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B ::,s l Z5 ~51 2oof1 F 1ll , ERNST BLOCH Avicenne et la gauche aristotelicienne TRADUIT DE L' ALLEMAND PAR CLAUDE MAILLARD PREMIERES PIERRES

Ernst Bloch - Avicenne et la gauche aristotélicienne [Avicenna] [German Idealism] [Materialism] [Continental] - OCR - SCT.pdf

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B ::,s l Z5 ~51 2oof1 F

1ll ,

ERNST BLOCH

Avicenne et la gauche

aristotelicienne TRADUIT DE L' ALLEMAND

PAR CLAUDE MAILLARD

PREMIERES PIERRES

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Une premiere version, plur courte, d'Avicenna und die aristotelische Linke

a partt en 1952 chez Rutten & Loening, a Berlin-Est. Elle reprenait presque 'inchange /'article publie sous le meme titre dans la revue Sinn und Form,

quelques mois plur tot. Nous traduisons d'apri:s la version definitive, telle que reproduite au tome VII de la Werkausgabe des editions Suhrkamp. Bloch citant paifois /ibrement Jes textes auxquels ii se reftre, ceux-ci ont ete, sauf mention contraire, traduits depuis l'allemand par Claude Maillard.

© SuttRKAMP VERLAG FRANKFURT AM MAIN, 2005. © EDITIONS PREMIERES P1ERRES, 2008, pour la traducrion.

www.premieres-pierres.fr 24, RUE EDMOND-NOCARD, 94410 SAINT-MAURICE

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Le deploiement du reel : eductio fonnarum ex materia"

AVICENNE -AVERROES

Jamais la meme chose Tout ce qui est intelligent peut bien avoir ete deja pense

sept fois. Mais, repense chaque fois clans un temps et une situation autres, ce n'est plus la meme chose. Non seule­ment le penseur, mais aussi et surtout la chose a penser a change entre-temps. L'intelligence doit y faire a nouveau ses preuves, et la preuve de sa propre nouveaute. Ce fut le cas, avec des consequences particulierement importantes, chez les grands penseurs orientaux. Ils ont tout a la fQis sauve et metamorphose la lumiere grecque.

Reperes pour la mimoire L'un des premiers et des plus grands parmi ces penseurs

fut Ibn Sina, en la tin Avicenna. Ne en 980 a Afchana, pres de Boukhara, ii fait partie du people tadjik. Abu'Ali Husayn ibn Abdallah Ibn Sina etait issu d'une riche famille, ses parents lui avaient donne clans l'enfance une education soignee, sa maturite, precoce, fut saine. Elle etait en rap­port avec ce type de don naturel qui se manifeste au bon moment pour s'engagerdans sa voie, deja nettement repe­rees. Bien initie a l'arithmetique, a la geometrie, a la logique et a l'astronomie, Ibn Sina frequenta l'universite de Bag­dad, ou ii etudia la philosophie et la medecine. Age de dix-huit ans a peine, il pouvait pratiquer aussi bien les affaires politiques que la science medicale. II fut par la suite vizir du souverain de Hamadhan (Ecbatane clans l'Anti­quite), puis entra au service du souverain d'Ispahan et,

* Toutes les notes sont du traducteur. Elles sont regroupees page 93.

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apres que celui-ci eut conquis Hamadhan, regagna cette , ville. Ayant pour commencer soigne avec succes le fils du

calife de Bagdad, il avait acquis aussi de bonne heure la gloire medicale et, avec elle, de grandes richesses. Les ennemis qui, des ses debuts, ne manquerent pas a Ibn Sina dans les milieux clericaux, rapportent a ce propos qu'il se serait adonne avec exces a l'amour et au vin; ce qui, si ce fut le cas, complete l'irrmge d'une forte nature. Son veri­table exces, c' est I' etendue de son reuvre : Avicenne a laisse quatre-vingt-dix-neuf ecrits. Egalement expert dans l'art medical et en philosophie, Avicenne a redige un celebre Canon de la medecine qui fut considere pendant de longs siecles, tant en Orient qu'en Occident, comme l'ouvrage fondamental sur l'art de guerir. Son reuvre maitresse en philosophie porte le titre significatif de Kitab-al-Shifa : Le Livre de la guerison, etendant ainsi le soin et le gouverne­ment du corps a ceux de l'entendement. Ce Livre de la guerison est une encyclopedi~ qui, en dix-huit livres, traite de quatre sciences principal es : logique, physique, mathe­matique et metaphysique. En traduction latine (remontant pour une part deja aux onzieme et,douzieme siecles), nous avons : Compendium de anima, De Almahad, Aphorismi de anima, Tractatus de definitionibus et quaesitis, De divisionibus scientiarum, ainsi que les traites Metapbysica. S'est perdu, et reste tres peu connu a travers les seules mentions qu'en font des philosophes plus tardifs, le texte sans doute le mains orthodoxe d'Avicenne, sa Philosophia orientalis. Tout aussi peu orthodoxe (accessible seulement, en raison de la langue, a un cercle restreint de lecteurs) est son encyclo­pedie en deux volumes Danish-Nameh (Livre du savoir) redigee dans sa jeunesse en tadjik et publiee en 193 7-193 8 a Teheran (cf. Bogutdinow clans le periodique sovietique Vopros.ry Philosophii 3 h948, pp. 358 sqq.). Avicenne est mort

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en 1037 a Ispahan, sa tombe se trouve a Hamadhan, OU

on la montre encore aujourd'hui. C'est la que fut celebree en 1952, a l'appel du Comite iranien pour la paix, la memoire de ce grand philosophe qui represente clans toute son ampleur et son aspectprogressiste, avec l'eclat des cul­tures.iranienne et arabe, la civilisation entiere du Proche­et du Mayen-Orient. A vrai dire, le millieme anniversaire de sa naissance ne s'accorde pas avec la chronologie euro­peenne, mais exactement avec celle de l'islam et de son calendrier lunaire. Et depuis bien longtemps deja notre chronologie doi t s' efforcer de mieux se souvenir de la sco­lastique orientale. Car celle-ci est - a la grande difference de l'occidentale - l'une des sources de nos Lumieres et avant tout, comme on le verra, d'un materialisme original et vivant a l' extreme, developpe hors christianisme a par­tir d'Aristote. II estune ligne qui, d'Aristote, conduit non pas a Thomas d'Aquin et a l'esprit de l'au-dela, mais a Giordano Bruno et a la fioraison du Tout-Matiere. Avi­cenne est precisement, sur cette ligne, l'un des premiers et des plus importants jalons, en compagnie d'Averroes; il importe de bien en comprendre la celebration. Elle n'est pas en effet tout simplement contingente et deja depas­see, comme tantd'autres commemorations ordinaires. Elle vient au contraire a son heure, avec sa necessite : il s'agit de tirer d'un tres long oubli la fraicheur d'un regard neuf porte sur la matiere. Ce regard ne presentait ni la plati­tude que lui donnent les mecanistes, ni la gene que les tenants de l 'au-dela souhaitent y trouver; c' est tout charge d'energie qu'Avicenne l'a transmis.

Vi/Jes commerfantes et terrain hellenistique lbn Sina etait medecin, ce n'etait pas un moine. Pas plus

que les autres penseurs islamiques d'importance, qui

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vivaient clans le siecle et pensaient en termes scientifiques. C'est meme la societe islamique tout entiere qui, en depit de ses formes feodales et des ardeurs guerrieres de son clerge, a debute sous une autre loi que !'Europe medie­vale. C'etait, a sa maniere, une societe bourgeoise precoce avec des reliquats d'organisation clanique, mais telle que le capital commercial y regnait et y donnait !'impulsion principale. La Mecque, ville natale de l'islam, etait de longue date une grande place commerciale, l'un des entre­pots du trafic entre l' Arabie, la Perse, l'Inde, et les pays mediterraneens. Et longtemps deja avant Mahomet, seule une petite partie des Arabes vivaient encore dans le desert a l'etat de tribus nomades; il y avait depuis toujours des Bedouins cultivateurs, et les caravanes reliaient les mar­ches; on sait que Mahomet lui-meme etait entre par le mariage clans une des plus puissantes familles de nego­ciants. A l'epoque romaine, LaMecquevenaiten tant que marche apres les centres commerciaux de Petra et Bostra, peuples d' Ara bes. Et peu d' annees 'apres la mart de Maho­met, le calife Omar fonda le port de Basra [Bassora], etendant ainsi l'influence arabe sur !'ensemble du trafic maritime clans le golfe Persique. On peut done dire, cum

grano salis, que la societe arabe eut ses Venise et ses Milan avec cinq cents ans d'avance. Dans le meme temps ou !'Eu­rope jadis romaine etait presque entierement redevenue agraire, le capital commercial, ce plus ancien mode d'exis­tenee autonome du capital, triomphait en Orient. Conquerant, il s'avan~a, en un peu mains de eentans apres l'hegire, vers l'ouest jusqu'en Espagne, vers l'est jusqu'en Incle. Mais les cavaliers arabes? la guerre sainte elle-meme? Autant de fonctionnaires de Sindbad le Marin. Si radicale est done la difference des fondements du haut Mayen Age en Europe et clans le monde arabe : commer~ants par-

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courant le monde, production florissante et echanges inten­sifs de marchandises, contre chateaux forts clans un semi-desert, villes peu importantes et couvents. Ainsi, non seulement c'est clans le mondearabe d'alors que brulait la lumiere plutot que clans le «Frankistan», le monde. des Francs, mais encore cette lumiere avait en elle plus de mouvement que, plus tard, celle des ecoles monastiques europeennes et des universites qui en naquirent. A. cela s'ajoutait que, clans les activites de cette societe

commer~ante, le livre etait chez lui. Il subsistait une riche tradition venue de l' Antiquite tardive et que nulle migra­tion de peoples n'avait interrompue. C'est en Syrie qu'elle etait restee la plus vivante, sans byzantinisme sclerose ni transcendance rigoriste; le neoplatonicien Jamblique, le plus fervent penseur des anciens dieux, etait syrien. Long­temps deja avant l'epoque de Mahomet des chretiens syriens y exer~aient la medecine et, aux premiers temps de l'is­lam, traduisaient en arabe des textes de philosophes grecs. Immense est en outre la portee du contact du monde arabe avec le culte iranien de la lumiere, avec la liberte d'esprit qui avait si longtemps distingue la Perse paysanne et che­valeresque et trouva, quand le Sassanide Khosro I er fit venir le dernier philosophe grec chasse par Justinien, une stupefiante expression. Et bien que cette liberte d'esprit eut beaucoup regresse, ce meme Khosro s'etant fait un nom en theologie (Anocharvan, l'Immortel) pour avoir reprime les sectes communistes-naturalistes; et malgre le regne sans precedent, clans le nouvel empire perse et jusqu'a l'islamisation, d'un clerge repugnant de superstition et fige clans son rituel, la puissance de la vieille religion iranienne de la lumiere n'en continuait pas mains a agir, dissipant ces fumees, ainsi que la conviction que la raison agissante et !'organisation de la societe etaient le meilleur moyen

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pour l'homme d'assister l'espritdu bien clans sa lutte contre l'esprit du mal. Boukhara precisement, proche du lieu de naissance d'Avicenne et sous domination de Bagdad, rele­vait de l'aire culturelle iranienne du Kharezm, et Bagdad meme devint a partir du huitieme siecle, sous le calife al­Mansur, le lieu le plus eminent de l'union des cultures arabe etiranienne. C'etait done une ville ou l'on connais­sait autre chose encore que le Coran, le site florissant de la plus haute civilisation de l'epoque ainsi que de la pri­maute de la culture temporelle sur l'orthodoxie hostile a la raison. Laliberte de pensee qui y etait nee se transmit ensuite dans !'Occident lointain de la meme civilisation, a Cordoue. Qui plus est, la philosophie, on l' a note, n' est nullement une plante de serre exotique en terre d'islam, c'est meme la precisement qu'elle eut sa tradition greco­syrienne. C' est tout cela, en consequence, qui explique et englobe la specificite des penseurs islamiques les plus importants : medecins et non pas moin~s, naturalistes et non pas theologiens. Dans l'Europe medievale, les philo­sophes de tendance scientifique etaient aussi rares que hors norme (Roger Bacon et Albert le Grand soot presque les seuls), chez les scolastiques arabes c'est !'inverse. Ce qui predomine chez eux c'est la science de la nature, non la theologie, et cela meme quand ils interpretent des sou­rates du Coran (comme le montre l'Almahad ouAvicenne, interpretant la sourate 36, nie la resurrection de la chair qui y est enseignee). Et c'est de la science temporelle, et d'elle seule, que les souverains de l'Islam, en Orient comme en Occident, les Abbassides de Bagdad comme les Omeyyades de Cordoue, se plaisaient a tirer l'eclatant decor de leur puissance; en cela, le calife n'etait pas un pape. C' est seulement bien plus tard, avec le declin de la politique commerciale qui fondait la societe arabe, que

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debuta !'influence obscurantiste de l'orthodoxie. Jusque­la brilla d'un vif eclat, a cote d~ l'Antiquite « pai"enne >>

exploitee et developpee presque sans entrave, ce quc Roger Bacon vantait, tout a fait curieusement, comme le grand merite de la science arabe, en la qualifiant de <<scientia expe­rimentalis ». Et Alexandre de Humboldt va meme jusqu'a dire que les Ara bes etaient tout simplement les inventeurs de !'experimentation reflechie et ciblee. Telle est la nette difference de nature entre la pensee des grands medecins­philosophes du Moyen A.ge islamique, ses fondements et done sa forme non clericale, et celle de l'Europe feodale et clericale. Cela, en depit du point de depart commun : Aristote, et - fait important - de la touche de mysticisme qui, issue du neoplatonisme reste proche, ne faisait pas defaut a l'Orient.

Rapport different du savoir a la Joi 11 n'est done pas surprenant que les penseurs en ques­

tion se soient sentis au-dessus de la foi. On trouve chez eux, bien sur, des professions de foi generales, mais cette fidelite est aussitot restreinte par une reserve bien precise. Reserve telle qu'un homme fait peut en emettre sur l'ali­mentation des enfants ou, plutot, un queteur de verite sur le clinquant, voire le voile jete par une pensee impure. Les fondateurs de la foi, dit Avicenne, ont formule certes en leur temps la meme chose qu'ont enseignee plus tard les philosophes, mais ils l'ont fait a leur maniere: voilee. Ils l'ont fait en images et en para boles parce que la revelation avait eu lieu pour tous, et usait done d'un langage image comprehensible pour tous. Si, avec sa loi, elle avait ete transmise autrement, elle l'aurait ete en vain. En revanche, l'affaire de la philosophie etait de soumettre la religion a l'examen de l'entendement des plus evolues, et done de

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donner la parole non pas a }'inspiration, mais a la preuve. Or ainsi, la foi en le Coran comme Parole de Dieu se muait en la foi, de nature toute differente, en la puissance de l' en­tendement humain. Ce qui en ressort : le rapport a la religion traditionnelle se detendit de telle sorte que son influence restrictive et plus generalement directive ne pou­vait plus etre que tres reduite. De meme il ne resta clans la religion aucun residu suprarationnel parce que revele, devant lequel un entendement agnostique dut capituler; au contraire : le langage image peut se resoudre comme un rebus, et sous le voile qu'il represente il n'y a aucun mystere. Pour Avicenne et avec une parfaite nettete chez Averroes, la plus haute incarnation de !'esprit humain, ce n 'est pas Mahomet, c' est Aristote; impossible de dire plus clairement que l'absolu, c'est la science. Pour les scolas­tiques chretiens, ce fut assurement faire un grand honneur a Aristote que de l'appeler, a partir de 1200, praecursor Christi, mais serait-il possible, en regard, de le concevoir chez les philosophes islamiques comme un simple pre­curseur de Mahomet? lei, il n' est nullement un precurseur, pour Averroes, la manifestation meme de la raison humaine c'est Aristote; la lumiere de Mahomet, elle, n'en est une que clans le domaine de }'education initiale, des mythes et des paraboles. Quelle difference, done, entre ce rapport foi-raison et celui de la scolastique chretienne ! lei, d'An­selme de Cantorbery a Thomas d'Aquin, la revelation n'etait rien mains qu'une parabole. Meme chez le premier philosophe de l'Eglise, au demeurant un total heretique de fait, Scot Erigene, chez qui !'influence du neoplato­nisme arabe est puissante, la « vera ratio» n' en est pas mains soumise a la « vera auctoritas », et il incombe seulement a 1 a raison de « verae religionis regulas exprimere », done de formuler la foi en termes accessibles a l'entendement.

