Ehrenberg - Le Sujet Cerebral

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Le sujet crbralAlain Ehrenberg*Gary [] avait de plus en plus de mal croire que son problme ntait pas neurochimique, mais personnel. Jonathan Franzen, Les Corrections, 2002.

ERIK R. KANDEL, qui reut en 2000 le prix Nobel de physiologie etde mdecine pour ses travaux sur la mmoire dite procdurale, pense que la plupart des biologistes sontconvaincus que lesprit sera la biologie du XXIe sicle ce que le gne a t pour la biologie du XXe sicle1.

Cette biologie sera une science de lhomme total dont le but est clairement indiqu par largument dun colloque sur La biologie de la conscience. Neurosciences, neuropsychiatrie, cognition , qui sest tenu Paris en avril 2002, sous la prsidence de Gerald Edelman :Les neurosciences sont la cl des processus dapprentissage, des comportements sociaux, des dysfonctionnements neurologiques et mentaux.

Le social, le crbral et le mental seront fondus dans cette nouvelle science reine. Les disciplines regroupes aujourdhui sous ltiquette neurosciences sintressaient traditionnellement aux mouvements, aux sens (vision, audition, etc.), lapprentissage et aux maladies neurologiques (Alzheimer, Parkinson). Il existait galement une importante tradition de recherche en psychiatrie biologique sur les pathologies mentales. Depuis les annes 1980, les neurosciences ont permis de produire deux changements. Dune part, les maladies neurologiques* Directeur du Cesames, CNRS-Inserm-Paris V (www.cesames.org). Auteur, entre autres, de la Fatigue dtre soi. Dpression et socit, Paris, Odile Jacob, 1998 ; et rcemment dans Esprit Les changements de la relation normal-pathologique. propos de la souffrance psychique et de la sant mentale , mai 2004 1. E. R. Kandel, Biology and the Future of Psychoanalysis: A new Intellectual Framework for Psychiatry Revisited, American Journal of Psychiatriy, 156, avril 1999.

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et les maladies mentales sont susceptibles dtre abordes comme une unique espce de maladie. Dautre part, le primtre daction de ces disciplines sest largi aux motions, aux comportements sociaux et aux sentiments moraux. Grce limagerie crbrale et de nouvelles techniques de biologie molculaire permettant de voir le cerveau en action , on pourrait non seulement esprer des progrs dans le traitement des pathologies mentales, mais encore annoncer lavnement dune biologie de la conscience ou de lesprit. Sorties du ghetto de la spculation mtaphysique, ces notions font dsormais lobjet de trs nombreuses expriences en laboratoire. Des Human Brain Projects ont t labors aux tats-Unis et en Europe, sur le modle de celui du gnome humain, en vue dtablir des atlas du cerveau conservs dans des banques de donnes2. Dans les revues scientifiques les plus prestigieuses et dans les mdias, des rsultats sont rgulirement annoncs propos des circuits neuronaux de la sympathie, du deuil, de la dcision dachat, de la croyance en Dieu, de la violence, de lamour3, etc. Un rapport de lAcadmie des sciences souligne quel point apprhender le cerveau est indispensable afin de nous comprendre nous-mmes4 . Cette ide est galement commune chez les psychologues cognitivistes qui redcouvrent le cerveau comme objet de la psychologie. Ces dmarches constituent un aspect des guerres du sujet voques dans la prsentation de ce dossier. Si la tension entre une conception de lhomme comme tre corporel et crbral et une conception adverse de lhomme comme tre socialis et parlant est traditionnelle en psychiatrie5, un nouveau contexte sest install : la souffrance psychique et la sant mentale sont devenues les principaux points de repres de lindividualisation de la condition humaine dans la socit de lautonomie gnralise. Elles offrent un nouveau langage permettant dexprimer les tensions sociales accompagnant ce rgime normatif6. Ce contexte avive les polmiques, car la clientle potentielle concerne chacun dentre nous. Les neurosciences sont2. A. Beaulieu, Voxels in the Brain: Neuroscience, Informatics and Changing Notions of Objectivity, Social Study of Science, 31/5, octobre 2001. 3. M.H. Gndel et al., Functional Neuroanatomy of Grief: An fMRI Study, J. Borg et al, The Seroronin System and Spiritual Experiences, tous deux dans lAmerican Journal of Psychiatry, novembre 2003 (lditorial du numro est intitul : Toward a Biochemistry of Mind?) ; Lamour lpreuve des neurosciences , Le Journal du CNRS, fvrier 2004 ; The Science of Love, The Economist, 14-20 fvrier 2004 ; A. Caspi et al., Role of Genotype in the Cycle of Violence in Maltreated Children, Science, 297, 2 aot 2003 ; Neuromarketing: Beyond Branding, The Lancet Neurology, fvrier 2004. Sur la dcision, voir plus gnralement A. Berthoz, la Dcision, Paris, Odile Jacob, 2003, qui reproche aux thories conomiques davoir nglig le cerveau. 4. H. Korn (sous la dir. de), Neurosciences et maladies du systme nerveux, Acadmie des sciences, Rapport sur la science et la technologie, no 16, novembre 2003. 5. Sur le cas de la dpression, voir A. Ehrenberg, la Fatigue dtre soi, op. cit. 6. Voir A. Ehrenberg, Les changements de la relation normal-pathologique , art. cit. Cet article et la prsente tude exposent chacun quelques aspects des deux parties dun essai en cours sur la place des questions mentales dans la socit de lautonomie gnralise.

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lapport scientifique, technologique et mdical permettant de rpondre la fabuleuse demande de sant mentale qui sest diffuse depuis une vingtaine dannes dans nos socits. Mon propos est moins de prendre parti dans la guerre entre partisans du Sujet crbral et partisans du Sujet parlant que den dplacer les termes en utilisant la philosophie des sciences comme point dappui pour une anthropologie de lindividualisme. La pathologie mentale est un bon terrain pour clarifier la confuse question de lindividu, car elle prsente le grand intrt dtre le domaine o la double constitution biologique et sociale de lespce humaine, double constitution qui conditionne la possibilit de notre vie psychique, sentremle inextricablement. Pour clarifier le dbat sur le cerveau en psychiatrie et dans la vie sociale, je propose une dmarche danalyse des neurosciences distinguant deux programmes et trois enjeux. On peut en effet reprer un programme faible et un programme fort des neurosciences. Le programme faible vise progresser dans le traitement des maladies neurologiques (Parkinson, Alzheimer, etc.) et dcouvrir des aspects neuropathologiques dans les maladies mentales comme les schizophrnies. Le programme fort , sur lequel je porterai ici lattention, identifie, philosophiquement parlant, connaissance du cerveau et connaissance de soi-mme et, sur le plan clinique, pense pouvoir fusionner neurologie et psychiatrie, cest--dire in fine traiter les psychopathologies en termes neuropathologiques et, peut-tre plus long terme, nous permettre dagir plus efficacement sur notre machinerie crbrale pour augmenter nos capacits de dcision et daction. Une telle version maximaliste vise construire une biologie de lesprit, une neurobiologie de la personnalit , autrement dit une biologie de lindividu. Si une telle biologie est scientifiquement envisageable, quel genre dindividu en serait sa cible ? Rpondre cette question oublie par les deux camps pourra peut-tre permettre de faire la part entre des hypothses scientifiques ambitieuses susceptibles de retombes mdicales et le brouhaha mtaphysique. Le programme fort des neurosciences met en relief trois enjeux, thorique, pratique et social. Lenjeu thorique est lexplication de lesprit sur une base exclusivement matrialiste partir du postulat que le cerveau est le fondement de lesprit. Cet enjeu nest pas nouveau, mais le contexte de progrs scientifique et dintense proccupation pour la souffrance psychique et la sant mentale en fait aujourdhui un enjeu pratique (professionnel et thrapeutique) : le rapprochement, voire la fusion, entre neurologie et psychiatrie, qui avaient amorc leur sparation partir de la fin du XIXe sicle, serait bientt porte de main. Les appels la fusion des deux professions font lobjet de nombreux articles ces dernires annes dans les revues132

