdict.

« Le-Kuang-Sung a été condamné à mort pour avoir organisé une propagande active dans la région de Saigon et de Cholon.

« On lui reprochait aussi d'avoir présidé le Tribunal révolu­tionnaire qui condamna à mort un notable de la région. Or Le-Kuang-Sung a toujours affirmé que ce tribunal n'avait jamais existé. En réalité, il était surtout connu comme agitateur par la Sûreté générale à laquelle il avait maintes et maintes fois échappé et qui trouva ainsi le moyen de s'en débarrasser.

« D'ailleurs, en dépit des tortures qui lui ont été infligées, l'accusé a toujours nié l'organisation de la terreur que l'on reproche aux communistes et on n'a d'autres faits précis que les aveux de ses co-inculpés.

« Mais il faut retenir de ces aveux qu'il est considéré par ses camarades comme le chef, toujours d'après l'accusation, sans que pour cela ils aient reconnu sa participation en tant que président du soi-disant tribunal révolutionnaire.

« Comment on a obtenu les " aveux " « Nul ne sera d'ailleurs surpris que certains inculpés aient

reconnu en Le-Kuang-Sung l'initiateur des crimes qu'on vou­lait leur faire reconnaître. Il suffit de savoir que les plus

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courageux des inculpés ayant fait des aveux devant la Sûreté, les ont rétractés devant le juge d'instruction.

« Beaucoup d'autres ont maintenu devant ce magistrat leurs déclarations initiales. Mais, en réalité, dans cette affaire, comme dans toute affaire où sont impliqués des militants communistes, l'instruction est faite par la Sûreté, avec les moyens que l'on devine.

« Il ne faut pas oublier que tous les inculpés étaient maintenus depuis trois ans en prison où, à chaque interroga­toire, des supplices " tout asiatiques " leur étaient infligés.

« Devant le tribunal, l'un d'entre eux s'est présenté avec la colonne vertébrale brisée. Un autre a montré au tribunal son bras encore fracturé à la suite du supplice de l'estrapade.

« Beaucoup sont estropiés pour le reste de leur vie, d'après les renseignements qui viennent de nous parvenir.

« Nous mettons au défi le ministre radical Sarraut, qui cependant proclame son amour pour les Indochinois qu'il dénomme ses " enfants " chéris, de nier les supplices qui ont été infligés, dont l'emploi d'épingles passées sous les ongles et les décharges électriques sur les parties les plus sensibles des suppliciés sont les moindres.

« Il est évident qu'avec de pareils traitements appliqués au moment d'eiatrer dans le cabinet du juge d'instruction, qui sont répétés si, dans ce cabinet, l'inculpé rétracte les déclarations faites à la Sûreté, on peut faire reconnaître tous les crimes que l'on imagine.

« Ces procédés abominables ne peuvent qu'indigner les travailleurs de France sur qui comptent maintenant les victimes de la terreur coloniale pour les arracher à la mort. »

Dès la fin de 1933, à l'issue d'un voyage qu'avait effectué Paul Vaillant-Couturier en août, le PCF avait décidé d'envoyer une « délégation d'enquête » en Indochine. Elle sera composée de Bartheî (Chaintron), dirigeant du Secours rouge, et de Bruneau, représentant de la CGTU, et dirigée par Gabriel Péri. Ce dernier, entré à L'Humanité en 1924, y dirige le service de politique étrangère. Il est, de surcroît, député depuis 1932.

Pendant des mois, le gouvernement refuse de délivrer des passeports aux délégués. L'Humanité a beau jeu de dénoncer, à ce propos, l'attitude du ministre des Colonies, « qui n'est pas encore arrivé à se dépêtrer de la fange où l'a plongé sa

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complicité avec l'escroc Staviski » , et celle du président du Conseil, Camille Chautemps, ministre de l'Intérieur, dont les services « ont délivré un faux passeport au maître-escroc » 2 . Un « Comité d'amnistie et de défense des Indochinois » rassem­ble des milliers de signatures. Il est dirigé par l'artiste décora­teur et écrivain Francis Jourdain, qui adnérera au PCF dans la Résistance.

Les événements de février 1934 ne changent rien à la ligne politique du PCF en matière d'anticolonialisme. L'Humanité reste toutefois, pendant un certain temps, sans nouvelles de la « délégation d'enquête ». Car les trois communistes se sont embarqués, finalement, le 8 janvier à bord du André-Lebon, en partance pour l'Indochine. Gabriel Péri, député, a reçu son passeport. Barthel et Bruneau ne l'ont pas obtenu, mais ils partent quand même.

Avant leur départ, les délégués ont tenu meeting dans le quartier de la Belle-de-Mai, à Marseille. L'Humanité com­mente": « La délégation d'enquête est donc en route pour l'Indochine. Son départ, rendu possible par une large souscrip­tion représentant plus de cent mille oboles, indique la volonté des travailleurs français de soutenir avec vigilance la lutte que mènent les ouvriers et les paysans annamites. »

On ne saurait être plus clair. Le voyage est long. A partir du mois de mars, L'Humanité

donne régulièrement des nouvelles de la délégation. Elles lui parviennent par avion (il existe une ligne Saigon-Paris de la Compagnie Air-Orient). Elles sont cependant tardives et frag­mentaires, signalant essentiellement les obstacles et les embûches dont sont victimes les trois communistes français.

Une lettre du 4 mars, publiée dans L'Humanité, précise : « Manœuvres, embûches, provocations, n'empêcheront cepen­dant pas nos camarades de remplir le mandat qui leur a été confié. Bien plus, les mesures de déploiement policier ont pour effet de concentrer l'attention des masses travailleuses anna­mites sur le travail de la délégation. Partout où passent nos camarades, leur voyage fait l'objet de commentaires sympathi­ques dans la population et les délégués reçoivent, quotidienne­ment, des témoignages de confiance. »

1. L'Humanité, 6 janvier 1934. Staviski (1886-1934), directeur du Crédit municipal de Bayonne, escroc dont les liaisons avec certains milieux politiques servirent de prétexte aux émeutes fascistes de février 1934.

2. Ibidem, 20 janvier 1934.

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La délégation se rend dans la région de Sadec, Vinh-Long, Cao Bang où de grandes manifestations avaient eu lieu en 1930, suivies d'une répression terrible. Elle apprend, durant son séjour, la nomination de Robin comme gouverneur général de l'Indochine et proteste aussitôt. Ce Robin s'était rendu triste­ment célèbre, en 1930, en faisant bombarder par l'aviation le village de Co-Am et raser plusieurs autres agglomérations. On l'appelle « le bombardeur ». Il est administrateur de la Banque d'Indochine.

Le 18 mars, la délégation quitte Saigon à bord du André-Lebon. L'Humanité publie le 24 une lettre envoyée le 10 par avion, signée Gabriel Péri. Les 28 et 29, nouvelle lettre, datant du 17. Le 1 e r avril, l'article est daté : « En mer, mars 1934. » Il relate les péripéties du départ : « Il est minuit et VAndré-Lebon brille de tous ses feux. Les palaces, ce soir, ont ici dégorgé leur clientèle et le " Tout-Saigon ", celui de la racaille blanche, s'est donné rendez-vous sur l'appontement des Messageries mari­times où l'état-major policier est mobilisé pour notre départ, comme il l'avait été pour notre arrivée. Il y a quelques minutes, nous avons serré les mains chaleureuses de ceux que le régime de terreur retient loin d'ici et qui ont refoulé leur volonté de venir à bord avec nous... »

Le 11 avril, les trois délégués parlent devant une foule nombreuse à Marseille où ils viennent de débarquer. Ils sont à Lyon le 13 et tiennent un grand meeting le 18 à Paris, salle Bullier.

Dans le dernier article écrit à bord du André-Lebon, Gabriel Péri a fait un bilan du séjour de la délégation. Il a paru dans L'Humanité des 1 e r et 2 avril 1934. Nous le citons intégrale­ment, non seulement pour sa valeur littéraire et la somme d'informations qu'il contient, mais parce qu'il traduit, à nos yeux, avec une parfaite maîtrise, le degré de maturité auquel est

f)arvenu le Parti communiste français à cette époque dans sa utte contre le colonialisme et pour les droits de l'homme.

« J'évoque d'autres départs, les quais de la gare de Milan, ou de Sofia, ou de Belgrade où, après des missions analogues, j'ai quitté certains soirs des militants ouvriers qui, comme nos camarades d'Indochine, vivent et luttent sous le couteau.

« On réalise alors le devoir qu'imposent la solidarité ouvrière, l'internationalisme prolétarien. Mais ceux d'ici, les prolétaires que nous quittons ce soir, ne sont pas opprimés par une

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bourgeoisie quelconque. C'est la France qui les torture. Et c'est en France, contre l'impérialisme français — jamais nous ne l'avions senti plus odieux — que nous allons dans quelques jours reprendre notre bataille.

« Tout à l'heure, dans l'aube tiède, notre bateau glissera au-delà du cap Saint-Jacques, et nous essayons de nous remettre en mémoire la chronique des trente jours que nous venons de vivre sur la terre de la Cochinchine.

« C'était le 22 février, et, partis de Saigon au petit matin, nous avions côtoyé les rives du Mékong, longé les plantations d'hévéas, traversé la forêt de cocotiers et d'arigniers. Nous allions en Annam, en direction de Phantiet.

« . . . Nous allons traverser le pont qui marque la frontière cochinchinoise. Or le pont présente ce matin-là un aspect bizarre. Un camion en obture l'accès. Six tirailleurs, baïonnette au canon, chapeaux coniques, dont la pointe brille sous le soleil, en interdisent l'entrée. Du groupe, deux hommes se sont détachés. L'un d'eux, qui sur son costume blanc a peint l'écharpe tricolore, nous gratifie d'un salut militaire et nous tend un grimoire. D'ordre de M. le Résident supérieur de Hué, le territoire de l'Annam nous était interdit, et la force publique était commise à notre expulsion. Quelques jours après, la même interdiction nous était signifiée concernant le Tonkin.

« Du même coup, on nous annonçait que si nous avions l'audace de ne point déguerpir, de demeurer dans la colonie et d'y poursuivre notre mission, de persister en un mot, nous connaîtrions le régime de la haute surveillance et de l'inquisi­tion policière.

« Soit. Nous persisterons. Nous ne reculerons pas d'un jour notre départ. Ainsi fut fait !

« Le plan imaginé, rue Oudinot, à Paris, revu et aggravé rue Catinat à Saigon, était minutieusement conçu. Comme la tracasserie et les vexations allaient de pair — bien entendu — avec la basse provocation, M. Nadaud, redoutable maniaque, qui préside aux destinées de la pègre policière, avait déclaré : " A ce régime, ils ne tiendront pas une semaine ! "

« Nous avons tenu trente jours, comme nous l'avions décidé ! Il fallait ne pas lâcher pied, car l'ennemi guettait et escomptait notre défaillance. Et il fallait aussi déjouer les guets-apens, car l'ennemi tenait prêts, pour nos frères annamites, ses appareils de supplice et ses souterrains de Poulo-Condor.

« Il fallait voir quand même, s'informer quand même. Il fallait quand même, par notre seule présence, faire savoir aux

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malheureux la communauté de haine qui nous liait à eux. Et il fallait aussi ne jamais oublier que la canaille impérialiste veillait, l'écume aux lèvres, à la recherche d'un prétexte pour frapper plus durement, pour cadenasser davantage, pour faire de notre voyage le signal de nouvelles vêpres contre-révolution­naires.

« Nous n'avons ni sacrifié notre mandat, ni cédé à la provocation. Voilà pourquoi tout à l'heure nous lisions tant de joie émue dans les yeux de nos amis laissés là-bas dans l'enfer indochinois.

« Bruneau et moi nous consultons nos notes, et Barthel collationne la magnifique série de photos qu'il rapporte de notre randonnée.

« Sake, Mytho, Bentre, Huphoa, Bahom, Trang Bang, Tay-ninh...

« Lorsque nous arrivions dans ces communes, qui furent le théâtre de si ardentes rébellions, les hommes, les femmes, arrêtaient leur travail. Des regards de confiance montaient vers nous. Quand, par bonheur, nous pouvions expliquer le but de notre mission, les hochements de tête nous disaient la sympa­thie et la joie des travailleurs. Tout cela durant quelques minutes. Puis, arrivaient comme pour une expédition punitive — car c'en était une — les camions chargés de flics — flics blancs, flics métis, flics annamites. Trognes connues dans l'univers entier.

« Que d'éclairs de colère alors dans les yeux bridés ! Or cette colère explosera. Il faut qu'elle explose, vite et bien.

« Nous n'étions pas des " reporters ". Nous allions enquêter et nous allions par notre présence encourager les plus doulou­reuses des victimes.

« L'enquête ? On a pu tripatouiller notre courrier et épier nos gestes. Il est dans l'Indochine martyre des actes d'ingéniosité courageuse qui dérouteront toujours les gros malins de ta rue Catinat. Des centaines et des centaines d'hommes de tous les points du pays avaient pris la résolution de nous informer, de nous dire comment vivaient les malheureux de Poulo Condor, de nous faire connaître les conditions d'existence de la planta­tion et de la rizière, de se confier à nous, en un mot. Ils ne pouvaient le faire directement puisqu'on nous interdisait l'An-nam et le Tonkin. Ils l'ont fait indirectement. Ils ne pouvaient le faire légalement et en clair. Ils l'ont fait d'une autre manière. Mais ils l'ont fait.

« Et puis croyez-vous que la scène que je vous ai décrite plus

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haut ait été sans effet, dans les communes, dans les villages ! " Qui sont ces Européens qui, ce matin, sont venus ici, demandait-on le soir dans les paillotes, sous la lampe à huile — quand il y a encore une lampe à huile dans la paillote ?

« — Ce sont les membres de la commission ouvrière d'enquête...

« — Et pourquoi étaient-ils accompagnés de policiers. Pour­quoi nous a-t-on interdit de leur parler ?

« — Parce qu'ils ont été élus par les ouvriers de France. Parce qu'ils sont les ennemis de nos ennemis. "

« Et dans les prisons l'on disait : " Pourquoi depuis trois jours n'allons-nous pas travailler sur la route ?

« — Parce que les délégués ouvriers sont arrivés et l'on ne veut pas qu'ils nous voient.

« — Sont-ils arrivés vraiment ? « — Oui, nos parents les ont vus à Saigon, le jour de la visite,

à l'entrée de la Maison centrale. On leur a interdit l'entrée de la prison, mais ils ont remis à M e Cancellieri l'obole du Secours rouge pour les prisonniers I "

« De France, cependant, nous arrivaient les échos de cer­taines voix qui convient les travailleurs à défendre la Républi­que.

« La République ? Nous l'avons vue de près là-bas ! « La République, c'est la Légion et ses crimes, la Banque et

ses escroqueurs ; c'est le sang qui gicle et les chairs mises à nu et les rates qui éclatent sous les coups dans les châteaux de la mort lente de la police. La République, c'est le gouverneur Robin, bombardeur de Co-Am !

« S'il y a là-bas une république à défendre — ou mieux à venger — c'est celle qui, par un soir de bataille, naquit en septembre 1931 dans le Nord-Annam, sur les berges du Fleuve rouge, qui résista pendant trois mois : c'est la Commune des Soviets indochinois qui, battue, comme l'autre, ne s'avoue pas vaincue. »

La campagne du Parti communiste en faveur des droits des peuples d'Indochine ne cessera pas jusqu'en 1939, année de son interdiction. Elle reprendra dès les lendemains de la Seconde Guerre mondiale. Rappelons seulement ici que la dénonciation des crimes colonialistes du bagne de Poulo Condor, notamment, par la grande journaliste et écrivain Andrée Viollis, en 1935, était liée à l'action du PCF, de même que l'activité du Comité

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d'amnistie aux Indochinois que présidait Francis Jourdain, et qui poursuivit son œuvre après la venue au pouvoir du gouvernement du Front populaire.

Andrée Viollis — dont la fille, Simone Tery, devint journa­liste à L'Humanité — comme devait l'écrire André Wurmser 1 , « vieille dame d'apparence farfelue, issue des romans d'Agatha Christie, ou des films d'Alain Guiness, et l'un des grands journalistes de son temps (...) allait lancer, la première, à la fin de 1935, le cri d'alarme et de honte : 5 0 5 Indochine. Que des réquisitoires aussi terribles que le sien aient été criminellement étouffés à leur parution se conçoit : tout le système colonial aurait été ébranlé si les bonnes gens avaient su quels crimes se commettaient en leur nom, ce qu'étaient d'Hanoi à Saigon, les agents provocateurs, l'enfer des prisons ou pis encore, du bagne de Poulo Condor, les tortures tout aussi sadiques que celles de la Gestapo, dont s'accompagnait la répression impitoyable du patriotisme vietnamien, quelle misère, quelle famine, pour appeler le malheur par son nom, compensait les profits de la Banque d'Indochine — et le martyre du petit Huy, pauvre enfant résistant, torturé et guillotiné ! (...) Aujourd'hui encore, que savent nos écoliers, nos étudiants, que sait notre peuple de la réalité du colonialisme telle que l'ont dite SOS Indochine ou le Voyage au Congo de Gide ? Le silence qui se fit sur la réalité indochinoise, sur la réalité algérienne ou tunisienne, s'est prolongé au-delà du colonialisme même ».

Au moment où nous écrivons ces lignes, n'en est-il pas toujours ainsi ?

Marius Moutet, membre éminent du Parti socialiste, siégeait rue Oudinot où il fit des promesses formelles à Francis Jourdain, le 20 juillet 1936. Le PCF demandait que fût épurée l'administration coloniale et rappelé en France le gouverneur général Robin, symbole de la répression et de l'arbitraire. Il exigeait la fin du bagne de Poulo Condor et le châtiment des tortionnaires. Francis Jourdain publia une lettre dans laquelle l'un de ses correspondants lui écrivait : « Nous vous supplions, vos amis et vous d'intervenir pour que finisse, une fois pour toutes, la pratique odieuse des tortures. Les décharges électri­ques ainsi que les coups sur la plante des pieds — qui ne laissent pas de traces — mettent le système nerveux en

1. In Fidèlement vôtre, Grasset, 1980, p. 167.

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bouillie... On sort de la chambre des supplices atrophié ou prédisposé à la paralysie, à la tuberculose et à d'autres maladies incurables. »

Une commission d'enquête envoyée en Indochine ne régla pas grand-chose. Il est vrai que les colonialistes en place avaient préparé le terrain et que la rue Oudinot ne montrait pas un zèle excessif dans ses velléités de réforme. L'Humanité du 25 octo­bre 1936 pouvait publier le texte d'une circulaire n°4228 signée par le délégué administratif de Phuoc-Long, qui ne manque pas d'éloquence :

« Nous venons de recevoir de M. l'Administrateur-chef de la province une note d'après laquelle les communistes projettent de distribuer des tracts polycopiés à la gélatine invitant la population à former des délégations pour aller recevoir les membres de la Commission d'enquête. En conséquence, vous devez arrêter les individus surpris à distribuer lesdits tracts et les conduire sous escorte à la Délégation. Dans le procès-verbal d'arrestation, vous devez affirmer que les individus arrêtés sont membres d'une société secrète pour permettre de les déférer au parquet... »

Malgré certains progrès incontestables obtenus au temps du Front populaire (amnistie pour les condamnés politiques, réduction des horaires de travail dans les usines, congés payés annuels), il restait encore bien du pain sur la planche aux communistes pour faire aboutir leurs légitimes revendications. La guerre mondiale arrêta le processus entamé, mais les problèmes demeuraient...

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8. Avant le voyage algérien

r o u r Elie Mignot, c'était une grande nouvelle. Il allait repartir en Algérie alors qu'il pensait avoir d'autres chats à fouetter. Et pas pour n'importe quoi ! Il travaillait à la Section coloniale depuis quelques jours à peine, après avoir pris des vacances dans sa famille, en Haute-Loire d'abord, puis en Touraine. Cette reprise de contact avec la France, il en avait besoin. Près de quatre années passées en Algérie l'avait un peu déraciné.

On lui avait dit, le matin, à peine arrivé au bureau de la Section coloniale, au siège du Comité central du PCF, 120 rue La Fayette : « Tu iras chez Maurice à 10 heures... » Maurice, Maurice Thorez, qu'est-ce qu'il pouvait bien lui vouloir ?

Elie Mignot avait alors trente ans... Il était né le 30 juillet 1909 à Avoine (Indre-et-Loire) dans une famille de six enfants. Sa mère tenait une petite épicerie ; son père était artisan. Après son certificat d'études, il avait travaillé comme domestique chez un médecin; histoire de se faire un peu d'argent avant d'entrer en apprentissage. Il aimait le travail du bois. A seize ans et demi, il était ouvrier-menuisier. Il s'installa d'abord à Tours où il suivit des cours de dessin, le soir. Il adhéra à l'Association des Compagnons du devoir et partit faire son Tour de France. A vingt ans, il était traceur « dans l'escalier » et, quelques années plus tard, il devenait chef d'atelier dans une entreprise d'agen­cement de magasins et d'appartements.

Tout cela pour dire que son destin n'allait pas le conduire tout droit à la Section coloniale du Parti communiste français. Il

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était de tendance anarcho-syndicaliste, comme on l'était assez souvent dans ces milieux-là, à l'époque. Il ne rechignait jamais à participer à une grève et l'affaire Sacco et Vanzetti, en 1927, le mêla à quelques manifestations de rues. En 1928, comme il travaillait alors à Lyon, il adhéra à la CGTU. En 1930-1931, il fit son service militaire dans la marine, « monta » travailler à Paris en 1932 et, le 6 février 1934, puis le 9, se trouva tout naturellement aux côtés des antifascistes qui brisèrent la tentative de putsch des Camelots du Roy, Croix-de-Feu et autres amis du préfet Chiappe. Le 10 février, il adhère au Parti communiste. Ces détails de sa vie ont leur importance.

Fin mars, il est à nouveau à Lyon où il a trouvé de l'embauche. Il a envie d'aller travailler au soleil. Une place s'offre en Algérie. Pourquoi l'Algérie ? L'Algérie, c'est quasi­ment la France, on l'apprend à l'école, avec des départements, comme chez nous. Il ne lui a pas fallu longtemps pour comprendre que, malgré tout, on y était en pays colonial. La misère — celle des enfants surtout — le révolte. Il diffuse de sa propre initiative L'Humanité du dimanche à Bab-el-Oued, malgré mille tracasseries policières et fait ainsi la connaissance d'un communiste algérien qui lui donne les contacts néces­saires. Il prend une part active aux actions revendicatives des travailleurs et constitue, avec l'aide de Pierre Fayet, le syndicat du bâtiment CGTU. Il milite également, quelque temps après à la section d'Alger du Parti communiste. Elle dépend de la Fédération d'Algérie du parti français, mais jouit d'une grande indépendance dans la détermination de sa politique.

Les Français d'origine militent plus ou moins ouvertement, les « Indigènes » sont contraints à le faire clandestinement, au même titre que d'autres opposants à la colonisation. Les déportations dans le Sud, sur simple décision du gouverneur général, sont nombreuses.

En octobre 1936, le Parti communiste devient Parti Commu­niste Algérien avec ses propres statuts. Il s' « algérianise » en dépit des difficultés. Ses dirigeants, Ben Ali Boukort, Kaddour Belkaïm, Amar Ouzegane sont aidés par des militants d'origine française comme Elie Mignot qui devient membre du Bureau

{)olitique, responsable de la région algéroise. Avant, il y avait eu 'affaire de la « circulaire Barthel » sur laquelle nous revien­

drons... Lors du II e Congrès du PC A, en décembre 1937, Mignot

accède au Secrétariat, mais il commence à avoir la bougeotte et le pays natal l'appelle. Il demande à rentrer en France, ce qui

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lui est accordé à la fois par le PCA et le PCF. A Paris, il voit Lozeray et Laurent Casanova, secrétaire de Maurice Thorez, lui-même d'origine « Pied-Noir » (expression que l'on n'utili­sait pas à l'époque). On lui demande de militer à la Section coloniale et d'y suivre, en particulier, la situation en Algérie et, plus généralement, en Afrique du Nord.

— Voilà, dit Maurice Thorez, je vais aller en Algérie. C'est un peu risqué, mais c'est nécessaire...

Il y avait là Casanova et Maurice Tréand, secrétaire à l'organisation, le « Gros Maurice ».

— Il faudra veiller de près à la sécurité, dit Tréand. Ce sera ta tâche. Tu connais le pays, les gens, les habitudes. Les fascistes y sont nombreux. Tout est possible. Tu partiras avant Maurice pour tout organiser avec les camarades du PCA. 1 Et

qui allait faire couler beaucoup d'encre. Il séjourna trois semaines en Algérie avant le départ de la délégation et mit Tréand au courant des dispositions qu'il avait prises. Mais il faut revenir quelques années en arrière.

Nous avons vu qu'au moment du Congrès de Tours, le Parti socialiste est assez solidement implanté en Algérie. En 1920, sept cents cartes avaient été placées à Alger, quatre cents à Constantine, quatre cents à Oran. Les trois sections s'étaient massivement prononcées pour l'adhésion à la IIIe Internationale (respectivement par 86 ,7 ,94 ,7 et 100 % des mandats). Mais les adhérents au parti étaient encore, pour l'essentiel, des Euro­péens, ce qui s'explique surtout par l'interdiction faite aux Algériens de se livrer à une action syndicale ou politique quelconque.

La terreur et la répression d'abord. Le 27 septembre 1933, par exemple, le bureau régional d'Alger faisait savoir au Bureau politique du PCF qu'un abonné (« indigène ») du journal communiste cependant légal La Lutte sociale avait été déporté vers le Sud pour « commentaires de journaux auprès des indigènes et propagande antifrançaise ». En 1935, l'arsenal répressif avait été renforcé par le « décret Régnier » (ce Régnier était ministre de l'Intérieur), qui resta en vigueur jusqu'en

1. Conversation avec Elie Mignot.

c'est ainsi qu'Elie Mij es directe à un voyage

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1948, et sera annulé au profit d'une application extensive de l'art. 80 du Code pénal qui réprime « toute atteinte à la sûreté extérieure de l'Etat ». Les tribunaux militaires prendront ensuite le relais. 1

Le décret Régnier n'y allait pas par quatre chemins. Il stipulait : « Quiconque aura, en quelque lieu et par quelque moyen que ce soit, provoqué soit des indigènes algériens, soit des indigènes des colonies ou protectorats français, ou des étrangers résidants en Algérie, à des désordres ou manifesta­tions contre la souveraineté française, à la résistance active ou passive contre l'application des lois, décrets, règlements ou ordres de l'autorité publique, sera puni d'une peine de trois mois à deux ans de prison et de 500 à 5 000 francs d'amende. Si l'auteur de l'infraction est un fonctionnaire, les peines pourront être portées au double. L'interdiction d'exercer des fonctions publiques pendant une durée de cinq à dix ans pourra, en outre être prononcée. » 2

Sauf à prendre les plus grands risques — et à agir clandesti­nement — les autochtones ne peuvent donc pas adhérer au PC. Les militants locaux d'origine européenne ne sont, d'autre part,

Î>as dépourvus de comportements et de préjugés encouragés par a presse colonialiste, que le nouveau parti aura du mal à

combattre, durant toute une période. Toutes sortes de mauvais prétextes leurs sont bons. C'est ainsi que le 24 septembre 1927 le IF Congrès interfédéral d'Afrique du Nord (il existe aussi une fédération de Tunisie qui se transformera en Parti cohimuniste tunisien en 1 9 3 7 ) 3 , afin, prétend-il, de ne pas effaroucher les Européens, exige que le parti « s'abstienne de publier dans la presse qui touche le grand public des articles eri matière

1. Cf. la Guerre d'Algérie (sous la direction d'Henri Alleg), 1.1, p. 150 et ss. Temps Actuels, 1981. On parlait aussi à l'époque des décrets « Rollin-Régnier », le décret Rollin du 10 avril 1935 concernant les colonies, ce que n'étaient pas juridiquement l'Algérie. Les termes des décrets étaient les mêmes. (Cf. J. Suret-Canale, ouv. cité, t. 2, p. 536).

2. Journal officiel, 5 avril 1935. Le 29 mars, le député communiste Lucien Monjauvis était intervenu à la Chambre contre ce projet de décret. Le texte de son discours est reproduit dans Les Cahiers du bolchevisme, n° 8 du 15 avril.

3. La majorité de la section socialiste tunisienne créée en 1919 s'était prononcée pour l'adhésion à la IIIe Internationale. Elle constitua le noyau du futur P.C. tunisien (Cf. Paul Sebag, La Tunisie-Essai de monographie. (Editions sociales, 1951) p. 217.

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coloniale et des appels à la révolte (...). La propagande communiste directe auprès des indigènes algériens du bled est actuellement inutile et dangereuse » 1

On comprend qu'une telle position ait pu indigner les militants « léninistes » de l'Internationale qui, en pleine Révo­lution avaient lancé aux « Musulmans de l'Orient, Persans et Turcs, Arabes et Hindous » un appel à renverser les « forbans » qui asservissaient leur pays. « Ne perdez donc pas de temps et jetez bas les usurpateurs séculaires de vos terres. Ne les laissez plus saccager vos foyers ! Vous devez être vous-mêmes les maîtres de votre pays. Vous devez organiser vous-mêmes votre vie à votre convenance. Vous en avez le droit. » 2 En mai 1922, l'Exécutif de l'Internationale se prononçait pour « la libération de l'Algérie et de la Tunisie ».

En novembre-décembre de la même année, le IVe Congrès de l'Internationale adopta des « thèses sur la question d'Orient » qui soulignent au passage le danger qu'il y a à fonder des Partis communistes de « colons » : « La création d'organisations communistes européennes séparées dans les colonies (Egypte, Algérie) est une forme de colonisation et sert seulement les intérêts impérialistes. La création d'organisations communistes sur cette base nationale est incompatible avec les principes de l'internationalisme prolétarien. »

En fait, si elle a été à l'origine de malentendus et de difficultés réelles, l'existence de ces formations n'a pas été entièrement négative. Il est incontestable, par exemple, que le Parti communiste d'avant les années trente en Algérie a pu former des militants autochtones de valeur en dépit de toutes ses limites. Il est vrai qu'il s'efforça — souvent avec succès — de s'ouvrir aux révolutionnaires « arabes » qui prirent une part entière à sa vie.

La rue Oudinot ne s'y trompait d'ailleurs pas. En 1927, Albert Sarraut, fustigeait les communistes français qui « trahis­saient ouvertement leur patrie en appelant ouvertement à la révolte, en Algérie comme dans nos domaines coloniaux, les

1. Cité par J. Suret-Canale, « L'Internationale communiste et la lutte contre le colonialisme. » Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, n° 13,1969, p. 65-67.

2. Appel à tous les Musulmans travailleurs de la Russie et d'Orient, signé par Lénine et Staline, Commissaire du peuple aux nationalités. (1917).

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sujets et protégés français sur lesquels la France tutélaire n'a cessé de répandre ses bienfaits ». Marcel Cachin lui répondait aussitôt : « La vérité, c'est que nous assistons en ce moment de l'histoire à un soulèvement prodigieux de tous les peuples, depuis des siècles asservis par les divers impérialismes du monde (...) Le mouvement ne s'arrêtera plus. Les ouvriers français, les communistes, attestent leurs sentiments de frater­nité avec tous les révoltés, quelle que soit la couleur de leur peau. » 1

Henri Alleg a très bien montré qu'après le Congrès de Tours, des militants d'origine européenne qui jusque-là ignoraient tout des masses musulmanes vont commencer à s'intéresser à elles. Il cite des réflexions qui, dès 1921, apparaissent dans La Lutte sociale, organe des communistes d'Algérie : « L'idée nationale s'éveille dans la conscience indigène (...). Ce sera un rude coup pour les Etats capitalistes que la constitution de leurs colonies en Etats indépendants (...). Loin de se montrer hostiles aux aspirations d'indépendance nationale, les socialistes doivent les envisager d'un œil favorable. » 2

D'autres opinions s'expriment à cette époque, de couleurs nettement colonialistes. C'est le cas d'une « motion de Sidi-bel-Abbès », dont les auteurs seront d'ailleurs exclus du parti ou qu'ils quitteront par la suite, et qu'avait condamnée avec éclat le IV e Congrès de l'Internationale, « sans doute (...) avec la pensée d'en faire un " exemple " pour " l'éducation anti­colonialiste " de tout le mouvement révolutionnaire » écrit H. Alleg 3 .

Le Congrès de Lille du PCF (19-26 juin 1926) met un terme aux hésitations et jette les bases d'une doctrine très réaliste et dont l'Algérie sera l'un des champs d'application principaux. « L'oppression française, dit le texte adopté, fait naître chez les peuples coloniaux un sentiment national qui domine et prend le pas sur la lutte des classes qu'il masque souvent complètement. Etant pour la libération nationale, nous n'avons pas le droit de rester neutres vis-à-vis de ce mouvement dont nous reconnais­sons le rôle historique. L'action pour créer ou développer les

1. L'Humanité, 3 mai 1927. 2. H. Alleg. Ouv. cité, p. 199 (le n° cité de La Lutte sociale est daté du

30 avril 1921). 3. Ouv. cité, p. 200.

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organisations syndicales, les luttes de classes, pour entraîner le plus possible d'indigènes doit être menée énergiquement... D en est de même pour le parti et nous devons tendre à ce que la composition nationale du prolétariat de la colonie se reflète dans la composition de notre parti. »

Le problème ici évoqué, et qui semble proche de sa solution, est de taille. Malgré les mérites de l'Internationale communiste, qui s'est reprochée elle-même de n'avoir pas toujours accordé suffisamment d'importance au fait national dans les pays colonisés \ « la sous-estimation de la question nationale, quoi­que s'exprimant sous une forme différente, n'a pas été absente non plus dans certains partis des pays coloniaux à qui il est arrivé, surtout à leurs débuts, de garder souvent les yeux tournés vers l'Europe et les Partis communistes européens et d'oublier que, poursuivant un même objectif, le socialisme, les partis marxistes-léninistes pouvaient avoir des points de vue différents dans l'application de tel ou tel mot d'ordre, de telle ou telle orientation, en fonction même de leurs réalités natio­nales respectives », écrit Bachir Hadj Ali, alors Premier secré­taire du Parti communiste algérien, en 1 9 6 5 . 2

Et l'auteur poursuit : « L'orientation juste mais appliquée trop schématiquement de l'Internationale appelant les prolé­taires à se différencier des partis de la bourgeoisie nationaliste est au moins responsable de cette sous-estimation (...). De même, la nécessité de rassembler en un parti combatif les éléments de la classe ouvrière a fait porter l'accent sur les revendications sociales au point que cela pouvait faire croire

3ue, pour les marxistes, la revendication nationale était secon-aire ou encore que l'aspect revendicatif excluait l'aspect

politique du combat national (...). En Algérie, on a pu noter cette même déviation avant 1946, ressentie par les masses qui l'exprimaient couramment ainsi : " les communistes luttent pour le pain, les nationalistes pour l'indépendance. " »

Cette remarque fondamentale et justifiée n'est valable que si l'on tient compte de l'expérience. Or celle-ci, par définition, est facteur du temps qui passe. Tout a un commencement qui suppose qu'il y aura des étapes jusqu'à ce que l'on en arrive à une fin, elle-même provisoire.

1. Cf. notamment le V Congrès de l'Internationale, Librairie de L'Huma­nité, Paris, 1924, p. 216-217.

2. In, la Révolution socialiste mondiale et les mouvements de libération nationale, Editions « Paix et socialisme », Prague 1965, p. 21-22-23.

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Il n'est pas dans notre intention de relater ici l'histoire du Parti communiste en Algérie, ni l'histoire de l'Algérie elle-même. On se* reportera à l'ouvrage indispensable publié sous la direction de Henri Alleg. Il était cependant nécessaire de préciser certains faits qui permettent de mieux comprendre ce que sera le rôle des communistes français dans leur lutte contre le colonialisme en ce qui concerne cette région du monde. 1

Maurice Thorez s'était déjà rendu en Algérie. C'était en mai 1933 et L'Humanité avait publié, le 24 de ce mois, la dépêche suivante :

« Alger, 24 mai (L'Humanité). Les paysans indigènes de l'Arba Hovigo, menacés d'expropriation et exposés aux multi­ples procès forestiers qui les ruinent, avaient demandé que Maurice Thorez, présent en Algérie, vienne leur parler. Aussi, le Parti communiste avait-il fait il y a déjà une semaine une demande écrite de salle au maire de l'Arba.

« Malgré l'absence de réponse, le mot d'ordre circula dans la montagne, dans les douars, de se rassembler à l'Arba le mardi 23 mai... De nouveaux centres de paysans avaient été touchés par la propagande communiste et se préparaient pour la réunion.

« C'est ce qui fit que des forces de gendarmerie se transportè­rent à Rivet pour empêcher le départ des paysans à l'Arba. Si police et gendarmes étaient absents à l'Arba, pensant que le parti avait renoncé à sa réunion, les paysans par contre étaient là.

« Les efforts du commissaire et de l'unique agent de l'Arba ne suffisaient pas à disperser le rassemblement. Aussi avaient-ils fait appel à la Sûreté départementale qui emplissait une auto venue d'urgence.

« Quand Thorez arriva à l'Arba, des centaines de paysans le suivirent à la mairie, puis devant le domicile du maire. Malgré le refus de salle, Thorez parla devant 500 paysans indigènes sans laisser le temps aux forces de gendarmerie massées à Rivet de rappliquer sur appel téléphonique du commissaire.

« Les paroles furent traduites en arabe et acclamées. Puis,

1. On pourrait citer de nombreux textes officiels du PCF se prononçant sans équivoque pour la reconnaissance des droits nationaux du peuple algérien. Citons, entre autres, un article des Cahiers du bolchévisme d'avril 1930 à l'occasion du « Centenaire de l'occupation de l'Algérie ».

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c'est en véritable cortège que les paysans accompagnèrent Thorez à travers la ville. Les paysans remirent à Thorez une grande quantité de notifications d'expropriation, de procès forestiers, de feuilles d'impôts qui sont autant de témoignages de la féroce politique d'oppression et de surexploitation des masses indigènes en Algérie. Malgré les pièges tendus par le commissaire, aucune arrestation ne put être opérée. >

Cette expérience du Secrétaire général du PCF va avoir des échos parlementaires.

Le 1 e r juillet 1933, la Chambre des députés est saisie d'un amendement à un texte législatif concernant la crise viticole qui sévit en France. Il est signé par les députés communistes M. Thorez, R. Jean, L. Midol et L. Monjauvis. Maurice Thorez intervient lui-même dans le débat pour défendre les proposi­tions communistes. Il évoque certains aspects des problèmes qui se posent aux viticulteurs français et en profite pour exposer les motifs qui ont conduit son groupe à demander que « les travailleurs indigènes de France et d'Algérie jouissent des droits politiques et syndicaux au même titre que les travailleurs de la métropole >, et qu'ils bénéficient « dans les mêmes conditions que ceux-ci de toutes les lois sociales ». Le texte prévoit que « l'ensemble des dispositions concernant le code de Pindigénat est supprimé ».

L'orateur précise : « L'amendement (...) vise à l'amélioration des conditions d'existence, matérielles et morales des travail­leurs indigènes d'Algérie et, plus généralement, à la suppression de l'odieux Code de l'indigénat, comme première mesure vers la complète libération, nationale et sociale, du peuple algérien. »

Un frisson parcourt les rangs des colonialistes. Maurice Thorez dénonce maintenant l'exploitation dont sont

victimes les travailleurs algériens du vignoble. Et il ajoute : « Personne, ici, ne peut nier qu'on a systématiquement dépos­sédé des populations indigènes de leurs terres. » Il n'y a pour elles ni droit de vote, ni droit syndical. La répression adminis­trative, les internements, les déportations sont monnaie cou­rante.

« Nous comprenons fort bien que vous ne puissiez pas être à la fois les défenseurs de ceux qui possèdent en Algérie et les défenseurs de ceux qui ont été expropriés. » (interruptions).

Mais quand Maurice Thorez ajoute en martelant ses mots : « Nous demandons pour eux (les Algériens) le droit de diriger

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leurs affaires, de militer, le droit de grève, la liberté de réunion, la liberté de la presse en langue française et en langue arabe (...) Tout cela pose le problème de l'indépendance du peuple algérien et de sa libération du joug de l'impérialisme français », ce sont des hurlements qui saluent sa péroraison. 1

Peut-être n'est-il pas inutile de répéter que cette profession de foi — qui n'est pas la première — date de 1933. Certains censeurs français du PC, plus nationalistes que les nationalistes algériens, auraient eu intérêt à croire plus aux textes qu'à leurs fantasmes anticommunistes.

Déjà le 11 février 1933, dans un rapport présenté devant le Comité central du PCF, M. Thorez avait évoqué la lutte qui se développait en Algérie contre les expropriations et cité l'exem­ple « d'un Européen poursuivi parce qu'il était allé en Algérie dire aux travailleurs indigènes : " Nous luttons pour votre libération et votre indépendance ! 2 " »

En mai 1935, le Secrétaire général du PCF rappelle au cours d'un discours prononcé à la salle Bullier pour le onzième anniversaire de la mort de Lénine que le programme des communistes, c'est « la lutte commune, contre l'impérialisme, des ouvriers de métropole et des esclaves des colonies » ; la lutte en faveur de « la libération nationale des dizaines de millions d'Algériens, de Tunisiens, de Marocains, d'Indochinois, de Nègres de l'Afrique noire, opprimés par la France impéria­liste » . 3

Le 3 août 1935, Maurice Thorez déclare devant le VIP Con­grès de l'Internationale que les communistes français combat­tent « pour l'indépendance des peuples coloniaux de l'Afrique noire et de l'Indochine que nous soutenons de toutes nos forces dans leur lutte contre l'impérialisme français » . 4

Pour les communistes, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes est inaliénable. Mais, comme l'avait dit et répété Lénine, le droit au divorce ne signifie pas l'obligation de divorcer. « Nous sommes ennemis de tout nationalisme (...) écrivait-il.

1. Journal officiel « Débats parlementaires >, 2 e séance du 1 e r juillet 1933. 2. Maurice Thorez, Œuvres, Livre deuxième, t. 4, p. 163. 3. Ibidem, t. 8, p. 40. 4. Ibidem, t. 9, p. 126.

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Nous n'admettons que des rapports fondés sur le libre consente­ment, et jamais sur la contrainte. Partout où nous voyons des liens de contrainte entre les nations, nous défendons résolument et inconditionnellement, sans prêcher le moins du monde la sécession obligatoire de chaque nation (souligné par nous — P.D.) le droit pour chacune d'elle de déterminer librement son destin politique, c'est-à-dire de se séparer. » 1 Cette ligne de principe à la fois raisonnable et ferme inspirera le PCF dans la période du Front populaire, de même que durant la Seconde Guerre mondiale et au lendemain de celle-ci. Encore ne faudrait-il pas schématiser. Toute situation concrète requiert des réponses concrètes qui peuvent varier en fonction des circonstances.

Or 1935 marque une sorte de tournant dans la situation des pays coloniaux confrontés à une crise économique qui approche de sa fin, non sans avoir laissé des traces profondes. Deux événements en témoignent, quoique leur ordre de grandeur soit différent.

Le 31 mars se réunissaient à Paris (ou en banlieue) « dans une petite salle, sans décors ni fanfare » 2 , et en présence de participants peu nombreux 3 des Assises anti-impérialistes regroupant les représentants de vingt-trois organisations métropolitaines et coloniales, sous l'égide de la Ligue anti­impérialiste. Le PCF y joua un grand rôle, mais il n'y était pas seul. Des éléments anticolonialistes venus du Parti socialiste et du Parti radical (tendance Camille Pelletan 4) se prononçaient pour des réformes n'allant pas jusqu'à l'indépendance. Les représentants des organisations coloniales représentaient à la fois les forces ouvrières et paysannes les plus révolutionnaires, et les milieux progressistes de la bourgeoisie nationale. « Ce sont, en somme, les tendances essentielles dans la métropole et dans les colonies susceptibles de former la base du front uni anti-impérialiste autour duquel peuvent venir s'ajouter, selon les circonstances, d'autres forces. » 5

1. Lénine, Œuvres, t. 20, p. 231-232, (Edition en langue française, 1957). 2. Cahiers du bolchevisme, n° 5, mai 1935, p. 72. 3. Ibidem. 4. 1846-1915. Député radical opposé à Jules Ferry. 5. Ibidem, p. 72.

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Il est intéressant de préciser ici l'analyse que font les communistes français, à cette époque, de la situation dans le monde colonial. Les Cahiers du bolchévisme de mai 1935 en donnent un résumé qui nous permet de mieux comprendre :

« La signification la plus importante des assises anti-impé­rialistes réside notamment dans le fait que le contact entre le mouvement arti-impérialiste métropolitain et le mouvement national-libérateur dans les colonies, affaibli pendant des années, s'est renforcé.

« On se souvient l'importance considérable attribuée dans tous les documents de l'Internationale communiste et de notre Parti au front uni du mouvement révolutionnaire dans les métropoles avec le mouvement national-révolutionnaire dans les colonies.

« A un moment donné, à l'époque du deuxième cycle des crises et des révolutions, un tel front uni existait. C'était l'époque de formidables luttes libératrices en Chine, aux Indes, en Egypte ; c'était l'époque des révoltes au Maroc et en Syrie, accompagnées de la grève générale en France.

« On connaît l'évolution survenue après. La stabilisation relative du capitalisme a permis aux Etats impérialistes d'amorcer une politique de collaboration avec les couches féodalo-bourgeoises des colonies et semi-colonies. D'autre part, ces dernières, effrayées par le fait que les luttes nationales dans leurs pays prenaient de plus en plus un caractère social (dans presque toutes les colonies, les révoltes furent accompagnées de luttes de paysans pour la terre, contre les féodaux; de formidables grèves ouvrières se sont déroulées aux Indes et en Chine) ont préféré la coopération avec les impérialistes et ont abandonné la lutte pour l'indépendance de leurs pays.

« Il s'ensuivit une longue période de collaboration et de tractations entre la bourgeoisie féodale des colonies et les impérialismes respectifs. C'est la période de la " table ronde " entre Gandhi et Mac-Donald, la coopération anglo-" waf-diste " 1 en Egypte, franco-" koutlaiste " 2 en Syrie, le traité anglo-irakien, la formation du vieux Destour en Tunisie, la création du comité de collaboration franco-marocain, etc. Dans les colonies où la classe ouvrière et paysanne était suffisamment forte pour s'opposer à cette collaboration entre nationaux

1. « Wafd », mouvement national d'Egypte. 2. « Kout-el-Watania », bloc national en Syrie.

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bourgeois et impérialistes, une lutte en règle s'est engagée, entre elle et la bourgeoisie indigène (en Chine, par exemple). Dans toutes les colonies s'est produite une rupture entre le mouve­ment ouvrier et paysan conscient et les couches féodalo-bourgeoises. Malheureusement dans la plupart de ces pays, les cadres du mouvement ouvrier et paysan étaient trop faibles et . la bourgeoisie national-réformiste a pu conserver l'hégémonie dans le mouvement populaire.

« La crise économique actuelle a eu, comme on le sait, de graves répercussions dans les colonies et semi-colonies. Un de ses effets, c'est que la base de collaboration entre impérialistes et national-réformistes fut réduite au minimum. La crise a aiguisé les antagonismes entre ces deux forces autour du partage des profits tirés de l'exploitation de ces pays. Des heurts plus ou moins violents se sont produits entre la bourgeoisie indigène et l'impérialisme, voire entre divers clans de ce dernier. En même temps, et toujours sous les effets de la crise, grandissait le mécontentement populaire qui, dans plusieurs colonies, s'est manifesté par des révoltes de masses sous des formes diverses (Algérie, Tunisie, Maroc, Syrie, Indochine, etc.).

« En même temps, les effets de la crise dans la métropole se sont traduits, sur le plan colonial, par un affaiblissement des sentiments colonialistes. En premier lieu, les travailleurs euro­péens dans les colonies, attaqués dans leurs intérêts matériels par leur propre impérialisme, manifestent leur mécontente­ment. La paysannerie française est gravement touchée par la concurrence des gros colons algériens, marocains, etc. Le prolétariat de la métropole, menacé par le fascisme, se tourne de plus en plus résolument vers ses alliés naturels : les peuples opprimés par l'impérialisme français.

< Toutes ces conditions ont créé la base pour un front uni plus stable que jamais entre les peuples des colonies et les travailleurs de la métropole.

« La prise de contact entre ces deux forces s'est opérée avant les Assises déjà à travers les grandes actions menées en France en faveur des peuples de Tunisie, d'Algérie, Indochine et Syrie. Les Assises devaient tirer les conclusions de ces actions et concrétiser la base idéologique et pratique d'une telle unité d'action anti-impérialiste constante. »

On notera que ce texte mentionne, in fine, la menace fasciste en considérant que les peuples opprimés par l'impérialisme français sont les alliés naturels en cette matière des travailleurs

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de France. L'ignorance de cette notion ne permettrait pas de comprendre ce qui va se passer dans les années qui viennent.

En cette année 1935, la rue Oudinot continue à développer ses services de police et de renseignements et se préoccupe fort de la situation économique des colonies. En fait, le problème intéresse au plus haut point le gouvernement dans son ensemble ainsi que les milieux patronaux et financiers d'un large secteur économique. Le plan Maginot n'a pas donné grand-chose et, maintenant que la crise s'atténue, on s'aperçoit qu'il faut aller de l'avant.

C'est donc en avril qu'une Conférence impériale, la Confé­rence économique de la France métropolitaine et d'outre-mer ouvre ses travaux à Paris à grand renfort de publicité. Le président Lebrun y va de sa larme habituelle et le ministre des Colonies, qui, depuis le 13 octobre 1934 s'appelle Louis Rollin, prononce, si l'on en croit les Cahiers du bolchévisme qui le traitent de « père jésuite », des « discours vasouillards ».* Le but de la conférence est traduit en deux phrases : « Nous voulons réaliser l'unité économique de la France totale » ; « nous voulons assurer le renouveau de l'économie et mettre fin à la crise en France par le moyen de nos colonies. » 2

Des résultats de cette rencontre, les communistes tirèrent la conclusion qu'il s'agissait « d'accentuer la tendance réaction­naire et parasitaire de l'impérialisme français, de réduire plus encore les colonies au rôle d'appendice agraire de la métropole, de subordonner plus encore tout développement économique des pays dépendants à l'intérêt des industries métropolitaines, d'obliger les colonies à se développer de façon unilatérale et artificielle à la façon d'un corps vivant dont on atrophie certains membres pour exagérer au contraire le développement de certains autres pour les buts d'un corps étranger : la métropole » . 3

Vocabulaire mis à part, c'est ce qu'admettront par la suite tous les spécialistes en constatant d'ailleurs que cette stratégie

1. Depuis le 7 septembre 1930, se sont succédés rue Oudinot Albert Dalimier, François Pietri, puis, de nouveau, Dalimier, ensuite Lucien Lamoureux et Pierre Laval. Du 24 janvier 1936 au 4 juin de la même année, ce sera Jacques Ster auquel succédera jusqu'au V janvier 1938 Marius Moutet.

2. Cahiers du bolchévisme, n° 5, mai 1935, p. 66. 3. Ibidem, p. 67.

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aboutit à un échec. Le repli sur les colonies aura beau s'accentuer (en 1938, le publiciste nazi Friedrich Sieburg écrira encore : « La volonté française de vivre se déplace de l'Europe vers le Sud, vers l'Afrique » les résultats économiques du colonialisme resteront maigres et l'exploitation qu'il implique ne feront que faire surgir de nouveaux problèmes.

1. Frankfurter Zeitung, 11 décembre 1938.

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9. Maurice Thorez en Algérie

ie Mignot a consacré ces jours de janvier 1939 à préparer le voyage de Maurice Thorez en Algérie. Il a retrouvé un pays qu'il connaît bien, des camarades avec lesquels il a vécu mille aventures. Dans les années 1934-1935, la cellule du PCF à laquelle il appartenait était souvent obligée de tenir ses réunions dans les bidonvilles peuplés uniquement d' « indi­gènes » qui lui réservaient un accueil fraternel.

Les fascistes, encouragés par l'agression mussolinienne de 1935 contre l'Ethiopie — le communiste français Jules Dumont, qui avait été un colon « progressiste » au Maroc et qui deviendra l'un des fondateurs des FTPF durant l'occupation de la France par les nazis, y combattait comme conseiller militaire dans l'armée du Négus — tenaient le haut du pavé dans les quartiers peuplés surtout d'Européens et multipliaient les attentats contre les communistes et autres patriotes algériens.

En septembre 1938, quand la flotte républicaine espagnole mouillait en rade d'Alger et que les militants communistes montaient autour d'elle une garde vigilante, Elie Mignot avait appris que les franquistes préparaient contre elle une attaque-surprise. Il en avait aussitôt averti L'Humanité dont il était correspondant. Le préfet, bien entendu, avait eu connaissance de son télégramme et l'avait convoqué pour s'entendre dire qu'il ferait mieux de défendre la démocratie contre le fascisme. « J'aurai votre peau ! » lui avait dit ce représentant de la République française. 1

1. Conversation avec Elie Mignot.

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Tout cela, c'était du passé, mais du passé très proche et très présent.

Les communistes algériens avaient connu une répression rigoureuse de la part des autorités françaises au cours des années précédant le Front populaire. ,Ben Ali Boukort, l'un des principaux dirigeants de la Fédération algérienne du PCF, avait été arrêté et déporté dans l'extrême Sud. A la fin de 1935, une brochure intitulée Peuple d'Algérie, quels sont tes amis? et signée El Mounadi, avait été distribuée assez massivement avec une préface de J. Barthel (Chaintron). El Mounadi était le pseudonyme de Boukort qui avait écrit le texte de sa main du fond de sa déportation. La première revendication qu'il expo­sait se résumait ainsi : « Nous voulons le renversement de la domination impérialiste et l'instauration d'un gouvernement ouvrier et paysan d'Algérie. » Autrement dit : l'indépendance.

A la même époque, la rue Oudinot et le ministère de l'Intérieur avaient vivement réagi à la « circulaire intérieure » signée Jean Barthel qui le disait en propres termes et que la police avait saisie. On y lisait : « La nation française n'est pas la nation du peuple d'Algérie. C'est une nation étrangère au

{>euple d'Algérie, c'est la nation oppresseuse, c'est la nation de 'impérialisme, qui, par le fer et par le feu, s'est annexée

l'Algérie et qui courbe sous l'esclavage la nation algérienne. » Cette diatribe avait évidemment fait bondir les autorités

colonialistes qui crurent bon de la communiquer à la Dépêche algérienne qui publia la « circulaire Barthel » dans son intégra­lité. Jean Chaintron se souvient de l'effet qu'eut l'événement. Les communistes algériens étaient ravis et certains d'entre eux prirent l'initiative de distribuer La Dépêche dans la casbah ! « Vous avez raison d'être contents, leur dit Chaintron, mais il faut quand même voir que ça va déclencher la répression. » 1

Le PCA ne séparait pas le sort de son peuple de celui des autres nations. « Le fascisme italien, écrivait Ben Ali Boukort, fait peser sur les peuples arabes de Tripolitaine, des Somalies, un régime effroyable et veut ensanglanter et s'emparer du

1. H. Alleg, la Guerre d'Algérie, t. 1 p. 203-204. Le texte intégral de la circulaire est reproduit en annexe dans le tome 3 de cet ouvrage.

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peuple indépendant de l'Ethiopie; le fascisme hitlérien veut assujétir sous sa botte esclavagiste les « races inférieures », c'est-à-dire les peuples des colonies, par une aventure exté­rieure qu'il prépare. C'est pourquoi, avec les travailleurs de tous les pays, les exploités d'Algérie crient : « A bas le fascisme ' 1

Ces préoccupations rejoignaient entièrement celles du PCF. Maurice Thorez avait déclaré, le 17 octobre 1935, devant le Comité central : « Dans le Front populaire, il nous faut accorder une attention spéciale aux problèmes coloniaux, à la lutte des peuples coloniaux pour leur indépendance et créer un véritable front populaire dans les colonies.

« Prenons un exemple : en Algérie, il faut faire plus qu'on ne fait pour se lier avec les éléments nationaux réformistes. Nous voulons réaliser là-bas aussi le front unique, le Front populaire, certes, mais pas seulement sur le plan exclusivement européen. Mais comme, dans une forte mesure, les camarades sont influencés par ce qui se passe en France et qu'ils ont tendance à copier mécaniquement ce qui se fait ici, il pourrait se produire un abandon de la lutte pour la défense du peuple d'Algérie. Nous pourrions être poussés par des éléments hostiles à prendre une attitude sectaire à l'égard des éléments nationaux réfor­mistes. » 2

Il avait souligné que la lutte antiraciste des communistes n'était pas en contradiction avec leur politique anticolonialiste :

« Premièrement, nous avons montré que les fascistes sont les agents des gouvernements étrangers, comme le prouve leur attitude dans la question de l'Ethiopie où ils sont les soutiens de la politique d'agression de Mussolini, où ils sont en train de heurter le sentiment d'humanité et de justice du peuple de notre pays.

« Les fascistes avaient parlé de différence de races, de colonisation des races noires par les Blancs. Nous leur avons rappelé que notre pays, au temps de la Grande Révolution, a proclamé l'égalité des races ; que notre pays a dit : les peuples de la Martinique et de la Guadeloupe seront vos égaux, ils éliront leurs représentants à la Convention nationale.

« Je n'ai pas un seul instant méconnu que notre bourgeoisie

1. Archives Elie Mignot. 2. M. Thorez, Œuvres, Livre deuxième, t. 10, p. 46.

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opprimait les peuples coloniaux, afin d'exprimer mieux notre sentiment de solidarité vis-à-vis de ces peuples. » 1

En janvier 1936, Maurice Thorez n'allait pas manquer d'évoquer l'agression mussolinienne contre l'Ethiopie devant le Congrès de son parti réuni à Villeurbanne. « La guerre du fascisme en Afrique, disait-il, la résistance héroïque des Ethio­piens sont pour les peuples opprimés un encouragement à la lutte. Ce n'est pas par hasard que le mouvement nationaliste égyptien vient de sceller son unité. Les communistes affirment une fois de plus qu'ils soutiennent de toutes leurs forces la lutte des peuples opprimés pour leur indépendance.

« L'aventure fasciste a encouragé le bellicisme hitlérien et le militarisme japonais. Les intrigues allemandes en Tchécoslova­quie et dans les pays baltes redoublent de vigueur et la mainmise japonaise sur la Chine se précipite.

« Les trois puissances intéressées à un nouveau partage du monde s'associent de plus en plus étroitement entre elles. L'Allemagne investit des capitaux dans le Mandchoukouo. L'italie s'apprête à reconnaître le gouvernement fantoche de Moukden. Un rapprochement de plus en plus accentué s'opère entre Rome et Berlin. Ce mouvement inquiète l'Autriche et explique le récent voyage du chancelier autrichien Schuschnigg à Prague.

« L entreprise italienne en Afrique doit donc être considérée comme la première étape du conflit armé auquel ait abouti la lutte menée depuis des années par les puissances impérialistes les plus agressives pour le bouleversement à coups de canons de la carte de l'Europe et de l'Asie. »

La politique « algérienne » du parti communiste français se situe, par conséquent, dans un cadre déterminé non par une volonté intemporelle, mais par des réalités d'ordre mondial au sein desquelles les peuples, en deçà et au-delà de la Méditerra­née, vont avoir un rôle à jouer.

L'avènement du Front populaire en France (juin 1936) a incontestablement soulevé en Algérie un immense espoir.

Ben Ali Boukort, enfin libéré, a été reçu à l'Humanité en juillet. Il y a parlé de la « grande joie » et de « l'immense

1. Ibidem, p. 78-79.

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espoir » qu'a suscité dans son pays la victoire du Front populaire. Mais il n'a pas manqué non plus de noter que les actes ne suivent pas les paroles aussi vite qu^il le faudrait ; que les colons fascistes ont fait emprisonner des centaines de grévistes, « dont la majorité indigènes » ; qu'ils « ont fait tirer sur les grévistes arabes à Hussein Day, à Djidjelli » ; que la Dépêche d'Alger « lance des appels au meurtre contre les militants ouvriers » ; que La Presse libre, Le Libre peuple, Le Tricolore, L'Echo d'Oran, Oran Matin, etc., se font les porte-drapeaux d'une croisade antisémite. 1

Le PCF défend les victimes du colonialisme, qu'elles soient communistes ou non, membres du P.C.A. ou du P.P.A. Le 20 août 1936, Gabriel Péri lance un cri d'alarme devant les préparatifs fascistes au Maroc. Le 21 , L'Humanité écrit : « Qu'on prenne garde à l'Algérie. Qu'on veille aux excitations et aux surenchères des hommes de Hitler ! » Et, tandis que l'organe central du PCF défend la République espagnole agressée par le fascisme, L'Humanité rend compte, le 21 août 1936, de la visite que lui ont faite le cheik Abdelhamid Benbadis, président des Oulémas, et Lamine Lamoudi, direc­teur de La Défense. Ces deux personnalités, qui avaient participé au Congrès Musulman d'Algérie, le 7 juin 2 , étaient venues au journal, « le savant lettré à la vie édifiante et le journaliste militant, pour nous affirmer à nouveau — " quand même ", pourrait-on dire —- leur espoir persistant ».