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Albert le Grand, et surtout Thomas d 'Aquin allerent jusqu'a inverser completement le rapport arabe entre foi et rai­son: la religion positive n'est pas pour le peuple le premier degre de la philosophie, c'estcelle-ci au contraire, la lumiere naturelle, qui peut etre le premier degre de la revelation. Quelque effort qu'ait fait Thomas lui-meme pour har­moniser les contenus de la foi et du savoir, il n'en reste pas mains sous I 'influence du paradoxe authentiquement reli­gieux et surtout authentiquement chretien qui, chez Paul, s'oppose a la sagesse du monde et qui avait trouve chez Tertullien cette formulation : credo quia ahsurdum, quia impossihile : la verite de l'Evangile est assuree par le fait qu'il est absurde, impossible (selon l'entendement). Meme chez Thomas, le grand aristotelicien du christianisme et le plus radical, la foi est, en tout ce qu'elle a d'essentiel, sinon a ce point contraire a la raison, du mains au-dessus de la raison. Et c'est precisement en tant qu'inaccessible en dernier ressort a la connaissance naturelle, qu'elle est meritoire. La difference avec Avicenne identifiant connais­sance et lumiere (la lumiere supreme, la lumiere originelle) ne saurait etre plus radicale.

En meme temps, l'entendement oriental contractait a vrai dire une alliance en soi non entierement temporelle. A cette epoque en effet, ii n'etait pas considere comme Ia seule faculte qui s' ecartat de l'Ecriture et la reduisit au Sta­tut de simple enveloppe. Fait curieux, le courant mystique soutenait lui aussi souvent la distance du penseur face au devot de l'Ecriture. Il exprima plus d'une fois en Orient, comme plus tard dans le cas des Albigeois et de Maitre Eckart, un mouvement populaire contre la noblesse et l'Eglise. De plus il constitua, surtout clans la classe supe­rieure iranienne, une defense solide contre l'islam arabe; c' est la qu'il adopta des traits neoplatoniciens. On sait que

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chez Avicenne, Aristote lui-meme apparaissait frequem­ment sous un jour neoplatonicien, voire gnostique. Impossible d'ignorer aussi, dans les milieux culturels de Bagdad, cette forme precisement d'influence syro-ira­nienne, par nature etrangere au Coran et meme au ceremonial islamique. A Bagdad meme et plus encore a Basra, on voit se perpetuer l'antique mythe iranien de la Lumiere, lui-meme l'une des sources de la gnose mys­tique, doctrine des tribulations et du retour de la Lumiere. Dans son naturalisme, Avicenne n'avait aucune relation a l' orthodoxie religieuse, mais avec ce naturalisme il en avait une a la cosmologie metaphysique de la Lumiere, y com­pris par endroits (meme Homere parfois s'endort) a sa superstition (hormis l'astrologie, il estvrai, qu'il rejeta de fa<;on significative clans un texte particulier). 11 frequenta les soufis, cette secte du mysticisme persan qui enseignait, sans reference au Coran, sans passage par la mosquee, le retour de l'ame par effusion a la Lumiere cosmique origi­nelle. Et il eut des rapports avec les Freres de la purete de Basra, une secte erudite fondee vers 950 et qui, clans une encyclopedie conservee jusqu'a ce jour, donnait une repre­sentation neoplatonicienne de l'origine lumineuse du monde pour en tirer la doctrine inverse, celle du retour du monde et de l'ame, done un guide du voyage vers la Lumiere originelle. Tout cela, c'est de la mystique, et comme tel cela ne releve pas precisement du temporel, et pourtant, on l'a rappele, cette mystique - etrange mais incontestable allie - etait, tout comme le naturalisme, en lutte contre l'orthodoxie du clerge et de l'Ecriture. Dans une mystique de la pure transcendance la religion n'est assu­rement pas rejetee comme opium du peuple, elle passe meme plutot pour trop peu d'opium, mais la mystique d'orientation pantheiste manifeste des tendances qui l'ap-

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parentent a un reveil, une sortie sinon de l'etat de transe,

du moins de l' etat de dependance religieuse. Chez les soufis,

la foi positive se resorbe clans la vision interieure de l'Un­Tout, le soufi reconnait la vanite de toutes les religions et se sentspirituellement au-dessus d'elles, qui n'existent que pour le non-initie. 11 en va de meme, avec ajout de neo­

platonisme vulgarise, pour les F re res de la purete de Basra : les religions positives ne sont pas simplement des phases

transitoires, les moyens pedagogiques d'une verite << pneu­matique», ell es sont en fin de compte des obscurcissements de la Lumiere, des pays d'illusion. C'est ainsi que le mys­tique Abu Sa'id, un ami d'Avicennc, a <lit: «Tant que la mosquee ne sera pas tout a fait devastee, l'ouvrage des der­

viches restera inacheve; tant que la foi et l'incroyance ne seront pas completement identiques, nul etre humain ne deviendra un vrai musulman. » Goldziher (Vorlesungen iiber den Islam, 1910, p. 172) montre de fa~on concrete a quel point, par de telles idees, les soufis rencontraient les libres penseurs islamiques parvenus, a partir d'autres considera­tions, au meme resultat. Et si un mystique tirait des

consequences trop radicales de l'union avec le divin, il est

avere qu'il pouvait bien faire connaissance avec le bour­reau. Si courte est la distance entre la religion et son depassement, entre l'aneantissement de l'homme en Dieu et l'aneantissement de Dieu en l'homme ... La para bole

des trois anneaux, de Lessing*, qui, a travers Boccace, remonte a la cour de Frederic II de Hohenstaufen sous influence sarrasine, mais aussi la formule, de meme ori­

gine, de tribus impostoribus - Moi'se, Jesus et Mahomet: toute cette pensee eclairee irreligieuse a pour source, outre le naturalisme, sa principale composante, l'element para­doxal a l'extreme d'une mystique etrangere a toute Eglise. Sous la forme non pas d'un pantheisme mais d'une escha-

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tologie humaniste, cet element est d'une presence tout a fait tangible chez Joachim de Flore, qui enseignait la vemie d'un troisieme Testament, au-dela du temps ecoule de l'Ancien et du Nouveau. Enfin une effervescente hostilite a l'Eglise se manifeste clans la mystique allemande du qua­torzieme siecle, chez les Freres du Libre-Esprit, qui font si souvent penser au soufisme, ainsi que chez Maitre Eckart divinisant l 'homme, divinisant la raison.

Assurement- pour ne pas depasser la mesure de la verite etablie : la mystique pouvait prendre des positions hostiles non seulement a l'Eglise mais aussi au savoir, et cette der­niere prise de position allait plus de soi pour elle a toutes les epoques reactionnaires. L'ceuvre d'Avicenne lui-meme devait en faire !'experience, des que la mystique se fut alliee a l'orthodoxie et persecuta la philosophie. Cela debuta (conjointement, fait caracteristique, avec un scepticisme envers la raison) par Ghazali qui, a pres avoir d'abord ensei­gne la philosophie a Bagdad, ecrivi t pour la mystique un ouvrage lourd de consequences : Destructio philosophorum, et vecut sa vieillesse comme soufi. Mais cela de telle fa~on qu'il expulsa totalement du soufisme l' orientation pan­theiste en meme temps que la tendance intellectuelle et y introduisit !'orientation orthodoxe vers la transcendance. « Quand le Soleil se leve, dit le renegat de la philosophie qu'il etait devenu, on peut se passer de Saturne », la pla­nete de la rumination, des veilles nocturnes, de la science. Pour lui, le Soleil c' etait le Coran, ce qu'il maudissait comme saturnien, c'etaient avant tout les principaux ensei­gnements d'Avicenne: l'etemite de la matiere, l'inviolabilite des lois causales, la non-resurrection des marts. Pourtant, a cote de la mystique qui aboutit a l'obscurantisme et coi"n­cide ensuite avec lui, il y a celle aussi qu'a sa maniere Avicenne, precisement, a soutenue en subordonnant la foi

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en l'Ecriture a la verite de la connaissance. Tant ii est vrai que sa theorie ginerale de la religion comme voile allegorique, ainsi qu'il ressort de la fin du texte, procede, au moins clans la forme, de la mystique et non de la seule pensee eclai­ree. Le neoplatonisme avait d'abord, a l'exemple du sto'icisme et du pantheisme, integre toutes les representa­tions religieuses du monde connu, grecques aussi bien qu'orie,ntales, a cette allegorese, c'est-a-dire a la reinter­pretation des allegories en concepts philosophiques. L'un des Peres de l'Eglise, Origene, formula ensuite la doctrine du triple sens de la Parole biblique : litteral-somatique, allegorique-psychique et dechiffre au niveau pneuma­tique. Sans aucun doute la «verite » que croyaient ainsi trouver les neoplatoniciens, puis Origene, n'etait pas pre­cisement telle que la concevait la pensee eclairee, des Avicenne : un noyau rationnel. L'allegorese mystique (sou­vent un champ de courses pour artifices exegetiques debrides) fut destinee avant tout a sauver la religion, non a la critiquer, a la reduire, moins encore a l'abolir par la sagesse. En outre, cette theorie interpretative des para­boles presuppose toujours que le document religieux et la connaissance rationnelle ont exactement le meme contenu de signification - hypothese qui n'etait pas du tout celle d'Avicenne. Chez celui-ci, cependant, le rapport foi-science derive en demiere analyse de l'allegorese neoplatonicienne; et sous cette forme devenue rationnelle, en la personne d 'Avicenne, ce rapport a po rte des fruits jusqu 'aux Lmnieres de }'Europe tout entiere.

Le Vivant,fils de l'Eveille. Dieu comme corps celeste Le jeu du savoir avec la foi s'est transmis lui-meme de.

fa~on fort parabolique. Non seulement clans la fable ~es· trois anneaux, mais encore clans celle, beaucoup plus <;few-,

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loppee, de l'un des premiers romans philosophiques : le livre d'Ibn Tufayl: Le Vivant,fils de l'Eveille. Et cette fable est passee elle aussi dans la litterature europeenne, plus largement encore que celle des trois anneaux : en effet, le roman d'Ibn Tufayl a servi par la suite de modele a Robin­son et a bien des robinsonades. Or la pensee de ce roman procede d'Avicenne, et l'eveil de son titre lui est meme lit­teralement emprunte. Pour montrer que la connaissance rationnelle est parfaitement suffisante, Avicenne avait ima­gine, accedant a la connaissance dans une solitude absolue, un homme au nom anti-opium significatif de Hayy ibn Yakzan, «Le Vivant, fils de l'Eveille ». L'Eveille, c'est !'in­tellect universe! en activite, qui emplit et relie les humains. Et de la vient que cent ans plus tard, dans l'Espagne arabe, le maitre d' Averroes, Ibn Tufayl, ecrivit son roman philo­sophique intitule de meme : Le Vivant, fils de l'Eveille, ou la fiction d' Avicenne etait censement demontree par l'exem­ple. Sous le titre de Philosophus autodidactus ce roman vint a son heure en 1671, au debut des Lumieres europeennes; sa traduction en allemand par Eichhorn : Der Naturmensch [« L'homme naturel »], leur donna en 1783 une conclu­sion rousseauiste. Orce roman n'inspira pas seulement celui de Robinson, mais affermit la conviction fondamen­tale des Lumieres : outre sa raison, l'homme n'a besoin d'aucune foi. En effet, c'est de ses propres yeux que le phi­losophus autodidactus d'Ibn Tufayl et Avicenne prend connaissance de la nature et de la sagesse, sans etre deroute par l'enseignement des pretres et sans les succedanes mythiques, toujours restes impenses, de la masse tenue a l' ecart de la pensee. A vrai dire, meme ce type se dirige finalement, pour ainsi dire au sommet de son acte de connaissance autonome, vers l'uniomystica. La non plus le naturalisme, comme clans tout le milieu culture! islamique

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demeure en cela medieval, n'exclut pas la mystique, mais l'inclut. Elle n'invalide pas pour autant le naturalisme chez

les grands penseurs; chez Avicenne precisement, associee a !'orientation preponderante de l'interet vers la science de la nature, elle a tout au contraire maintenu la liberte

face au Coran, a l'orthodoxie. Seul echappe entierement a la pensee eclairee le type d'extase - ultime degre d'une

raison atteignant par elle-meme a sa perfection - ou le roman d'Ibn Tufayl fait se perdre son Robinson en Dieu. Et com bien il semble etranger au naturalisme qu'Ibn Tufayl

vante en Avicenne precisement, avec les soufis, un maitre de cette extase ! II cite a l'appui le texte suivant d' Avicenne: « Quand chez quelqu'un la volonte et l'exercice ont atteint une certaine hauteur, alors la lumiere naissante de la verite

lui dispense des rayons vivifiants, tels les eclairs que l'on

voit briller un instant puis aussitot disparaitre. Puis, s'il continue a s'exercer, ces clartes fugitives se multiplient; sur quoi il en beneficie si souvent qu'elles se presentent a lui sans plus d'exercice. Chaque fois qu'ensuite il voit quelque chose d'un seul coup d'ceil, il atteint la Porte du Tres Saint et s'empreintd'un peu de sa nature et, en chaque chose sur laquelle il jette desormais un bref regard, il voit aussitot la verite. Enfin, l'exercice le mene au niveau OU il accede a un etat de serenite; ce qui naguere encore ne fai­sait pour lui que passer fugitivement lui devient a present

familier; ce qui n'etaitque lueurvacillante lui devientclaire lumiere; une connaissance permanente lui est accordee, telle une compagne de tousles instants.Jusqu'au moment ou l'on accede a la connaissance ou le mystere ressemble a un miroir poli, place en regard de la verite. Et a ce niveau on ne voit plus, uniquement, qu'a travers la Porte du Tres

Saint, et c'est la la veritable union» (d'apres la traduction allemande d'Ibn Tufayl, p. 30 sq.). Dans cette citation, Ibn

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Tufayl renvoie a l'ouvrage perdu d'Avicenne, Philosophia orientalis; or cet ouvrage aurait declare que non seulement le Coran, mais aussi la philosophie aristotelicienne, ne ren­fermait la verite qu'encore voilee. Sans voile, elle aurait ete donnee pour la premiere fois precisement dans la Phi­losophia orientalis en tant que philosophie non pas des Orientaux mais de !'Orient, c'est-a-dire de la Lumiere naissante, de !'illumination. Et Averroes a son tour fait savoir, dans sa Destructio destructionis, que la Philosophia orientalis d' Avicenne se serait ralliee, en tout pantheisme, a la tournure donnee, dans l'Antiquite tardive, par Alexan­dre d'Aphrodise au commentaire d'Aristote: «Il y aurait dans l'univers une force unique qui en penetre les parties, tout comme la force vitale penetre les membres du corps animal, qu'elle relie. Nous avons eu connaissance d'un grand nombre de partisans d' Avicenne qui attribuent cette doctrine a leur maitre. II l'aurait enseignee dans la Philo­sophia orientalis parce qu'elle reproduit !'opinion des Illumines selon laquelle Dieu ne serait rien d'autre que le corpus coeleste, le ciel ou le corps celeste» (Destructio des­tructionis, traduction Horten : Die Hauptlehren des Averroes [« Les principaux enseignements d'A »], 1913, p. 234). Apres tout cela, a vrai dire, meme l'extase attribuee a Avi­cenne n'apparait plus comme si completement depourvue d'esprit eclaire ni si eloignee du naturalisme. Car le Tres Saint dont l'extatique selon Avicenne franchit la Porte n'habite pas du tout clans une transcendance sans nature, c' est au contraire Allah lui-meme en tant que courant pene­trant et traversant la nature, cuhninant clans la voute etoilee. Sur ce point, done, la mystique ou le « fils de l'Eveille >>

d'Avicenne-Ibn Tufayl trouve son achevement clans la liberte redevient nettement pantheiste. Chez Aristote !'affirmation etait polytheiste, les astres etant consideres

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comme des <lieux; chez Avicenne la divinite penetre la nature entiere, clans un monisme intensement affinne; son extase unit ainsi l'ame arrachee au monde et le ciel etoile, figure de la nature egalement extasiee. C' est la certes une sublime fa~on de se detourner des mouvements terrestres (sublunaires), mais le naturalisme (Dieu = corpus coeleste) est sauvegarde en meme temps que l'eveil, chez Avicenne, jusque clans sa mystique. En fin de compte : la parabole de la foi comme voile donne au savoir exactement l'auto­

nomie qu'il pouvaitpossedera son niveau d'alors; le savoir, souvent extatique, restant fidele au corps, a la nature, haus­sant meme jusqu'au ciel la nature, la matiere.