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qui donnent le ton de la recherche et laborent les rfrences en matire de traitement dans les centres hospitalo-universitaires. De nombreuses synthses prsentent dailleurs ltat de lart en plaant dans le mme concept de maladie lAlzheimer et les schizophrnies7. Ce qui signifie quon pourrait, terme, traiter les pathologies psychiatriques comme des problmes neurologiques. Lenjeu social se situe la fois dans ces questions thrapeutiques et au-del delles : dans quelle mesure la rfrence au cerveau pour dcrire et comprendre les comportements sociaux est-elle susceptible dentrer dans le langage commun ? Le cerveau peut-il tre et quelles conditions un objet didentification, un moyen de se reconnatre comme agent social ? Cet organe ne peut plus tre considr aujourdhui seulement comme un objet scientifique et mdical, il est aussi promu comme un acteur social. Lopinion est-elle sur la voie dadopter lide que nos difficults relationnelles et psychologiques ne sont pas personnelles, mais neurochimiques ? Sagit-il dune mtaphore ? Dune vaine proclamation laquelle personne nadhre vraiment ? Dun nouveau langage de justification de nos actions susceptible de se diffuser socialement ? Cest ce quil sagit dexplorer. Affirmons demble que la redfinition en cours des frontires entre neurologie et psychiatrie ne mettra pas fin la tension entre le sujet crbral et le sujet parlant, car cette tension nest pas seulement interne au monde de la psychiatrie et de la sant mentale, elle est si inhrente notre forme de vie quelle ne saurait tre surmonte. Une approche anthropologique se rvle ici utile. Si la recherche en neurobiologie molculaire est videmment ncessaire, je voudrais montrer que le programme fort est un sousproduit typique dune de nos principales croyances individualistes, savoir que lhomme est dabord enferm dans lintriorit de son corps, lieu de sa vrit, et quil entre ensuite, grce son esprit, en relation avec autrui pour former (par contrat, imitation ou contrainte) une socit. Ces croyances ne sont pas spcifiques aux neurosciences : elles sont galement fort communes en sociologie et en anthropologie. Si les neurosciences ont tendance ftichiser le cerveau, les sciences sociales font de mme avec cette entit magique quest le soi (intime, social, objectif, pharmacologique8, etc.).

7. R. Plomin et P. McGuffin, Psychopathology in the Postgenomic Era, Annual Review of Psychologie, no 54, 2003. Ces deux psychiatres ont codirig un numro spcial du British Journal of Psychiatry sur gntique et psychiatrie en 1997. 8. Ce type de self est particulirement employ dans lanthropologie mdicale foucaldienne. Voir notamment N. Rose, Governing the Soul: The Shaping of the Private Self, Free Associations Books, 1999 ; J. Dumit, Picturing Personhood: Brain Scans and Biomedical Identity, Princeton University Press, 2004. Tous se rfrent au concept de biosocialit propos en 1978 par Paul Rabinow (voir la traduction de son article dans A. Ehrenberg et A. M. Lovell [sous la dir. de], la Maladie mentale en mutation, Paris, Odile Jacob, 2001).

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Je synthtiserai dabord les lments du grand partage qui, la fin du XIXe sicle, a spar les maladies de la lsion et les maladies de la fonction, grand partage que prtend surmonter le programme fort. Je discuterai ensuite de lemploi de deux arguments rcurrents dans la littrature scientifique : lexistence dun pont entre le cerveau et lesprit, la relation entre la spcificit biologique dun individu et la spcificit du mme individu en tant qutre social. Je terminerai enfin par une interrogation sur le contexte social conduisant considrer le cerveau comme un individu, autrement dit se penser soi-mme comme cerveau sain ou malade.

1900-2000 : naissance et dclin du grand partage entre neurologie et psychopathologieLide dune neurobiologie du sujet humain, cest--dire du cerveau assimil ce sujet, sest banalise, les neurosciences apparaissant dans les plus importantes revues internationales comme lavenir de la psychiatrie, parce quelles reprsentent un apport fondamental la comprhension des troubles mentaux (en quoi consiste exactement cet apport pour le traitement des maladies mentales, cela reste prciser). Lobjectif est de comprendre les mcanismes cellulaires et molculaires avec, plus long terme, lespoir que lon pourra agir sur le cerveau pour modifier les tats mentaux. Nombre de neuroscientifiques laissent esprer terme une explication complte de lesprit par les mcanismes neurobiologiques ou les reprsentations mentales, et cela malgr le fait quil y a non seulement, comme le soulignent Albright, Jessel, Kandel et Posner dans un bilan des neurosciences du XXe sicle publi en fvrier 2000 par la prestigieuse revue Cell,des problmes incroyablement complexes, plus complexes quaucun de ceux auxquels nous avons t confronts auparavant dans dautres domaines de la biologie9,

mais encore, comme le rappelle Edelman, parmi tant dautres,quil sagit de lobjet matriel le plus complexe que nous connaissions dans lunivers10.

Nancy Andreasen (rdactrice en chef de lAmerican Journal of Psychiatry), dans un ouvrage destination du grand public, souligne quela convergence de ces deux domaines de connaissance [biologie molculaire et neuro-imagerie] est lune des choses les plus excitantes qui sont en train de se passer actuellement en mdecine et en9. T. D. Albright, T. M. Jessel, E. R. Kandel, M. I. Posner, Neural Science: A Century of Progress and the Mysteries that Remain, Cell, vol. 100, Neuron, vol. 25, fvrier 2000. 10. G. M. Edelman, Biologie de la conscience, Paris, Odile Jacob, 1992-2000.

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Le sujet crbral sant mentale. Leur convergence a dj chang la faon dont nous pensons la fois les causes et le traitement des maladies mentales11.

Des perces court terme sont, nous dit-elle, attendues sur les causes des schizophrnies, des troubles de lhumeur et des troubles anxieux. long terme, prcise Andreasen, le but est detrouver une pnicilline de la maladie mentale . Nous aimerions combattre la schizophrnie ou la dmence aussi efficacement que nous pouvons combattre les maladies infectieuses12.

Ce programme implique de mettre fin au grand partage tabli entre les annes 1880 et la premire dcennie du XXe sicle entre les maladies de la lsion et les maladies de la fonction. La distinction lsion/ fonction permit dtablir sur une base clinique les frontires entre neurologie et psychiatrie. Pour comprendre les problmes soulevs par le projet dune biologie de la personnalit, il faut expliquer les raisons de ce partage. Un nom marque pour nous la clinique mentale de lpoque, celui de Freud. Le poids de la psychanalyse dans la psychologie clinique et la psychiatrie, mais aussi dans la culture occidentale du XXe sicle, est tel que lon a oubli les dbats qui ont donn naissance la psychopathologie et leurs enjeux13. Lhystrie est la pathologie qui a permis de construire lide de psychisme, de lui donner un contenu spcifique diffrent dune lsion du cerveau. Pour parler de maladie, il fallait lpoque quil y ait une lsion expliquant le mal. Confront aux redoutables problmes de liaison entre une lsion, quon ne trouve pas, et une symptomatologie dconcertante, le neurologue Charcot emploie la notion de lsion fonctionnelle ou dynamique . Cela lui permet de considrer lhystrie comme une authentique pathologie en linsrant dans les classes bien connues des maladies sine materia et des maladies constitutionnelles pour lesquelles la pathologie exprimentale tait impuissante trouver des lsions. Autrement dit, lide de fonction ou de trouble fonctionnel nimplique nullement une quelconque psychologie et encore moins quelque chose que lon pourrait appeler le psychisme. Charcot montre que le signe discriminant de lhystrique est sa capacit tre suggestionn par lhypnose, qui produit une raction physiologique et non psychologique, la psychologie tant une sorte de surplus de la physiologie. Charcot sauve ainsi le statut de maladie de lhystrie en la logeant solidement, du moins le croit-il, dans le giron de la neurologie. La disqualification de cette conception11. N. Andreasen, Brave New Brain. Conquering Mental Illness in the Era of the Genome, Londres, New York, Oxford University Press, p. IX-X, 2001. La jaquette de couverture la prsente non comme une psychiatre, mais comme une leading neuroscientist. 12. Ibid., p. XI. 13. Je mappuie sur lanalyse de Pierre-Henri Castel, la Querelle de lhystrie, Paris, Puf, 1998, laquelle je renvoie pour lanalyse approfondie de la constellation des dbats.

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donne naissance la psychopathologie, dune part, et affine le primtre daction de la neurologie, dautre part. Aux maladies imaginaires succdent les maladies de limagination14, auxquelles vont tre dvolues les multiples psychothrapies qui sinventent cette poque, dont la psychanalyse qui merge parmi elles. Cette conception est conteste par Bernheim (le grand adversaire franais de Charcot) qui montre que chacun peut tre hypnotisable, et pas seulement les hystriques, et quen consquence Charcot a tort de considrer lhystrie comme une question neurologique et physiologique. Mais, et l est le gnie de Bernheim, il ne considre pas pour autant que les hystriques dupent le mdecin, mais que lhystriedoit relever dune autre objectivit que celle dont les mdecins et les physiologistes ont lusage et la matrise.

Ici, la fonction est autonomise vis--vis de la lsion. On a affaire des troubles fonctionnels au sens actuel de lexpression, cest--dire ne ncessitant pas dinvoquer une base organique pour expliquer le mal. Cest cette rupture qui permet de penser une autre objectivit : le psychisme. cela, Bernheim ajoute encore quelque chose :Il est [des sujets hypnotiss] qui conservent beaucoup de volont pour certaines choses, qui naccomplissent que les suggestions qui leur sont agrables ou indiffrentes15.