Ce « quand même » en dit long. Les revendications du Congrès Musulman, sociales, économiques, culturelles, politi­ques, reflétant, quoique modérées, une certaine volonté natio­nale, ne semblait pas en voie de réalisation rapide.

L'Humanité avait publié, le 31 juillet 1936, la liste des exigences formulées par une délégation du Front populaire d'Algérie, reçue la veille au ministère de l'Intérieur. Elles donnent une idée de la situation à cette époque :

1° Abrogation du Code de l'indigénat, réforme du Code

1. L'Humanité, 24 juillet 1936. 2. Une délégation du Congrès Musulman avait été reçue officiellement par

Léon Blum, Maurice Viollette et Jules Moch au nom du gouvernement, puis par M. Thorez et J. Duclos au siège du Comité central du PCF. (Voir H. Alleg, la Guerre d'Algérie, t. 1, p. 217 et ss. Sur le Congrès musulman lui-même, pp. 230 et ss.).

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forestier. Abrogation des deux circulaires Chautemps et du décret Régnier ;

2° Application immédiate des lois sociales à l'Algérie ; 3° Fixation d'un salaire minimum pour huit heures de

travail, en ce qui concerne les ouvriers agricoles, application du plan de revendications de la CGT ;

4° Arrêt de la propagande antisémite. Interdiction des journaux La Libre Parole, le Tricolore, Dissous et tous autres journaux à caractère antisémite ;

Poursuites contre La Dépêche algérienne, coupable de provo­cations au meurtre ;

5° Activer les juridictions d'annulation concernant l'élection scandaleuse de Ben Allai ;

6° Libération des grévistes arrêtés ; 7° Sanctions énergiques contre les responsables du meurtre

de Bel Hocine. Libération des grévistes indigènes arrêtés lors des incidents d'Hussein-Dey ;

8° Sanctions énergiques contre les responsables de lîattentat contre Fayet et sa femme ;

9° Epuration de l'administration de tous les éléments fas­cistes ;

10° Suppression des Affaires indigènes ; 11° Application de la grâce amnistiante à l'Algérie. Le 1 e r août, L'Humanité, rendant compte de la réception de

la délégation, écrit que « Ben Ali Boukort, après avoir rappelé que le Front populaire d'Algérie soutient la Charte revendica­tive de la délégation du Congrès musulman algérien, attire l'attention du gouvernement sur les menées fascistes en Algérie (...) Le camarade Fayet 1 relate les menées fascistes pendant les dernières grèves (...) ».

La conjonction des revendications sociales et politiques — nationales — qui s'expriment en Algérie avec la nécessité de la lutte antifasciste n'a rien d'artificiel. La Lutte Sociale, organe du PCA, du 8 août 1936, sous le titre « Les émules de Franco opèrent à Mostaganem » publie un article dans lequel figure le texte du télégramme suivant :

« Mostaganem. Graves événements se sont produits hier provoqués par factieux venus villages environnants. Factieux

1. Pierre Fayet était alors Secrétaire de l'Union départementale de la CGT algérienne à Alger. Il venait lui-même d'être victime d'une agression fasciste, ainsi que sa femme. {L'Humanité, 22 juillet 1936.)

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armés, revolvers au poing, fusils en bandoulière et mitraillettes attaquèrent dans port de Mostaganem dockers en grève : un mort, six camarades blessés par balles. Attitude passive police et troupe. Vous demandons d'engager immédiatement cam­pagne énergique pour désarmer fascistes Mostaganem. Vies camarades en danger. Parti communiste Mostaganem. »

Et en P.S. de l'article, sous le titre : « Odieuse nouvelle », on lit : « Au moment de mettre sous presse nous apprenons que les

fascistes de Mostaganem embusqués dans une maison ont tiré des coups de feu sur le cortège d'enterrement de leur première victime, le jeune docker Gil Diego. La répression républicaine doit s'exercer impitoyablement contre les factieux. Travailleurs indigènes et européens soudez vos forces, soyez vigilants, calmes et forts. »

La Lutte Sociale du 19-26 septembre 1936 titre sur six colonnes du journal : « Alerte! Un complot fasciste en Algérie » et signale, entre autres, que le samedi 5 septembre, à 10 heures, le colonel Gabet, commandant provisoire au 1 e r Tirailleurs à Blida, a réuni tous les officiers de la portion centrale pour leur faire une conférence. Il s'est exprimé en ces termes :

« Messieurs, nous traversons de tragiques moments et nous sommes appelés à descendre dans la rue pour lutter contre un gouvernement pourri et un peuple qui croit aux promesses de ce gouvernement.

« Un grand mouvement se produira demain ou dans huit jours sans doute. Je vous invite donc en ma qualité de chef de corps à vous battre pour une France propre contre le gouverne­ment juif, à la merci des soviets et ce peuple avili qui croit à un idéal pourri, idéal qui conduira la France à une guerre mondiale et à la ruine.

« Ne vous laissez pas attirer par les rappels de solde que l'on vous sert : cela est un appât ; soyez dignes car le gouvernement juif cherche à vous acheter.

« Dans la rue, Messieurs, vous saurez, je l'espère, suivre l'exemple du grand patriote espagnol Franco, en luttant jusqu'au bout pour un idéal propre contre celui du Front populaire dicté par Moscou.

« Je compte sur vous, Messieurs, et vous remercie. » Le très timide projet Blum-Viollette 1 qui doit donner le droit

1. Viollette, ancien gouverneur général de l'Algérie, ministre d'Etat dans le gouvernement Blum. Le PCF soutenait le projet Blum-Violette quoique le considérant comme très insuffisant.

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de vote à quelque vingt et un mille « indigènes évolués », soulève la tempête parmi les ultras du colonialisme.

André Mallarmé, député d'Alger, dans un article paru dans la Dépêche Algérienne du 11 décembre 1938, écrit :

« Partout les colons sont ainsi avertis que les nouveaux électeurs indigènes auraient pour mission de s'opposer à eux et de combattre leurs candidats. Quand je disais au Conseil général qu'avec le projet Viollette la paix française serait mise en péril... Que deviendraient, surtout dans le Bled, l'ordre et la sécurité si on admettait des électeurs indigènes à voter en même temps et sur la même liste que les électeurs citoyens fran­çais ?... »

Le 5 janvier 1 9 3 7 , 1 2 2 maires fascistes d'Oranie, dont l'abbé Gabriel Lambert, maire d'Oran, et Paul Bellat, maire PPF de Sidi-bel-Abbès, lançaient un appel pour s'opposer au projet Blum-Viollette sous prétexte, dit la motion « qu'il entraînerait des troubles graves car les indigènes, minorité ethnique, formeraient un bloc racial »... (Tous ces personnages soute­naient à l'époque Franco. Lambert se rendait souvent en Espagne et parlait à la radio franquiste de Séville.)

Le Tricolore, journal du PPF écrit : « L'élucubration Viollette, c'est une circoncision de la

patrie. » Pierre Taittinger, député de Paris, affirme dans La Dépêche

algérienne du 31 décembre 1936 : « La masse indigène ne tient pas essentiellement à voter. »

Candide s'indigne que « des polygames feront nos lois... » Il qualifie le projet Viollette de « conception de délire. La

patrie, ajoute-t-il, est mise à l'encan des prostituées. Non, ce projet est inique... Il faudra capituler, Monsieur Blum ! »

L'Ami du Peuple du 7 janvier 1937 tente de démontrer que le projet Blum-Viollette aboutirait à « jeter les Français à la mer ».

Le 5 février 1937, l'Abbé Lambert écrivait dans Oran Matin :

« Il faut que les hommes se lèvent. Il faut que leur action se fasse sentir.

« Tous debout ! « Nous avons jusqu'à ce jour respecté la légalité républicaine. « La légalité n'existe plus. Je décrète dès aujourd'hui la

mobilisation du département. » Le même jour, les fascistes agressaient des ouvriers à Sidi-

bel-Abbès. Bilan : 2 morts, 10 blessés.

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En France même, au « plutôt Hitler que le Front populaire » répond en écho dans l'hebdomadaire Candide cette phrase hautement significative :

« Si en France nous devons subir la tyrannie du Front

Eopulaire jusqu'à satiété, qui nous dit que le mouvement de libération ne nous viendra pas de l'Afrique du Nord ? »

En juillet 1936, le Parti communiste d'Algérie avait plus que sextuplé ses voix ( 2 1 3 9 en 1932 — 1 5 2 6 7 en 1936) aux élections législatives qui se déroulèrent dans six circonscrip­tions. Les « indigènes » étant inéligibles, neuf citoyens français avaient été présentés, la plupart victimes de la répression colonialiste, plus Ben Ali Boukort, « présenté comme une démonstration symbolique contre le Code de l'indigénat dont il fut victime » . 1

La campagne électorale avait pris une très nette teinte antifasciste, soulignée par un article de Jean Barthel dans les Cahiers du bolchévisme de juillet 1936. Le PCA apparaissait comme une force majeure dans la lutte pour la démocratie. Le soutien que lui apportait le PCF était sans réserve.

En octobre 1936, Paul Vaillant-Couturier s'était rendu en Algérie et y avait remporté un vif succès, notamment dans les milieux d'origine européenne de condition modeste (il y avait en Algérie un habitant d'origine européenne pour six Arabes ou Berbères dans les années trente). Le mouvement revendicatif qui avait suivi les élections avait, comme en France, été très actif, aussi bien chez les dockers et les mineurs (généralement arabo-berbères) que chez les agents des services publics (souvent d'origine européenne).

Pour la première fois, les autochtones avaient pu se syndi­quer, y compris sur le plan algérien. Des militants algériens qui avaient travaillé dans de grandes entreprises en France — tel Mohamed Marouf — rentrés au pays, jouèrent un grand rôle, à la CGT d'abord, puis à la CGT en Algérie, aux côtés de syndicalistes d'origine européenne comme Elie Angonin. Pour la première fois, les dirigeants du PCF et de l'Etoile Nord-Àfricaine avaient pu développer leur activité au grand jour. Il faut dire aussi que depuis août 1935, avec l'arrivée de Jean

1. Jean Barthel (Chaintron), in Cahiers du bolchévisme, n° 12-13, juillet 1936. Sous le titre : « Un réveil en Algérie », p. 837.

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Chaintron, l'attitude des communistes français envoyés en Algérie pour y aider leurs camarades du cru, avait considéra­blement bénéficié à la bonne compréhension entre les uns et les autres 1 .

Le Congrès d'Arles du Parti communiste français (25 au 29 décembre 1937) , en dehors même de son importance générale dans l'histoire du PCF, avait été marqué par l'accent particulier mis sur la question coloniale. Robert Deloche — qui allait, peu après, être relevé de sa responsabilité — avait présenté la « Résolution de la Section coloniale », Gabriel Péri, dans son discours de politique étrangère, avait largement évoqué le problème. On avait entendu des interventions de Kaddour Belkaïm, Secrétaire général du PCF d'Algérie, de Khaled Baghdache, Secrétaire général du PC de Syrie, et d'un délégué anonyme du Parti communiste de Tunisie.

Maurice Thorez avait largement traité de la question dans son rapport 2 . Il avait répété que la « revendication fondamen­tale de notre parti concernant les peuples coloniaux reste la libre disposition, le droit à l'indépendance » (souligné dans le texte). Répondant aux interventions des délègues cités ci-dessus, il avait dit : « Nous répondons à nos camarades d'Algérie, à nos camarades tunisiens, à nos camarades de Syrie et du Liban, qui sont venus à cette tribune, nous répétons à tous nos frères de toutes les colonies que nous voulons que la France du Front populaire fasse droit à leurs légitimes revendications. Dans l'intérêt de ces peuples et dans l'intérêt de la France, il faut s'assurer contre le fascisme qui provoque à la rébellion et à la guerre civile dans les colonies, l'union iibre, confiante, fra­ternelle des peuples coloniaux et de la France démocratique. » 3

1. Témoignage de Elie Mignot. Le congrès constitutif au PCA avait eu lieu en octobre 1936. Ben Ali Boukort avait été élu Secrétaire général. Jean Chaintron entrait au secrétariat. Menacé d'arrestation après la publication de la < Circulaire Barthel » pour laquelle il avait été condamné à deux ans de

Erison, il partit en Espagne où il combattit dans les Brigades internationales, ors du IIe Congrès du PCA, Elie Mignot entre au secrétariat (décembre

1937). 2. Ces textes ont fait l'objet d'une publication aux « Editions du Comité

populaire de propagande », 120, rue Lafayette. Paris, X e. Union des peuples de France et des colonies pour le pain, la liberté et la paix, brochure contenant l'allocution de Lozeray et un discours de Ben Ali Boukort, secrétaire du PCA, conseiller municipal d'Alger. (Editions du Comité populaire de propagande, 120, rue Lafayette, Paris Xe, p. 4 et ss.)

3. Ibidem, p. 6 et 7.

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La préoccupation de la libération des peuples coloniaux et de la satisfaction de leurs revendications sociales les plus immé­diates ainsi que celle de leur nécessaire alliance avec la démocratie française contre le fascisme s'exprime très claire­ment dans une allocution prononcée le 23 juillet 1937 par Henri Lozeray, responsable en titre de la Section coloniale et alors député de Paris, vice-président de la Commission des colonies de la Chambre. En voici les passages les plus caracté­ristiques :

« Les communistes ne sont pas partisans de la politique du " tout ou rien Avec le Congrès musulman unanime, avec les masses algériennes, ils multiplieront leurs efforts pour l'abou­tissement du projet Viollette, premier pas dans la voie des libertés politiques plus grandes pour les peuples coloniaux.

« Si les masses algériennes ont mis tous leurs espoirs dans le gouvernement de Front populaire, il en est de même des autres peuples des colonies françaises. N'y avait-il pas, dans le programme du Rassemblement populaire, un court, bien court alinéa réclamant la " constitution d'une commission d'enquête parlementaire sur la situation politique, économique et morale dans les territoires français d'outre-mer, notamment dans l'Afrique française du Nord et l'Indochine " ?

« Les malheureux " Nha que " des rizières d'Indochine, les dockers d'Alger, les fellahs marocains, les manœuvres des plantations de l'Afrique noire, les paysans malgaches, tous ces exploités ne croyaient pas que cette commission d'enquête leur apporterait le bol de riz quotidien, ou le mil ou l'orge de leur nourriture, mais ils espéraient qu'enfin le peuple travailleur de France connaîtrait leurs souffrances, leurs misères, leur exploi­tation. Ils espéraient qu'enfin, connaissant mieux leur situation misérable, des mesures seraient prises pour les soulager, pour les sortir de cette vie d'enfer qu'est la leur.

« Sans doute, cette commission s'est-elle réunie, mais qu'ap-portera-t-elle et surtout quand apportera-t-elle ses conclu­sions ? Dans quinze ou dix-huit mois, c'est-à-dire deux ans ou deux ans et demi après la victoire électorale de mai 1936. D'ici là, la misère aura continué à faire de nombreuses victimes, comme dans le sud tunisien, le sud algérien ou le sud marocain ; d'ici là, l'administration coloniale non épurée pourra continuer sa politique de brigandage, de spoliation, de répression. Qu'on ne vienne pas nous dire que nous exagérons : chaque courrier nous apporte la révélation de nouvelles exactions colonialistes.

« En Indochine, par exemple, la perspective de la venue

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d'une commission d'enquête avait suscité un tel enthousiasme qu'en quelques semaines, des centaines de comités d'accueil, ayant pour objet de préparer les cahiers de revendications des masses indochinoises, furent créés. Cette effervescence bien compréhensible ne faisait pas l'affaire des gros colons et des grosses sociétés. Aussi les cadres de l'administration coloniale à leur dévotion tentèrent-ils tout pour briser ce mouvement, même la provocation la plus immonde. »

« Alors que les nuages de la guerre que prépare le fascisme s'accumulent à l'horizon, menaçant la paix de notre pays et du monde, il serait insensé ou criminel d'ignorer le rôle que peuvent jouer les colonies dans la préparation et le déroulement de ce conflit.

« Franco, en plein accord avec Hitler et Mussolini, a préparé et déclenché son agression contre la République espagnole au Maroc.

« Où est le principal et le plus dangereux foyer d'agitation fasciste pour notre pays, sinon dans les colonies ?

« La propagande hitlérienne et mussolinienne se développe sur une grande échelle, aussi bien en Algérie qu'en Tunisie et au Maroc.

« En Indochine, presque tous les communiqués sur la situa­tion internationale publiés dans les journaux français sont de source allemande et italienne.

« Il y a aussi les agents français de Hitler et de Mussolini; les gros colons, les hommes des grandes compagnies, les cadres fascistes de l'administration, de l'armée, de la police, qui développent une véritable atmosphère de guerre civile.

« Alors que se développe, sans arrêt, cette préparation à la guerre civile, que se développent les intrigues et l'agitation de l'étranger fasciste, on suspend un journal en langue arabe à Tunis pour avoir donné quelques commentaires et une carica­ture sur les fusillades de Metlaoui; on dissout le « Comité d'action marocaine », qui a contribué largement à rapprocher les Marocains du Front populaire, sans raison sérieuse et acceptable.

« Jusqu'à ce jour, dans toutes les colonies, les sollicitations du fascisme pour essayer d'entraîner derrière lui les peuples opprimés sont restées vaines. Mais il est temps de ne plus commettre d'erreurs. Il est temps de ne plus commettre d'injustices... Il faut passer hardiment dans la voie des réalisa­tions.

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c Si l'on veut vraiment, et il faut le vouloir, faire des peuples coloniaux des alliés de la démocratie dans la lutte pour le pain et contre le fascisme, on doit donner sans attendre à ces peuples, les droits et les libertés démocratiques immédiates qu'ils espéraient et qu'ils espèrent encore du Front popu­laire. » 1

Les mêmes idées avaient été exprimées dans les Cahiers du bolchévisme (n o s 4-5) datés du 20 mai 1937 sous la signature de Robert Deloche dont nous avons vu le rôle à cette époque au sein de la Section coloniale. Le dernier des intertitres de l'article est le suivant : « Pour que les peuples coloniaux deviennent les alliés de la démocratie. » 2

Au fur et à mesure que se rapprochent les échéances, le Parti communiste français se fait plus insistant pour que se réalise cette alliance. Entre le 10 octobre et le 10 novembre 1937 paraissent dans L'Humanité treize articles de Gabriel Péri. Ils sont rassemblés dans une brochure 3 qui paraîtra à la date même ou est publié le dernier « papier » sous le titre évocateur : « Ombres du fascisme sur l'Afrique du Nord ». L'auteur écrit dans un « avant-propos » :

«Les notes qu'on lira plus loin résument les observations recueillies au cours d'une enquête que Paul Vaillant-Couturier m'avait confiée à la fin de l'été dernier en Afrique du Nord.

« Mon grand ami avait avant leur publication compulsé les notes que je lui avais remises à mon retour d'Afrique comme je le faisais toujours lorsqu'il m'avait chargé d'une mission pour le journal. Si bien que ce petit opuscule — comment l'écrire sans être encore brisé par l'émotion — est un peu notre œuvre commune. 4

« C'est Paul qui m'avait indiqué le plan. Depuis plusieurs semaines déjà, il était hanté par le péril que faisait courir à la paix du monde et à la sécurité de la France l'installation du fascisme sur la Méditerranée et ses rivages. Il voulait que je fasse connaître au public français les aspects de la pénétration fasciste en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Pour combattre

1. Ibidem, p. 5-6-7. 2. p. 111. 3. Editions du Comité populaire de propagande, 120, rue Lafayette, Paris

Xe. 4. Paul Vaillant-Couturier était mort le 10 octobre 1936.

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cette pénétration il savait sans doute que la France devrait procéder à un redressement vigoureux de sa politique exté­rieure. Mais il savait surtout que le moyen le plus sur de sauver la paix était d'assurer à la France du Front populaire la collaboration fraternelle du monde arabe. N'était-il pas allé, au lendemain de la scission de Tours, faire connaître l'exemple de la Révolution russe aux populations de l'Afrique du Nord ?

« C'est ainsi que Paul Vaillant-Couturier concevait ce que Maurice Thorez appelle dans son rapport au congrès commu­niste d'Arles, la tt Mission de la France »

Nous en arrivons à 1938. En septembre, les Accords de Munich entre Londres, Paris et Berlin pour le dépècement de la Tchécoslovaquie ont été signés, laissant à Hitler « les mains libres à l'Est » et favorisant tous les projets d'expansion du fascisme dans le monde. L'Allemagne revendique sa part des colonies, Mussolini veut la Savoie, Nice, la Corse et la Tunisie — en attendant mieux.

Le 21 novembre 1938, Maurice Thorez déclare devant le Comité central du PCF :

« . . . Le parti a pris position très nettement contre toute cession à Hitler de colonies françaises ou de territoires placés sous mandat français. " N'est-ce pas en contradiction avec vos principes ? " interrogent de bons apôtres, dont les " principes " semblent être : il ne faut jamais rien refuser à Hitler.

« Tranquillisez-vous, répondrons-nous à ceux qui s'inquiè­tent de façon " trop désintéressée pour être honnête ", comme on dit dans mon village, à la pureté de notre doctrine.

« La question nationale — qui est l'essence de la question coloniale — est partie de la question générale de la révolution prolétarienne. " Un peuple qui en opprime un autre ne peut être un peuple libre ", mais si le prolétaire de la nation qui opprime doit mettre dans sa propagande l'accent sur le droit à sépara­tion du peuple opprimé, et si le travailleur de la nation opprimée a le droit de réclamer, indifféremment, ou l'union, ou la séparation, il a le devoir " DANS TOUS LES CAS de lutter contre l'étroitesse, l'isolement, le particularisme, DE RECLA­MER que l'on tienne compte des intérêts généraux des nations, que les intérêts particuliers soient subordonnés à ceux de l'ensemble " (Lénine, " Sur le Droit des nations à disposer d'elles-mêmes ", octobre 1916).

« A l'heure actuelle, l'intérêt supérieur du mouvement

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ouvrier français et du mouvement ouvrier international — prolétaires allemands en premier lieu — c'est de faire partout échec au fascisme hitlérien, de lui refuser partout de nouveaux moyens de puissance et de domination. L'intérêt non moins évident des peuples des colonies françaises — considéré sous l'angle de leur émancipation nationale et sociale — c'est de rester unis à un peuple chez lequel subsistent encore heureuse­ment les notions de liberté et d'égalité des races.

« Déjà, en Arles, nous avons rappelé que le droit au divorce ne signifie pas l'obligation de divorce, que le droit de libre disposition n'implique pas l'obligation de la séparation d'avec la France. Déjà, en Arles, nous avons fait valoir toutes les raisons qui militent en faveur d'une union confiante et frater­nelle de la France républicaine et de ces peuples coloniaux qui ne demandent rien de plus que de nouveaux motifs d'aimer notre peuple et de pouvoir lui manifester fidélité et reconnais­sance. Déjà, en Arles, nous avons insisté sur le devoir qui incombe à notre pays de faire droit aux revendications légi­times, de caractère démocratique, politique et social des peuples de l'Afrique du Nord, de la Syrie et du Liban, de l'Indochine et de l'ensemble des possessions françaises d'outre­mer. C'est une question de justice pour les intéressés ; c'est une question de sagesse politique pour notre pays qui préserverait ainsi les colonies contre l'agitation pernicieuse des agents de Hitler, de Mussolini et du Mikado.

« Pour en revenir à la question coloniale, disons encore qu'il ferait beau voir justifier par le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, l'abandon à Hitler des populations qu'il méprise et qu'il traiterait comme des troupeaux d'esclaves. Les vio­lences odieuses exercées contre les juifs en Allemagne n'indi-

auent pas que Hitler ait renoncé aux théories racistes exposées ans Mein Kampf. Il serait bien de faire connaître aux Noirs

d'Afrique ce que Hitler pense d'eux. Et en même temps leur dire que des hommes de leur couleur siègent sur les bancs du Parlement français, en vertu des principes de 1789, tant honnis par les dictateurs fascistes. On pourrait même ajouter que Hitler prétend avec bêtise et insolence que le peuple de France est " un peuple abâtardi par la race nègre... un peuple négroïde, contaminé par la race juive ". »

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Ces appréciations ne sauraient surprendre les communistes algériens qui, lors de leur premier congrès, ont proclamé dans leur « Manifeste » qu'une domination fasciste serait « la forme la plus sauvage du colonialisme ». « (...) Pour l'heure, avancer l'idée du " divorce ", expliquent-ils, ferait le jeu de Hitler et de Mussolini, affaiblirait la cohésion nécessaire des forces antifas­cistes et démocratiques des deux côtés de la Méditerranée et, en Algérie même, briserait l'unité réalisée entre les diverses tendances du Congrès musulman et celles groupées au sein des Comités de Front populaire européens », écrit Henri Alleg 1 qui ajoute cependant :

« En dépit de toutes les intentions proclamées et de toutes les explications données, nombre d'Algériens, auront le sentiment que les communistes abandonnent leurs propres positions politiques pour s'aligner sur celles des partisans de l'assimila­tion. Les reculs successifs du pouvoir devant les tenants du statu quo colonial les placent en porte à faux. Après avoir été poussés par la vague, ils doivent maintenant ramer à contre-courant car ils continuent à soutenir le Front populaire alors que les masses populaires ne croient plus guère en lui et qu'il est la c i b l e d u P P A » 2

C'est donc avec des objectifs clairs et parfaitement fondés que Maurice Thorez arrive en Algérie « en considération de la situation internationale », comme il l'écrira lui-même 3 , — et elle est grave ! — dans une conjoncture très tendue en Europe, au lendemain des accords de Munich, troublée par le fascisme outre-Méditerranée tandis que sévit la guerre en Espagne et alors que les masses algériennes sont déçues par les demi-mesures du Front populaire ou le non-respect des promesses faites.

Le voyage du Secrétaire général du PCF n'en sera pas moins un succès. La délégation qu'il conduit est composée de Henri Lozeray, député de Paris, Henri Pourtalet, député de Cannes,

1. La Guerre d'Algérie, ouv. cité, t. 1, p. 241-242. 2. Le PPA (Parti du peuple algérien), fondé le 11 mars 1937 {L'Etoile

Nord-africaine avait été dissoute le 26 janvier 1937) était dirigée par Messali Hadj, arrêté en août 1937 pour « reconstitution de ligue dissoute et menées contre la souveraineté française ».

3. L'Humanité du 18 février 1939.

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Jeannette Vermeersch dirigeante des Jeunes filles de France et Laurent Casanova. Tous les meetings prévus ont été interdits par le gouvernement, sauf à Alger où il y aura quinze mille auditeurs (selon L'Humanité). Dans les autres villes (Oran, Perrégaux, Constantine, Bône, Sidi-bel-Abbès, Souk-Ahras, etc.) des réunions « privées » ont été organisées, avec carte d'imitation que la police vérifie, mais qui réunissent entre huit mille (Bône) et deux mille personnes (Constantine). Un grand nombre de « réceptions » rassemblent de cent à six cents personnes dans de nombreux villages.

Maurice Thorez se réjouit de la présence majoritaire des Arabo-Berbères. « Pas un parti, pas un groupement, écrit-il 1, ne pourrait obtenir un tel concours populaire, là-bas, dans la fraternité. Une majorité d'Arabes et de Kabyles se pressaient dans la plupart des réunions. Voici six ans, à Alger, je comptais vingt indigènes dans un meeting. La police pourchassait les Arabes et les Kabyles qui voulaient entrer. Cette fois, ils étaient le plus grand nombre de mes quinze mille auditeurs. » Et quand on lui demande pourquoi tant d'obstacles ont été semés sur sa route par les autorités, il répond : « Esprit de Munich ! On veut contrecarrer sans doute les efforts d'union pour la résistance au fascisme. Il est sûr que les ordres venaient de haut. »

Le titre qui barre toute la première page de L'Humanité du 24 février 1939 est significatif :

« POUR LA SÉCURITÉ DE LA DÉMOCRATIE « CONTRE LA MENACE FASCISTE EN MÉDITERRANÉE ET EN ESPAGNE

« MAURICE THOREZ EXALTE « L'UNION DE LA NATION ALGERIENNE « AVEC LA NATION FRANÇAISE » On retiendra d'autant plus cette référence à la NATION

ALGERIENNE placée sur le même plan que la NATION FRANÇAISE que les chercheurs de poux sur la tête des communistes n'arrêtent pas de gloser sur quelques phrases prononcées par Maurice Thorez à l'occasion de ce voyage, où il évoque « la nation algérienne en formation » : phrases capi­tales, d'une grande nouveauté pour l'époque, et qui seront

1. Ibidem.

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porteuses, quel que sera l'avenir, d'une politique généreuse et fraternelle, dont la paix et l'entente de la nation algérienne avec le peuple français eussent été la conclusion si le colonialisme n'en avait brisé les prémices.

C'est à Alger, le 11 juin 1939, alors qu'il avait déjà eu des conversations avec de nombreuses personnalités du monde musulman où étaient encore nombreux ceux qui souhaitaient « l'assimilation » à la France et qui, demain, vont évoluer vers le nationalisme, que Maurice Thorez avait fait état de l'idée — alors très neuve — d'une nation « en formation ». Le fait est assez important pour que nos lecteurs soient à même de disposer du texte précis, encore que le Secrétaire général du PCF en eut exprimé la substance dès ses premières déclarations en Algérie, notamment à Oran, première étape de la déléga­tion. 1

« Notre attitude à nous, communistes, est claire, disait-il. Nous répudions toutes les inégalités de droits entre les hommes, entre les peuples... Nous reconnaissons le droit à la vie libre, comme individu et comme collectivité, aux Algériens, à tous les Algériens, Français d'origine, Arabes, Berbères et Juifs...

« (...) D'autres, toutefois, ajoutent : " Vous ne voyez donc pas que ceux auxquels vous vous adressez ne sont pas faits comme nous, que ce sont des barbares ? " C'est là un mensonge et une calomnie à l'égard d'hommes dont les ancêtres ont été à une certaine période de développement de l'humanité un élément essentiel du progrès...

« (...) Il y a la nation algérienne qui se constitue historique­ment et dont l'évolution peut être facilitée, aidée, par l'effort de la République française. Ne trouverait-on pas ici parmi vous, peut-être, les descendants de ces anciennes peuplades numides civilisées déjà, au point d'avoir fait de leurs terres le grenier de la Rome antique ; les descendants de ces Berbères qui ont donné à l'église catholique Saint-Augustin, Pévêque d'Hippone, en même temps que le schismatique Donat ; les descendants de ces Carthaginois, de ces Romains, de tous ceux qui, pendant plusieurs siècles, ont contribué à l'épanouissement d'une civili­sation attestée encore aujourd'hui par tant de vestiges ?... Sont ici maintenant les fils des Arabes venus derrière l'étendard du

1. Le lendemain du discours d'Oran, un dirigeant de la section du PCA dans cette ville, Boukarouba, avait dit à Maurice Thorez : « Nous ne sommes pas une race, nous sommes une nation », (témoignage d'Elie Mignot).

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Prophète, les fils aussi des Turcs convertis à l'Islam venus après eux en conquérants nouveaux, des Juifs installés nombreux sur ce sol depuis des siècles. Tous ceux-là se sont mêlés sur votre terre d'Algérie, auxquels se sont ajoutés des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Italiens et des Français... » 1

Devant le Comité central du Parti communiste français réuni à Ivry, le 15 février 1957, Maurice Thorez s'expliquait :

« Certains prétendus critiques affectent de nous donner des leçons à propos de l'idée de " nation algérienne en formation ". Mais ces gens raisonnent sans tenir compte des questions de temps. Ils omettent de dire que l'idée de la nation algérienne en formation a été énoncée par nous il y a vingt ans, à une date ou personne n'émettait une telle conception en dehors de nous. Et maintenant, en accord avec l'histoire, avec, la vie qui se développe et qui avance, nous avons modifié notre formule, et nous parlons à juste titre du " fait national algérien ", de la nation algérienne constituée, dont la réalité, reposant sur la fusion des éléments de diverses origines, est tragiquement attestée par le sacrifice de tant d'Algériens d'origine euro­péenne, à côté des Algériens musulmans, dans la lutte pour l'émancipation nationale » . 2

Cette explication est évidemment sujette à caution. Si elle vaut, partiellement au moins, c'est à condition de savoir ce qui s'est passé après 1957 — nous y reviendrons évidemment — et d'ignorer les conséquences de la guerre d'Algérie et des crimes de l'OAS. Il faut ici citer ceux qui ont vécu dans leur chair le drame de l'Algérie. Henri Alleg écrit :

« Quarante ans après, alors que la nation algérienne existe sans avoir intégré " ces Maltais, ces Espagnols, ces Italiens, ces Français ", ni même ces Juifs, pourtant Algériens depuis des siècles, il peut être facile d'ironiser sur cette vision d'un " mélange de vingt races " qui n'a pas eu lieu. Certains, plus portés aux condamnations rapides et sans appel des positions politiques du passé qu'à la recherche sérieuse des motivations (justes ou erronées) qui peuvent les éclairer, n'y ont pas manqué, mais ils n'expliquent rien. Au moment où Maurice

1. M. Thorez, Œuvres, livre quatrième, t. XVI, p. 184. (Il va sans dire qu'au cours de toutes ses déclarations en Algérie, M. Thorez n'avait pas manqué de décrire la situation en France, de dénoncer les plans de Hitler et Mussolini et de défendre énergiquement les revendications sociales des travailleurs algériens.)

2. Cahiers au communisme, mars 1957, p. 449.

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Thorez prononce son discours d'Alger, les risques de guerre mondiale apparaissent de plus en plus graves et le principal souci des communistes est de conjurer le péril en rassemblant toutes les forces populaires contre le fascisme que la faiblesse ou la complicité des gouvernants français et anglais (de la non-intervention en Espagne à l'abandon munichois de la Tchécos­lovaquie) n'ont fait qu'encourager. C'est aussi l'heure où, avec l'approbation de Berlin, les franquistes expriment leurs ambi­tions coloniales, revendiquant ouvertement le Maroc et une partie de l'Algérie, comme un écho aux voix italiennes qui exigent que leur soit cédée la Tunisie.

« Fort de tous ces abandons, dit le leader communiste, Franco, poussé par ses maîtres, se fait insolent. Ecoutez plutôt ce qu'ose écrire un M. Banuelos, professeur à l'université de Valladolid, dans un livre, YAvenir international de l'Espagne, édité à Salamanque : " Notre avenir international est aujour­d'hui comme au temps de la grande reine Isabelle, en Afrique, et plus concrètement au Maroc (...) Ce n'est pas seulement le territoire intégral du Maroc qui doit être l'aspiration de l'Espagne future, mais aussi Oran et Alger, avec leur hinter-land. "

Mais, en dehors même de la conjoncture politique du moment, il faut d'abord noter, écrit Henri Alleg, que, dans le contexte de l'époque, l'expression « nation en formation » n'apparaît pas aux yeux des Algériens comme restrictive par rapport à leurs propres sentiments, au contraire. « Le mouve­ment national est encore faible et le courant politique le plus puissant demeure celui des « assimilationnistes ». La concep­tion de la nation, telle qu'elle est exprimée avec force par Messali et par certains oulémas, ne rallie encore qu'une minorité d'Algériens. Les « indigènes » accueillent donc avec sympathie (et même, lorsqu'il s'agit de communistes ou de sympathisants, avec enthousiasme) des propositions qui rap­pellent que l'Algérie n'est pas une création de la conquête, mais une terre de vieille civilisation, qui, en même temps, leur ouvre les perspectives d'un avenir de nation libre. Chez les Européens, c'est un choc différent. Même les plus conscients et les plus généreux ne se sont jamais sentis Algériens dans le sens où le sont les « indigènes ». Ils appartenaient à la « race des conqué­rants ». L'exposé de Maurice Thorez les met en garde contre

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l'idée d'une quelconque suprématie raciale développée par les émules des théoriciens hitlériens, thèse qui sert si bien les manœuvres de division des politiciens colonialistes : « Nous, communistes, nous ne connaissons pas les races, nous ne voulons connaître que les peuples. » Il les invite à repenser leur propre avenir comme absolument confondu avec celui des millions de victimes de l'exploitation coloniale et à abandonner tout sentiment raciste et colonialiste. La panique sauvage qui jettera une vingtaine d'années plus tard les « petits-blancs » des quartiers de Bab-el-Oued (parmi lesquels nombre d'anciens électeurs communistes) dans les bras des « desperados » de l'OAS, peut amener à conclure aujourd'hui que la proposition communiste— qui tendait à détacher du bloc colonial les travailleurs européens, également victimes de l'exploitation même si le système en faisait aussi relativement des « privilé­giés » — n'était qu'absurdité théorique et pure utopie. Certes l'histoire a tranché, mais elle a parfois tranché ailleurs dans un sens différent : le Brésil et d'autres pays d'Amérique latine ont

{m « digérer » des vagues successives d'émigrants. Les pays de 'Asie centrale soviétique tel l'Ouzbékistan, où coexistaient une

population autochtone colonisée et des groupes russes relative­ment nombreux, voient s'opérer sous le régime soviétique, quoiqu'avec beaucoup plus de lenteur qu'on ne le prévoyait, une certaine « fusion » à laquelle le Secrétaire général du PCF avait dû penser en imaginant l'avenir d'une Algérie indépen­dante et alliée à une France socialiste.

« Mais il faut observer que le tableau de l'histoire algérienne décrite par le secrétaire du PCF, suite d'invasions ou d'émigra­tions successives qui, chacune, paraissent apporter leur égale contribution à la « formation de la nation », ne correspond pas à la réalité. Ainsi, les Romains n'ont laissé en Algérie que des ruines grandioses et, dans la mémoire populaire, que le souvenir de l'oppression. Par contre, la civilisation arabe est toujours vivante et elle a à ce point imprégné le pays que celui-ci se dit et se sent « arabe », lié à tout l'Orient arabe, alors même que les ancêtres des Algériens sont pour l'essentiel des Berbères convertis à l'Islam.

« S'il était juste d'affirmer, au grand scandale des admira­teurs de Bugeaud, que l'Algérie n'était pas « française », il l'était moins d'ajouter, comme pour l'équilibre, que l'Algérie n'était pas non plus « arabe ». Ouvrant sur une vision géné-

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reuse, qui voulait offrir des perspectives au « petit peuple européen », la formule de Thorez, répétée à satiété et comme un dogme alors que s'accélérait l'évolution des masses algériennes vers une prise de conscience nationale, en dehors des Euro­péens, a contribué pour une large part à masquer de nouvelles réalités. Nombre de communistes européens considéreront longtemps, sans l'exprimer clairement, que l'indépendance ne pourrait venir qu'après la formation de la nation algérienne. C'était ne pas tenir compte que l'existence du régime colonial était justement le principal obstacle à la « fusion » espérée et, dans la pratique, c'était rejeter aux calendes grecques la libération de l'Algérie. Le signe d'égalité tracé entre « Algériens d'origine européenne et Algériens d'origine arabo-berbère », frères de lutte contre l'exploitation et futurs citoyens de la patrie commune à naître, confortait deux tendances persis­tantes et complémentaires. D'une part, était sous-estimé le fait que les forces nationales et révolutionnaires se trouvaient pour l'essentiel dans les masses algériennes et, d'autre part, étaient surestimés les sentiments anticolonialistes des travailleurs euro­péens, avantagés par le régime colonial, et, pour cela même, extrêmement perméables à son idéologie.

« Cependant, alors que la guerre approche à grands pas, le ton n'a cessé de monter entre les communistes algériens qui dénoncent " les diviseurs messalistes ", leur " inconscience " et leur " infantilisme " devant le danger fasciste (ils vont jusqu'à l'amalgame : PPA = PPF), et les amis de Messali Hadj qui accusent le PCF de " trahison " : " Vous avez jeté aux ordures votre programme de libération des peuples colonisés et vous vous êtes mis à chanter La Marseillaise. "

« L'incompréhension se fait de jour en jour plus totale. Tandis que La Lutte sociale condamne les reculs de la France et de l'Angleterre devant Hitler, El Ouma, sans comprendre la portée des accords de Munich, reprend à son compte les accusations de la presse de droite contre les communistes qu'elle traite de " provocateurs à la guerre * et " d'agents staliniens ".

« Un an plus tard, en septembre 1939, Edouard Daladier interdit à la fois le PPA et le PCA et jette les militants de l'un et l'autre partis dans les camps de concentration et les prisons où périront nombre d'entre eux.

« Les noms de Mohamed Douar, premier élu du PPA à Alger, et de Kaddour BelKaïm, secrétaire du PCA, sont en cela

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symbolique du sort commun qu'affrontent les militants des deux partis. Douar est battu à mort dans sa cellule. On laisse la tuberculose achever Kaddour BelKaïm dans la sienne. > 1

.. Mais voici venir la guerre mondiale.

1. La Guerre d'Algérie, t. 1, ouv. cité, p. 244 à 248. Voir aussi sur ces problèmes qui restent objet de recherches, « Essai sur la notion algérienne », in « Réalités algériennes et marocaines », (revue théorique clandestine éditée par le Comité central du PCA), n° spécial — juillet 1958. Cette étude a été reproduite dans un supplément aux « Cahiers du communisme », n° 8, août 1958.

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10. Front populaire et fascisme outre-mer

« V ous allez vous engager dans la voie de la guerre. Mais laissez-moi vous le dire : quand vous les aurez vaincus — si vous y réussissez — à force de renforts militaires et de sang versé, vous ne les aurez pas, vous ne les aurez jamais. » C'est Marcel Cachin qui parle devant les députés attentifs. Mous­taches tombantes et cheveux encore poivre et sel, il a gardé tout son prestige d'ancien compagnon de Guesde et de Jaurès. « Les hommes que vous aurez vaincus, s'écrie-t-il, vous les retrouve­rez encore pour crier leur indépendance ! » Il s'agit alors du Maroc et nous sommes le 9 juillet 1925 à la Chambre. Léon Blum vient de dire, au nom du Parti socialiste : « Nous ne sommes plus partisans de l'évacuation du Maroc. » 1

L'occupation totale du Maroc ne s'acheva qu'en 1934 (mais le protectorat colonialiste subsista jusqu'en 1954). Le 8 mai 1934, en effet, des manifestations patriotiques éclatent à Fès et une organisation nationale voit le jour : l'Action marocaine, dirigée notamment par Hassan el Ouazzani, Hadj Ahmed Balafredj et Allai El Fassi. Il faut ajouter qu'une revue dirigée par Jean Longuet, descendant de Karl Marx, avait été lancée, en 1932, à Paris, sous le titre Maghreb, à laquelle correspondait, au Maroc, l'Action du peuple. Hassan el Ouazzani, Lyazidi et Bendjelloul y collaboraient. C'est en 1943 seulement que se constituera le Parti de Vlstiqlal et, à la même époque, le 14 novembre 1943, le Parti communiste marocain. Mais,

1. Journal officiel, débats du 9 juillet 1925.

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toujours, comme l'avait annoncé Marcel Cachin, le colonialisme avait trouvé, face à lui, la revendication à l'indépendance. Après 1934, les opérations militaires n'avaient d'ailleurs pas pris fin. Elles ne cesseront qu'avec l'avènement du Front populaire.

La situation du Maroc n'était pas celle de l'Algérie, colonie de peuplement dès le départ, assimilée à des départements fran­çais. Le sultan, maintenu dans le cadre du protectorat, symbolisait une structure d'Etat traditionnelle. Il en allait à peu près de même en Tunisie où un Bey régnait, même s'il était sans grands pouvoirs. Alors qu'il y avait en Algérie une classe ouvrière relativement constituée, mais en majorité d'origine européenne, le Maroc et la Tunisie restèrent longtemps des pays sous-développés au sens le plus strict du terme, sociologique-ment différents de l'Algérie. Les effets du Front populaire français furent bien moindres à Tunis et à Casablanca qu'à Alger.

En Tunisie, il existait un Parti communiste depuis 1921 et, contrairement à ce qui se passait au Maroc, Européens et indigènes purent y coopérer dès le début (comme d'ailleurs au sein d'autres formations nationales).1 Dès 1907, Béchir Sfar et Ali Bach Hamba avaient mis sur pied le Parti évolutionniste qui se proposait de défendre « les intérêts indigènes », et fondé un hebdomadaire rédigé en français. Le Tunisien. Après 1918, le Parti Jeune Tunisien se transforma clandestinement en Parti tunisien, qui engagea l'action en faveur d'une constitution {Destour, en tunisien). En février 1920, il prit le nom de Parti libéral constitutionnel, ou Destour.

L'exercice des libertés fondamentales avait toujours été soumis à de graves restrictions de droit et de fait au détriment des organisations nationales ou progressistes de Tunisie. C'est ainsi que des décrets du 6 mai 1933 avaient établi que la mise en surveillance administrative « n'est pas considérée comme une peine » (sic) et que le résident de France en Tunisie, après consultation du Conseil des ministres (resic), pouvait, par simple arrêté, déporter ceux qui auraient commis des actes d'hostilité envers le souverain, la nation protectrice ou l'admi­nistration du protectorat, ou « des actes de propagande politi-

1. Note du Commissariat aux Affaires étrangères, 23 octobre 1943, publiée dans les Cahiers d'Histoire de l'Institut de recherches marxistes, n° 23, 1985.

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que ou religieuse de nature à porter atteinte à la sûreté générale ».

Peyrouton, alors résident général en Tunisie, (décrets du 15 avril 1934 et 1 e r juillet 1935) avait encore accru les pouvoirs discrétionnaires du résident qui pouvait, désormais, sans consultation préalable du Conseil des ministres, prononcer des peines d'interdiction de séjour.

C'est en s'appuyant sur ces textes que de nombreux patriotes tunisiens néo-destouriens et communistes (ils étaient une cinquantaine) parmi lesquels Bourguiba, le docteur Materi, Salah ben Youssef, avaient été déportés dans l'extrême sud tunisien.

Après les succès du Front populaire, les patriotes tunisiens déportés dans le Sud furent libérés, les étudiants de la Zitouna condamnés pour manifestations, amnistiés, la liberté d'organi­sation politique et syndicale, de presse et de réunion établies. Les partis nationalistes et le Parti communiste Tunisien devin­rent légaux.

Un décret du 3 août 1936 abrogea les décrets du 15 avril 1934 et du 1 e r juillet 1935, mais non ceux du 6 mai 1933.

Un certain nombre de lois sociales votées par le Parlement français devinrent applicables en Tunisie.

En mars 1937, Maurice Thorez avait reçu à Paris Habib Bourguiba, leader du Néo-Destour, qui lui avait exprimé ses inquiétudes devant les menaces fascistes. Le Secrétaire général du PCF lui avait répondu :

« ... Je remercie notre camarade d'avoir exposé si franche­ment le problème de la défense de la Tunisie. C'est maintenant une partie de la défense de la France.

« Je suis communiste, je pose la question ainsi parce que je sais bien que nous sommes dans une situation internationale qui nous conduit à poser le problème de cette façon.

« Vous avez ensuite posé la question très importante de la pénétration du fascisme de Mussolini en Tunisie, très certaine­ment en concordance avec les forces de Hitler dans toute l'Afrique du Nord. Ils se partagent un peu le terrain, l'un étant plus particulièrement en Tunisie, mais tous les deux se rencon­trent en Algérie, et en Syrie. Ce n'est pas une petite question.

c Je m'en voudrais si jamais on pouvait penser, surtout vous, nos amis des colonies, si vous pensiez que nous devenons des colonialistes intéressés dans ce pays de l'Afrique du Nord. Pas le moins du monde. Nous restons fermement (j'ai eu l'occasion de le dire au nom de notre parti) partisans d'une indépendance

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complète, totale, sans réserve, indépendance inconditionnée des peuples des colonies. Mais nous nous réjouissons, dans leur intérêt comme dans le nôtre, lorsqu'ils posent eux-mêmes la question de cette façon, lorsqu'ils se croient, lorsqu'ils se sentent liés à nos propres destinées à nous, qui avons tout de même changé quelque chose dans notre pays avec notre victoire du Front populaire, ce qui nous permet de travailler encore mieux pour eux et pour nous dans notre pays. » 1

On voit donc que les conditions de l'activité des communistes au Maghreb sont très variées et, qu'a fortiori l'aide que peut leur apporter le Parti communiste français ne peut être uniforme. En revanche, le soulèvement franquiste (qui part du Maroc sous domination espagnole et les revendications hitlé­riennes sur le Maroc sous protectorat français), les revendica­tions mussoliniennes sur la Tunisie et l'activité fasciste de certains gros colons en Algérie constituent un dénominateur commun dont l'effet — nous le verrons — prend toute son ampleur devant la guerre mondiale.

Il n'existait pas de Partis communistes ayant un certain poids politique en Afrique noire et, à peine, à Madagascar. L'élan du Front populaire y avait cependant apporté certains change­ments. A Madagascar, quelques Français communistes ou progressistes avaient été lourdement condamnés à la fin de 1929 pour s'être solidarisés avec des Malgaches.2 Nous aurons à en reparler.

UAurore malgache3 avait publié, en 1933, une lettre de Maurice Thorez. « Pour accomplir son œuvre criminelle, écri­vait le Secrétaire général du PCF, l'impérialisme français tente de diviser les travailleurs en semant la haine entre eux. Il sème la haine de race entre les masses de travailleurs de France et des colonies. Blancs contre Noirs et Jaunes, comme si la couleur de la peau changeait les besoins des travailleurs, comme si tous n'avaient pas le même ennemi : l'impérialisme (...) Notre parti est le seul parti qui lutte contre l'impérialisme, pour les intérêts de tous les travailleurs, de tous les opprimés, sans tenir compte de leur religion, de la couleur de leur peau, de leur nationalité,

1. L'Humanité du 19 mars 1937. 2. Cf. Pierre Boiteau, Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 26, mars-

avril 1972 et n° 28, septembre-octobre 1972. 3. N° 113,13 janvier 1933.

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parce que nous sommes pour la libération des colonies, pour leur droit à disposer d'eux-mêmes. » 1

\?Aurore malgache et l'Opinion, autre journal de la Grande Ile, accueillirent avec enthousiasme la nouvelle de la conclusion d'un pacte d'unité d'action en France entre communistes et socialistes, puis celle de la victoire du Front populaire. Des syndicats se constituèrent pour la première fois après 1936, mais le droit syndical pour tous ne fut reconnu par décret que le 1 e r août 1938.

Un Comité de Front populaire, groupant des socialistes et des communistes, des radicaux, des représentants du Secours rouge international, de la Ligue des droits de l'homme, de la Fédération des combattants républicains se forma le 26 août 1936, avec des Français et des Malgaches. La droite colonialiste se déchaîna aussitôt, accusant la gauche de jeter dans la population indigène des ferments de révolte. Certaines mesures atténuant le véritable esclavage dont pâtissaient les travailleurs malgaches furent prises, en particulier par le décret du 7 mars 1938 qui supprimait la peine de prison et d'amendes pour rupture de contrat entre patrons et salariés (uniquement au détriment de ces derniers, bien entendu).

Nous reviendrons longuement sur les événements qui endeuilleront Madagascar après la Seconde Guerre mondiale. Nous évoquerons également la situation en Afrique noire où il n'y a pas de Parti communiste avant la Deuxième Guerre mondiale, mais seulement quelques syndicats organisant sépa­rément Blancs et Africains après 1936, dont le très important syndicat des cheminots du Sénégal. Un décret du 20 mars 1937 introduisit le principe des conventions collectives et de l'élection de délégués du personnel dans les entreprises.2

Nous aurons à revenir sur la situation du mouvement communiste dans les Antilles, la Guyane et à la Réunion. Il s'agissait des « vieilles colonies ». (La prise de possession par la France date de 1635 (avec des éclipses de colonisation anglaise à la Guadeloupe) pour les Antilles, et de 1642 pour la Réunion (ex-Ile Bourbon).) Il y existaient des communistes bien avant la

1. Cette lettre ne figure pas dans l'édition des Œuvres de Maurice Thorez. Elle a été reproduite par Pierre Boiteau dans son ouvrage Contribution à l'histoire de la nation malgache. Editions sociales, 1958, p. 333-335.

2. J. Suret-Canale, Afrique noire, l'ère coloniale (1900-1945). Editions sociales, 1964, p. 557 et ss. Précisons qu'il n'existe pas de Partis communistes dans les colonies d'Afrique noire autrefois sous domination française au moment où ces lignes sont écrites.

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Seconde Guerre mondiale, mais leur mot d'ordre, en vigueur depuis les luttes contre l'esclavagisme, était celui de « l'égalité des droits avec les Français ».

Pour ce qui est de l'Indochine, nous nous y sommes déjà attardés. Ajoutons que le soufflé du Front populaire avait également atteint cette lointaine colonie où un Parti commu­niste était puissant. A partir de 1936, il put travailler au grand jour, sinon sans difficultés, comme nous l'avons vu. Il devint un grand mouvement de masse légal, tout en conservant ses bases et son organisation clandestines. En 1937, la présence en Indochine de Joseph Ducroux, apporta l'aide de la Section coloniale du PCF et de l'Internationale aux communistes Indochinois qui avaient déjà pu mesurer la solidarité de leurs camarades français lors du voyage de Gabriel Péri et à diverses autres occasions.

Autre point très chaud du front la lutte anticolonialiste : la Syrie et le Liban, victimes, comme nous l'avons déjà vu, de l'impérialisme français au cours des années vingt. Un parti groupant les communistes des deux pays s'y créa en novembre 1924. Il prit ensuite le nom de Parti communiste libano-syrien (ou : de Syrie et du Liban). Disons tout de suite que les communistes de Syrie et du Liban décidèrent de se constituer en partis distincts en 1943-1944, mais qu'ils ne purent réaliser ce projet qu'en 1964.

Nous avons vu plus haut quelle était la situation — au demeurant compliquée — de la Syrie en 1939. Les promesses faites en 1936 par le Front populaire et la création en droit d'une République syrienne n'avaient pas encore été tenues. Les députés communistes Virgile Barel et Jacques Grésa s'étaient rendus en mission en Syrie et au Liban et le PCF n'avait cessé de réclamer la signature par la France des traités promis à ces pays. Ils ne furent jamais ratifiés et, finalement, ils furent abrogés purement et simplement en 1938.

Au Congrès d'Arles du PCF (décembre 1937), Khaled Baghdache, Secrétaire général du Parti communiste syrien, s'était félicité des succès du PCF. « Chaque nouvel adhérent au Parti communiste Français, avait-il dit, est en même temps une nouvelle force agissant en faveur de l'union fraternelle entre le peuple de France et le peuple arabe, facilitant notre lutte à nous pour une Syrie libre et heureuse, amie de la France. »

Et il avait ajouté : « Notre vaillant peuple de Syrie et du

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Liban, qui lutte depuis dix-sept ans pour ses libertés nationales et démocratiques, vient de conclure, après l'avènement du Front populaire, deux traités d'alliance et d'amitié avec le peuple de France. Ces traités (...) sont un gage de paix pour nos deux pays et un précieux facteur de sécurité dans la Méditerra­née (...). La victoire du Front populaire eut donc un contre­coup heureux sur notre pays. On commença à respirer. On put profiter de certaines libertés démocratiques, quoique les décrets de terreur ne soient pas encore abolis. La classe ouvrière dont les droits étaient foulés aux pieds reprit courage. Et quoique les libertés syndicales ne soient pas encore octroyées, on peut compter aujourd'hui, dans plusieurs de nos villes, maints syndicats organisés, entre autres 24 à Damas.

« Notre parti, qui luttait depuis plusieurs années dans les pires conditions de terreur, arracha une certaine légalité. Notre reconnaissance, dans ce domaine, au Parti communiste français est grande. Son concours précieux, et surtout l'attention bienveillante de notre grand ami, le camarade Maurice Thorez, et de notre vaillant défenseur le camarade Gabriel Péri, ont été très utiles et très substantiels pour npus. (...)

« Nos démarches pour la conclusion du traité franco-syrien et la sauvegarde de l'amitié de la Syrie avec la France du Front populaire ainsi que pour la défense du traité et sa prompte ratification, nous ont acquis la sympathie de masses toujours croissantes dans notre pays. Notre quotidien, la Voix du peuple, est le seul journal antifasciste et conséquemment démocrate dans tous les pays arabes. Aussi est-il la bête noire des fascistes et des réactionnaires qui le suspendent à tout bout de champ. Par la lutte opiniâtre qu'il mène pour l'union de toutes les forces nationales progressives, notre parti devient un facteur agissant dans la vie politique du pays.

« Cependant, les ennemis du Front populaire, les laquais des deux cents familles, les fonctionnaires envoyés en Syrie et au Liban par Tardieu, Doumergue, Laval et consorts, qu'aucune épuration n'a atteints, ont ouvertement pactisé avec les agents de Hitler et de Mussolini et ont déclaré ainsi une guerre acharnée contre le Front populaire, contre l'amitié franco-syrienne, contre tout mouvement démocratique. A l'instar de leurs acolytes en Afrique du Nord, ils travaillent de toutes leurs forces à fomenter des troubles, à organiser des rébellions armées antifrançaises et antisyriennes (comme celle de la Djezireh en juillet dernier), à attiser les luttes confessionnelles, à discréditer le gouvernement national et à saboter son œuvre, à

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former des organisations paramilitaires et fascistes, filiales des PPF et PSF ayant parfois une certaine parenté avec les cagoulards {Insigne blanc à Alep). Les « Casa d'Italia », sortes de clubs fascistes, organisés par les consulats italiens, travail­lent également dans toutes nos villes.

« Le consul d'Italie dirige même certains hauts fonction-

suivre aux grands chefs jésuites, à quelques prélats maronites et à toute une presse à la solde de Mussolini. Hitler n'en est pas moins bien servi. La visite récente à Damas du Fûhrer de la jeunesse allemande, Baldur von Schirach avec un état-major de quinze personnes, et ses conversations avec ses nombreux agents locaux et ses visites trop louches à une série de personnalités, ont été vivement commentées par l'opinion syrienne et la presse. Les amis du Front populaire sont sujets à toutes sortes de tracasseries. S'ils sont étrangers, on les expulse. L'épuration de l'appareil administratif français se fait à rebours, les fascistes chassent les démocrates.

« En outre, les fonctionnaires fascistes français font tout pour faire pression sur le gouvernement national dans le but de le pousser dans une voie antidémocratique et anti-Front popu­laire. C'est par leurs efforts qu'on voit le gouvernement national manœuvrer entre le fascisme et le Front populaire et reculer devant les agents fascistes étrangers et les réactionnaires indigènes.

« Cet état de choses n'existerait pas dans notre pays, si, à la tête de l'administration française en Syrie et au Liban il y avait des fonctionnaires conséquemment démocrates, de dignes représentants de la France. » 1

L'activité fasciste outre-mer n'était pas un mythe. Le 7 jan­vier 1935, Pierre Laval 2, devenu ministre des Affaires étran­gères après l'assassinat à Marseille de Louis Barthou3 son prédécesseur — et du roi de Yougoslavie — manigancé par les services secrets mussoliniens par Oustachis interposés, avait signé avec le dictateur italien une « convention africaine » qui

1. La France du Front populaire et les peuples coloniaux. Editions du Comité populaire de propagande, 120, rue Lafayette, Paris X e , p. 46-47.

2. 1883-1944. Condamné à mort et fusillé pour collaboration avec les nazis durant l'occupation.

naires français et indigè indique la ligne à

3. 1862-1934.

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livrait, en fait, les peuples d'Afrique orientale, et, notamment, l'Ethiopie, aux entreprises fascistes. Gabriel Péri avait écrit1 : « Le plus grand danger que peuvent porter en eux les Accords de Rome, c'est celui de favoriser une certaine contamination du fascisme. »

Le 19 janvier 1935, Laval avait tout mis en oeuvre pour que la plainte éthiopienne contre les menaces italiennes ne soit pas inscrite à l'ordre du jour de la 84 e session de la SDN (Société des Nations). Il avait récidivé le 20 mai, puis encore le 24 juin et le 4 septembre. La France et la Grande-Bretagne avaient soumis à un embargo de fait la livraison d'armes à l'Ethiopie par le chemin de fer Djibouti-Addis-Abeba.

Le Parti communiste français avait vivement protesté et mis sur pied un « Comité international pour la défense du peuple éthiopien et la paix » animé par Marcel Cohen et présidé par Pierre Cot 2 , Norman Angell et Manuel Azana, futur chef du gouvernement espagnol du Front populaire. Il avait obtenu un appel commun avec le Parti socialiste, mais l'Internationale socialiste avait rejeté une offre d'action commune de l'Interna­tionale communiste. Les fascistes français, protégés par Laval, s'en étaient pris, en plein Paris, au professeur Jèze, conseiller juridique de l'Empereur Haïlé Sélassié. Toutes les organisations de droite avaient applaudi longuement.