Aristote-Avicenne et Jes essences du monde d'ici-bas Revenons maintenant a Ibn Sina; mais ce n'est pas ici le

lieu de le depeindre en detail. Aussi bien faudrait-il evo­quer al ors force aspects lies a l'epoque, qui ne relevent pas de son possible heritage et n'ont plus d'interet qu'histo­rique, et guere philosophique. Vivant, le philosophe Avicenne le reste a un tout autre egard : nous l' avons des l'abord defini comme point de repere clans le veritable pro­longement de la ligne aristotelicienne. Repere des debuts au Mayen Age d'une pensee eclairee, des debuts d'une

exaltation de la matiere : tel Avicenne lui-meme est apparu aux yeux de l'orthodoxie de son pays'et clans une grande mesure aussi de la scolastique chretienne. (Ne taisons pas, toutefois, le fait qu'un arabisant qui ne partageait pas pre­cisement sa pensee eclairee, le theologien catholique M. Horten, traduisant et expliquant Avicenne puis Aver­roes, a tenu jadis a minimiser et meme a nier chez eux cette pensee. Leur naturalisme ne serait rien de plus qu'un « gras­sier contresens sur la scolastique», conforte, pretend-ii, par des traductions la tines ?eficientes. Pour Horten, Aver-

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roes serait meme devenu, quelle surprise! d'anti-ortho­doxe, un « apologiste du Coran». Peu compatible avec cela, en tout cas, est la « touche de pantheisme » que Hor­ten ne peut pas eviter de reconnaitre chezAverroes. Facheux seulement que l'orthodoxie islamique de l'epoque, qui poursuivit tant Avicenne qu' Averroes et brula leurs livres, n'ait pas cru aussi a cette fidelite au Coran, mais l'ait consi­deree au contraire comme concedee du bout des levres. Ce clerge per,;ut malheureusement mieux le naturalisme de ces deux philosophes qu'un arabisant reactionnaire d'au­jourd'hui, post festum. Et quant a }'influence nettement subversive de l'averroisme au Mayen Age chretien, ce « grassier contresens » ne parait pas ici non plus se situer du cote de la scolastique, dont le caractere elementaire etait vraiment le moindre defaut. Ainsi done Avicenne et Averroes subsistent a l'encontre du monde des muftis de l'islam; pretendre les y assimiler apres coup, ce n'est pas une lecture philologique mais la lecture d'une legende.) Dans la philosophie d'Avicenne, la theologie pese d'un moindre poids que chez les aristoteliciens chretiens. Avi­cenne exige, a pres l' etude propedeutique de la logique et des mathematiques, un tres large compendium portant sur la science et la philosophie de la nature, et seulement ensuite, sur ces fondations, l'etude de la metaphysique. Mais ce qui caracterise vraiment l'reuvre d'Avicenne, ce n'est pas cette connaissance empirique de la nature, en ela­boration, pour ainsi dire centre de gravite du savoir encyclopedique. Non: ce qui la caracterise, donne consis­tance a sa memoire et a bien autre chose encore, c' est, tres precisement, la ligne qu'il indique et prefigure, et qui menera d' Aristote non pas a Thomas d' Aquin mais a Gior­dano Bruno et au-dela. Pour cette ligne et son orientation nous proposerons ici, par reference a une bifurcation post-

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hegelienne bien connue, le terme de gauche ari,totelicienne. n s'agit la d'une comparaison entre les modalites natura­listes avec lesquelles le nous aristotelicien et l'Esprit hegelien sont venus au monde. Cette comparaison, il ne faut certes pas trop la pressurer, Aristote n'est pas Hegel, les facteurs sociaux a l'origine des bifurcations qu'ont connues ensuite ces philosophies different du tout au tout, le temps ecoule jusqu'a leur survenue parait different, et entre Avicenne d'une part, la gauche hegelienne d'autre part, il ya ecart de dimension. Cependant il existe des correspondances ; le lien c'est, ici comme la, la preponderance croissante de l'inten~t porte aux choses de ce monde; un naturalisme qui, repartant du nous aristotelicien, s'accentue, integre l'Esprit hegelien et }'inverse completement. Et quant au temps ecoule entre ce passage au naturalisme selon Aris­tote et selon Hegel: des apres Aristote aussi une gauche a fait son apparition. Celui-ci avait defini la matierecomme dynamei on, simple etre-en-puissance, indetermine en soi, qui, comme la cire, reste passif en recevant la forme et se la laisse imprimer. La forme (cause finale, forme finale, entelechie) est alors le seul agent dote d'une efficience reelle; et la forme supreme, actus purustout a fait depourvu de matiere, c'est le nous, le Dieu pure pensee. Or cette theorie, precisement, connut, sur son propre terrain et aussi vite qu'apres Hegel, une premiere inflexion vers la gauche. Straton deja, le troisieme chef de l'ecole peripa­teticienpe, affaiblit de fa~on considerable le theisme du nous pur ainsi que sa separation d'avec la ma ti ere. Straton, que l'on appelait « le Physicien », donna a l'aristotelisme sa premiere inflexion vers le naturalisme; sur quoi le grand commentateur de l'Antiquite tardive deja mentionne, Alexandre d' Aphrodise, declencha le processus qui, attri­buant la puissance supreme a la matiere, fait ensuite

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apparaitre chez Avicenne, on le verra, celle-ci comme pour­vue en tout point de forme efficiente et toute forme efficiente pourvue de matiere. Ainsi debute, avec Avicenne, l'evolution vers le naturalisme qui, chez le philosophe juif espagnol Avicebron, progressa jusqu'au concept de mate­ria universalis et, chez Averroes, presenta la ma ti ere comme animee d'un mouvement interne eternel et tout entiere vivante: commenaturanaturans, n'ayant besoin, du dehors ou d'en haut, d'aucun nous divin. Jusqu'a Giordano Bruno (grand admirateur d'Avicebron et Averroes) qui, lors du passage a la Renaissance du theisme a un materialisme certes encore pantheiste, voyait clans la matiere la vie une, universe/le fecondante et fecondee, infinie comme le Dieu ancien mais sans au-dela. Cette ligne, done, partant de la conception aristotelicienne de la matiere et de la forme, et l' effet produit : le transfert de la puissance divine elle-meme sur la potentialite active de la matiere, telle est la voie par excellence de la gauche aristotelicienne, avec Avicenne pour repere et tournant a pres l' Antiquite. Cependant que la droite aristotelicienne, aboutissant a Thomas d' Aquin, exhaussait encore plus le theisme du nous pur, deja exhausse chez Aristote. De so rte que cette droite confinait la ma ti ere clans la simple potentialite, c'est-a-dire en fin de compte clans l'incapacite absolue de prendre forme par elle-meme en constituant le monde a partir du simple « etre-en­puissance >>, dynamei on. Regardant de plus pres la gauche chez Avicenne lui-meme, on voit trois points principaux ou Aristote a ete prolonge clans le sens du naturalisme. Ils concernent premierement la doctrine de /'time et du corps, deuxiemement celle de la raison active ou de /'intelligence uni­verselle de l'homme, et troisiemement celle, precisement, du rapport forme-matiere (potentialite-puissance) clans le monde. Et les deux premiers de ces points sont tout a fait indis-

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sociables du troisieme, du virage a gauche clans le pro­bleme de la matiere, avec l'exhaussement de celle-ci.

1. Concernant le corps et l'iime, notre penseur croit en cette derniere. Mais elle se trouve aussi, en tant qu' elle desire, ressent et represente, chez les animaux, et liee par la etroitement au corps. L'ame n'existe que clans le corps organique et par lui, en tant que forme agissante unitaire et insecable. Dans l'ame humaine a vrai dire, a ce que l'homme partage entierement avec l'animal vient s'ajou­ter !'intelligence. Et celle-ci est censee faire que non seulement chaque humain presente une ame particuliere, a la difference de l'ame-groupe des animaux, mais encore que cette ame particuliere soit, de plus, permanente, indes­tructible. Or cette ame individuelle est tenue pour ne pouvoir etre ni produite par le corps ni detruite par la mort de celui-ci. Sur ce dernierpointdonc, Ibn Sina ne s'eloigne pas encore du Coran, et Averroes, pour qui l' ame elle aussi, et meme precisement en tant qu'individuelle, cessait d'etre apres la mort, a ete ici plus consequent. Mais si Avicenne n'en niait que plus categoriquement la resurrection du corps, il depouillait la survie individuelle de toute couleur. L'absence de l'organe corporel privait l'Eglise des ma'itres des terreurs sensorielles de l'enfer, ce gigantesque fouet clerical, ainsi que des joies du ciel, obj et au moins pour les sens de possibles hallucinations, ces sucreries de l' ortho­doxie. Aucune privation de ce genre chez les penseurs du Moyen Age chretien, qui pourtant partaient, avec Avi­cenne et Averroes, de la meme doctrine aristotelicienne de l'ame. Chretiennes etaient avant tout les terreurs bn1-lantes de l'au-dela, et les morts se mettaient en marche, en bon ordre, en chair et en os, afin d'etre rotis en se sen­tant rotir. Pour Avicenne, cette sensibilite precisement, partie de l'ame animale, ne survit pas; au moins ce savoir

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liberait-il ceux qui savaient de la peur des tortures clans l'au-dela. De ce que pouvait etre apres la mort !'expe­rience de la partie intelligente de l'ame, bonheur ou malheur purement spirituels, }'influence clericale ne pou­vait plus se servir. II n'est pas surprenant que l'Eglise des puissants ait persecute ceux qui detruisaient ainsi son fouet de I' autre monde.

2. Concernant /'intelligence individuelle et la raison univer­se/le, c'est a cette derniere que notre penseur accorde tout. lei, nul flottement chez lui, il echappe ainsi de fac;on radi­cale a l'enfermement clans l'etre particulier, ses habitudes, ses croyances. Chez Aristote l'intelligence particuliere, individuee, etait apparue comme passive, determinee de cas en cas par les quali tes prop res du corps auquel elle etait liee. Elle est passive parce que liee au corps et done de tres pres a la matiere, a sa pure passivite, a sa receptivite, au mieux a sa disponibilite. La raison universelle, en revanche, est la forme active ou authentique de l'intelligence, sa vertu efficiente; independante des qualites particulieres du corps individuel, elle constitue le chef impersonnel de l'humain. Le nous passif d'Aristote n'est done rien de plus que celui qui peut connaitre, I' actif, celui qui donne la connaissance. Mais des rapports de cette raison active avec une unite humaine de la raison en general, il n' est guere encore ques­tion chez Aristote. Une telle unite etait etrangere a Aristote, qui ne connait les esclaves que comme des outils parlants, qui n'ont qu'en apparence le corps et l'ame d'un homme libre; Aristote allait meme jusqu'a designer tousles non­Grecs comme de tels esclaves-nes. Ce n'est meme pas comme une propriete des Grecs en general qu'il conc;oit la raison active mais, au-dela et bien loin au-dessus, comme un element de !'esprit divin. Or combien different appa­rait !'aspect non individuel de la raison active chez Avicenne

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et, a travers lui, chez Averroes ! lei, pour la toute premiere fois, la raison active a ete definie comme lieu d'une unite

de l'intellect dans le genre humain. Cessant d'etre simple­ment definie comme le non-particulier, le non-individuel qu'elle etait, la raison active est ainsi devenue universel­lement humaine. Or son contenu, ce n'est pas la religion, et surtout pas une religion a surnom, aux limites confes­sionnelles; c'est uniquement la philosophie, et plus precisement celle qu'il s'agit d'interpreter, l'aristoteli­cienne. Et celle-ci meme non plus en tant qu'individuelle, elle aussi confessionnelle, mais au contraire, pour la seule et unique raison, comme le dit Averroes, que cet exem­plaire qu' en est Aris tote donne a voir « le plus haut accomplissement de l'humanite, ultime but de }'intellect de l'homme ». A vrai dire, les voies par lesquelles la rai­son universelle devrait emerger en l'homme ont ete, chez les penseurs islamiques, de l'ordre de la fantasmagorie, surtout clans le cas d'Avicenne. D'apres lui, !'intelligence agente marque la limite inferieure des intelligences supra­sensibles dont la gamme, emanee de Dieu, descend en passant par les esprits planetaires jusqu'au « moteur de la lune». De la, }'intelligence agente se repand directement clans notre entendement, }'illumine et y produit une image des entites cosmiques. C'est la theorie neoplatonicienne des emanations, telle qu'elle a ete reproduite peu de temps apres (avec la descente de dix Intelligences ou Esprits des spheres) clans la Kabbale; clans ce passage archi-mythique, astro-mythique, on est tres loin du naturalisme. Et pour­tant chez Avicenne }'intelligence agente, meme en tant que « la plus basse des intelligences celestes », n' est pas elle-meme clans ses effets un facteur astral, ni, comme elle le risque chez Aristote, quelque chose qui va se perdre clans l' esprit divin. Non : c' est ainsi que se fonne l'unite du genre

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humain, et cela avec la doctrine de l'unitas intellectus, source de tolerance: les etres humains ont tous une seule et meme raison, et chez tous elle est identique. S'il est vrai que cette unitas intellectus avait ete affirmee deja par le Portique, OU l'on enseignait que les representations fondamentales etaient communes a tousles humains, Avicenne n'en fut pas mains le premier a donner a ce point de doctrine le tranchant auquel toutes les orthodoxies confessionnelles se sont coupees. Avec cette communaute qui simplement effa<;ait toutes les differences, les stoi"ciens avaient en fin de compte pour eux le melting pot de !'empire romain et etaient done couverts par la classe dirigeante. Avec l'uni­tas intellectus, en revanche, Avicenne puis Averroes blessaient l'arrogance de la religion de leur pays, c'est-a-dire la convic­tion de l'islam pretendant qu'en dehors de lui tout n'etait que nuit. L'unite de la raison active chez tous les humains blessaitde meme l'absolutisme chretien, figure par le pou­voir des des de Pierre. II n'est done pas etonnant non plus que le clerge des deux religions ait combattu comme une tres grave heresie une telle destruction - en Occident aussi l'unitas intellectus fut condamnee, sous la forme que lui avaient donnee Avicenne et Averroes, comme doctrine erronee par excellence. Pour se garder d'etre confondus precisement avec cette gauche aristotelicienne, Albert le Grand et Thomas d' Aquin ecrivirent chacun son De uni­tate intellectus contra Averroistas. L' enjeu est clair, en effet : ce qui se manifeste clans l'unite de la raison selon Avicenne, ce n'est rien de mains qu'une nouveaute, l'appel passionne a la tolerance. Non pas comprise, assurement, chez un phi­losophe, comme tolerance al' egard de ce qui est totalement faux et manifestement mauvais, mais en opposition a la pretraille, a l'ignorance bornee et a l'agressivite d'un passe revolu qui, par betise et ego"isme meles, rassemble ses