Autrement dit, si lon ne peut pas suggestionner nimporte quoi nimporte qui, cest quil y a quelque chose, dans le sujet, qui accepte ou refuse, quelque chose de purement personnel. Bernheim fait ainsi merger le propre dun sujet, autrement dit lexistence du subjectif16. linverse de Bernheim, le neurologue Babinski, ancien chef de clinique de Charcot, pense quil est impossible de savoir si lhystrique affabule ou non. Il limine ainsi la subjectivit, car elle na rien voir avec la neurologie (on peut reproduire et liminer volont des symptmes par la suggestion, ce ne peut donc tre un problme de lsion), et par consquent avec les maladies mentales qui appartiennent la psychiatrie. Sa contribution est davoir tabli une frontire entre le neurologique et le psychologique, mettant en question la possibilit de comprendre des tats mentaux partir des tats crbraux. Or, cest prcisment ce que tente de faire notre programme fort contemporain. Il se situe, certes, en opposition Freud et la psychanalyse, qui posent les problmes en termes de relations fantasmatiques (ce sont des maladies de limagination) alors que la neurobiologie et la psychiatrie biologique pensent en termes de dficit cognitif, mais en opposition galement aux conceptions de Babinski14. P.-H. Castel, la Querelle de lhystrie, op. cit., p. 126. 15. Ibid., p. 74 et 83. 16. On ne laisse donc suggrer que ce que lon dsire , crit Castel, p. 82-83. Cest, selon lui, ce pressentiment [qui] est la contribution dcisive de Bernheim la vision moderne de la subjectivit , p. 83.

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qui liminait une subjectivit rintroduite aujourdhui17. Mais en quoi consiste une subjectivit malade qui nest plus faite de culpabilit, dides obsdantes, de peurs irrationnelles ou de fantasmes torturants ? Entre louverture faite par Bernheim et dautres psychologues de la fin du sicle lide de psychique et la fermeture de la neurologie linobjectivable par Babinski, Freud donne naissance une faon singulire de traiter le sujet humain, il fournit un certain contenu cette notion de psychique en train dmerger, cest--dire qui prend pour objet la subjectivit. Son apport est la dcouverte du pouvoir magique des mots , selon son expression dans la monographie sur laphasie de 189118. Le problme de Freud est de distinguer laphasie neurologique de laphasie hystrique. Lorsquil sagit dhystrie, il montre que quelque chose se passe certes dans le corps, comme dans laphasie neurologique, mais qui nest pas un phnomne du corps. La raison du symptme (corporel) est un systme de pense, de mots du patient, systme qui lui est propre : les mots sont mal placs, cest pourquoi le symptme est un langage et non leffet dun dysfonctionnement du systme nerveux19. Mais quel langage ? Le symptme est une expression de tensions entre des ides, dont le patient ne se rend pas compte, qui fonctionne comme un systme de forces et de contreforces. Freud ne pense pas en termes biologiques : la vie psychique ne repose pas sur une matire, elle ressemble plutt un champ de forces20. Rappelons que Freud a labor deux topiques, deux systmes de forces, au cours de sa vie (inconscient-prconscient-conscient, puis a-moi-surmoi). La tension entre les ides (les forces) est lopration mme du dsir qui est une entit conflictuelle. Et la tension du dsir domine le moi , crit Freud dans lEsquisse dune psychologie scientifique en 189521. Elle se trouve au centre de la vie psychique. Cela le conduit faire de lanimal humain le sujet de son dsir22, un tre pris dans le conflit du dsir. En montrant que lon peut tre malade de son propre

17. Ici, on doit distinguer entre la neurologie de lexprience vivante propose par Oliver Sacks, savoir lattention quil faut accorder la psychologie des patients neurologiques et le programme fort, qui vise liminer toute psychologie. Voir O. Sacks, Lhomme qui prenait sa femme pour un chapeau, Paris, Le Seuil, 1988 (d. amricaine, 1986). Sacks semble sinscrire dans la perspective holiste du neurologue Kurt Goldstein, la Structure de lorganisme, Paris, Gallimard, coll. Tel , 1951, 1983 (d. originale 1934). 18. Cit par J. Forrester, le Langage aux origines de la psychanalyse, Paris, Gallimard, 1984 (d. originale britannique, 1980), dont je suis lanalyse. 19. Ibid. 20. D. Leader, Freud et la question du genre, Paris, Payot, 2001 (trad de Freuds Footnotes, d. anglaise, 2000), p. 255. 21. Traduit par D. Leader, Freud, op. cit., qui discute les autres traductions. 22. P.-H. Castel, Introduction LInterprtation du rve de Freud, Paris, Puf, 1998, pour un traitement pistmologique et philosophique (notamment lusage du concept de dsir contrevolontaire).

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dsir, Freud dcouvre ainsi une clef technique pour traiter un problme lhystrie qui se posait toute la mdecine23. La priode qui va de la fin du XIXe au dbut du XXe sicle voit stablir une sparation, fonde sur la clinique, entre lhomme crbral de la neurologie et lhomme parlant de la psychopathologie. Dans le premier cas, le symptme transcende le patient qui a une maladie du systme nerveux (cest son cerveau qui est le point dimputation de la thrapeutique), dans le second le symptme est entirement singulier au patient qui est malade de lui-mme, pour ainsi dire, de son intentionnalit (dsir, croyance, volont, etc.). partir de l, psychiatres et neurologues ont en permanence cherch les relations entre leurs deux domaines. Paralllement, la distinction entre lsion et fonction est devenue le nud des controverses sur les rapports corps-esprit (ou cerveau-esprit). Les neurosciences sont-elles la dnomination dune nouvelle neurologie dont le programme serait beaucoup plus ambitieux que celui de Babinski, puisquil franchirait la frontire entre tre malade de son cerveau et tre psychologiquement malade ? Cette ambition, dont les tenants de la biologie de lesprit pensent quelle rsulte du progrs scientifique, nest-elle pas favorise par un contexte qui place au centre de la vie sociale la subjectivit des individus, la souffrance psychique dont ils tmoignent ? Dans quelle mesure les faons de penser le progrs scientifique et le sens donn la vie sociale sentremlent-ils ? Pour y rpondre, il faut la fois travailler sur les concepts et les contextes.

Y a-t-il un pont entre le cerveau et lesprit ?Sil ne faut pas mlanger les affaires du philosophe et celles du savant, en cette matire ledit savant se fait philosophe : il parle de lerreur de Descartes (Damasio), pense que lhomme est neuronal (Changeux), ou quon peut expliquer le social partir du cerveau (Edelman), thses minemment philosophiques plutt quhypothses scientifiques. Rappelons que les biologistes, par mtier, doivent travailler sur les tres humains en les abordant partir de leur corps, cest--dire, en neurobiologie, partir de leur cerveau. Lhumain en biologie est un tre selon le corps, un tre qui doit mthodologiquement tre rduit son corps (gnes, acides amins, enzymes, aires crbrales, rseaux neuronaux, neurotransmetteurs, synapses, etc.). Les biologistes doivent neutraliser, par rigueur mthodologique, le social. Faute dune telle neutralisation, il nest pas possible de tester23. P.-H. Castel, Introduction , op. cit., Conclusion .

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exprimentalement des hypothses ou dtablir des corrlations statistiques. Cest pourquoi il est surprenant que nombre de spculations biologiques sur lesprit effectuent un pas de plus qui, mon sens, est un pas de trop. Prcisons : un pas qui saute de la ncessaire neutralisation mthodologique du social laveuglement conceptuel, ltre abord selon le corps est bien souvent assimil, implicitement ou explicitement, ltre considr dans sa totalit. Le pas de trop est une erreur la fois logique et anthropologique qui renvoie la question des rapports entre le sujet humain et son corps, entre le tout et la partie.