Au Maroc, le résident général français Peyrouton, connu pour ses opinions pro-fascistes, avait été laissé en place par Léon Blum, devenu président du conseil. Lorsque Franco se prépara à lancer son agression contre la République espagnole, il s'en ouvrit à Peyrouton sans l'accord duquel il ne pouvait, sans danger pour lui, utiliser comme base de départ le Maroc espagnol. Le résident général se garda bien de prévenir son gouvernement et laissa les avions de Mussolini survoler le Maroc sous protectorat français sans réagir. Après le 18 juillet 1936, jour du déclenchement du putsch franquiste, il fit remettre 300000 pesetas au Caudillo et favorisa le départ d'aviateurs fascistes français dans les rangs des agresseurs. Il fit livrer par wagons entiers des céréales et des pommes de terre pour les troupes franquistes. Loin de le faire traduire en justice,

1. L'Humanité, 9 janvier 1935. 2. 1895-1977. Ministre de l'Air du Front populaire.

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le gouvernement Blum le nomma ministre plénipotentiaire dans un pays d'Amérique latine.

Partout, l'administration coloniale restait en place et sabotait les mesures prises par le Front populaire. Gabriel Péri menait campagne dans L'Humanité contre les complicités dont jouis­saient les fascistes en Afrique du Nord, au Moyen-Orient et ailleurs. Maurice Thorez dénonçait, le 11 février 1939, ceux qui « ont fait passer leurs intérêts de caste, leurs privilèges, avant les intérêts de la nation. Pour eux tous, banquiers, grands capitalistes, pour les " deux cents familles comme disait autrefois le président du Conseil \ pour les gros colons d'ici et leurs mercenaires, l'ennemi, ce n'est pas le fascisme qui guette à nos frontières et prétend anéantir notre pays. Non ! l'ennemi, c'est vous, c'est nous ; c'est lé prolétaire, le paysan, le fellah ; c'est le républicain, le militant du Front populaire, le commu­niste ou le socialiste, c'est l'ouvrier honnête qui lutte pour ses droits, en même temps qu'il entend remplir tout son devoir à l'égard de la collectivité nationale » . 2

Et voici venue la « drôle de guerre ».

Le 29 septembre 1939, le Parti communiste algérien (et le PPA) sont dissous. Après l'invasion de la France, en mai-juin 1940, les députés communistes français et de nombreux autres militants viennent remplir les prisons et les camps spécialement aménagés pour eux aux limites du désert algérien. Le PCF et sa

Îjresse interdits, la Résistance va s'organiser dans le sang et les armes. La Section coloniale est démantelée comme toutes les

organisations communistes. Robert Deloche, nous l'avons vu, est interné à Chateaubriant

et à Voves d'où il s'évadera. Henri Lozeray fait partie du groupe des députés déportés en Algérie. Mobilisé, Elie Mignot a été fait prisonnier. Libéré en mai 1941, il reprend son activité de communiste clandestin, est nommé à la direction des FTPF en Corrèze en 1942, puis à celle des cinq départements du Limousin et enfin, en juin 1943, au commandement de la

1. Il 9'agit d'Edouard Daladier. 2. Discours d'Alger. Sur toutes ces questions, voir en particulier Pierre

Boiteau, < La lutte anticolonialiste dans les années 1930 et les problèmes posés au Front populaire », in Cahiers de l'Institut M. Thorez, n° 23, mars-avril 1972.

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subdivision FTPF du Sud-Ouest (17 départements). Il est arrêté le 6 août 1943, emprisonné à Lyon puis à Eysses et livré le 31 mai 1944 aux SS de la division « das Reich » avec 1500 autres patriotes. A la mi-juin 1944, il est déporté à Dachau. Il s'évade avec Victor Michaud et Jean Lautissier d'un commando extérieur de ce camp, après avoir connu toutes les horreurs et toutes les luttes des patriotes internés dans les camps nazis. Ce sont des hommes de cette trempe que nous retrouverons à la Section coloniale une fois la paix revenue.

Nous ne voudrions pas clore ce chapitre sans rendre un particulier hommage aux militants communistes français internés dans les camps d'Algérie. Voici ce qu'a écrit Etienne Fajon, l'un des députés du « Chemin de l'Honneur >. 1 On aura ainsi une idée de ce que furent les bagnes d'Algérie :

« Le 5 avril, nouvelle étape qui nous mène au groupe pénitencier de Maison-Carrée (aujourd'hui El-Harrach).

« En m'enfonçant dans ce bagne aux murailles infranchissa­bles, et si loin de la France, je saisis clairement le but de notre déportation. Le gouvernement de Pétain a voulu rompre tous les liens entre nous et nos familles, nos camarades, notre patrie. Le lendemain, je me demande si cette hypothèse n'est pas trop optimiste, et si le véritable dessein n'est pas de nous liquider lentement dans la solitude. C'est la visite du médecin du pénitencier qui m'inspire ces réflexions.

< Ce médecin, le Dr. Richard2, qui a mission de nous examiner à notre arrivée, nous adresse, en guise de préambule, les propos que voici :

« Je vous informe que vous n'êtes pas ici pour être malades. Vous êtes en prison. Par conséquent, comptez surtout sur la nature pour vous soigner. »

« Le plus mal en point d'entre nous, Albert Petit, député-maire de Bagneux, ayant signalé qu'il souffre de tuberculose évolutive, s'entend répondre par le Dr. Richard que « en Allemagne, on conduit les tuberculeux au cimetière par trains entiers ». Tous les malades de notre groupe, malgré notre

1. Cette expression — fort juste — a servi de titre au livre de Florimond Bonté racontant l'histoire des vingt et un députés communistes déportés.

2. Le Dr Richard, chef de la Légion pétainiste de la commune crHussein-Dey, sera arrêté par la suite, pour faits de collaboration. J'ignore ce qu'il est devenu. (Note de l'auteur.)

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indignation violemment exprimée, s'attirent des répliques du même goût.

« Or l'établissement qui nous héberge, rassemblant un nom­bre de détenus de l'ordre de 1000 à 1500, enregistrera parfois près de cent décès par mois, pour la raison principale qu'on y crève de faim. Notre ration quotidienne de féculents — nourriture unique — est si maigre que j'attends avec une impatience égoïste le jour des pois chiches : ils sont tellement durs que, seuls, quelques jeunes estomacs d'acier comme le mien les supportent, les deux tiers de mes camarades étant réduits à abandonner aux autres leur part, qu'ils ne peuvent pas digérer.

« La maladie devait frapper gravement une dizaine des députés enfermés à Maison-Carrée. C'est miracle, par exemple, si Waldeck Rochet, Henri Martel et Pierre Lareppe, atteints du typhus, ont pu échapper à la mort. » 1

Et voici ce que nous raconte le militant communiste André Moine, lui aussi déporté en Algérie, à Djelfa, où les détenus sont contraints de construire leur propre camp.

« Du fort Cafarelli au chantier, notre cortège de bagnards côtoyait chaque matin des enfants de six à huit ans grelottant dans des guenilles, pieds nus dans la boue glacée, qui tentaient de nous vendre des beignets ou mendiaient un morceau de pain, à nous, prisonniers. Je n'oublierai jamais le regard de détresse insondable de ces gosses qui semblaient demander : Pourquoi ? Pourquoi suis-je ainsi ? Et nos gardes de les repousser brutale­ment avec des cris : images atroces du colonialisme dans sa nudité.

« Et comment oublier et ne pas comprendre ces goumiers qui, à quelques jours de là, refusent de se servir de leurs mitrailleuses contre nous, malgré les ordres et les vociférations du capitaine Caboche, chef de camp ? Sinon par une solidarité instinctive des opprimés ?

« A part quelques coups de cannes, jamais nous n'avons été frappés à Djelfa comme à Bossuet. Mais, dans ce dernier camp, les douairs qui nous gardaient étaient plus malheureux que nous : pratiquement pas plus de liberté en vertu d'une disci-

1. Etienne Fajon, Ma vie s'appelle liberté (Robert Lafont, 1976), p. 162-163. W. Rochet devait succéder à Maurice Thorez comme Secrétaire général du PCF (1905-1983).

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pline sévère, nourriture identique; mais beaucoup étaient chargés de famille et il n'était pas exceptionnel qu'ils soient frappés par l'encadrement. Là encore, sous de multiples formes, une solidarité s'est manifestée entre nous et eux, nos gardiens, armés, et nous prisonniers sans droit : une complicité réciproquement avantageuse s'installa, jamais démentie. Nous étions incontestablement plus près d'eux que des Français qui nous surveillaient les uns et les autres.

« Cela illustre une bonne volonté anticolonialiste foncière bien ancrée chez moi et une formation par le Parti communiste français.1 » v

Nous retrouverons André Moine au moment de la guerre d'Algérie.

Disons tout de suite que la guerre contre le fascisme devait révéler l'étroite solidarité des communistes « coloniaux » et français en France même. Faut-il rappeler que l'« Indochinois » Huynh-Khuong An figura parmi les martyrs de Chateaubriant ; que l'Indien de Mahé, Mouchilotte, organisateur du Front national au lycée Buffon a été fusillé au Mont-Valérien le 11 septembre 1 9 4 2 ; 2 que de très nombreux Algériens furent déportés dans les camps nazis ou furent tués dans les rangs de la Résistance. Citons, parmi eux :

Mekki Laïfa (tombé le 22 août 1944 à Saint-Ouen) ; Ali Brahim (tombé le 23 août 1944 à Aubervilliers) ; Bouchafa Salah — de la section du 17 e ar. (mort en

déportation) ; Fertale Ali — du syndicat des Métaux du 11 e ar. (mort en déportation) ; Benhamiche ; le professeur Allouache, du 5 e ar. ; Fellahi Tahar ouvrier des Travaux Publics, résistant dans le Limousin; Challac Larneï, ouvrier du bâtiment de Champigny, résistant dans le maquis de l'Yonne; Débâche Mourad, ouvrier chez Kleber-Colombes, blessé sur le pont d'Argenteuil à la Libération ; Mezaache Ali, tombé le 23 août 1944 à Levallois-Perret...

D'autres Algériens sont tombés sous les balles ennemies dans les journées du 19 au 24 août 1944 dans le 12 e ar., au quartier

1. André Moine, témoignage inédit. 2. Cf. Serge Klarsfeld, Le livre des otages (Editeurs Français Réunis,

1979), p. 227 et témoignage de Daniel Anker, qui fut emprisonné en mars 1942 dans la même cellule que Mouchilotte au Dépôt du Palais de Justice de Paris.

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du Quinze-vingts et avenue Daumesnil. Dans les maquis de la Savoie, sept Algériens furent fusillés à Cénissiat dans la même journée à la suite d'une opération de sabotage. Vingt et un Algériens militants ont été déportés par les Vichystes au service de l'occupant en 1940 dans les camps d'internement en Algérie. Chénai Mohamed, ouvrier chimiste chez Rolker, aux Lilas, blessé; Sebihi Saïd, ouvrier du bâtiment du 20 e ar. blessé; Mehdi Belkacem, ouvrier du bâtiment du 11 e, rentré avec un bras en moins.

Des Algériens s'étaient engagés dans les Brigades internatio­nales en Espagne et y avaient joué un rôle important. Ce fut le cas de Rabah Oussidoum, ancien ouvrier chez Renault, qui mourut sur le champ de bataille alors qu'il était capitaine. C'est sous son commandement, que le futur Colonel Fabien combat­tit en Espagne.1

1. Cf. Pierre Durand, Qui a tué Fabien? (ouv. cité).

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11. La guerre et les colonies

L'Afrique du Nord aurait pu jouer dans la guerre contre le Reich et ses alliés un rôle primordial dès 1940. Les troupes et le matériel nécessaires ne s'y trouvaient pas en quantité suffi­sante, mais il eut été possible d'y ramener le corps expédition­naire stationné en Syrie d'où il devait partir à l'assaut de l'Union soviétique, sous le commandement du général Wey-gand.

Le cours de la politique française en était, en effet, arrivé au

[>oint que depuis septembre 1939 et l'agression brutale de 'Allemagne nazie contre la Pologne, ce n'était pas Hitler que

visait le gouvernement, mais l'URSS. Des plans avaient été élaborés pour l'attaquer par le Nord, à partir de la Finlande et du Mourmansk, et par le Sud, après avoir bombardé la région pétrolifère de Bakou.

Sur le plan intérieur, la « Cinquième colonne » hitlérienne était restée libre d'agir, tandis que toutes les conquêtes sociales du Front populaire étaient annihilées, le Parti communiste interdit, la CGT mise aux ordres après l'exclusion — sinon l'arrestation — de ses cadres communistes. Le 9 avril 1940, le ministre de la Justice, Albert Sérol (socialiste), avait même fait adopter un décret prévoyant la peine de mort pour toute propagande communiste. C'est ce texte qui servit de base juridique à l'exécution de nombreux communistes guillotinés sous le régime de Vichy.

Le 6 juin 1940, le Comité central du PCF (clandestin, bien entendu) avait communiqué au gouvernement alors présidé par

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Paul Reynaud (Successeur d'Edouard Daladier depuis le 21 mars) des propositions en vue de défendre Paris et de procéder à une levée en masse pour la défense de la patrie. Ce premier appel à la Résistance sera suivi, le 18 juin, par l'initiative du général de Gaulle, entré au gouvernement le 5 juin comme sous-secrétaire d'Etat à la guerre, et qui, envoyé le 15 juin en mission -à Londres, demande « aux officiers et soldats, aux ingénieurs et ouvriers spécialisés des industries d'armement qui se trouvent sur le territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver » de le rejoindre. Dans les jours qui suivent, il élargira son appel au regroupement autour de sa personne de tous ceux qui, comme lui, estiment que pour avoir perdu une bataille, la France n'a pas perdu la guerre.

Philippe Pétain, chef militaire de la Première Guerre mon­diale dont la propagande de droite avait gonflé le prestige, colonialiste féroce et politicien à l'activité séditieuse déjà ancienne (c'est au cri de « C'est Pétain qu'il nous faut ! » que manifestaient les ligues factieuses pendant les années trente)1

était entré au gouvernement Reynaud le 10 mai 1940 comme ministre d'Etat et vice-président du Conseil. Le 16 juin, il devenait lui-même chef du gouvernement et le 17, sans plus attendre, il proposait aux Allemands de se rendre à leur discrétion. Il avait eu recours à l'intermédiaire de son ami Franco auprès duquel il avait été ambassadeur et qui était au courant de ses intrigues. Le 21 juin, il acceptait officiellement les conditions du Reich et Hitler recevait la reddition de la France, le 22 juin, dans le wagon historique où avait été signé l'armistice de 1918.

L'armée française trahie s'était mieux battue qu'on l'a souvent proclamé. Les soldats de la ligne Maginot résistèrent plusieurs jours après la capitulation de Pétain. De nombreux aviateurs s'envolèrent pour l'Algérie afin de mettre leurs appareils à l'abri de la saisie allemande. La flotte — alors la deuxième du monde après celle de la Grande-Bretagne, — mouillait à Mers-el-Kébir, dans la rade d'Oran, hors de portée des nazis. Si le gouvernement, au lieu de s'agenouiller, avait voulu relever le drapeau de la France, il l'aurait pu. L'Afrique

1. Ce mot d'ordre avait été lancé par le journaliste Gustave Hervé, ancien anarchiste devenu fasciste.

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du Nord offrait une base de repli sûre et reliée au reste du monde.

Des velléités s'étaient d'ailleurs fait jour en vue d'installer le gouvernement au Maroc. Pétain avait refusé de quitter Bor­deaux où il s'était installé le 15 juin (il ne fera de Vichy sa capitale qu'à partir du 2 juillet), mais plusieurs ministres, dont E. Daladier, César Campinchi, Georges Mandel, et des parle­mentaires encore sous les drapeaux, parmi lesquels Jean Zay, Pierre Mendès France, Pierre Viénot (on sait que les députés communistes étaient en prison ou dans la clandestinité), avaient manifesté l'intention de gagner le Maroc. Il avait même été question de faire embarquer à Port-Vendres le président de la République et les présidents des deux Assemblées.

Un paquebot, le Massilia, avait été réquisitionné et les parlementaires devaient s'y rendre le 20 juin. Il n'avait pu atteindre Bordeaux, la Gironde étant minée, et les attendait au Verdon. Au dernier moment, Pétain interdit aux ministres de partir et Laval (ministre d'Etat depuis le 20 juin), dénonça comme lâches et comme traîtres les parlementaires qui avaient voulu gagner le Massilia avant même qu'ils n'y eussent mis le pied 1. Pétain et les siens savaient bien qu'un gouvernement et un parlement libres en Afrique du Nord auraient mis leurs plans en péril.

Le drame de Mers-el-Kébir fut la conséquence d'une même

Solitique de trahison nationale. La plus grande partie de la otte de Méditerranée, et notamment les deux plus puissants

bâtiments de l'époque, le Dunkerque et le Strasbourg, mouil­laient dans le port algérien. L'amiral commandant l'ensemble des forces de mer françaises s'appelait Darlan. Il avait « bâti contre les Allemands et les Italiens une marine formidable qui ne tira de coups de canon que contre les Anglais », écrit Jules Roy 1 .

Très anti-anglais et surtout pro-fasciste, François Darlan, futur « dauphin » de Pétain, craint plus que tout au monde de déplaire aux Allemands... Lorsqu'une petite flotte britannique se présente devant Mers-el-Kébir et demande à l'amiral Marcel

1. Cf. Henri Noguères, Histoire de la Résistance en France, 1.1, p. 30 et S9. 2. Jules Roy, Une affaire d'honneur Mers-el-Kébir, 3 juillet 1940, Pion,

1983.

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Gensoul qui commande les unités françaises, soit d'appareiller pour continuer le combat contre les Allemands et les Italiens ; soit de gagner des ports britanniques avec des équipages réduits ; soit de se réfugier à la Martinique ou aux Etats-Unis (qui ne sont alors pas en guerre) ; soit, si l'une de ces

Eropositions n'est pas acceptée, d'obliger « le gouvernement de a Majesté à utiliser toutes les forces qui seront nécessaires pour

empêcher que vos bâtiments ne tombent aux mains des Allemands et des Italiens », Gensoul se contente de rétor­quer : « Les bâtiments français répondront à la force par la force »...

Darlan prévient les Allemands et les Italiens et ordonne à Gensoul : « Appelez des sous-marins et avions si nécessaire » pour tirer sur les Britanniques. Ceux-ci, prévenus officiellement qu'il n'est pas question de répondre à leurs offres et que le Strasbourg et le Dunkerque vont appareiller pour Toulon où les Allemands les attendent, après un dernier avertissement, ouvrent le feu, à 16 h 56, le 3 juillet 1940. Il y aura mille trois cents morts du côté français.

La propagande pétainiste s'empara de cette triste affaire pour fustiger Londres et Vichy rompra les relations diplomati­ques avec la Grande-Bretagne dès le 4 juillet.

L'échec de la tentative du Massilia, le refus de mettre la flotte française au service des alliés s'accompagnaient d'une main­mise totale de Vichy sur l'Empire français, grâce aux hauts fonctionnaires et militaires de droite qui y régnaient déjà et qu'avait épargnés le gouvernement du Front populaire. Des bases de première importance sont livrées aux Allemands et aux Italiens dont les représentants dans les « Commissions d'Armis­tice » font outre-mer la pluie et le beau temps. De leurs positions de Cyrénaïque, d'Erythrée, des Somalies et d'Ethio­pie, les Italiens menacent sérieusement les possessions britanni­ques (notamment l'Egypte) et les Allemands se voient offrir des facilités militaires par Vichy en Syrie et au Liban. Les forces italiennes occupent en août 1940 la Somalie britannique et pénètrent au Soudan et au Nigeria.

En Extrême-Orient, Vichy avait accepté, dès juillet 1940, la présence japonaise dans le nord de l'Indochine. Un an plus tard, un accord de « défense commune de l'Indochine » était signé avec l'Empire nippon qui occupa l'ensemble de la région.

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La guerre de libération du peuple français — celle que mènent aussi bien de Gaulle que les communistes — va donc fatalement intéresser les colonies et, prioritairement, pour des raisons géographiques et stratégiques évidentes, l'Afrique du Nord et le Proche-Orient. Hitler devra envoyer Rommel et son Afrikakorps au secours des troupes mussoliniennes. Les Améri­cains effectueront au Maroc et en Algérie leur premier grand débarquement (8 novembre 1942). L'armée française, avant de trouver le renfort FFI sur le sol de France, se développera sur le continent africain, s'y illustrera comme à Bir-Hakeim, puis en Italie, et comptera nombre d'autochtones des colonies. Le problème colonial lui-même en acquerra une dimension nou­velle, l'éveil des nations deviendra inévitable et les indépen­dances finiront par l'emporter... L'histoire de la politique coloniale des communistes dans cette conjoncture particulière devait donc être replacée, à cette étape, dans le cadre de l'Empire...

Malgré l'échec d'une tentative de débarquement à Dakar où les vichystes refusèrent le ralliement à la France libre, qui deviendra France combattante avant de donner naissance au CFLN (Comité Français de la libération nationale) fondé le 3 juin 1943, puis gouvernement provisoire de la République française (GPRF), le général de Gaulle obtint assez rapidement l'appui du Tchad, de l'AEF et du Cameroun (27 août 1940), de l'Inde française et des territoires français de l'océan Pacifique. En AEF, les Vichystes résisteront par les armes au Gabon jusqu'au 11 novembre 1940. Madagascar et la Réunion reste­ront sous le contrôle de Vichy jusqu'en 1942. En octobre 1940, de Gaulle avait mis sur pied un « Comité de défense de l'Empire ».

En Afrique du Nord, où les forces alliées ont débarqué Je 8 novembre 1942, les Américains misent d'abord sur l'amiral Darlan qui se réclame de la « légitimité vichyste » ; il s'oppose au général Giraud, qui a rejoint l'Afrique du Nord après s'être évadé d'Allemagne et qui le remplace après son assassinat, le 24 décembre 1942. L'Algérie, le Maroc, l'AOF, puis la Tunisie où les forces de l'axe ont capitulé le 12 mai 1943, sont placés sous l'autorité de Giraud, qui ne s'associera à de Gaulle au sein du Comité français de libération nationale que le 3 juin 1943.

Au Liban et en Syrie, les Forces françaises libres ont dû s'opposer seules d'abord à l'armée du général Dentz qui obéit à

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Pétain. L'intervention britannique met fin au conflit, mais l'indépendance promise par le général Catroux ne viendra que plus tard. Maurice Thorez le déplorera lors du X e Congrès du PCF (juin 1945) : « Ce qui vient de se passer en Syrie, dira-t-il, ce qui menace au Liban, montre que notre parti avait doublement raison en déplorant et en condamnant l'attitude brutale des éléments vichyssois et colonialistes qui n'ont pas su ménager le sentiment national des Syriens et des Libanais, et en mettant en garde contre les éléments féodaux réactionnaires et fascisants, sur lesquels on a voulu s'appuyer là-bas, au lieu de s'orienter sur l'appui des peuples, sur l'appui des ouvriers, des artisans, des boutiquiers, des paysans, des intellectuels musul­mans ou chrétiens, tous presque de culture française. En novembre 1943, lors des graves incidents de Beyrouth, les Arabes antifascistes du Liban et de Syrie déclaraient dans leurs journaux que, réclamant l'indépendance solennellement pro­mise par la France à leurs pays, ils n'avaient aucunement l'intention de passer sous la domination d'une autre puis­sance... Ils n'ont pas changé de sentiment...

« Bien avant que fût proclamée la charte de l'Atlantique, nous avions soutenu, en vertu du droit à la libre disposition pour tous les peuples, la cause juste des peuples de Syrie et du Liban. Nous n'en regrettons que davantage le coup porté au prestige séculaire et aux intérêts de notre pays dans le Proche-Orient. A propos d'ailleurs de la libre disposition, nous avons toujours proclamé que le droit au divorce ne signifiait pas l'obligation de divorcer. Nous n'avons cessé de montrer que, par exemple, l'intérêt des populations d'Afrique du Nord était dans leur union avec le peuple de France.

« . . . Créer les conditions de cette union libre, confiante et fraternelle des peuples coloniaux avec le peuple de France, voilà l'objectif que doit se proposer une politique vraiment démocra­tique et vraiment française... »

Cette conception n'est certes pas celle du général de Gaulle. Dans un discours radiodiffusé de Londres, le 29 août 1940, il s'était réjoui — à jusse titre — du ralliement du Tchad, du Cameroun et de l'AEF à la France libre. « Cette vaste et vaillante partie de terres françaises (souligné par nous — P.D.) a décidé de se défendre et sera défendue (...) Le crime de l'armistice, c'est d'avoir capitulé comme si la France n'avait pas d'Empire. »

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« Terres françaises », « Empire », voilà un langage qui ne tient certes pas compte des volontés d'indépendance natio­nale...

Le 11 novembre 1940, le général parle à Brazzaville : « Si nous arrachons morceau par morceau l'Empire français aux collaborateurs de l'ennemi afin de le garder pour la France et d'y trouver des moyens de combat, si nous avons déjà fait rentrer dans la guerre le Tchad, le Cameroun, POubangui, le Congo, nos colonies du Pacifique et pas plus tard qu'hier, le Gabon (...) rassemblant peu à peu toutes les terres françaises, nous ferons peser dans la guerre une épée toujours plus lourde. »

Parlant à Londres le 27 mai 1942 après le ralliement de Madagascar où les forces vichystes ont fait couler le sang, il exalte « la souveraineté française » et « l'unité impériale fran­çaise ». Au lendemain du débarquement allié, il parle de « cette Afrique du Nord française où tant de gloires furent acquises » (8 novembre 1942). Le 11 novembre, il précise : « Je dis la France, c'est-à-dire une seule nation, un seul territoire, un seul Empire, une seule loi. » Il ajoute, à Alger, le 30 mai 1943 : « Je dis souveraineté réelle et non pas souveraineté fictive de la France dans toutes les parties de son Empire. »

La Tunisie, c'est la France... « La France ? Mais la voilà ! C'est ce rassemblement immense de Tunis libéré ! » (27 juin 1943 à Tunis). L'Algérie aussi : « Français, mes camarades, ainsi donc après trois années d'indicibles épreuves, le peuple français reparaît. Il reparaît en masse, rassemblé, enthousiaste sèùs les plis de son drapeau. Aujourd'hui il reparaît uni, et l'union que la capitale d'Alger vient de démontrer d'une manière éclatante, c'est la même que révéleront demain toutes nos villes et tous nos villages quand ils auront été arrachés à l'ennemi et à ses serviteurs » (14 juillet 1943 à Alger).

Le général de Gaulle sait cependant fort bien que certaines mœurs encore présentes sont désormais dépassées. A Constan-tine, le 12 décembre 1943, il évoque les événements qui « font en sorte que l'Afrique du Nord est le terrain où commencent à s'épanouir la force renaissante et l'espérance immortelle de la France ». Il parle dé la nécessité d'associer « chaque jour plus largement l'élite de la variété locale » (sic) du Maroc et de la Tunisie au destin de son pays.

Il annonce que le CFLN « a décidé d'attribuer immédiate-

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ment à plusieurs dizaines de milliers de musulmans français d'Algérie leurs droits entiers de citoyens... » 1

Et enfin, c'est la fameuse « Conférence africaine française » de Brazzaville (30 janvier-8 février 1944), dont certains auteurs prétendent qu'elle aurait amorcé la « décolonisation ». Ni le discours prononcé par le général de Gaulle, ni les recommandations adoptées ne vont dans ce sens. Au contraire celles-ci affirment, et cette partie du texte figure dans l'original en capitales que « les fins de l'œuvre de colonisation accomplie par la France... écartent toute idée d'autonomie, toute possibi­lité d'évolution hors du bloc français de l'Empire : la constitu­tion éventuelle, même lointaine, de self-governments dans les colonies est à écarter ».2

A cette conférence, aucun « indigène » n'avait été convié ; il y avait bien un « Noir », mais c'était le gouverneur général Eboué, Guyanais d'origine, et « colonial » parfaitement ortho­doxe.

En fait, cette conférence avait pour but de désamorcer les intrigues britanniques et américaines qui, profitant de l'affai­blissement de l'autorité française, essayaient ici ou là de prendre la place des Français. Roosevelt avait donné l'exemple en prenant contact directement avec le sultan du Maroc Mohammed V, au grand dam des hauts fonctionnaires français du « protectorat ».

Elle réaffirme donc hautement les droits de la France sur son Empire, et pour se justifier des accusations de colonialisme et de mauvaise administration, promet vaguement, pour un avenir incertain (« Nous ne nous dissimulons pas la longueur des étapes », dit le général de Gaulle) une « participation » des populations à la gestion de leurs propres affaires ! L'abolition du travail forcé est envisagée... dans un délai de cinq ans après la fin des hostilités; il n'est pas question d'accorder la citoyenneté, mais on promet, après la fin de la guerre, la « suppression progressive » des peines de l'indigénat !

Tout cela, croyait-on, n'engageait à rien et ne différait guère de promesses faites à l'usage de l'opinion publique française et internationale à diverses reprises.

1. Nous avons relevé toutes ces citations du général de Gaulle dans une etite brochure intitulée « Général de Gaulle, Discours >, publiée vraisembla-lement à la fin de 1944. Elle contient les textes des appels et discours

prononcés entre le 18 juin 1940 et le 18 juin 1944 (Archives de L'Humanité.) 2. La Conférence africaine française, Brazzaville, Ed. du Baobab, s.d.

(1944), p. 45.

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Mais la manœuvre sera balayée par le grand mouvement d'éveil démocratique de 1945-1946 : c'est à ce moment que les colons (qui n'avaient pas bronché sur le moment) attribueront cette vague de fond qui met en péril leurs privilèges aux « promesses démagogiques » de Brazzaville, et qu'il sera attri­bué à cette conférence un contenu qu'elle était loin d'avoir.

D'indépendance, il n'est donc pas question. Sous le drapeau de la France, l'Afrique sera peut-être un jour admise à jeter un œil sur ses affaires...1

On notera que ces différents textes reprennent certaines idées du Front populaire, tel l'octroi du droit de vote à des « élites » (projet Blum-Viollette pour l'Algérie) ou le projet d'organiser en Afrique Noire des « municipes » sur la base élargie du Conseil des notables. De même, sur le plan économique, Marius Moutet, qui avait été ministre des Colonies du Front populaire, souhaitait relever le niveau matériel des masses qui seront « les artisans principaux de la mise en valeur, comme elles doivent en être les principales bénéficiaires ». D'où d'ailleurs, certaines réformes limitées qui avaient été entreprises ou envisagées dès avant la guerre (constitution de stocks alimentaires, développe­ment du réseau routier, aide aux cultures vivrières, etc.). Les fonds que nécessitaient ces projets, très différents du plan Sarraut ou de la conférence économique de 1934, étaient estimés à six milliards de francs... que le Parlement refusa.2

Dans ce contexte militaro-politique, quelle va être l'attitude des communistes ? La réponse ne souffre pas d'hésitation : conforme à leur attitude de principe (droit des peuples à l'indépendance, lutte contre le colonialisme), conforme à leur politique de défense des intérêts nationaux et de résistance au

fascisme. Que l'accent soit mis, en ces circonstances, sur ce dernier aspect des choses va de soi. Mais il n'occulta jamais la position de principe, contrairement à ce qui a pu être affirmé.

La direction effective du PCF clandestin se trouve en France où le Comité central est dirigé par Jacques Duclos et Benoît Frachon. Elle est représentée auprès du général de Gaulle, à Londres, par Fernand Grenier depuis le 11 janvier 1943.

1. Sur la conférence de Brazzaville, cf., en particulier, J. Suret-Canale, ouv. cité, t. 2, p. 595-600 et t. 3, p. 9-13.

2. Cf. Histoire de la France contemporaine, t. V. (1918-1940). Editions sociales, livre Club Diderot (1980), p. 231 et ss.

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Maurice Thorez et André Marty sont à Moscou, le second représentant le PCF auprès de l'Internationale. Celle-ci est dissoute le 10 juin 1943 et Marty demande à gagner Alger 1, ce que Giraud, de Gaulle et leur entourage n'accepteront pas facilement. André Marty n'est autorisé à venir à Alger que dans la première quinzaine d'octobre 1943, venant d'URSS, via Téhéran. En Algérie, les militants communistes emprisonnés — et notamment les députés — sont maintenus en détention jusqu'au 5 février 1944, trois mois après le débarquement allié ! Ce seul fait montre combien l'anticommunisme est resté vigoureux dans les milieux dirigeants de la France libre et chez les Américains qui parlaient déjà à l'époque de la guerre qu'il faudrait faire à l'URSS après la défaite de Hitler.2 Encore faut-il ajouter que les derniers communistes français et algériens emprisonnés ne quittèrent leurs geôles que cinq mois plus tard, à la suite d'innombrables démarches effectuées au nom du PCF par Henri Martel et Antoine Demusois.3

Le Parti communiste algérien était revenu à la légalité, non sans peine, et les communistes français entretenaient avec lui de très bonnes relations. Etienne Fajon en fournit un témoignage dont on verra qu'il n'est pas sans une certaine autocritique :

« En ce qui concerne notre coopération avec le Parti commu­niste algérien, je travaillais en liaison avec son Comité central, tandis que Waldeck Rochet secondait son organisation régio­nale d'Alger. Nous avons tenu ensemble d'innombrables réu­nions, petites et grandes, dans les quartiers des villes et dans le bled, où nous nous exprimions en français, et nos camarades algériens en arabe. Leur parti était la seule formation politique groupant des adhérents d'origine arabe, berbère, juive, fran­çaise ou espagnole.

« Dans un pays colonial, où les courants nationalistes coulent de source, et où les oppresseurs s'ingéniaient, depuis un siècle, à dresser les différentes catégories d'habitants les unes1 contre les autres, il " fajlait le faire comme on dit. Les communistes

1. Maurice Thorez avait demandé à s'y rendre, mais de Gaulle refusa. 2. Sur les conditions de cette libération, voir Etienne Fajon, Ma vie

s'appelle liberté (ouv. cité), Florimond Bonté, le Chemin de l'honneur, ouv. cité, Fernand Grenier, C'était ainsi (Editions sociales, 1970) et André Moine, Déportation et résistance en Afrique du Nord, (Editions sociales.)

3. Etienne Fajon, ouv. cité, p. 176-177.

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algériens montraient un courage exemplaire. Parlant à leur côté, j'appelais la population à participer à l'effort de guerre contre l'Allemagne et l'Italie fascistes, sans distinction de race et de religion.

« Si je relis aujourd'hui mes notes de l'époque, je n'ai aucun doute quant à la justesse de cette orientation générale de mes discours et de mon action. Qui pourrait contester que l'écrase­ment de l'hitlérisme fut un facteur déterminant de l'essor de toutes les forces de progrès dans le monde, y compris le mouvement de libération nationale? Je considère à présent d'un œil plus critique, en revanche, l'argumentation que j'utilisais. Je ne tenais pas suffisamment compte de la réalité algérienne, du fait que le peuple algérien était assujetti, non par l'impérialisme allemand, mais par l'impérialisme français, non plus que de l'existence et de la force des aspirations nationales en Algérie.

« Pourtant, notre parti avait posé le problème dès avant guerre. Maurice Thorez avait parlé et écrit à ce sujet à l'occasion de son voyage en Algérie. Dans un article publié par L'Humanité du 18 février 1939, de retour de ce voyage, il évoquait en termes explicites " la nation algérienne pleine de sève ". Mais, quatre années plus tard, alors que tous nos efforts étaient consacrés, comme il était naturel, à la guerre antihitlé­rienne, j'avais tendance à sous-estimer sérieusement cet aspect très important des choses. Et notre combat y perdait une part de son efficacité auprès des masses algériennes, exaspérées par l'asservissement national et réduites à la misère par la rapacité des gros colons.

« Il reste que nous avons donné un sérieux coup de main aux communistes algériens pour renforcer leurs positions et recons­truire leur parti. Je garde le souvenir émouvant, entre autres, de ce que j'ai fait, en personne, pour aider à remettre en selle le mouvement de la jeunesse communiste, en collaboration avec de jeunes militants admirables, tels que Bouali Taleb, qui tombera héroïquement pendant la guerre d'Algérie, et Henri Alleg, qui subira sans fléchir, en 1957, les effroyables tortures des colonialistes. » 1

Dès la formation du Comité français de libération nationale (CFLN) à Alger, le PCF a manifesté publiquement sa satisfac-

1. E. Fajon, ouv. cité, p. 177-178.

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tion, voyant en lui « le gouvernement de la France », suscepti­ble d'accélérer les préparatifs de la libération. L'Humanité clandestine n° 233 publie le 15 juillet une déclaration du PCF qualifiant la création du CFLN de « première et importante étape dans la voie de l'unification de toutes les forces militaires françaises », un « gouvernement de fait susceptible de repré­senter, avec l'autorité nécessaire la France tout entière aux côtés des alliés »... Lorsque le général de Gaulle proposera qu'un, puis deux représentants du PCF entrent au CFLN, le Comité central en France et sa délégation en Afrique du Nord seront immédiatement d'accord. Les négociations, cependant, seront longues. C'est seulement le 4 avril 1944 que François Billoux et Fernand Grenier en deviendront membres.

Sans nous attarder à ces questions — d'ailleurs capitales — nous nous bornerons à esquisser ce que fut dans ces circons­tances très particulières la politique « coloniale » des commu­nistes français. Quelques documents nous en donnent une idée. 1 C'est ainsi que le 26 juillet 1943 les députés commu­nistes interviennent auprès du CFLN pour réclamer l'amnistie en faveur des insoumis musulmans qui rejoindraient l'armée volontairement. Le 18 août, s'adressant aux commissaires et présidents du CFLN, ils se félicitent « des premières mesures prises en faveur des musulmans ». Dans le programme qu'ils exposent, ils écrivent notamment :

« Il faut faire droit aux légitimes revendications des popula­tions musulmanes. Vous connaissez notre opinion sur cette question. Nous estimons que la solution la meilleure serait d'aller carrément, suivant l'exemple de la Grande Révolution française, vers l'égalité des droits de tous les habitants de l'Algérie. »

Les députés approuvent les mesures partielles déjà prises et demandent :

« a) Amnistie conditionnée aux insoumis musulmans sui­vant nos propositions antérieures dans notre lettre du 24 juil­let;

b) Libération complète et sans condition des musulmans militants qui ont été arrêtés ou maintenus en prison par le

1. Les textes dont nous donnons quelques extraits ci-dessous, ont été publiés dans les Cahiers d'Histoire de l'Institut de recherches marxistes, n° 23, (1985). Ds étaient alors inédits.

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gouvernement de Vichy et qui sont actuellement en résidence forcée ou dans les camps. C'est le cas de certains miUtants du Parti populaire algérien (PPA). Il va de soi que nous ne demandons pas de mesures de clémence pour les éléments se faisant les auxiliaires ou les agents de la propagande hitlérienne ou fasciste. Enfin, il faut en finir une fois pour toutes avec les mesures prises contre les israélites en Algérie. »

Les députés s'élèvent contre les manœuvres et les brimades dont sont l'objet les communistes français et maghrébins. « Nous ne croyons pas, écrivent-ils, que le jeu de cache-cache avec les communistes français en Afrique du Nord et avec les partis communistes d'Algérie, de Tunisie et du Maroc soit profitable à la France. S'il y a des malentendus, des questions encore obscures, n'est-il pas mieux de les aborder franche­ment ? N'est-ce pas le meilleur moyen de trouver aux problèmes qui peuvent se poser une solution conforme à l'intérêt fran­çais! »

Une note du commissariat aux Affaires étrangères du CFLN en date du 23 octobre 1943 (c'est-à-dire postérieure à la lettre citée ci-dessus) donne une idée de l'esprit qui règne dans les hautes sphères du gouvernement de la France libre à cette époque. On verra que l'esprit de la rue Oudinot a magnifique­ment survécu. Le dernier paragraphe de la note est particulière­ment savoureux pour qui avait compris depuis longtemps à quelles origines remonte la fondation de certains partis. Voici ce texte, significatif :

Alger, le 23 octobre 1943 Commissariat aux Affaires étrangères

Note pour le Comité français de libération nationale A /S Propagande communiste au Maroc et en Tunisie

Dans une conférence tenue le 22 octobre, sous la présidence du général de Gaulle, le résident général de France au Maroc et le résident général de France à Tunis ont, l'un et l'autre, attiré l'attention sur la propagande communiste dans les milieux indigènes et sur les dangers qui en résultent. Ils ont demandé que le Comité adoptât sur la question, déjà discutée au cours de la séance du 30 septembre, une attitude définitive et que cette attitude fût rendue publique.

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Les difficultés dans ce domaine sont, au Maroc, moin­dres qu'en Tunisie.

Il n'a jamais, en effet, existé de Parti communiste marocain. La propagande actuelle est le fait d'éléments communistes européens; prenant comme thème l'égalité complète entre Français et Marocains, les communistes du Maroc rejoignent les nationalistes dans certaines de leurs revendications essentielles et mettent en cause le principe même du protectorat. Le danger n'est pas actuel; il pourrait rapidement le devenir si l'indigène avait le sentiment que tout est permis aux leaders communistes. Pour sa part, le résident général a interdit l'hebdomadaire « Egalité » que les communistes voulaient lancer ; il se réserve d'interdire, s'il y a heu, les réunions que multiplie M. Gresa *, et qui ne s'adressent pas qu'aux Français. D'un mot, si M. Puaux 2 admet que les Français établis au Maroc puissent appartenir à tout parti ne se livrant pas à une action antinationale, il estime qu'il ne doit pas exister de partis marocains ; il n'y en a pas en règle générale dans les Etats islamiques, il n'y en a jamais eu au Maroc ; il faut s'en tenir à ce principe.

En Tunisie, la situation est plus complexe du fait qu'il a existé de 1920 à 1938 un Parti communiste tunisien particulièrement actif, et que, d'une manière générale, tous les groupements politiques qui se sont constitués dans la Régence comportent traditionnellement, à la fois des éléments français et des éléments tunisiens. Aujourd'hui les communistes tunisiens reprennent le programme du Destour (...)

Quatre solutions peuvent être envisagées : 1. Reconstitution du Parti communiste tunisien; 2. Constitution d'une section du Parti communiste fran­çais à laquelle les Tunisiens pourront adhérer ; 3. Constitution d'une section du Parti communiste fran­çais à laquelle seuls les Français auront le droit d'adhérer ; 4. Interdiction de tout Parti communiste en Tunisie.

La première solution présente les plus graves inconvé­nients étant donné la similitude qui, comme au Maroc, existe à de nombreux égards entre les revendications des communistes et celles des nationalistes musulmans; elle

1. Député communiste. 2. Résident général au Maroc.

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aboutirait à la création d'un parti qui, le Destour demeu­rant interdit, ne manquerait pas de regrouper une bonne part des adhérents d'un mouvement ayant compté jusqu'à 800 000 "membres. Un Parti aussi'for}: aurait évidemment la prétention de parler' au nom du peuple tunisien et se dresserait inévitablement contre l'autorité de la France dans la Régence. <

La quatrième solution doit être de même écartée puis­qu'elle impliquerait l'interdiction — même pour les citoyens français — d'appartenir à un parti politique quelconque; or, les Français de Tunisie ont pris depuis longtemps l'habitude d'exprimer leur opinion et de se grouper en partis. Au surplus, cette mesure irait à l'encon-tre de la ligne de conduite déjà tracée par le Comité en ce qui concerne le droit pour les Français, en Afrique du Nord, de se réclamer librement de tel ou tel parti. C'est donc entre la seconde et la troisième solution que le choix doit s'exercer.

Dans sa séance du 30 septembre dernier, le Comité avait provisoirement opté pour la reconstitution dans la Régence d'un Parti communiste français auquel les Tunisiens ne pourraient adhérer.

Une telle interdiction a, à certains égards, un caractère discriminatoire à l'égard des communistes puisque, dans le protectorat, tous les autres partis acceptent, en fait, l'adhésion de Tunisiens. D'autre part, la Tunisie ne possédant pas de masse ouvrière française, au sein de laquelle les communistes pourraient recruter des adeptes, cette décision condamnerait le Parti communiste à n'être qu'un état-major sans troupes.

Le résident général n'exclut pas qu'une décision de cette nature n'entraîne des grèves à Fenyville ou à Metlaoui ; il est prêt à en courir le risque, s'il est bien entendu que le Comité ne se déjugera pas devant l'événement. Il demande même, comme M. Puaux, que la décision du Comité soit rendue publique.

Quant à la solution consistant à autoriser l'établissement d'un Parti communiste auquel les Tunisiens auraient accès, elle comporte de graves inconvénients qui ont déjà été signalés dans la note du commissariat aux Affaires étrangères du 28 septembre. Ces inconvénients seraient réduits mais non supprimés s'il était stipulé que le bureau de tout parti devrait comporter obligatoirement une majo-

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rite de citoyens français, si son activité était étroitement surveillée et autant que possible canalisée par les pouvoirs publics, si enfin, il était entendu que le parti serait interdit au cas où il prendrait un aspect purement tunisien et antifrançais.

Enfin, pour contrebalancer l'influence communiste dans la masse tunisienne et dans l'impossibilité où l'on se trouve d'envisager la reconstitution d'un Destour assagi, il conviendrait d'essayer de susciter un parti libéral et francophile groupant la bourgeoisie des villes et les jeunes intellectuels auxquels, dès maintenant, il convient de réserver un accès plus large aux fonctions publiques.

C'est entre les deux solutions ci-dessus exposées que le Comité est appelé à faire son choix. » 1

Le 28 août 1943, le groupe des députés communistes est reçu par le général de Gaulle, en présence de Gaston Palewski et de Jacques Soustelle. Le compte rendu de cette rencontre, rédigé par Etienne Fajon, fait état d'une intervention de W. Rochet répondant au général selon lequel « certains craignent encore les communistes, le PCA notamment ». W. Rochet indique « que le PCA représente une force et qu'il ne faut pas, sous prétexte de complaire à certains éléments, demander aux communistes de s'effacer et de disparaître ». Selon le même compte rendu, « Lozeray pose la question de la politique à suivre à l'égard des populations musulmanes. Tout en se félicitant des premières mesures (égalité des soldes), il dit qu'il faut aller plus loin ; indique également qu'il faut supprimer le décret qui a abrogé le décret Crémieux. »

Lorsque de Gaulle demande à Grenier de participer au CFLN, celui-ci en réfère, comme il est normal, au Comité central de son parti, en France, malgré d'incroyables difficultés de transmissions. Il reçoit, le 2 octobre 1943, un court message lui donnant le feu vert pour « accepter éventuellement » la participation, assorti d'un énoncé des principes et des priorités d'action devant fonder la participation.

En premier lieu vient évidemment l'effort de guerre. Le point 4 (il y en a 5 au total) demande « une politique d'union la plus grande de la France par compréhension et satisfaction légitimes revendications masses indigènes ». On peut ainsi dire que le

1. Ibidem, p. 71-72-73.

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tout premier programme de participation des communistes français à un gouvernement de leur pays comporte une référence explicite aux revendications des peuples coloniaux. Une lettre de la direction du PCF en France à Grenier, en date du 4 octobre 1943, qui détaille ce programme, revient très clairement sur ce point.

Une entrevue qui a lieu le 20 octobre entre Marty, Billoux, Pourtalet et le général Legentilhomme, commissaire à la Défense, nous permet une parenthèse où il sera question de la Section coloniale. Selon le compte rendu que fait A. Marty de cette rencontre, le général Legentilhomme aurait déclaré, entre autres : « C'est la première fois que je reçois ici des députés. J'ai conservé le souvenir de Djibouti lorsqu'au début 1939 j'ai eu la visite de cinq députés. Un seul était intelligent : le commu­niste. t> Marty ajoute : « Il a deux fois exprimé le désir de recevoir ce communiste, Lozeray. »

Un document en date du 13 novembre 1943 montre combien les communistes sont soucieux de contribuer à mobiliser toutes les forces dans la lutte antihitlérienne en aidant à la solution des problèmes qui surgissent dans les pays sur lesquels s'exerce toujours l'autorité française. C'est ainsi que la délégation du Comité central dû PCF en Afrique du Nord, parmi d'autres propositions faites au général de Gaulle dans le cadre de la discussion sur la participation du PCF au CFLN, déclare :

« Dans le cas où le Comité de la libération n'accepterait pas notre collaboration comme fixée ci-dessus, vous pouvez être assuré que, comme en France, nous continuerons notre action de toutes nos forces pour augmenter le prestige et l'autorité du gouvernement provisoire que vous présidez. Pour vous en donner une nouvelle preuve, nous vous proposons de déléguer en mission en Syrie et au Liban un de nos députés afin d'aider à régler la grave situation actuelle et de rétablir au Proche-Orient une alliance fraternelle pour les combats contre l'ennemi commun, entre la population de Syrie et du Liban et la nation française. »

Le 7 décembre 1943, François Billoux, Florimond Bonté et André Marty rédigent un rapport destiné au Comité central du PCF en France qui, d'ailleurs, ne lui parviendra pas, faute de

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liaison. Ils y établissent un bilan intéressant de la situation en Afrique du Nord et, accessoirement, en Afrique Noire, à Madagascar et en Corse (qui vient de se libérer) :

« C'est sur le travail parmi les masses que sont orientées en premier lieu les activités des Partis communistes d'Algérie, de Tunisie, du Maroc et des camarades métropolitains. De nom­breuses réunions publiques font connaître la position du Parti communiste dans l'ensemble du territoire. Nous utilisons le poste Radio-France environ une fois par semaine.

« Comme presse, nous avons : Liberté, hebdomadaire qui atteint maintenant un tirage de 59000 dont plus de 11000 abonnés. Il se diffuse dans tous les territoires libérés. La Lutte Sociale, en Algérie, se diffuse bi-mensuellement à 15 000 exemplaires. Encore éditée clandestinement pour des raisons de difficultés d'obtention du papier, elle va se transfor­mer en journal légal sous le titre : L'Algérie Nouvelle. En Tunisie, l'Avenir Social, hebdomadaire, est édité légalement à 12000 exemplaires, dont plus de 2000 abonnés; son titre va être aussi changé. Nos camarades de Tunisie demandent la parution légale de leur journal en arabe ElEttalia et collaborent à l'hebdomadaire de la France Combattante en Tunisie : Victoire. Au Maroc, nos camarades demandent la parution légale de leur bi-mensuel Egalité et collaborent à Libération, qui est le journal du Front national de lutte du Maroc. En Corse, nos camarades éditent Terre Corse, qui est l'organe hebdomadaire de la région du parti, et collaborent activement au Patriote qui est le journal quotidien du Front national de lutte.1 II y a aussi le journal des Jeunesses communistes en Algérie, La Jeune Algérie.

« Le Parti d'Algérie a atteint le chiffre de ses adhérents de 1939, sans compter le grand nombre de camarades mobilisés. Les adhésions continuent à affluer. Il en est de même en Tunisie. Au Maroc, il y a 900 membres au parti. En Corse, où se trouve actuellement Bartolini, il y a plus de 2 000 membres et chaque jour, des adhésions nouvelles sont enregistrées. Nous avons aussi quelques contacts avec des camarades communistes et sympathisants en AOF, en AEF et à Madagascar. Nous n'avons pas réussi à avoir une liaison sérieuse avec nos amis de Syrie et du Liban.

1. La Corse a été libérée après une insurrection victorieuse dirigée par le Front national et avec l'appui des Forces françaises libres en septembre-octobre 1943.

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« Les syndicats ont maintenant plus de 80 000 membres en Algérie ; les adhésions continuent. Les Unions départementales d'Alger, d'Oran et Constantine sont dirigées par nos amis Fayet, Angonin, Rosito. Au Maroc, il y a 15 000 syndiqués sous la direction de notre ami Prudhomme. En Tunisie, l'union des syndicats se développe. Quelques syndicats se constituent aussi en AOF, en AEF et à Madagascar. En accord avec la délégation de la CGT, une carte confédérale unique sera vendue à partir du 1 e r janvier 1944.

« Sous diverses formes, de nombreuses organisations de masse se sont reconstituées et sont en plein développement : Jeunesses communistes, Union des femmes d'Algérie, Secours populaire, Rapprochement franco-soviétique.

« A la fin de novembre s'est tenu à Alger un congrès de la " France combattante " qui a décidé la création d'une Confédé­ration de la * France combattante " d'Empire, rassemblant toutes les organisations patriotiques déjà existantes. En Algérie, la « France combattante » existe sous la forme de fédération d'organisations et notre parti y jouit d'une grande autorité. Nous essayons de l'allier davantage avec les masses en propo­sant sa transformation sur la base des adhésions individuelles. Le Congrès a adopté un certain nombre de revendications importantes pour les masses indigènes. En Tunisie, la " France combattante " rassemble tout le monde par des adhésions individuelles. Au Maroc, le Front national a été reconnu comme la principale organisation de la " France combattante " et a été chargé de réaliser l'unification de toutes les forces patriotiques. En Corse, le Front national a été reconnu comme la seule organisation de résistance jusqu'au 9 septembre 1943, et a été chargé d'unifier toutes les forces patriotiques. Dans le reste de l'Empire où il existe différents groupes, il leur a été recom­mandé de s'unifier dans une fédération unique. » 1

Au début de 1944, la direction du PCF adresse à W. Rochet qui la représente à Londres, une longue analyse de la situation générale, dans laquelle l'action du CFLN dans le domaine colonial n'est que rapidement évoquée dans le passage suivant :

« Quant aux mesures prises par le CFLN pour certaines catégories de musulmans de l'Algérie, nous ne pouvons que les considérer que comme un commencement. C'est, en effet,

1. Ibidem, p. 61-62 et p. 65-66.

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quelque chose qui rappelle le projet de loi Blum-Viollette, mais aujourd'hui il faut faire plus dans le domaine politique et social. Après ce qui s'est passé au Liban, le problème qui se pose pour le CFLN, ce n'est pas de faire participer seulement les élites musulmanes à l'œuvre politique et administrative de la France, mais d'établir des liens étroits de collaboration entre les masses musulmanes et les autorités françaises. » 1

Les événements vont se précipiter. En juin 1944, c'est le débarquement allié en Normandie, l'insurrection nationale, le débarquement en Provence (15 août) et, quelques jours plus tard, la libération de Paris.

En Algérie, dix communistes siègent à l'assemblée consulta­tive créée par Ordonnance le 17 septembre 1943 (Billoux, Marty, Bonté au nom des députés ; Grenier, Mercier et Pourtalet comme délégués du parti; Croizat et Fayet pour la CGT; Arthur Giovoni pour la Corse, et Paul Aurance pour la Résistance au Maroc.

Fajon remplacera Billoux lorsque celui-ci deviendra commis­saire d'Etat et Johanny Berlioz suppléera Grenier, commissaire à l'Air. En septembre commence le retour à Paris. La guerre se terminera le 8 mai 1945. La Section coloniale va jouer à nouveau son rôle dans une France enfin libérée qui se trouve face à d'innombrables problèmes et dans un monde où se développe avec une impétuosité jamais vue le mouvement de libération nationale des peuples.

1. Ibidem, p. 61-62 et p. 65-66.

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12. Les communistes en Afrique Noire

Il en fallait du temps pour voyager, dans ce temps-là ! Parti le 20 février 1944 de Casablanca à bord du Hoggar, un paquebot mixte, l'instituteur Gaston Donnât et sa famille arrivent à Douala le 10 avril suivant. Il est vrai que l'on était en guerre, qu'il fallait naviguer en convois protégés par des patrouilleurs ou des bâtiments plus importants, et que les alertes aux sous-marins allemands avaient été nombreuses.

La première escale avait été Dakar. Ensuite, on avait touché terre à Freetown, en Sierra Leone, alors territoire britannique. Le Hoggar remonta la rivière de Freetown entre deux tapis d'herbes d'un vert si uni, si éclatant, qu'il en était inquiétant. On resta là cinq jours, consignés à bord. Après cet arrêt, le paquebot avait rejoint un très grand convoi escorté de torpil­leurs. Il y eut une alerte au sous-marin, mais pas de torpillage. Nouvelle escale à Takoradi, port de la Gold Coast (Ghana actuel), sous tutelle britannique.

Le Hoggar est ravitaillé en combustible par des Noirs couverts de poussière et de charbon que des Blancs poussent sans cesse à courir plus vite sous leurs lourdes charges, à coups de fouet en peau d'hippopotame tressée que l'on appelle chicotte. Donnât et sa femme sont stupéfaits. Ils croyaient passé le temps de l'esclavage.

Enfin, ce fut Douala, grand port du Cameroun, bâti dans un vaste estuaire bordé de forêts de palétuviers aux racines aériennes plongeant dans les eaux sombres du fleuve et de ses affluents. Après une petite semaine de repos, le voyage conti­nue, en train cette fois, jusqu'à Yaoundé, à trois cents kilomètres de Douala.

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C'est là que Gaston Donnât allait enseigner et qu'il deviendra l'un des fondateurs des « cercles d'études marxistes » qui joueront un grand rôle dans l'évolution de l'Afrique noire sous domination française. Communiste installé en Algérie depuis le début des années trente, il n'est venu au Cameroun que de sa propre volonté professionnelle, sans aucun mandat du PCF. 11 fait cependant partie de ces « camarades communistes et sympathisants » installés en Afrique noire dont parle la lettre de F. Billoux, F. Bonté et A. Marty que nous avons citée à la fin du chapitre précédent et avec lesquels Henri Lozeray entretient quelques contacts après sa libération des bagnes algériens.

Il n'y avait jamais eu de Parti communiste dans les colonies d'Afrique noire. Il faut se rappeler que toute velléité politique chez les indigènes avait toujours été impitoyablement répri­mées. Une très courte éclaircie apparut au temps du Front populaire. Le 31 juillet 1937, L'Humanité publiait l'entrefilet suivant :

« Salut aux communistes du Sénégal ! « La constitution du Parti communiste est enfin autorisée au

Sénégal ! Il n'en pouvait d'ailleurs être autrement. M. Brévié pouvait-il refuser la formation des éléments d'ordre et d'amitié entre les peuples de France et du Sénégal que constituent les organisations communistes, alors qu'il avait autorisé, quelques jours avant les décrets de dissolution des ligues factieuses, la constitution d'une section Croix de Feu ?

< Dès le premier jour, plus de cent adhésions de travailleurs indigènes et français ont été données pour l'organisation communiste.

« A la manifestation du 14 Juillet, à Dakar, où plus dé cinq mille européens et indigènes acclamaient la République et la liberté, un orateur communiste a pris la parole à côté des camarades du Parti SFIO, du Parti socialiste sénégalais et des inscrits maritimes. »

Mais cela ne dura pas. La nuit retomba très vite et nous ne connaissons aucune autre information de ce genre.

Il faut comprendre d'ailleurs que les relations entre Blancs — fussent-ils communistes — et Noirs, n'allaient pas de soi. Tous les témoins que nous avons interrogés insistent sur l'incommu­nicabilité foncière entre colonisateur et colonisé. Un régime d'apartheid de fait existait, coupant radicalement la société en deux, voire trois catégories (si l'on compte les métis). Il y avait

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des quartiers blancs et des quartiers noirs séparés dans les villes. Les Noirs étaient réduits au rang de domestiques ou de main-d'œuvre esclavagisée sur les chantiers, dans les exploita­tions forestières ou minières, dans les plantations installées sur une terre qu'on leur avait volée.

La grande fierté des Noirs, leur extrême sensibilité, parfois une susceptibilité compréhensible, rendaient extrêmement déli­cate toute approche par les Blancs les mieux intentionnés. Des attitudes maladroites, adoptées en toute honnêteté mais incons­ciemment marquées par l'influence colonialiste, pouvaient faire des ravages. Un militant syndical français qui fit beaucoup pour aider les travailleurs noirs à s'organiser, nous a raconté qu'il avait eu longtemps tendance à tutoyer d'emblée ses interlocuteurs, « comme on le fait chez nous dans les syndi­cats » et à faire part de ses opinions sans autre forme de diplomatie, « comme c'est l'habitude quand on discute entre camarades ». Il ne savait pas alors que le tutoiement sans explication donnait à l'interlocuteur noir l'impression d'avoir en face de lui un colon comme les autres — jamais un Blanc n'aurait dit vous à un Noir — et qu'une certaine âpreté de ton dans une discussion se traduisait facilement en manque de respect et, en tout cas, ne correspondait pas aux mœurs africaines. L'Etat colonial vicie tous les rapports humains — et la première leçon est de savoir en tenir compte.

Quelques Africains avaient participé au mouvement commu­niste dans les années vingt, mais c'était en France. Ce fut le cas de certains instituteurs formés dans les colonies en cycle court pour l'enseignement des indigènes qui furent envoyés à l'Ecole normale d'Aix-en-Provence pour y acquérir un diplôme d'insti­tuteur de pleine valeur. En 1923 et 1924, l'Ecole devint un véritable foyer de subversion aux yeux des colonialistes et

lusieurs étudiants en furent exclus, parmi lesquels, vraisem-lablement, le Soudanais (Malien) Tiémoko Garan Kouyaté *,

qui joua un rôle dans l'Internationale communiste sous les

1. Cf. J. Suret-Canale, ouv. cité (l'Ere coloniale), p. 486. Parmi les Noirs qui jouèrent un rôle important durant les années vingt, il faut également citer Lamine Senghor dont nous avons déjà parlé. On trouvera toute la documenta­tion nécessaire sur cette période compliquée et agitée dans l'œuvre indispen­sable de J. Suret-Canale. Faut-il préciser que le terme « Nègre > utilisé à l'époque ne comportait pas le sens péjoratif qu'il a pris aujourd'hui !