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zelotes. C'est au-dessus de tout cela que s'elevait la tole­rance de la raison humaine, et elle rassemblait les siens : la majorite. Chez lesanabaptistes, ces revolutionnaires qui n'etaient, on le sait fort bien, nullement tolerants par irreflexion, cette unit:as intellectus fut consideree par la suite comme l'esprit de la Pentecote du Pauvre Conrad* a tra­vers le monde entier, « bien haut au-dessus de toute la dispersion des races et des croyances », selon la predica­tion de Thomas Muntzer. Et quand vinrent les Lumieres, avec la valeur que prenait leur notion si diverse de nature, !'influence de l'unitas intellectus d'Avicenne y etait, parmi d'autres sources, tout a fait active. L'unite d'une raison universelle se trouve, juste a demi masquee par le neos­tokisme, precisement clans ce couronnement de !'edifice qui apparut alors sous Jes formes du droit nature], de la morale naturelle, de la religion naturelle. Jtem, la paix est comprise clans ]'orientation donnee au sens de l'intellectus agens vel universalis, ce qui veut dire : la paix pour tous ceux qui ont l'esprit juste et acti£

3. Concernant le rapportmatiere-forme, notre penseur l'a precisement developpe sous une forme nouvelle. Cette forme nouvelle, Avicenne n'a nullement ete le premier a la developper, mais c'est seulement a partir de Jui et par Jui qu'elle a fait ecole. Successeur d'Aristote, Straton est reste isole, on l'a vu, quant a }'integration de la forme efficiente a la matiere. Cela, ne serait-ce que parce que l'activite veritablement philosophique s'est de toute fa<;on tres vi te etein te clans I' ecole peripateticienne; elle s' est specialisee, et aussi dispersee, clans Jes sciences particu­lieres. Seu] de son importance, Alexandre d' Aphrodise a, comme on l'a deja rappele, donne un nouveau develop­pement au stratonisme avec ses theses clans !'ensemble naturalistes. II enseignait en effet un Dieu-corps celeste,

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soma theion, il reprit aussi ce que Ciceron rapporte de l'en­seignement de Straton : « Omnem vim divinam in natura sitam esse» : toute l'energie divine est (sans aucun esprit transcendant) situee clans la nature. Mais ce n'est pas a Straton et a son commentateur Alexandre, c'est a Avicenne que se rattacha la gauche aristotelicienne medievale in punctum puncti, quant au concept de matiere. Et c'est seu­lement a travers la Philosophia orientalis d' Avicenne qu' Averroes a lui aussi pris conscience du pantheisme en germe chez Alexandre d' Aphrodise. Or Aristote lui-meme - il faut le repeter ici, ce point etant au centre de l' « effet de gauche» - avait d'abord presente la matiere comme l'absolument indetermine, informe, lui-meme incree, a partir duquel tout se cree. Ainsi cette matiere originelle, premiere, encore totalement separee de la fonne efficiente, est le possible purement passif, l'etant qui ne l'est que par relation. Si au contraire la matiere est, comme clans toutes les figures qu'elle prend au monde, deja liee a des formes efficientes actives, alors vient s'ajouter encore a l' « etre­en-puissance », dynamei on permanent, une sorte de co-efficience. Cette co-efficience detennine et individue l'in­tervention et la caracteristique des formes efficientes, souvent aussi clans le sens d'une perturbation. Ainsi cette matiere seconde, ou matiere devenue monde, fait que les formes efficienteS a l'activite finalisee, OU entelechies, peuvent Se realiser uniquement sur le mode de l' « etre-selon-la­possibilite », kata to dynaton. Chez Aristote, en revanche, la matiere reste essentiellement un dynamei on passif, simple « etre-en-puissance », potentialite ( quoique, precisement clans le cas de la matiere fa~onnee en cosmos, une poten­tialite elle-meme, le cas echeant, negativement co-agissante, une conditio sine qua non). Chez Aristote, seule la forme efficiente se realisant est puissance, actus en train de s'ac-

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complir, jusqu'a l'acte totalement sans matiere, au som­met : au Dieu immobile et moteur universe!. Meme le mouvement est ici refuse a la matiere, bien qu'il figure la transition de l'etat de possibilite a celui de la realisation. Aristote attribue au contraire le rnouvement a l'entelechie, et c'est pourquoi il l'appelle «une entelechie inachevee» (Physique, chap. 5). Comme on ~evoit, le concept de matiere est certes dote chez Aristote d'une caracteristique fonda­mentale tres importante : la possibilite objective, mais non pas, ou pas encore, de celle, pour cette possibilite, d'etre en fermentation, en gravidite, de se mettre au monde, voire de rester sans conclusion. Des indices en ce sens, il yen a sans aucun doute, ainsi dans la these de l'horme, de la matiere aspirant a la forme (ce que represente pour ainsi dire l'etre-objectif, l'etre-materiel de l'Eros platonicien). En depit de son immense portee, cette indication sugge­rant un agent processuel dans la matiere elle-meme n'a pas aboli chez Aristote l'assimilation de la ma ti ere a la pas­sivite. Et pas davantage n'a ete ebranle par la le privilege de l'actus reserve a l'entelechie, con~ue comme immate­rielle, a la forme empreinte dans la matiere et qui se developpe en vivant*.

Or Avicenne reprend certes ces enseignements d' Aris­tote, il rnaintient encore la separation de la matiere et de la forme efficiente, mais tout cela d'une fa~on qui donne precisement a la matiere une importance toujours plus grande. La forme efficiente, surtout la plus haute, celle de Dieu, tend ainsi deja a n'etre plus qu'un simple point sur le «i » de la matiere, ou la fine pointe du souffle qui degage les figures materielles. Et cela, chez Avicenne, dans les trai­tes Metaphysica de son encyclopedie philosophique, de la fat;on suivante: le possible presuppose a l'origine du reel presuppose un sujet qui porte en lui la possibilite d'etre

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origine. Ce sujet, c'est la matiere, qui, en tant que pre­suppose de tout processus originel, ne peut pas avoir eu elle-meme une origine mais est au contraire, de toute eter­nite, un donne primordial, sans origine. Ainsi Avicenne a-t-il conforte de maniere surprenante, jusque sur le plan logique, la these aristotelicienne de la matiere increee, et cela en partant precisement du concept du possible. La matiere est done, de meme que la forme, une entite eter­nelle et nullement un pur et simple etant relatif depourvu d'etre prop re; elle est au con traire, en regard de la forme, le substrat de la disposition, d'une disposition determinee dans tous les cas. A vrai dire, Avicenne ne clot pas la son raisonnement : pour lui, au suj et de la possibilite doit neces­sairement venir s'ajouter un sujet cause de la realisation, car ce qui fait passer de la possibilite a la realite ne peut pas etre soi-meme un simple possible. En consequence, de meme que la matiere est le presuppose necessaire de toutes choses, il faut postuler aussi une cause non imma­nente a la matiere, un dator formarum, donneur des formes qui fait passer les choses de la possibilite a la realite. Tou­tefoisAvicennelimite aussitot cette efficience d'une cause divine au fait de donner et de maintenir !'existence. Cet actus puros ne renferme done nul contenu (quiddite, essence) qui ne soit deja dispose et mbne priformi dans la possibiliti objec­tive d'existence de la matiere; Dieu est uniquement l'Eveilleur. Dieu ou I'actus puros immateriel d'Aristote se reduit en fin de compte au fiat in Jonna; a ce qui etait de toute fa~on, sans lui, mG.r pour se deployer, il ne donne plus la forme mais seulement le signal du deploiement, et la somme des essences, quiddites, entites formelles ne prend pas en lui son origine. Certes, la materia prima abstraite est en elle­meme tres loin de pouvoir renfermer la multiplicite ou, a fortiori, la totalite des formes, mais elle est pourtant tou-

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jours prefiguree clans la matiere concrete du monde, par le

melange des formes deja advenu : « Les principes qui conduisent a l'etre individuel de la matiere sont ceux qui lui conferent sa disposition [ ... ]. C'est cette mise en dis­position qui declenche le passage a }'existence de ce qui revient a telle chose plutot qu'a telle autre. La disposition (dans la matiere concrete du monde) n'est rien d'autre que la relation parfaite a une forme individuelle determinee. »

(Die MetaphysikAvicennas, trad. Horten, 1909, pp.611 sq.).

Les entites elles-memes sont ordonnees de fa~on specifique par une disposition materielle, specifique au point qu'Avi­cenne compte autant de types de matiere que la physique

d'Aristoteavaitcompte de types de changement. Ces types sont au nombre de trois: changement de lieu, changement de propriete, metamorphose organique - avec, pour chaque

cas, les formes qu'il abrite ainsi que la possibilite mate­rielle determinee qui leur correspond. Ainsi, le concept de forme separee est voue a se dissiper et, avant meme Aver­roes deja chez Avicenne, a ceder a la matiere une partie de sa realite efficiente. Dans sa theorie des elements, Avi­cenne va meme jusqu'a nommer la forme le « feu intrinseque » OU la «verite ignee » de la matiere. De cette modification du rapport entre ma ti ere et forme a la presque totale immanence du pouvoir formateur ou natura natu­

rans chez Averroes, le pas a franchir n'est pas grand. La matiere alorsnon seulement porte en elle toutes les formes en tant que germes de la vie, mais se voit attribuer pour l'essentiel le mouvement qui revenait, chez Aristote, a l'en­

telechie. Selon Averroes, c' est « le mouvement giratoire du ciel » qui fait apparai'tre et croi'tre les formes de toute

eternite contenues clans la matiere. C'est ainsi que la Des­

tructio destructionis d'Averroes (these 1) statue, clans sa proposition essentielle, que «generatio nihil aliud est nisi

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converti res ab eo, quod est in potentia, ad actum >> : la pro­duction de toute chose n'est rien d'autreque le passage de sa potentialite a la realite que celle-ci implique. Et les

formes procedent uniquement de la matiere elle-meme :

le deploiement du reel est « eductio formarum ex materia ».

C'est ainsi qu'en modifiant le rapport entre matiere et forme, !'interpretation gauchisante d'Aristote evolue net­tement vers une conception active et non pas seulement mecaniste de la matiere. La place d'un Dieu qui a cree le monde une fois pour toutes est alors occupee par la puis­sance creatrice de la natura naturans reuvrant pour produire la natura naturata. II ne serait plus alors reste beaucoup de chemin a faire pour aboutir, en passant par l'idee de deve­loppement, au probleme d'une natura-supernaturans et, consequemment, d'une natura-supernaturata. L'une et l'au­tre auraient permis de mettre d'aplomb sur ses pieds la possibilite d'un ciel qui ne filt plus, sous la forme d'une spi­ritualiteflottantdans le vide, con~ commea venir. Cependont, I'« eductio formarum ex materia », tout a la fois alambic et tre­sor cache, latent, a deja suffi a dO'nner naissance a une nouvelle conception de la matiere. La encore, ii n' est pas etonnant que l'orthodoxie islamique ait maudit Avicenne ainsi qu'Aver­roes et les ait done tous deux brules in effigie, c'est-a-dire clans leurs ouvrages, de meme que }'Inquisition chretienne brula par la suite Giordano Bruno en chair et en os.

Influence d'Avicenne chez Thomas d'Aquin, et /'inverse Rien, a vrai dire, ne serait plus faux que de jouer pure­

ment et simplement la gauche en question contre les moines penseurs chretiens. Les temps sont passes depuis bien long­temps ou l'on meprisait la scolastique europeenne, et s'il en survit encore <;a et la quelque chose, c'est devenu com­pletement stupide. Aussi bien la scolastique chretienne

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presente-t-elle des aspects si divers qu'elle ne peut pas, a beaucoup pres, etre appelee une droite aristotelicienne de la meme fac;on que la scolastique islamique une gauche.

Au demeurant la scolastique chretienne classique, telle que la representent Albert le Grand et Thomas d'Aquin, est sur bien des points en accord avec Avicenne. Ainsi, tout particulierement, en thforie de la connaissance, sur la tres remarquable distinction d' Avicenne entre une premiere intention de la connaissance dirigee vers les objets eux­memes, et une deuxieme intention, dirigee vers les seuls concepts de ces objets. Qui plus est, Albert et Thomas ont integralement repris la solution d' Avicenne au probleme des universaux, c'est-a-dire de la validite des concepts gene­raux par rapport au reel : les universaux, ou concepts universels, sont valides ante rem au regard du plan de l'uni­vers, in re au regard de la nature, post rem au regard de la connaissance abstractive. Sur ce point, Avicenne a formule exactement, avec deux siecles d'avance, la solution qui sera retenue par la scolastique chretienne a son apogee mar­que par Albert et Thomas. Ceux-ci ont souvent invoque ace propos l'autorite d'Avicenne; d'ou ii ressort qu'en cette matiere la scolastique chretienne n'apparait pas comme une droite integrale, ni Avicenne comme une gauche integrale. Qui plus est, clans la reduction des uni­versaux au seul post rem de la connaissance humaine, qui regagna ulterieurement du terrain, on voit se produire c;a et la, clans le nominalisme d'Occam, un gauchissement, le debut d'une orientation bourgeoise vers ce monde, pous­see a un point tout a fait impossible aux temps d' Avicenne et d'Averroes. De ce fait, la scolastique chretienne ne peut pas etre qualifiee purement et simplement, en tous points, de droite aristotelicienne, et moins encore qu'ailleurs clans les questions de logique et de theorie de la connaissance.

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II n' en reste pas moins etabli que, globalement et sur des points decisifs, les fondements clericaux de la grande sco­lastique ainsi que l'apologetique fort peu naturaliste qui lui correspond permettent de parler a son propos, aux reserves faites pres, de droite aristotilicienne. Les commen­tateurs catholiques du haut Moyen Age ont vu en Aristote non seulement un praecursor Christi, mais de fa,;on plus categorique encore un precurseur de la societe feodale­clericale de classes et de son ideologie. Thomas d' Aquin etablit entre le corps et l'ame, entre les formae inhaerentes du monde assujetties a la matiere et les formae separatae du monde d'en haut qui en sont libres, avec au sommet la forme-esprit pure, divine, une cesure beaucoup plus nette que chez Aristote. Que l' on compare egalement la natura naturans, selon Averroes, cette force au cceur de la nature, et l 'assertion thomiste suivante : Oportet quod primum mate­riak sit maxime in potentia et ita (!) maxime impeifectum (Somme theologique I 4, I c) : la matiere, renfermant le maxi­mum de possibles, doit etre de ce fait meme ce qu'il y a de plus imparfait. On entend la le son exactement inverse de celui que rendait le rapport forme-matiere chez Avi­cenne et Averroes, bien loin que toutes les formes soient incl uses clans une matiere qui les deploierait par sa propre activite. Alors que les penseurs orientaux avaient d'abord reduit, puis supprime la separation aristotelicienne entre la matiere et les formes, a commencer par les plus hautes, Thomas d'Aquin, lui, etablit une dualite beaucoup plus poussee qu' Aristote entre formae separatae et formae inhae­rentes. II affirme ainsi un theisme de la transcendance absolue du pur Esprit, alors que la gauche aristotelicienne avait seulement ouvert la voie a la pure et simple explica­tion du monde par lui-meme. A l'encontre de cela, la position et !'explication du monde par la transcendance

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denotent toujours, dans la grande scolastique chretienne, la puissance de la ligne droitiere derivee d'Aristote. C'est ainsi qu'a Florence une fresque de l'ecole de Giotto, a Santa Maria Novella, jette Averroes aux pieds de Thomas d' Aquin, a cote des heretiques Arius et Sabellius, comme « totalement refute». La scolastique chretienne de la grande

epoque ne serait pas, sans cela, l'entelechie de la societe feodale et clericale, escortee par le solennel pathos d'un ordre hierarchise qui, partant de la base, s'est deploye avec toute l'ampleur d'une cathedrale clans son idee du monde et des cieux. Au lieu de !'auto-realisation d'une multitude de formes dans la matiere elle-meme, ce qui regne ici sans partage c' est, du haut des cieux, la pure forme efficiente, et son accessoire, le monde, en est alors clans le meilleur des cas le vassal. I1instance productrice de ce produit cree d'en haut, coupee de lui; son agens trone toujours la-haut, d'ou il se communique aux humains et a la terre. Le sys­teme de Thomas d' Aquin etait la tentative, grandiose clans sa rigueur, visant a concilier Aristote, la Bible, le dogme (Augustin n'y trouvait guere sa place); mais la matiere­force d 'Avicenne et plus encore la natura naturans integrale d' Averroes seraient tout aussi contradictoires et deplacees, clans la rigueur de cette « somme », que !'Esprit de la Terre selon Goethe, tissant, a grand vacarme, sur le metier du Temps* le serait dans une eglise.