Distinguer causes et raisonsComment le cerveau produit-il de lesprit ou des tats mentaux (anxit, dlire, mmoire, cognition, etc.) ? Dans la littrature scientifique, on a tendance rpondre par lhypothse dun pont entre le cerveau et lesprit, entre les mcanismes molculaires et les tats mentaux. On pourra dcouvrir ou construire ce pont grce aux progrs de la biologie molculaire et de limagerie crbrale24. Les extrmes difficults ne sont nullement nies, mais les chercheurs pensent les rsoudre en considrant que les pathologies de lesprit doivent tre abordes sur le modle des maladies somatiques dites complexes, comme le cancer ou le diabte, dont les causes sont multifactorielles. Les lsions du cerveau sont alors les vritables acteurs de la pathologie mentale et, plus gnralement, lexprience personnelle driverait des processus biochimiques au niveau molculaire. Le problme conceptuel que pose la biologie, qui fait des (complexes) mcanismes crbraux le sujet de la personne, lacteur des oprations mentales celui qui agit en dernire instance , est la confusion entre deux espces de phnomnes. Franois Jacob (qui nest pas neurobiologiste) conclut son dernier livre sur cette question :Nous sommes un redoutable mlange dacides nucliques et de souvenirs, de dsirs et de protines. Le sicle qui se termine sest beaucoup occup dacides nucliques et de protines. Le suivant va se24. Parmi de multiples exemples, voir R. G. Shulman, Functionnel Imaging Studies: Linking Mind and Basic Neuroscience, American Journal of Psychiatry, 158, 1, 2001 ou J. B. Martin, The Integration of Neurology, Psychiatry and Neuroscience in the 21st Century, American Journal of Psychiatry, 159, 5, 2002. Martin a particip la mise en place du Human Brain Project. Voir A. Beaulieu, Voxels in the Brain, art. cit. Pourtant, ce que montre limagerie, ce sont des activits mtaboliques locales qui sont dailleurs difficiles interprter. Voir Yves Agid, Rflexions propos de lavis La neurochirurgie fonctionnelle daffections psychiatriques svres , Les Cahiers du comit consultatif national dthique pour les sciences de la vie et de la sant, no 32, juillet 2002. Y. Agid dirige lInstitut fdratif de recherche en neurosciences situ La Salptrire. Cet institut regroupe les services de psychiatrie et de neurologie ainsi que de nombreux laboratoires de recherche. Il dispose de plateaux techniques trs sophistiqus en imagerie crbrale.

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Le sujet crbral concentrer sur les souvenirs et les dsirs. Saura-t-il rsoudre de telles questions25 ?

De l une question : est-on compos au mme sens de protines et de dsirs ? Une telle formulation correspond-elle la nature des phnomnes tudis ? Si ce nest pas le cas, ne faut-il pas distinguer les deux espces de phnomnes ? Et selon quels critres ? Une distinction introduite par Wittgenstein entre causes et raisons nous aidera. La formation dune protine fait lobjet dune hypothse se vrifiant par le fait que si lon dcouvre une cause la protine x, cette cause, dans les mmes conditions, agira ncessairement pour former chaque fois ladite protine : nous avons affaire lexpression dune rgularit naturelle, constatable empiriquement et prdictible (si nous avons telle cause, nous aurons de faon mcanique ou probabiliste tel effet). La relation causale se caractrise donc par lextriorit de la cause et de leffet qui sont deux vnements indpendants lun par rapport lautre. En consquence, une cause na pas dauteur. Une raison ou un motif, linverse, en a un, et lon ne peut sparer lauteur de ses raisons, la diffrence de la cause et de leffet : cest moi qui me souviens ou qui ne dsire pas. Une raison est essentiellement une interprtation de nos actions, elle nest pas impose par les faits : Je ne me souviens plus parce que ne renvoie principalement pas une cause, mais une raison, une justification. La raison est ce qui rend une action intelligible, ce qui lui donne un sens quelle soit mensongre, vraie ou errone nest pas le problme. Le dsir et le souvenir sont en effet pourvus dintentionnalit (comme croire, vouloir, etc.), ce qui signifie quils sont orients vers un objet (je veux que la pluie tombe), et non vers un fait (la pluie tombe). Autrement dit, ils sont norms par le langage : jinvoque un dsir ou une absence de souvenir pour justifier mon action (je rends ainsi raison du fait que je sois devenu sociologue ou que jai manqu un rendez-vous) et en fonction de ce qui est acceptable ce titre par autrui, ce qui suppose un monde, une relation entre moi et lui, donc un contexte, autrement dit, une vie sociale. En revanche, jinvoque mon dsquilibre en acide urique ou ma tendinite chronique aux genoux pour expliquer que je me suis effondr ou que je boite, et en fonction de ce qui se passe rellement. La solution qui ne distingue pas les espces et ne les hirarchise pas en niveaux revient rsoudre le problme psychophysique en substituant lme thre et insaisissable du philosophe lme matrielle et tangible du savant, savoir le cerveau26.

25. F. Jacob, la Souris, la Mouche et lHomme, Paris, Odile Jacob, 2000, p. 220 (en poche). 26. J. Bouveresse, le Mythe de lintriorit. Exprience, signification et langage priv chez Wittgenstein, Paris, Minuit, 1976, 1987, p. 677.

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Lexistence daltrations crbrales nest pas un argument : dans la mesure o nous possdons un corps, il est normal que de multiples relais biologiques (neurotransmetteurs, synapses, aires crbrales, etc.) nous fassent ressentir ce que nous ressentons. La distinction des causes et des raisons doit tre ici considre comme hirarchique : la mcanique causale du cerveau est englobe dans lunivers des significations dont elle drive. Les significations impliquent la prminence des valeurs (bien/mal, beau/laid) et des normes (permettre, ordonner, interdire) sur le corps (ou le cerveau).

Individuation et individualisationLespce humaine est gntiquement quipe pour une diffrenciation infinie des individus. Ainsi chaque cerveau est spcifique chaque tre humain, y compris celui des jumeaux monozygotes. Mais lidentit biologique est-elle lidentit dune personne considre dans sa totalit ?Pensez, crit Antonio Damasio, ce quaurait pu dire le prince Hamlet, sil avait pu contempler [ limagerie crbrale] ses propres trois livres de cerveau agites de penses confuses, plutt que le crne vide que lui avait tendu le fossoyeur27.

Rien de plus ? Il est envisageable dindividuer Hamlet par son cerveau, comme on pourrait le faire avec ses empreintes digitales. On obtiendrait ainsi son empreinte crbrale, mais elle nous servirait surtout dire cest Hamlet , le dsigner par son cerveau. Lidentit biologique est une individuation. On pourrait ventuellement voir quHamlet est jaloux, mais ne pourrait dire de qui ni pourquoi il est jaloux, car il faudrait quil nous le dise ou quon nous le raconte. Il y a peut-tre un relais biologique de la jalousie au niveau molculaire, mais le rseau neuronal, le mcanisme crbral ne pourrait tre dclench que si le sujet a des raisons dtre jaloux, et dtre jaloux de quelquun avec qui il est en relation, dans un contexte qui lui donne des raisons (bonnes, mauvaise, fausses, illusoires) de ltre. La jalousie est ressentie par moi parce que je suis dans une relation signifiante avec quelquun. Le jalous et le jaloux forment une paire, ils sont relatifs lun lautre en rfrence un objet de la jalousie. Peut-on dtacher la jalousie du jaloux ou le deuil de lendeuill ? Ressentirais-je la mme chose si ma femme meurt indpendamment du fait que je laime ou que je ne laime plus ? Le sujet et lobjet (de la jalousie ou du deuil) ne sont pas deux entits indpendantes auxquelles on ajoute ensuite une relation sociale ou mentale, mais deux agents. Ici, on nest plus dans la dsi27. A. R. Damasio, lErreur de Descartes, Paris, Odile Jacob, 1995, p. 47 (en poche).

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gnation individuante, mais dans lindividualisation, dans une relation signifiante28. Lusage dune perspective exclusivement naturaliste consiste soit mettre sur le mme plan ltre considr partir de son corps, ici le cerveau, et ltre considr comme un tout pensant et agissant, soit faire du second la consquence du premier. La confusion de lindividuation et de lindividualisation conduit penser que le cerveau est la fois le sujet qui dirige la personne et la personne entire (ce qui nest pas le cerveau ne compte pas vraiment). On croit avoir enfin corrig lerreur (dualiste) de Descartes et on ne fait que la reconduire avec des mthodes scientifiques. Autrement dit, on fait du cerveau une me matrielle. Il faut donc maintenir une distinction entre lindividuation au sein de lespce, soit lidentit personnelle qui fait quune chose est ellemme (mouche ou homme), et lindividualisation, le sens quon accorde cette identit, la conscience que lon en a. Or, ce sens ne rside pas dans le cerveau (qui ne connat que des mcanismes), mais dans la vie sociale. Si le programme fort peut produire terme une biologie de lindividu, ce sera une biologie de lindividuation et non de lindividualisation.