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auspices de laquelle était publiée la revue Y Ouvrier nègre. Il existait également Le Cri des Nègres, organe de YUnion des Travailleurs Nègres qui joua un rôle encore dans les années trente-cinq avec, notamment, le Camerounais Joseph Ebelé et Stéphane Rosso, sur le plan syndical international.

Tous les militants noirs vivants en France sont évidemment fichés par la police de la rue Oudinot. « L'arsenal répressif, toujours prêt à sévir en cas de crise, écrit l'historien Ph. De-witte, évoquant la période où le PCF est interdit en France, à l'automne 1939, ne laisse alors aucune chance aux militants nègres surveillés et parfaitement connus du ministère depuis

1)resque vingt ans. Les révolutionnaires nègres n'étaient qu'en iberté surveillée, la CAI était à tout moment capable de frapper

fort et vite. (...) Il n'avait « pas cessé d'accumuler les dossiers et de fourbir les armes répressives utilisées en 1939 » . 1

Les « gauchistes » trotskystes d'avant-guerre, en particulier Marceau Pivert (socialiste), en compagnie de Ferrât après (et peut-être même avant) son exclusion du PCF, avaient contribué à semer la zizanie parmi les Noirs militant en France. La corruption n'a pas été étrangère à certains comportements. Les archives de la rue Oudinot contiennent un livre de comptabilité secrète qui ne couvre que août 1938 à août 1939. Il en ressort que Kouyaté émargeait pour 1500 francs par mois (sauf en octobre et novembre 1938). Certains indices donnent à penser qu'il « touchait » depuis 1935. Les nazis le fusillèrent au fort de Montluçon en 1942, mais il n'est pas certain qu'il n'ait pas collaboré avec eux — double jeu ou non ? — avant de tomber en disgrâce.2

Cette sombre histoire se situe en marge de notre sujet. Elle permet cependant de comprendre que les manigances de la rue Oudinot — et des commanditaires du ministère — ne furent à aucun moment absentes du jeu — et que ce jeu était cruel.

Dans une étude inédite que Jean Suret-Canale a bien voulu nous permettre de consulter, l'historien de l'Afrique — qui fut l'un des acteurs de l'affaire — a établi un bilan de l'action des communistes dans les colonies africaines durant la guerre et dans les années qui la suivent.

1. Ouv. cité, p. 381. Rappelons que CAI signifie : « Contrôle et Assistance des Indigènes. »

2. Ibidem, p. 382 et ss.

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C'est à partir de 1943 que le ralliement à la France libre et le

1)restige que connaissent la Résistance communiste en France et es victoires de l'armée soviétique, entraînent certains change­

ments dans le comportement des autorités coloniales. L'ostra­cisme dont étaient frappés les communistes (réduits à la plus stricte clandestinité) est partiellement levé. Ils vont jouer un rôle dans les organismes qui se réclament de la Résistance (« Groupement d action républicaine » à Dakar, « France com­battante », etc.) et créer des organisations diverses en liaison avec la délégation du Comité central du PCF à Alger (« les Amis de Liberté » \ « France-URSS »). Ils impulseront également la création ou le retour à la vie des syndicats.

C'est en liaison avec Alger également — et plus singulière­ment avec Lozeray, spécialiste en ce domaine, — qu'ils créent des « Bureaux d'études » communistes, ou des Cercles d'études ». A partir de septembre 1945, une décision du secrétariat du PCF assigne aux « Groupes d'études commu­nistes » (GEC) les objectifs suivants :

« 1) S'orienter vers les Africains et modifier en conséquence la plate-forme des organisations françaises (ou françaises établies en Algérie) dans lesquelles ils agissent : Front national, France-URSS, Amis de la Liberté.

« 2) Lutter " pour coordonner et unifier le plus possible les organisations syndicales françaises et africaines (généralement distinctes) avec comme but la constitution partout de syndicats uniques regroupant ensemble Français et Africains. "

« 3) " Constitution dans chaque territoire d'un Parti politi­que démocratique (ou progressiste) destiné à rassembler les Africains (avec quelques Français) sur la base du programme du CNR "

« Ces groupes d'études, écrit Jean Suret-Canale, joueront un rôle capital dans la constitution des syndicats, dans la création des premiers mouvements politiques africains qui fusionneront après le Congrès de Bamako d'octobre 1946 au sein du Rassemblement démocratique africain.

« Pourquoi ces groupes n'ont-ils pas constitué de Partis communistes locaux ?

« Les communistes se référaient alors aux indications don­nées par Staline dans son discours à l'Université des peuples d'Orient (18 mai 1925). Il distinguait, suivant le développe­ment de la classe ouvrière et le degré de différenciation au sein

1. Liberté est l'organe du Parti communiste en Algérie.

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de la bourgeoisie entre éléments révolutionnaires et concilia­teurs (à l'égard de l'impérialisme) trois cas de figure. Dans le premier — le seul qui nous intéresse ici — celui des pays où il n'y a " presque pas de prolétariat au sens propre du terme " (il donnait alors en exemple — en 1925 — le cas du Maroc) et où " la bourgeoisie nationale n'a pas encore eu lieu de se scinder en partis révolutionnaires et conciliateurs, la tâche des éléments communistes est de prendre toutes les mesures pour créer un front national unique contre l'impérialisme. Le groupement des éléments communistes en un parti unique ne peut s'effectuer dans ces pays qu'au cours de la lutte contre l'impérialisme ".

« Après la formation, en octobre 1946, du Rassemblement démocratique africain, qui correspondait précisément à ce " Front national anti-impérialiste ", les GEC s'assignèrent comme fonction, non plus d'être des organismes intervenant directement dans la vie politique, comme cela avait été parfois le cas dans les années antérieures, mais des organismes de réflexion et de formation des cadres, regroupant les meilleurs éléments engagés dans la lutte dans trois types principaux d'organisation : les organisations politiques — partis locaux — affiliées au RDA (sections territoriales du RDA), les syndicats affiliés à la CGT, les organisations culturelles (Ligue contre l'ignorance en Côte-d'Ivoire, Université populaire africaine à Dakar).

« A l'origine, les GEC ont groupé des métropolitains, mem­bres du Parti communiste français, et des Africains, intellec­tuels ou ouvriers attirés par sympathie pour le mouvement et les idées communistes. »

« Ils doivent progressivement regrouper, à travers la lutte " les meilleurs éléments, européens et africains, qui auront fait la preuve de leur capacité politique dans les mouvements de masse ". Sinon les GEC risquent de rester coupés des organisa­tions de masse, (...) de se transformer en un cénacle où voisinent des Européens communistes en paroles et colonialistes dans leurs actes, et des Africains instables, venant au GEC sans conviction sérieuse. Les communistes ne peuvent se former et devenir dignes de ce nom que dans l'action : " N'est pas communiste qui veut. " (Félix Houphouët-Boigny.) »

L'activité des cercles ne cesse d'être contrariée par les autorités coloniales. Les communistes français — ou, parfois, supposés tels — çtaient espionnés avec, beaucoup d'assiduité.

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Gaston Donnât était à peine installé à Yaoundé où il avait été nommé directeur adjoint de l'école régionale, qu'il reçut la visite d'un sous-officier en uniforme qui exigea de le voir sur-le-champ au sujet d'une lettre qu'il avait écrite la veille.

— Vous avez bien posté hier une lettre pour Alger ? Savez-vous qu'il existe un contrôle postal ? Ce que vous avez écrit est grave et dangereux...

Donnât proteste. Son visiteur éclate de rire. — Allons, mon cher camarade! Ne t'en fais pas... Ici, la

censure militaire, c'est moi. Ta lettre a été pour moi une heureuse surprise et je me suis empressé de la faire partir. A l'avenir, il faudra me confier ton courrier... Je m'appelle Maurice Méric, je suis un artiste dramatique, bloqué ici depuis 1939... Je suis communiste.

C'était vrai, et Méric contribua activement à la création d'un « cercle marxiste » qui vit le jour en juin 1944, ce qui n'était pas facile. Les premières réunions furent clandestines. Pour la première fois, des autochtones participaient à des assemblées de ce genre, où l'on discuta de problèmes philosophiques et sociaux. Donnât expliqua que lui et ses camarades souhaitaient montrer aux Camerounais que la grande majorité des Français, les travailleurs en particulier, ne ressemblaient pas à ces Blancs qui se conduisaient si mal ici, dont ils avaient honte et qui déshonoraient leur pays...

G. Donnât avait reçu quelques jours auparavant une réponse à la lettre qu'il avait adressée à Lozeray. Celui-ci restait assez vague, mais l'encourageait à prendre des initiatives et lui signalait surtout que les militants du Parti communiste algérien s'employaient à créer un « Front national » regroupant tous ceux qui voulaient en finir avec le colonialisme. Il souhaitait que l'on conseillât aux Camerounais d'en faire autant et préconisait la création d'un « groupe d'études communistes ».

Ce n'est qu'à la fin de 1945 que le cercle de Yaoundé put prendre contact avec la Section coloniale qui avait été remise sur pied à Paris.1 Finalement, c'est un « Cercle d'études marxistes » qui fut constitué.

Au début de 1947, André Tollet, alors membre du Bureau confédéral de la CGT, vint au Cameroun pour soutenir les syndicats qui avaient été créés avec l'aide des communistes

1. Cf. Mémoires de Gaston Donnât, L'Harmattan, 1986.

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français du cru. Ils étaient dirigés par Ruben Um Nyobé, qui devait créer l'Union des populations du Cameroun (UPC), l'un des premiers membres du « Cercle d'études marxistes ». Il fut tué par les gendarmes français avant la proclamation de l'indépendance du pays où il est considéré comme un héros national.

Gaston Donnât connut au Cameroun de multiples aventures et sa vie fut à plusieurs reprises mise en danger, notamment à l'occasion d'une provocation colonialiste qui fit des centaines de morts noirs à Douala, en septembre 1945. Il devait, plus tard, reprendre un poste d'enseignant en Algérie où il fut emprisonné pour son attitude favorable au peuple algérien. Entre-temps, il avait été membre de l'assemblée de l'Union française. Nous y reviendrons.1

La surveillance des communistes français par le cabinet noir de la rue Oudinot ne cessa jamais. En 1948, Jean Suret-Canale 2 reçut deux lettres postées trois jours auparavant à Paris, toutes deux sous enveloppes à en-tête : l'une, recomman­dée, émanait de Raymond Barbé — alors responsable de la section coloniale — et avait été postée à Versailles; l'autre émanait d'une localité de la Gironde. Mais c'est celle-là qui contenait la lettre de Barbé, la seconde celle du correspondant girondin ! La censure avait confondu les enveloppes...

Jean Suret-Canale avait fait un premier séjour en Afrique en 1938. Lauréat du Concours général (thème latin), il avait été récompensé par un voyage au Dahomey (Bénin) où sa jeune sensibilité avait été frappée par la vie luxueuse (mais souvent inconfortable) des colons et des fonctionnaires, et l'extrême misère de la population noire.

Chez un gouverneur, une batterie de réfrigérateurs, portes ouvertes, apportait une fraîcheur bienvenue (il n'y avait pas de climatisation). Le whisky importé à bas prix du Nigeria coulait à flots et nul Français n'aurait toléré de vivre sans un bar aussi approvisionné qu'un magasin de vins et liqueurs en France. Le paludisme et la fièvre jaune faisaient des ravages et les colons disaient des Nègres : « Ce sont des enfants. Il faut les mener à coups de pied dans le cul. »

Lors d'une réception offerte par le gouverneur général, il y

1. Ibidem. 2. Etude citée.

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avait un seul Noir, le directeur de l'Ecole normale, lui-même issu de celle d'Aix-en-Provence. Il errait comme une âme en peine. Personne ne lui adressait la parole. Dans le nord du pays, au cours d'une excursion, l'administrateur tança vertement le jeune Suret-Canale parce qu'il n'avait pas de cravate (c'était porter atteinte à la « dignité européenne »), mais, les Noirs, presques nus, tremblaient de terreur quand on s'approchait d'eux.

Quant aux Blancs, même vaguement progressistes, ils avaient intérêts à surveiller leur langue. A preuve cette lettre datée du 7 mars 1938 envoyée à M. Eyraud, directeur des Ecoles du Cercle de Bignona, par l'Inspecteur des Ecoles, chef du service de l'enseignement primaire, Chaigneau :

RÉPUBLIQUE FRANÇAISE Liberté — Égalité — Fraternité

GOUVERNEMENT CONFIDENTIEL DE L'AFRIQUE OCCIDENTALE

FRANÇAISE COLONIE DU SÉNÉGAL

ENSEIGNEMENT N° 2 8 2 / E Saint-Louis le 7 mars 1938

Analyse Propos tenu le 23 janvier L'inspecteur des Ecoles

à Ziguinchor Chef du Service de l'Enseignement Primaire à

Monsieur Eyraud, instituteur Directeur des écoles du Cercle de Bignona

S/C de M. l'Administrateur Supérieur de la Casamance

M. L'Administrateur-Maire de Ziguinchor a signalé à M. le Gouverneur du Sénégal par lettre du 24 janvier que vous aviez, la veille, au cours d'une réunion chez M. Malbranque, exprimé votre opinion sur le rôle et l'utilité des Administrateurs et que vous aviez notamment déclaré: « Qu'il fallait supprimer les Administrateurs des Colonies, car tant qu'il y en aurait, les choses ne pourraient bien aller. »

Ces paroles lui auraient été rapportées par des fonction­naires indigènes qui écoutaient à la porte et qui n'ont pas participé à la réunion.

Je vous demande de vouloir bien me fournir d'urgence toutes

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explications que vous jugerez utiles concernant les faits qui vous sont reprochés...

CHAIGNEAU (signature) vu et transmis à Monsieur le Capitaine commandant le Cercle de Bignona pour être soumis à l'intéressé qui devra fournir, dans son intérêt, le plus tôt possible les explications demandées.

Zinguichor 12.3.38 L'Administrateur supérieur

signé illisible1

A cette époque, les portes avaient des oreilles... A cette époque aussi, tout Blanc se devait de porter le casque

colonial. Sinon, même sous les nuages, le « coup de bambou » l'attendait. Cette superstition ne disparut entièrement que vers 1950. 2

Après avoir combattu dans les rangs de la Résistance, J. Suret-Canale — qui avait adhéré au Parti communiste — passe son agrégation en 1946 et demande un poste outre-mer. Il est nommé à Dakar. Bien entendu, il le signale au parti qui l'invite à suivre avant son départ une Ecole centrale qui se tient à Viroflay.

Il se souvient d'y avoir eu pour « camarade de classe » Henri Alleg, Rachid Daliley, Abderrahmane Bourqia, secrétaire du PC marocain, des Tunisiens, des Vietnamiens, des Syriens... On y étudiait la théorie marxiste, l'économie coloniale, les problèmes d'actualité. Parmi les conférenciers, J. Suret-Canale se rappelle qu'il y eut, entre autres, André Marty et qu'Houphouët Boigny, y était « auditeur libre ».

L'école fonctionnait sous la responsabilité de Raymond Barbé désigné en septembre 1945 comme dirigeant de la Section coloniale en remplacement de Lozeray qui allait devenir après son élection comme député du Cher « responsable de la Commission d'outre-mer pour le Groupe parlementaire » par décision du secrétariat du Comité central du 10 décembre 1945. 3

1. Archives Jean Suret-Canale. 2. Conversation avec J. Suret-Canale. 3. Archives du Comité central du PCF.

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La Section coloniale avait d'abord occupé des bureaux au n° 120 de la rue Lafayette, siège de la fédération de Paris du PCF, avant de s'installer rue de Maubeuge, au n° 2, presque en face du siège du Comité central, 44, rue Le Peletier (actuelle­ment carrefour Kossuth). Au rez-de-chaussée, une salle servait de cantine au personnel du Comité central. La section déména-

fea ensuite au 5 du boulevard Montmartre pour s'installer enfin 9, rue Saint-Georges, toujours dans le même quartier

(9 e arr.). C'était un immeuble élevé, étroit, mais assez moderne. Raymond Barbé, né en 1911, était d'origine professeur de

mathématiques. En 1939, il était secrétaire a l'organisation de la région de l'Hérault (région Aude-Hérault décentralisée en 1938). Dès la dissolution du PCF, en septembre 1939, il assuma la direction régionale du parti clandestin et, dès 1940, participa à la Résistance. Arrêté en octobre 1940, condamné à cinq ans de travaux forcés le 2 mai 1941, il s'évade en septembre 1943 de la prison de Saint-Etienne et reprend sa vie clandestine de patriote.

En 1944, il est membre de la direction de la zone Sud des FTPF. En juin 1947, il sera élu membre du Comité central du PCF au Congrès de Strasbourg. Il le restera trois ans. De novembre 1947 à octobre 1958, il sera président du Groupe communiste à l'Assemblée de l'Union française.

Après un retour de treize ans à la vie enseignante, il prendra sa retraite en 1971 dans le Sud-Ouest.1

Tous ceux qui l'ont connu — y compris l'auteur de ce livre — ont pu apprécier ses extraordinaires connaissances en matière coloniale. Il a publié de nombreuses études sur ces problèmes, notamment sur les questions économiques. Homme d'abord froid, sa rigueur et un certain « esprit mathématique » voilaient parfois ses qualités de cœur.

Depuis son retour de déportation, Elie Mignot avait repris son poste à la Section coloniale. Il s'y occupa surtout, de novembre 1946 à juillet 1954, de l'organisation de la solidarité politique et matérielle avec le peuple vietnamien. Puis vien­dront l'Algérie, principalement, et les Antilles, ce qui ne l'empêchera pas de voyager à travers l'Afrique.

1. Correspondance avec Raymond Barbé.

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La Section coloniale — où travaillaient également à cette j époque Paul Vergés, futur Secrétaire général du PCF de La 1 Réunion et Gérard Cauche — comprenait, en fait, un grand 1 nombre de collaborateurs, en premier lieu la plupart des 1 membres communistes de l'Assemblée de l'Union Française.

Cet organisme, sans pouvoirs réels et purement consultatif, avait été créé par la Constitution de 1946, celle de la quatrième République. Le texte adopté le 13 octobre créait, en effet, une « Union française » dont les colonies faisaient obligatoirement partie. Il proscrivait l'arbitraire et affirmait « l'égalité des droits et des devoirs pour les peuples d'outre-mer », la France ayant |

f)Our devoir « de conduire les peuples dont elle a la charge à la iberté de s'administrer eux-mêmes et de gérer démocratique­

ment leurs propres affaires ». L'intention était bonne. Tout était question d'application. Nous y reviendrons.

Les membres de l'assemblée de l'Union française étaient désignés pour moitié par l'Assemblée nationale (deux tiers) et le Sénat (un tiers), pour moitié par les Conseils généraux et les Assemblées territoriales des Dom-Tom et Etats associés. Les choses étant ce qu'elles étaient, et la fraude organisée jouant un grand rôle, les représentants des territoires d'outre-mer étaient très souvent des créatures des colons et de l'administration.

Pour sa part, le Parti communiste français eut droit à vingt-sept sièges lors de l'installation de l'Assemblée, en décembre 1947. Quatre non-communistes étaient apparentés au groupe. Il faut noter que pendant un temps, le Groupe du rassemble­ment démocratique africain (RDA) lui fut également appa­renté. Il comportait Gabriel d'Arboussier, Hama Boub ou, Mamadou Coulibaly, Antoine Darlan, Nacuzan Nignan. Ahmed Boumendjel était, de même, apparenté au groupe communiste.

Voici la composition officielle du groupe communiste : Armand Alard, Marie-Antoinette Allemandi, Jacques

Arnault, Germaine Autissier, Raymond Barbé, Simone Ber­trand, Denis Bizot, Pierre Boiteau, Guy de Boysson, Maurice Carroué, Fernand Chassiot, Jean-Paul Comiti, Jean Curabet, Gaston Donnât, Marcel Egretaud, Léon Feix, Daniel Georges, Georges Lachenal, Monique Lafon, Jean Lautissier, Raymond Lombardo, Henri Lozeray, Elie Mignot, Louis Odru, Hippolyte Piot, Georges Thévenin, Jacques Vanier. Apparentés : Jacques Miterrand, contre-amiral Raymond Moullec, général Louis Plagne, général Paul Tubert.

Après les élections législatives du 17 juin 1951, régies par le système dit des « apparentements », qui permit une quasi-

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élimination scandaleuse des députés communistes en dépit du nombre de voix obtenues, le groupe communiste à l'assemblée de l'union française ne comprenait plus que douze membres : R. Barbé, P. Boiteau, M. Egretaud, L. Feix, A. Giovoni, G. Lachenal, M. Lafon, E. Mignot, L. Odru, André Parinaud, G. Thévenin et Jean Touchas.

L'Union française formait un ensemble constitué par quatre entités : la France métropolitaine et l'Algérie ; les départements d'outre-mer : Guadeloupe, Martinique, Guyane, Réunion ; les territoires d'outre-mer : Cameroun, Comores, Côte d'Ivoire, Dahomey, Gabon, Guinée, Haute-Volta, Indes françaises, Madagascar, Mauritanie, Moyen-Congo, Niger, Nouvelle-Calé­donie, Oubangui-Chari, Polynésie, Saint-Pierre-et-Miquelon, Sénégal, Somalie, Soudan, Tchad, Togo, Terres australes et antarctiques françaises (TAAF) ; les Etats-associés (Cambodge et Laos) , soit au total 12 millions de kilomètres carrés et 73 millions d'habitants, plus la métropole, peuplée elle-même, à cette époque de 42 millions d'habitants.

Tous les élus communistes étaient groupés en commissions de travail (par régions ou par sujets : économie, culture, pro­blèmes sociaux, etc.). Ils avaient, pour la plupart, à se rendre fréquemment dans les territoires d'outre-mer pour s'y informer et, éventuellement, apporter leur aide aux populations concer­nées. Ils effectuaient leur travail parlementaire dans des locaux spécialement aménagés pour l'assemblée de l'Union française au palais de Versailles, puis à Paris. Jusqu'en 1950, les élus africains du RDA, apparentés aux groupes communistes, parti­cipèrent aux travaux des Commissions, y apportant leurs connaissances et leur expérience pour la défense des aspirations et des intérêts de leurs mandats.

Après ce détour institutionnel, rejoignons Jean Suret-Canale en Afrique. Avant de quitter la France, il a rencontré R. Barbé qui lui a demandé de militer au sein des « Groupes d'études marxistes ». Il en existait un à Dakar où des communistes avaient créé dès 1943 un Groupe d'action républicaine, d'abord clandestin. A la même époque, ils avaient également reconstitué le syndicat des ouvriers de l'Arsenal. Le « Bureau

1. Les protectorats du Maroc et de Tunisie pour lesquels semblait avoir été

[>révu le statut d'« Etats associés » ne furent jamais intégrés formellement à 'Union française, de même que le Condominium anglo-français des

Nouvelles-Hébrides (aujourd'hui Vanuatu).

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d'études marxistes » a sans doute fonctionné à partir de fin 1943 ou début 1944 1 , mais il ne semble pas y avoir eu de participation africaine. Il reçut en mai 1945 la visite du professeur communiste Jean Dresch et de Michel Leiris.

En 1946, — « en liaison probablement avec l'arrivée de Barbé à la Section coloniale », écrit J. Suret-Canale, des Africains prennent part aux débats, notamment Ousmane Ba, futur ministre des Affaires étrangères du Mali. En 1948, arriva Doudou Geye, médecin d'origine sénégalaise, envoyé par Hoù-phouët-Boigny. Roland-Félix Moumié, futur dirigeant de l'UPC participa aux réunions auxquelles assistent également Hou-phouët-Boigny et Gabriel d'Arboussier lorsqu'ils sont de pas­sage à Dakar.

Houphouët-Boigny ne fut cependant jamais membre d'un cercle marxiste. Selon son propre témoignage, « il avait prescrit à tous les dirigeants syndicaux et politiques de s'y inscrire pour y assurer leur formation politique », ce qui n'est pas un mince hommage.

Il existait des « Cercles » à Saint-Louis-du-Sénégal. Il y en eut un à Thiès, purement africain ; à Kaolack, à Ziguinchor, à Kédougou. Au « Soudan Français » (Mali), un « Cercle » agit depuis 1946. Kassé Keita, frère de Modibo Keita (futur président du pays) en est membre. Il s'en est créé un à Conakry, en 1944, dont Sékou Touré deviendra secrétaire. Les commu­nistes animent en Guinée, comme dans d'autres colonies africaines des Associations France-URSS, des Fronts natio­naux, des organisations culturelles, des syndicats, les « Amis de l'Humanité».

A Abidjan (Côte-d'Ivoire) un cercle existait depuis 1945, peut-être même 1944. On note l'existence de « Cercles » à Niamey, où milite Saïfoullaye Diallo, futur ministre d'Etat de la Guinée ; à Cotonou (Dahomey) ; à Bobo-Dioulasso (Haute-Volta) ; à Yaoundé et Douala avec G. Donnât, comme nous l'avons vu ; à Brazzaville (AEF), à Libreville, à Pointe-Noire, etc.

Tant que les communistes participent au gouvernement en France, les « Cercles » sont plus ou moins tolérés et de très hauts fonctionnaires firent parfois preuve de considération à leur égard (on ne sait jamais...). Mais à partir de mai 1947, le

1. Toutes ces précisions et celles qui suivent figurent dans l'étude inédite mentionnée de J. Suret-Canale.

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vent ayant tourné, leurs activités sont de plus en plus entravées. Ils n'en jouent pas moins un rôle capital dans l'évolution politique de l'Afrique noire où leurs militants africains devien­nent souvent des dirigeants des partis nationaux qui se constituent et qui se fédéreront en octobre 1946 dans le Rassemblement démocratique africain (RDA). Après 1950, sans doute sous l'effet d'évolutions sociales (naissance ou expansion d'une bourgeoisie locale) et l'influence des forces anticommunistes françaises (notamment du Parti socialiste), voire étrangères, le RDA changea de voie.

En tout cas, comme l'écrit Jean Suret-Canale, la rencontre de communistes français « avec les pionniers du mouvement africain d'émancipation apporta à ceux-ci un certain nombre de connaissances politiques, des principes d'analyse économi­que, sociale et politique, des méthodes d'organisation et d'action dont ils se servirent pour organiser syndicats et partis ou mouvements politiques. Certains, en restant fidèles à leurs principes initiaux, comme Ruben Um Nyobé ; d'autres, comme Léon M'Ba et Félix Houphouët-Boigny en prenant plus ou moins rapidement un chemin différent, correspondant aux exigences des couches sociales auxquelles ils appartenaient ».

Le Parti communiste français n'a cessé de soutenir les peuples d'Afrique au cours de leurs luttes. Il n'y a pas eu d'actes répressifs qu'ils n'aient condamnés, pas de manœuvres colonia­listes qu'ils n'aient dénoncées. Le journaliste de L'Humanité Robert Lambotte sera expulsé du Sénégal en août 1958 parce qu'il a rendu compte d'une manifestation hostile à de Gaulle à Dakar où le général avait déclaré : « Je veux dire un mot d'abord aux porteurs de pancartes. Je veux dire ceci : s'ils veulent l'indépendance, qu'ils la prennent ! »

Paris coupera les vivres à la Guinée parce que Sékou Touré avait pris de Gaulle au mot. Les intrigues, voire les violences, se multiplieront. Mais à la fin de 1960, toutes les colonies d'Afrique noire sous domination française ont conquis leur indépendance. Ce n'est pas une petite chose et les communistes peuvent être fiers de n'avoir pas été absents de cette bataille.

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13. Répression en Afrique, Bain de sang à Madagascar

Lorsqu'un membre de la Section coloniale (ou l'un de ses collaborateurs occasionnels, député, sénateur, militant syndi­cal, journaliste de la presse communiste, etc.) 1 revenait de voyage en territoire colonial, il établissait un dossier aussi approfondi que possible dont les éléments servaient, en particu­lier, à préparer les interventions parlementaires du PCF et à nourrir sa réflexion sur la base de connaissances concrètes. Dans les cas les plus importants, il en présentait la substance devant le Bureau politique.

Dans ces années de l'immédiat après-guerre, cet organisme se réunissait régulièrement, le mercredi, dans la « salle du BP » au siège du Comité centrai. C'était une pièce rectangulaire, pas très grande, dont les fenêtres donnaient sur le carrefour de Châteaudun, occupée en son centre par une grande table évidée en son milieu. Les membres du Bureau politique y occupaient toujours les mêmes places.

En 1947-1948, par exemple, Maurice Thorez, d'allure

1. Il est difficile de dresser une liste exhaustive des collaborateurs plus ou moins occasionnels de la Section d'Outre-mer du PCF : les journalistes Pierre Courtade, Robert Lambotte, Yves Moreau, Madeleine Riffaud, Jean-Emile Vidal, Jacques Coubard, Laurent Salini, Georges Girard, Jérôme Favard, Pierre Durand, etc. ; des universitaires tels Jean Dresch, Jean Bruhat, Emile Tersen, Jacques Couland ; des avocats comme Marcel Willard, Marie-Louise Jacquier-Cachin, Henri Douzon, Michel Bruguier, Pierre Braun, Jules Borker, Pierre Kaldor, etc. ; des militants syndicaux nombreux, parmi lesquels André Tollet, Marcel Dufriche, Maurice Gastaud, Maurice Carroué, Paul Delanoue, etc. Nous ne citons ces noms qu'à titre d'exemples, en nous excusant auprès de tous ceux que nous oublions ou dont nous n'avons pas retrouvé la trace.

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encore très jeune, venant de son bureau du troisième étage, s'installait au centre, du petit côté de la table, situé à droite de la porte en entrant. Jacques Duclos, l'œil toujours aussi vif et l'embonpoint indiscret, qui venait du deuxième étage, s'asseyait à sa droite et André Marty, moustache raide et blanchissante, à sa gauche.

Côté fenêtres, Marcel Cachin se trouvait immédiatement à la droite de Jacques Duclos, Benoît Frachon à ses côtés, tétant sa pipe, mais ne la fumant pas (on ne fumait pas lors de ces réunions), suivi d'Etienne Fajon, l'un des benjamins, de Gaston Monmousseau, très moustachu, et de Victor Michaud aux yeux doux et tristes. En face prenaient place Léon Mauvais, toujours tiré à quatre épingles, qui était alors secrétaire à l'organisation (son bureau se trouvait au quatrième étage), Charles Tillon, Raymond Guyot, avec son allure de jeune premier un peu vieilli, François Billoux, au visage sérieux, Jeannette Ver-meersch, la seule femme du Bureau politique, Waldeck Rochet, toujours distrait. Laurent Casanova, très méditerranéen, faisait face à Jacques Duclos.

Il restait de ce côté-là quelques places où s'asseyait l'invité du jour. On le laissait parler sans l'interrompre. Marty prenait des notes avec deux crayons : un rouge et un bleu. Ce qui pour lui était bon s'inscrivait en bleu, ce qui était critiquable en rouge. Jacques Duclos se servait d'un stylo et couvrait des feuilles de papier de sa large écriture. Celle de Maurice Thorez était fine et il ne prenait guère de notes. Marcel Cachin écoutait toujours attentivement. Tout ce qui concernait l'émancipation des peuples le passionnait.

Une fois l'exposé terminé, ceux qui le voulaient posaient des questions, une petite discussion s'ouvrait. M. Thorez, en général, concluait et une ou plusieurs décisions étaient prises, toujours d'ordre politique. Il en allait de même pour les secteurs d'activité du Comité central autres que la Section coloniale. M. Thorez ne manquait jamais de remercier le rapporteur et de lui souhaiter bon succès dans la poursuite de son travail.1

Elie Mignot eut plus d'une fois l'occasion de présenter des rapports de ce genre. Vers la fin de 1949, il avait fait un long séjour en Afrique au titre de conseiller de l'Union française. Il avait visité le Sénégal, la Haute-Volta, le Soudan, le Niger et le

1. Souvenirs de l'auteur.

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Tchad. Il s'était efforcé de voir, d'entendre, de comprendre et, surtout, de ne pas donner de conseils. A son retour, il en avait conclu devant le Bureau politique qu'il fallait veiller à tenir compte de situations très variées, que le RDA souhaitait que les Africains gèrent leurs propres affaires, que la question de l'indépendance ne se posait d'une façon immédiate qu'au Cameroun et au Togo, qu'il fallait tenir compte des réalités et ne pas « aller plus vite que la musique ».

La défaite du fascisme, en 1945, avait implicitement condamné les principes qui étaient ceux des puissances de l'axe : négation du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes, primauté de la force sur le droit. Or ces principes étaient précisément ceux qui fondaient la colonisation.

La charte de l'Atlantique établie entre Roosevelt et Churchill en 1941 avait proclamé « le droit qu'a chaque peuple de choisir la forme du gouvernement sous laquelle il désire vivre ».

Dans l'esprit des puissances coloniales, ce principe ne devait s'appliquer qu'à l'Europe. Mais ces déclarations furent prises au mot par les peuples coloniaux, qu'on appelait au nom de ces principes à participer à 1' < effort de guerre » ; ils entendaient bien que, la guerre finie, il fût mis fin au régime colonial.

La charte de San Francisco qui, en juin 1945, fonde les Nations unies, reconnaît l'existence de fait de « territoires non autonomes » — et donc le fait colonial. Mais, allant bien au-delà des dispositions restrictives de Brazzaville, elle engage les Etats signataires de la charte « à assurer, en respectant la culture des populations en question, leur progrès politique, économique et social »... et à « développer leur capacité de s'administrer elles-mêmes ». Ainsi le fait colonial était admis, mais condamné dans son principe, pour le futur.

Les espoirs nés de la victoire de 1945 donnèrent naissance à une puissante vague démocratique et émancipatrice dans toutes les colonies, et notamment dans les colonies françaises. 1

Pour la première fois, lors des élections à FAsseniblée constituante de 1945, toutes 'les, colonies furent) appelées*;à| être représentées. Avant guerre, seules les « vieilles colonies » dont les populations avaient la citoyenneté élisaient des représen­tants au Parlement. Certes, cette représentation était loin d'être équitable ; d'abord, les colons, votant à part, avaient droit à une représentation séparée (premier collège), disproportionnée tant vis-à-vis des populations locales que vis-à-vis des populations

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de la métropole. Par exemple, en Afrique occidentale française, Sénégal mis à part, 20 000 à 30 000 Européens avaient droit à quatre députés (alors qu'en France la proportion était d'un député pour 60 à 70000 habitants), tandis que dix-huit millions d'Africains n'en avaient que six ! Chez les « sujets » qui constituaient le « deuxième collège », le droit de vote n'était, d'autre part, concédé qu'à une infime minorité (toujours en AOF : 117 700 électeurs pour 18 millions d'habitants) — nota­bles, fonctionnaires, anciens combattants.

De Gaulle et ses conseillers espéraient avoir par ce moyen des « élus administratifs » à leur discrétion qui feraient contre­poids à une majorité qu'on pressentait de gauche en France. Le résultat fut une cruelle déception, accentuée aux scrutins de juin et de novembre 1946. Partout, sauf en Oubangui-Chari, les candidats « administratifs » furent balayés et les adversaires du régime colonial élus.

Les élus des populations coloniales, s'appuyant sur la majorité de gauche de la première Constituante, obtiendront de celle-ci le vote de lois abolissant l'indigénat et le travail forcé, et accordant la citoyenneté à tous les anciens « sujets » coloniaux.

C'est dans une réunion de travail de la « Section coloniale », présidée par le professeur Jean Dresch, et à laquelle partici­paient, outre les élus africains « apparentés » communistes,, des représentants du MDRM (malgaches) et de l'UDMA (algériens), que fut rédigée la proposition de loi visant à l'abolition du travail forcé, que le député de Côte-dTvoire Félix Houphouët-Boigny fut chargé de présenter et qui devint la « loi Houphouët-Boigny ».

La Constitution d'avril 1946, gardait des côtés « centra­listes » mais, substituant à la notion d'empire colonial celle d ' « Union française », laissait la porte ouverte à l'évolution du statut des « territoires d'outre-mer » (vocable qui remplaçait celui de colonies).

Pierre Cot, député progressiste (apparenté communiste), qui fut un des rédacteurs de la Constitution, déclarait à ce propos :

« Lorsqu'ils essaieront de comprendre notre époque, les historiens de l'avenir considéreront que le phénomène le plus caractéristique de notre temps est ce grand mouvement qui aboutit partout, en Asie, en Afrique, à la libération des peuples de couleur, à leur venue sur la scène internationale, et, par là, à l'enrichissement de toute l'humanité... Pour nous, il s'agit de savoir si nous allons essayer de livrer un combat d'arrière-garde contre l'histoire, ou au contraire participer à ce grand mouve-

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ment de libération humaine. » Et, plus loin : « La constitution de rUnion française doit être souple, parce qu'elle doit rendre possible toutes les' évolutions vers la liberté, et ces évolutions, nul ne sait exactement quelles formes elles revêtiront. » 1

Mais cette constitution fut rejetée par le suffrage universel : toutes les forces de la réaction, du général de Gaulle à Edouard Herriot, en passant par l'Eglise catholique, avaient appelé à la rejeter. La seconde Constituante adoptée en juin 1946 fut marquée par une progression de la droite (le MRP — Mouve­ment républicain populaire — parti « démocrate-chrétien » devint le premier parti) qui gagna la majorité. Le colonat, rendu furieux par les mesures de la première Constituante et le développement impétueux du mouvement d'émancipation dans les colonies, organisa la contre-offensive : deux sessions des « Etats généraux de la colonisation » s'efforcèrent de condition­ner l'opinion française.

Fruit d'un compromis, la Constitution votée en octobre 1946 ne mit en question, comme l'auraient voulu certains, ni l'abolition de l'indigénat et du travail forcé, ni la citoyenneté des anciens sujets, mais, tout en réaffirmant ces principes, limita considérablement les possibilités pour les collectivités territoriales de « s'administrer librement » (termes pourtant de l'article 87 de la Constitution). Les communistes l'accepteront (et elle ne sera pourtant votée qu'à une faible majorité) dans la mesure où elle représentait par rapport aux institutions anté­rieures un pas en avant considérable et laissait place à une interprétation progressiste.

Les années 1947 à 1956 verront en effet une bataille acharnée entre la droite (appuyée sur le « Rassemblement du peuple français » créé par de Gaulle en 1947 et qui regroupera dans les colonies les « ultras » de la colonisation — les Africains d'AEF le baptiseront le « parti de la chicotte » — mais aussi sur le Parti socialiste) et les communistes alliés aux représentants des populations coloniales pour obtenir l'application des dispo­sitions votées en 1946 : l'abolition du travail forcé ne sera que progressive, en fonction du rapport local des forces (en AEF, le travail forcé du coton se perpétuera jusqu'aux indépendances... et au-delà !) ; le suffrage universel pour les anciens « sujets » ne

1. Journal officiel. Débats parlementaires. Assemblée nationale consti­tuante, séance du 23 mars 1946, p. 1004.

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sera effectif qu'en 1956 ; il faudra de puissants mouvements de grève pour obtenir le vote, puis la mise en application d'un « Code du travail des territoires d'outre-mer », qui, sans étendre (il s'en faut ! ) la législation sociale de la métropole à ses anciennes colonies, apporta néanmoins dans ce domaine des progrès substantiels.

Si, en 1945 et 1946, certains élus d'outre-mer se réclamaient de mouvements nationalistes comme le MDRM à Madagascar ou l'UDMA en Algérie, beaucoup avaient été élus sous l'éti­quette communiste ; ainsi, ceux de 1' « Inde française » ; de même, la Guadeloupe et la Réunion avaient, en novembre 1946, donné aux communistes d'écrasantes majorités. En Afrique, un certain nombre de députés progressistes, comme Félix Houphouët-Boigny en Côte-d'Ivoire et Mamadou Konaté au Soudan (aujourd'hui Mali) s'apparentèrent au groupe communiste de l'Assemblée nationale.

C'est avec le concours et l'appui du Parti communiste français qu'ils entreprirent, en octobre 1946, de créer en Afrique noire un grand mouvement de front national anti­impérialiste sous le nom de « Rassemblement démocratique africain ».

Le ministre socialiste de la France d'outre-mer, Marius Moutet, avait pris des mesures pour empêcher la tenue du « Rassemblement » prévu à Bamako : interdiction des souscrip­tions pour payer le voyage des délégués (ces souscriptions étant passibles de pénalités pour « escroquerie ») ; interdiction faite au gouverneur général de l'AOF Barthes de laisser atterrir l'avion amenant de France les députés africains et Raymond Barbé, responsable de la Section coloniale.

Mais, les communistes siégeant au gouvernement et les élections à la nouvelle Assemblée nationale n'étant pas acquises, la manœuvre ne réussit pas. Certes, faute de pouvoir payer leur voyage, un certain nombre de délégués (notamment d'AEF) ne purent venir à Bamako ; certes, les députés « appa­rentés » ou affiliés au groupe socialiste, parmi lesquels le député du Sénégal Senghor, qui avaient signé l'appel au Rassemble­ment, s'abstinrent de venir à Bamako, sur l'injonction pressante de Marius Moutet. Senghor devait, par la suite, admettre avoir commis ce faisant une « erreur ».

Mais les autres vinrent : de France, sur l'avion personnel du

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ministre Charles Tillon 1, qui n'était autre que l'avion personnel de Goering2, confisqué comme prise de guerre : on y voyait encore le siège spécial qui avait dû être aménagé pour recevoir le postérieur de dimensions exceptionnelles du dirigeant nazi. Le gouverneur général Barthes, bien qu'il eût reçu l'ordre d'interdire l'atterrissage, n'en fit rien et invita même les passagers à dîner... Simple effet d'un rapport de forces temporaires, car, dès l'éviction des communistes du gouverne­ment, le même Barthes fut à l'avant-garde de la répression anticommuniste !

Le « retournement » d'Houphouët-Boigny et du RDA en 1950 n'empêcha pas le maintien de relations d'amitié et de coopération d'abord avec les sections du RDA comme celles du Sénégal, du Niger, ou du Cameroun (l'Union des populations du Cameroun — UPC — qui n'avaient pas accepté le reniement de 1950), mais aussi avec un certain nombre de dirigeants qui, tout en acceptant pour des raisqns tactiques la « disciplines » du RDA officiel, n'en maintenaient pas moins leurs options antico­lonialistes : en Guinée et au Soudan (aujourd'hui Mali) notamment.

Notons en passant que les syndicats africains demeurèrent massivement à la CGT après la scission syndicale de 1947 ; les syndicats F.O. ne regroupèrent, à peu d'exceptions près, que les Européens, avec une orientation colonialiste caractérisée. C'est sur les syndicats « chrétiens » (CFTC) devenus « croyants » pour essayer de rallier les musulmans, que l'administration tenta de s'appuyer pour contrer le mouvement ouvrier et anticolonial.

Ici encore, lé soutien du Parti communiste français et de ses militants fut total, et contribua à la mise en œuvre du « Code du travail » ; le PCF et la CGT furent les seules organisations françaises à soutenir la très dure grève des cheminots africains (1947-1948). 3

Les promesses de la fin de la Seconde Guerre mondiale étaient donc rapidement apparues comme fallacieuses. Le Parti communiste n'avait pas tardé à souligner le leurre de la prétendue « Union française ». Au XI e Congrès du PCF (juin

1. Dirigeant des FTPF durant l'occupation, ministre communiste de l'Air. 2. L'un des principaux adjoints de Hitler, entre autres chef de la Luftwaffe

nazie. 3. Sur toutes ces questions, Cf., en particulier, J. Suret-Canale, ouv. cité,

t. 3, p. 9-72. '

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1947), à Strasbourg, Etienne Fajon avait déclaré : « La for­mule de l'Union française, même quand les colonialistes acceptent de la prononcer du bout des lèvres, n'est pour eux qu'un artifice, qu'une étiquette nouvelle à coller sur le vieux système colonial.»

Lors de la discussion sur le projet de Constitution, Henri Lozeray, devenu député du Cher, vice-président de la commis­sion des territoires d'outre-mer, avait dit d'emblée : « Il ne peut s

1)as y avoir d'union concevable et surtout durable si elle n'est • ibrement consentie de part et d'autre. » Il avait ajouté : « De

l'Indochine à l'Egypte, en passant par l'Inde, dans le monde j entier, les peuples assujettis frémissent d'impatience, aspirent à j la liberté, en tant qu'hommes et en tant que nations, ainsi qu'à j une vie plus humaine (...). Raison de plus pour la France ? d'abandonner sans réticence la politique de la force et de la contrainte qui entraîne nécessairement la méfiance et l'hostilité, pour une politique de confiance envers les populations d'outre­mer. » 2

Au cours d'une conférence à la Mutualité, le 17 février 1947, Etienne Fajon rappelait que « le Parti communiste français s'efforce de promouvoir une politique qui ne tende pas au maintien des privilèges colonialistes, mais qui fasse droit, au contraire, aux légitimes aspirations des peuples d'outre-mer. (...) Le Parti communiste tient compte des aspirations natio­nales des peuples d'outre-mer. C'est pour cela qu'il préconise une Union française basée sur le libre consentement des peuples intéressés. Il estime que le statut particulier de chaque peuple au sein de l'Union ne doit pas lui être imposé, mais choisi par lui, ou, tout au moins, en accord avec lui » . 3

Cette position à la fois ferme et souple est approuvée par les partis nationaux des pays coloniaux, de l'Indochine, à l'Afrique, qui ne s'opposent nullement au concept d'Union française, à condition qu'il ne serve pas à camoufler le maintien du colonialisme. E. Fajon peut citer, lors de la même conférence, une déclaration d'Houphouët-Boigny, président du RDA, qui doit être rappelée :

« Les peuples des territoires d'outre-mer, et, notamment,

1. Journal officiel, séance du 20 mars 1946. 2. In Questions du moment, Editions du PCF, 44, rue Le Peletier, Paris

IXe. (Cette brochure contient des textes de conférences de W. Rochet, R. Guyot et E. Fajon faites les 10,12 et 17 février 1947 à la Mutualité. Celle d'E. Fajon porte sur « Les problèmes de l'Union française ».)

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ceux d'Afrique noire, savent ce qu'ils doivent au grand parti ouvrier français, au Parti communiste. Ils ont suivi passionné­ment les débats de deux Assemblées nationales constituantes défuntes. Leurs élus ont donné des détails sur les discussions en commissions. L'immense espoir qu'ils ont placé en ce grand parti n'a donc pas été vain. Aucun parti politique métropolitain n'a autant œuvré pour l'émancipation humaine et sociale de nos peuples. L'Afrique ne l'oubliera jamais. »

Le même Houphouët-Boigny avait déclaré en janvier 1947 : « Le dévouement et le désintéressement avec lequel les élus communistes, les fonctionnaires communistes accomplissent leur mission ou leur tâche quotidienne ont conquis le cœur des Africains. Les communistes, en méprisant l'argent corrupteur, ont conquis la confiance de cette masse africaine écrasée par les cupides et sanguinaires serviteurs de l'argent roi. » 1

Sanguinaires, ils le sont. Au début de 1950, Georges Bidault étant président du Conseil et Jean Letourneau ministre des Colonies2 (ils sont du même parti : le MRP Mouvement républicain populaire, démo-chrétien), la rue Oudinot, revenue à ses positions les mieux établies, a fait interdire purement et simplement les réunions et manifestations du RDA. Des arresta­tions sont opérées de manière provocatrice parmi les dirigeants de ce parti. La population proteste. La police tire dans le tas : seize morts et soixante-cinq blessés en Côte d'Ivoire, tous Africains. Des milliers de militants du RDA sont jetés en prison. Dans L'Humanité-Dimanche du 5 février, Elie Mignot, qui revenait d'Afrique, écrit : « J'ai vu l'un des spectacles les plus pénibles de ma vie et pourtant j'ai connu Dachau. »

A cette époque où sévit la « guerre froide », les motivations géopolitiques du parti américain — qui comprend, en France, le MRP, le Parti socialiste et la droite — ne sont pas un secret. Coste-Floret a dit à VAube, quotidien de Bidault, le 28 février 1949, répondant à la question : « Quelles sont les raisons

1. Allocution prononcée lors de la réception des élus d'outre-mer par les dirigeants du PCF, reproduite par France Nouvelle, 11 janvier 1947.

2. Depuis la Libération, se sont succédés rue Oudinot : René Pleven 10.9.44-16.11.44) ; Paul Giaccobi (16.11.44-21.11.45) ; Jacques Soustelle 21.11.45-26.1.46); Marius Moutet (26.1.46-22.10.47); Paul Ramadier

(25.10.47-24.11.47) ; Paul Coste-Floret (24.11.47-28.10.49) ; Jean Letour­neau (28.10.49-2.7.50) ; de nouveau P. Coste-Floret (2.7.50-12.7.50, puis François Mitterrand (12.7.50-11.8.51).

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profondes de la nouvelle organisation militaire en Afrique ? » : « Elles résident dans la place éminente et nouvelle que l'Afrique tout entière vient de prendre dans la géopolitique et la stratégie mondiale (...). On peut supposer que pendant un éventuel conflit mondial, comme en 1942 et 1943, c'est en Afrique qu'une nouvelle fois seraient créées les conditions de la victoire. »

Dès 1947, les Etats-Unis avaient imposé des conditions économiques draconiennes à la France en vue de contrôler la production et l'écoulement de certains matériaux stratégiques venant des colonies (caoutchouc, graphite en paillettes, mica, manganèse, plomb, etc.). Ils déclaraient s'opposer « à toute velléité nationaliste (dans les territoires coloniaux français) risquant de conduire à l'indépendance totale » . 1

La politique de répression et de régression dans les colonies en général — car l'Afrique n'est pas seule concernée — n'a donc pas seulement des raisons « nationales » françaises, même si celles-ci apparaissent comme prédominantes. A la volonté naturellement colonialiste de ne pas céder aux mouvements d'indépendance s'ajoutent le chantage aux crédits américains et les pressions de Washington en vue de faire participer à plein la France au « Bloc occidental » antisoviétique.

Les peuples des colonies sont victimes de ceux qui excluent les communistes du gouvernement à Paris, font donner les tanks contre les mineurs en grève dans le Nord ou à Saint-Etienne. Il y a là des concordances qu'on ne peut éluder, de même que la scission dans la CGT apparaît comme se situant dans une même mouvance que les divisions dans les partis africains, encore qu'il ne faille pas généraliser trop vite.

Le 15 décembre 1950, Léon Feix dénonçait d'ailleurs dans L'Humanité les préparatifs militaires entrepris en Afrique (9500 km de routes stratégiques, 98 aérodromes, etc.) et montrait que ces plans militaires impliqueraient pour le gouvernement la nécessité de briser le mouvement démocrati­que (plus de 3000 arrestations).

En juin 1952, Gabriel d'Arboussier dresse le bilan suivant de la répression :

« Dans l'ordre de la répression, rien qu'en Côte-d'Ivoire, après les 20 morts par fusillades et la disparition de Biaka

1. Cf. Annie Lacroix-Riz, le Choix de Marianne, Messidor, 1986, p. 151 et 175 et ss. (L'historienne A. Lacroix-Riz a dépouillé les archives récemment ouvertes au public du Quai d'Orsay.)

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Boda 1, les 30 morts des suites d'emprisonnement dont la vieille Mamba Bakayoto 2 et de jeunes enfants, à la veille du jugement des affaires de Séguéla, nos militants totalisent déjà 154 années de prison, 35 années de réclusion, 33 années de. travaux forcés, dont Zoro-bi-tra à lui seul en compte 8.

« Nos camarades inculpés dans l'affaire du 6 février 1949, condamnés à Bassam, et dont le jugement a été cassé ne doivent d'être en liberté provisoire qu'à une nouvelle menace de grève de la faim et ils attendent toujours d'être jugés.

« Et la Côte-d'Ivoire n'est pas seule à subir cette répression. « En avril 1951, ce sont les incidents de Porto-Novo qui font

deux morts. « En août 1951, c'est à Vogan, au Togo, où il y a dix morts. « En Oubangui, ce sont les exactions et les crimes dénoncés

par Boganda et Darlan. « Au Cameroun, ce sont les multiples incidents dénoncés par

nos camarades de l'UPC et dont le dernier, en date du 27 mai, a fait un mort et plusieurs blessés, à Loum, région de Moungo.

« Au Sénégal, ce sont les morts de la dernière campagne électorale que Joseph M'Baye dans une récente intervention à l'Assemblée territoriale mettait sur le compte de la politique de division de l'administration.

« Au Soudan, au Niger, en Guinée, de nombreux responsa­bles politiques ou syndicaux révoqués par l'administration attendent toujours leur réintégration.

« Et, au Tchad, les incidents d'avril 1952, qui ont fait dans le Logene, d'après les déclarations officielles, 14 morts et 18 blessés, mais que d'autres renseignements chiffrent à plus de 60 morts, n'éclairent-ils pas suffisamment le cas que vos " alliés " font de votre " ralliement " ? » 3

G. d'Arboussier s'adresse à Houphouët-Boigny qui a entraîné le RDA à rompre avec les communistes français et à se « rallier » au gouvernement colonialiste. Il poursuit :

« Sur le plan local, votre ralliement à la politique gouverne-

1. Sénateur de la Côte-d'Ivoire. 2. Dirigeante de la section féminine RDA de Séguéla. 3. L'Année politique signale pour les périodes concernées : des grèves en

Guinée avec arrestation de sept dirigeants de la CGT et de la CFTC les 9 et 10 mars 1950 ; en Côte-d'Ivoire, des incidents avec morts et blessés à Bouaflé, le 28 janvier ; à Bimbokro, le 30 ; à Seghé, le 3 février. Une grève générale se déroule le 3, 4 et 5 novembre 1954 au Sénégal. De très grandes manifesta­tions avec violences colonialistes ont lieu au Cameroun, le 26 mars 1955 à Yaoundé, le 22 et 24 mai à Douala et à nouveau à Yaoundé.

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mentale que vous présentez comme un habile moyen de lutter contre l'administration n'a servi qu'à renforcer sa tendance à l'arbitraire.

« Déjà aux élections du 17 juin 1951, trois sur six des députés RDA ont été impitoyablement éliminés par la pression et la fraude.

« Pour les élections aux assemblées territoriales, vous avez favorisé le renforcement de la réaction colonialiste par l'accep­tation du double collège et par des alliances qui ont permis au RPF de hisser ses hommes aux postes de commande. » 1

Le 21 novembre 1951, Léon Feix prend la défense de plus de quatre cents démocrates de Côte-d'Ivoire qui vont passer en jugement à Abidjan. « De Côte-d'Ivoire et de toute l'Afrique monte un pressant appel à notre solidarité active » écrit-il le lendemain dans L'Humanité.2

Sans répit, le Parti communiste français va manifester son soutien aux peuples noirs qui marchent inexorablement vers leur indépendance. Louis Odru fut, à ce moment-là, chargé de suivre l'évolution de la situation politique en Afrique noire et de conserver — voire de développer — les liaisons avec les mou­vements et les personnalités anticolonialistes de ce continent.

Il avait également pour mission d'impulser le mouvement de dénonciation de la répression colonialiste et de solidarité avec ses victimes. En 1951, le Secours populaire français, la CGT et le PCF créèrent le « Comité de défense des libertés démocrati­ques en Afrique noire », animé, notamment, par Marcel Dufriche, René Duhamel, Vikie Cauche, Gaston Amblard, Pierre Kaldor, Henri J. Douzon (ces trois derniers, avocats), Louis Odru, Marcel Egretaud...

Ce Comité édita un Dulletin intitulé Frères d'Afrique dont le succès fut considérable. Il envoya en mission en Afrique de

1. t Lettre ouverte à Félix Houphouët-Boigny, député de la Côte-d'Ivoire, président du Comité de coordination du RDA, par Gabriel d'Arboussier, conseiller de l'Union française, Secrétaire général du RDA. Dakar-Paris, mai-juin 1952. »

2. Sur le procès d'Abidjan (auquel assistèrent L. Odru, en tant que

Earlemen taire communiste et Laurent Salini, pour L'Humanité), voir Henri 'ouzon, in Démocratie nouvelle, n° 11, novembre 1951. D'une façon plus

générale, voire la série d'articles parus dans la même revue, dans France Nouvelle et les Cahiers du communisme entre 1951 et 1960, ainsi que Monique Lafon (ouv. cité, p. 90 et ss.), notamment les citations de Léon Feix et Elie Mignot sur les raisons et la répression contre le RDA.

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nombreux avocats, outre les trois déjà cités : Marcel Willard, Roger Cevaèr, Pierre Braun, Blanche et Léo Matarasso, Marie-Louise Jacquier-Cachin, Pierre Stibbe et son épouse, etc. Ils prirent part à des procès en Côte-d'Ivoire, au Soudan, au Niger, au Cameroun.

Parallèlement, les parlementaires communistes multipliaient leurs interventions, dont la teneur parvenait jusque dans la brousse. Les contacts étaient maintenus avec les personnalités africaines les plus représentatives et la CGT, de son côté, entretenait des liens fraternels avec les travailleurs organisés d'Afrique noire, grâce, notamment, aux voyages sur place effectués par Maurice Carroué, André Tollet, Paul Delanoue, Marcel Dufriche, etc.

Grâce à cette intense activité, les tentatives des colonialistes pour diviser Africains et Français furent, pour l'essentiel, tenues en échec et le mouvement anti-impérialiste africain s'affirma de plus en plus, passant de la revendication à l'autonomie à celle de l'indépendance.1

Il faut bien dire que les communistes sont alors les seuls à avoir une idée claire de ce que sera forcément le monde de demain. François Mitterrand, ministre des Colonies (on dit alors : de la France d'outre-mer) de juillet 1950 à mars 1951 dans le cabinet de René Pleven, écrira dans Ma part de vérité : « Garder l'Afrique et y rester n'était-ce pas d'abord en confier le soin aux Africains qui sauraient fermer les yeux devant un nationalisme illusoire?» (souligné par nous, P.D.) 2

Ce fut lui qui parvint à convaincre Houphouët-Boigny de se séparer des communistes.3

La marche de l'histoire, cependant, ne s'arrête pas. La « loi-cadre » que fit voter Gaston Defferre, ministre de la France d'outre-mer du 1 e r janvier 1956 au 13 juin 1957 4 , marquait

1. Conversation avec L. Odru. L. Odru conserva ses responsabilités « africaines » jusqu'en 1957. G. Lachenal lui succéda. Odru fut alors muté à la section de politique extérieure du PCF auprès de Marius Magnien, sous la direction de Raymond Guyot, tout en restant conseiller de l'Assemblée de l'Union française.

2. Cité par le Monde, 13 mars 1981. 3. Ibidem. 4. Avant lui, la rue Oudinot avait eu pour patron Louis Jacquinot

(10.8.51-8.3.52); Pierre Pflimlin (8.3.52-8.1.53); Louis Jacquinot de nouveau (8.1.53-19.6.54) ; Robert Buron (19.6.54-20.1.55); Jean-Jacques Juglas (20.1.55-23.2.55) ; Pierre-Henri Teitgen (23.2.55-1.2.56).

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des reculs, mais conservait le caractère rétrograde de la domination colonialiste. La Constitution gaulliste de 1958, qui avait remplacé la formule usée d ' « Union française » par celle de « Communauté », poursuivait le même chemin. Tous ces échafaudages de sauvegarde d'un régime dépassé ne pouvaient résister à la tempête libératrice des peuples secouant le joug.

Entre-temps s'était tenue la Conférence de Bandoeng (18 au 24 avril 1955). Vingt-neuf pays du tiers monde avaient réuni leurs représentants dans cette grande ville de l'île de Java pour une Conférence internationale des peuples d'Afrique et d'Asie afin de définir une politique anti-impérialiste et anticolonialiste commune. Le retentissement de cet événement avait été considérable. Nehru (Inde), Chou En-lai (Chine) et Sukarno (Indonésie) avaient apporté à la cause des nations opprimées le soutien moral et politique des pays les plus peuplés du monde. Pour la première fois, une délégation du FLN algérien assistait (au titre d'observatrice) à une Conférence internationale. Des temps nouveaux étaient arrivés.

Les communistes français en furent parfaitement conscients. A titre d'exemple, nous citerons ici ce que déclarait Louis Odru à l'Assemblée de l'Union française, le 13 mars 1956, dans une intervention consacrée à l'examen du projet de loi-cadre présenté par Gaston Defferre.

« Quelle est la situation politique actuelle en Afrique noire ? demandait le conseiller communiste. C'est un fait, Mesdames et Messieurs, que l'Afrique noire n'est pas un continent figé où les hommes attendent les bras croisés que s'accomplisse leur destin. L'Afrique noire est présente au sein du grand mouve­ment d'émancipation qui soulève les peuples coloniaux dans le monde entier. La Conférence de Bandoeng y a rencontré de

Erofonds échos et les Africains, dans les villes comme dans la rousse, luttent pour leur dignité, leurs droits, leur liberté. Ils

ont pris une conscience aiguë de leur personnalité. Le devoir, comme d'ailleurs, l'intérêt de la France démocratique, est de permettre l'épanouissement démocratique complet des peuples africains et de créer les conditions pour que se nouent rapidement entre eux et le peuple de France des liens basés sur l'amitié, l'égalité et le respect des peuples à gérer librement leurs propres affaires. »

C'est précisément parce que le colonialisme refusait obstiné­ment ce droit et cette liberté que la grande île de Madagascar,

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très liée à l'Afrique, avait connu, au printemps 1947, un terrible drame. Il coûta de quatre-vingts à quatre-vingt-dix mille morts à une population d'environ six millions d'habitants. Ce fut un véritable massacre qui souleva une émotion considé­rable. Les communistes français, là encore, se rangèrent aux côtés des victimes. La rue Oudinot était alors entre les mains du socialiste Marius Moutet.