Et pourtant, Thomas avait du se mesurer pleinement, dans sa jeunesse, aux influences arabes. Son gout mani­feste pour les donnees sensibles montrait deja que ce maitre n' etait pas tom be tout entier du ciel. Paris, ou il commern;a d'enseigner, etait sous !'influence d'Averroes, transmise par Siger de Brabant, pour qui le savoir, precisement en tant que tel, ne devait pas necessairement terminer sa course clans la foi traditionnelle. Une des theses d'Aris-

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tote enon~ait, comme on l'a vu, que l'ame rationnelle etait la meme chez tous les humains, ce qui eliminait done la survie de la conscience individuelle. Thomas a certes ecrit contre cette heresie un texte (De unitate intellectus contra

Averroistas) dans lequel il voulait dissocier l'unite de !'in­tellect de !'interpretation de Siger, mais sa lutte contre cette << confusion» montre qu'il y avait bien la matiere a confondre. Etsurtout, Thomas a declare toute sa vie durant que la creation du monde au commencement des temps ne pouvait etre demontree par la philosophie; en accord dans ce cas avec l'aristotelicien juif Maimonide egalement issu du milieu culture! averroiste. Au demeurant, le texte original d'Aristote ouvrait deja bien des points de rupture entre son explication immanente du monde et !'explica­tion transcendante de l'Eglise. II estvrai cependant qu'en fin de compte Thomas adopta, ici encore, une position mediane d'harmonisation, affirmant suum cuique [a cha­cun son role] et masquant les incoherences sous le sceptre de l'Eglise, d'abord mefiante mais visant bientot elle-meme a la position centrale. C'est ainsi que pour Thomas, des sa jeunesse, Aristote (meme sises heresies n'avaient pas encore ete tOUteS reconnues OU denoncees), etait devenu

correct par rapport a la transcendance, et done relativise. Conformement al' equation, validee depuis lors par l'Eglise, selon laquelle la philosophie aristotelicienne etait la quin­tessence de !'ensemble de celles d'entre les verites accessibles au lumen naturale que la revelation ne refutait pas, mais completait en leurdonnantune forme superieure. En fonction de quoi les averroistes de langue latine, qui affranchissaient la philosophie de la tutelle theologique, disparurent totalement de la scolastique officielle et aussi, en son temps, de la scolastique nominaliste tardive. En fonction aussi de quoi l'on vit meme, chez Thomas, s'effa-

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cer ou du mains cesser d'etre central le theme, precisement, que le scolastique contemporain Alexandre de Hales, sans aucun rapport avec Averroes, avait encore considere comme le plus important de taus : le caractere declenchant et suffisant, dans /'immanence, de l'acte et de la potentialite, de la forme et de la matiere. Thomas le remplac;a au centre de la cosmologie par l'acte initial transcendant de Dieu et fit de celui-ci, qui n'etait chez Aristote rien d'autre que la cause finale du monde et de ses creatures, leur pure et sim­ple cause efficiente, absolue, incluant le pouvoir createur et la dotation de l' etre. En fonction de quoi, finalement, Tho­mas va jusqu'a supprimer l'efficience realisatrice des formes (entelechies), et degrade cet actus en un pur et simple pret

emanant de l'etre-acte divin, etre realisateur, aussi unique que totalement transcendant. Sur ce point, il est vrai, Tho­mas semble suivre, de fac;on siderante, precisement des additions arabes a Aristote: la separation qu'Avicenne avait ete le premier a faire aussi nette entre entite et etre, essen­

tia et existentia (point decisif dans le texte de Thomas sur Dieu comme Createur: De ente et essentia). A l'exemple du neoplatonisme, Avicenne avait en fait distingue entre la contingence de l'etre des choses du monde et la necessite de l' etre divin dont ell es sont emanees. Mais chez Avicenne et bien plus encore chez Averroes, l'etre-acte efficient des entelechies du monde reste pleinement createur par lui­

meme, reste matiere comme potentialite et puissance, alors que Thomas le soustrait dans une grande mesure au monde - toujours de l'ordre de la creature, jamais createur -, et abolit finalement l'etre-acte en tant que fonction des ente­lechies du monde. La fonction naturante et done creatrice d'une natura naturans en devient tout aussi insignifiante et irreelle que l'entelechie en tant que «forme empreinte »

qui se developpe par sa propre action en vivant. Meme si

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chez Thomas la fonction realisante de la creature n' est pas

tout a fait eliminee, elle n' est plus que concedee par la

suzerainete d 'en haut et n' agit jamais sans la cooperation de l'unique puissance d'etre, celle de la transcendance

divine. Seul ce totalement Reel, que n'affecte done plus aucune potentialite, aucun possible irrealise, doiten fin de

compte etre reellement agissant, c'est-a-dire operer le pas­sage de la possibilite au reel. (Ainsi, selon Thomas, deja clans l'analogia entis de ce monde, c'est seulement le reel­

lement chaud, par exemple le feu, qui fait que le bois, qui est chaud selon la possibilite, devient chaud selon la rea­lite). Ainsi done le totalement Reel, qui ne peut etre confondu avec aucune natura naturans en fermentation, c' est ce Dieu

ou ce fixum transcendant dont Thomas dit que « l'essence de Dieu n' est rien d 'autre que son etre » (De ente et exis­tentia, c. 6) ou - par une traduction eliminant totalement

le futur de «Je serai celui qui sera»(Ex. 3, 14)-: «Je suis l'Etant, tel est le nom propre de Dieu » (Somme theolo­gique, I, 13, 11). Ce fait que !'essence de Dieu soit la seule qui implique l' existence ne doit certes pas etre compris clans le sens de la preuve dite ontologique de son existence (Ens perfectissimum eo ipso= ens realissimum), preuve a laquelle

Thomas, qui n' est nullement aprioriste, prefere la preuve dite cosmologique de !'existence de Dieu (qui conclut des ceuvres a une cause ultime de l'etre). Aussi bien la matiere

meme n' est-elle nullement depourvue de role chez Tho­mas : elle est le principium individuationis et conditionne done la multiplicite des exemplaires de chaque forme

specifique (d'ou des individus humains et non pas seule­ment I' humanitas, differents corps celestes et non pas seulement la stellaritas). En outre, les entelechies vassales

elles-memes n'en ont pas moins ete dotees d'une force efficiente, de telle sorte qu'une causalite unique de Dieu n'a

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pas ici de place (telle qu'elle a ete affirmee, clans le monde arabe, en dehors d'Avicenne, Averroes et contre eux, par la philosophie de la secte reactionnaire des Motekallemin). II n'en reste pas moins que cette fac;on d'isoler l'effecteur de l'existence et de le transferer par principe clans les hau­teurs n' a pas seulement mu tile l 'immanence chez Aris tote lui-meme; a plus forte raison, c'est le lieu meme d'une matiere aristotelicienne de gauche qui a ete verrouille -litteralement au fond*- avec son propre logos spermatikos (c'est ainsi que les stoi:ciens avaient nomme l'energeia, rai­son creatrice interne au divin clans les choses elles-memes). En consequence de quoi toute natura naturans d' en bas emancipee (matiere s'engendrant elle-meme) ne pouvait plus apparaitre a l'aristotelisme de l'Eglise que comme chose luciferienne, avec la clarte du jour OU plutot l'odeur du soufre bn1.lant. Giordano Bruno en a fait l' experience et Spinoza, precisement pour son« natura sive deus», a ete marque au front, par l' orthodoxie de la transcendance, du «signum reprobationis». Releguee clans la transcendance, l' energeia des entelechies aristoteliciennes a meme aussi radicalement exile du monde et envoye clans le sunnonde la force active et le germe premier de Faust* (avec l'explica­tion du monde par lui-meme), et les a envoyes clans le surmonde, puissance ultime, seule creatrice et directrice, conformement a l'absolutisme d'en haut qui seul confere l' etre et la <lignite.

Influence de la gauche aristotilicienne sur l'anti-Eglise II est temps desormais d' apprehender avec une conscience

plus claire les effets produits par cette gauche. Or ils sont apparus deja longtemps avant l'aube de la bourgeoisie, et cela meme sous une forme surprenante. En litterature, il y a le Roman de la Rose, au treizieme siecle, ou la joyeuse

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adhesion au monde detache completement la chair de l' es­prit, tout en insufflant une ame a la matiere d'ici-bas. Ce n'est pas une rose celeste qui fait l'objet de la quete clans le jardin de ce roman; ici le monde de l'amour est vivant, c'est l'amour du monde, et }'esprit tutelaire en est Aver­roes. II y a la, outre cette libre pensee joyeuse, un averro:isme chretien-antichretien, objet de scandale pour l'academisme. II debute a la Sorbonne et se transmet, jusqu'a la Renais­sance et au baroque, a l'universite de Padoue. La principale affaire, ici, ce n'etait pas seulement la negation de l'im­mortalite individuelle et de son succedane tout aussi conteste, la survie de la raison universelle. Le point cen­tral, c'etait bien plutot, precisement, le probleme de la matiere, la preeminence de la substantia orbis materielle, selon le titre meme d'un sermon d' Averroes. Contre l'Eglise et sa doctrine de la Creation, deux penseurs ont soutenu sur le plan philosophique la preexistence de la matiere : d'abord et surtout le juriste Jean de Padoue, plus tard et avec moins de force le medecin Pietro d' Ahano. Comme le monde, avant de devenir actuel (d'acceder a la realite), existait deja potentiellement, il etait tout aussi eternel que le substrat de sa possibilite, la matiere. Mais tout cela ne pese guere, face a des repercussions qui ne se situerent pas seulement clans une poesie elegante ou clans l'ombre des amphitheatres.

Une de ces repercussions du nouveau rapport entre matiere et forme se manifesta, brulante, en un autre lieu: clans des sectes dangereuses et chez des martyrs. Ainsi, quant aux fondateurs de sectes, chez les heretiques pan­theistes Amaury de Bene et David de Dinant, vers 1 200.

Ils etaient les chefs de la secte des Amauriciens, et se dis­tinguaient de ceux que l'Eglise nommait plus generalement les Exaltes, precisement par la « matiere » de leur esprit.

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Cela n'est pas sans rapport avec le mouvement des Albi­geois, ni avec Joachim de Flore, qui, au meme moment, proclamait sur le plan politique la venue du regne de liberte de }'Esprit saint. Or, a travers David de Dinant, le Saint Esprit apportait des choses etranges; bien plus que du ciel, ii venait de Bagdad et de Cordoue, d'Avicenne et d'Aver­roes. De David, Albert le Grand rapporte qu'il enseignait que <<Dieu, la matiere et }'esprit sont une seule et meme substance» (Deus, hyle et mens una so/a substantia sunt), et Thomas ajoute: « Stultissime posuit deum esse materiam pri­

mam » [ii affirma, quelle sottise, que Dieu etait la matiere originelle]. Si done Dieu, la matiere et les corps sont subs­tantiellement la meme chose, et si Dieu n'est rien d'autre que la matiere originelle dont tout est issu et clans laquelle toutes les formes sont ind uses, alors, en Occident la forme a perdu contre la matiere. Longtemps, il est vrai, David de Dinant resta sans consequences, le bucher les ayant aneanties; le contact de cette doctrine avec la Renaissance etait premature et se manifeste pour la premiere fois chez Giordano Bruno. Son contact avec le passe anterieur, lui, est palpable, y compris avec les philosophes juifs espagnols entre Avicenne et Averroes : avec Avicebron, qui avait deja additionne David de Dinant et Bruno avant meme qu'ils n'existent. Avicebron, au onzieme siecle, n'est autre que }'auteur d'hymnes religieux Salomon ibn Gabirol, qui fut longtemps pris pour un Arabe et que Bruno cite lui aussi, en tant que tel, avec une veneration presque plus grande encore qu'Avicenne et Averroes. Un penseur dont l'ou­vrage intitule Fons vitae n'a eu que peu d'influence clans les milieux culturels judeo-arabes, mais n' en a eu que davan­tage clans ceux de l'heresie chretienne. On peut aller jusqu'a dire que la gauche aristotelicienne, qui prend son essor avec Avicenne, s' allie meme chez Avicebron avec une tres

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singuliere espece de gauche neoplatonicienne, de telle sorte qu'une notion aussi mystique de par son origine que la «matiere intelligible» de Plotin, situee dans les hau­teurs divines, s'est repandue dans toutes les couches du monde, radicalement transformee en une << materia uni­

versalis ». C'est bien en effet dans ce sens qu'al1ait deja la Philosophia orientalis d' Avicenne, et celle-ci, conjointement avec l'reuvre d' Avicebron, a influe sur David de Dinant et ce qui s'ensuivit. Cependant Avicebron conc;oit avec plus de rigueur qu' Avicenne sa materia universalfr - lien entre la raison et les corps - comme le substrat du reseau uni­taire de relations qui maintient vivante !'existence du monde. Depuis la pierre jusqu'a la plus haute raison specifique de l'homme, !'«intelligence universelle», tout est pourvu d'une seule et meme matiere superieure a la forme; seule en reste libre la volonte de Dieu. «J' ai com­pris, dit le disciple dans le deuxieme traite de Fons vitae,

que la matiere naturelle particuliere a son fondement clans la matiere naturelle universelle, celle-ci clans la matiere celeste universelle, celle-ci clans la ma ti ere corporelle uni­verselle et celle-ci clans la matiere spirituelle universelle. » Ainsi done il doi t y avoir, au-dessus de la ma ti ere naturelle particuliere, encore quatre autres matieres superieures, et toutes substantiellement identiques, n'accordant d'elles­memes aucune dispense et portant l'unite du monde. Il n'est pas douteux que ce message en provenance du natu­ralisme oriental a lui aussi atteint les heretiques pantheistes d'Europe, le message d'une matiere substrat unitaire uni­verse!; c'est ce qu'indique la formule de David« omnia in

materia idem».