Sujet crbral et sujet parlant : relativiser loppositionLes spculations dont je viens desquisser lanalyse ont des enjeux pratiques : ils fournissent les rfrences scientifiques permettant denvisager lintgration de la psychiatrie dans la neurologie. On observe aujourdhui une tendance trs forte, dans les publications scientifiques de renom, prner une telle intgration. Dans de nombreux articles, des psychiatres affirment quil est de plus en plus difficile de distinguer scientifiquement entre les disciplines de la neurologie et de la psychiatrie29 ou que le temps est venu pour la psychiatrie et la neurologie de devenir une unique discipline30 . Cest sur le plan de la clinique que les choses se joueront : les recherches en neurosciences permettront-elles au programme fort datteindre ses objectifs ? Dans le cas de la gntique psychiatrique, il apparat nettement quil nest pas possible aujourdhui de distinguer vritablement entre la part des gnes et celle de lenvironne28. Les approches mentalistes, quelles soient matrialistes ou spiritualistes, substituent une exprience une relation , crit Vincent Descombes, la Denre mentale, Paris, Minuit, 1995, p. 276-277. 29. J. B. Martin, The Integration of Neurology, art. cit, p. 695. Voir galement, entre autres, B. H. Price, R. D. Adams, J. T. Coyle, Neurologie and Psychiatry: Closing the Great Divide, Neurology, 54, 8, janvier 2000 ; S. T. Yudofsky et R. E. Hales, Neuropsychiatry and the Future of Psychiatry and Neurology, American Journal of Psychiatry, 159, 2002. 30. T. Detre et M. McDonald, Managed care and the Future of Psychiatry, article de tte des Archive of Psychiatry, 54, mars 1997, p. 203.

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ment, quelle que soit la mthode employe. Plus encore, les obstacles mthodologiques sont tels que linformation apporte risque dtre des plus minces31. Au niveau des rsultats pratiques, quels mcanismes physiopathologiques ou quels marqueurs biologiques dune quelconque affection mentale (permettant de dire : voil le mcanisme ! ) peuvent-ils tre ports au crdit de toutes ces recherches ? Les rsultats concernent des syndromes caractre biologique dans lautisme (environ 15 % des cas). Sur le plan pratique, il y a au moins deux arguments contre le programme fort. Le premier concerne le diagnostic. Prenons la faon dont est prsent lautisme dans une mission grand public de la tlvision. Lors de a se discute, anime par Jean-Luc Delarue et consacr lautisme le 13 octobre 2003, les parents prsents comme la pdopsychiatre dclarent lunanimit que les parents ne sont jamais en cause, car il sagit dun trouble neurodveloppemental, certainement de nature gntique, en tout cas constitutionnelle. Les propos tenus correspondent dailleurs parfaitement aux tendances des professionnels de la recherche : seuls les Franais parleraient encore de psychose infantile, partout ailleurs lautisme est un trouble envahissant du dveloppement32 . Pourtant, la clinique montre que des relations pathognes33, au cours de la petite enfance, peuvent produire le mme genre de symptme, bien quil soit souvent difficile de diffrencier entre un trouble neurologique et biologique et une maladie mentale. Cette difficult est lorigine des intenses controverses dans le domaine : aprs lexplication gnrale par la mre schizophrnique sinstalle une autre explication gnrale par les causes biologiques et les dficits cognitifs. En consquence, laccent mis exclusivement sur les causes biologiques interdit de faire un diagnostic diffrentiel conduisant des prises en charge thrapeutiques diversifies et personnalises selon les ressorts de la symptomatologie une relation pathogne ne signifie pas une action intentionnelle de la part des parents. Cette diffrenciation diagnostique est dautant plus importante tablir quun rapport publi en 2001 par un organisme amricain, le National Research Council, estime impossible de tirer des recherches en sciences cognitives, comme de celle du domaine31. Voir F. Clerget-Darpoux (prsidente de la Socit internationale de gntique pidmiologique), La folle course au gne de la folie , La Recherche, avril 2002. Allan Tobin, directeur du Brain Research Institute UCLA, montre la mme chose, Amazing Grace, in R. A. Carson et M. A. Rothstein (eds), Behavioral Genetics. The Clash of Culture and Biology, Baltimore et Londres, John Hopkins University Press, 1999, p. 8. 32. Autisme, vers la fin des querelles ? , La Recherche, no 373, mars 2004, p. 38-45. 33. Il est dailleurs paradoxal de constater que, dun ct, on ne cesse de parler de maltraitance, autrement dit de relations, au point que la fesse devient en elle-mme une violence (Pascale Kremer, Fesse et insulte, ces actes de violence qui ne se voient pas , Le Monde, 15 octobre 2003) et, de lautre, une totale indiffrence la relation pathogne. Voir galement le projet de loi dpos au Parlement europen visant interdire la fesse dans lUnion europenne au motif quelle constitue une atteinte aux droits de lhomme.

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florissant de lattachement, une conclusion solide concernant le dveloppement long terme de lenfant34. Distinguer deux espces de maladie permettrait de relativiser lopposition entre le crbral et le relationnel. Ils forment les deux parties solidaires du tout quest le patient. Le deuxime argument est clinique. En neurologie, les problmes psychopathologiques ou les troubles fonctionnels sont suscits par la cause biologique ou par la maladie elle-mme. Ces problmes aggravent les difficults gnrales des patients neurologiques et doivent tre pris en compte. Oliver Sacks est un modle pour une telle approche en neurologie. Il a en effet montr la ncessit dune subtile investigation clinique et dune profonde comprhension psychologique des patients neurologiques35. En psychiatrie, les neurosciences ont une place lgitime, car il est raisonnable de penser que la recherche reprera plus daspects neuropathologiques, autrement dit corporels, dans les maladies mentales. Cest une hypothse raisonnable, parce que, par exemple, le groupe des schizophrnies est un ensemble de syndromes et quil est fort possible que nous assistions terme un dmembrement de la schizophrnie, une partie des syndromes basculant dans le domaine de la neurologie, comme dans le cas de lautisme. Cependant, un retard neurodveloppemental cre de lourds problmes psychopathologiques. En consquence, quand bien mme les patients psychotiques deviendraient des patients neurologiques, la psychopathologie conserverait toute sa place. Autrement dit, on ne met pas fin la division entre neurologie et psychiatrie, entre maladies de la lsion et maladies de la fonction, dune part, et on narrive pas se dbarrasser de ladjectif mental qui garde sa ncessit, dautre part. Distinguer entre le crbral et le relationnel tout en relativisant leur opposition permet de contourner le double pige de la fusion et de lopposition frontale entre neurologie et psychopathologie au profit dun accent mis sur la clinique et la relation mdecin/malade36. Plutt que de chercher la fusion des deux disciplines ou, linverse, de penser que les neurosciences mettent en danger la subjectivit, ne serait-il pas plus rationnel et plus efficace pour les patients de se servir des progrs de la biologie du cerveau pour mieux rflchir la distinction des deux disciplines ? Il est dautant plus important de souligner lintrt dune telle dmarche logique que commence simposer lide quil faut arrter34. Cit par Ann Hulbert, Raising America: Experts, Parents and a Century of Advice about Children, New York, Knopf, 2003, p. 321. 35. O. Sacks, Lhomme qui prenait sa femme pour un chapeau, op. cit. 36. Michael Balint a soulign il y a plus de cinquante ans que le problme majeur en mdecine gnrale est lincomprhension des problmes vritables du patient, le Mdecin, son malade et la maladie, Paris, Payot, 1960.

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de culpabiliser les patients ou leurs parents (pour les psychoses et les troubles alimentaires, anorexie et boulimie), attitude attribue la psychanalyse. Or, la psychanalyse est, en principe, moins faite pour culpabiliser patients et parents que pour les aider se confronter leur propre culpabilit (sentiment qui nest pas rare, on sen doute, dans une situation o lon a un enfant atteint de troubles psychiatriques), ce qui est tout fait autre chose. Mais videmment, cela ne dit rien de la pratique trs diverse de la psychanalyse. On se dbarrasse dune subjectivit passant par le langage au profit dune subjectivit crbrale. Il sagit de construire une subjectivit qui ne dsigne personne en particulier, parce quelle ne tient pas compte des conflits, des divisions, des dilemmes dans lesquels sont rellement pris les individus. Cest une subjectivit dautomate , pour reprendre le mot de Vincent Descombes, dont le paradigme est ltre vivant, cest--dire un tre capable de se dplacer tout seul, de lui-mme, sans tre pouss de lextrieur37 . Cette subjectivit minimale est en mme temps rassurante. Elle se diffuse et acquiert sa lgitimit dans la socialisation du cerveau. Son usage abusif nest pas ncessairement bnfique pour les patients. Mais il peut en aller exactement de mme avec la psychanalyse : le tout psychanalytique nest pas une meilleure solution que le tout biologique. Aucune discipline nest protge de la tentation du programme fort.