Madagascar, royaume indépendant, avait été attaqué par la marine française le 8 février 1883. Majunga et Tamatave sont prises, mais Antananarivo, que les Français appellent Tanana-rive, reste inattaquable à l'intérieur des terres. C'est seulement le 10 septembre 1885 qu'une offensive est lancée sur l'arrière-pays de la capitale. Malgré une résistance très vive, le petit pays, épuisé, doit céder Diego-Suarez et payer une indemnité de guerre de dix millions de francs, somme énorme pour lui. Un résident général s'installe à Tananarive et, en dépit des promesses faites à la reine, s'empare de la réalité du pouvoir. De plus, pour payer la rançon imposée, Madagascar doit emprun­ter... au Comptoir d'escompte de Paris et écraser d'impôts sans cesse plus lourds une population totalement ruinée.

La résistance populaire, cependant, ne cède pas. Les opéra­tions de « pacification » se multiplient et les jeunes gens mobilisés par la France désertent en masse. En 1895, la route de la capitale est ouverte aux troupes colonialistes. A i'occupa-tion militaire du général Calliéni succéderont une administra­tion oppressante et une exploitation forcenée. Une poignée de gros colons s'enrichit démesurément tandis que le peuple connaît une misère croissante.

Il semble que la première influence communiste dans l'île s'exprime autour de l'année 1929. Pierre Boiteau, qui était arrivé à Madagascar en 1932 pour y créer un jardin botanique et des laboratoires de recherche et qui sera conseiller commu­niste de l'Union française, a raconté comment Edouard Plan­que, matelot devenu spécialiste des télécommunications, s installa en 1923 à Madagascar et, autodidacte généreux, s'employa à expliquer autour de lui que la France c'était autre chose que la barbarie colonialiste.

Il fut aidé dans cette œuvre courageuse par un communiste

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venu de France, François Vittori.1 Ils jouèrent tous deux un rôle déterminant en prenant la tête d'une manifestation natio­naliste qui se déroula le 19 mai 1929 à Tananarive. Ils furent arrêtés. Mais ils avaient pu prendre contact avec des marins communistes français qui les mirent en liaison avec Paris. Sur ces entrefaites, une section « communiste » était créée à Tama-tave parmi les Malgaches eux-mêmes. Son dirigeant était le Dr Razafindratandra.

Libérés, dans des conditions très difficiles, ils écrivent et polycopient des tracts signés « le Parti communiste malgache », qui connaissent un grand succès. Cette littérature vaut à Planque deux ans de prison ferme et 1 000 francs d'amende. A la lecture du verdict, il chante Y Internationale et écope aussitôt de cinq ans et demi d'emprisonnement qu'il accomplira durant une année à Madagascar, puis à Marseille, à Nîmes et à l'horrible bagne de Clairvaux. Le 10 août 1934, L'Humanité annonçait qu'il venait enfin d'être libéré après avoir purgé

3uatre ans et huit mois de prison. Il deviendra l'un des irigeants du Secours rouge international (il avait adhéré au

PCF dès sa libération). Arrêté en décembre 1941, déporté à Dachau, il mourra quelques jours avant la libération des camps.

A la fin de la Deuxième Guerre mondiale, un immense espoir est né dans la population malgache. Le mouvement national qui s'était manifesté le 19 mai 1929 n'avait fait que croître en force et en influence, malgré une répression sévère. Le Front populaire avait apporté un nouvel encouragement et quelques réformes bénéfiques. Les mesures d'éloignement prises contre le Dr Raseta, Ravoahangy, Ralaimongo et Dussac, leaders des anticolonialistes, doivent être rapportées. Mais la période durant laquelle les Vichystes avaient régné sur l'île, après 1939, avait été marquée par une recrudescence des persécutions et de la misère...

Ravoahangy et Raseta présentent aux élections d'octobre 1945 des listes de « Restauration de l'indépendance malgache »

1. François Vittori joua un rôle héroïque dans la libération de la Corse. 2. Voir Pierre Boiteau, Edouard Planque et le mouvement national

malgache, in Cahiers de l'Institut Maurice Thorez, n° 28, sept-oct. 1972. Du même auteur, dans la même revue (n° 26, mars-avril 1972). « La lutte anticolonialiste dans les années trente et les problèmes posés au Front populaire >, où il est largement question de Madagascar.

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en assurant qu'ils souhaitent l'amitié et la coopération avec la France. En dépit du système électoral très restreint qui avait été instauré et de la présence de candidats du Parti démocratique malgache (PDM) représentant surtout certaines couches de la bourgeoisie, ils sont élus avec 54 % des voix.

Le 21 mars, les députés malgaches déposent une proposition de loi tendant à faire de Madagascar « un Etat libre, ayant son gouvernement, son Parlement, son armée, ses finances, au sein de l'Union française ». Vincent Auriol (socialiste), alors prési­dent de l'Assemblée nationale, refuse de la faire imprimer et distribuer. Les communistes s'en indignent.

En février 1946 est fondé le Mouvement démocratique de la rénovation Malgache (MDRM) dont le président est Raseta. En quelques mois, 300 000 Malgaches y adhèrent. Marius Moutet, reprenant la politique de Galliéni, donne des instructions pour que soient favorisées les zizanies entre les différentes ethnies qui peuplent l'île. 1 Les gros colons se préparent ouvertement à faire passer Madagascar sous contrôle américain ou Sud-africain. Le mouvement national — sans parler du mouvement revendicatif appuyé sur des syndicats devenus puissants — se renforce sans cesse. Aux élections du 2 juin 1946, Raseta et Ravoahangy sont triomphalement élus (plus de trois quarts des voix).

Moutet envoie à Madagascar un nouveau gouverneur général, de Coppet, qui a été reçu avant son départ de Paris par un certain « Comité de l'Empire français », officine du colonia­lisme le plus féroce, dont le journal se refuse, par exemple, à la suppression du travail forcé. Les effectifs de police se voient adjoindre des Comoriens et des Africains qui ne parlent pas malgache. Les arrestations se multiplient, sous tous les pré­textes possibles.

Plus de soixante procès sont intentés pour « violences envers commissaires de police, manœuvres et actes de nature à provoquer la haine du gouvernement français ». Des gendarmes et des policiers tuent plusieurs Malgaches parfaitement inno­cents. De Coppet laisse les assassins en liberté, mais fait arrêter des militants du MDRM qui ont eu l'audace de prévenir leurs députés par télégramme !

1. On trouvera ces textes, ainsi que les détails de tous ces événements dans le remarquable ouvrage de Pierre Boiteau, Contribution à l'histoire de la nation malgache. Editions sociales, 1958.

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Aux élections du 10 novembre 1946, les candidats du MDRM sont à nouveau élus, un troisième député, Jacques Rabénanan-jara s'ajoutant aux deux autres. Moutet envoie des bateaux de guerre dans les eaux de Madagascar et y fait débarquer des troupes bien armées. Un décret est signé en hâte pour modifier les conditions d'élection à l'Assemblée représentative. Les colons s'arment. Le MDRM fixe la date de son congrès au 7 avril.

Dans la nuit du 29 au 30 mars 1947, un camp militaire est attaqué et quelques colons sont tués. Par la suite, les débats au procès des parlementaires malgaches prouveront que des éléments policiers s'étaient infiltrés dans certaines organisa­tions secrètes qui avaient pris part aux incidents. Les dirigeants du MDRM demandent, dès qu'ils le peuvent, l'ouverture de négociations « qui auraient suffi à ramener rapidement le calme » . 1

De Coppet et Moutet veulent faire un exemple et écraser dans l'œuf ce qu'ils craignent par-dessus tout : la volonté de vivre libre et indépendant. Les troupes noires, entretenues dans un état d'hostilité permanent contre les Malgaches, sont invitées à tuer, à piller sans restriction. Les colons armés assassinent sans pitié. Des « suspects » sont fusillés en masse, par groupes. L'aviation intervient contre de paisibles villages. Les « Blancs » excités, groupés dans une « Ligue des intérêts franco-mal­gaches » exigent que « vingt mille Malgaches (soient) exécutés dans les vingt-quatre heures, au hasard des rencontres » 2 .

A la fin de 1948, devant la mission d'information de l'Assemblée de l'Union française, envoyée à Madagascar, le général Garbay déclarera que le nombre des victimes de la répression s'élevait à quatre-vingt-neuf mille. Ces chiffres furent, par la suite, contestés par les défenseurs honteux de la répression. Mais les travaux universitaires effectués depuis les ont confirmés.3

1. P. Boiteau, ouv. cité, p. 372. 2. L'Avenir de Madagascar du 5 septembre 1947, cité par P. Boiteau, ouv.

cité, p. 376. 3. Cf. Jacques Trochon, l'Insurrection malgache en 1947, Maspéro, 1974,

p. 70-74.

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Ce massacre avait soulevé l'indignation du PCF qui protesta par tous les moyens en son pouvoir. Il s'éleva contre la dissolution du MDRM décidée au début d'avril et contre l'arrestation des élus. Il refusa de voter la levée de l'immunité parlementaire de Raseta qui fut arrêté le 6 juin 1947. Il dénonça les condamnations à mort prononcées à Madagascar dans des conditions de terreur blanche.

De Chevigné, qui avait succédé à de Coppet (socialiste) et qui était membre du MRP, fit exécuter un condamné malgré l'avis contraire des magistrats et sans que fussent prévenus les avocats ni même les services judiciaires. Des milliers de condamnations furent prononcées. Le Parti communiste fran­çais dénonça cette parodie de justice et des avocats furent envoyés par lui et le Secours populaire pour défendre les victimes de la répression, en particulier les parlementaires emprisonnés depuis le 12 avril. Il demanda l'envoi d'une commission parlementaire d'enquête. Sa requête fut repoussée par 410 voix contre 197.

C'était le 9 mai. Ce jour-là, le président du Conseil, Paul Ramadier, signait le décret écartant les ministres communistes du gouvernement. Cela n'empêcha pas le PCF de poursuivre et d'intensifier durant des mois et des années une bataille politique de grande envergure dans les meilleures traditions de son anticolonialisme. Il mit, en particulier, tout en œuvre pour sauver les députés malgaches.

Raseta et Ravoahangy avaient été, en effet, condamnés à mort le 3 octobre 1948 avec quatre autres patriotes, tandis que le député Rabénananjara était condamné aux travaux forcés par le tribunal de Tananarive, dans des conditions tellement scandaleuses que des juristes nombreux et éminents de tous bords durent protester. La Cour avait argué du « flagrant délit » en interprétant comme appelant à la révolte un télé­gramme des députés malgaches appelant au calme et qu'elle prétendait être un message codé ! Le « flagrant délit était indispensable pour que puisse être levée l'immunité parlemen­taire des députés et des sénateurs malgaches.

Le président Edouard Herriot dénonça l'abus de pouvoir dans une lettre à Vincent Auriol, devenu chef de l'Etat. Mais le ministre des Colonies, Coste-Floret, (MRP) veillait : « Il faut, surtout dans les possessions d'outre-mer, montrer son autorité, disait-il. Cependant, la Cour de cassation ne s'est pas encore prononcée. Si elle se voyait dans l'obligation de révoquer le

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jugement du point de vue juridique, cela produirait un effet moral des plus regrettables sur les indigènes. » 1

Ce ministre très chrétien avait soif de sang...

A Madagascar même, une puissante campagne populaire s'était développée pour sauver les condamnés. Plusieurs Fran­çais, parmi lesquels les conseillers de l'Union française Pierre Boiteau, Raymond Lombardo et Jacques Arnault, malgré les provocations, des séquestrations et même les expulsions manu militari, se rendirent dans l'île pour y témoigner de leur solidarité. Jacques Arnault du même faire une grève de la faim pour obtenir sa liberté.

Le 15 juillet 1949, le gouvernement devait céder. Les peines de mort prononcées contre Raseta, Ravoahangy, Rakotovao Martin, le pasteur Tata Max, Joël Sylvain étaient commuées en détention dans une enceinte fortifiée. Le 6 septembre, les détenus étaient transférés à Calvi (Corse). La campagne continuera en France pour leur libération. Plusieurs commu­nistes français furent traînés devant les tribunaux pour avoir dénoncé les crimes colonialistes.

Le 18 septembre 1951, les députés communistes déposaient une proposition de loi pour que soient amnistiés tous les condamnés politiques d'Outre-mer. Le 3 mai 1955, après de longues démarches, Marcel Cachin et Raymond Guyot obte­naient l'autorisation de s'entretenir avec les prisonniers de Calvi. Le 6 août 1955, Raseta était enfin libéré, mais astreint à résider sur la Côte d'Azur. Il fut autorisé à regagner Madagas­car après une dernière palinodie : parti par l'avion régulier Paris-Tananarive le 10 juillet 1959, il fut intercepté à Djibouti et ramené à Orly, puis à Cannes.2 Le chef du gouvernement s'appelait alors Michel Debré. Quelque temps après, les diri­geants du MTLD parvenaient enfin à regagner leur pays.

1. Le Figaro, 10 mai 1949. 2. L'éditorial de L'Humanité, sous la signature de René Andrieu, fustige

cette mesquinerie (11 juillet 1959).

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14. Le coup du Constantinois

« ...JLi'évolution politique intérieure de la France se joue définitivement dans la première quinzaine de mars 1947 », écrit l'historienne Anne Lacroix-Riz1. Les documents du Quai d'Orsay livrés à la curiosité des chercheurs en 1985 ne laissent aucun doute sur la réalité des choix que font alors les dirigeants politiques de la France, qu'ils soient socialistes ou de droite. La Conférence des ministres des Affaires étrangères qui se tient en avril à Moscou voit l'alignement de la France sur Washington et, avec l'abandon des réparations allemandes ouvre la voie à la constitution d'un bloc occidental à participation germanique.

Dès le 6 mars, Paris connaissait la position américaine. Le général Marshall, secrétaire d'Etat US aux Affaires étrangères, en avait prévenu le président Auriol, le président du Conseil, Ramadier, et le vice-président MRP du Conseil, Pierre-Henri Teitgen : « la reconstitution prioritaire de l'Allemagne ne souffrant aucun compromis ». Maurice Thorez, qui est vice-président du Conseil au même titre que Teitgen est écarté de la conférence. En réalité, comme le montre très nettement Anne Lacroix-Riz, toute « la grande politique française se fait en dehors des ministres communistes », le Parti socialiste et la droite de l'époque — c'est-à-dire le MRP — négociant seuls, par ministres interposés, avec Washington et, éventuellement, Londres.

1. Le Choix de Marianne, ouv. cité, p. 112. 2. Ibidem.

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Cette politique du secret vaut pour les colonies. Dans une J première phase, les Etats-Unis n'avaient pas hésité à intervenir — directement et indirectement — dans l'Empire français, encourageant la grosse colonisation et même certains mouve­ments d'indépendance non communistes. Ce fut le cas à Madagascar. A partir du premier trimestre de 1947, ils modifient quelque peu leur tactique et invitent sans détours Paris à « mettre de l'ordre » dans les colonies. En Indochine, on assiste au bombardement de Haiphong. A Madagascar, c'est le massacre.

Les ministres communistes apprennent tout cela après coup. \ Us protestent, mais les dés sont jetés. Bientôt, on se séparera d'eux, Washington ne tolérant plus la présence dans les Conseils du gouvernement français des empêcheurs de tourner 1 en rond. ]

Après la signature du plan Marshall qui lie définitivement la ] France aux Etats-Unis, les dirigeants des deux pays se consul- j tent régulièrement à propos du « problème communiste » dans 1 les colonies africaines. De hauts fonctionnaires français se i félicitent devant leurs collègues américains de brillantes vie- j toires déjà remportées et sollicitent leur aide pour continuer.

En 1951, le ministre-conseiller de l'ambassade de US à Paris, Charles Bohlen, demande au président du Conseil René Pleven d'expliquer (au gouvernement américain) « toutes les mesures qui pnt été prises contre les communistes (...), l'impression dominante (étant) que tous les gouvernements depuis la Libération n'avaient pas été très énergiques à l'égard des communistes » . 1

Ils avaient cependant fait tout ce qu'ils avaient pu, et par tous les moyens. Et d'abord en tenant les ministres communistes dans l'ignorance de ce qui se passait et en essayant, a posteriori, de les impliquer dans leurs manigances. L'exemple le plus Çrave remontait à la fin même de la Seconde Guerre mondiale, a propos d'événements dramatiques qui s'étaient déroulés dans le Constantinois.

La situation en Algérie à cette époque était caractérisée par une vive poussée du sentiment national. Ferhat Abbas avait rédigé en 1943 un « Manifeste » traduisant, avec les aspirations des couches intellectuelles musulmanes jusque-là tentées par

1. Ibidem, p. 212.

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1' « assimilationnisme », la tendance de plus en plus marquée à l'indépendance nationale.

Le Parti communiste algérien, très éprouvé par la dure répression vichyste, avait gagné en influence et en prestige. Les masses prenaient au sérieux les promesses de la France nouvelle, mais constataient que les grands maîtres de la colonisation gardaient tous leurs pouvoirs et que l'administra­tion avait conservé ses plus néfastes pratiques. Messali Hadj avait été déporté à El Goléa au moment ou tout le monde parlait de liberté et son mouvement, dont l'influence était grande, avait été jeté dans la clandestinité.

Les Américains, solidement implantés dans le pays depuis le débarquement, y nourrissaient mille intrigues où se nouaient leur hostilité à de Gaulle et leur volonté de supplanter la France en Afrique du Nord, sans parler de leurs visées au Proche-Orient et de leurs objectifs antisoviétiques. Leur jeu n'était pas sans influence sur AbdelKrim et Allai el Fassi au Maroc, sur Ferhat Abbas en Algérie.1 Le Courrier algérien note, en mai 1945, que « trois à quatre mille Bédouins en loques déferlent sur le centre (Oued Zénati) à la nouvelle qu'un gouvernement musulman avait été formé par l'Amérique à Alger » 2 , ce qui est assez significatif.

En ce mois de mai 1945, la revendication nationale a pénétré « jusqu'au fond des Djebels », selon l'expression de Henri Alleg. On attend avec impatience des mots d'ordre d'action. Les colonialistes le savent bien. Il est clair aujourd'hui qu'ils ont provoqué le désordre, créé une sorte d'abcès de fixation — vieille recette colonialiste — pour écraser préventivement un mouvement qu'ils considéraient comme inéluctable et terrible­ment dangereux pour eux. Tel sera l'avis des « Amis du Manifeste » et le gouverneur général d'Alger, Yves Chatai-gneau, dira à un journaliste qu'il a pu empêcher que « la

firovocation » s'étende à toute l'Algérie, « mais non, hélas ! à 'échelon local » . 3

Quoi qu'il en soit, en réponse à ces manifestations nationa­listes, la police ouvre le feu à Sétif et ailleurs. Le bruit du

1. Cf. William L. Langer, le Jeu américain à Vichy, Pion, 1948, p. 350-351.

2. Sur tous ces événements, Cf. Henri Alleg, ouv. cité, t. 1, p. 256 et ss. 3. Albert Paul Lantin. Témoignage cité par Henri Alleg, ouv. cité, p. 261.

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massacre se répand et des fermes de colons sont attaquées par des fellahs armés. On comptera parmi les Européens 103 morts et HOblessés. C'est le prétexte à une terrible et sanglante répression. Les canons du Dugay-Trouin, depuis la côte de Bougie, écrasent les douars de la région d'Oued Marsa et Timimoun.

A Sétif, les Européens armés font « la chasse à l'Arabe ». La Légion et les Tabors (mercenaires marocains), sont lâchés sur l'habitant. La tuerie est abominable. Le Consulat américain d'Alger — d'accord avec le recensement effectué par le PPA (Parti populaire algérien) — estime à 40-45 000 le nombre de morts algériens. Il y aura de 5000 à 10000 arrestations, 1500 condamnés, dont 99 à la peine de mort. 1

Cela se passait le 8 mai. Ferhat Abbas, qui venait féliciter Yves Chataigneau à l'occasion de la victoire, est arrêté dans le bureau même du gouverneur général. Parmi les Algériens qui prirent part à ces événements, et en furent victimes, nombreux furent ceux qui jouèrent par la suite un rôle déterminant durant la guerre d'Algérie.

« Le monde basculait en même temps pour des centaines de milliers de jeunes Algériens. Dans l'horreur des massacres perpétrés sous leurs yeux, ils pressentaient déjà confusément qu'un jour, pour conquérir la liberté de leur peuple, il leur faudrait à leur tour entrer dans la fournaise. » 2

A Et les communistes français ? Une campagne persistante tend à imposer l'idée, en France et en Algérie, qu'ils approuvè­rent les massacres. Yves Courrière, par exemple, affirme " qu'en 1945, Maurice Thorez, vice-président du Conseil, avait approuvé la répression de Sétif 3 Dans le Nouvel Observateur, on prétend que les communistes ont " accepté " e t " couvert " une répression qui fit entre dix mille et quarante mille morts dans la population musulmane ». On pourrait multiplier les exemples de ce genre. 4

1. Les députés communistes menèrent une intense et victorieuse bataille parlementaire pour obtenir l'amnistie en faveur des condamnés de mai 1945. Elle fut votée en mars 1946.

2. Henri Alleg, ouv. cité, p. 269. 3. La Guerre d'Algérie, tome 1, les Fils de la Toussaint, p. 131. 4. 25 août 1975, sous la signature de Franz-Olivier Giesbert. On retrouve

la même thèse dans un article du Monde (7 juin 1980) avec, également, la référence à M. Thorez, ministre d'Etat... qui ne l'était pas. Cf. Elie Mignot, in Révolution, n° 23, 8 août 1980.

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Or il suffit d'examiner les choses d'un peu plus près — ce qui est à la portée de tout journaliste ou de tout historien honnête — pour constater que nous nageons là en plein délire anticom­muniste. Par exemple : en mai 1945, Maurice Thorez n'est pas vice-président du Conseil ; il n'appartient même pas au gouver­nement où il entrera pour la première fois le 21 novembre 1945.

En fait, il y avait à l'époque deux ministres communistes : François Billoux à la Santé publique, et Charles Tillon, ministre de l'Air. Les adversaires du PCF n'ont d'ailleurs pas manqué d'affirmer que ce dernier avait donné l'ordre à l'aviation de bombarder les douars.

Accusation aussi calomnieuse qu'absurde. Tillon n'avait à son poste aucun pouvoir de décision opérationnelle. Le général Weiss, commandant à cette époque l'aviation à Alger, a d'ailleurs démenti formellement que le ministre de l'Air ait pu jouer un rôle quelconque dans l'affaire. « M. Tillon, déclarait-il le 30 mai 1946 \ n'a jamais donné cet ordre puisqu'il était à Paris et ignorait les événements. A aucun moment le ministre de l'Air n'est intervenu pour ordonner des opérations ni pour donner des directives tactiques à l'aviation que je commandais. Ce n'était pas, d'ailleurs, le rôle du ministre. (...) L'emploi tactique des troupes relève du chef d'état-major général de la Défense nationale. Supposer que M. Tillon a donné des ordres d'emploi comme ministre de l'Air, c'est à la fois une absurdité et une impossibilité. Ceux qui prétendent le contraire ne connaissent rien à la question. »

Quant à François Billoux, il est plus formel encore. Le problème des événements du Constantinois — connus avec plusieurs jours de retard à Paris — ne fut évoqué que bien plus tard au sein du gouvernement. Le Conseil des ministres n'avait jamais abordé la question. Il n'en fut même pas informé. De Gaulle, chef du gouvernement, et Adrien Tixier, ministre socialiste de l'Intérieur (dont dépendait administrativement l'Algérie) eurent seuls à s'en occuper. 2

Le gouverneur général Chataigneau donna d'ailleurs lecture, le 11 mai, d'un télégramme du général de Gaulle dont le texte est sans ambiguïté : « Veuillez affirmer publiquement la volonté de la France victorieuse de ne laisser porter aucune

1. Interview au journal Liberté. 2. Témoignage de François Billoux. Henri Alleg — la Guerre d'Algérie,

1.1, p. 259.

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atteinte à la souveraineté française sur l'Algérie. Veuillez prendre toutes mesures nécessaires pour réprimer tous agisse­ments antifrançais d'une minorité d'agitateurs. Veuillez affir­mer que la France garde sa confiance à la masse des Musulmans d'Algérie. » 1

L'examen des textes permet de faire aisément litière des fables anticommunistes qui concernent cette période. Le 27 mars — c'est-à-dire plus d'un mois avant les événements — Etienne Fajon déclarait devant l'assemblée consultative : « Les hitlériens d'Algérie espèrent profiter des émeutes de la faim qu'ils s'efforcent de provoquer et ils comptent sur d'éventuelles explosions de la misère populaire pour déclencher une répres­sion féroce, pour obtenir ainsi la suppression des premières mesures démocratiques qui ont été récemment promulguées et pour porter un coup mortel à l'amitié des populations musul­manes et de la France. »

Une sous-estimation évidente de la volonté d'indépendance nationale des masses musulmanes transparaît dans ce juge­ment. Car il ne s'agira pas seulement de misère et de faim dans les manifestations du 8 mai. Mais, de toute façon, ce n'est pas le mouvement national qu'accusent les communistes.

Etienne Fajon le déclarera expressément à la tribune de l'assemblée consultative, le 11 juillet 1945 : « Je dois dire d'abord qu'en ce qui concerne la responsabilité des troubles, notre point de vue diffère sensiblement du point de vue officiel. Selon les déclarations faites à la radio d'Alger par M. le ministre de l'Intérieur, cette responsabilité incomberait à peu près exclusivement aux dirigeants de certains mouvements nationa­listes comme les " Amis du Manifeste " ou le Parti populaire (...) Tout le monde sait que, de 1940 à 1942, l'ennemi et Vichy se sont appuyés, non pas sur les mouvements musulmans, mais sur l'esprit de caste d'une poignée de seigneurs de la colonisa­tion et de féodaux indigènes. >

Etienne Fajon considère que les moyens répressifs utilisés ne servent pas la France. « Reprenant un des documents qui furent élaborés par le Comité central du Parti communiste français sous l'occupation allemande au sujet du statut politique de la nouvelle République française, ajoutait-il, j'affirme que " nous dénions à la force pure, non seulement le droit, mais le pouvoir

1. Ibidem, p. 258.

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réel de maintenir à la longue les peuples assujettis ". Et il concluait : " . . . Il est vraiment trop simple de considérer que tout est dit quand on a proclamé que l'Algérie est une province française (...) en niant, contre toute évidence, le fait qu'elle a sa propre histoire, distincte de la nôtre, que les hommes et les femmes qui l'habitent sont de descendances très diverses, que la majorité d'entre eux, fils d'une civilisation vieille et riche, parlent une langue qui n'est pas la nôtre. " »

« Dans le mouvement général où s'est engagé présentement le monde, il faut s'attendre, qu'on le veuille ou non, à voir se développer en Algérie le sentiment d'une originalité nationale et les idées de liberté. Il dépend de notre politique que le développement de la démocratie en Algérie se fasse contre la France et à son détriment, ou avec son aide... »

Il est facile, aujourd'hui, soit de tenir sous le boisseau de tels pronostics, soit de faire la fine bouche en les trouvant insuffi­sants. Le fait reste : seuls les communistes français évoquent en 1945 l'originalité nationale de l'Algérie.

Comment la presse communiste avait-elle accueilli, « à chaud » les événements du Constantinois ? Les premières nouvelles parvinrent à Paris le 11 mai seulement, par une dépêche AFP. L'Humanité du 12 titre : « Où veut-on mener l'Algérie ? » Elle dénonce une « provocation préparée par le gouvernement général avec l'aide de quelques policiers de bas étage et, naturellement, quelques éléments provocateurs au sein des populations algériennes ». Elle cite la dépêche AFP dont dix lignes sont censurées. (La censure existait encore. Les passages interdits de publication apparaissaient par des « blancs » dans les journaux.) Elle dénonce les « fonctionnaires vichystes » et poursuit : « Le ministre de l'Intérieur, dont dépend l'Algérie, va-t-il continuer une telle politique antimusulmane et antifran­çaise? »

Le 15 mai, L'Humanité dénonce toujours les vichystes qui, à Constantine, ont organisé, avec l'accord du préfet, des « Milices d'ordre », disposant d'armes, « y compris des mitrailleuses qu'on n'a pas données à l'armée française ».

Le 16 mai, l'organe central du PCF s'élève contre les allégations du ministère de l'Intérieur qui « persiste à rejeter sur des musulmans la responsabilité des troubles qui se sont produits ». Le 18 mai, il signale qu'une dépêche de l'AFP annonce des « événements graves à Sétif », mais la suite est

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censurée. En conclusion : « Le ministre de l'Intérieur, dont dépend l'Algérie, va-t-il continuer une telle politique antimu­sulmane et antifrançafse ? »

Le 20 mai, L'Humanité publie une déclaration du Comité central du PCF adressée au Comité central du PCA, l'assurant de sa solidarité et de sa volonté de tout mettre en œuvre « pour l'aider dans cette grande lutte qui permettra aux populations algériennes comme au peuple de France d'avancer dans la voie de la démocratie et du progrès ».

Le 29 mai, L'Humanité proteste contre la censure qui permet au ministre de l'Intérieur d'interdire la parution d'articles qui ne lui plaisent pas. Elle poursuit : « Les provocations se multiplient de la part de certains fonctionnaires d'autorité ayant à leur tête le fasciste Lestrade-Carbonel, préfet de Constantine. Le plan des cent seigneurs et de leurs agents du gouvernement général ayant été dénoncé, tous les moyens sont maintenant utilisés pour accréditer la thèse officielle de « l'insurrection arabe », justifiant de nouvelles tueries plus terribles encore que celles de Sétif et de Guelma.

« Il n'y a qu'un moyen de ramener le calme dans les territoires d'outre-mer : rompre définitivement avec une politi­que qui fait le jeu des fascistes contre la France. Il n'y a qu'un moyen : donner à manger aux populations affamées ; arrêter les traîtres et saisir leurs biens ; relever de leurs postes les hauts fonctionnaires dont la responsabilité dans les récents événe­ments ne fait plus de doute pour personne, les Bergue, les Balensi, les Lestrade-Carbonel; faire cesser immédiatement toute répression à l'égard d'innocents. »

Le 7 juin, le Bureau politique du PCF entend une communi­cation de la délégation qui a rencontré la veille le ministre de l'Intérieur (A. Marty, E. Fajon, J. Berlioz, A. Mercier) et demande, entre autres, la levée des mesures d'état de siège en Algérie, la destitution des hauts fonctionnaires vichystes du gouvernement général, etc., et la « mise en pratique des dispositions de l'Ordonnance du 7 mars 1944 relatives à l'élargissement des libertés démocratiques en Algérie » . 1

Par la suite, le PCF soutint une campagne de longue durée pour l'amnistie et la révision des procès des Algériens lourde-

1. L'Humanité du 8 juin 1945.

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ment condamnés à la suite des événements. Elie Mignot, qui suivit de près, au sein de la Section coloniale, les suites de cette grave affaire, en a retenu que le PCF, contrairement aux allégations de ses détracteurs, a condamné dès les débuts la répression, en a dénoncé les responsables principaux, mais n'a

Î>eut-être pas « senti » tout de suite quelle avait été l'ampleur de a dimension nationale des manifestations du 8 mai.

Il remarque, en outre, que la délégation du PCF qui se trouvait alors en Algérie — dans une situation très complexe — donna d'abord des événements une analyse incorrecte, qui arriva tard à Paris et suscita l'envoi à Alger par la direction du parti de Léon Feix, chargé de se renseigner sur place et de redresser les erreurs constatées.

Il devait apparaître qu'elles avaient été largement confortées par les positions politiques d'Amar Ouzegane, secrétaire du PCA, qui se montrait très hostile aux nationalistes algériens et qui fut exclu de son parti quelques années plus tard.

André Moine confirme ce jugement. Il admet volontiers que la majorité d'origine européenne du PCA gagnée au commu­nisme par son rôle dans la guerre contre le fascisme n'avait qu'une vague idée des revendications nationales algériennes. Il souligne, lui aussi, qu'Amar Ouzegane, qu'il retrouvera bien plus tard dans les prisons de la guerre d'Algérie et pour lequel il avait conservé des sentiments de fraternité malgré son exclu­sion, était, à l'époque, très antinationaliste.

Contrairement à ce qu'affirment des historiens peu sérieux, Ouzegane ne fut pas exclu du PCA pour « tendances nationa­listes », mais pour des raisons exactement inverses. L'un des motifs officiellement publié de son exclusion {Liberté du 29 janvier 1948) était le suivant : « Il a été, de 1943 à juillet 1946, le principal responsable d'une politique qui a gêné considérablement le rassemblement de tous les mouvements nationaux progressistes d'Algérie contre le colonialisme. » 2

Ces péripéties n'entrent pas dans le cadre de notre sujet, mais elles permettent de mieux comprendre certaines difficultés rencontrées par les communistes français dans leur propre analyse des faits.

André Moine, qui devait rester en Algérie, où il s'était marié, et devenir l'un des dirigeants du PCA, estime que les événe­ments de mai 1945 ont eu des conséquences décisives. En

1. Conversation avec Elie Mignot. 2. André Moine, Mémoires. (Inédits.)

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jouant le jeu de la provocation, en saignant le mouvement national « pour avoir la paix », comme ils l'avaient fait à plusieurs reprises depuis les origines de la conquête de l'Algérie, les colonialistes s'étaient lourdement trompés. La répression ne découragea pas les Algériens. Ils y trouvèrent une volonté nouvelle de poursuivre le combat pour leur libération. Pour André Moine, ce mois de mai 1945 est incontestablement celui d'un tournant dans le mouvement national algérien.1

L'un des hommes qui comprirent le mieux cette situation et les développements qu'elle impliquait était précisément ce Léon Feix que la direction du PCF envoya en Algérie dès que lui apparut la gravité des choses. Il devait devenir quelque temps plus tard, en 1950, après avoir été élu membre du Comité central, responsable de la Section coloniale qui, depuis 1948, avait pris le nom de Section d'outre-mer.

Cultivé, d'abord avenant, la douceur de sa voix surprenait, venant d'un corps aussi puissant, haute taille et embonpoint sans complexe. Le cheveu court, l'œil aimable, Léon Feix a été le seul membre du Bureau politique du PCF (il y fut élu en 1954), depuis Ferrât, à occuper la fonction de responsable de la Section coloniale, si l'on excepte André Marty qui s'en occupait de près depuis 1945. Sans doute est-ce à ce rang dans la hiérarchie du parti qu'il dut de subir autant de calomnies et de vilenies politiques de la part d'adversaires déclarés, trompés, ou idiots.

Ceux qui l'ont vraiment connu, Français ou « coloniaux », lui ont, en revanche, gardé estime et souvent affection. Sans doute n'est-il pas indifférent qu'à l'annonce de sa mort, survenue le 24 avril 1974 à Fort-de-France (Martinique), Aimé Césaire lui-même, qui, en 1956, avait reproché aux communistes avec quelque légèreté, de se comporter en « grands frères » imbus « de supériorités et sûrs de leur expérience » 2 , tînt à exprimer au Comité central du PCF sa vive émotion et sa sympathie, appréciant « à sa juste mesure » la perte subie pour la cause du socialisme.3

1. Ibidem. 2. Lettre à Maurice Thorez, 24 oct. 1956. Ed. Présence africaine, 1956, p.

11. 3. Télégramme publié dans le Progressiste (Journal d'A. Cesaire) le

30 avril 1974.

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Le journal du Parti progressiste martiniquais (le parti d'Aimé Césaire) avait annoncé la mort de Léon Feix en soulignant « son extrême courtoisie » et « sa foi ardente en la cause qu'il était venu défendre aux Antilles». Et le journal ajoutait: « Notre peuple, soit en assistant aux meetings au cours desquels il prit la parole, soit en suivant les informations qui en étaient rapportées, a apprécié comment Léon Feix a consciencieuse­ment rempli la tâche qui lui avait été assignée. C'est sans outrance que nous pouvons affirmer que Feix est mort en service. »

Le nouveau responsable de ce que les habitués continuaient à appeler la « Section coloniale », était né en janvier 1908 dans le département du Lot. Il était devenu instituteur, puis directeur d'une coopérative agricole. En 1936, il était secrétaire de la région du Lot du PCF.

Lieutenant de réserve, mobilisé en 1939, il est bientôt en but à toutes sortes de tracasseries pour ses opinions politiques. Arrêté, emprisonné, il est condamné â trois ans de prison pour son appartenance au PCF. Nous sommes en juin 1940 et L. Feix profite de la pagaille de l'époque pour s'évader. Il est cependant repris en octobre et un tribunal de Pétain le condamnera à la déportation en Algérie. Il y arrive au

Îmntemps de 1941 et, de prisons en camps, parcourt, lui aussi, e « Chemin de l'honneur ».

Quelques semaines avant le débarquement en Afrique du Nord de novembre 1942, il s'évade du camp de Bossuet, milite avec les communistes algériens, puis, après la libération des députés internés à Maison Carrée et l'entrée de François Billoux au CFLN, fait partie du secrétariat de la délégation du Comité Central du PCF en Afrique du Nord, composée de dix députés ex-détenus, des membres du Comité central avant-guerre, et de ceux qui étaient arrivés à Alger par la suite. Aux côtés d'André Marty et d'Etienne Fajon, Léon Feix s'occupe des questions d'organisation.1

A son retour en France, il milite à la direction de la Fédération de la Seine du PCF. C'est alors qu'il est envoyé en mission en Algérie pour une brève période. Il y retourna en

1. Cf. E. Fajon, Ma vie s'appelle liberté, ouv. cité, p. 185. Rappelons qu'Etienne Fajon deviendra membre du Bureau politique du PCF et directeur de L'Humanité après la mort de Marcel Cachin.

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1946 pour aider la direction du PC A et revint en France au début d'avril 1950. Le XII e Congrès du PCF réuni à Genevil-liers le même mois l'élit au Comité central. Il est également désigné à l'assemblée de l'Union française et, tandis que R. Barbé devient président du groupe, il prend, à la fin de l'année, la responsabilité de la Section d'outre-mer (ex-Section coloniale).

Après le XIIIe Congrès (juin 1954 à Ivry), il est élu membre suppléant du Bureau politique, puis membre titulaire après le XÏV e Congrès (Le Havre). Il le restera, jusqu'en 1964. En 1962, il a été élu député d'Argenteuil-Bezons. Mais, de 1946 jusqu'à sa mort, il aura consacré l'essentiel de ses activités à l'organisation de la lutte politique du PCF pour développer la solidarité de la classe ouvrière et du peuple français avec les populations des pays coloniaux en lutte pour leur indépen­dance. Et, dès les débuts, tout de suite après l'Algérie, ce fut de l'Indochine qu'il eut à s'occuper.

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15. Viêt-nam : qui oserait dire que les communistes n'avaient pas raison ?

De tous les conflits coloniaux qu'a connus le siècle, la bourgeoisie française porte la honte d'avoir conduit les plus cruels et les plus absurdes. Les impérialismes britannique ou hollandais, pour ne pas parler du belge, du portugais ou de l'espagnol, ont fait couler le sang et les pillages qu'ils ont organisés ne furent pas plus innocents que ceux qui ont enrichi les exploiteurs bien de chez nous. Les Etats-Unis ont mené des guerres qui, sans le dire, tenaient, en Amérique latine, voire en Asie, de la conquête coloniale. Mais plus de sept années de campagne en Indochine quand tout prouvait que la défaite était au bout, et encore huit années d'opérations en Algérie, quand les aveugles eux-mêmes auraient pu en apercevoir l'issue fatale, c'est un record peu enviable.

Le crime était d'autant plus inexcusable qu'il ne manquait pas, en France même, d'esprits éclairés pour avertir et dénon­cer, pour démontrer, pour donner à la raison la place qu'occu­paient le conservatisme cupide et la pensée la plus bornée du monde. Si les communistes ne prétendent pas avoir été les seuls à avoir vu clair, ils ont toutes les raisons de penser qu'ils furent, en tout cas, les premiers et que leur parti fut en ce domaine un pionnier. Ceux qui les rejoignirent — et ils s'en féliciteront — avaient souvent tardé longtemps et c'est la nécessité pour eux qui finit par faire loi. Qu il s'agisse de Pierre Mendès France pour l'Indochine ou du général de Gaulle pour l'Algérie, le processus fut bien celui-là.

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Avec les guerres d'Indochine et d'Algérie, nous abordons les chapitres les plus importants de ce qu'il est convenu d'appeler la « décolonisation ». La logique voudrait peut-être que nous y consacriions l'essentiel de cet ouvrage. Il n'est, en effet, pas de champs dans la vaste bataille de l'anticolonialisme qui ait, autant que ceux-là, vu la valeur de pensée et de courage des communistes français, l'ampleur de leurs vues et le dévoue­ment, l'abnégation de nombre d'entre eux.

Pour ceux qui en sont arrivés à ce point dans la lecture de ce livre, il est cependant facile de comprendre que leur attitude n'eut rien de surprenant. Elle n'était ni improvisée, ni nouvelle. Elle répondait à une morale et à une conception des devoirs forgées au feu des combats qui duraient depuis des décennies. Certes, le temps avait apporté des changements dans les réalités du monde — parfois seulement dans les apparences. Certes, les hommes avaient connu des expériences nouvelles et les généra­tions en cause n'étaient plus les mêmes. D'avant-garde autre­fois clairsemée, le Parti communiste français, en dépit de crises dramatiques, de chutes et de rechutes, de coups reçus jusqu'à la mort, était devenu un grand parti national, un parti de gouvernement. Mais la lutte des classes et le colonialisme, l'impérialisme français, n'en avaient pas changé de nature pour autant.

Sur cet aspect des choses — qui est fondamental — nous n'aurons donc pas à revenir.

Autres raisons pour ne pas respecter les proportions for­melles : le sujet est beaucoup mieux connu. Nombreux sont encore ceux qui ont souffert et combattu, d'un côté ou de l'autre — FTP envoyés contre leur gré en Indochine, soldats du contingent aujourd'hui encore traumatisés par la guerre sans nom d'Algérie — dans ces conflits de nos dernières années. Une littérature abondante est disponible, qui, dans sa diversité, donne des aperçus détaillés sur les événements qui ont marqué notre histoire récente.

Alain Ruscio a consacré de longues recherches à élaborer une thèse d'Etat très remarquable sur « Les communistes français et l'Indochine — 1944-1954 ». Le livre qu'il en a tiré est exhaustif et il n'y a pas à le refaire.1 Henri Alleg et ses

1. Alain Ruscio, les Communistes français et la guerre d'Indochine 1944-1954. L'Harmattan, 1985.

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collaborateurs nous ont donné sur la guerre d'Algérie — et notamment sur le comportement des communistes à son égard — une somme qui n'a pas son pareil et qui ne laisse rien dans l'ombre. 1 II serait ridicule de vouloir réécrire en un malingre résumé ce que de plus qualifiés ont parfaitement réalisé.

Tout aussi absurde serait évidemment un impensable silence sur les deux plus grandes guerres coloniales françaises du siècle. Nous nous efforcerons donc seulement de nous en tenir à la problématique qui est l'objet strict de ce livre : la pensée et l'action, la théorie et la pratique des communistes français dans le cadre de ces deux conflits. Plus précisément, nous tenterons de répondre à un certain nombre de questions qu'une polémi­que — en général malveillante et falsificatrice, active de nos jours encore — garde au niveau des problèmes de l'histoire politique de notre temps.

En Europe, la Seconde Guerre mondiale a pris fin en mai 1945. En Asie, il faut attendre le 11 août de la même année pour que capitule le Japon. Les autorités nippones avaient enlevé, par un coup de force facile, tout pouvoir aux représen­tants de la France, le 9 mars, mettant en place l'empereur Bao Daii, fantoche au service de Paris avant-guerre, qui retrouvera son rôle quelques années plus tard.

Les patriotes indochinois, eux, se battaient contre l'occupant au sein de la « Ligue pour l'indépendance du Viêt-nam », plus connue sous l'appellation de Viêt-minh, créée en 1941 par le Parti communiste Indochinois. Les troupes chinoises de Tchang Kaï-chek occupaient le pays jusqu'au 16 e parallèle.

Lorsque le Japon capitule, le Viêt-minh contrôle rapidement la situation. Le 2 septembre, le président Hô Chi Minh proclame la naissance de la République démocratique du Viêt-nam. En septembre 1945, des troupes françaises débarquent à Saigon et des combats sporadiques s'engagent dans tout le Sud. Le gouvernement vietnamien, très soucieux de voir les Chinois (derrière qui apparaît l'ombre américaine) quitter l'Indochine, a tout intérêt à s'entendre avec les Français, d'autant plus que ceux-ci parlent d'une Union française dans le cadre de laquelle

1. La Guerre d'Algérie, sous la direction d'Henri Alleg. Ouv. cité. Rappelons que cette œuvre compte trois tomes, soit près de 2 000 pages de texte illustre.

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l'indépendance des nations sera possible. Le 6 mars 1946, des accords sont donc signés avec Paris, qui stipulent :

« Le gouvernement français reconnaît la République du Viêt-nam comme un Etat libre, ayant son gouvernement, son Parlement, son armée et ses finances, faisant partie de l'Union indochinoise et de l'Union française. » Les accords prévoyaient l'évacuation des forces chinoises, le cessez-le-feu au Sud, et la présence de troupes françaises au Nord. Toutes ces dispositions devaient être ratifiées lors d'une conférence qui devait se tenir à Fontainebleau en septembre.

En France, les communistes n'avaient aucune idée, en mai 1945, de ce qui s'était passé et de ce qui se passait alors en Indochine. Le nom de Hô Chi Minh ne leur disait rien. Il fallut attendre un certain temps, et des prises de contacts person­nelles, qui furent tardives, pour que l'on s'aperçoive qu'il s'agissait de ce Nguyên Ai Quoc qui représentait son pays au Congrès de Tours ! 1

Le 15 septembre 1945 encore, L'Humanité cite au condition­nel une dépêche d'agence qui signale qu'un gouvernement provisoire aurait été constitué au Viêt-nam, avec « des minis­tres nationalistes et quelques communistes ».

Il faut attendre le 20 septembre pour que le Bureau politique du PCF, qui a vraisemblablement reçu entre-temps quelques informations plus sûres, parle d'un gouvernement instauré « avec l'appui du peuple », critique une déclaration du général Leclerc 2 annonçant qu'il n'y aurait aucun mal à « rétablir l'ordre » troublé en Indochine « par quelques indigènes ». Le Bureau politique estime « que la seule politique correspondant aux intérêts de la nation française et des peuples d'Indochine et susceptible de contrecarrer certaines intrigues de caractère impérialiste, dirigées à la fois contre la France et contre l'Indochine, doit s'inspirer des principes de la charte des Nations unies ». L'Humanité précise qu'il faut « développer entre les nations des relations cordiales fondées sur le respect de l'égalité des droits et de la liberté des peuples » . 3

Le nom de Hô Chi Minh n'apparaît dans L'Humanité que le 18 octobre, alors que d'autres journaux le citent depuis un

1. Conversation de l'auteur avec Jacques Duclos en 1947. 2. Le Monde, 4 septembre 1945. 3. L'Humanité, 21 septembre.

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mois. Si nous insistons sur cette évidente absence d'informa­tions de la part de la direction du PCF, c'est parce qu'elle introduit un facteur politique qui joue un rôle dans différentes occasions. Nous allons le voir à propos des événements de Haiphong et, plus tard, au début de la guerre d'Algérie.

Le PCF est parfois resté muet pendant quelques heures ou quelques jours tout simplement parce qu'il ne savait pas ce qui se passait. Plutôt que de dire n'importe quoi comme il arrive à beaucoup, qui oublient volontiers, après coup, leurs fausses nouvelles et leurs analyses trop hâtives pour être honnêtes, la recherche et le contrôle de l'information apparaissent comme une règle chez les communistes, qui a peut-être des inconvé­nients journalistiques, mais ne manque pas de sérieux. En l'occurrence, la liaison avec des sources d'informations fiables1

était matériellement difficile. En tout cas, dès l'automne 1945, et avant même que soit

connue la « couleur > exacte du gouvernement vietnamien, la

{)olitique de principe du PCF à son égard est claire. Il soutient à a fois l'indépendance du Viêt-nam et son maintien volontaire

dans le cadre de l'Union française. Il proteste contre l'envoi des troupes et la poursuite d'opérations militaires. Il appuie de toutes ses forces la recherche de solutions négociées. Il multiplie les efforts pour intéresser l'opinion publique au problème, de façon à faire échec à ceux qui ne rêvent que plaies et bosses au lieu de rechercher la paix. « Négocier avec le Viêt-minh > devient, dès octobre 1945, le mot d'ordre central.

Hô Chi Minh et la délégation vietnamienne à la conférence de Fontainebleau arrivent donc en France au début du mois de septembre 1946. Plus les jours passent, plus il apparaît que, du côté français, on cherche à revenir en arrière par rapport aux accords du 6 mars. Hô Chi Minh a beau répéter sur tous les tons que l'appartenance d'un Viêt-nam indépendant à l'Union française a sa préférence, rien n'y fait.

Rencontrant Jacques Duclos à son domicile de Montreuil, il

1. D existe, à partir de 1945, à Saigon, un « Groupe culturel marxiste » animé par des communistes agissant individuellement (comme en Afrique noire) et qui joua un grand rôle pour rapprocher certains Français de la population vietnamienne et favoriser une politique de paix. A partir de 1947, ses membres furent expulsés ou arrêtés et son journal Lendemains interdit. Cf. Ruscio in Cahiers d'Histoire de l'Institut de recherches marxistes, n° 31, 1979 et André Canac, même revue, n° 36(2), 1980.

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réitère devant son camarade français les propositions vietna­miennes : « Le Viêt-nam était prêt à entrer dans une Union française, à condition de garder son intégrité et son indépen­dance dans le domaine de la gestion intérieure et de la politique étrangère. Hô Chi Minh évoquait la perspective d'une collabo­ration harmonieuse entre la France et les anciennes colonies devenues indépendantes (...). Il estimait qu'un accord honora­ble avec la France pourrait créer un précédent heureux en ce sens. Mais il était bien forcé de constater que le gouvernement français ne semblait pas vouloir renoncer à ses positions colonialistes. » 1

Hô Chi Minh explique alors à Jacques Duclos que les choses sont telles que la sécurité de la délégation vietnamienne logée dans un hôtel par le gouvernement français, ne lui semble plus assurée. C'est dire à quel point on en est arrivé. Les Vietna­miens souhaitent poursuivre les négociations, mais ils deman­dent à Jacques Duclos si le PCF ne pourrait pas leur trouver des conditions d'hébergement plus sûres. Le leader du PCF pen­dant la clandestinité, celui-là même qui, avec M. Thorez, avait rédigé l'Appel du 10 juillet 1940 appelant à la Résistance et qui contenait un alinéa revendiquant le droit à l'indépendance des peuples coloniaux2, demanda à Jean Jérôme, collaborateur du Comité central, de régler ce problème.

Jean Jérôme s'adressa à Raymond et Lucie Aubrac, anciens résistants célèbres, non communistes, mais convaincus de la justesse de la cause vietnamienne. Ils habitaient sur la route d'Enghien un pavillon spacieux, dans un jardin entouré de murs solides. Les Aubrac — quoique Lucie fût enceinte — acceptèrent aussitôt et reçurent la délégation avec la plus parfaite hospitalité.3

1. Témoignage de Jean Jérôme qui participa à la conversation et qui fut chargé par J. Duclos de trouver un logement sûr pour la délégation vietnamienne. Cf. « Les clandestins >, 1940-1944. Acropole, 1986, p. 287 et ss.

2. L'Appel du 10 juillet 1940 contient la phrase suivante : « Il n'y a de paix véritable que dans l'indépendance des peuples, et les communistes, qui revendiquent pour la France le droit à l'indépendance, proclament aussi le droit à l'indépendance des peuples asservis par les impérialistes. » Ce passage, trop peu souvent rappelé, montre bien, d'une part, le caractère antioccupant de l'Appel ; d'autre part, le caractère vraiment fondamental de l'anticolonia­lisme des communistes. Pour que le problème fût évoqué même à ce moment-là, il fallait qu'on y tienne !

3. Hô Chi Minh devint par la suite le parrain de la petite Babette Aubrac.

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En ce mois de septembre 1946, la situation des communistes français n'était déjà plus ce qu'elle avait été en 1944 ou en 1945. Dès l'été 1946, les grandes forces de la bourgeoisie compromises dans la collaboration ou, tout au moins, dans la néfaste politique d'avant-guerre, s'étaient réorganisées. Le Conseil national dii patronat français et la Confédération des petites et moyennes entreprises, constitués depuis peu, pas­saient à l'offensive.

Le 28 mai, Léon Blum avait signé à Washington des accords financiers et économiques plaçant déjà, avant le plan Marshall, la France sous la dépendance américaine (Accords Blum-Byrnes). Le général de Gaulle avait basculé ouvertement dans le camp de la réaction. Dans son discours de Bayeux (16 juin), il avait réclamé l'instauration d'un pouvoir présiden­tiel. Celui qui avait collaboré dans la Résistance avec les communistes et qui avait souligné publiquement leur héroïsme et leur attachement à la France, les traitait maintenant de « séparatistes ».

Sur le plan international, la Conférence de la paix, réunie à Paris depuis le 25 avril et qui se prolongera jusqu'au 13 octo­bre, montrait une tendance de plus en plus pro-àméricaine et antisoviétique du gouvernement français. Le très fin journaliste Pierre Courtade s'en aperçoit rapidement, qui écrit dans Les Cahiers du communisme d'août 1946 (article par conséquent rédigé en juin ou en juillet) : « Tout se passe comme si (...) il s'était produit un véritable changement de front, comme si (...) l'URSS était devenue l'ennemi n° 1 aux lieu et place de l'Allemagne national-socialiste. »

Cette orientation générale se répercute sur le terrain des problèmes coloniaux. Lorsque s'ouvrent les négociations de Fontainebleau, des choix sont déjà faits, malgré la présence de ministres communistes au gouvernement. Le ministre MRP Max André, qui dirigeait la délégation française, avouera plus tard, sans détours, que l'anticommunisme l'emportait dans l'esprit des négociateurs français sur les intérêts de la paix et de la nation.

Dans une interview au journal cambodgien Liberté, publiée le 3 février 1954, il déclarera en effet : « Beaucoup croient que le péril communiste ne figurait pas parmi les préoccupations majeures des gouvernants de l'époque (...) Rien n'est plus faux. Je puis vous affirmer qu'au premier rang des directives verbales

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qui me furent communiquées par M. Georges Bidault1 au début de la Conférence de Fontainebleau, figurait celle-ci : obtenir toutes les garanties pour que, sur le plan extérieur, le Viêt-nam ne puisse pas devenir un nouveau pion du jeu soviétique, un nouveau satellite de Moscou (...). La structure politique de la France ne permettait pas à l'époque que de telles préoccupa­tions fussent publiquement exposées par le gouvernement et le sujet ne pouvait pas être débattu, même devant la délégation française à la conférence de Fontainebleau dans laquelle le Parti communiste était représenté. » 2

Le représentant du groupe parlementaire communiste à la Conférence n'était autre que Henri Lozeray. Sans être dans le secret, il ne tarda pas à comprendre le jeu que jouaient Max André et son entourage. Ni lui, ni son parti en général n'étaient cependant en mesure de changer radicalement le cours de l'histoire en train de se faire : l'historien Jean-Paul Scot le dit fort bien, lorsque, analysant la situation à ce moment précis, il écrit : « La direction du PCF tente même de reprendre l'initia­tive politique, car le parti progresse encore et devient électorale-ment plus fort que jamais. L'interview (de M. Thorez-P.D.) au Times3 esquisse la perspective originale d'une voie française au socialisme. Et pourtant, le Parti communiste ne peut plus infléchir le dispositif des forces politiques, ni relancer l'unité d'action avec la SFIO. Il vit comme une contradiction entre sa force, plus réelle que jamais, et un isolement qui s'aggrave. Il subit à sa façon l'exacerbation des contradictions de la société française. » 4

La Conférence de Fontainebleau se terminera le 14 septem­bre par un demi-échec. Hô Chi Minh, malgré de nombreuses concessions, n'obtient qu'un modus vivendi que l'on sent bien être précaire. En fait — mais cela on ne le saura que plus tard — le haut commandement en Indochine, sous la direction de l'Amiral Thierry d'Argenlieu et du général Valluy, préparait depuis avril, en multipliant les affrontements, les conditions

1. Président du Conseil, ministre des Affaires étrangères au moment de la Conférence de Fontainebleau.

2. Cité par Elie Mignot, in « La cinquième République, La France de 1945 à 1958. » Editions sociales, 1972, p. 92-93.

3. 18 novembre 1946. 4. « Le PCF, étapes et problèmes... >, ouv. cité, p. 261.

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d'un « Coup d'Etat » (l'expression figure dans une circulaire du général Valluy datée du 10 avril) en vue de remplacer le gouvernement Hô Chi Minh par une équipe de marionnettes prête à accepter tous les ordres de Paris. Ce sera, quelque temps après, la « solution Bao Daï ».

Le 22 novembre, le général Valluy donne l'ordre de s'empa­rer de Haiphong et d ' « amener le gouvernement vietnamien à résipiscence ». La grande ville portuaire est bombardée par la marine, ses quartiers européens et chinois étant soigneusement épargnés. Il y a plus de cinq mille morts.

Une fois de plus, la censure camoufle la réalité des faits et les responsables transmettent des informations mensongères. Alors qu'aujourd'hui toutes les preuves de la préméditation et de la responsabilité directe de d'Argenlieu et de Valluy (et de leurs commanditaires gouvernementaux et politiques, notamment au sein du Parti gaulliste) sont sur la table, les premières indications venues de Haiphong et reprises par toute la presse (sauf L'Humanité), disent : « Les Vietnamiens tirent sur les Français à Haiphong » (Le Monde), ou bien : « Le Viêt-nam ou ses agents ont violé délibérément le modus vivendi » (France-Soir).

En France, on est en pleine crise gouvernementale à la suite des élections législatives du 10 novembre qui ont donné 28,6 % des voix au Parti communiste, devenu ainsi le premier parti de France. Le 15 novembre, le Bureau politique du PCF a réclamé « l'honneur et la responsabilité de la présidence du gouverne­ment de la République française » pour Maurice Thorez. Tout ce qui craint ou hait les communistes fait face. La provocation de Haiphong ne survient pas à une date choisie par le hasard. Lorsque le gouvernement Bidault se réunit pour la dernière fois, le 27 novembre, le président du Conseil démissionnaire préco­nise « une politique de fermeté » en Indochine, tandis que les ministres communistes, dixit L'A urore du lendemain, cherchent « à rejeter la responsabilité des troubles actuels sur les colons français et même sur l'armée ». ,

Pendant dix-huit jours, le cabinet démissionnaire gère les « affaires courantes » sans que les ministres communistes puissent savoir exactement ce qui se passe en Indochine. Marcel Cachin, doyen de l'Assemblée nationale, reçoit un message très conciliant de Hô Chi Minh. Edouard Herriot (radical, président de l'Assemblée), Bidault et Marius Moutet (ministre socialiste

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de la France d'outre-mer) opposent un veto formel à sa lecture devant les députés.

Finalement, vingt-trois députés socialistes font échouer la candidature de Maurice Thorez à la présidence du Conseil. Léon Blum va diriger du 18 décembre 1946 au 16 janvier 1947 un gouvernement homogène socialiste. C'est pendant cette courte période — et sans que le gouvernement soit forcément mis au courant — que sept cents légionnaires s'emparent de l'aérodrome de Da Nang, au centre du Viêt-nam. Le contrôle de cette position stratégique n'a d'intérêt que si l'on veut mener des opérations militaires dans l'ensemble du pays et les Vietnamiens l'interprètent, à juste titre, immédiatement ainsi.

Le 19 décembre, les autorités françaises exigent le désarme­ment des milices d'autodéfense vietnamiennes à Hanoi. Le même jour, de violents affrontements opposent soldats français et vietnamiens qui refusent de se laisser désarmer et se défendent.

Le 16 janvier, le socialiste Vincent Auriol1 est élu président de la République avec les voix communistes. Le 22 janvier, le gouvernement Ramadier est constitué. Il compte huit socia­listes, cinq communistes, cinq MRP, trois radicaux, deux UDSR (parti de F. Mitterrand) et deux indépendants de droite. Dès le 18 mars, les communistes critiquent vivement la politique pratiquée en Indochine et les députés du PCF s'abstiennent dans un vote de confiance à ce propos, le 22 mars. Les ministres, eux, votent pour.

Maurice Thorez s'est expliqué sur cette attitude politique assez originale et qui ne fut pas acceptée d'emblée par tous les sympathisants du Parti communiste :

« Je saisis l'occasion qui m'est offerte de protester contre l'affirmation calomnieuse selon laquelle les militants commu­nistes, lorsqu'ils appartenaient au gouvernement, auraient pu approuver la guerre criminelle menée depuis trois ans contre le peuple du Viêt-nam.