Et voici maintenant Bruno, a partir duquel l'honneur de la matiere commence a briller enfin. La preeminence de la forme disparait totalement, et le traitement le plus mepri-

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sant est reserve a celle qui est censee fondre OU rayonner de l'au-dela. Autosuffisante, en revanche, est la matiere qui se feconde elle-meme, donne naissance a ses form es pour constituer le Tout, se deploie d'elle-meme. C'est clans cette seule natura naturans que vit !'artiste demiurge, et le Dieu-Nature, infini, se tisse seul a lui-meme le vetement infini du monde, la natura naturata. L' eternel deploiement de la richesse des formes contenues clans la matiere est la cause du monde tel que nous le percevons. Jamais done chez Bruno la matiere ne demeure passive, sans acte, sans force efficace, sans achevement, <<senza atto, senza virt1) e

peifezione». Le naturalisme incandescent de Bruno, qui fait pleinement acceder a !'existence Avicenne, Avicebron et Averroes, est si grand qu'il va jusqu'a tenir J'idee aris­totelicienne d'une tension de la matiere vers la forme (com;ue comme pouvoir formateur limite) pour incom­patible avec l'autosuffisance de la matiere (corn;ue comme le sein infini de la creation). « La matiere ne desire pas les form es qui journellement se modifient sur son dos [ ... ]. En outre, nous n'avons pas de meilleure raison de dire que la matiere desire la forme que de dire au contraire qu'elle la hait [ ... ] car avec une tout aussi bonne raison qu'on la dit desirer ce que parfois elle con~oit et produit, on peut dire aussi que, quand elle rejette et elimine, elle abhorre, et meme abhorre bien plus vigoureusement qu' elle ne desire, etant donne qu'elle rejette en effet a jamais la fonne particuliere qu'elle a retenue pour peu de temps[ ... ]. La source des formes ne peut pas desirer ce qui est en elle, etant donne que l'on ne desire pas, bien siir, ce que l'on possede » (DiaJoghi de/la causa principio ed uno, quatrieme dialogue). Et la parente en esprit de Giordano Bruno avec la gauche aristotelicienne, tel1e qu' elle apparait par-dela tant de siecles clans ce materialisme vitaliste, est en outre

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consciente : « C'est pourquoi quelques-uns, ayant bien evalue le rapport des formes dans la nature tel que l'on a pule constater chez Aristote et d'autres de meme orien­tation, ont finalement conclu que les formes ne sont que des accedentia [sic] et determinations de la matiere, et la prerogative d'etre considere comme actus et entelechie doit etre par consequent devalue a la matiere; non a ces choses dontnous pouvons seulement dire en verite qu'elles ne sont ni substance ni nature, mais choses procedant de la nature et de la substance. La substance et la nature, pre­tendent-ils, c'est la matiere, selon eux principe necessaire, eternel et divin, comme selon ce Maure, Avicebron, qui la nomme le Dieu omnipresent» (ibid., troisieme dialogue). Bruno lui-meme, a vrai dire, n'acquiesce pas entierement a cette destitution totale du principe formel; Teofila, le porte-parole du philosophe, ajoute meme aussitot, clans le meme dialogue, qu'a cote du principe materiel existe aussi, il est vrai, meme s'il est intimement uni a la ma ti ere, un principe formel qu'il appelle force de l'univers, forme universelle. Pourtant, meme cela n'abolit pas !'omnipo­tence de la matiere; meme le principe formel, l'ame du monde, n'est en effet pour la matiere rien de plus que « le timonier sur le bateau ». Et ce principe formel precise­ment, qui en tant que principe supreme, que volonte de Dieu, n'etait pas encore « chez le Maure Avicebron » le guide de la matiere, chez Bruno, penseur de !'immanence absolue, il n'est plus guere discernable de !'incandescence de la matiere. Meme si Bruno appelle la matiere le pre­mier principe de l'etre et la forme le second, la matiere n'en est pas moins pour lui la mere de toutes les formes, celles-ci sont ses enfants, et entre matiere et forme ii n'y a pas de difference reelle de substance. C' est pourquoi Hegel a raison de dire a propos du principe de Bruno que

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«cette matiere n'est rien sans l'efficience, la forme est le pouvoir et la vie interne de la matiere >>. Par la, Bruno donne au naturalisme d'Avicenne son developpement logique : Dieu n'est pas alors un moment encore auto­nome inherent a la matiere, mais celle-ci a elle-meme, clans ce qui est pense comme moteur immobile et lui apparte­nan ten propre, une vie qui est mouvement au plus haut

degre. Seul le pantheisme de Spinoza temoigne d'une imbrication encore plus indissociable au sein de !'imma­nence, au point qu'il ne trouve meme plus necessaire d'evoluer sur le terrain terminologique et thematique du rapport matiere-forme d' Aristote et de sa gauche. Mais Spinoza, lui aussi, a si peu quitte !'esprit de cette orienta­tion que, clans son unite de la substance et des attributs, on per~oit meme, quant au fond, ]'echo de David de Dinant, qu'il ne connaissait tres probablement pas. « Deus hyle et

mensuna so/a substantiasunt», avait enseigne David, ce qui anticipe, on ne peut s'y meprendre, l'unite de la substance selon Spinoza : «Deus sive natura et res extensa et res cogi­

tans. » On voit ainsi jusqu'ou se prolongent, clans la philosophie moderne de !'immanence, les riches media­tions de la gauche aristotelicienne; Orient et Occident etroitement meles, c'estune verite du materialisme qui tra­vaille a se degager. Et pour finir, nous attirerons !'attention sur le rapport nullement negligeable qui, sans pantheisme, existe entre Avicenne, Averroes et la theorie leibnizienne du deploiement immanent. Bien que chez Leibniz aussi le probleme forme-matiere soit englouti clans la terminolo­gie, la parente entre la matiere-germe et la serie evolutive des monades dormantes, revantes, eveillees demeure inde­niable. Et sur ce point, Leibniz a developpe une conception plus genetique de l'averro·isme que Bruno : le principe de l'auto-engendrement progressif du monde.

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La religion ramenee a la morale Si les livres ne rendent pas les hommes hons, du mains

les rendent-ils ou meilleurs ou pires. C'est Lichtenberg qui le <lit, et les livres qui ouvrent une voie nouvelle font mo ins que taus les autres exception a cette reg le. Quant a ceux d'Avicenne, ils ont rendu considerablement pires les tetes d'autrefois; la meme chosevaut pour les ecrits d'Aver­roes. Comme si souvent clans l'histoire, en effet, confronte a des nouveautes importantes, un milieu prisonnier de son inertie intellectuelle OU interesse a cette inertie n'a fait qu'eprouver, accentuer et cuirasser sa propre etroitesse. Cela tout particulierement clans une societe comme le monde arabe, qui declinait, commenc;ait a se scleroser et laissait une chape clericale et feodale s'abattre sur une exis­tence auparavant fort animee et entreprenante. Ce fut en effet bient6t le cas de la civilisation arabe - avant meme que !'Occident ne connaisse ses restaurations et ses inqui­sitions. l; orthodoxie islamique tira vengeance de ceux qui voulaient promouvoir la foi en savoir, en les neutralisant. l;encyclopedie philosophique d'Avicenne fut brulee en r r 50 sur ordre du calife de Bagdad; par la suite, taus les exemplaires disponibles furent egalement aneantis, et du texte originel il ne reste que des fragments. Les ecrits d' Averroes furent brules en r r 96, du vivant meme de leur auteur; l'etude de sa philosophie et de celle des Grecs fut frappee d'unsevereinterdit. Dieu, est-il <lit dansl'edit du calife de Cordoue, a destine le feu de l' enfer a ceux qui enseignent que la verite peut etre trouvee par la seule rai­son. Le renegat et mystique Ghazali, qui, clans sa Destructio philosophorum, s'etait engage contre Avicenne et la philo­sophie aux fins de restaurer la religion, prit une part ideologique objective aces persecutions. On rendit la phi­losophie suspecte aux yeux du people; clans /es Mille et Une

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Nuits, ou les «sciences» sont en elles-memes encore hono­rees, ou les connaissances rehaussent presque autant que la versification la valeur d'une esclave d'amour, Avicenne n'est plus evoque que comme un mechant magicien. La philosophie devint presque aussi dangereuse en Orient que la science en ltalie a pres le proces de Galilee. Cet etat de choses a certes un peu change aux temps modernes; on trouve alors des commentateurs d'Avicenne: un bon, par exemple, un Perse, au dix-septieme siecle; au Caire, a la plus grande universite arabe, des cours sont donnes depuis le siecle demi er sur Avicenne et Averroes, mais clans I' en­semble le catechisme a remporte la victoire sur les docteurs Faust de !'Orient. La double liberation des peuples de l'Asie anterieure : d'un statut semi-colonial et peut-etre de leur pro pre sclerose intellectuelle, pourra faire aussi que resonne a nouveau la voix d'Avicenne. Celle d'un monde d'ici-bas jaillissant comme une source, procedant de sa propre magie, un monde qui ne connait pas de matiere incolore et depour­

vue de pulsation. Assurement la philosophie islamique ne se limite pas a la gauche aristotelicienne; clans son Aver­

roes et l'averrofrme, Ren an* va meme trap loin : « Le veritable mouvement philosophique de l'islamisme doit se chercher clans les sectes theologiques. » 11 pense aux Freres de la purete, de Basra, mais aussi aux doctrines melees, comme celle des Motekallemin deja mentionnes ( c' est-a-dire les «Enseignants de la Parole revelee», kalam) avec leur rela­tion paradoxale entre l'atomisme et la causalite unique en Dieu. Or eux non plus les heresiarques de ces non-natu­ralistes n' etaient rien mo ins que des temoins des de l'orthodoxie - aussi bien n'y a-t-il jamais eu en Orient la moindre thfologie presentant un interet philosophique. C'est ce que Renan, d'autre part, souligne en distinguant deux philosophies, la theiste et la naturaliste (avec «matiere

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eternelle, evolution du germe par sa force latente ») : <, La

philosophie arabe, et en particulier celle d'Ibn-Roschd, se classe de la maniere la plus decidee clans la seconde de ces

categories» (Averroes et l'averroi"sme, 1852, p. 82). Et sur­tout: ce ne sont pas les sectes philosophico-religieuses qui ont porte le "veritable mouvement philosophique de l'is­lam »; au contraire, celui-ci n'a jamais ete vivant que chez Avicenne et Averroes. Ce que la haine de la raison et de la

science reconnut fort bien, quand elle se scandalisa de leurs ouvrages et etouffa la lumiere qui s'y trouvait. Telle fut

leur influence sur l'orthodoxie islamique, et c'est ainsi qu'ils y ont discredite jusqu'au mot «falasuf» et a la phi­losophie elle-meme.

Dans ce cas, done, les livres ont rendu les hommes plus

mauvais alors qu'ils visaient a les rendre meilleurs, par le simple enseignement. Un enseignement qui voulait trans­cender, justement, la religion traditionnelle, non seulement en savoir mais encore, tel quel, en vertu. Lui aussi, ce type

de passage au naturalisme, rel eve, il faut pour finir le sou­ligner, de la direction prise a partir d' Avicenne. De meme que le contenu theorique de la religion depasse ici de beau­

coup ses images et s'en depouille, de meme son contenu pratique depasse de beaucoup ses ceremonies, et s'en depouille avec encore bien plus de determination. Ce qui reste moral, pour Avicenne comme pour Averroes, c' est la loi morale naturelle avec pour vertu centrale la justice. En tant que centrale, precisement, c'est elle qui, par la

conscience, relie entre eux taus les humains, quelle que soit leur foi; elle est, dans le domaine de la volonte, la raison universe/le et agissante de l'eJpece. Dans son Philosophus auto­didactus Ibn Tufayl, influence par Avicenne et allie a Averroes, ne fut pas le demi er a presenter cette loi morale naturelle comme superieure aux religions. Revenant parmi

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les humains, son Robinson philosophique eprouva du degout pour les ceremonies religieuses, pour leurs lois aussi, desapprouva que Mahomet, clans ces lois, eut meme permis aux hommes d'amasser des tresors et d'accroitre leurs bi ens, tout en concedant cependant que tout ce qu'ils etaient capables de recevoir en fait de sagesse, de remon­trances et d'amendement etait contenu clans l'expose du Prophete, mais pas autrement a vrai dire que chez MoYse ainsi que chezle propheteJesus. Si cette tolerance est pos­sible, c'est parce que ]e meilleur clans la loi religieuse doit etre precisement son noyau non religieux: la mora1ite. La visee principale du roman d'Ibn Tufayl, c'est en effet jus­tement de montrer que, sans connaitre aucune religion positive, l'etre humain peut acceder non seulement a la connaissance de Dieu et de la nature, mais encore a la sagesse de la vertu. La loi morale naturelle est done ici consideree tantcomme le critere d'approbation que comme le contenu de la religion naturelle sous son aspect pra­tique. Les qualites de Dieu, ce ne sont pas ses propres qualites, mais des exemples donnes aux hommes en vue de leur disposition d'esprit et des actes par lesquels elle fait ses preuves. Dans le Guide des egares de l'aristotelicien juif Maimonide, assez proche d' Avicenne et d' Averroes, la connaissance de Dieu se voit limitee a ceux seuls de ses attributs qui concernent l'homme et plus precisement sa moralite. Et c'est a partir de la aussi que l'intluence du naturalisme oriental a gagne l'Europe, agissant sur Abe­lard, sur Roger Bacon et, pour finir, sur les Lumieres du dix-septieme et du dix-huitieme siecle. En lieu et place du Coran, Abelard mettait le Decalogue et l'Evangile, l'un et l'autre ne faisantque formuler en clair le bien inscrit clans la conscience de tousles humains. De meme, Roger Bacon enseignait que la loi morale etait d'une evidence aussi

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immediate et d'un contenu identique pour tous les hommes; selon lui, elle constituait meme la teneur de toute religion future ainsi que de toute religion universelle pos­sible. Et de longs siecles plus tard, Spinoza, plus proche du milieu culture! oriental que tout autre grand penseur, que veut-il done montrer avec tant d'insistance, clans son Tractatus theologico politicus, si ce n'est que !'essence de la

religion ne reside pas clans !'adhesion a certains dogmes parmi d'autres, mais clans une mentalite humaniste et clans la pratique qui en decoule? Le contenu des symboles reli­gieux ne s'epuise peut-etre pas clans la morale, mais il reste sans substance s'il ne comporte pas cet Humanum qui s' affirme et s e confirme clans 1 a morale. Tres mauvais signe pour la religion si elle la contredit, tres hon signe pour la moralite si elle degage du mythe, clans les grands docu­ments religieux, leur profond element d'humanite et le faitacceder a la terre. Et le naturalisme est si peu contraire a la moralite que, precisement en tant que lieu de !'adhe­sion ace monde, il s'entend a merveille a identifier les fruits auxquels se reconnait ce qu'une foi quelconque com­porte de Bien. De meme qu'il s'entend a l'avancee vers un mieux, laquelle est une voie terrestre, et non pas celeste. La metamorphose ici visee par Avicenne de la religion en avancee vers un mieux etait fondee sur la lumiere natu­relle; mais avant tout, elle se voyait elle aussi placee sur le terrain d'un monde dont les formes ne sont rien si ne se

fac;onne en elles une matiere portant des fruits.