La valeur sociale du cerveauDu stress aux schizophrnies en passant par les troubles obsessionnels compulsifs, la dpression ou la dyslexie, la mdiatisation des neurosciences est indubitable et le cerveau devient un personnage de limagination contemporaine. Des revues grand public (Psychologie et cerveau, en 2002), des manuels pour tudiants en psychologie (Cerveau et psychologie, en 2002, coll. Premier cycle aux Puf) et des guides pratiques sont publis (Comment mesurer vos comptences cognitives ? Comment contrler vos motions ? Dvelopper le cerveau des enfants ? Trouver des susceptibilits neurologiques ? etc.38). Nombre dassociations de patients en France sont aujourdhui demandeuses de recherches en neurosciences. Les mdias en parlent de plus en plus souvent et le cerveau fait parfois la une. On assiste une nette valorisation sociale de la connaissance du cerveau qui se surajoute la littrature portant sur la relation (de couple, parentsenfants, patrons-salaris, etc.) dans le discours public sur les patho37. V. Descombes, la Denre mentale, op. cit., p. 218, et sur la diffrence entre la subjectivit de lautomate et lautonomie, voir p. 217-223. 38. Voir Ann Hulbert, Raising America, op. cit., chap. 10.

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logies mentales et sur les bons comportements adopter dans la vie quotidienne. Le programme fort est sorti des laboratoires. Cela signifie quun langage naturaliste se diffuse dans la vie sociale. Il nest dailleurs pas limit au cerveau. Le vocabulaire psychologique de lattachement, de la rsilience et du traumatisme et celui des techniques spiritualistes sont entrelacs dans celui de la neurologie. Gurir le stress, lanxit et la dpression sans mdicaments ni psychanalyse par David Servan-Schreiber, le premier grand succs populaire franais des neurosciences, me semble trs reprsentatif39. Il propose sept techniques qui sont les lments dunenouvelle mdecine des motions [qui] est en train de natre un peu partout travers le monde : une mdecine sans psychanalyse ni Prozac40.

Ces techniques font toutes appel au corps partir dun principe de division du cerveau dcouvert par le neurologue Antonio Damasio : le cerveau motionnel qui est le cerveau du cerveau et est insensible la cognition et au langage. Le principe clinique consiste reprogrammer le cerveau motionnel en augmentant ses capacits, bien connues, parat-il, dautogurison. Les aptitudes qui drivent de ce principe sont les fondements de la matrise de soi et de la russite sociale41 . La rencontre entre certains mouvements spiritualistes, notamment le bouddhisme, et les sciences cognitives est une tendance forte42.

Une rponse aux problmes poss par la rgle dautonomie individuelle ?Il peut y avoir des croyances irrationnelles, voire mystiques lgard de la science, le contexte situationnel commandant le recours ces croyances en leur donnant une valeur sociale. La distinction entre croyances rationnelles et irrationnelles est un problme classique en anthropologie : les primitifs croyaient-ils dans leurs pratiques magiques bien quelles naient gure defficacit43 ? Cette question sur leurs relations la magie devrait aussi tre pose pour comprendre nos relations aux neurosciences. Je ne dis nullement que la biologie est une illusion et ne suis pas partisan du relativisme. Je souligne seulement que la biologie peut fonctionner, dans notre vision du monde hypercivilise, peu prs comme les forces occultes39. D. Servan-Schreiber, Gurir le stress, lanxit et la dpression sans mdicaments ni psychanalyse, Paris, Laffont, 2003. 40. Ibid., p. 21. 41. Ibid., p. 29. 42. Voir lentretien de M. Ricard, interprte du Dala-Lama, Le Monde, 13 octobre 2003. 43. P. de Lara, lHomme rituel. Wittgenstein, sociologie, anthropologie, 2004, paratre.

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de lancienne magie44 . Cest le cas quand une explication par les causes ajoute fort peu une comprhension par les raisons. Dans son livre sur la sorcellerie chez les Azandes, Evans-Pritchard a puissamment montr que lopposition rationnel/irrationel tait vide de sens et quil fallait relativiser cette opposition, parce que la plupart des gens ont une ide assez confuse de leur distinction. La sorcellerie est une rponse certaines situations et non un concept45 . Elle nest pas une activit sacre ct des activits profanes. Elle ne fait pas lobjet dune thorie gnrale. De mme, la plupart dentre nous possdent une ide vague de ce qui est scientifique et de ce qui ne lest pas. Il est alors parfaitement possible de sappuyer sur la biologie dans des cas o elle nest pas approprie. On pourrait dire de nos notions scientifiques ce quEvans-Pritchard suggre de leurs notions mystiques : ellessont minemment cohrentes, relies par un rseau de liens logiques et si ordonnes quelles ne contredisent jamais trop crment lexprience sensorielle. Au contraire, lexprience semble les justifier46.

Les raisons sociales du succs populaire des neurosciences tiennent alors moins leurs rsultats scientifiques et pratiques quau style de rponse apporte aux problmes poss par notre idal dautonomie individuelle gnralise. Elles permettent aujourdhui de consoler ceux qui, en ralit la plupart dentre nous, ont des difficults faire face ce monde de dcision et daction qui sest difi sur les ruines de la socit de discipline, celle qui connaissait ce respect de lautorit dont la perte fait lobjet de lamentations quotidiennes. Mais les neurosciences suscitent galement lespoir que soit fourni chacun des techniques de multiplication des capacits cognitives et de matrise motionnelle, galement indispensables dans un tel style de vie. Cest pourquoi les neurosciences ne sont pas extrieures lide de sant mentale , elles en sont la pointe scientifique et technologique. Les habitudes prises avec les consommations de mdicaments psychotropes, de drogues et de substances dopantes, ces pratiques neurochimiques dusinage de soi, ont largement prpar le terrain. Lextension des frontires de soi que recouvre la normativit de lautonomie (valorisation de la ralisation de soi, de laction individuelle, de la self-ownership) fait que les conditions semblent runies pour quune reprsentation de soi comme cerveau malade constitue une rfrence smantique approprie. Cest dj le cas aux tats-Unis au travers des transformations de lautisme et de lhyperactivit avec dficit de lattention chez ladulte.44. J. Bouveresse, Lanimal crmoniel , dans L. Wittgenstein, Remarques sur le Rameau dor de Frazer, Paris, Lge dhomme, 1982., p. 123-124. 45. E. E. Evans-Pritchard, Witchcraft, Oracles, and Magic among The Azande, Clarendon Press, Oxford University Press, 1976, p. 54. Il sagit dune dition abrge. 46. Ibid., p. 150. Jai remplac leurs notions mystiques par nos notions scientifiques .

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Le critre qui rend possible lusage dune pathologie suppose crbrale est lincapacit sociale : cest lun des critres diagnostiques de lautisme et le critre de lhyperactivit. Lautisme, traditionnellement considr comme un grave retard mental ou une psychose infantile, connat un largissement du diagnostic qui inclut des cas moins graves, les Aspergers (du nom du psychiatre autrichien qui a nomm ces syndromes en 194347) : ils possdent un QI normal, mais nont pas de thorie de lesprit , cest--dire sont incapables de comprendre les interactions sociales habituelles, les sous-entendus du langage, les signes que lon sadresse dans la vie quotidienne et qui sont supposs tre compris par tout le monde. Ces autistes de haut niveau, ces Aspergers ont souvent une intelligence normale, voire suprieure, ils ont parfois des talents particuliers. Cest la distance entre leurs comptences intellectuelles et leur incomptence sociale qui frappe. Les Aspies, comme ils se qualifient eux-mmes, sont handicaps socialement, mais non stupides ou paresseux. Leurs dficits ne rsultent pas de mauvais traitements parentaux ou dun dfaut de caractre, mais dun cerveau qui fonctionne diffremment de celui des gens normaux. Des classes dapprentissage de comptences sociales commencent tre mises en place aux tats-Unis et des groupes dautosupport se constituent o un nombre croissant dAspergers commence clbrer leur propre et unique manire de voir le monde48 , plaident pour une tolrance la neurodiversit et se moquent des neurotypiques . Une sommit mondiale sur la question, Simon Baron-Cohen, professeur Cambridge, a propos en 2000 une confrence dont la question cl consistait savoir sil ne fallait pas finalement caractriser les Aspergers moins sous langle du handicap que sous celui de la diffrence du style cognitif49. Le syndrome dhyperactivit avec dficit de lattention, considr jusqu prsent comme une pathologie de lenfance et de ladolescence, toucherait de nombreux adultes dsorganiss dans leur travail ou incapables daccomplir une tche correctement (4 % de la population adulte serait atteinte au Canada50). La reconnaissance du syndrome permettrait, grce une plus grande tolrance sociale, daugmenter lestime de soi de ces personnes et ainsi de mieux assurer dans la vie sociale. L aussi des techniques dentranement la vie sociale sont proposes. Les disabilities movements promeuvent un nouveau langage de lincapacit sociale revendiquant la tolrance et le droit la diffrence47. Le retard mental profond est lautisme de Kanner. Le diagnostic date galement de 1943. 48. Voir A. Harmon, Answer, but no Cure, for a Social Disorder that Isolates Many, New York Times, 29 avril 2004 et The Disability Movement turns to Brain, ibid., 9 mai 2004. 49. S. Baron-Cohen, Is Aspergers Syndrom/High Functionning Autism Necessarily a Disability?, http://www.geocities.com, 2000. 50. T. Pearce, Too Distracted to Read this? We Thought so, The Globe and Mail, 15 mai 2004. Le National Institute for Mental Health a produit un guide pour les learning disabilities.