« Sur les problèmes de l'Indochine, les ministres commu­nistes n'ont cessé de défendre un point de vue conforme aux principes de l'internationalisme prolétarien... Dans les discus­sions au sein du gouvernement, nous n'avons cessé d'affirmer que le gouvernement de la République du Viêt-nam et son

1. 1884-1966.

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président Hô Chi Minh, ayant derrière eux tout le peuple vietnamien, étaient les seuls qualifiés pour mener les négocia­tions avec les représentants de la France... Telle fut notre attitude au gouvernement, dressés contre le colonialisme, dressés contre la guerre colonialiste... Nous voulions la paix dans l'intérêt de notre peuple, dans l'intérêt du peuple vietna­mien, et nous voulions que fut respecté l'accord du 6 mars 1945... Cet accord a été cyniquement violé par les colonialistes qui portent la responsabilité de la guerre contre le peuple du Viêt-nam... »*

François Billoux, qui était ministre, a expliqué pour sa part : « A l'intérieur du gouvernement, Maurice (Thorez), avec les autres ministres communistes, avait mené une bataille très dure puisque nous étions revenus au gouvernement, au mois de janvier 1947, en partant de l'idée qu'un règlement pacifique serait apporté rapidement en ce qui concerne l'Indochine.

« Nous tenions compte également des propositions très sérieuses faites par notre camarade Hô Chi Minh, au nom du gouvernement vietnamien. Cependant, insensiblement, de jan­vier à février et mars, nous voyons que le gouvernement français s'enfonce de plus en plus dans une guerre qui n'ose pas avouer son nom. A l'intérieur du gouvernement, nous conti­nuons la bataille, mais sans succès. A l'Assemblée nationale, le groupe communiste, avec notre accord, décide et à juste raison, qu'il faut voter contre les crédits. Se pose le problème des ministres qui, à l'intérieur du gouvernement, avaient voté contré les crédits.2 Revient alors le problème : fallait-il partir du gouvernement?'On peut en discuter vingt-sept ans plus tard. Falïait-il prendre la responsabilité de la rupture ou essayer encore de modifier le comportement du gouvernement? Toute réflexion faite,y'epense qu 'ilfut juste de se maintenir. -Peut-être, par contre, aurions-nous dû expliquer davantage le tournant qui se préparait, ou plutôt qui était déjà un fait. Il n'y a pas eu duplicité de notre part. Cela s'est passé au grand jour, les ministres communistes avec l'accord de leur parti, décidant que là chose essentielle était non pour notre vote, mais de savoir si oui ou non nous devions essayer de modifier l'attitude de l'intérieur du gouvernement. » 3

1. Déclaration de Maurice Thorez, 27 janvier 1950. 2. Lors de la réunion du Conseil des ministres, les communistes se

prononcent contre les crédits. En séance publique à l'Assemblée, ils votent pour dans les conditions ci-après exposées.

3. Cahiers d'Histoire de l'Institut M. Thorez, n° 6,1974.

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Il faut ici revenir quelque peu en arrière. La complexité de la situation entre janvier et mars apparaît dans toute son ampleur dans une intervention de M. Thorez devant le Comité central du PCF, le 18 janvier 1947, qui n'est pas rendue publique. Elle montre que « le langage interne et les prises de position du PCF étaient identiques, ce qui permet de couper court à toute déformation de son attitude sur ce sujet, à cette époque » . 1 Il s'agit d'une intervention non écrite, d'où le langage parlé du texte :

« Il y avait une pelure d'orange, une provocation : c'est l'affaire d'Indochine. Avec l'affaire d'Indochine, exploitée dans les conditions que vous savez, on espérait bien enlever à notre parti ce prestige national qu'il a acquis par sa lutte courageuse, par son effort avant la guerre, pendant la guerre, depuis la Libération, et par le sang de tous ses martyrs; on espérait amener à cette situation où l'on dirait : vous voyez, ce Parti communiste, ce sont des phrases lorsqu'il parle de la France et des intérêts de la France dans le monde. Placés concrètement devant un problème, eh, bien ! chassez le naturel, il revient au galop, les communistes — je n'emploie le mot qu'ici, au Comité central —, les communistes sont à nouveau les « Doriot ». * « Le Monde l'a écrit, au lendemain des événements de Hanoi, parce qu'il croyait que nous allions tomber dans la provocation. C'est une grave question, la question d'Indochine, et ça n'est pas fini. Il faut la prendre comme nous l'avons prise précisé­ment, dans l'esprit même où Marcel Cachin l'a posée dans son discours de doyen, malgré les hurlements de la droite, du PRL qui a quitté l'Assemblée. Ce n'est pas un passage du discours qui nous fera du mal. C'est un discours qu'on reprendra dans

^quelque temps. Dans l'immédiat, il nous a fait beaucoup de bien dans les populations opprimées du Viêt-nam et dans les territoires d'outre-Mer. Il n'était que de voir la figure de nos apparentés coloniaux (...).

« Que le parti prenne avec une telle vigueur, avec une telle flamme la défense des intérêts des populations d'outre-Mer (...) et ça servira assez rapidement, j'y reviendrai après, dans tout le pays quand la politique actuelle menée en Indochine commen­cera à porter ses fruits empoisonnés. Au fond, vous le savez

1. Alain Ruscio, Charles Fourniau, Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, n° 19, 1975, p. 209.

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bien, nous assistons, en rapport avec l'effort des peuples pendant la guerre, pendant la lutte contre le fascisme hitlérien, nous assistons au développement, dans les pays du vieux capitalisme, des aspirations à la liberté et à la démocratie nouvelle, renouvelée comme nous l'avons dit.

« Nous assistons, dans les anciennes colonies et semi-colo­nies, à une sorte de mouvement national de libération et d'indépendance. L'intérêt de la France, l'intérêt du peuple de France, c'est de comprendre ce mouvement et c'est de réaliser comme nous l'avons dit au X e Congrès de notre parti — et c'est pourquoi nous ne pouvons pas être surpris par ces événements — de réaliser une politique qui conduise à l'union libre des peuples des territoires d'outre-mer avec le peuple de France, parce qu'ils ont un intérêt commun à lutter contre les forces de réaction et de fascisme à travers le monde.

« C'est pour la France un grand problème, parce que, avec l'Indochine, il s'agit d'une position considérable à la lisière de ce vaste océan Pacifique qui est lui-même, maintenant, à la lisière, au centre d'un déplacement du monde, centre de gravité du monde qui se déplace peu à peu vers les pourtours du Pacifique.

« Je ne veux pas renouveler ici ce que nous avons rappelé hier, à notre commission de Politique extérieure. Dans de telles conditions, pour pouvoir pénétrer en Indochine derrière les Anglais, de Gaulle a fait des déclarations aux peuples du Viêt-nam. Il leur a promis que, désormais, leur situation serait réglée dans d'autres conditions qu'autrefois. Le 6 mars dernier, on a signé un accord avec le peuple du Viêt-nam en lui disant que, désormais, on reconnaissait la République du Viêt-nam avec son gouvernement, son Parlement, son armée, ses finances et sa libre administration dans le cadre d'une Fédération indochi­noise et de l'Union française. Un tel accord, qui répond aux aspirations et aux désirs d'union des peuples du Viêt-nam et de notre peuple, une clique de militaristes, de vichystes, excités par les éléments colonialistes, la Banque d'Indochine, avec un Max André et aussi un certain Moutet, fils d'un autre Moutet1, ministre de la France d'outre-mer, ils se sont efforcés de le violer, de les pousser à cette provocation afin d'obtenir, coûte

3ue coûte, une reprise des hostilités, afin d'obtenir la guerre et e sauver ainsi leur domination dans les conditions d'autrefois

sur les peuples d'Indochine.

1. G. Moutet était chef du cabinet de son père, M. Moutet.

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« Et là aussi, ils ont cru que nous allions manquer de sang froid, que nous pouvions nous laisser aller à des formules plus ou moins retentissantes, en oubliant ce que doit être une politique consciente des intérêts de la France et des peuples du Viêt-nam... Ils ont cru que le parti, dans son ensemble, et le Comité central pourraient être aussi naïfs que l'ont été un moment nos représentants à la Commission de la Défense nationale, lorsqu'ils se sont laissé provoquer. On leur a déposé une résolution de félicitations à nos troupes, et nos camarades, au lieu de dire : « Nous allons voir cela, comment arranger cela... >, ils sont partis en claquant les portes et immédiate­ment, la presse était remplie de cochonneries, et c'est de là qu'est venu, le lendemain, dans Le Monde, le « nouveau Doriot »...

« (...) Nous avons expliqué, cela a été dit dans le discours de Jacques, [Duclos] cela a été répété dans le discours de Marcel, [Cachin] c'est dit dans notre journal, que l'intérêt de la France n'est pas de retomber dans une politique de force, de violence, qui obtiendrait les mêmes résultats qu'en Syrie et au Liban.

« Au contraire, il faut revenir à l'entente. « Et ici, il faut repousser la thèse même, celle de Boutbien de

Franc-Tireur, la thèse qui dit : " Les responsabilités sont partagées ". Seulement, Moutet dit : " Maintenant, la parole est aux armes. Il faut une décision militaire. " Mais même le trotskiste Boutbien dans son article, écrit 99 lignes en appa­rence favorables au Viêt-nam et la centième ligne pour justifier la guerre faite au peuple du Viêt-nam.

« La thèse, c'est que " la responsabilité est partagée La thèse de Moutet, c'est " une agression préméditée ", et nous ne devons pas nous laisser prendre. Il nous faut raisonner comme des léninistes, comme des bolcheviks.

« Depuis quand considérons-nous que l'agresseur, c'est celui qui a tiré le premier coup de fusil ? Est-ce que Lénine nous a appris cela ? Est-ce que, ce qu'il nous a appris, c'est de ne pas tenir compte de l'évolution d'une situation ?

« Je dis ici même — ceci n'est pas prouvé — les gens du Viêt-nam avaient été placés dans l'obligation ou de se battre et peut-être de mourir pour renaître ensuite, ou de ne pas se battre et de sombrer dans la servitude. Ils ont choisi de se battre. Ils ont bien fait, c'est leur devoir.

« Nous n'avons pas le droit, comme communistes, comme Français soucieux des intérêts de notre pays, de juger d'une autre façon.

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« Je l'ai dit au Conseil des ministres, c'est notre thèse, notre langage simple que tous les Français, tous les ouvriers com­prennent. Il faut dire que c'est à nous, par notre politique, à inspirer confiance au peuple, pas seulement celui-là, mais à tous les peuples de l'Union française.

« C'est à nous, non pas par une déclaration, par un discours, mais par une pratique prolongée, à dissiper peu à peu tout ce qu'il peut y avoir de méfiance à l'égard de notre pays.

« C'est à nous à commencer. « Si nous faisons cela, nous créerons là-bas un climat de

confiance. Jusqu'à maintenant, il y a mécontentement, il y a méfiance.

« Voilà pour ce qui est le côté vietnamien et pour nous, aussi longtemps que nous nous en tenons à cette explication, c'est le peuple de France qui va demander des explications... On peut essayer de susciter une émotion artificielle en faisant croire que nous sommes, là-bas, victimes d'une agression.

« Mais quand Moutet — et nous verrons cela dans la presse de demain — avoue que partent chaque mois trois mille hommes là-bas, qu'il faut encore en envoyer... vous croyez que le peuple de France ne va pas poser des questions ?

« Quand arrivent les avis mortuaires dans tel ou tel village, croyez-vous que les paysans ne vont pas se poser des questions ? Alors, tenons compte qu'il y a aussi une histoire de notre pays, que les milieux financiers, les milieux de la grande bourgeoisie ont pu pousser aux expéditions colonialistes mais qu'ils ont toujours trouvé devant eux le mécontentement du peuple, et que certains partis, comme le Parti radical, au temps où il avait une autre base sociale, étaient les ardents combattants contre la politique colonialiste...

« Cela reviendra, le moment n'est pas encore venu, mais il viendra, et à ce moment-là, dans le pays, le peuple dira, comme il a dit de nous à propos de la non-intervention, à propos de Munich, de notre bataille contre les attentistes, le peuple dira : c'est les communistes qui avaient raison, c'est les communistes qui avaient vu juste, qui voulaient éviter un nouveau malheur à notre pays, et on le dira d'autant plus rapidement peut-être que certaines puissances étrangères vont essayer de mettre aussi la main sur l'Indochine.

« Voilà sur cette question. Nous n'avons pas, là encore, à tomber dans le piège... Alors, nous faisons face aux provoca­tions, nous évitons le piège. »

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En réalité, c'est l'attitude des ministres et des parlementaires socialistes qui posait des questions. Le 10 décembre encore, Léon Blum, dont l'autorité sur son parti était évidente, avait défini une ligne politique que les communistes ne pouvaient

3u'approuver. « Il n'existe qu'un moyen, écrivait-il, et un seul, e préserver en Indochine le prestige de notre civilisation, de

notre influence politique et spirituelle, et aussi ceux de nos intérêts matériels qui sont légitimes, c'est l'accord sincère sur la base de l'indépendance, c'est la confiance, c'est l'amitié. » 1

Deux jours plus tard, il est désigné pour présider le gouverne­ment. On pouvait donc avoir quelque espoir. D'autant plus qu'il affirme, une fois président du Conseil, qu'il est partisan d ' « un Viêt-nam libre dans une Union indochinoise librement associée à l'Union française » . 2

Mais son délégué en Indochine, Marius Moutet, déclare3 : « Avant toute négociation, il est aujourd'hui nécessaire d'avoir une décision militaire. » Autrement dit : pas de négociation. Et, le 29 décembre, Le Populaire parle de « l'ancien gouverne­ment du Viêt-nam » à propos du pouvoir en place sous l'autorité de Hô Chi Minh. Plus tard, en mai 1947, la « Revue de l'Union française », sous contrôle socialiste, qualifiera le gouvernement vietnamien de « minorité entreprenante, auda­cieuse téméraire, fanatique ». L'opération Bao Daï est dès alors mise en route.

Les Vietnamiens, commejes communistes français, espèrent encore que la négociation est possible. Le 7 janvier, Hô Chi Minh 4 déclare : « Nous voulons comme toujours collaborer avec la France dans la paix et la confiance. Nous voulons reconstruire notre pays avec l'aide de capitaux et de techniciens français. Nous attendons du gouvernement et du peuple français un geste de paix. »

Le correspondant de L'Humanité, René L'Hermitte, se fait l'écho des mêmes espoirs. En mars, H. Lozeray 5 déclare : « Nous devons rechercher le contact avec ceux qui représentent vraiment le pays. Que vous le vouliez ou non, ceux-ci ne peuvent être que Hô Chi Minh et le Viêt-minh, car ce sont eux

1. Le Populaire, 10 décembre 1946. 2. Ibidem, 23 décembre 1946. 3. Le Populaire du 28 décembre. 4. Cité par Climats, 6 février 1947. 5. Débats à l'Assemblée nationale, 18 mars 1947.

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3ui ont les masses vietnamiennes derrière eux et qui les auront e plus en plus face à notre comportement à leur égard. »

Les communistes ne sont pas dupes des manœuvres en cours. Pierre Courtade écrit dans L'Humanité du 16 décembre 1946 : « Il devient de plus en plus clair que le plan de certains milieux français, dans l'affaire du Viêt-nam, est de susciter la formation d'un « gouvernement » vietnamien orienté plus « à droite ». Le président Hô Chi Minh éliminé, on reprendrait la négociation avec une « nouvelle équipe » plus docile. Les opérations militaires actuelles sont conçues comme un moyen d'entraîner la décomposition politique du Viêt-minh (parti national du Viêt-nam) et de préparer la venue au pouvoir d'éléments choisis par le Haut-Commissariat ».

Et le 30 janvier, René L'Hermitte écrit dans l'organe central du PCF : « Le seul règlement militaire de l'actuel conflit est-il possible ? Sincèrement, nous ne le pensons pas. Songeons aux effectifs qu'il faudrait envoyer en Indochine; songeons à la résistance que peut offrir, pendant de longs mois, de longues années, un peuple de vingt millions d'êtres unanimes. »

Une autre voie est possible et ce sont les communistes qui la veulent : « L'intérêt du peuple français, écrit Marcel Cachin, c'est d'accorder l'indépendance à l'Indochine. Cette nation, ayant reçu de la France la liberté, conservera avec elle d'amicales relations politiques, économiques et culturelles. C'est là la tradition glorieuse, généreuse et humaine de 89 et de 48 à laquelle nous entendons, quant à nous, rester fidèles. » 1

Qui pourrait oser dire que les communistes n'avaient pas raison ?

1. L'Humanité, 30-31 mai 1947.

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16. Indochine : guerre à la guerre

Malgré tous leurs efforts, les communistes vont donc être confrontés à une guerre menée par leur pays dans les conditions les plus détestables. Les rodomontades ministérielles cachent de terribles réalités. Le 13 avril 1947, le ministre de la Défense, Paul Coste-Floret (MRP) avait déclaré : « Nos soldats tiennent toutes les villes, les routes, le " Tonkin utile ". Il n'y a plus de problème militaire en Indochine. » Deux ans plus tard, le 18 mars 1949, il estime : « Je manquerais à mon devoir si je laissais pourrir la guerre. » Le 10 octobre 1950, le président du Conseil, René Pleven, affirme en annonçant l'envoi de nouvelles troupes : « Il faut maintenant forcer l'adversaire à s'éloigner de ses bases; il faut que nous puissions alimenter la zone de combat sur un terrain qui permette d'utiliser leurs qualités manœuvrières et de mettre en action leurs éléments lourds pour venger les morts de Cao Bang.

Cao Bang et Lang Son (ô, Jules Ferry-le-Tonkinois !) sont évacuées un mois plus tard Le ministre des Etats associés, Letourneau, (MRP) déclare péremptoire : « Des rétractions du dispositif ont été opérées a la suite de ces opérations afin de constituer des réserves • d'autres sont possibles, mais l'ennemi est, du même coup, contraint à s'éloigner de ses bases, à étirer ses lignes de communications et à se rendre ainsi plus vulnéra­ble. »

Le 19 novembre 1951, Letourneau précise : « Il est clair que nos moyens nous permettent d'assurer la garde de points vitaux que nou devons conserver. » Le 20 janvier 1953, encore, Max André, dirigeant MRP influent, affirme : « Je demeure stupéfait de l'aveuglement de ceux qui, encore maintenant, parlent

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d'éventuelles négociations. Lorsque nous aurons fait sentir au Viêt-minh le poids de notre force, lorsqu'il aura enfin compris que nous sommes prêts à mener la lutte jusqu'au bout, alors la paix pourra être proche (...). Lorsqu'on constate les progrès remarquables réalisés au cours de ces derniers mois, on peut franchement dire que le bout du tunnel commence à apparaî­tre. > Les tunnels ont toujours eu un grand succès dans le langage réactionnaire...

Mgr. Feltin, cardinal-archevêque de Paris, très lié au MRP, n'hésite pas à lancer du haut de la chaire • « Les Français défendent là-bas la civilisation chrétienne. C'est une tâche immense et nécessaire. » (14 avril 1953.) Et M. Laniel, qui sera président du Conseil, est certain, lors du débat parlementaire consacré à la situation en Indochine, les 27 et 28 octobre 1953, que, « notre potentiel est en voie d'accroissement en hommes et en matériel, tandis que le Viêt-minh paraît n'être plus au sommet de sa force ».

Le brave général Franchi déclare le 20 janvier 1954 « je commence maintenant la phase de reconquête en attaquant le dispositif viêt-minh ». Plus la situation devient difficile, plus les officiels français témoignent d'optimisme. Le 14 février 1954, René Pleven se rend en Indochine, non « pour procéder à certains replis, dit-il, mais, au contraire, pour aider le haut commandement dans sa tâche offensive ». De retour à Paris, il est rassuré : « Militairement, il est incontestable que l'adver­saire n'a pu atteindre aucun de ses objectifs essentiels. Diên Bien Phu n'a toujours pas été attaqué; il peut encore l'être, mais notre commandant en chef, le général Navarre V dont l'esprit de décision et le sang-froid en imposent à tous, a pleine confiance que cette campagne d'hiver se terminera sans résultat positif pour l'adversaire, malgré les efforts acharnés qu'il aura déployés. » (1 e r mars 1954.)

M. Laniel déclare quant à lui, le 7 mars : « C'est grâce à notre effort militaire que nous avons obligé l'adversaire à changer de langage, sinon de conduite, puisque c'est grâce à lui que nous le maintenons dans une situation où il ne saurait espérer de victoire par la force. »

Il fallait un expert, le général Ely, pour affirmer, le 24 mars : « A Diên Bien Phu, ils ne passeront pas. » 2 Or, les 14 et 15 mars, les Vietnamiens ont emporté les points d'appui

i

1. Qui a succédé au général Salan. 2. Citations reproduites in France Nouvelle, 8 mai 1954.

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« Gabrielle » et « Béatrice » qui flanquent le camp retranché. Les 16 et 17, « Anne-Marie » est perdu. Le général Giap prépare durant tout le mois d'avril son dispositif d'encercle­ment de Diên Bien Phu. Le 1 e r mai, l'assaut commence. Le 7, les derniers défenseurs français se rendent. La garnison a perdu mille cinq cents hommes. Quinze mille autres ont été faits prisonniers. Les meilleures unités du corps expéditionnaire ont été décimées. Les officiers les plus prestigieux se sont faits battre : le général de Castries, le colonel Langlais, le lieutenant-colonel Bigeard, etc. Dans le monde entier, Diên Bien Phu a retenti comme un coup de tonnerre et pour les peuples coloniaux de l'Empire français, c'est comme l'annonce d'une prochaine libération.

Les communistes, au milieu de l'aveuglement général, n'avaient pas été les seuls à prévoir la catastrophe colonialiste, la victoire populaire de Hô Chi Minh. A partir de 1950, Pierre Mendès France, notamment, s'était prononcé pour des négocia­tions. Il avait manifesté ses craintes de voir la France perdre tout alors qu'elle pouvait encore tirer son épingle du jeu... Il estimait que pour pouvoir garder sa place en Europe, elle devait se débarrasser de la charge devenue insupportable de la guerre au Viêt-nam.

En 1953, le président Vincent Auriol avait fait appel à Mendès France pour former le gouvernement. Mais le président du Conseil pressenti n'obtint pas la majorité requise. Les députés communistes n'avaient pu voter pour lui. Il n'avait, en effet, proposé aucune négociation et la seule perspective qu'il avait ouverte revenait à se concerter avec Londres et, surtout, Washington « en vue de résoudre ce douloureux conflit ». Jacques Duclos, peu de jours après l'échec de Mendès France, dira devant le Comité central du PCF, après avoir déploré que le leader radical ait voulu « donner des gages à la réaction » : « Si une réponse positive et concrète avait été faite, permettant d'aboutir rapidement à la fin de la guerre au Viêt-nam, notre parti n'aurait pas manqué d'en tenir compte. » 1

Un an plus tard, lorsque le président René Coty, qui a succédé à V. Auriol, appelle à nouveau Mendès France, celui-ci déclare explicitement cette fois que la France doit négocier avec

1. Archives de l'Institut de recherches marxistes, cité par A. Ruscio. Ouv. cité, p. 299.

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le Viêt-nam pour aboutir à un bon accord en l'espace de trente jours. Estimant qu'il faut lui donner « la possibilité de traduire (ses) paroles en actes » , 1 les communistes votent l'investiture (Mendès refusant d'ailleurs leurs voix, mais cette attitude anticommuniste paraît ici secondaire). Ils font ainsi la preuve, non seulement de leur réalisme, mais aussi de leur capacité d'évolution en fonction des aspects nouveaux de la situation.

Les temps avaient, en effet, changé, depuis la solitude de 1947 et le fol anticommunisme de 1952. Les socialistes en sont arrivés à refuser le vote de crédits militaires pour l'Indochine. L'ancien président du Conseil, Daladier, Edouard Herriot, et bien d'autres, affirment maintenant qu'il faut en finir avec la guerre. Les communistes peuvent organiser des manifestations au cours desquelles des intellectuels et des hommes politiques bien éloignés d'eux rejoignent leurs arguments. Les actions communes dans les rangs ouvriers se multiplient sur le plan économique. Des conjonctions nationales apparaissent devant la menace du réarmement allemand ; l'emprise américaine sur la politique française inquiète de plus en plus. Mais cela ne s'était pas fait d'un jour à l'autre.

La guerre avait éclaté en Corée le 25 juin 1950, mettant le monde à deux doigts d'un conflit généralisé. Le 6 juin, le général Mac Arthur avait demandé au gouvernement japonais d'interdire le Parti communiste. Quelques jours plus tard, le chef de la diplomatie américaine avait inspecté les forces militaires Sud-coréennes. Le 23 juin, M. Thorez avait déclaré devant le Comité central de son parti : « La principale faiblesse, le principal danger, c'est la sous-estimation du danger de guerre ; c'est aussi, en particulier, la sous-estimation de ce que serait la guerre atomique (...) Cependant, il est absolument juste de ne pas oublier l'autre danger, celui qui consiste à croire que la guerre est fatale, inévitable (...) » 2

Deux jours plus tard, donc, elle éclate en Corée. M. Matthew, secrétaire d'Etat U.S. à la Marine, déclare le 27 : « Pour rétablir la paix, nous devons être prêts à annoncer clairement notre détermination à payer n'importe quel prix, même celui d'une guerre, pour obliger les différents pays à coopérer à la paix. »

1. François Billoux à l'Assemblée nationale, le 17 juin 1954. L'Humanité du 18 juin.

2. L'Humanité, 24 juin 1950.

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Cette curieuse dialectique inquiète même un féal comme Jules Moch 1 : « Un secrétaire d'Etat américain a envisagé hier, avec une vigueur que je regrette, une idée qui n'est pas la nôtre, celle d'une guerre préventive. » Et c'est naturellement l'URSS et la Chine qui sont visées.

Deux ans plus tard, la situation semble atteindre le point limite. Le 30 mars 1952, le communiste grec Beloyannis et trois de ses compagnons sont exécutés, victimes de la guerre froide, sur le point de devenir chaude. Aux Etats-Unis, le couple Rosenberg est assassiné sur la chaise électrique. A deux jours près, ce monstrueux crime juridique coïncidait avec une tentative de putsch à Berlin-Est à propos de laquelle la très « modérée » Année politique écrit : « Il semble bien que les diverses organisations anticommunistes de Berlin-Ouest avaient envoyé des agents en secteur soviétique et qu'un poste américain ait lancé le mot d'ordre : " Tous dans la rue demain ! " » 3

En Europe, l'ex-commandant en chef des armées améri­caines en Corée, le général Ridgway, est nommé commandant supérieur des forces de l'OTAN. G. Bidault envisagera même,

Elus tard, de demander aux Américains l'utilisation de la ombe atomique au Viêt-nam ! Ridgway, ce personnage hystérique, grand chasseur de

Rouges, qui aime à se promener une grenade en sautoir, déclare qu'uentend engager « une lutte à mort contre le communisme » et que la guerre de Corée n'a été « qu'un petit match joué en lever de rideau, en attendant le grand match » 4 . Une manifes­tation organisée à Paris le 28 mai 1952 contre la venue de ce général, et surtout contre ce qu'il représente, se heurte à une répression violente des forces de police et sert de prétexte au ridicule — mais dangereux — « Complot des pigeons ».

Alors qu'André Stil, à l'époque rédacteur en chef de L'Huma­nité, et trente-six autres dirigeants communistes avaient été arrêtés dès le 25, Jacques Duclos, secrétaire du PCF, est appréhendé. Le 4 juin, soixante dirigeants de la CGT sont arrêtés « à titre préventif ».

1. Ministre de l'Intérieur socialiste (1947-1950), puis de la Défense nationale (1950-1951). S'est signalé par une féroce répression des grèves de Î947etl948.

2. Cf. Pierre Durand, « Vingt ans-chronique ». Editions sociales, 1966, p. 106-107.

3. L'Année politique (1953), p. 362. 4. Cité par Pierre Courtade, L'Humanité, 29 avril 1952.

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L'objectif du gouvernement, fortement aiguillonné par Was­hington, est d'aboutir à l'interdiction pure et simple du Parti communiste français dont l'opposition à la guerre d'Indochine, au réarmement allemand et aux menaces de guerre atomique (il participe avec succès à la campagne mondiale de « l'appel de Stockholm >), sans parler de son rôle primordial dans la défense des revendications matérielles des salariés, représente un obstacle majeure à la politique « atlantique ».

Malgré un formidable battage et la « découverte » de réseaux d'espionnage innombrables qui n'existaient que dans l'imagi­nation des truqueurs, le complot s'effondra assez rapidement. Le ministre de la Défense, Pleven, fut obligé de déclarer, dans un communiqué officiel, que les documents saisis ne conte­naient aucun secret militaire. En juillet, Jacques Duclos doit être relâché. Le grand journaliste américain Alexander Werth résumera cette phase de notre histoire dans les lignes sui­vantes :

« Toute la manœuvre anticommuniste, avec ses machina­tions policières, ses accusations fantaisistes et ses fausses informations, fut pratiquement dégonflée au commencement de juillet, après que la Chambre des mises en accusation eut rejeté l'inculpation de M. Duclos et ordonné sa mise en liberté immédiate. Certaines gens furent à ce point désappointées qu'une bombe fut jetée dans la maison de M. Didier, le magistrat qui avait ordonné cette mise en liberté. C'était, par une curieuse coïncidence, le seul juge de France qui avait refusé de prêter serment à Pétain. Dans son ensemble, l'opinion publique éprouva un sentiment de soulagement. Même parmi ceux qui étaient les plus hostiles aux communistes, on se rendait compte que l'affaire avait été mal menée, qu'il y avait eu trop d'illégalités et d'arbitraire dans le comportement de MM. Brune, Martinaud-Deplat et Baylot. Ils avaient été ridi­cules et les intellectuels avaient vu, dans la façon dont ils avaient traité les communistes une menace contre la liberté et notamment contre la liberté de la presse : " la prochaine fois, ce sera notre tour. " C'était un signal d'alarme. » 1

Ce bref tableau de l'ambiance politique nationale et interna­tionale dans laquelle baignait l'action du Parti communiste

1. Alexander Werth, la France depuis la guerre, 1944-1957. Gallimard, p. 425-426. [Brune et Martinaud-Déplat étaient ministres de l'Intérieur et la Justice, Baylot, préfet de Police.]

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français contre la guerre d'Indochine serait incomplet si nous n'évoquions pas le parfum des trafics et des scandales qui accompagnaient les conflits, la boue délétère et empoisonnée dans laquelle pataugeaient la plupart des formations politiques et des institutions officielles, comme il est de règle dans toute guerre coloniale.

Tout commence par « l'affaire des généraux » qui débute comme un film d'espionnage et se termine par une histoire de corruption. En résumé, il apparaîtra que la divulgation d'un rapport secret du général Revers, chef d'état-major de l'armée française, envoyé en tournée d'inspection en Indochine, avait sa source dans un trafic auquel étaient mêlés quelques-uns des noms les plus importants de la politique française — commu­nistes exclus. Le général Revers avait touché un million de francs pour couvrir « divers frais » ; le général Mast la même somme pour financer sa campagne en vue de devenir Haut-Commissaire en Indochine; le vice-président socialiste de l'Assemblée nationale, Le Troquer, cinq cent mille francs pour d'autres « frais divers », etc. Tous les fils conduisaient à l'entourage de l'empereur Bao-Daï, dit « l'empereur des boîtes de nuit » et à de louches trafics mêlant les affaires d'argent aux agissements antidémocratiques — et naturellement, anticom­munistes — les plus variés.

Le second grand scandale de la guerre d'Indochine, fut celui des « piastres ». Le cours de cette monnaie avait été fixé officiellement à 17 francs. En réalité, sa valeur sur place variait entre 8,5 et 10 francs. Il suffisait donc de jouer sur cette différence en Indochine pour empocher à Paris des bénéfices considérables. Les banques et des milliers de trafiquants petits ou gros se livrèrent ainsi à une joyeuse spéculation qui n'était un mystère pour personne.

En 1953, un ancien fonctionnaire de l'Office des changes de Saigon publie un livre intitulé le Trafic des piastres1 qui fait l'effet d'une bombe. L'opinion publique, qui commence à se lasser de cette guerre qui n'en finit pas et qui craint l'envoi du contingent à l'autre bout du monde, réagit vivement.

Le Parti communiste ne disposait pas d'informations parti­culières sur les tenants et les aboutissants de ces deux scandales. Mais il ne se fit pas faute de les dénoncer dès que les affaires

1. Edition des Deux Rives.

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furent connues. Des parlementaires communistes firent partie des commissions d'enquête parlementaire désignées avec l'ap­pui de leurs groupes. Maurice Kriegel-Valrimont, se montra très actif au sein de la commission qui enquêta sur l'affaire des généraux. Il participa de même, avec Rose Guérin et Robert Manceau, à celle des « piastres ».

La crédibilité des communistes et leur honnêteté, quand il y avait tant de trafics, en sortirent renforcées. Le 8 février 1950, M. Kriegel-Valrimont avait annoncé dans L'Humanité; « A partir d'aujourd'hui, je dirai tous les jours la vérité que je sais sur les chèquards, les banqueteurs et les trafiquants. Je dirai la stricte vérité sur Van Co, Peyré 1 , Queuille, Ramadier, Revers... »

En 1953, le PCF agit de même avec l'affaire des piastres où apparaissent des hommes du Parti socialiste, du MRP, du Parti gaulliste (RPF), de « Force ouvrière » etc. Louis Odru pourra dire à l'assemblée de l'Union française : « C'est parce qu'il est profondément convaincu d'aider à la solution française du drame indochinois que le Parti communiste réclame aujour­d'hui une mission d'information impartiale (...) telle que la souhaitent le peuple français et les peuples d'outre-mer qui exigent, avec la fin des trafics scandaleux surgis dans la boue et le sang de la sale guerre, la paix au Viêt-nam, par la négociation avec le président Hô Chi Minh et le rapatriement du corps expéditionnaire. » 2

Jacques Duclos avait dit le 18 janvier 1950 à l'Assemblée : « C'est toute cette pourriture qui sert de toile de fond à votre sale guerre du Viêt-nam . »

Car cette sale guerre est une guerre sale. » 3

La solidarité du Parti communiste français avec le peuple vietnamien, malgré des préoccupations multiples et graves en l'une des époques les plus dangereuses de son existence, ne s'est jamais démentie. Elle s'est exprimée — en dehors du plan parlementaire, voire gouvernemental — sous deux aspects

1. Trafiquants arrêtés dans l'affaire des généraux. 2. Séance du 17 juillet 1953. 3. Si l'on en croit A. Ruscio, qui a étudié à fond la question, l'expression

« sale guerre » utilisée communément par les communistes de 1948 à 1954, a été employée pour la première fois par Hubert Beuve-Mery dans « Une semaine dans le monde » du 17 janvier 1948 (Alain Ruscio, ouv. cité, p. 189.)

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principaux : sur le terrain, d'une part ; dans une action politique de niasse où s'illustreront des militants exemplaires, d'autre part. Ce sont deux volets d'une même volonté que nous rappellerons sommairement.

Nous avons déjà signalé l'existence à Saigon, de 1945 à 1950, d'un « groupe culturel marxiste ». Quelques communistes fran­çais que les vicissitudes de la guerre mondiale avaient bloqués en Indochine et qui avaient lutté contre les Japonais aux côtés des Vietnamiens, en faisaient partie. Dès septembre 1945, une semaine après la proclamation de l'indépendance, l'acte de fondation du groupe avait été officiellement déposé. Ses dirigeants rencontrèrent les autorités politiques vietnamiennes le 12, puis le 21. L'accord se fit, apparemment sans difficulté, sur la base de l'appui à l'indépendance politique du Viêt-nam et d'une collaboration franche et loyale de celui-ci avec la France démocratique. Une lettre de Raymond Barbé à Paul Maeght, alors membre du groupe, précise bien toutefois que celui-ci ne saurait être un « greffon » du PCF à Saigon.1

Cette précision n'étonnera pas le lecteur qui sait quel a été le statut de cercles semblables en Afrique noire. La règle est, en effet, constante, et correspond aux idées développées par l'Internationale communiste en 1922 : les étrangers établis dans un pays quelconque ne doivent pas y fonder un parti « à eux ». Les autochtones sont seuls maîtres de leur politique. Autre chose est de développer, dans certaines circonstances, une activité politique et culturelle qui peut apporter une aide aux travailleurs du pays-hôte et favoriser les rapports entre les communistes de celui-ci et ceux de l'étranger.

C'est seulement en juin 1946 que des rapports suivis s'établirent entre le groupe de Saigon et la Section coloniale. André Canac, l'un des dirigeants du groupe, se rendit à Paris et fut reçu par R. Barbé. Durant son séjour en France, il collabora à la Section coloniale pendant près d'un an, mais son retour à Saigon n'apporta aucun statut nouveau au groupe. En 1950, une vingtaine de ses membres avaient été expulsés.2

A la fin de l'été ou au début de l'automne 1949, Germaine Autissier et Jean Lautissier, tous deux membres communistes

1. Archives de P. Maeght, cité par Alain Ruscio, ouv. cité, p. 328. 2. Sur cette question importante et délicate, voir A. Ruscio, ouv. cité,

p. 320 à 332.

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de l'Assemblée de l'Union française, se rendirent au Viêt-nam. Ils y rencontrèrent le plus de monde possible, y compris des militants du groupe. Ceux-ci exprimèrent devant eux une certaine inquiétude à propos de la transformation du P.C. vietnamien en « Association culturelle marxiste ». A leur retour à Paris, G. Autissier et J. Lautissier furent entendus par le Bureau politique, en présence de R. Barbé et de E. Mignot. Maurice Thorez estima que les remarques faites étaient intéres­santes, mais qu'il fallait faire confiance au parti vietnamien et à Hô Chi Minh : « S'ils ont agi ainsi, c'est qu'ils ont leurs raisons. C'est à eux seuls de décider. » 2

Jusque-là, il n'y a toujours pas de relations officielles entre le parti français et le parti vietnamien, ce qui ne va pas sans poser des problèmes. Des contacts sont pris au niveau international au cours des deux derniers mois de 1949 et le PCF est invité à envoyer un représentant dûment autorisé au Viêt-nam. La direction du parti désigne Léo Figuères, membre du Comité central, Secrétaire général de l'UJRF (Union de la jeunesse républicaine de France, issue de la Jeunesse communiste dans la Résistance), militant aguerri et dont l'attitude durant l'occupation de la France est de nature à inspirer confiance à ses interlocuteurs.

Officiellement, Léo Figuères était invité à assister au Congrès de l'Union de la jeunesse vietnamienne qui devait avoir lieu en janvier 1950. Il rencontre à Paris des représentants de cette organisation qui lui proposent de se rendre dans leur pays par la voie qu'ils avaient eux-mêmes empruntée dans l'autre sens *. Inde, Birmanie, nord de la Thaïlande, Laos. Mais les événe­ments s'étant précipités en Chine où Mao Tsé-toung contrôlait désormais l'essentiel du pays, on décida, finalement, que le voyage se ferait par Pékin, via Moscou.

Avant son départ, L. Figuères est reçu par M. Thorez qui insiste sur le fait qu'il sera « le premier communiste français à reprendre, depuis le début de 1947, des contacts directs avec les dirigeants du mouvement révolutionnaire vietnamien ». Il m'explique, écrit L. Figuères, « que parfois, certains aspects de la tactique des camarades du Viêt-nam étaient alors mal compris dans le mouvement communiste international, mais que pour ce qui concernait notre parti, il avait pleine confiance

1. Conversation avec Elie Mignot.

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en Hô Chi Minh et en ses camarades de combat. Dis-leur, ajouta-t-il, que nous admirons leur ténacité et leur héroïsme et explique-leur ce que nous faisons en France pour les aider le plus possible, car nous estimons que la guerre injuste qu'on leur impose est un crime contre deux peuples, deux pays qui devraient et pourraient vivre en amitié » .

L. Figuères gagna Pékin par le Transsibérien, puis il atteignit le sud de la Chine en convoi jusqu'à la frontière du Viêt-nam. Pris en charge par ses hôtes, il se rendit ensuite — à cheval — au Viet Bac où le Viêt-minh avait déjà sa propre administration et les bases de son pouvoir conquis depuis 1941 dans la lutte contre l'occupant nippon.

Tout cela avait pris beaucoup de jours et le Congrès de l'Union de la jeunesse était depuis longtemps terminé. L. Fi­guères n'en discuta pas moins avec de nombreuses personnes et, surtout, il fut reçu par Hô Chi Minh qui lui réserva un accueil

{)articulièrement chaleureux et lui affirma solennellement que es Vietnamiens voulaient que cesse la guerre. Ils n'y mettaient

qu'une condition : la reconnaissance de l'indépendance et de l'unité de leur pays. Il souleva en outre la question d'un échange éventuel de prisonniers, ce que L. Figuères interpréta — non sans raison — comme une perche tendue aux autorités fran­çaises en vue de trouver un contact direct.2

L. Figuères n'est de retour à Paris qu'au début du mois de juillet. Il tient une conférence de presse au cours de laquelle il fait état du souhait de Hô Chi Minh concernant les prisonniers. Aucun journal — sauf la presse communiste — n'y fit allusion. Il publia de longs reportages sur son voyage et ses entrevues dans L'Humanité, Ce soir, l'Avant-Garde, etc. La presse réactionnaire se déchaîna contre lui. Le quotidien L'Epoque demanda qu'on le fusille sans autre forme de procès. Aux environs du 15 août, un mandat d'arrêt était lancé contre lui. 3

1. Léo Figuères, Jeunesse militante. Editions sociales, 1971, p. 203-204. 2. Ibidem, p. 218-219. 3. Léo Figuères vécut dans une semi-clandestinité et connut des aventures

parfois rocambolesques. Il fut condamné à sept ans de réclusion par contumace. Arrêté en décembre 1956 et relâché presque aussitôt, on lui fit un procès... qui ne vint jamais, tant le gouvernement avait peur du retentisse­ment qu'il aurait. Telle est la justice d'Etat...

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Au cours des entretiens de Léo Figuères, une question avait été débattue, à laquelle la réponse ne pouvait venir que de Paris. Les dirigeants vietnamiens souhaitaient que le PCF soit représenté directement et de façon permanente auprès d'eux par un ou deux « conseillers », chargés, en quelque sorte, d'un rôle politique, presque diplomatique. La direction du Parti communiste français décida d'accéder à cette demande. Elle désigna, pour remplir cette tâche, deux militants : Fernand Scrémin, qui était l'un des responsables de la section « de la montée des cadres » du Comité central, héros de la Résistance, et « Roland », dont les hautes fonctions publiques actuelles nous conduisent à préserver encore l'anonymat.

A la fin de 1950, Raymond Guyot, membre du Bureau politique, avait demandé à le voir. « Roland », jeune encore, sorti de la Résistance où ses qualités avaient été remarquables et remarquées, était un communiste de toute confiance. Quand R. Guyot lui demanda s'il accepterait de se rendre à l'étranger pour y représenter son parti, il répondit naturellement oui. En ces temps-là, l'idée de songer à ses convenances personnelles ne serait même pas venue à l'esprit d'un militant. Il venait de se marier. Combien de temps serait-il absent de France ? On ne savait pas. Ça dépendrait...

Muni d'un billet d'avion pour Prague, « Roland » s'envole vers l'inconnu. A l'arrivée, Scrémin l'attend et lui explique leur mission. Pour une surprise, c'est une surprise... Avion jusqu'à Moscou, Transsibérien à travers l'immense Union soviétique noyée dans la neige de l'hiver, arrivée à Pékin, traversée du fleuve Jaune en barque parce qu'il n'y a plus de pont, chemin de fer cahotant jusqu'à Nankin, camion jusqu'à la frontière, dans un convoi militaire, car la région est encore infestée de bandits de grand chemin, résidus des troupes de Tchang Kaï-chek : et c'est le Viêt-nam, du côté de Cao Bang, où nos deux pèlerins arrivent fin janvier, début février 1951.

— La plaine de Cao Bang avait été libérée peu avant, raconte « Roland », mais l'état-major et le gouvernement étaient installés dans la jungle montagneuse. Les condi­tions de vie y étaient très pénibles. Nous y avons été reçus avec une grande cordialité. Le respect dans lequel nos hôtes tenaient le PCF ne s'est jamais démenti. Nous avions le rang de conseillers, au même titre que les Chinois qui étaient là, assez nombreux, mais pas seulement sur le plan

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politique comme nous. Il y avait des spécialistes militaires, économiques, etc. Nous avons vite compris que les Vietna­miens, très contents de l'aide chinoise, n'en étaient pas moins soucieux de leur indépendance. Notre présence, à nous, communistes français, n'allait pas sans jouer un rôle dans l'équilibre des conseils reçus. C'était l'un des buts recherchés par les Vietnamiens.

Notre tâche était complexe. L'un des grands problèmes que nous eûmes à résoudre était celui des prisonniers de guerre. Les conseillers chinois considéraient qu'il ne fallait pas les rendre à la France. Nous étions d'un avis contraire. Il faut savoir que le climat de cette zone de jungle tropicale où les Vietnamiens étaient obligés de garder des prison­niers — qui étaient très nombreux, des milliers — est abominable. Le paludisme, la dysenterie ravageaient leurs rangs. Il n'y avait presque pas de médicaments. On disposait d'un comprimé de paludrine par compagnie. La ration alimentaire dans l'armée vietnamienne était de 800 g de riz par jour. Elle fut portée à 1200 g pour les prisonniers, mais c'était encore très insuffisant pour les Européens. Nous avons dit : si vous ne les libérez pas, ils vont tous mourir. Aidez-les à comprendre le sens de votre lutte et libérez-lee. Les Vietnamiens ont tranché entre les avis chinois et les nôtres. Ils ont suivi nos conseils. Nous pouvons affirmer que nous avons sauvé la vie à des milliers de Français et de Nord-Africains grâce à la compréhension des Vietnamiens.

Il y a eu aussi des discussions très sérieuses avec les conseillers chinois sur le problème des mots d'ordre à donner aux militaires français. Pour les Chinois, et il faut les comprendre : ni leur expérience, ni leur mentalité n'étaient les mêmes que les nôtres — c'était simple : il fallait les appeler à déserter et à rejoindre les rangs vietnamiens. Nous expliquâmes patiemment que ce n'était pas possible, que c'était même irréaliste. Les militaires français étaient des hommes d'activé, des engagés. Ils ne pouvaient avoir une mentalité de déserteurs. Et puis, même si vous obteniez un certain nombre de désertions, que ferez-vous de ces hommes? Les Vietnamiens ne manquent pas d'effectifs. Les Français ne sont pas habi­tués à votre genre de vie. Ils mourront. Votre guerre n'est d'ailleurs pas du tout la même que celle que nous avons connue en France.

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Nous leur avons dit qu'à notre sens, la seule attitude juste revenait à tenir compte de ce qui se passait en France. Les communistes ne demandaient pas aux Français de prendre les armes pour aider les Vietnamiens. Ils luttaient pour une solution politique, pour le retrait du corps expéditionnaire, pour des relations d'égal à égal entre les deux pays. Les militaires Français devaient être à l'unisson avec leur peuple, demander leur rapatriement, se compor­ter le plus humainement possible, etc. Nous argumentions comme ça et, là encore, les Vietnamiens nous ont compris et ont rejeté les thèses des conseillers chinois.

Fernand Scrémin resta au Viêt-nam jusqu'aux lendemains de la fin de la guerre. « Roland » rentra en France au bout de deux ans et demi, en 1953... et retrouva sa jeune épouse si longtemps délaissée.1

Il faut dire un mot des communistes français membres du corps expéditionnaire en Indochine. A la fin de la guerre en Europe, des troupes furent envoyées au Viêt-nam pour y combattre les Japonais. Nombre d'anciens soldats et officiers FFI, provenant souvent des FTPF, en firent partie. Or les FFI intégrés dans la nouvelle armée française avaient tous dû souscrire un engagement « jusqu'à la fin de la guerre ». Jusque-là, il n'y avait donc pas lieu de protester. Les choses se compliquèrent lorsqu'on s'aperçut qu'une fois les Japonais partis, c'était le Vietnamien qui devenait l'ennemi, contraire­ment à toutes les promesses et aux principes admis. Pour bien des communistes, ce fut un cas de conscience dramatique.

Le Parti communiste avait une attitude de principe. Aux officiers et aux soldats, il demandait de ne pas déserter, de faire leur devoir de militaires, ce qui comportait, bien entendu, le refus de crimes de guerre et le respect de l'honneur. Ils devaient, en tout lieu et en toute occasion, se comporter en communistes.

C'était évidemment plus facile à dire qu'à faire. Conformé­ment aux règlements de l'armée — scrupuleusement respectés par le PCF — toute organisation politique y était interdite. Les soldats — et surtout les officiers — communistes, fichés d'ailleurs par la sécurité militaire, y étaient donc isolés. Dans la plupart des cas, ils s'efforçaient avant tout d'éviter les combats,

1. Conversation avec « Roland ».

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d'empêcher les atrocités1 et de dénoncer, dans la mesure du possible, le caractère anticonstitutionnel de cette guerre.

C'est en France même que l'action du PCF pour la paix au Viêt-nam fut de toute évidence la plus importante et la plus efficace. Quand on se souvient de l'atmosphère qui y régnait durant les années cinquante, on ne peut qu'admirer la cons­tance et le courage dont il a fallu faire preuve.

L'anticommunisme atteignait les sommets de l'hystérie et il faut se rappeler que le Parti socialiste, qui s'était abstenu dans le vote des crédits militaires le 9 avril 1952, ne refusa de les voter que le 20 mars 1954, dans les tous derniers mois de la guerre. C'est dire combien le PCF était isolé sur le plan politique. Les choses allaient d'autant moins d'elles-mêmes que l'Indochine était loin; les nouvelles étaient rares et presque entièrement truquées. Malgré plusieurs alertes, le contingent ne fut jamais envoyé en Extrême-Orient ce qui avait pour effet de rendre moins sensible le sort des soldats à la population française dans sa masse.

L'emprise de l'idéologie colonialiste était d'ailleurs telle qu'elle exerçait son influence jusque sur quelques membres du Parti communiste français. Le rapport présenté au XIIe Con­grès du parti, en avril 1950, note que « quelques membres du parti ont parfois hésité à proclamer le droit du peuple vietnamien et de tous les peuples coloniaux à l'indépendance ». En juin 1954, le rapport au XIIIe Congrès critique ceux qui « reculent devant la proclamation du droit des peuples colo­niaux et dépendant à la libre disposition ». Les sondages effectués tout au long de la guerre permettent de mesurer une évolution de l'opinion publique générale qui n'est, évidemment, pas sans influence sur les communistes (voir page suivante). Mais, dans leur masse, les membres du PCF se sont battus, corps et âme, presque seuls au début, entraînant, peu à peu, des couches de plus en plus nombreuses de la population. Dans cette progression de leur influence, l'exemple de Henri Martin et de Raymonde Dien ont incontestablement joué un

1. Cf. Alain Ruscio, ouv. cité, p. 371-377. Il y eut moins de trois centaines de déserteurs parmi les Français de souche, moins de 2000 parmi les étrangers, sans que l'on puisse chiffrer le nombre de défections pour raisons idéologiques. Voir aussi Jacques Doyon, les Soldats blancs de Hô Chi Minh. Fayard, 1973.

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rôle de premier plan. Mais il serait faux de les séparer de l'action générale de leur parti à cette époque et, plus particuliè­rement, de celle de la Jeunesse communiste qui avait retrouvé la trace profonde dans son histoire de l'anticolonialisme, de l'anti-impérialisme des années d'avant-guerre.

ÉVOLUTION DE L'OPINION PUBLIQUE FRANÇAISE SUR LE PROBLÈME INDOCHINOIS

(Opinions exprimées dans différents sondages entre 1945 et 1954)

Sept. Janv. Juil. Juil. Oct. Mai Fév. 45 47 47 49 50 53 54

L'Indochine sera laissée à la France 63% 5 8 %

L'Indochine ne sera pas lais­sée à la France 12% 12%

Il faut rétablir l'ordre, envoyer des renforts 3 7 % 19% 27% 15% 7 %

Il faut faire appel à l'ONU ou aux Américains 8 % 6 % 1 %

Il faut être plus énergique ou 2 % 3 % 4 % 2 %

Il faut négocier avec le Viêt-minh 15% 2 4 % 35% 4 2 %

Il faut arrêter la guerre et reconnaître l'indépendance

2 2 % 38% Il faut abandonner l'Indochine,

11 % 18% 15% 18%

5 % 5 % 2 % 1 % Ne se prononcent pas 25% 3 0 % 21 % 25% 20% 23% 29%

Sources : Enquêtes de l'Institut Français d'Opinion Publique dans Sondage, revue officielle de l'I.F.O.P., n° 3 - 1953 ; n" 1 - 1954; n° 4 - 1954.

Au début de 1949, le PCF avait lancé le mot d'ordre « plus un homme, plus un sou pour la guerre du Viêt-nam » 1 en se référant aux vieilles traditions guédistes et jauressiennes du parti. Dans son discours de conclusion devant le Comité central

1. Georges Cogniot, L'Humanité, 12 mai 1949.

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réuni le 10 décembre 1949, M. Thorez avait souligné les wrogrès de l'action de la jeunesse : « Je crois maintenant qu'en ïn d'année, nous pouvons dire qu'il n'y a déjà presque plus de commune] mesure entre l'activité présente des jeunes et ce

qu'elle était au début de cette année. » 1

Les jeunes ont manifesté en février sur les boulevards parisiens et Louis Baillot, secrétaire de la Fédération de la Seine de l'UJRF, a pris la parole malgré de violentes charges de police et vingt-deux arrestations. En mai, c'est une soirée franco-vietnamienne au cirque d'Hiver. En septembre, on va jusqu'à remplir le VeV d'hiv'. Il est vrai que la participation de Maurice Thorez y avait été annoncée. Léo Figuères y déclara que le « Comité français de la jeunesse démocratique », dirigé par l'UJRF, avait recueilli un million de signatures sous une pétition contre la guerre au Viêt-nam. Une « journée nationale d'action » est organisée par le PCF le 2 octobre.

Durant l'été 1949, le Congrès des dockers CGT a lancé le mot d'ordre de ne plus travailler sur les bateaux en partance pour l'Indochine. Il est suivi d'enthousiasme dès juin à Alger, Oran, Bône, où les sentiments de solidarité anticolonialistes sont plus directement ressentis, en juillet à Marseille et à Dunkerque ; en octobre à La Pallice.

Les Cahiers du communisme de septembre publient un article de Jean Guillon, qui fut durant une courte période rédacteur en chef de L'Humanité, critiquant l'insuffisance de l'action enga­gée et précisant qu'il « ne faut pas en rester au seul stade de la propagande et de l'agitation». Bref, c'est à partir de cette époque que l'opposition à la guerre du Viêt-nam va se développer. A partir de janvier 1950, la presse communiste ne publie pas un numéro sans qu'il en soit question.

En février 1950, c'est « l'affaire Raymonde Dien ». Cette jeune femme est membre du PCF. Le 24 février 1950, elle apprend que des wagons de matériel militaire destiné au Viêt-nam stationnent à la gare de Saint-Pierre-des-Corps, dans la banlieue de Tours, où elle travaille. Elle participe à une manifestation sur les lieux, improvisée, mais qui rassemble plusieurs centaines de participants des entreprises locales, alertés par les militants communistes.

Au moment où le train démarre, Raymonde Dien et René

1. Archives de l'Institut de recherches marxistes.

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Janel, secrétaire fédéral du PCF en Indre-et-Loire, se couchent simplement au travers de la voie. Geste spontané, mais spectaculaire, qui va frapper les esprits. Le train, bien entendu, quitte la gare — il n'était pas question de le bloquer définitive­ment — mais l'arrestation de Raymonde Dien, dans l'après-midi, par un commissaire et quatre policiers, soulève une vive émotion.

Elle va rester deux mois d'abord enfermée dans un cachot de la prison de Tours, dans des conditions que ne connaissent pas les pires « droits communs », puis au Fort du Ha, à Bordeaux. Lorsque les faits sont connus, l'émotion est grande et la campagne en faveur de la libération de cette femme — symbole de la lutte — va se poursuivre durant près d'un an, jusqu'à sa libération, mobilisant autour de son nom tous ceux qui — par-delà sa personnalité — combattent pour la paix.

Manifestations, arrestations, procès, campagnes de presse — pour et, surtout, contre — se multiplieront durant toutes ces années de tension et d'émotions extrêmes. Les « affaires » se succéderont de La Pallice à Dunkerque, à Castres, à Grenoble, avec un nouvel exemple qui va fixer l'attention et servir au plus haut point la cause de la paix au Viêt-nam : « l'affaire Henri Martin ».

Henri Martin était un jeune ouvrier qui avait rejoint, à dix-sept ans, le maquis FTP du Cher. Il avait combattu dans la « Poche » de Royan. Depuis les combats de la libération, il était membre du Parti communiste français. Il s'engagea dans la marine et fut reçu à l'examen de mécanicien. Le 17 octobre 1946 il embarquait sur le Chevreuil à destination de Saigon pour y combattre les Japonais. Son bateau participa à l'action de troupes françaises en Cochinchine, remonta à Nha Trang, puis mouilla à Haiphong. Henri Martin fut témoin du bombar­dement de ce port (son navire tira 340 obus de 102 sur la ville, vidant ses soutes).

Devenu second maître, il revient en France au mois de décembre 1947, obtient une permission et reprend contact avec ses camarades de Bourges. Affecté à Toulon, bouleversé par ce qu'il a vu en Indochine, il rédige ou distribue des tracts et des papillons dénonçant la guerre au Viêt-nam, en accord avec la

1. Témoignage de Henri Martin, Cahiers d'Histoire de l'Institut Maurice Thorez, n° 20.

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Fédération du Var du PCF. La direction centrale du parti n'ignore pas son action.1 Le 14 mars 1950, il est arrêté. On l'accuse d'avoir voulu saboter le Dixmude, ce qui était absurde. En réalité, le gouvernement voulait « faire un exemple ».

Face au tribunal militaire, Henri Martin a une attitude exemplaire. Il est assisté par l'avocat communiste M e Vienney. On assiste à ce dialogue :

H. Martin : — Je n ai pas changé d'attitude. Ce n'est pas moi qui manque à mes engagements. C'est le gouvernement.

Le Président : — Mais c'est une apologie du refus d'obéis­sance...

H. Martin : — Il n'y a pas désobéissance quand il s'agit de lutter contre un gouvernement qui trahit les intérêts de la France. Ceux qui luttèrent contre Vichy n'étaient pas des traîtres.

Le Président : — Où allons-nous si chacun veut faire ce qui lui plaît !

H. Martin : — Entre faire ce qui vous plait et désobéir à des ordres criminels, il y a une différence. Quant à moi ce que j'ai vu en Indochine me suffit !

L'accusation de sabotage tomba d'elle-même lorsque le marin Charles Heimburger, qui avait jeté dans les machines du Dixmude une poignée de crasse de meule (il était angoissé à l'idée de repartir pour l'Indochine et n'avait rien à voir avec le PCF), déclara devant le tribunal :

— Monsieur le Président, je reconnais que je suis seul coupable de cet acte de sabotage. Martin est innocent. C'est dans l'intention de me disculper que j'ai accusé Martin.

Le 19 octobre 1950, Heimburger et H. Martin n'en sont pas moins condamnés à cinq années de réclusion, malgré l'abandon du chef de sabotage contre le jeune communiste. .

Dès lors, une campagne formidable va se traduire dans tout le pays, malgré les arrestations, les matraquages, les poursuites judiciaires, les mises au chômage, par d'innombrables mee-

I. Témoignage de Jean Mérot, alors rédacteur en chef de Y Avant Garde, cité par A. Ruscio, ouv. cité, p. 268-269.

2. Il faut lire, pour savoir tout sur « l'affaire Henri Martin », le livre de Hélène Parmelin Matricule 2078 (les Editeurs français réunis, 1953.) Cet écrivain a consacré à Henri Martin d'innombrables articles dans L'Humanité de l'époque.

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tings, collages d'affiches, distributions de tracts, articles de journaux et même... représentations théâtrales.

De l'été 1951 à l'été 1953, la troupe professionnelle « les Pavés de Paris » sillonne la France pour jouer dans les villes, les villages et, chose nouvelle, dans les usines, Drame à Toulon, sous la direction de Claude Martin (sans rapport familial avec Henri Martin), ancien élève de Charles Dullin. Henri Delmas était coauteur de la pièce. Paul Préboist y tient l'un de ses premiers rôles. Hélène Parmelin, Madeleine Riffaud (dont les reportages au Viêt-nam contribuèrent tant à éclairer l'opinion publique française sur la réalité indochinoise)» Jean Mérot, Marius Magnien, journalistes à L'Humanité, etc., furent les conseillers de la troupe.