Aristote et la matiere non mecanique Seule est feconde la ressouvenance qui est aussi souvenir

de ce qui reste a faire. La gauche aristotelicienne vient de loin, et fut a demi ensevelie; voici qu'elle ressurgit aujourd'hui comme neuve devant un regard ravive. C'est

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avant tout clans la tournure donnee au rapport matiere­forme qu'elle ressurgit, en un temps tout particulierement interesse par les aspects de la matiere. Hegel est important de par sa methode dialectique, mais Aristote et sa gauche le sont de par leur concept de matiere. Elle est en effet chez lui ce qui, riche de mouvement et de formes, se developpe qualitativementa partir d'une base quantitative. En tant que substrat de ce deploiement graduel, c' est elle qui tout a la fois conditionne toute chose- « selon-le-possible >> - et, avant tout, predispose toute chose en tant qu' « etre-en-puissance >>, que << pos­sibilite objective». C' est la une conception plus riche de la matiere que la conception mecaniste, meme si cette der­niere subsiste pleinement a la place qui est la sienne, mais au-dessous des autresmouvements, changements et meta­morphoses qualitatifs. Quant au concept de forme chez Aristote : si deja il cherchait a mediatiser celle-ci par la matiere au moyen du concept relationnel de developpe­ment, la forme est devenue pour la gauche aristotelicienne presque integralement un mode et une forme d'existence immanents de la ma ti ere elle-meme. Tout cela, c' est un chapitre encore insuffisamment considere de l'histoire insuffisamment consideree du concept de matiere. Les formes sont des configurations materielles, et le mouve­ment qui conduit aces configurations, encore et toujours a travers elles, fait que non seulement le mouvement est, selon la profonde formulation d'Aristote, une « entelechie inachevee », mais encore toute entelechie bien definie est com;ue elle-meme comme encore inachevee, comme une figure en devenir et de ce fait comme une serie de tenta­tives, de figures processuelles de la matiere. Et cela en vertu precisement du<< dynamei on» poursuivant son cours, de l'« etre-en-puissance», done de la possibilite objective rielle dont le substrat est la matiere existante dans sa totalite,

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aux horizons encore ouverts. La matiere mecaniste, sta­tique, ne comporte ni processus ni dialectique. La ciche est done de comprendre, en connaisseur toujours plus averti de la Tendance, le substrat du processus dialectique, y compris le possible reel. Le monde lui-meme, tant phy­sique qu 'humain, se com po rte done com me allant encore a la rencontre de Sa maturite, de Sa realisation et de Sa pre­

sentation. Sa matiere, c'est celle qui, en formation, se deploie toujours plus avant en direction de la forme essen­tielle de son existence, et le Tatum accompli de cette forme est lui-meme encore a venir, en tant que possibilite reelle, et a vrai dire seulement ainsi.

Aristote metam01phose par sa gauche, metamorphose de cette gauche elle-meme

Sans aucun doute, la conception du rapport matiere­forme subit ainsi une metamorphose encore bien plus poussee. Aussi bien chez Aristote lui-meme, encore une fois, que, presque autant, clans les metamorphoses qu'il a connues du cote de sa gauche. D'abord, est totalement aboli le caractere passif du concept aristotelicien du pos­sible, identifie de fa~on tout a fait abstraite au concept de matiere. Cense n'etre que pure passivite, cire molle, sim­ple receptivite, ce possible se revele, en tant que « disposition a quelque chose», n' etre nullement reduit a cette nature cireuse, OU a un pur et simple indetermine;

il est au contraire tout charge de la forme efficiente par laquelle le possible se de gage, s'active et s' organise en vue des nouvelles realites qui se pressent en lui. Et pourtant : quelque changement que doive subir, contre Aristote, le concept de realite materielle, la grande idee, en verite por­teuse d'avenir, qu'il a eue de representer comme associees la possibilite en general et la matiere n'en apparait que

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plus feconde encore. Au demeurant, le glissement du sens

qui vient d'etre indique est deja en genne chez Aristote clans la synonymie entre disposition et possibilite, et la gauche aristotelicienne n'a done fait que le developper. Avec la revolution amorcee par Avicenne, qui montre pre­

cisement que la forme est inherente a la matiere, tant a l'etat de potentiel qu'a l'etat de puissance.

Ainsi done la matiere, dit la gauche aristotelicienne, c'est

ce qui porte en soi les formes qui lui sont propres et les amene, par son mouvement, a leur realisation. En meme

temps, cette definition - reprise a la Renaissance par presque toute la philosophie de la nature- implique a !'evi­dence un feu, un horizon ou tout n'est qu'envie de devenir.

Cette definition florissante, ii est vrai, n'a pas developpe la rigueur par laquelle la definition mecaniste s' est ensuite distinguee; en revanche, elle a evite de donner une concep­tion seulement partielle de la matiere, de ses mouvements et des formes qu'elle genere. L'implication de toutes les formes dans la matiere, telle que l'enseigne la gauche aris­

totelicienne, et done aussi des formes organiques et intellectuelles, empechait deja in nuce !'amputation que l'idee mecaniste erigee en absolu a fait subir au concept de ma ti ere. C' est pourquoi Marx, dans sa Sainte Famille (Mega I 3, p. 304sq.), fait l'eloge de cette dimension de la

matiere, propre a la Renaissance et que deja signifiait la gauche aristotelicienne : « Panni les proprietes innees de la matiere, le mouvement est la premiere et la plus eminente,

non seulement en tant que mouvement mecanique et mathe­matique mais plus encore comme instinct, esprit vital, force expansive, tourment de la matiere (pour employer !'expres­

sion de Jacob Boehme). Les fonnes primitives de la ma ti ere sont des forces essentielles vivantes, individualisantes, inhe­

rentes a elle, et ce sont ell es qui produisent les differences

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specifiques. Chez Bacon [ ... ] le materialisme recele encore de naive fac;on, les germes d'un developpement multiple. La matiere sourit a l'homme total dans l'eclat de sa poe­tique sensualite; par contre, la doctrine aphoristique, elle, fourmille encore d'inconsequences theologiques*. » C'est l'inconsequence ainsi qualifiee qu'a partir de Hobbes le materialisme a totalement eliminee, mais chez Bruno deja, le materialiste de la natura naturans, cette inconsequence dite theologique ne se trouve plus que sous forme pan­theiste. A cela pres, la matiere enfin chargee de puissance est assez forte pour, comme le dit Goethe, se passer de l' esprit, qui ne rencontre que du dehors la matiere pas­sive. Telle est done la premiere metammphose, celle que deja la gauche aristotelicienne avait amorcee: !'activation de la matiere.

Meme alors pourtant, le fruit issu du rapport matiere­forme ainsi renouvele n'a pas encore atteint sa pleine

maturite. Car - et eel a vise la metamorphose de la gauche aristotelicienne elle-meme - la matiere florissante de Bruno est elle aussi, dans son ensemble, deja achevee. Avec sa doctrine de la realisation des possibilites de la matiere menee a son terme clans l'univers, Bruno reprend tant Avi­cenne qu'Averroes, qui tous deux consideraient leur matiere-forme comme deja entierement edifiee. Mais cet ultime caractere statique est plus frappant chez Bruno que clans la gauche aristotelicienne proprement dite et plus encore que chez Aristote lui-meme. Car si la matiere grosse de formes a naitre, eternellement en metamorphose, est pourtant achevee clans son ensemble et s'immobilise, par la suite cela prend chez Bruno, le copernicien puis le cos­mologiste d'une infinie gravidite de formes, une tout autre allure que chez les philosophes du Moyen Age. Avicenne et Averroes vivaient clans le systeme de Ptolemee, leur rap-

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port matiere-forme restait lui-meme encore, en depit de la natura naturans, construit pour a boutir a une sphere cos­mique hierarchisee. Mais meme le copernicien qu'est Bruno, le penseur de l'infinite en fermentation, laisse la matiere de son univers, en tant qu'achevee, etre deja tout ce qu'elle a le pouvoir d'etre, arguant que clans l'univers en sa totalite l'ensemble des possibilites doit etre deja rea­lise, faute de quoi le parfait achevement de cette totalite resterait prive de conclusion et done imparfait. Avec ce statisme de la totalite, Bruno a sans aucun doute conserve en philosophie un element ptolemeen, augmente meme du «posset » theologique, l' « etre-pouvoir» (Kiinnensein)

absolument accompli par lequel, cent ans plus tot, Nico­las de Cues avait, clans sa conception de Dieu, defini la perfection accomplie. Avec tout cela, Bruno a lui aussi prive de sa veritable dimension productive la tension ener­getique, signalee par Marx, inherente au materialisme de la Renaissance que Bruno avait represente avec tant de grandeur. La tension energetique de l'univers de Bruno, de la matiere comme puissance et potentialite radicale, s'active certes clans la pulsation permanente des opposes, et cependant le Tout repose clans une pure harmonie sta­tique entre ces opposes, et fait meme apparaitre ce statisme jusque clans les formations temporelles durables, les grands corps celestes de l'univers. Or cela bloque precisement la possibilite en train de se donner forme, ou la plenitude de vie qui, d'Avicenne a Bruno, s'ouvre pour la matiere, et interrompt celle qui n' est pas encore parvenue a la verita­ble integralite de son 1otum. Une possibilite totalement realisee n' en est pas une, une vie universelle posee comme deja accomplie divise par deux aussi le dynamei on com;u comme actif, si elle ne le reduit pas a nouveau, meme, en un mecanisme de non-vie. Tout cela rend done inelucta-

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ble la deuxieme metamorphose de la grande tradition du rap­port matiere-forme, metamorphose qui conceme desonnais l' horizon des possibilites de la ma ti ere et non pas seule­ment leur passiviti. Ainsi com;ue, cette metamorphose est elle aussi deja, il faut le souligner, implicitement contenue clans le concept aristotelicien de disposition, disposition non seulement active mais aussi, latente, anticipante. Et c'est justement cette latence, toute chargee d'un avenir en fer­mentation, qui fait la ficonditi de la matiere, sa capacite a se manifester clans des modalites d'existence toujours nou­velles. Et clans des modalites non seulement toujours nouvelles, mais encore toujours plus precises et, en tant que telles, toujours plus adequates au noyau non encore degage de cette existence. Et precisement orientees vers leur but: la fonne essentielle d'existence de ce Totum encore a venir clans lequel la realite possible ne serait pas brisee, mais realisee. Cela seul qui, clans la totalite du monde, reste encore a l'etat de disposition latente, pennet d'expliquer les proces laborieux et la surabondance de formes par les­quels le latent se degage et se manifeste de fa<;on continue. Mais clans ces conditions, si le concept aristotelicien de possibilite ainsi corrige offre la meilleure representation de la matiere comme disposition active, alors le substrat des forines d'existence qui, en permanence, se degagent et se font jour en un processus dialectique ne peut pas se laisser enfermer clans la vieille conception du Pan comme Tout-Matiere. La, en effet, la cloture celeste n'est pas encore rompue, l'idolatrie du cercle abolie, presque la meme qui, chez Hegel encore, sous un signe tellement dif­ferent, passee de la cloture parfaite de l'espace a celle du temps, immobilisait le processus en marche. C'est pour­quoi il n'y avait pas de concept pour la naissance du Nouveau a partir du fonds de la possibiliti objective rielle, a partir de la

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matiere en tant que substrat de cette possibilite. Seul le mate­rialisme dialectique historique - le vrai, bien sur, et non pas celui qui a cours aujourd'hui encore a l'Est, de nou­veau immobilise et meme encaserne, avachi, banalise, dresse a l'obeissance, prive de liberte et d'ouverture -, seul celui que meuven t « les germ es d'un developpement multiple», oriente vers I 'horizon du futur, peut remedier a cette lacune. Mais son concept de matiere dialectique, avec toute la ten­sion inherente a la vie qui est la sienne, est et demeure une fois pour toutes tributaire cl'Aristote et des developpe­ments eux-memes encore inacheves de la gauche aristotelicienne. C'est pourquoi celle-ci vient d'etre evo­quee -la commemoration d'Avicenne est en meme temps celle d'une image plus ancienne avec laquelle nous n'en avons pas fini : celle d'une matiere con,;ue de fa~on non mecaniste. Elle etait assurement pleine d'inconsequences theologiques bien plus grandes que celles de l'image de la Renaissance, mais elles ont ete decelees et eliminees. Ce qui demeure au plus haut point digne d'etre medite, c'est le dynamei on en tant que force active et germe*, c'est la materia universalis, ce qui assure la cohesion intime et extreme du monde**, d'un monde toujours inacheve clans ses origin es comme clans ses fins. Elle aussi, done, la matiere a son utopie; clans la possibilite objective reelle, celle-ci cesse d'etre une utopie abstraite.

L 'art, accoucheur de la forme inc/use dans la matiere Sans cesse, le travail des hommes poursuit le develop­

pement de }'existence deja presente. Il modifie les objets en les detournant ou en les prolongeant, selon des lois, clans le sens des fins que nous poursuivons. Le travail d' ela­boration de la forme artistique n' en differe que par la nature de sa finalite: celui d'un divertissement, certes, mais charge

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de signification, en vue duquel il developpe ce dont il se saisit. Un tel divertissement se realisant toujours a travers un motif par essence decante OU sublime, sur Ce point encore apparait une relation necessaire ace qu'Avicenne a appele matiere disposee. C'est ainsi qu'on trouve chez Lessing une assertion en parfait accord avec l'idee tradi­tionnelle d'une matiere grosse de formes qu'il s'agit de delivrer. Dans Emilia Galotti (acte I, sc. 4), le peintre, appor­tant au prince le portait qu'il a commande, formule la pensee de Lessing lui-meme en des termes qui evoquent Aristote et plus encore Avicenne et Averroes:« L'art doit peindre l'image telle que l'a com;ue la nature creatrice des formes - si elle existe : sans les defauts que la resistance opiniatre de la matiere rend inevitables, sans la degrada­tion par laquelle le temps lutte contre elle. » La matiere qui resiste, c'est la matiere de l' «etre-selon-le-possible», consideree comme perturbation ou entrave; la presumee nature creatrice de formes, elle, concevant son image, c'est la matiere de l' « etre-en-puissance », dont l'artiste pour­suit !'actualisation. Et cela - precisement en reference a la gauche aristotelicienne - en tant que matiere non pas pas­sive mais active, c'est-a-dire en tant que natura naturans

qui, en l'artiste, poursuit !'actualisation de sa propre puis­sance-potentialite. De ce fait, l'existence deja presente n'est pas copiee servilement, non plus que violee par une forme imposee de l'exterieur, mais les dispositions qui s'y trou­vaient inscrites et n'avaient pas, le cas echeant, accede a la pleine maturite de leur manifestation y sont amenees par les moyens de l'art. Selan la sentence averroiste de Les­sing, tout art est un travail qui poursuit et prolonge la creation de formes, tant clans le materiau traite que clans la matiere du motif de l'objet traite. Et meme, des pen­seurs aussi differents de nature et de rang que Hegel et

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Schopenhauer sont d'accord pour penser que l'art degage les formes dont est grosse la matiere-nature. Tous deux, a vrai dire, en depreciant quelque peu la nature, en trans­

formant I 'artiste en ce qu'il est reste du« dator formarom ».

Ainsi, Schopenhauer affirme a propos du genie artistique qu'il « comprend la nature pour ainsi dire a demi-mot et

formule dans sa purete ce qu'elle ne fait que balbutier, qu'iJ impose la beaute de la forme [ ... ] a la durete du marbre,

la presente a la nature, qu'il semble apostropher ainsi: "Ce que tu voulais dire, c'etait cela !" Et le connaisseur repete en echo: "Oui, c'etait cela !"» (Le Mande comme volonti et

comme representation, I,§ 45). Quant a Hegel, en depit de

sa reserve face au beau nature! non encore elabore, il pro­

fesse dans un esprit tout aussi lessingien : « De meme qu'il est <lit de l'exterieur du corps humain qu'a sa surface, contrairement a celle du corps animal, se revele partout la

pulsation du creur, dans le meme sens on peut affirmer a propos de l'art que sa tache est de metamorphoser en reil

ce qui se manifeste, en tous les points de sa surface [ ... ]. On peut done dire de l'art qu'il fait de chacune des figures qu'il fac;onne un Argus aux mille yeux, afin que l'ame et la

dimension spirituelle qui s'y trouvent apparaissent en tous les points du phenomene » (Vorlesungen uber die Asthetik,

Werke X1, p. 197). Dans cette definition aussi l'on voit avec

nettete comment l'art peut, a sa fac;on, degager les conte­nus formels latents dans la matiere. Et cela en fonction d'un ideal esthetique, certes, mais d'un ideal toujours pre­

forme, immanent a la mouvance du phenomene. C'est ainsi que !'artiste moderne entre en scene en tant

que force tout a la fois de delivrance et d'accomplissement.