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qui sappuie sur la rfrence au cerveau. On aurait pu encore prendre lexemple de syndromes neurologiques, comme celui de la Tourette ( la maladie des jurons ). Comme dans la version psychologiste51, les notions de handicap et de diffrence de style de vie sont, du ct du ple pathologique, une manire de rformer la prise en charge, et, du ct du ple de la normalit, un style de justification des difficults relationnelles dans les multiples situations de la vie courante, o la question de la responsabilit personnelle est souleve. Elles sont l aussi un moyen dexprimer les tensions de lautonomie individuelle. Les versions psychologiste et naturaliste forment les deux parties dun tout : elles partagent un esprit commun.

Le cerveau a-t-il une utilit dans la vie sociale ?Mais il faut se demander si ce genre de dclaration peut se transformer en un langage acceptable pour justifier nos manires dtre et de faire dans la vie sociale ? Lenqute de lanthropologue amricain Joseph Dumit sur limagerie crbrale et le roman de Jonathan Franzen donnent des lments de rponse. Joseph Dumit pense que, grce limagerie crbrale, un soi objectif est en train dapparatre, une catgorie active de la personne qui se dveloppe travers des rfrences au savoir des experts et est invoque travers des faits52 . En fabriquant un soi objectif, les techniques dimagerie crbraleaident [] les personnes souffrantes ngocier avec le fait des symptmes de la maladie mentale.

Ce fait est la stigmatisation sociale qui singularise les pathologies mentales. Dumit cite un neuro-imagiste et psychiatre clinicien :Un des messages intrinsques est que la dpression est quelque chose dont il ne faut pas avoir honte. Cest une maladie qui ncessite dtre comprise. Et ce nest pas quelque chose qui est de leur faute.

On trouve ce genre de dclaration partout, mais la rfrence la faute personnelle et la stigmatisation est quivoque. Le problme quelle pose est quon na plus de critre pour distinguer entre faute (morale) et pathologie (mentale). Or, cette indistinction a pour le patient un prix quil faut valuer. Les bnfices produits par le soi objectif consistent, par exemple, pouvoircontrler ses propres motions sans exercer ncessairement un jugement svre lgard de soi-mme53.

Mais cest oublier que le jugement svre lgard de soi-mme est un symptme, et mme un symptme caractristique de la dpression, puisque lune de ses principales caractristiques est la baisse de les51. A. Ehrenberg, Les transformations de la relation normal-pathologique , art. cit. 52. J. Dumit, Picturing Personhood: Brain Scans and Biomedical Identity, op. cit., p. 164. 53. Ibid., p. 166.

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time de soi. Dans le thme de la stigmatisation, on confond donc deux choses : surmonter le stigmate et surmonter la pathologie. Surmonter le stigmate a une fonction de rassurance. Mais elle peut enfermer le patient dans sa maladie. On le voit bien dans le livre de la journaliste Tracy Thompson54, qui se demande continuellement si cest elle qui est responsable de sa maladie, et si elle doit alors en subir le blme, ou son cerveau. Mais cette lancinante question reste sans rponse. Elle perd la bataille contre la honte et la culpabilit. Sa rfrence son soi objectif ne lui permet que le choix dun style de vie dprim. Elle sest forge une identification positive avec sa propre maladie du cerveau , crit Dumit55, mais cest un lot de consolation, un bnfice secondaire, parce que l o il y a pathologie, lopinion commune permet aujourdhui de substituer un style de vie diffrent une pathologie . Thompson essaye dsesprment dviter la culpabilit et la honte de surmonter le stigmate au lieu de se confronter elles, parce que ce sont des symptmes (ides obsdantes, etc.). Le trait de ces pathologies, cest quelles sont des pathologies morales . Non des atteintes la morale (une faute), mais des pathologies dont le symptme est souvent un sentiment moral (culpabilit dlirante dans la mlancolie, scrupules inhibants sexprimant par la honte et la culpabilit dans la nvrose obsessionnelle ou la dpression). Cest cette distinction qui est perdue dans la naturalisation et qui fait perdre de vue ce quest un problme psychopathologique. Bien sr, on peut avoir honte dtre malade du cancer, mais dans une nvrose obsessionnelle, ou une dpression, la honte a un autre statut, celui de symptme. Dumit ne fait que reprendre les termes du programme fort sans valuer srieusement ses possibilits dusage social. Le roman de Jonathan Franzen, qui a connu un grand succs critique et commercial aux tats-Unis et en France, dresse un portrait juste des limites de lemploi dun langage crbral dans la vie sociale. Il montre sous quelle forme il peut servir justifier ses propres actions dans un contexte (notion totalement oublie dailleurs par lanthropologue Dumit). Car le cerveau ne peut pas se vivre (sauf dans le cas de troubles neurologiques56), et sil peut se voir limagerie crbrale, il na pas dautre possibilit que de se dire dans la vie sociale. Le roman met en scne un personnage la recherche de la Bonne Sant mentale57 , qui pense son monde relationnel en sappuyant sur54. T. Thompson, The Beast. A Journey Through Depression, Plume Book, 1995. 55. J. Dumit, Picturing Personhood: Brain Scans and Biomedical Identity, op. cit., p. 161. 56. Voir le roman de Jonathan Lemme, les Orphelins de Brooklyn, Paris, LOlivier, 2003 (trad. fr.), dont le personnage principal est atteint par le syndrome de Tourette. Ici, le cerveau compte, il fait pression sur les penses du personnage qui y ragit par des tapes intempestives, des grossirets ou des flux verbaux. 57. J. Franzen, les Corrections, Paris, LOlivier, 2002 (The Corrections, 2001), p. 286.

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une conception neurochimique et dont la proccupation principale est de ne pas tomber dans la dpression clinique :Dautres paroles rconfortantes apparaissaient ncessaires, mais Gary nen trouva aucune. Il prouvait un dficit critique en facteurs 1 et 3. Il avait eu le sentiment, quelques instants plus tt, que Caroline tait sur le point de laccuser dtre dprim et il craignait que, si lide quil tait dprim faisait son chemin, il ne perde tout droit avoir des opinions. Il perdrait ses certitudes morales ; chaque mot quil prononcerait deviendrait un symptme de maladie ; il ne lemporterait plus jamais dans une querelle58.

Les variations dhumeur de Gary sont un enjeu de sa vie familiale. Contrairement sa femme, Caroline, il ne la pas trouv, la Bonne Sant mentale . De plus, il a opt pour la neurochimie alors que Caroline a choisi la psychothrapie. Les ingrdients du jeu entre les protagonistes sont l :Aprs leur mariage, elle avait entrepris cinq annes de psychothrapie bihebdomadaire que le thrapeute, lors de lultime sance, avait dclar tre une parfaite russite et qui lui avaient confr un avantage dfinitif sur Gary dans la course la sant mentale59.

La guerre domestique se prsente de la manire suivante :Il attaquait cruellement sa personne [celle de Caroline] ; elle attaquait hroquement sa maladie,

celle de Gary, maladie quil ne veut pas reconnatre et, surtout, dans laquelle il ne veut pas se laisser enfermer en tant quindividu. Gary rsout une petite crise conjugale en savouant cliniquement dprim. Cet aveu ( Je me rends ) constitue le moment de la rconciliation du couple ( Merci , lui rpond Caroline). On voit quelles conditions smantiques les mots de la neurobiologie trouvent un emploi dans le quotidien : cest parce quil existe un certain type de relations signifiantes entre Caroline et Gary, parce quil y a un monde commun entre eux, et un contexte du couple o le DSM, Prozac, la dpression sont devenus des lments courants de nos vies, que le cerveau est utilis par Gary : cest un moyen dans un rapport de force avec sa femme. Lusage du cerveau est subordonn au style de relations adopt par le couple. Autrement dit, le cerveau de Gary (comme la psychothrapie de Caroline) est un lment pour agir dans le tout relationnel que forme le couple. Lchec crbral de Gary, toujours en rogne , est complmentaire de la russite psychothrapeutique de Caroline, chez laquelle tout est toujours under control. Cest donc dans des relations signifiantes que lon peut user du cerveau. Ici, lenjeu est : qui a tort et qui a raison, autrement dit qui est responsable ? Car Gary veut bien tre responsable de tout, sauf de lui-mme. Et pour rappeler lexergue :58. J. Franzen, les Corrections, op. cit., p. 201. 59. Ibid., p. 199.