La pièce n'avait pas été « commandée » par le PCF. Ceux qui l'avaient écrite et ceux qui la jouaient s'étaient tout simplement inspirés de l'actualité. Le gouvernement tenta de l'interdire, la police pourchassa les acteurs. Jean-Paul Sartre écrira en 1955 : « En France, le seul exemple de théâtre populaire que je connaisse (souligné dans le texte), c'est la tournée qu'a faite Claude Martin dans les usines avec la pièce sur Henri Martin. La pièce était sommaire, " images d'Epinal "... c'est vrai, mais elle posait un problème politique, elle parlait de ce dont parlaient les ouvriers, le parti, et elle était jouée devant les ouvriers, là où ils travaillaient : c'était l'essentiel. > 1

Ce phénomène culturel est resté, à notre connaissance, unique en France.

Henri Martin bénéficia d'une grâce présidentielle le 2 août 1953. Reçu à L'Humanité où il s'était rendu sans retard, par Pierre Durand, rédacteur en chef adjoint, qui alerta Jacques Duclos, il déclara dans une édition spéciale de l'organe central du PCF immédiatement éditée sous le titre : « Magnifique vic­toire de l'union et de l'action pour la défense des libertés et pour la paix au Viêt-nam : HENRI MARTIN LIBÉRÉ : « Je sors du bague et je vois que, pendant ces quarante et un mois, la lutte pour la paix en Indochine a grandi dans des proportions énormes. »

Moins d'un an plus tard, le 20 juillet 1954, l'armistice en Indochine est signé à Genève.2 La guerre avait duré huit ans et

1. Théâtre populaire et théâtre bourgeois, in Théâtre populaire, n° 15, septembre-octobre 1955 (in Théâtre de situation), Gallimard, 1973, p. 70.

2. La convention d'armistice ne fut signée que le 21 juillet à 4 heures du matin. Elle portait cependant la date du 20.

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coûté au peuple vietnamien d'innombrables victimes. Le corps expéditionnaire français, puissamment armé, fort dans les derniers mois de 175000 hommes dans l'armée de terre, 5000 dans la marine, 10000 dans l'aviation, 225000 dans les « armées associées », était battu à plate couture par un adversaire inférieur en nombre et en armement, mais animé d'une invicible volonté de liberté.

Du côté français, on comptait 92000 tués ou disparus (1900 officiers, 6300 sous-officiers), 114000 blessés, 28000 prisonniers. Si l'on avait entendu les communistes français dès le début 1, aucune mère française n'aurait eu à verser des larmes. v

La défaite pour l'impérialisme était écrasante.2 Elle prouvait avec un éclat nouveau dans l'histoire moderne que les temps du colonialisme étaient révolus. Tout le monde ne l'avait cepen­dant pas encore compris.

Le 1 e r juillet 1954, L'Humanité avait commencé la publica­tion d'un reportage d'Yves Moreau consacré en grande partie à l'Algérie, sous le titre : « SOS Afrique du Nord... »

1. Des Français et des Françaises autres que communistes luttèrent courageusement pour la paix au Viêt-nam, notamment parmi les intellec­tuels : J.-P. Sartre, Simone de Beauvoir, J. Cocteau, J.-M. Domenach, M. Druon, M. Leiris, J. Prévert, A. Salacrou, Vercors, G. Philipe, J. Kessel, Cl. Bourdet, etc. en firent partie et les communistes s'en réjouissaient. Il faut le noter, même si ce n'est pas le sujet de ce livre.

2. Le 20 décembre 1954, P. Mendès France déclarait à l'Assemblée nationale : * Militairement, au printemps dernier, notre dispositif en Indo­chine craque de toutes parts. Les forces du Viêt-minh se renforcent à une cadence accélérée (...) Aujourd'hui, je veux dire avec netteté, et je ne fais ici que répéter ce que m'ont déclaré alors tous nos chefs militaires, que nous étions en Indochine, au mois de juillet, sous la menace d'une véritable catastrophe. Le corps expéditionnaire tout entier risquait d'être pris comme dans une nasse, écrasé et anéanti par l'adversaire. > (JO débats)

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17. « On ne peut empêcher le printemps de succéder à l'hiver »

L a Section d'outre-mer avait joué tout son rôle dans la lutte pour la paix au Vietnam. Léon Feix avait fait l'objet d'une demande de levée de son immunité parlementaire.1 Des parlementaires de l'Assemblée de l'Union française s'étaient rendus en mission en Indochine. La liaison avait été maintenue — non sans mal et très sporadiquement — avec les conseillers représentant le PCF auprès du gouvernement Hô Chi Minh. Les répercussions du conflit sur les opinions publiques des autres pays d'outre-mer avaient été étudiées, enregistrées, commen­tées.

Les leçons qu'avait tirées le Comité central des aspects divers de la lutte — sur la nécessité de l'avant-garde, mais son indispensable liaison avec les masses, sur l'utilité des exemples, mais leur relativité, voire leur danger, s'ils ne correspondent pas vraiment à l'évolution possible de l'opinion publique; sur l'indispensable recherche d'alliés dans la masse du parti socialiste et de Pélectorat de celui-ci, bien sûr, mais plus largement encore, dans les milieux chrétiens, ou tout simple­ment démocrates et humanistes — tout cela avait imprégné les

1. Au moment du « complot des pigeons > en même temps que François Billoux, Etienne Fajon, André Marty. Jacques Duclos, on l'a vu, tut incarcéré ainsi que plusieurs dirigeants de la Jeunesse : Louis Baillot, Jacques Denis, Guy Ducoloné, Paul Laurent, Jean Mérot, Jean Messer, Jean Portejoie, etc. Des dirigeants de la CGT connurent le même sort ou furent inculpés : Alain Le Léap, André Tollet, Lucien Molino, Olga Tournade, Jacques Duchat, Marion, etc., en même temps que de nombreux militants communistes et syndicaux qui firent l'objet de poursuites et, le plus souvent, de condamna­tions, surtout entre 1950 et 1953. L'Humanité fut saisie à plusieurs reprises.

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discussions de la Section comme toutes les organisations du PCF, de la base au sommet, non sans hésitations, tensions parfois. Il en restait une expérience nouvelle, un acquis solide, une conscience accrue du rôle que peut et doit jouer un parti révolutionnaire dans le combat essentiel contre l'impérialisme — en premier lieu contre l'impérialisme français.

Il en restait aussi une nouvelle confirmation de la nature de la politique social-démocrate qui, une fois de plus, s'était manifes­tée par d'excellentes analyses et des promesses séduisantes, jetées au panier au premier froncement de sourcil de la droite dont elle prenait dès lors allègrement la relève. C'était d'ailleurs tout aussi vrai en Afrique noire ou à Madagascar, sans parler des « vieilles colonies ». Tout, avec les dirigeants du Parti socialiste, était question de rapports de force. Ils cédaient au plus puissant, quitte à revenir à leur source quand le vent soufflait dans le bon sens. Il faudrait bien en tenir compte, ce qui n'allait pas sans péril, mais restait inéluctable. Telle était, en résumé, la réflexion des communistes à cette époque. La mort de Staline (5 février 1953) est ressentie à ce moment-là plus comme un deuil que comme l'annonce d'un XX e Congrès qui n'aura lieu qu'en 1956. 1

1953, cependant, a été marqué par l'annonce de la posses­sion par l'URSS de la bombe à hydrogène dont les Américains pensaient garder pour longtemps l'exclusivité. Le journaliste américain Alexander Werth notera à ce propos : « Aux USA, la force grandissante de la Russie en tant que puissance " nucléaire " avait eu un effet salutaire. Les bombes atomiques soviétiques avaient imposé silence à ceux qui parlaient de guerre préventive et la peur qu'en avaient les Américains avait peut-être été le commencement de la sagesse » . 1 La guerre cesse en Corée et au Viêt-nam moins d'un an plus tard.

Sur le plan international aussi, le rapport des forces, ça compte-

En ces derniers mois de la guerre du Viêt-nam, les dossiers que transmet la Section d'outre-mer à la direction du parti, qui seul a à prendre les décisions stratégiques, concernent de plus en plus l'Afrique du Nord et, surtout, l'Algérie. Cette région du

1. Cf. « Le choc du XX e Congrès ». Editions sociales, 1985. 2. A. Werth, ouv. cité, p. 508.

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monde n'était pas restée immobile depuis les événements du Constantinois, en 1945.

Au Maroc et en Tunisie, pays sous protectorat, les peuples n'avaient cessé de chercher à retrouver leur pleine indépen­dance. Ils s'étaient heurtés à une résistance bornée du colonia­lisme français et seule une lutte offensive, sous des formes diverses, était parvenue à ébranler les positions de l'occupant.

Il va sans dire que le Parti communiste français ne cessa jamais de soutenir le mouvement anticolonialiste dans l'un et l'autre de ces pays, apportant son aide politique aux partis communistes nationaux et sa solidarité active à l'ensemble du mouvement anticolonialiste du Maroc et de la Tunisie.

Au Maroc, c'est au cours de l'année 1953 qu'éclata la crise principale. En août, la Résidence déposa, sans autre forme de procès, le sultan Sidi Mohamed Ben Youssef qui, devant l'ampleur du mouvement national, se faisait depuis quelques années l'interprète de certaines aspirations du peuple marocain. Paris violait ainsi le traité d'Algésiras et le traité de Fès, qui avaient cependant été imposés par les armes françaises. Le gouvernement ne devait pas plus tenir compte d'une résolution adoptée le 19 décembre 1952 par l'ONU, exprimant l'espoir que « les parties poursuivent sans retard leurs négociations (...) en s'abstenant par conséquent de tout acte ou mesure qui risquerait d'aggraver la tension actuelle ».

Des engagements sanglants avaient fait des milliers de morts à la suite de manifestations à Casablanca, à Oudja et à Marrakech, notamment. La censure, qui n'avait été levée — partiellement — qu'en 1951, fut rétablie et, comme à l'habi­tude, une campagne mensongère contre le peuple marocain envahit la presse française. Comme à l'habitude aussi, L'Hu­manité et la presse communiste en général, prirent le contre-pied de cette attitude et s'efforcèrent de rétablir la vérité. Robert Lambotte, de L'Humanité, en particulier, le fit avec une grande efficacité.

On notera que cette crise éclatait en pleine période d'offen­sive américaine sur le plan mondial. Washington est d'ailleurs en train, à cette époque, d'installer des bases aériennes au Maroc où les intérêts économiques US occupent des positions de plus en plus importantes.

Dès 1950, les deux dirigeants du Parti communiste marocain Ali Yata et Abderrahmane Bourqia avaient été jetés en prison. La

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répression n'avait d'ailleurs jamais cessé. En juin 1948, un grand procès monté de toutes pièces à Djerada avait abouti à dix condamnations aux travaux forcés à perpétuité, trois condamnations à vingt ans de la même peine, plus de deux cents années de travaux forcés et de prison pour les autres inculpés marocains.

France Nouvelle écrivait, le 12 août 1950, après avoir rappelé les faits : « A cela s'ajoutent des mesures typiquement fascistes. Cinq ans après la fin de la guerre (...), l'état de siège existe toujours. La Résidence interdit au Parti communiste marocain de publier son journal en langue arabe, Haiat Ech Chaab. La presse est censurée. Il est interdit d'écrire que des travailleurs marocains partent pour la guerre au Viêt-nam (...) Pas de droit syndical, pas de liberté de réunion... »

La défaite du colonialisme français en Indochine va donner un coup de fouet au mouvement national marocain. L'insurrec­tion qui éclata peu après en Algérie l'encouragea. Paris s'inquiète. Ali Yata, alors Secrétaire général du PCM, déclara solennellement en 1955 : « La France perd donc sur tous les plans au Maroc. Elle perdra encore tant que, satisfaisant les intérêts sordides d'une poignée de colons, de financiers et de généraux, elle maintiendra courbé sous le joug ce pays fier de treize siècles d'indépendance. Elle gagnera infailliblement le jour où elle repensera ses relations avec le Maroc et acceptera de les replacer sur les bases de l'égalité et de l'amitié (...) » 1

Quelques jours plus tard, les 1 e r, 2, 3 et 7 août 1955, de puissantes manifestations en faveur du retour sur le trône de l'ancien sultan se déroulent un peu partout. Il y a des morts. Le 15, l'armée occupe Fès et écrase une insurrection qui durait depuis deux semaines. Durant tout le reste de l'année, les manifestations s'amplifient. Les « ultras » français assassinent le 13 juin M. Lemaigre-Dubreuil, considéré comme trop favorable aux Marocains.

Le 20 août, le massacre des « Carrières centrales » à Marrakech fait plus de 2 000 morts et soulève une indignation qui gagne le monde entier. Le 21, les Marocains se soulèvent partout. Le 22, le résident général Ganeval démissionne. Le même jour s'ouvrent à Aix-les-Bains des entretiens franco-marocains. Le 5 septembre, le général Catroux se rend à Antsirabé où le sultan avait été exilé. En octobre, c'est une véritable guerre qui éclate dans le Rif où de nombreux postes

1. L'Humanité, 30 juillet 1955.

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français sont enlevés. Le 6 novembre commencent à la Celle-Saint-Cloud des négociations avec le sultan qui a été ramené en France. Paris comprend enfin qu'il va falloir céder. Le 16 novembre, le sultan arrive à Rabat où il est accueilli par une foule immense.

Le 3 mars 1956, le Maroc sous contrôle français obtenait enfin son indépendance. Le 7 avril de la même année, l'Espagne abandonnait à son tour les terres marocaines qu'elle colonisait.

La situation en Tunisie a suivi un cours parallèle. Là aussi, 1952 est une année cruciale. Bourguiba, dirigeant du Néo-Destour, est rentré d'exil le 2 janvier. L'agitation nationale se développe. Le 16, le Congrès du néo-Destour est interdit et les dirigeants de ce parti, ainsi que ceux du Parti communiste tunisien sont déportés dans le Sud. Des incidents violents éclatent, le 22, à Sousse, le 23, à Moknine où cinq mille manifestants attaquent une caserne. Le 1 e r février, la grève est générale en Tunisie.

Le 18 janvier, le PCF avait élevé une protestation solennelle « contre la répression sanglante organisée par le gouvernement français et son résident général tunisien, le vicomte de Haute-cloque, répression qui a déjà fait en deux jours trois morts et plus de soixante blessés ». Le PCF se déclarait « solidaire des dirigeants du mouvement national arrêtés et déportés, parmi lesquels MM. Habib Bourguiba et Mongi Slim, respectivement président et secrétaire du néo-Destour, Mohamed Ennafa, Maurice Nisard, Mohamed Djerad, Secrétaires du Parti com­muniste tunisien, le docteur Sliman Ben Sliman, président du Comité tunisien pour la liberté et la paix, Belhassen Khiari et Jacques Belaïche, secrétaires de l'Union syndicale des tra­vailleurs de Tunisie, ainsi que tous les patriotes emprison­nés ».

Cette énumération montre assez qu'en Tunisie comme ail­leurs, le PCF soutient le mouvement national dans son ensem­ble, sans discrimination. Il renouvelle une déclaration faite le 21 décembre 1951, affirmant de nouveau que « la seule politique conforme aux intérêts de la France et aux traditions de liberté de notre peuple consiste à établir avec le peuple tunisien — comme avec tous les peuples actuellement opprimés — des relations amicales fondées sur une égalité absolue de droits et sur des rapports économiques et culturels répondant

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aux intérêts des uns et des autres » . 1 Là encore, les principes sont immuables.

Cette déclaration est reproduite dans une brochure intitulée « Le drame tunisien » 2 publiée au début de 1952. Elle retrace toute l'histoire de la colonisation de la Tunisie à laquelle fut imposé un protectorat par le « traité de Kassar-Saïd », en 1881, exalte la résistance des Tunisiens à l'envahisseur, notamment devant Gafsa et Gabès, dénonce les exactions du colonialisme, la famine qui a causé la mort de milliers d'hommes, de femmes et d'enfants entre 1944 et 1951, l'état lamentable de la Santé publique, l'analphabétisme et l'oppression culturelle. La lutte du mouvement national est approuvée et défendue, la solidarité avec lui réaffirmée.

Le 26 mars 1952, le Premier ministre de Tunisie et ses collaborateurs sont placés en résidence surveillée. On notera ici aussi le parallélisme avec les mesures prises au Maroc. De Hautecloque confie le même jour les pouvoirs de police au

général Garbay. Le 19 juin, le Groupe communiste à l'Assem-lée nationale réclame la reconnaissance du droit de la Tunisie

à l'Indépendance. Proposition rejetée par 521 voix contre 99. En décembre 1952, Ferhat Hached, Secrétaire général des

syndicats tunisiens, est assassiné. Une grève de trois jours est décidée, que le résident interdit. Il fait arrêter les dirigeants de l'Union générale des travailleurs Tunisiens. Le 17, le Bey fait la « grève du sceau ». Il refuse de signer les actes gouvernemen­taux qui lui sont imposés par les représentants de Paris.

Comme au Maroc, les « ultras » se livrent au terrorisme. Une organisation qui s'est baptisée « La Main Rouge » perpètre, avec l'évidente complicité de la Résidence, de nombreux crimes racistes. Les Tunisiens résistent à la répression et de véritables combats ont lieu ici ou là. Le 4 septembre 1954, des négocia­tions s'ouvrent à Tunis entre Français et Tunisiens. Le 8 juillet 1955, la Tunisie obtient enfin « l'autonomie interne ». Waldeck Rochet, défendant devant l'Assemblée nationale la position du groupe communiste, avait déclaré : « Nous soutenons tout progrès et tout pas en avant vers l'indépendance nationale des peuples. » 3

1. L'Humanité, 19 janvier 1952. 2. Edité par le Parti communiste français. 3. L'Humanité, 9 juillet 1955. En 1957, Jacques Duclos, qu'accompa­

gnent Madeleine Colin et Elie Mignot, assistèrent au Congrès du PC tunisien (cf. J. Duclos, Mémoires (1952-1958, Livre-club Diderot, p. 320.

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• Le 20 mars 1956, l'indépendance est reconnue et le PCF s'en réjouit. Il salue ce progrès et espère qu'il en sera bientôt de même en Algérie. Le 12 mars, les députés communistes avaient accordé dans cette perspective les « pouvoirs spéciaux » au gouvernement Guy Mollet. Il faut retenir le rapprochement de ces dates.

Pendant que se déroulaient tous ces événements, ils s'en passaient d'autres, bien loin de là, qui ne firent pas grand bruit en France. Le 15 août 1954, les Indiens avaient soumis la

f)ossession française de Pondichéry à un blocus sévère, rappe-ant au monde que leur indépendance nationale souffrait encore

de quelques restrictions. Pour une fois, les colonialistes français n'essayèrent pas de

résister à l'histoire par les armes. Il est vrai qu'ils n'en avaient plus les moyens. Des négociations s'ouvrirent donc, qui durè­rent jusqu'au 21 octobre et se conclurent par un accord prévoyant le transfert de facto des comptoirs à l'Inde pour le 1" novembre. Ainsi se terminait une colonisation qui datait de 1673. En 1954, les enclaves « françaises » comptaient 320000 habitants, dont 1300 Européens.

On voit bien que tout cela se tient et que, du Viêt-nam au Maroc, de la Tunisie à l'Inde, une même évolution suit inéluctablement les chemins de la lutte. La chronologie, pour être homogène dans ses grandes lignes, ne suit cependant pas un calendrier mathématique. Des événements se suivent, d'au­tres se chevauchent. La Section d'outre-mer du PCF était cependant en mesure, grâce au sérieux de ses études et de ses observations, sinon de prévoir avec une parfaite exactitude, du moins de comprendre la marche des choses.

Elie Mignot rappelle à juste titre — et il était bien placé pour en parler — que, contrairement à François Mitterrand qui déclarait, à la veille du soulèvement algérien : « Je tiens à dire que j'ai trouvé les trois départements français d'Algérie dans un état de calme et de prospérité. Je suis rempli d'optimisme », « les communistes considèrent tout autrement la situation en Algérie ».

« Ils n'avaient cessé d'alerter l'opinion française sur ce qui se

1. F. Mitterrand est alors ministre de l'Intérieur. 277

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passait dans ce pays colonisé depuis près de cent vingt cinq ans, où fe peuple exprimait avec toujours plus de force sa volonté de vivre libre et indépendant. A cela, les gouvernants français répondaient par des élections truquées, des " statuts " que l'on n'appliquait jamais, des complots contre les organisations nationales, des arrestations et une oppression nationale tou­jours plus pesante. " Pour les Algériens, prendre un fusil et gagner le maquis est devenu le seul moyen de se faire entendre ", devait admettre plus tard le professeur socialiste Charles-André Julien » . 1

Tandis qu'au cœur de l'été 1954 ont commencé les négocia­tions de Genève sur l'Indochine (8 juin), que les comptoirs de l'Inde bougent (4 juin) et qu'au Maroc et en Tunisie la situation est des plus tendues, l'attention de la Section d'outre-mer est attirée, entre autres, par quelques informations assez peu relevées par la presse, concernant l'Algérie. On signale, en particulier, qu'un accrochage a eu lieu le 27 juin avec des « Fellagahs » dans les Aurès . Pour les spécialistes de la Section d'outre-mer, le fait ne passe pas inaperçu.

D'autres signes avaient déjà alerté le PCF. Ce n'est pas par hasard que Yves Moreau, comme nous l'avons déjà signalé, se rend en Algérie pour L'Humanité à cette époque et lance un « SOS ». Il est devenu clair que quelque chose va se passer. Quoi exactement ? Il est difficile de le dire. Au PCF on ne lit pas dans le marc de café. On peut même se laisser surprendre en dépit de vues prospectives qui s'avéreront fondées. C'est à la fois aussi simple et aussi compliqué que cela.

Que les communistes français n'ignorent pas la maturation des sentiments nationaux en Algérie, qu'ils les prennent en compte et se solidarisent depuis longtemps avec leurs porteurs doit être souligné. A ceux qui vont prétendre qu'en 1954 ils ne surent pas réagir comme il le fallait, il est facile de montrer qu'ils avaient, en réalité, une bonne longueur d'avance. Nous n'évoquerons que quelques faits.

Du 26 au 29 mai 1949 se tient le V e Congrès national du

1. Elie Mignot, la Guerre coloniale de l'Indochine à l'Algérie, in La cinquième République, la France de 1945 à 1958. Editions sociales, 1972, p. 109.

2. Cf. Pierre Durand, Vingt ans, ouv. cité, p. 176.

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Parti communiste algérien. Jacques Duclos y assiste.1 Le 5 juin, il prononce à Alger un grand discours qui sera largement diffusé par les soins du PCA. 2 II en a^«it déjà exprimé les thèmes lors de meetings et de réceptions organisés avec un grand succès à Sidi-bel-Abbès, Tlemcen, Perregaux et Blida.

Que dit Jacques Duclos ? Il dénonce d'abord le projet de Jules Moch, ministre socialiste de l'Intérieur, qui vient d'annoncer qu'on allait doubler le nombre de Préfectures en Algérie. « Ce que nous laisse présager ce discours ministériel, déclare-t-il, c'est l'alourdissement de l'appareil colonialiste (...) Ce que l'on veut, c'est maintenir le système qui existe ici (...)» Or, « l'Algérie n'est pas une province française (...) Il serait vain de nier les réalités nationales en train de se développer et de s'affirmer. Et je dis qu'un jour viendra où la nation algérienne, avec toute la diversité qu'elle porte en elle, enrichira la communauté des peuples d'un apport original dont on voit se dessiner les contours. »

Jacques Duclos dénonce ensuite la misère qui règne en Algérie et dont est responsable le colonialisme. Il fustige le gouverneur général (socialiste) Naegelen pour qui la culture arabe, la langue arabe « ne comptent pas ». Il met au pilori les grandes sociétés et les gros colons qui exploitent le pays. Il salue la lutte des travailleurs exploités. Il s'écrie : « Nous luttons contre le colonialisme, nous luttons contre ceux qui, au nom des impérialistes et des colonialistes français, exercent dans les colonies une politique contraire aux véritables intérêts des

Eeuples. Nous dénonçons la politique des gouverneurs et des auts-commissaires qui se conduisent de façon scandaleuse.

Nous dénonçons leurs méthodes autocratiques de gouverne­ment. Et nous dénonçons, par exemple, M. Naegelen quand il met en prison des Algériens sous prétexte d ' " atteinte à la sûreté de l'Etat ". On sait ce que cela veut dire. Et vous avez raison de lutter pour exiger la libération des détenus politiques (...). Nous ne pouvons que vous approuver dans cette bataille que vous menez et que vous mènerez avec comme perspective la liberté de votre pays (...). Ce que l'on obtiendra demain, c'est la fin du colonialisme, c'est la libération (...). Certains impéria­listes déclarent n'y rien comprendre. Il se passe pourtant

1. La délégation du PCF comprenait, outre J. Duclos qui la présidait, Léon Feix, Pierre Hervé, rédacteur h L'Humanité, éditorialiste, et Elie Mignot.

2. Editions Liberté, sous le titre : Tous unis nous abattrons le colonialisme.

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quelque chose de très simple, que vous comprendriez, Mes­sieurs, si vous n'étiez pas aveuglés par votre haine et votre mépris du peuple. Il se passe ceci : les peuples en ont assez d'être opprimés et exploités ; ils veulent se libérer. (...) On n'arrêtera pas plus la marche de l'humanité vers sa libération qu'on ne peut arrêter un fleuve qui s'en va vers la mer, pas plus qu'on ne peut empêcher le printemps de succéder à l'hiver {...*). Par-delà la Méditerranée, le peuple de France vous tend la main, frères algériens. De notre combat commun, animés par des espérances communes, nous ferons jaillir notre commune victoire. »

Voilà donc une prise de position fort claire qui date de 1949, soit cinq ans avant le début de ce qui allait être la guerre d'Algérie. On pourrait retrouver de semblables déclarations tout au long des années qui suivent. Et ce ne sont pas seulement les dirigeants du PCF qui montent au créneau. D'autres militants agissent.

Le 29 octobre 1954, soit presque un an jour pour jour avant les combats annonciateurs du soulèvement algérien, se déroule devant l'une des chambres de la cour d'Appel d'Alger un procès politique contre quatre des principaux dirigeants du Mouve­ment pour le triomphe des libertés démocratiques (MTLD). Ahmed Mezerna, Hocine Lahouel, Moulay Merbah et M e

Abderrahmane Kiouane. Ils ont été condamnés en mars et en juillet pour « atteinte à la sécurité intérieure de l'Etat ». Ils ont comme avocats en appel M e Nordmann, dont l'appartenance au PCF n'est un secret pour personne, M e Stibbe, deux avocats du barreau d'Alger, M eNarboni et M e Bentoumi, ainsi que M e

Pritt, Conseil de S.M. la Reine d'Angleterre, président de l'Association des Juristes démocrates.

Passons sur l'argumentation proprement juridique des défen­seurs. Mais que dit M e Joé Nordmann, sur le plan des principes ? Il dit : « C'est avant tout comme Français que je ressens l'honneur de me trouver aux côtés de dirigeants MTLD et d'un secrétaire du Parti communiste algérien.

« Venu pour participer à leur défense, j'ai conscience de remplir aussi un devoir national.

« Parlant à Alger, je souhaite que ma voix, aussi faible et modeste soit-elle, fasse écho à la voix de mon pays.

« La voix de la France, c'est celle de son peuple travailleur,

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non celle d'une poignée de brasseurs de piastres et de dollars, de trafiquants de l'honneur national.

« Le peuple de France connaît bien ses propres exploiteurs. Ce sont les mêmes qui exploitent plus durement encore et qui oppriment les peuples coloniaux. La lutte de ces peuples est la sienne. Pour la classe ouvrière en particulier, c'est une tradition et un principe fondamental de proclamer le droit de tous les peuples à la liberté et à l'indépendance. Elle ne se borne pas à réclamer ce droit, aujourd'hui inscrit solennellement dans la charte des Nations unies, elle est solidaire de ceux qui agissent pour sa réalisation. Elle a toujours combattu et elle combattra jusqu'à la victoire l'oppression coloniale sous toutes ses formes.

« La classe ouvrière française a recueilli l'héritage d'une grande tradition démocratique et je pensais, en entendant tout à l'heure M. l'Avocat général, à cette riposte de Diderot : « Il y a quelque chose de pire que d'avoir des esclaves, c'est d'avoir des esclaves et de les appeler des hommes libres. »

« La voix de la France, c'est celle des martyrs, qui ont sacrifié leurs vies pour recouvrer l'indépendance de leur patrie, affir­mant ainsi leur respect de la liberté de tous les peuples.

« Voici pourquoi, Messieurs, j'ai conscience de servir, à cette barre, les intérêts présents et futurs de mon pays, en défendant les droits du peuple algérien.

« Nulle volonté officielle n'empêchera l'existence d'une nation algérienne et d'une nation française. L'on peut condam­ner M. Lahouel pour avoir donné pour titre à un article le proverbe « A bon entendeur salut ». Vous n'empêcherez pas la sagesse des nations, de toutes les nations, de vouloir que « charbonnier soit maître chez lui » et d'invoquer cet autre proverbe : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu'on te fit. » L'on peut rêver avec le poète que le temps suspend son vol. Mais, comme l'écrit Georges Duhamel, « une page du monde est tournée, le vent souffle en tempête et les nations tutrices qui ne veulent pas sentir ce vent vont connaître de grandes épreuves et de cruelles déconvenues ».

« Tout à l'heure, pendant que parlait M. l'Avocat général, une voix plus forte a couvert sa voix. Par la fenêtre ouverte, une sonnerie joyeuse de cloches a envahi cette salle. Annonçait-elle un baptême, un mariage ? Je ne sais, ha vie entrait dans le prétoire. Elle était la plus forte. Les cloches sonnaient, comme pour nous rappeler que demain ne ressemblera pas à hier, que les années de luttes grandioses que nous vivons s'appelleront, dans l'histoire, le nouveau printemps des peuples. »

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Avec Jacques Duclos, nous avons vu l'affirmation politique d'une solidarité définie sur la base de principes nettement assurés. Avec M e Joë Nordmann apparaît la praxis liée à la théorie, et le soutien effectif à la lutte d'un peuple contestant le colonialisme qui l'opprime. A ces deux exemples, nous en ajouterons un troisième, toujours situé chronologiquement avant que n'éclate, pour ainsi dire officiellement, cette guerre d'Algérie dont l'existence sera cependant toujours niée au profit de formules aussi vagues que « rébellion » ou « opération de maintien de l'ordre ». Il s'agira cette fois de l'activité de jeunes communistes français au sein même de l'armée française.

Il est sans doute bon de rappeler ici que la presse communiste — et au premier chef, L'Humanité — était formellement interdite dans les casernes. Les militaires ne jouissaient d'aucun droit à l'information libre et toute organisation de type politique ou syndical était hors la loi. En fait, cette interdiction n'avait jamais gêné les partis de droite — voire d'extrême-droite — et les journaux porteurs d'idéologie raciste et colonia­liste fournissaient leur matière aux cours d'endoctrinement dispensés aux jeunes soldats.

Dans ces conditions, la propagande communiste dans l'armée était ipso facto illégale. L'organiser, la diffuser, supposait l'existence de moyens relevant obligatoirement de la clandesti­nité et du dévouement de militants qui n'ignoraient pas quelles sanctions les attendaient en cas de découverte. Il fallait donc, d'une part, oser braver « l'ordre établi » (lequel était d'ailleurs anticonstitutionnel puisqu'il violait ouvertement les droits fondamentaux des citoyens) et, d'autre part, ne pas craindre d'y perdre sa liberté.

Le développement de la guerre en Indochine avait conduit le PCF à réfléchir à ces problèmes. Lorsque dans les années 1948-1949, le gouvernement envisagea sérieusement d'envoyer les soldats du contingent au Viêt-nam, il devint évident que des dispositions particulières devaient être prises en vue d'informer les jeunes mobilisés et de leur expliquer ce que les colonialistes attendaient d'eux. L'expérience vécue par Claude Lecomte permet de mieux comprendre la complexité de la question et le lien très direct qui se crée entre guerre d'Indochine et guerre d'Algérie.

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« J'étais membre de la direction de l'UJRF pour ce qui était alors le département de la Seine (Paris et proche banlieue). Nous avions organisé des manifestations de

t'eunes contre la guerre du Viêt-nam, notamment sur les >oulevards. Au début, ce n'était pas facile, mais il fallait

donner l'exemple. Nous avions aussi pris l'initiative de rassembler les conscrits dans les localités de banlieue. On créa même des Amicales de Conscrits, d'abord en banlieue, puis sur le plan national. Julien Lauprêtre en fut le président, secondé par Henri Levart. On dénonçait la " sale guerre Nous n'avons jamais été des antimilita­ristes du genre objecteurs de conscience. Nous pensions que Lénine avait eu raison de dire que les prolétaires doivent apprendre à se servir d'un fusil, y compris grâce à l'armée. Mais nous voulions que les jeunes comprennent ce que l'on voulait d'eux au service des exploiteurs. L'exem­ple de Henri Martin nous a beaucoup aidés par la suite.

J'ai été mobilisé en février 1952 au 15 e régiment de tirailleurs sénégalais, à Guelma, en Algérie. C'était dans cette région qu'avaient eu lieu les massacres de 1945. Quand j'ai eu terminé mes " classes ", j'ai demandé une permission et je suis allé à Bône (Annaba), en civil. J'ai trouvé le local où se terraient les camarades du PCA. Pour la première fois, j'ai vu des Algériens, européens et autochtones, discuter librement entre eux de politique. Le secrétaire régional s'appelait Abdéhamid Boudiaf. Il finira la guerre d'Algérie comme capitaine de l'Armée de libéra­tion nationale algérienne. C'était un cousin de Mohamed Boudiaf qui sera ministre d'Etat du gouvernement provi­soire de la République algérienne. Je leur ai proposé de faire de la propagande parmi les soldats, de sortir des tracts, de diffuser Soldats de France, journal clandestin destiné aux militaires du contingent. Ils ont été d'accord pour m'aider.

J'ai rédigé des tracts très brefs dans lesquels on expli­quait, par exemple, que les offres de primes alléchantes faites aux soldats qui s'engageraient pour trois ou quatre ans avaient pour but de recruter de la chair à canons pour l'Indochine. Ou bien, on montrait en termes simples que l'Algérie, contrairement à la propagande quotidiennement imposée aux militaires, ce n'était pas la France. On a appris aussi qu'une unité de notre régiment — composée uniquement de Sénégalais — avait été engagée dans les

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Aurès où de vrais combats avaient eu lieu. Tout cela faisait réfléchir.

Je suivais les cours du peloton de sous-officiers. J'étais bien noté. Mais, un jour, on m'a viré sans explications. J'avais été dénoncé comme communiste. J'ai demandé le rapport du colonel. Un capitaine plein de décorations m'a finalement reçu. Mais c'était pour me dire qu'il n'y avait rien à faire, que « les ordres venaient de très haut ». En février 1953, j'ai été arrêté par la Sécurité militaire et inculpé d'atteinte au moral de l'armée. On me reprochait, en outre, d'avoir travaillé à " soustraire à la France des territoires sur lesquels s'exerçait son autorité". Finale­ment, plusieurs camarades algériens du PCA ont été arrêtés également, — parmi lesquels Alfred Strich, docteur en chimie de l'université d'Alger — ainsi qu'une dizaine de soldats, dont certains m'étaient d'ailleurs totalement inconnus. Je suis resté en prison, à Constantine, jusqu'au 1 e r décembre 1953. J'ai été mis en liberté provisoire le jour de ma démobilisation.

Pendant les soixante premiers jours de ma détention, j'avais été mis au secret. J'avais refusé de répondre à toutes les questions posées par le juge d'instruction tant que je n'aurais pas d'avocat. Le parti m'a fait assister par M e Jules Borker, qui était secondé sur place par un avocat algérien. Il s'appelait Laïd Lamrani et était membre du Comité central du PCA. Il a été tué au maquis pendant la guerre, fidèle à son idéal de communiste algérien. » 1

Le procès de Claude Lecomte et de ses principaux co­accusés, Pierre Hennequin, Roland Vaucher, s'ouvre en sep­tembre 1955 à Constantine. M e s Douzon, Ledermann, Borker, Zavaro défendaient les inculpés. Renvoyé pour des raisons de procédure, il ne fut jamais repris. Le gouvernement n'avait pas intérêt à des audiences où les accusés seraient des soldats français îésolument hostiles à la guerre que l'on menait alors avec de plus en plus de cruauté contre les Algériens.

La veille du procès, Jacques Duclos avait écrit dans L'Huma­nité : (Ce procès) « s'insère dans le monstrueux plan de répression mis en application en Algérie où se multiplient les

1. Conversation avec l'auteur. Le fils de L. Lamrani, Okbar, est devenu ,. journaliste à L'Humanité.

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bombardements de mechtas, les ratissages, les arrestations, les déportations, les détentions dans les camps de concentration, les emprisonnements, les condamnations à mort qui, du 17 mai au 7 juillet dernier, se sont élevées à 37. A cela s'ajoutent les exécutions sommaires d'Algériens, parmi lesquelles on compte au 20 mai dernier, dans les douars Ouled Fadhel et Ouled Amer Ben Fadhel, un enfant de douze ans et un de quinze ans... Quant aux exécutions d'otages qui se multiplient, elles rappel­lent ce que nous avons connu en France durant l'occupation nazie ».

Parmi les publications clandestines qu'avaient diffusées Claude Lecomte et ses camarades, figurait le journal Soldat de France, édité à partir de juillet 1950 par le Parti communiste français pour lutter dans les rangs de l'armée contre la guerre du Viêt-nam. A partir de 1954, Soldat de France (auquel s'ajoutèrent à partir de juillet 1958, Secteur postal... Algérie, et Le Parachutiste puis, à partir de septembre de la même année, Marins de France), joua un grand rôle, malgré une répression accrue, dans l'action contre la guerre d'Algérie.

Au total, environ cinq millions de journaux clandestins à destination du contingent furent imprimés durant la guerre

de la jeunesse (URJF d'abord, puis JC [lorsque la dénomination de « Union de la jeunesse communiste » fut reprise) furent les principales utilisatrices de ce matériel de propagande. Au sein du Bureau politique du PCF, c'est Raymond Guyot qui avait la responsabilité de l'activité au sein de l'armée. La Section d'outre-mer, tenue au courant, ne s'en occupait pas directe­ment.

Lorsque la guerre éclata en Algérie, les exemples que nous venons d'évoquer prouvent que le PCF n'avait donc jamais cessé de lutter pour la libération du peuple de cette colonie privilégiée par ses maîtres au point d'en avoir fait trois départements français, ce qui ne l'empêchait pas, tout en étant théoriquement « La France », d'être terre de misère et d'op­pression.

1. L'Humanité, 13 juillet 1955. 2. Cf. Elie Mignot, Soldats de France et l'intervention du PCF auprès des

soldats du contingent », in Cahiers d'Histoire de l'Institut de Recherches Marxistes, n° 8, 1982.

d'Algérie, :. 2 Comme il va de soi, les

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18. En un très dur combat

Comme pour la guerre d'Indochine, celle d'Algérie, dans la mesure où le PCF y est impliqué, pose trois séries de questions auxquelles nous nous limiterons : quelle a été l'attitude des communistes français lorsque éclata le conflit ? Que fera-t-il sur le terrain pour mettre ses actes en conformité avec ses principes ? Comment agira-t-il en France même pour contri­buer au retour de la paix ?

Précisons tout de suite, pour ne pas y revenir, que ces problèmes se situent dans un cadre très différent de celui du Viêt-nam : l'Algérie, pour la plupart des Français, c'est la France. Elle est géographiquement peu éloignée de la métro­pole. Un dixième de ses habitants est d'origine européenne. L'armée française va y être engagée massivement, y compris avec les troupes formées de soldats du contingent.

Là encore, la guerre durera huit ans (1954-1962), mais elle sera marquée en France par un changement, sinon de régime (il ne cesse d'être capitaliste), du moins de système : à partir de 1958, la IV e République s'étant effondrée, c'est le général de Gaulle qui établit son pouvoir personnel à la suite d'un putsch fomenté par toute la droite, à partir des possibilités qu'ont ouvertes pour elle les péripéties de la situation en Algérie. On se trouvera à plusieurs reprises à deux doigts de la guerre civile, un « quarteron de généraux » (l'expression est de de Gaulle) n'hésitant pas à se rebeller aux côtés des « ultras » du colonialisme. C'est sur le « quarteron » et les mêmes « ultras » que le général s'était appuyé pour revenir au pouvoir !

Tous ces événements mériteraient évidemment de longs

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développements. Le lecteur devra se contenter de très brefs rappels. Il n'oubliera pas qu'ils servent de toile de fond à la suite de ce récit.

Au moment où la Section d'outre-mer se préoccupe fort du sort de l'Algérie, le gouvernement — Pierre Mendès France est président du Conseil et F. Mitterrand ministre de l'Intérieur — semble n'avoir aucun souci de ce côté-là. Le débat qui a eu lieu à l'Assemblée nationale au sujet de la Tunisie et du Maroc à la fin août 1954 n'a pas soulevé pour lui de difficultés majeures.

Seule Alice Sportisse (député du Parti communiste algérien, élue du premier collège à Oran) et le général Malleret-Joinville (député du PCF) ont soulevé le problème, la première pour dire qu'il faut redéfinir les relations entre les deux pays et décréter une amnistie pour les détenus politiques; le second pour dénoncer les tortures, les truquages électoraux avec lesquels il est temps d'en finir.1 En France, c'est le temps des vacances.

A la rentrée, les Accords de Londres, soussignés par le gouvernement français, prévoient l'accession de la République fédérale d'Allemagne et de l'Italie au pacte de Bruxelles (alliance militaire occidentale) et mettent fin au statut d'occu­pation (3 octobre). Les Accords de Paris, le 23 octobre, confirment ceux de Londres et ouvrent à l'Allemagne de l'Ouest les portes du pacte Atlantique. Les buts antisoviétiques de ces graves décisions ne faisant de doute pour personne, l'URSS se verra obligée de dénoncer le traité franco-soviétique d'alliance et d'assistance mutuelle (16 décembre).

Il avait fait exceptionnellement beau en cette veille de Toussaint 1954. On faisait la queue devant le Marignan et le Colisée où venait de sortir le Rouge et le Noir d'Autant-Lara, avec Gérard Philipe. Fausto Coppi venait de remporter sa quatrième victoire dans le tour de Lombardie. Reims avait écrasé Metz par 6-0, prenant la seconde place au championnat de France de football. Hemingway venait de recevoir le prix Nobel.

Le 23 octobre, le gouvernement avait reçu un rapport secret : « Danger immédiat... Nous sommes sans doute à la veille

1. Journal officiel, débats, 27 août 1954.

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d'attentats en Algérie... Ben Bella a commandé de passer à l'action au plus tôt. > 1

Mais le 29, à 14 heures, une réunion à Constantine de tous les préfets, maires, administrateurs de départements, aboutit à la conclusion que tout va bien, qu'il n'y a aucun orage dans l'air, que les bruits d'insurrection sont sans fondement.

En ce 1 e r novembre, les Français qui se rendent sur les tombes de leurs proches ne pensent donc pas spécialement à l'Algérie. Tout au plus évoque-t-on le terrible tremblement de terre qui avait ravagé Orléansville peu de temps auparavant. C'est cependant en ce jour, à 11 h 58 précises que les téléscripteurs se mettent à crépiter dans toutes les salles de rédaction. L'AFP vient de lancer sur les fils un communiqué du ministère de l'Intérieur (François Mitterrand) dont voici les termes :

< Un certain nombre d'attentats ont eu lieu cette nuit en plusieurs points d'Algérie. Ils sont le fait d'individus ou de

{>etits groupes isolés. Des mesures immédiates ont été prises par é gouverneur général de l'Algérie et le ministre de l'Intérieur a

mis à sa disposition des forces de police supplémentaires. Le calme le plus complet règne dans l'ensemble des populations. »

La guerre d'Algérie commençait...

Comment vont réagir les différentes forces politiques fran­çaises ? Toutes de la même façon, sauf les communistes.

A vrai dire, ces derniers n'ont pas été surpris, nous l'avons souligné. Le 18 octobre encore, L'Humanité avait noté, avec « inquiétude » que des préparatifs militaires avaient été engagés à l'issue d'une conférence à laquelle avait participé à Constantine, avec le gouverneur général d'Algérie, Léonard, le général de La Tour. « Les deux représentants du gouvernement français n'avaient-ils pas l'intention d'étendre aux Aurès et à toute l'Algérie les opérations répressives qui endeuillent jour­nellement la Tunisie ? demandait L'Humanité. Sous prétexte de boursuivre des patriotes tunisiens ne se prépare-t-on pas à frapper de nombreux patriotes algériens ? »

Des le 2 novembre, Léon Feix donne à L'Humanité un éditorial qui paraît le 3 sous le titre : « Le drame algérien. » « L'emploi massif de la force vers lequel on s'oriente ne résoudra rien, écrit-il. La seule solution, c'est de faire droit aux

1. J. R. Tournoux, Secrets d'Etat. Pion, p. 97.

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légitimes revendications, à la liberté des peuples. Les interlocu­teurs ne manquent pas à partir du moment où l'on acceptera de discuter des problèmes politiques qui s'imposent ». Position de principe qui, pour un dirigeant communiste, coule de source.

Mais comment les choses se présentent-elles, exactement, en Algérie ? A quoi correspondent les attentats dont il est fait état ? La Section d'outre-mer avait suivi avec attention l'évolution du mouvement national algérien. En août, le parti le plus impor­tant, le MTLD, avait connu une scission (tendance messaliste et tendance centraliste1 s'étaient séparées). L'autre parti nationa­liste, PUDMA 2 semblait également affecté par un certain trouble.

Toutes ces organisations publient entre le 2 et le 4 novembre des déclarations assez vagues condamnant le régime colonial et la répression, mais ne se prononçant pas sur la nature des derniers événements. Le 5 novembre, dans l'après-midi, quel­ques informations parviennent à la Section d'outre-mer : un groupe d'Algériens aurait arrêté un car dans les Aurès, tué le Caïd Ben Hadj Saddok, serviteur zélé de l'administration coloniale, ainsi qu'un instituteur français, Guy Monnerot, vingt-quatre ans, et grièvement blessé sa femme, âgée de vingt et un ans.

C'est beaucoup plus tard seulement qu'on connaîtra les circonstances exactes de cette tragique affaire où les jeunes Français ne furent que les victimes indirectes de la guerre qui commençait. Mais, en attendant, toute la presse monte le drame en épingle et François Mitterrand veut y voir « un symbole qui éclairera toute notre action au long des jours, des semaines, des mois qu'exigera notre pénible devoir, celui de réprimer quicon­que attente à l'unité de la nation ».

En ces premiers jours de novembre, les choses ne sont donc pas aussi simples qu'on pourrait l'imaginer. La lutte armée n'a pas été déclenchée en Algérie par un ou plusieurs partis, mais

ar un groupe de patriotes dont les noms ne seront connus que ien plus tard par les spécialistes français de la Section d'outre­

mer. On apprendra alors qu'un « Comité révolutionnaire d'Unité et d'Action » (CRUA) avait été mis sur pied autour de Mostefa Ben Boulaïd, Mourad Didouche, Larbi Ben M'Hidi,

1. Ainsi appelée parce qu'elle comprend les partisans du Comité central du MTLD qui, majoritairement, s'opposent à Messali. (Le PPA est l'ancien nom du MTLD.)

2. Union démocratique du manifeste algérien, dirigée par Ferhat Abbas.

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Rabah Bitat, Krim Belkacem et Mohamed Boudiaf (Ben Bella créera bientôt au Caire l'embryon de la future délégation extérieure du FLN).

Le CRUA constitua les premiers groupes armés. Cette forme d'action rencontra de profonds échos dans les masses algé­riennes. Dès le 1 e r novembre, un appel-proclamation avait été signé par le « Front de libération nationale » (FLN). Et c'est lui que, peu à peu, plusieurs des composantes du mouvement national (MTLD, UDMA, OULEMAS) rallièrent. En 1955, le PC A refusa de se dissoudre, mais, en juin 1956, intégra ses groupes armés à l'armée de Libération nationale (ALN). Le très minoritaire MNA (Mouvement national algérien) de Messali Hadj, se tourna contre le FLN et se livra à une lutte fratricide contre les militants engagés dans le combat, manipulé et soutenu en cela par les services policiers français.1

Malgré les obscurités qui subsistent, le Bureau politique du PCF prend position le 8 novembre par une déclaration solen­nelle, affirmant notamment :

« Le Parti communiste français souligne que les événements qui se déroulent actuellement en Algérie résultent essentielle­ment du refus opposé par les gouvernants français aux revendi­cations nationales de l'immense majorité des Algériens, ce refus s'ajoutant à une misère généralisée et croissante, conséquence directe du régime colonial qui sévit dans ce pays. En prétendant nier l'existence en Algérie de problèmes politiques de caractère national, en s'obstinant à camoufler le régime colonial sous le vocable de « trois départements français », le gouvernement tourne le dos à la réalité algérienne et, notamment, à la volonté de tout un peuple de vivre libre et de gérer démocratiquement ses propres affaires (...). Le Parti communiste français déclare avec force que la seule voie permettant de mettre un terme à la situation présente consiste :

1° à arrêter immédiatement la répression et à ramener en France les troupes et les forces de police acheminées en Algérie depuis trois mois ;

2° à reconnaître le bien-fondé des revendications à la liberté du peuple algérien ;

1. Sur ce que l'on savait à la Section d'outre-mer début novembre 1954 — conversation avec Elie Mignot. Sur la situation politique en Algérie, cf. Henri Alleg, ouv. cité, t. 1, p. 280-281 ; 426-432.

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3° à discuter de ces revendications avec les représentants qualifiés de l'ensemble de l'opinion algérienne... »

Etienne Fajon, qui a, pour l'essentiel, avec L. Feix, rédigé ce texte, dont les thèmes seront développés à l'Assemblée natio­nale le 12 novembre1 note dans ses Mémoires : « Aucun parti, hélas, ne nous écoutait. Les députés de droite demandent " une répression prompte et sévère ". Quant au gouvernement, ses intentions sont claires : " Qu'on n'attende de nous, proclame le président Mendès France — aucun ménagement à l'égard de la sédition, aucun compromis avec elle Et le ministre de l'Intérieur, François Mitterrand, d'ajouter que " l'Algérie, c'est la France " ( . . . ) . " Des Flandres au Congo, il y a la loi, une seule nation, un seul Parlement. " » 2

Avant même la déclaration du Bureau politique du 8 novem­bre, Raymond Guyot avait affirmé au cours d'un meeting consacré au trente-septième anniversaire de la révolution d'Octobre, le 5 novembre, après avoir évoqué la Tunisie, le Maroc et l'Algérie : < La seule position juste et raisonnable consisterait à reconnaître aux peuples coloniaux le droit à l'indépendance et à conclure avec eux des traités culturels et économiques. »

Il faut ouvrir ici une parenthèse qui n'a de sens que dans la mesure où la question évoquée entretient aujourd'hui encore des polémiques dictées par l'ignorance ou la mauvaise foi. Dans sa déclaration du 8 novembre, le Bureau politique avait précisé : « Fidèle à l'enseignement de Lénine, le PCF, qui ne saurait approuver le recours à des actes individuels susceptibles de faire le jeu des pires colonialistes, si même ils n'étaient pas fomentés par eux, assure le peuple algérien de la solidarité de la classé ouvrière française dans sa lutte de masse contre la répression et pour la défense de ses droits. »

La mort de Guy Monnerot, qui a soulevé en France une intense émotion, explique ce rappel. Mais il faut évidemment beaucoup d'imagination pour voir dans cette réaffirmation d'un point de doctrine parfaitement clair et bien connu, une condamnation du mouvement de libération algérien. La simple prudence, devant l'ignorance momentanée des tenants et des aboutissants d'actes encore non précisés, conduisait à ménager

1. Journal officiel, débats, 13 novembre 1954. 2. Etienne Fajon, Ma vie s'appelle Liberté, ouv. cité, p. 221-222.

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l'avenir. La précaution prise n'enlevait rien, absolument rien, à la détermination de fond : la cause algérienne était défendue sans concession.

Ce qui comptait pour le PCF, c'était de favoriser les conditions de la solidarité la plus large de la classe ouvrière française avec la lutte du peuple algérien. Léon Feix le dira explicitement moins de trois mois plus tard, en rappelant que, selon Lénine, « le marxisme ne répudie de façon absolue aucune forme de lutte » et qu'il « s'instruit, si l'on peut dire, à l'école pratique des masses. Il est loin de prétendre faire la leçon aux masses en leur proposant des formes de lutte inventées par les " fabricants de systèmes " dans leur cabinet de travail » ï .

Entre-temps, certaines obscurités avaient été dissipées. La t simple chronologie des événements suffit à expliquer les choses.

On rappellera sans doute opportunément que la direction du PCF n'avait jamais trouvé aberrant que Marcel Cachin ait pu condamner, au début de l'occupation de la France par les nazis, des « actes individuels » alors qu'il les approuva dès qu'il sut qu'ils correspondaient aux préparatifs de l'action armée de masse de la Résistance.2 Qu'il puisse, d'autre part, venir à l'idée que l'adversaire n'hésite pas devant les provocations relève du BA-ba de l'expérience révolutionnaire.

Fermons la parenthèse.

Des reproches de la même farine ont pu être adressés au PCF à propos du vote des « pouvoirs spéciaux » au gouvernement Guy Mollet, le 8 mars 1956. Que s'était-il passé ? Le 30 novem­bre 1955, le ministère présidé par Edgar Faure avait dû démissionner sous la pression d'une opinion publique de plus en plus désireuse de voir se terminer une guerre devenue meurtrière pour le contingent appelé à se battre dans les djebels. Les préoccupations économiques jouaient un rôle sans doute plus important encore. La dissolution de l'Assemblée nationale provoqua de nouvelles élections. Toute la campagne se déroula, quoiqu'il en soit, sur le thème de la guerre et de la paix en Algérie.

Guy Mollet, Secrétaire général du Parti socialiste, dénonça violemment « une guerre imbécile et sans issue ». Mendès

1. Léon Feix, Cahiers du communisme, n° 2, février 1955 (article écrit par conséquent en janvier).

2. Pierre Durand, Qui a tué Fabien ? ouv. cité, p. 130.

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France affirma que « la paix en Algérie est désormais le problème n° 1 pour la France ». Tout en refusant l'alliance avec le Parti communiste, les dirigeants du « Front républicain » (socialistes, radicaux et gaullistes, (Républicains sociaux) dont Jacques Chaban-Delmas) promettaient « la cessation de la guerre en Afrique du Nord et le retour immédiat des jeunes soldats » (Guy Mollet).

Les élections du 2 janvier 1956 furent un succès pour les adversaires de la guerre. Guy Mollet forma un nouveau gouvernement et, dans son discours d'investiture, déclara reconnaître « la personnalité algérienne », la nécessité de la « confrontation » et de la « discussion ». Il précisait : « L'objec­tif de la France, la volonté du gouvernement est avant tout de rétablir la paix. »

Les communistes, toujours prêts à soutenir tout pas en avant vers une solution pacifique du conflit, votèrent pour l'investi­ture. Jacques Duclos expliqua : « En votant l'investiture, nous allons mettre le président du Conseil désigné en mesure de traduire ses paroles en actes. » 1

Le 16 janvier, Léon Feix avait écrit dans L'Humanité : « Le fait que plus de la moitié des députés élus le 2 janvier se soient prononcés dans leur profession de foi pour la fin rapide de la guerre en Algérie a indiscutablement fait naître de grands espoirs. »

Le 6 février, Guy Mollet se rend à Alger. Il y est conspué par la foule européenne qui jette sur lui quelques tomates pourries. Aussitôt il fait des concessions à la droite et aux « ultras ». Le général Catroux, qui passait pour libéral et devait devenir gouverneur général, doit démissionner. Le socialiste Robert Lacoste prend sa place. Les communistes espèrent encore. Ils sont décidés « à soutenir, à encourager tout pas en avant vers le cessez-le-feu en Algérie et une solution pacifique du conflit. Nous nous attachâmes à renforcer le courant d'unité entre socialistes, communistes et autres républicains, nous nous abstînmes de tout geste, de tout acte qui, en affaiblissant les forces de gauche, eussent servi l'agitation fasciste que les trublions tentaient de développer à Alger et à Paris » 2 .

Le Parti communiste ira jusqu'à l'extrême limite des conces-

1. Journal officiel, débats, 2 février 1956. 2. Maurice Thorez, < Fils du peuple. » Edit. Sociales, 1960, p. 297.

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sions pour essayer d'entraîner vers la paix un gouvernement qui, déjà, cède aux pressions des forces de guerre. Il vote les pouvoirs spéciaux que Guy Mollet affirme destinés à rétablir la paix par la négociation (12 mars). Sans lui, l'extension des congés payés portés à dix-huit jours et la création du « Fonds national de solidarité » pour les vieux, n'auraient pas pu être votés (29 février-l" mars). Il approuve la déclaration franco-marocaine sur l'indépendance du Maroc (2 mars). Il se réjouit de la reconnaissance de l'indépendance de la Tunisie (20 mars).

Mais ces aspects positifs de la période qui a suivi les élections vont rapidement pâlir devant la réalité inexorable d'une politique qui aggravera considérablement la situation en Algé­rie et dans le monde au cours des mois qui suivent.

Le vote des « pouvoirs spéciaux » n'avait pas été décidé par les organismes dirigeants du PCF et son groupe parlementaire sans vifs débats. L'ensemble du Parti en discuta, non sans inquiétude. Alors que Georges Cogniot estimait encore dans ses Mémoires parus en 1978 que la décision prise favorisa « une montée considérable du mouvement d'action commune contre la guerre à travers le pays » \ Etienne Fajon avait écrit, deux ans auparavant déjà : « je pense personnellement aujourd'hui, qu'elle était très contestable. Les conditions nécessaires pour r'elle puisse faire grandir le mouvement populaire en faveur

droit du peuple algérien à l'autodétermination n'existaient pas encore. » 2

La suite des événements semble bien avoir confirmé ce jugement. Il n'en reste pas moins que, même s'ils se sont trompés, non par excès de confiance dans le Parti socialiste, mais par volonté de favoriser la paix, les communistes n'avaient changé ni de but, ni d'intention.

C'est une gageure que d'essayer de résumer la multiplicité des actions entreprises par le PCF du début à la fin de la guerre d'Algérie pour mettre fin au conflit en continuant à soutenir les droits légitimes du peuple algérien.

Alors que de la direction du Parti socialiste (avec les fluctuations qu'on a vues) aux partis de droite, sans oublier ceux qu'inspirèrent de Gaulle et le général lui-même, le refus de satisfaire les aspirations à l'indépendance de l'Algérie était

1. Georges Cogniot, Parti pris, ouv. cité, p. 340. 2. Etienne Fajon, Ma vie s'appelle liberté, ouv. cité, p. 223.

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général, le PCF ne changea jamais, résista à toutes les pressions, a toutes les répressions.

C'est en août 1955 que la presse a commencé à parler « d'opérations de guerre en Algérie ». Au début du mois, elle avait signalé cinq cent vingt-huit morts dénombrés en vingt-quatre heures. Des unités algériennes en uniforme avaient lancé des attaques d'envergure dans le Constantinois, ce qui avait beaucoup frappé l'opinion. L'Humanité du 29 août fut saisie pour avoir publié une photo montrant l'affreux massacre du stade de Philippeville où des dizaines de cadavres jonchaient le sol. Le journaliste Robert Lambotte est alors expulsé d'Algérie.

Le 11 septembre, gare de Lyon, à Paris, quatre cents « rappelés » manifestent contre leur départ en Algérie. D'autres actions du même genre se déroulent en plusieurs points de France où les soldats tirent les signaux d'alarme dans les trains ou se battent contre les CRS, comme ce fut le cas à Rouen où Roland Leroy avait harangué les soldats du haut des murs d'une caserne. Mais ces mouvements, pour importants qu'ils fussent, ne seront jamais massifs ou durables. De jeunes soldats communistes, pour la plupart, comme Alban Liechti, Serge Magnien, Pierre Guyot, Léandre Letoquart, Claude Despretz, Emile Laurensot, Fernand Marin, Jean Clavel, Jacques Alexan­dre, Francis Renda, Jean Vendart, René Boyer, Raphaël Grégoire, Marcel Cassan, Guy Bourgerol, Gilbert Bleiveis, Claude Voisin, Jean-Marie Samson, Jean Dauvergne, Michel Ré, Edgar Nehou, Pierre Michau, Jean-Louis Moritz, Paul Lefèvre, Voltaire Develay, Etienne Boulanger, André Boursier, Jérôme Renucci, François Michel1 refusèrent de participer à une guerre injuste et contraire aux intérêts de la France. Ils furent emprisonnés. Mais le PCF n'appelait pas à l'insoumis­sion. Maurice Thorez le dit très clairement :

« Non, la voie n'est pas l'insoumission, la voie reste celle que nous a inculquée Lénine, que nous voulons suivre, que nous avons suivie dans cette guerre d'Algérie, que nos jeunes soldats, les Liechti et d'autres ont suivie... »

« La voie, c'est le travail de masse, mené à l'armée, surtout à l'armée, pour combattre la guerre, ne pas isoler les meilleurs, ne

1. Cf. Léon Feix, les Cahiers du communisme, février 1964, et H. Alleç, ouv. cité, t. 3, p. 550.121 intellectuels avaient publié un manifeste sur le droit à l'insoumission.