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Le sujet crbral Gary [] avait de plus en plus de mal croire que son problme ntait pas neurochimique, mais personnel.

Mais le lecteur doit videmment comprendre que son problme est dj, et ds le dbut, un problme personnel. Dans ce contexte, son usage du cerveau ne lui sert rien. Si lon suivait Dumit, on pourrait penser que Gary utilise son soi objectif ou que cest une question de biosocialit pour Thompson. Mais il est vident quil ny a rien dobjectif dans la vie sociale de Gary (il est, au mieux, personnifi par sa neurochimie, et en aucune manire il nest objectiv par elle). La neurochimie est une rfrence pour agir dans une relation. Cependant, elle ne laide pas plus gagner le jeu que Thompson se sortir de la dpression. Au lieu de parler du faonnement du soi objectif , et dentasser les Soi (objectif, subjectif, social, etc.), qui produisent plus un tas quils ne montrent un agent social, on devrait parler du contexte permettant demployer un tel langage de justification de laction.

Contextes institutionnels et professionnels favorisant le programme fortCependant, du ct du ple pathologique, il existe un rel problme de stigmatisation, particulirement aux tats-Unis, et il est institutionnel. La popularit de lapproche naturaliste trouve une justification dans le thme de la lutte contre la stigmatisation des troubles mentaux que le dualisme corps-esprit et la distinction organiquefonctionnel favoriseraient. Un ditorial rcent dune grande revue amricaine de psychiatrie nous droule largument : un des problmes pos par la sparation de la neurologie et de la psychiatrie est quelleperptue le dualisme corps-esprit [], source de stigmatisation des malades mentaux conduisant un manque dquit dans le remboursement des traitements psychiatriques par rapport dautres conditions mdicales60.

La National Association for the Mentally Ill (NAMI), la plus importante association amricaine de malades mentaux, dfend une conception de la maladie mentale comme maladie du cerveau. La NAMI sest fortement dveloppe partir de la fin des annes 1970 quand la gntique molculaire a commenc ses recherches sur les maladies psychiatriques61. Cest certes un choix de politique psychiatrique, mais le contexte de lassurance-maladie aux tats-Unis favorise ce choix (une vraie maladie, cest--dire qui atteint le corps, est mieux rembourse) : le systme institutionnel amricain stimule, la diff60. Stuart C. Yudofsky et R. E. Hales, Neuropsychiatry and the Future of Psychiatry and Neurology, art. cit, p. 1262. 61. A. Tobin, Amazing Grace, in R. A. Carson et M. A. Rothstein (eds), Behavioral Genetics, op. cit.

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rence du franais, une conception matrialiste. Il y a donc une justification pratique pour considrer ces pathologies comme des problmes biologiques et mdicaux avant tout. La consquence des transformations de laide mdicale est quaujourdhui les psychiatres surmdiquent les patients par prcaution et faute de pouvoir faire rembourser des psychothrapies coteuses en temps et en hommes62. Du ct des professionnels, il est possible que cette neurologisation de la psychiatrie, sous laile des neurosciences, soit un moyen pour les psychiatres de retrouver une place sociale et une identit professionnelle entre le monde des psychothrapeutes et des entrepreneurs de lquilibre personnel (renouveaux religieux, groupes spiritualistes, etc.) qui draine une norme clientle (y compris parmi les patients consultant en mdecine gnrale et psychiatrie), dune part, et celui des mdecins gnralistes, dautre part, qui disposent aujourdhui de molcules trs maniables et pratiquent 80 % des actes psychiatriques. Car la psychiatrie, en tant que discipline universitaire, est tenue de rpondre avec ses propres moyens la demande massive et multiforme de sant mentale et damlioration de soi. Or, cette discipline est travaille par une tension rcurrente entre une conception de lhomme comme tre corporel et une conception adverse de lhomme comme tre de langage, tension qui rsulte de la spcificit des pathologies quelle traite : nombre de symptmes correspondent des ides que lon se fait de soi-mme et dautrui. Cette situation particulire qui entrelace la mdecine, la morale et le social fait que la psychiatrie est la fois mdecine comme une autre et autre que la mdecine. Dans le contexte dexplosion de la demande de sant mentale, cette situation fragilise la lgitimit scientifique de cette profession qui est alors tente, pour rester une mdecine comme une autre, par la fuite en avant dans les outils sans tenir compte de la nature des phnomnes sur lesquelles ils agissent. La psychiatrie doit donc, en tant que discipline mdicale universitaire, faire en sorte que les idaux de son public potentiel (chacun dentre nous aujourdhui) soient compatibles avec des normes scientifiques rigoureuses. Avec les neurosciences, la psychiatrie entre dans la big science. Elles fournissent le style adquat qui rend crdible leur programme fort : elles ont des thories qui correspondent bien nos reprsentations de lindividu (le cerveau est la version matrialiste de la totmisation de la personnalit63), des outils sophistiqus et spectaculaires (les techniques dimagerie crbrale), elles sappuient sur la pointe la plus avance de la science (la neurobiologie molculaire) tout en permettant linclusion des psychologues et lal62. Voir T. Luhrmann, Of Two Minds. The Growing Disorder of American Psychiatry, New York, Albert Knopf, 2000. 63. A. Ehrenberg, Les changements de la relation normal-pathologique , art. cit.

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liance avec la nbuleuse spiritualiste, ce qui multiplie les professions, acteurs et clientles susceptibles dtre impliqus. Car cest le mme contexte qui fait simultanment peser sur chacun la responsabilit davoir se construire par lui-mme comme un tout autonome et pousse les scientifiques proposer des solutions en partie illusoires ce souci majeur des socits individualistes, savoir, laffirmation que non seulement aucune maladie, mais encore aucune situation sociale problmes ne doit aujourdhui tre aborde sans prendre en considration la souffrance psychique et sans vise de restauration de la sant mentale. On comprend que la recherche de la Bonne Sant mentale encourage lextension de la recherche neurobiologique vers les comportements sociaux et les sentiments moraux. Mais cest aussi pourquoi ce qui est en train de se passer dans les laboratoires de neurosciences soulve des questions dpassant largement celles dune sociologie de la science.

Lalliance du mythe individualiste de lintriorit et de lautorit de la scienceIl y a en biologie un grand nombre de gnralisations mais fort peu de thorie,

crivait rcemment Franois Jacob64. Le programme fort ne substitue-t-il pas une gnralisation une thorie ? Suffit-il de parier sur les outils de la biologie molculaire et de dvelopper des mthodes en abandonnant le travail conceptuel sur la nature des phnomnes que lon entend tudier et sur lesquels on espre agir pratiquement ? Quand des biologistes (et non la biologie) prtendent prouver que tout vient de lintrieur (y compris le social), ils substituent lintriorit mtaphysique une intriorit biologique : la mtaphysique prend le visage dune question scientifique. Quil y ait des aires crbrales et des rseaux neuronaux activs ne prouve pas que la comprhension dautrui rside dans un ressenti produit par le cerveau. En effet, la comprhension empathique nest pas un sentir ; elle est une aptitude participer une forme de vie65 entre lhomosexualit institutionnelle de lAthnes antique et lorientation homosexuelle contemporaine, il ny a aucun rapport, sinon la subjectivit minimale dtre vivant. Les mcanismes biologiques sont drivs de la constitution sociale de lhomme qui englobe sa biologie. On ne comprendrait en effet plus pourquoi lune des caractristiques naturelles majeures de lespce humaine consiste vivre en socit, comme si ce ntait quune question doption, comme si les ncessits de les64. F. Jacob, Quest-ce que la vie ?, Paris, Odile Jacob, coll. Universit de tous les savoirs , vol. 1, 1999. 65. H. G. Von Wright, cit par J. Bouveresse, Lanimal crmoniel , op. cit., p. 104.

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pce ntaient pas sociales. Supposons que lon dcouvre un jour les mcanismes biologiques de la culpabilit, de la honte, de langoisse. Naurions-nous pour autant plus aucune raison (sociale et morale) de nous sentir coupables, honteux, angoisss ? Ces sentiments jouent un rle logique et anthropologique aussi indispensable ltre humain pour vivre que son corps. Nous sommes donc quips biologiquement pour vivre comme des tres sociaux. Cela implique de prendre comme critre du mental non lintriorit, mais la signification66, autrement dit la normativit sociale : sans corps, il ny a pas dtre humain, mais sans vie sociale, sans monde commun non plus. Alain Ehrenberg

66. Voir V. Descombes, Le mental , dans A. Ehrenberg et A. M. Lovell (sous la dir. de), la Maladie mentale en mutation, op. cit.

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