2. Discours prononcé à Saint-Denis pour le 40 e anniversaire du PCF (30 décembre 1960).

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pas isoler ceux qui peuvent travailler, ceux qui ont déjà compris, de la masse de soldats qui sont encore ignorants. Déserter, quitter l'armée, cela signifie laisser la masse des soldats... aux mains des officiers parfois fascistes, aux mains des ultras... Le devoir, c'est de travailler, c'est de faire le travail difficile, le travail pénible, le travail qui exige des sacrifices qui coûtent parfois des années de prison aux jeunes soldats. Et nous les soutiendrons et nous lutterons. »

En 1956, des grèves éclatent dans plusieurs usines, comme à Fives-Lille. Chaque fois que L'Humanité parle d'atrocités en Algérie ou de manifestations de soldats, elle est saisie. L'agres­sion anglo-franco-israélienne contre Suez, le 5 novembre, accroît la tension et place le monde aux bords d'une guerre mondiale. Le 7 novembre, des groupes fascistes incendient le siège du Comité central du PCF et attaquent celui de L'Huma­nité. La guerre d'Algérie a nourri le fascisme.

Le 2 juin 1957, L'Humanité est saisie pour avoir publié une lettre du dirigeant communiste algérien Bachir Hadj Ali dénonçant les massacres colonialistes. Elle le sera à nouveau le 30 juillet pour une lettre de Léon Feix présentant des extraits de la plainte qu'a déposée le communiste algérien d'origine européenne Henri Alleg, à la suite des tortures qui lui ont été infligées.1

Après le « coup du 13 mai » qui porte de Gaulle au pouvoir en 1958, la guerre va se prolonger quatre années encore. De Gaulle passera du « Vive l'Algérie française ! » et de l'espoir de conserver par les armes l'Algérie au colonialisme, à l'accepta­tion de « l'autodétermination ». Il ne fait que céder aux nécessités, n'acceptant l'inéluctable que lorsque son réalisme l'aura convaincu de l'impossibilité de poursuivre dans la voie de la violence.2

Inaugurant le cycle du terrorisme des temps modernes, le gouvernement de Guy Mollet avait fait intercepter au-dessus de

1. Elie Mignot a été poursuivi pour le même motif à la suite de la publication d'un article dans France Nouvelle (22 août 1957) et L'Echo du Centre (26 août 1957).

2. Les « Lettres, notes et carnets » du général de Gaulle (tome 8. Pion, 1985) abondent en témoignages de cette évolution. Voir aussi Elie Mignot, « De Gaulle et l'Algérie », in Cahiers du communisme, n° 7, juillet 1958.

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la Méditerranée, le 22 octobre 1956, l'avion qui transportait plusieurs dirigeants du FLN, dont Ahmed Ben Bella. Cet acte de piraterie internationale avait provoqué une vive émotion et rendu plus difficiles d'éventuelles négociations. Au début de son règne, le général de Gaulle aggrave encore les choses en faisant placer Ben Bella, prisonnier d'Etat, au régime de droit com­mun. L'Humanité proteste.

Le 1 e r novembre 1958, Pierre Courtade écrit que « pour le quatrième anniversaire d'une " rébellion " qui devait être matée par une opération de police d'un quart d'heure1, notre

f>arti est fier d'avoir su affronter les persécutions et souvent 'incompréhension, dans l'intérêt de la France et de l'Algérie,

pour la vérité ».

En 1959, le gouvernement en est toujours à « l'Algérie française ». Le Premier ministre Debré déclare, le 24 mars, à Constantine : « Notre avenir commun, notre Algérie, tient tout d'abord à la victoire sur les forces du FLN et surtout à la fermeté avec laquelle nous affirmons que la France est en Algérie et qu'elle y restera avec ses soldats, ses officiers, et tous ceux qui la soutiennent. » Le 8 mai, de Gaulle affirme à Bourges : « La pacification de l'Algérie est en -vue. »

Cependant, le 16 septembre, poussé par « le vent de l'his­toire », le général reconnaît aux Algériens le droit à « l'autodé­termination ». Le PCF hésite quelque peu à prendre ses paroles au sérieux. Il a été tellement échaudé ! Mais le 26 octobre, L'Humanité publie un article de Maurice Thorez qui met les choses au point :

« Un changement notable est intervenu — au moins dans les mots — chez nos gouvernants. Constatant, en somme, l'échec de la " pacification ", le général de Gaulle a reconnu au peuple algérien le droit à l'autodétermination (...) Ainsi donc les communistes ont eu raison de parler, dès le début de ce conflit douloureux, du droit à la libre disposition pour la nation algérienne, dont ils avaient annoncé la formation il y a plus de vingt ans (...). Pourquoi poursuivre la guerre plus longtemps ? Le peuple algérien, par la voix de ses représentants, a pris acte de la déclaration du chef de l'Etat. Il a ajouté : sur la base de l'autodétermination, négocions la paix sans tarder. La guerre

1. Le gouverneur général R. Lacoste avait proclamé que la guerre en était à son « dernier quart d'heure ».

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peut cesser immédiatement (...) Il reste donc à continuer sans désemparer l'action nécessaire pour imposer l'ouverture rapide des pourparlers de paix et pour transformer en réalité le droit d'autodétermination désormais reconnu au peuple algérien. »

Les « ultras » eux, sont furieux. Alger connaîtra, en janvier 1960, la « semaine des barricades ». Le 1 e r février, grâce, en particulier, à une grève générale à laquelle les communistes prennent une part décisive, le complot est écrasé. Mais le 19 mars, L'Humanité n'en est pas moins saisie pour avoir publié des informations concernant les assassins du militant communiste algérien Maurice Audin, mort sous la torture le 11 juin 1957.

Le 4 novembre, de Gaulle parle de « République algé­rienne ». Mais il conteste encore la représentativité du FLN et l'autorité du GPRA (gouvernement provisoire de la République algérienne) 1. Le 19 décembre, l'Assemblée générale des Nations unies adopte une motion afro-asiatique reconnaissant le droit du peuple algérien à l'autodétermination et à l'indépen­dance. La pression internationale sur le gouvernement français représente un facteur non négligeable.

Les derniers soubresauts du colonialisme et du fascisme en Algérie sont marqués, du 22 au 25 avril 1961, par le putsch des généraux Challe, Jouhaud, Zeller, Salan, appuyés par les « ultras » en France et en Algérie. La tentative avorte grâce à un puissant mouvement populaire en France, tandis que les assassins de l'OAS (Organisation armée secrète) mettent l'Algé­rie à feu et à sang et perpètrent des dizaines de meurtres et d'attentats en « métropole ». Les factieux bénéficient de la part des pouvoirs publics d'une étrange mansuétude.

Alors que l'OAS avait mis, du 1 e r au 20 octobre, 314 atten­tats à son actif et que 53 « plastiqueurs » avaient été arrêtés, 4 seulement d'entre eux avaient été maintenus en état d'arresta­tion. 2 En revanche, d'innombrables « ratonnades » avaient fait

1. Le GPRA a été constitué au Caire le 19 sept. 1958 sous la présidence de Ferhat Abbas.

2. Yves Moreau, L'Humanité, 23 octobre 1961. Au total, l'OAS aurait commis 751 plastiquages et tué ou blessé 1400 personnes, les neuf dixièmes de ces crimes ayant eu lieu en Algérie. 1 200 membres ou complices de ces « commandos » furent identifiés et il fut procédé à 635 arrestations. Les tribunaux prononcèrent 117 acquittements, 53 sursis et 4 condamnations à mort exécutées (cf. Ch. de Gaulle — lettres, notes et carnets —1961-1963 — p. 219 (note), Pion, 1986.)

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de nombreux morts dans les rangs des travailleurs algériens manifestant dans Paris les 17, 18 et 20 octobre pour protester contre les brimades dont ils faisaient l'objet. Officiellement, il y avait eu près de 1300 arrestations, 2 tués et 64 blessés. Èn réalité, le nombre de victimes (noyades dans la Seine, assassi­nats dans les fourrés du bois de Boulogne et de Vincennes) s'élevait sans doute à plusieurs centaines. Le PCF d'abord, les organisations syndicales, divers partis de gauche, des intellec­tuels protestèrent. Jacques Duclos demanda la constitution d'une commission parlementaire d'enquête qui fut refusée.

Il faut noter que ce n'était pas la première fois que les agents de la force publique se livraient à des violences contre les travailleurs algériens en France même. Le 14 juillet 1953, leur cortège, intégré dans celui des manifestants français, avait été mitraillé par la police. On avait relevé six morts algériens et un français, l'ouvrier communiste Maurice Lurot. Léon Feix avait écrit dans L'Humanité du 22 juillet :

« Devant le cercueil des martyrs, notre hommage ne peut être

3u'un engagement à développer cette union et cette solidarité e lutte.

« Gloire et salut au camarade Lurot î « Gloire à vous, Amar Tabjadi, Bâcha Abdallah, Daoui

Larbi, Isidore Illoul, Tahar Madjeb, Dramis Abdelkader ! « Que votre peuple magnifique qui vous attend là-bas, de

l'autre côté de la Méditerranée, et que tous les autres peuples souffrant encore sous le joug colonial, soient assurés que votre sacrifice n'aura pas été vain : il fait déjà lever des forces nouvelles dans la lutte pour la liberté que nous menons contre nos ennemis communs.

« Gloire et salut à vous, frères ! »

Les efforts que les communistes avaient multipliés depuis 1954 — pour ne pas parler des périodes antérieures — avaient fini par porter leurs fruits. Ils n'étaient, certes, pas à l'origine de toutes les transformations intervenues dans la conscience des Français, mais les évolutions enregistrées ne s'expliqueraient pas entièrement sans leur patiente et courageuse action.

Dans ces dernières semaines de la guerre, ils trouvent à l'unisson de leur volonté et de leurs aspirations humanitaires

1. Cf. Michel Levine, les ratonnades d'octobre. Un meurtre collectif à Paris en 1961. Ramsay, 1985.

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des millions de Français. On le verra bien en décembre 1961 et en janvier 1962 quand les manifestations anti-OAS auxquelles ils appellent, d'abord seuls, s'enflent progressivement et sont l'occasion de retrouvailles fructueuses entre syndicats, organi­sations estudiantines, groupements divers et surtout, peut-être, entre communistes et socialistes, à la base d'abord, puis, timidement, au sommet.

Le 7 février 1962, dix attentats ont eu lieu en plein jour à Paris. Des bombes ont explosé au domicile de Raymond Guyot, de l'écrivain Vladimir Pozner, du professeur Vedel... Une fillette de quatre ans, Delphine Renard, est retirée, ensanglan­tée, aveugle, d'un appartement plastiqué. C'en est trop. Une manifestation est prévue. Elle est interdite, mais a lieu quand même. De 15 heures à 16 heures, deux millions de travailleurs de'la région parisienne font grève. A partir de 18 heures, des centaines de milliers de personnes défilent à travers Paris.

Vers 20 heures, alors que la foule se disperse dans le calme, des policiers en uniforme refoulent des manifestants dans les escaliers du métro Charonne (dont les grilles sont closes) et les matraquent sauvagement, allant jusqu'à jeter sur eux de lourdes grilles de fonte qu'ils avaient arrachées aux trottoirs. On relève huit morts et deux cent cinquante blessés.

Les morts se nomment : Jean-Pierre Bernard (30 ans), Fanny Dewerpe (30 ans), Edouard Lemarchand (40 ans), Daniel Féry (15 ans et demi), Anne-Claude Godeau (24 ans), Hippolyte Pina (58 ans), Suzanne Martorell (36 ans), Raymond Wintgens (44 ans) ; l'un des blessés, Maurice Pochard (48 ans) mourra quelques jours plus tard. Les victimes laissent 7 orphelins.

Ils étaient tous communistes. Etienne Fajon écrira dans L'Humanité du 14 février : « L'union pour la lutte, vous la vouliez de toutes vos forces,

vous, les huit travailleurs modestes et droits qui dormez maintenant votre dernier sommeil. Votre sacrifice vient de donner à l'union et à la lutte une vigueur nouvelle. Ne serait-ce que pour cela, chers et inoubliables amis, vous n'êtes pas morts en vain. »

De fait, on peut considérer que les grands progrès de l'unité d'action entre communistes et socialistes, d'union entre démo­crates de toutes tendances, partent des journées de février Ï962, quelles que soient les vicissitudes qui pourront survenir par la suite.

Le 15 septembre 1964, André Wurmser — dont l'apparte­ment avait d'ailleurs été plastiqué — faisant le point sur le

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crime de Charonne, accusait le ministre de l'Intérieur, Roger Frey, d'avoir — pour le moins — protégé les assassins. Depuis, on en est là... Les assassins courent toujours.

La lutte des communistes pour entraîner le peuple de France à exiger la fin de la guerre et l'indépendance de l'Algérie n'avait

{>as été simple. Des centaines d'entre eux ont connu les coups, es amendes, la prison. Devant le Comité central réuni le

14 octobre 1958, alors que le général de Gaulle venait d'accé­der au pouvoir avec l'approbation des trois quarts du corps électoral, Maurice Thorez disait : « Sur le point capital, la question d'Algérie : les masses ont été troublées, influencées. Cet état d'esprit était déjà assez évident pour nous quand nous tirions les leçons des actions du 17 octobre 1957, actions qui, malgré des succès partiels çà et là, n'avaient répondu ni à notre attente, ni surtout aux exigences de la situation. En particulier dans les grandes usines. »

Il y a de l'amertume chez cet homme politique de premier plan, qui a connu tant de situations difficiles. Mais pas de découragement. Nous n'avons pas gagné ? Continuons à nous battre sans céder sur les principes.

« Que devions-nous faire ? poursuit Maurice Thorez. En même temps que notre bataille sur les autres terrains, il nous restait à poursuivre notre tâche d'explication, notre besogne pour éclairer les ouvriers, les arracher au poison, en dévelop­pant l'idée simple et si vraie qu' " un peuple qui en opprime un autre ne peut pas être un peuple libre ". »

Non, ce n'avait pas été facile. « Une tâche difficile incombe au parti qui a expliqué en tout temps, depuis 1925, poursuivait Maurice Thorez, une ligne léniniste, une ligne de principe, en faveur du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes (...). » 1

Cette tâche, il l'a remplie, autant que faire se pouvait.

Il l'a remplie aussi en Algérie même où ses militants mobilisés ont essayé sans cesse d'éclairer les soldats français sur le sens de la guerre, sur le caractère criminel de certaines méthodes de guerre, sur leurs devoirs de citoyens et d'hommes.

Cela, ce n'était pas facile non plus et nombreux furent ceux qui connurent les compagnies disciplinaires de l'extrême-Sud

1. Cahiers du communisme, novembre 1958.

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algérien, la « pelote » et le supplice du « tombeau » dans le sable chauffé à blanc, quand ce ne fut pas un « accident » mortel à l'occasion d'une expédition dans le djebel.

Des milliers de lettres parvinrent en France, qui racontaient, dénonçaient. Des milliers de lettres et de tracts partirent de France, qui encourageaient, expliquaient. Il y eut les journaux clandestins dont nous avons parlé plus haut. Il y eut même un journal du PCA, tout aussi clandestin, destiné aux soldats français, la Voix du soldat, à partir de septembre 1955, dont furent responsables deux militants algériens, Lucien Hanoun et André Moine.

Ils furent aidés par un communiste français, Alfred Gerson, l'un d e s responsables en France de la propagande parmi les soldats depuis 1951. Ce travail s'effectuait sous la direction politique du Parti communiste algérien, mais A. Gerson avait rencontré Léon Feix avant son départ et il vit Raymond Guyot lors de deux voyages à Paris. A. Moine, L. Hanoun et A. Gerson furent tous arrêtés durant la « bataille d'Alger » et empri­sonnés. Gerson connut le camp de Lodi. II fut finalement expulsé en France sans que policiers et juges eussent jamais réussi à comprendre quel avait été son rôle...

Le PCA estimait qu'il était important de s'adresser aux soldats français pour expliquer le sens du combat des Algériens. Pendant longtemps, le FLN ne s'intéressa pas à ce genre d'action. Il finit par accepter une rencontre pour discuter du problème, mais l'arrestation d'André Moine et de Lucien Hanoun mit fin à l'existence de la Voix du soldat, dont dix-sept numéros avaient été tirés à une quinzaine de milliers d'exem­plaires au total.1

Le travail politique des soldats communistes fut particulière­ment important et efficace au moment du putsch de l'OAS. Ils prirent en de nombreux endroits des initiatives remarquables pour mettre hors d'état de nuire les officiers fascistes et regrouper les officiers, sous-officiers et hommes de troupes dans la discipline républicaine. La presse clandestine du PCF et les tracts ou lettres que les organisations de la jeunesse, notam­ment, réussissaient à faire parvenir en Algérie jouèrent un très

1. Cf. « Un journal clandestin pour les appelés », la Voix du Soldat, in Cahiers de l'Institut de recherches marxistes, a" 8, 1982. Conversation de l'auteur avec Alfred Gerson.

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grand rôle dans cette phase de la guerre. L'un des animateurs principaux de cette activité en France était François Hilsum.1

Lorsqu'en avril 1961, la formidable mobilisation anti­putschiste avait permis à de Gaulle de tenir bon, tous les transistors des appelés s'étaient tournés vers la France. Dès manifestations s'organisèrent, des pétitions se couvrirent de signatures et furent remises aux chefs d'unités. La défense des dépôts d'armes et de matériel fut organisée par les soldats en accord avec leurs chefs restés loyaux. Le général Binoche, alors colonel à Alger, a pu dire :

« Le rôle du contingent a été très important et je n'ai eu aucun problème avec les appelés... En réalité, ils cherchaient — parmi les officiers — ceux à qui ils pourraient faire confiance en tant que patriotes et républicains.

« Je ne vous cacherai pas que, tout en étant très sûr de ce que

Î'e faisais, ma position s'est trouvée très confortée quand mes îommes eux-mêmes sont venus me dire : " Mon colonel, qu'est-

ce qu'on fait ? " A ce moment, j'ai compris que le contingent en Algérie allait jouer un rôle considérable.

« Prenons l'exemple des dragons du colonel Puga. Grâce à la saisie d'un de leurs chars, j'ai pu parler par radio aux équipages alors qu'ils étaient rassemblés place du Gouvernement. Ce qui a immédiatement arrêté la manœuvre de ce régiment commandé par un colonel " activiste " notoire.

« Oui, l'action du contingent a été certaine, tout comme l'action des sous-officiers — d'activé ou de réserve — égale­ment. Sans oublier non plus un certain nombre d'officiers qui voyaient d'un œil inquiet la tournure des événements, A tous, il ne manquait peut-être qu'un catalyseur pour se rassembler ; et sans doute ai-je été cela puisque c'est à moi que le général qui s'était emparé du commandement du corps d'armée d'Alger a

1. François Hilsum deviendra membre du Comité central du PCF et rédacteur en chef de Y Humanité dimanche. On peut citer comme exemple de cette activité le cas de la militante communiste Mauricette Pointai, de Vincennes. Elle adressait, dès la fin de 1954, des colis de vivres à de jeunes soldats d'Algérie, dans lesquels étaient dissimulés des journaux communistes clandestins. La sécurité militaire découvrit l'un de ces envois, arrêta le soldat destinataire et découvrit l'identité de l'expéditrice, alors âgée de soixante-cinq ans. Arrêtée par la DST, elle connut la prison de la Roquette à Paris, celle des Baumettes à Marseille et celle de Barberousse à Alger. Elle resta incarcérée durant dix-huit mois. Elle avait été condamnée à cinq ans d'emprisonnement avec sursis.

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fait connaître sa reddition avant de se constituer prisonnier au PC de la gendarmerie. » 1

La guerre d'Algérie a pris fin à la suite de négociations qui s'étaient prolongées du 7 au 18 mars 1962 à Evian. Elle avait coûté plus d'un million de morts au peuple algérien et engendré des atrocités inoubliables. Elle avait conduit au départ de centaines de milliers de « Pieds noirs » entraînés dans une politique suicidaire par leurs mauvais bergers. Elle avait laissé au fond des cœurs de dizaines de milliers de soldats, de sous-officiers, d'officiers français une sourde amertume et un trouble profond.

Selon les chiffres officiels rendus publics en janvier 1982 par le ministère de l'Intérieur, deux millions d'hommes avaient été engagés en Algérie, dont quinze mille dans la marine et quatre-vingt-six mille dans l'aviation. Les pertes s'étaient élevées à vingt et un mille sept cent cinquante-trois morts, mille disparus et trente un mille deux cent soixante-cinq blessés.2

Comme pour l'Indochine, ne pouvons-nous pas conclure : tant de sang aurait-il coulé si les communistes avaient été entendus mieux et plus tôt ?

1. Le Réveil des Combattants, n° 486, avril 1986. 2. La Fédération nationale des anciens combattants en Algérie, Maroc et

Tunisie (FNACA) a contesté ces statistiques en arguant du fait qu'elles ignorent les pertes de la Légion étrangère, de la gendarmerie et de la police et, d'autre part, parce qu'elles s'arrêtent à mars 1962. Selon la FNACA, il y aurait eu trente mille morts et disparus.

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19. Jusque dans les îles du bout du monde

C'est délibérément que nous ne consacrerons qu'un très court chapitre à la situation dans les actuels DOM-TOM (Rappelons pour le lecteur éventuel de demain que ce livre est écrit en 1986.) La Martinique, la Guadeloupe, la Guyane, la Réunion, la Nouvelle-Calédonie et les îles du Pacifique sous domination française n'ont pas encore acquis, sous une forme ou sous une autre, le degré d'indépendance auquel elles finiront bien par accéder.

Les situations y sont différentes d'une région à l'autre, d'un territoire à l'autre. L'environnement géopolitique n'est pas le même aux Antilles, dans la zone d'influence directe des Etats-Unis, qu'à la Réunion, par exemple, qui n'est loin ni de Madagascar... ni de l'Afrique du Sud. Un fond colonialiste commun n'a pas effacé des origines lointaines où se mêlèrent et se mêlent encore des cultures extrêmement variées. Des partis communistes indépendants influents luttent pour leurs peuples dans plusieurs de ces départements prétendus, ou de ces territoires. Ils n'existent qu'à peine dans d'autres. Et ne parlons pas des conditions économiques qui y régnent, conditionnées par de multiples facteurs, parfois contradictoires, malgré la communauté du système colonial.

On ignore souvent que c'est dès le 1 e r octobre 1945 que le secrétariat du Parti communiste français prenait la décision de proposer aux communistes de la Martinique, de la Guadeloupe et de la Réunion « où sont organisées des fédérations du PCF », de transformer celles-ci « en Partis communistes indépen-

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dants > *. Les choses allèrent cependant moins vite que prévu. Les « vieilles colonies » (ainsi que les comptoirs de l'Inde et quatre communes « de plein exercice » du Sénégal) élisaient des députés « français » depuis 1848. Mais elles n'en avaient pas moins le statut de colonies, avec un « gouverneur » et furent administrées jusqu'en 1946 par le ministère des Colonies. La législation n'y était pas celle de la métropole. (Il en est toujours ainsi).

Lors des campagnes législatives de 1945 et 1946, les candidats communistes des trois îles se firent les champions de l'égalité des droits avec les Français et connurent un éclatant succès. Les députés élus suggérèrent au PCF de déposer une proposition de loi tendant à faire de leurs pays des départe­ments français. De nombreuses discussions s'en suivirent, le PCF faisant des réserves de fond 2 . Devant l'insistance de ses interlocuteurs, il accepta finalement. Aimé Césaire, alors député communiste, fut le rapporteur de la proposition de loi qui fut soutenue, dans leurs interventions, par tous les députés des trois îles, à quelque parti qu'ils appartinssent. La proposi­tion fut adoptée à l'unanimité le 19 mars 1946.

Aimé Césaire devait déclarer en 1981 : « Jamais aucune loi ne fut aux Antilles plus populaire que celle qui instituait la départementalisation (...) Par le régime départemental, ce qui était recherché, c'était, naïvement sans doute, mais sincère­ment, l'égalité des droits. » 3

Après l'éviction des ministres communistes (mai 1947), la politique des gouvernements qui se succédèrent prit rapidement un tour de plus en plus réactionnaire et le caractère colonialiste de la « présence française » s'accentua. L'influence de ce qui se passait dans le monde aidant — notamment en Afrique, terre d'origine d'une grande partie de la population — une cons­cience de la personnalité originale des peuples concernés commença à se faire jour, en particulier, au début, chez les intellectuels.

Le 26 avril 1949, le secrétariat du PCF, estimant que « les élus des " vieilles colonies " ont raison de constater que l'assimilation à un département français aggrave l'oppression

1. Archives Elie Mignot. 2. Conversation avec Elie Mignot. 3. Le Monde, 6 décembre 1981.

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coloniale », suggère d'orienter l'activité du PCF selon les axes suivants : « Mise en sommeil de la politique d'assimilation ; mise en relief du caractère colonial de l'île (qui n'est un département français que sur le papier), et de l'originalité de la population; nécessité de la lutte anticolonialiste » . 1

Cette orientation nouvelle suscita de nombreuses discussions dans les Fédérations concernées. La direction du PCF leur apporta une aide politique importante, notamment en envoyant auprès d'elles, parfois pour plusieurs semaines, des militants expérimentés de la Section d'outre-mer. Ce fut notamment le cas de Louis Odru, Monique Lafon, Jean-Paul Comiti, Elie Mignot, Gaston Donat. Ils avaient pour tâche, en particulier, d'aider les Fédérations à créer des écoles permanentes, où les stages duraient deux semaines, et à préparer les conférences fédérales.2

A partir de 1957, les communistes développaient dans les trois îles la revendication politique suivante : « Gestion des affaires de chaque île par sa population dans le cadre d'une union avec la France. » C'est dans ces conditions en plein accord avec le PCF, que naquirent à la Réunion, à la Guadeloupe et à la Martinique des partis communistes indé­pendants.

Le premier groupe communiste avait été fondé à la Martini­que le 19 décembre 1919, lorsque des militants révolution­naires rompirent avec le parti socialiste pour créer le « Groupe Jean-Jaurès ». Le 8 mai 1920, ils firent paraître le journal « Justice », qui est resté celui du PCM. En 1921, le groupe se rallia au communisme. En juin 1935, une « Région communiste de la Martinique » vit le jour, qui devint par la suite « Fédéra­tion communiste de la Martinique ».

La première organisation communiste de la Guadeloupe date d'avril 1944 et c'est peu après qu'elle prit le nom de « Fédéra­tion communiste ».

La Fédération communiste de la Réunion fut fondée en novembre 1947.

Dès leur naissance, ces fédérations jouissaient, dans la pratique, d'une large autonomie de décision tout en entretenant

1. Archives Elie Mignot. 2. Conversation avec Elie Mignot.

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des rapports très fraternels avec le PCF. Ils se sont maintenus et souvent renforcés depuis l'existence de Partis indépendants.

La vie politique des trois îles a connu depuis les lendemains de la Seconde Guerre mondiale des péripéties multiples. Elles ont été marquées par de grandes grèves, de puissantes manifes­tations dans lesquelles les militants communistes ont joué un rôle déterminant. Ce sont eux également qui ont subi la répression colonialiste la plus rigoureuse et la plus constante.

Le Parti communiste français, dans chacune des situations statutaires évoquées ci-dessus, s'est efforcé de leur apporter le soutien d'une active solidarité. Il a rappelé à plusieurs reprises sa position de principe. On en trouve une expression résumée et toujours valable dans un communiqué commun adopté en octobre 1960 par les Partis communistes de France, de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion. En voici le texte :

« Les peuples de la Guadeloupe, de la Martinique et de la Réunion ont, comme tous les autres peuples, le droit inaliénable et permanent de disposer d'eux-mêmes. Les aspirations actuelles de ces peuples tendent à faire accéder leur pays à l'autonomie. Cette revendication implique à la fois le droit pour ces peuples à diriger leurs affaires au moyen d'un Exécutif et d'une Assemblée législative, et leur union avec la France sur la base de la répudiation des rapports d'assujetissement colonial, du respect des droits et de la dignité de chaque peuple. » 1

Plus près de nous dans le temps, le message de Georges Marchais aux peuples des DOM-TOM ne s'écarte pas de la ligne ainsi fixée :

« Les choses doivent changer. L'application du programme commun de la gauche le permettra. Il reconnaît, en effet, le droit des peuples des " départements et territoires d'outre­mer " à se déterminer eux-mêmes. Il prévoit que sera garanti l'exercice réel des libertés démocratiques. Les populations qui disposeront enfin d'assemblées véritablement représentatives, auront donc la possibilité de décider librement de leur sort, y compris d'élaborer un nouveau statut qu'elles discuteront avec le gouvernement et qui leur permettra de gérer elles-mêmes leurs propres affaires.

« Des relations nouvelles, débarrassées de tout esprit et de

1. L'Humanité, 6 octobre 1960.

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toutes pratiques colonialistes et néo-colonialistes pourront alors s'établir avec Paris. » 1 Est-il besoin de dire que l'espérance des peuples des DOM-TOM sera malheureusement déçue une fois de plus par le gouvernement de la gauche dirigé par les socialistes entre 1981 et 1986 ?

Citons enfin un texte datant du 4 novembre 1978. Il ne concerne que la Martinique, mais il est évident que sa signification est valable pour les autres DOM-TOM. Etienne Fajon, au cours d'un meeting à Macouba, répondait à J. Chi­rac :

« Chirac accuse le PCF de séparatisme parce que notre parti soutient le droit du peuple martiniquais à gérer démocratique­ment ses propres affaires et à décider lui-même de son statut.

« La vérité, c'est que notre parti est solidaire de la lutte des travailleurs de ce pays pour ses revendications immédiates et pour l'avenir national que le peuple martiniquais décidera de choisir.

« Car votre peuple, à coup sûr, a un avenir original devant lui, du fait qu'il s'est constitué, à la différence du nôtre, par les apports multiples venus de tous les continents et notamment de l'Afrique, du fait aussi que son histoire a été marquée, à la différence du nôtre, par le passé esclavagiste puis par le régime colonial, par une longue tradition de lutte contre l'exploitation et l'oppression, qui s'est illustrée, pour ne pas remonter plus loin, dans les insurrections de 1848 et de 1870, dans les combats du début de ce siècle contre le pouvoir usinier.

« Cette originalité du peuple martiniquais s'exprime dans le mode de vie, dans les mentalités et, à travers les danses et la musique, les jeux et les fêtes, les contes populaires et la création littéraire, dans une culture vigoureuse et spécifique.

« Refuser de reconnaître ces réalités, ce serait refuser à ce peuple son droit légitime à être lui-même et à développer ses incontestables capacités créatrices, son droit inaliénable à l'existence et à la dignité, et j'ajoute que ce serait aussi priver l'humanité d'une contribution précieuse parmi les autres. »

« Par ailleurs, votre peuple s'est trouvé, du fait de l'histoire, associé activement aux principaux combats du peuple français, non seulement pendant la Révolution de 1789 et en 1848, mais aussi à l'époque du Front populaire et pendant la Résistance. Il s'est établi ainsi le désir normal de nos deux peuples de vivre ensemble. Mais cela ne sera réellement possible que si les

1. L'Humanité, 24 avril 1974.

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rapports de domination sont brisés, si l'actuel statut colonial est aboli, si votre droit à gérer vous-même vos propres affaires est reconnu.

« C'est la politique réactionnaire et colonialiste qui, en accentuant la surexploitation des travailleurs martiniquais et le mépris hautain à l'égard de votre peuple, conduirait — si elle se poursuivait — à la séparation entre la Martinique et la France.

« Nous, communistes français, nous sommes convaincus que le jour où les Martiniquais pourront se prononcer librement sur le statut dans lequel ils veulent vivre, ils agiront pour que se renforcent encore, sur la base du libre consentement, les relations traditionnelles d'amitié entre nos deux peuples. »

Les événements de la Nouvelle-Calédonie sont trop proches de nous pour qu'il puisse être question d'en traiter ici. Rappelons seulement que, là encore, les communistes se prononcent sans ambiguïté pour la reconnaissance des droits nationaux du peuple kanak comme l'avait fait au lendemain de la Commune de Paris l'admirable Louise Michel, déportée par les Versaillais.1

En janvier 1946, une habitante de la Nouvelle-Calédonie, Jeanne Tunica, avait lancé un appel à la création d'un Parti communiste calédonien. Il connut, écrit Marc Coulon 2, un « succès monstre ». C'était la première fois qu'une organisation était offerte aux kanaks. « Le drapeau rouge devint l'emblème de la libération. » 3 Mais, poursuit l'historien de la Nouvelle-Calédonie, les missions catholiques et protestantes qui crai­gnaient de perdre leur influence sur « leurs » indigènes vont casser le mouvement tandis qu'a lieu, le 23 mai 1946, un attentat à la dynamite contre le domicile de Jeanne Tunica. Marc Coulon dépeint celle-ci comme l'« animatrice de l'éphé­mère mais fabuleux Parti communiste de Nouvelle-Calédonie, première victime blanche du combat pour la libération du peuple kanak» . 4 Nous ignorons ce qu'est devenue Jeanne Tunica.

1. Cf. Pierre Durand, Louise Michel ou la révolution romantique. Livre Club Diderot, 1972.

2. L'irruption kanak. Editions sociales, 1985. 3. P. 47-48. 4. P. 117-118.

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Dans toute cette longue histoire, de 1920 — et surtout de 1925 — à nos jours, du Maroc aux îles du bout du monde, pour les communistes français, il n'y a ni faille, ni rupture, ni césure. Et si nous avons limité notre recherche aux bornes de 1962 et de la fin de la guerre d'Algérie qui marqua, pour l'essentiel, la fin de l'Empire colonial français, cela ne signifie pas qu'il y ait eu depuis changement de philosophie et d'action.

Georges Marchais, Secrétaire général du PCF, pouvait dire lors du dernier congrès en date avant que ce livre soit écrit, en février 1985 (XXV e congrès) : « Depuis soixante-cinq ans, le Parti communiste français a pris une part éminente aux longs et durs combats contre les guerres coloniales. »

Dans une interview accordé à la revue « Economie et politique », à la même date, il s'élevait contre la « véritable asphyxie imposée par les multinationales, les grandes banques, les organisations financières internationales » aux pays du tiers monde, conduisant « à la mort des millions d'êtres humains ». Et il rappelait que le XXV e congrès du PCF avait « décidé d'impulser l'action pour l'essor de la solidarité internationale, notamment sur la question de la lutte contre la faim, pour le développement et un nouvel ordre international fondé sur la justice, la démocratie, la coopération et l'indépendance ». Il ajoutait : « Nous avons précisé qu'à nos yeux, l'essor des pays du tiers monde n'était pas seulement une question de solidarité, mais également un enjeu pour le développement de la France. Cela nous conduit à agir pour que notre pays établisse des coopérations nouvelles, mutuellement avantageuses, avec les milliards d'hommes qui aspirent à vivre et à se développer. »

L'indépendance des peuples, l'intérêt de la France... Ainsi se retrouve de nos jours la constante d'une ligne politique qui, s'adaptant aux conditions sans cesse changeante du monde, reste fidèle à un idéal et à une conception fondamentale des droits de l'Homme.

Evoquant le Parti communiste, le 20 février 1986, lors d'une réunion publique au Mans, Georges Marchais disait : « C'est le parti de la paix, de l'anticolonialisme, de l'indé-

Êendance nationale et de la solidarité avec tous les peuples. •e la Résistance à la Libération du pays, de la guerre du

Maroc, dans les années vingt, à l'Indochine et à l'Algérie, de l'appel de Stockholm1 à la lutte contre la " guerre des

1. L' « Appel de Stockholm », lancé en mars 1950 par le Mouvement de la paix, a constitué la première action de portée internationale contre le péril

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étoiles " 1 , c'est toujours en faveur d'une France indépendante et fraternelle que les communistes français ont agi. Pour faire respecter la liberté d'action de notre pays, pour l'amitié entre tous les peuples, pour la paix, il faut que le Parti communiste soit plus influent ».

atomique. Le PCF consacra de grands efforts à le populariser, rassemblant, avec le concours d'autres < partisans de la paix », comme on disait alors, 11 millions de signatures en France. (500 millions dans le monde entier).

1. Il s'agit du projet présenté en 1985 par le président Ronald Reagan visant à installer des systèmes stratégiques nucléaires dans l'espace.

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POSTFACE

De cette étude, qui ne prétend pas être exhaustive, quelques conclusions peuvent se dégager. La première, sans doute, c'est que le Parti communiste n'est pas soumis — pour nous en tenir à l'objet de notre recherche — aux fluctuations idéologiques que connaissent les autres formations politiques françaises. Deux principes ont guidé les communistes depuis sa fondation, qui restent toujours valables : citoyens d'un pays disposant d'un empire colonial, ils ne se soumettent pas aux règles du propriétaire. Ils ne s'accordent pas le droit de dominer aautres peuples, de les exploiter, d'en tirer bénéfice. Ils les considèrent comme égaux et libres. Ils en tirent toutes les conséquences. Soucieux de l'indépendance de leur pays, ils le sont tout autant de celle des autres. C'est là la première règle qui guide leur démarche et leur comportement.

Cette attitude, qui relève d'une éthique, appartient au domaine du réel. Proclamer un droit ne suffit pas. Pour sortir du cercle de l'hypocrisie, il faut agir, passer de l'affirmation des valeurs à la défense pratique de celles-ci. Ce n'est pas aussi simple qu'il peut sembler.

Internationalistes, les communistes n'en sont pas moins comptables des destins de leur patrie. On pourrait y voir une insurmontable contradiction. Il n'en est rien. Jean Jaurès disait déjà qu'un peu d'internationalisme éloigne de la patrie et que beaucoup d'internationalisme y ramène. Le paradoxe n'est qu'apparent. Toute l'histoire de la lutte anticolonialiste du Parti communiste français le prouve. La notion d' « Union française », qu'ils n'avaient pas inventée, et à laquelle ils auraient préféré un vocable rappelant moins la terminologie « impériale française », les communistes français la prirent au

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sérieux alors que ses propagandistes, aussi habiles à manier le verbe qu'à le détourner de son sens, la dévoyaient, la trahis­saient.

Héritiers des idéaux généreux de 1789 et de 1848, ils y avaient vu le moyen de donner une réalité aux aspirations humanistes issues d'une longue histoire nationale. Ceux qui, dans les terres coloniales si longtemps torturées, cherchaient la voie de l'indépendance, du progrès et des libertés n'y étaient pas opposés. Soucieux du renom de leur patrie dans le monde et de son honneur, les communistes n'ont jamais séparé l'émanci­pation des nations des intérêts fondamentaux de leur pays.

Sans doute était-ce, ici et là, un rêve. La soif de domination, l'esprit de lucre et de libre entreprise du renard dans le poulailler, ont longtemps prévalu, au point de conduire la France officielle à renier sa parole, à reculer devant ses engagements, à tenter l'aventure, dans le mensonge et le crime. Il lui en a coûté du sang et des larmes. Il en a coûté bien plus encore à ceux qu'elle martyrisait.

Les communistes avaient des principes et ils les respectaient. L'histoire leur en donnera témoignage. Les peuples autrefois assujettis au colonialisme français le savent — plus ou moins — et le sauront certainement demain.

La tâche, cependant, fut rude. Elle supposait un affronte­ment radical avec les gouvernements en place, avec l'idéologie dominante, une incompréhension souvent majoritaire des Fran­çais qu'influençait celle-ci, une répression sans merci de la part des classes intéressées au maintien de l'exploitation colonialiste.

Mais ce ne fut pas seulement un combat ouvert, front contre front. Le Parti communiste français n'a qu'un ennemi. Mais cet ennemi a de multiples faces, parfois celles de faux amis, conscients ou non. Des problèmes ont pu se poser où l'intérêt immédiat ou partiel — même si le but était pur — brouillait les cartes. Nul d'ailleurs ne peut, en outre, se targuer d'infaillibilité et de science absolue. Les hommes sont toujours les hommes et il serait comique de nier l'évidence des erreurs qu'entraînent l'ignorance des réalités, parfois, ou l'interprétation erronée de faits qui viennent brutalement, inopinément, frapper à la porte de l'intelligence, aussi acérée soit-elle. Les meilleurs stratèges, pris dans les rets de la tactique, ont pu se tromper. Les rapports de force ont parfois d'inéluctables conclusions.

Ce qui reste, et nous espérons l'avoir montré en dépit des

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inégalités ou des lacunes de notre exposé, c'est qu'il faudrait être de bien mauvaise foi pour nier la continuité, la fermeté et la justesse du combat des communistes français contre le colonia­lisme. S'il en est qui croient avoir mieux fait, qu'ils le disent. Il est peu de défi dont la victoire soit aussi certaine.

Depuis le début des années soixante, qui ont marqué pour l'essentiel l'effondrement du système colonial classique, ils ont poursuivi et poursuivent leur combat et leur action de solidarité à l'égard des peuples qui restent soumis à la domination coloniale française (DOM-TOM), et leur combat contre le néocolonialisme, notamment dans la sphère d'influence afri­caine de la France où, par-delà les indépendances, une domination indirecte de style colonial s'est poursuivie par divers moyens — « accords de coopération » inégaux, inclusion dans la zone franc, maintien de bases militaires et interventions militaires contre les mouvements d'émancipation menaçant les Marcos et les Duvalier du néocolonialisme français ; en dernier lieu, au Tchad, pour imposer l'aventurier Hissene Habré, agent des services secrets français et américains, au détriment du GUNT, dont la France et l'ensemble des pays africains avaient reconnu la légitimité en 1981.

Un mot encore, non pour conclure, car toute discussion doit rester ouverte : quel a été le ressort de l'activité anticolonialiste du Parti communiste français ? Pourquoi ces engagements, un peu romantiques, du temps de la guerre du Maroc ? Pourquoi des hommes comme Henri Martin, des femmes comme Ray­monde Dien ? Pourquoi ces foules sur le pavé, criant, parfois sous les balles, « Paix au Viêt-nam ! » ou « Paix en Algérie ! » ? Pourquoi ces millions de journaux et de tracts, ces inscriptions sur les murs, ces escaliers escaladés pour convaincre ? Pourquoi cette fraternité de Français avec l'étranger, l'Indochinois, l'Algérien, le Noir, le Blanc, le Jaune, la victime de Xapartheid, le Palestinien privé de sa patrie, le latino-américain assassiné par la misère et la CIA? Pourquoi cet immense élan, cette générosité, ce sens de l'appartenance à un même monde qui cherche sa liberté et son bonheur ?

Pourquoi ? Parce que notre lutte est solidarité. Mais il faut pousser plus loin le raisonnement.

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Parmi les pnq ou six événements majeurs des soixante premières années du XX e siècle — deux guerres mondiales, la Révolution soviétique et la formation d'un monde socialiste, la désintégration atomique et la conquête de l'espace — l'histoire retiendra sans doute la fin des empires coloniaux.

D'un partage de la planète séculaire, issu de concurrences souvent sauvages, de génocides et d'exploitations féroces, à l'indépendance de nations longtemps écrasées sous le joug, le passage n'a été lent qu'aux yeux des contemporains. En fait, l'écroulement des édifices coloniaux a été rapide. Des premières secousses enregistrées au début du siècle à l'effondrement définitif, il aura fallu moins de quinze lustres et si le lion britannique a dû rentrer ses griffes un peu plus tôt que le coq français n'avait avalé ses cocoricos, les Pays-Bas, la Belgique, le Portugal et l'Espagne ont capitulé dans la même période historique.

Pour n'avoir pas compris à temps ce qu'avait d'inéluctable ce séisme historique, les possesseurs d'empires ont fait couler encore plus de sang. Ils ont parfois reculé les bornes de la barbarie. Ils ont souvent accumulé les déshonneurs. Ils ont desservi leur pays jusque dans les intérêts les plus matériels de ceux-ci.

Les plus intelligents voyaient bien où les conduisait ce chemin. Mais à Brazzaville, le général de Gaulle — pour ne parler que de lui — ne songeait à faire de vertueuses conces­sions que pour mieux préserver la tutelle de la France sur son empire. Et il ne passa à l'Algérie algérienne, après quatre années à faire la guerre (de 1958 à 1962), que faute de n'avoir pu la garder française, au prix de la vie d'un million de ses fils et de milliers des nôtres.

Cet aveuglement ne fut pas l'apanage des colonialistes dits de droite — dont les « ultras ». Le socialiste Lacoste ne doit qu'au « dernier quart d'heure » de la guerre d'Algérie, qu'il voyait sans cesse proche et qui toujours fuyait, le plaisir morose d'avoir une petite place dans l'histoire. Et François Mitterrand, si longtemps ministre quand de jeunes Français se faisaient tuer outre Méditerranée pour le pétrole ou les plants de vigne, n'avait pas plus que lui conscience de la force de Bandoeng et de la formidable puissance des volontés nationales. Il faut dire

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que les démo-chrétiens de l'époque, les « centristes » d'au­jourd'hui — Georges Bidault et bien d'autres en furent — ne le cédaient en rien aux uns et aux autres dans ce domaine.

Faute d'avoir su mesurer à son juste poids l'influence de la révolution d'Octobre et des idéaux libérateurs qu'elle portait en elle; faute d'évaluer en termes historiques la portée des

1)romesses explicites ou implicites contenues dans les discours et es institutions nés de la victoire de la coalition antifasciste sur

l'axe Berlin-Rome-Tokyo; incapables d'imaginer la réalité d'une évolution qui courrait plus vite qu'eux, les politiciens de toutes espèces que la France a connus après la fin de la Deuxième Guerre mondiale — et bien avant celle-ci — ont tous raté le rendez-vous que leur avait fixé l'histoire. N'ayant rien oublié ni rien appris, à l'exemple des émigrés de Coblence, ils persistent aujourd'hui dans leur aveuglement.

Il n'est qu'une exception à cette règle indiscutable, quels que soient les cas individuels — et rares — qui l'accompagnent : c'est la politique des communistes français. L'affaire est assez importante pour qu'on s'y arrête et il est temps de faire le point. L'historiographie plus ou moins officielle, et en tout cas courante, ferme pudiquement les yeux sur un fait qui cepen­dant devrait éblouir même des aveugles.

Qu'une formation politique française, dont le rôle ne fut jamais négligeable, constitue le centre d'une action et d'une

{>ensée si originales qu'elles sont véritablement spécifiques ne 'intéresse pas. Qu'une continuité attestée par des décennies

d'expérience se manifeste avec tant d'évidence, ne retient pas son attention. Que des militants — hommes et femmes — aient vécu leur idéal si profondément qu'ils ont affronté la prison, la torture et la mort, la laisse indifférente. Tout au plus retient-elle quelques faits trop spectaculaires pour être tus, en général pour en déformer la signification ou pour y voir la main de Moscou dans la culotte des zouaves du général Massu.

Quand les caciques du colonialisme disent à dix reprises n'importe quoi et son contraire, rien n'étonne les « observa­teurs » les plus scrupuleux. Mais il suffit qu'un communiste prudent attende vingt-quatre heures pour juger d'un événe­ment, on lui reprochera trente ans après son incompréhensible

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« retard >. Fait-il un faux pas — il le reconnaîtra — il est impardonnable.

Mais qu'il ait eu raison — incontestablement — devant l'histoire et la conscience des hommes, cela ne compte pas. Que les témoins du Parti communiste soient de ceux qui se font égorger ne convainc pas le plus pascalien de ses détracteurs. Et c'est tout juste si nos petits enfants n'apprendront pas un jour que les peuples algériens, tunisiens ou marocains, ne doivent leur indépendance qu'aux gouverneurs, résidents, préfets, ministres et autres gros colons ou généraux félons dont la politique conduisit aux crimes de l'OAS...

Le Parti communiste français est né à la fin de l'année 1920. Son acte de baptême fait mention du fait colonial et définit une attitude à son égard. Cette attitude n'a jamais varié. Il faut dire d'ailleurs que les adversaires de la pensée communiste n'ont pas changé non plus. Le résultat en a été que le PCF s'est toujours trouvé aux côtés des peuples en lutte contre l'oppression coloniale et que ses adversaires n'ont cessé d'être de l'autre côté de la barricade, même si certaines nuances existent ici ou là.

S'il est un domaine où les communistes peuvent se prévaloir d'avoir eu raison avant tous autres, c'est bien celui-là. Peut-être est-il temps de le dire et de le prouver. Nous avons essayé de le faire tranquillement, sans forfanterie, mais sans complexe d'infériorité, sans renoncer à l'esprit critique qui convient à l'histoire, mais sans non plus nous laisser séduire par des modes passagères. Ce qui a été a été et si nous n'avons pas à en rougir, mieux vaut le dire, même si cela va sans dire.

Durant toute une période, l'action politique du Parti commu­niste dans le domaine qui nous intéresse releva — au moins partiellement — de cette fameuse « Section coloniale » dont nous avons retracé, en partie, l'histoire et l'action et qui, après être devenue « Section d'outre-mer », devait se fondre dans la Commission de politique extérieure du PCF. On voit bien que cette évolution dans les termes est parallèle à celle des transformations politiques que connurent l'empire colonial, puis les Etats qui naquirent ou renaquirent à travers le monde.

La « Section coloniale » a fait l'objet de légendes qui prêteraient à sourire si elles n'étaient pas toujours malveillantes et pétries d'ignorances parfois stupéfiantes. Certains en ont fait

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une immense machine aux rouages ultra-secrets et diabolique­ment disposés. D'autres lui ont attribués des pouvoirs fantas­magoriques et la possibilité de mettre en mouvement des millions d'êtres humains d'un simple coup de baguette magi­que.

De tout cela rien n'est naturellement vrai et la « Section coloniale », en dépit de sa spécificité et du rôle important

Qu'elle joua, n'a jamais été indépendante de l'ensemble de la irection du parti, dont les principaux membres ont d'ailleurs,

tour à tour ou en commun, animé l'action. Organisme chargé essentiellement de fournir une analyse politique des situations mouvantes d'un domaine particulièrement important, ce n'est pas d'elle que dépendaient les décisions stratégiques.

Pas plus, en somme que le ministère des Colonies — baptisé rue Oudinot, comme on dit Quai d'Orsay pour les Affaires étrangères — ne fut jamais autonome par rapport au gouverne­ment dans son ensemble. Mais il jouait un rôle majeur dans le dispositif colonial, cela va de soi. Toutes proportions gardées — et surtout sans vouloir vexer ses membres par un raisonnement analogique un peu simpliste — la Section coloniale fut l'anti­thèse de la rue Oudinot, par nature et par définition. Cela vaut, bien entendu, pour l'esprit comme pour la pratique. Peut-être n'est-il pas inutile de rappeler ici que l'un des grands maîtres du ministère des Colonies, Albert Sarraut, profita, avant guerre, d'un voyage en Algérie, pour s'écrier : « Le communisme, voilà l'ennemi ! »

L'anticolonialisme n'est pas étranger à la culture française. L'esprit colonialiste non plus et il fut longtemps dominant. Aussi l'attitude communiste n'allait-elle pas de soi. Puisant sa force aux racines d'une tradition généreuse, elle n'a trouvé son efficacité que dans une appréciation scientifique et cohérente de la réalité des choses. Son mérite vient de là.

Mais les principes ne sont que du vent s'ils ne s'appliquent pas à une action consciente. Nous avons vu comment cela se fit, dans des situations diverses, où changeaient à la fois les climats, les réalités économiques, les hommes et les forces en présence dans le monde. La politique communiste ne peut être détachée de son contexte. Le Maroc de 1925 n'était pas l'Algérie du Front populaire, encore moins celle de 1956, et beaucoup d'eau était passée sous les ponts entre le Congrès de Tours auquel participa le futur Hô Chi Minh et le Viêt-nam de Diên Bien Phu.

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A une Amérique encore lointaine avaient succédé des Etats-Unis disposant de la bombe atomique et menaçant de s'en servir du côté de la Plaine des Joncs. Il serait absurde de l'ignorer. A côté d'une Russie soviétique d'abord balbutiante puis devenue la puissante URSS, avait grandi un monde socialiste — Chine comprise — avec lequel il fallait compter.

Les hommes, eux aussi, changent. Les mentalités évoluent. De l'Exposition coloniale de 1931 aux résistances du contingent dans l'Algérie en guerre des années soixante, le transistor avait apporté d'autres informations qui ne sont pas sans rapports avec le développement du mouvement anti-impérialiste dans le monde. Tout cela n'est pas simple et il faut en tenir compte.

Le sujet est immense. Il met en scène des forces considérables et des hommes innombrables. Sur ce théâtre sans limite où se joue l'avenir, les communistes français ont tenu un rôle majeur, avec leurs qualités et leurs défauts, certes, mais surtout avec leur idéal, leur dévouement et leur compréhension de la marche des sociétés.

L'histoire du colonialisme illustre une phrase de Rosa Luxemburg dont la violence formelle peut surprendre aujour­d'hui, mais dont la signification demeure : « Souillée, déshono­rée, pataugeant dans le sang, dégoûtante d'ordures, voilà la société bourgeoise. » C'est l'honneur des communistes de combattre ses tares et ses vices. Ce l'est aussi de donner aux peuples opprimés du monde une autre image de la France. Ce 'est encore d'avoir toujours défendu une politique fondamenta-ement conforme aux intérêts de leur pays.

Si on les avait entendus, combien de guerres inutiles eussent été évitées, combien de misères eussent été épargnées !

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SOURCES ET BIBLIOGRAPHIE

Le thème traité n'est qu'une partie du vaste sujet que constitue l'histoire du Parti communiste français. Il est donc indispensable de le replacer dans son contexte, pour lequel quelques ouvrages récents donnent de précieuses indications dans la mesure où ils abordent le problème de la « politique coloniale » du PCF :

Lè PCF étapes et problèmes — 1920-1972 (Roger Bourde-ron, Jean Burles, Jacques Girault, Roger Martelli, Jean-Louis Robert, Jean-Paul Scot, Danielle Tartakowski, Germaine Wil-lard, Serge Wolikow), Editions sociales.

Histoire sincère du PCF — 1920-1984 (Roger Martelli), Messidor.

Pour l'Afrique noire, les trois tomes de l'ouvrage de Jean Suret-Canale parus sous ce titre (Editions sociales) sont indispensables, de même que, sur Y Algérie, la Guerre d'Algérie (Temps Actuels) publiée sous la direction d'Henri Alleg (trois tomes) n'a pas d'équivalent. Il faut y ajouter Réalité de la nation algérienne, de Marcel Egretaud (Editions sociales) et « Nous les appelés d'Algérie » de Jean-Pierre Vittori (Messi­dor).

Sur l'Indochine, on ne saurait se passer de l'ouvrage d'Alain Ruscio, les Communistes français et la guerre d'Indo­chine (L'Harmattan).

Sur Madagascar, Pierre Boiteau fait autorité avec sa

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Contribution à l'histoire de la nation malgache (Editions sociales).

De nombreux articles de revues sont cités en référence dans le corps de notre texte et nous n'y reviendrons pas ici, de même que certains ouvrages monographiques dont l'intérêt est grand. Il en va de même des Œuvres de Maurice Thorez (Editions sociales).

Il existe, édité par le Parti communiste français, un recueil de Textes choisis sur l'Algérie puisés dans les articles et discours de Maurice Thorez entre 1937 et 1962. (Préface de Léon Feix). Des textes choisis de différents dirigeants et spécialistes com­munistes ont été rassemblés par Monique Lafon dans un recueil intitulé : la Lutte du Parti communiste français contre le colonialisme (Editions sociales, 1962).

Citons encore : Jacques Arnault : Procès du colonialisme (Editions sociales, 1958) ; Albert Ayache : le Maroc (Editions sociales, 1956. Préface de Jean Dresch) ; Jacques Couland : l'Eveil du monde arabe (Editions sociales, 1964) ; Gaston Donnât : Afin que nul n'oublie — L'itinéraire d'un anti­colonialiste (Algérie, Cameroun, Afrique),, préface de Gilles Perrault et postface de Jean Suret-Canale, L'Harmattan (1986) ; Marcel Egretaud : Réalité de la nation algérienne (Editions sociales, 1957-1961) ; Charles Fourniau : le Viêt-nam face à la guerre (Editions sociales, 1967) ; Yves Fuchs : la Coopération — aide ou néo-colonialisme (Editions sociales, 1973) ; Y. Lacoste, A. Nouschi, A. Prenant : l'Algérie, passé et présent (Editions sociales, 1960) ; Madeleine Riffaud : De notre envoyée spéciale (Editeurs français réunis, 1964) ; Paul Sebag : la Tunisie, essai de monographie (Editions sociales, 1951) ; l'Impérialisme français aujourd'hui. (Journée d'études de la section de politique extérieure du Comité central du PCF. Editions sociales, 1977), etc.

Sur les problèmes coloniaux en général, on peut consulter Histoire de la colonisation de Emile Tersen (PUF, Que sais-je ?) et les Etapes de la décolonisation française de Xavier Yacono (PUF, Que sais-je?). Sous réserve d'interprétation, Empire colonial et capitalisme français, histoire d'un divorce, de Jacques Marseille (Albin Michel) ne manque pas d'intérêt, de même qu'à propos du Viêt-nam, Histoire du Viêt-nam de 1940 à 1952 (Le Seuil), de Philippe Deviller et la Fin d'une guerre-Indochine 1954, du même auteur, en collaboration avec Jean

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Lacouture (Seuil). Nous n'omettrons pas de citer, dans le domaine des Mémoires personnels, l'excellent Ma guerre d'Algérie d'André Moine (Editions sociales). Chez le même éditeur, André Moine est également l'auteur de Déportation et résistance en Afrique du Nord.

Citons enfin dans le domaine universitaire, F. Bédarida, « Perspectives sur le mouvement ouvrier en France au temps de la conquête coloniale » (le Mouvement social, janvier-avril 1974) ; Pierre Barbeau, la Pratique anticolonialiste du PCF du Congrès de Tours au Front populaire, mémoire de maîtrise (Paris-VII-Histoire). Les autres mémoires et thèses consultés n'ont que des rapports épisodiques avec notre sujet.

Le Bulletin colonial, supplément des Cahiers du Bolché-visme est consultable à la Bibliothèque marxiste (21, rue Barrault, Paris 13 e) pour la période 1930-1939. Il constitue une source de première importance pour la période concernée.

Les Archives nationales, Section d'outre-mer (27, rue Oudinot, Paris, 7 e, transférées aujourd'hui à Aix-en-Provence) contiennent un fond de 55000 ouvrages, dont plus de 11000 brochures. Le fonds des « Affaires politiques » est d'un intérêt particulier dans la mesure où il comporte les archives du « Service de liaison avec les originaires des territoires français d'outre-mer » (SLOTFOM), véritable service de police qui s'occupa surtout de la répression anticommuniste et dont nous faisons largement état dans ce livre.

Nous n'aurions pu écrire cet ouvrage sans l'aide efficace et dévouée d'Elie Mignot, dont la longue expérience, depuis avant la Deuxième Guerre mondiale, au sein de la Section coloniale (devenue Section d'outre-mer) nous a permis de connaître et de comprendre le rôle essentiel de cet organisme travaillant en étroite liaison avec la direction du Parti communiste français. Les conversations que nous avons eues avec lui, l'abondante documentation qu'il nous a fournie, sa compétence et sa collaboration fraternelle nous ont permis de donner un visage à cette phalange de militants dont les hautes responsabilités ne seront jamais trop appréciées.

Qu'il en soit remercié ici, ainsi que Henri Alleg, Louis Odru

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et Jean Suret-Canale qui nous ont apporté la richesse de leurs précieuses connaissances et qui ont bien voulu relire notre manuscrit et corriger les inévitables erreurs que nous avions pu commettre.

Que soit remercié aussi le service de documentation de L'Humanité, et en particulier notre ami Jean Moreau, ainsi que Jacqueline Durand, mon épouse, sans le dévouement de laquelle la mise au point de cet ouvrage n'aurait pas été possible.

P. D.

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TABLE DES MATIÈRES

Chapitre premier : En revenant de l'Expo . 9 Chapitre deuxième : Aux sources de la générosité 17 Chapitre troisième : La huitième condition 27 Chapitre quatrième : Baptême du feu au Maroc 41 Chapitre cinquième : De la Syrie à la Chine 59 Chapitre sixième : Le sang de nos frères 79 Chapitre septième : L'Indochine déjà 91 Chapitre huitième : Avant le voyage algérien 109 Chapitre neuvième : Maurice Thorez en Algérie. . . . . . . 125 Chapitre dixième : Front populaire et fascisme outre­

mer 149 Chapitre onzième : La guerre et les colonies 163 Chapitre douzième : Les communistes en Afrique Noire 183 Chapitre treizième : Répression en Afrique — Bain de

sang à Madagascar 199 Chapitre quatorzième : Le coup du Constantinois 219 Chapitre quinzième : Vietnam : qui oserait dire que les

communistes n'avaient pas raison ? 231 Chapitre seizième : Indochine : guerre à la guerre 249 Chapitre dix-septième : « On ne peut empêcher le

printemps de succéder à l'hiver » 271 Chapitre dix-huitième : En un très dur combat 287 Chapitre dix-neuvième : Jusque dans les îles du bout du

monde 307 Postface 315 Sources et bibliographie 323 Index des noms cités 327 Index thématique sommaire 339