C'est lui qui degage de la matiere, de fac;on claire et pre­cise, l'activite creatrice des formes qu'elle renferme en

germe. La forme, la « dimension spirituelle » s'identifie

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ainsi au type des choses, leur entelechie immanente, a celui des caracteres et des situations. Avicenne avait appele la fonne« la verite ignee» de la matiere, Averroes faisait appa­raitre progressivement cette verite clans la ma ti ere a travers le << mouvement giratoire du ciel ». Dans la gauche aristo­telicienne et de meme chez Giordano Bruno, l' artiste a vrai dire ne se rencontre que comme natura naturans univer­selle ou pantheiste, et jamais individuelle. Aux Temps modernes, l'accent n'a ete mis sur l'artiste en tant que moteur d'achevementqu'a partir du grand humanisteJules Cesar Scaliger; or Scaliger avait lui-meme aussi des liens avec le naturalisme de Padoue, haut lieu de l'averro1sme. Dans sa Poetique (1561), qui exer~a une grande influence, Scaliger definissait le poete comme quelqu'un qui n'imite pas la nature<< a la fac;on d'un acteur», mais en prolonge et en acheve la creation<< comme un autre dieu», c'est-a­dire comme un Promethee; mais cela de fac;on telle que se degage « sans entrave », de ce qui est deja donne, le type reel. Le type reel, c'est la «species», la forme entelechique immanente; d'ou ce propos tout averro1ste: «In ipsis natu­rae normis atque dimensionibus universa perfectio est>> (De arte poetica, p. 285). Ce qui signifie, en rapport avec l'artiste­Promethee de Scaliger, que le beau artistique doit, en creant, donner sa forme a la perfection prefiguree clans les normes et les dimensions de la nature-matiere. C'est ici, et plus encore clans ce qu'implique l'assertion de Lessing, que s'acheve la maturation esthetique de la gauche aristo­telicienne, c'est-a-dire de sa theorie, appliquee a l'art, de la matiere grosse de formes. Meme chose aussi a propos du typique auquel il s'agit d'atteindre, en consequence logique de l'assertion aristotelicienne selon laquelle il ya plus de philosophie clans la poesie que clans l'historiogra­phie, parce qu'elle montre davantage l'universel (l'unite

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integrale des evenements en cours), par opposition a l'his­

toriographie qui montre davantage le particulier (cf. Ober die Dichtkunst [Poetique], Philos. Bibi., p. 14). A quoi se rat­

tache encore, pour finir, l'aristotelisme de Goethe (clans

son texte concemant L' essai de Diderot sur la peinture), quand il recommande de peindre non pas en copiant la nature,

mais en prolongeant ses dispositions immanentes : << Et c'est ainsi que l'artiste, reconnaissant envers la nature dont

il est lui-meme aussi le produit, lui donne en retour une

seconde nature, mais une nature sentie, pensee, amenee a sa perfection par l'homme. » De toutes ces pensees evo­

quees il ressort aussi que l'entelechie, remise sur ses pieds mais non close sur elle-meme, n'a pas encore fini de rem­plir sa fonction, et moins encore qu'ailleurs clans l'esthetique

realiste, tellement differente de la stupidite de la pure et simple copie, pour ne rien dire des mensonges de l'idea­lisa tion. La creation artistique est une, qu'elle donne a reconnaitre le type charge de sens ou que, stimulant, enflammant clans le reel mouvant le possible non advenu, elle en tire la prefiguration d'un ideal realiste. A cette fin aussi, le concept de forme-matiere, tel qu' Avicenne en a laisse le souvenir clans une perspective naturaliste, requiert

encored'autres developpements philosophiques de gauche: ceux d'une philosophie materialiste-dialectique associant tendance et latence. Item, toujours sur ce point : le sein fecond de la matiere n'est pas encore epuise a pres ce qui est effec­tivement advenu jusqu'ici; les formes d'existence les plus importantes de son histoire et de sa nature demeurent encore clans la latence de la possibilite reelle. Ces elements

capitaux, qui se mediatisent clans l'histoire, se manifestent en tant qu'ideal realiste : precisement l'ideal immanent a ]a realite ouverte au possible, done a la matiere encore ina­

chevee. Le dynamei 6n a plus de place qu'il n'en faut pour

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cet ideal realiste; la forme n'en est pleinement accomplie que clans ce qu' Avicenne a nomme « la verite ignee de la matiere » - par allusion au feu d'Heraclite, ici corn;u non pas comme !'«essence» des choses, mais comme une sorte

de foyer sur lequel elles sont placees, ou !'essence de leur mat:iere poursuit sa cuisson jusqu'a maturite.

Extraits et commentaires explicatifs

ARISTOTE

« La lumiere, elle aussi, change en couleurs effectives celles qui ne sont encore que possibles.»

Ober die Seele [De l'ame] Philos. Bibi., p. 79.

«Nous dist:inguons: premierement, la matiere brute qui n' est pas encore en elle-meme un "Ceci" determine; deuxie­

mement, la figure et la forme, a part:ir de laquelle on qualifie desormais quelque chose de "Ceci" bien determine; troi­siemement, le compose fait de matiere et de forme. La mat:iere brute, c'est la possibilite (potent:ialite), et la forme, c' est la reali te (I' actuali te). »

Ibid., p. 2 8.

«II ya autant de sortes de mouvement et de change­ment qu'il y a de genres clans l'etant. Mais comme tout, clans chaque espece, se divise en potentialite et en actua­lite, j'appelle mouvement l'actualite du potentiel, en tant qu'il est tel. [ ... ] Or le mouvement a seulement lieu tant que la potentialite est aussi realite, ni plus tot ni plus tard. Le mouvement n'est done rien d'autre que la realite de l'etant potentiel en tantqu'il est mobile.»

Metaphysik II, Philos. Bibi., p. 74.

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AVICENNE

«Les sciences philosophiques se divisent en [sciences] theoriques et pra tiques. Les [sciences] theoriques ( ell es se divisent en mathematique, science de la nature et meta­physique) poursuivent le but de perfectionner la faculte de penser de l'ame, en rendant l'entendement pensant en acte. Le moyen de parvenir a cela, c'est que l'entendement accede a la science operant par concepts et par jugements sur le monde exterieur, au sujet des choses qui ne sont ni nos actions ni nos situations. La philosophie pratique (l'ethique), c'est celle qui vise d'abord le plein accomplis­sement de la faculte de penser theorique, en produisant un savoir operant par concepts et par jugements, au sujet de choses qui sont nos actions elles-memes. Le but de ce savoir theorique, c'est qu'en second lieu nous accedions, par cette science, au plein accomplissement de la faculte pratique, en developpant de bonnes qualites morales[ ... ]. Quant a la metaphysique (qui conclut la philosophie theo­rique), c'est la science qui etudie (en tant que probleme) Jes causes premieres de l'etre relevant de la science de la nature et de la metaphysique [sic].

Or cette science doit, par necessite, se diviser en de nom­breuses parties. IJune d' elles etudie la cause premiere dont decoule tout etre produit. u ne autre partie etudie les acci­dents de l'etre (l'anterieur, le posterieur, la puissance et l'acte, le tout et la partie, l'individualite, l'etre-different, les opposes, etc.) ; une troisieme, les premiers principes des sciences particulieres. Car les premiers principes de chaque science couvrant un champ limite constituent Jes problemes d'une science couvrant un champ plus vaste. C' est ainsi que, par exemple, les principes de la medecine (le corps vivant et la sante) sont des problemes de la science de la nature, et de meme les principes de la planimetrie

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sont des problemes de geometrie. Ainsi, l'une des taches accidentes de la metaphysique est d'elucider les premiers principes des sciences particulieres. [ ... ]II apparait done

avec une claire evidence quel obj et constitue le but de cette science.»

Die Metaphysik Avicennas, trad. Horten, 1909, pp. 2 sqq.

« Tome chose qui accede a l'existence a en elle-meme,

avant d'advenir, la possibilite (materielle) d'exister, sinon elle est impossible.»

Ibid., p. 269.

La meme chose, developpee davantage, contre l'hypo­

these selon laquelle le possible, n'etant pas realise, n'existe pas lui-meme : « La nature de ce qui existe en puissance

se trouve exclusivement clans la matiere, qui est son subs­trat. C'est pourquoi la matiere est ainsi faite que l'on peut dire qu'elle subsiste en elle-meme selon la puissance et qu'elle est existante. »

Ibid., p. 147.

II est vrai que le possible de nature materielle ne realise pas, ii n' est pas cause de I' existence des form es. La cause mate­

rielle n'en est une que pour la possibilite de cette existence, mais aussi, ii est vrai, une cause qui dispose ses contenus:

«La matiere ne peut pas etre la cause de }'existence des

formes. Cela ressort clairement des raisons suivantes : pre­mierement, la matiere n'est matiere qu'en ce sens qu'elle a

la faculte d'accueillir quelque chose en elle et qu'elle est dis­posee en vue de cette chose. Or ce qui est ainsi dispose ne peut pas etre, en tant que tel, la cause de l'existence de ce

en vue de quoi ii est dispose (la forme). S'il en etait la cause, ii en resulterait necessairement que cet autre ( qu' est la forme) devrait etre toujours present en lui, meme sans disposition preexistante. Deuxiemement, il est impossible que }'essence

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d'une chose soit de fac;on acruelle la cause d'une autre chose alors qu'elle-meme reste encore en puissance. »

Ibid., p. 138.

Expose plus detaille de la cause materielle, qui represente la puissance de la matiere conune pouvoir de disposer. Les

dispositions (preexistantes) font varier les formes, indubita­blement, aussi en fonction de leur contenu (ici, Avicenne ne tient pas du tout un discours aristotelicissime):

«Quant a la cause materielle (causa materialis), c'est celle en qui reside clans la potentialite d'existence d'une chose.

Nous enseignons done que clans cet etat qui vient d'etre dit, une chose peut se trouver, par rapport a une fonne essen­

tielle, sous differentes modalites. Parfois la matiere se com po rte com me la tablette par rapport a I' ecriture; elle est

alors disposee a accueillir une chose qui lui advient en tant qu'accident, sans que la matiere se modifie en recevant cette chose et sans qu'elle perde quoi que ce soit du fait de ce qui

lui revient de la cause. Parfois la matiere se comporte comme la cire par rapport au portrait etcomme l'enfantpar rapport a l'homme. Elle est alors disposee a accueillir en elle la forme essentielle d'une chose qui lui advient en tant qu'accident,

sans qu' elle se modifie clans son etat, si ce n' est tout au plus par le mouvement relatif a l'espace, a la quantite et a d'au­tres categories.

Parfois la causa matmalis se comporte comme le bois par rapport au lit de repos. Des elements en sont elimines par le travail du menuisier (de telle sorte qu'il perd quelque chose

de sa substance). Parfois elle se comporte comme quelque chose qui passe du noir au blanc. Cette chose-la se trouve modifiee et perd la qualite qu'elle possedait auparavant, sans pourtant que sa substance soit aneantie. Parfois elle se com­

porte comme la semence par rapport a l'animal. La semence doit perdre entierement sa forme essentielle, de fac;on a etre

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disposee a accueillir en elle la fonne essentielle de l'animal.

C'est egalement ainsi que le verjus se comporte par rapport

au vin. Parfuis la causa materialis se comporte comme la matiere

premiere par rapport a la fonne essentielle. Elle est disposee

de maniere a accueillrr celle-ci en elle, etc' est de celle-ci qu' elle

tient son existence actuelle. Une autre fois encore, elle se com­

porte comme le myrobolan par rapport a la pate. La pate ne

tire pas son origine seulement de ce fruit, mais de son asso­

ciation avec une autre substance nutritive. Avant le melange,

il n' est que l'une des nombreuses parties de la pate, et se com­

porte envers celle-ci comme la puissance. Parfois, la causa materialis se comporte comme le bois et les pierres par rap­

port a l'edifice. Cette fa<;on d'etre est apparentee a celle qui

vient d'etre mentionnee; cependant, clans la fa<;on d'etre ci­

dessus mentionnee de la pate, celle-ci resulte du (melange avec

le) fruit, celui-ci se modifiant clans sa substance.

Dans les modalites qui viennent d'etre mentionnees, nous

trouvons les choses qui sont des substrats pour la puissance.

Elles sontsoitun substrat pour celle-ci clans leur individualite

seule (toutes autres choses etant exclues), soit en relation avec

d'autres. Si clans leur individualite elles sont les porteuses de

la puissance, elles peuvent se comporter de telle fa<;on que,

pour produire un effet, elles n'ont besoin que de l'actualisa­

tion de l'action. Une telle cause est, par excellence, appelee

substrat par rapport ace qui est contenu en elle. De tels effets

ont necessairement en eux-memes une existence actuelle (il s'agit done de substrats qui sont eux-memes des substances,

c'est-a-dire non pas le substrat absolument premier, la mate­ria prima). Si toutefois le substrat ne possede pas en lui-meme

de subsistance propre, alors il ne peut pas etre dispose en vue

d'accueillir le principe fonnel. 11 faut au contraire qu'il ait en

lui-meme une subsistance actuelle. Si toutefois les choses sont

ainsi faites qu'il Oe substrat, C. M.] n'accede a la subsistance

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propre que par le fait du principe fonnel qui entre en lui, alors

avant /'apparition de ce second principe formel ii y avait dons le subs­t:rat quelque chose d'autre qui lui c<Jflfirait /'existence. Une autre possibilite est que le second principe fonnel ne confere pas l'existence au substrat, mais lui soit ajoute (s'il existe deja clans sa nature achevee). Ou bien ii peut se faire que l'ajout du prin­

cipe fonnel elimine du substrat ce qui lui conferait auparavant l'existence; alors ii se modifie, au sens propre du mot. Nous

av ions cependant presuppose que le substrat ne se modifie pas. Cette categorie de causes materielles constitue done un

groupe en soi. Ou bien ii a besoin (pour produire son effet)

que s'y ajoute une chose, ou bien ii est un mouvement de nature spatiale, OU Uil mouvement qui s'etend a la qualite, a la quantite, a la position et a la substance j OU encore, troisie­mement, le substrat est la cause que soit retranche de lui une chose non substantielle, quantitative, qualitative ou analogue.

La cause materielle qui est en relation avec d'autres choses entre necessairement en relation avec d'autres substances et une composition. II en resulte alors, ou bien seulement une composition de la nature d'une juxtaposition, ou bien, outre cela, un changement qualitati£ Mais tout ce qui change atteint,

a travers un seul ou plusieurs changements, a son point ter­

minal (etc' est pourquoi tout processus de changement presente une ou plusieurs phases).»

Ibid., pp. 407 sqq.

A l'appui du developpement materiel en direction de la forme essentielle; la matiere ne determine pas seulement sur le plan de la quantite, mais aussi sur celui de la qualite:

«L'effet produit consiste en ce que la matiere indivi­dualise et determine la forme essentielle [ ... ]. Chacun de ces deux principes considere separement: la matiere et la forme essentielle, est cause de l'autre en uncertain sens et par rapport a une certaine realite, mais non clans un seul

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et meme sens. S'il n'en etait pas ainsi, alors la forme essen­tielle materielle ne presenterait pas de dependance

necessaire, quelle qu'elle soit, par rapport a la matiere. En ce sens nous avons deja explique anterieurement que la

forme essentielle ne suffisait pas a elle seule a faire exister la matiere. La forme essentielle se comporte au contraire comme une partie seulement de la cause. Mais s'il en est

ainsi, alors la forme essentielle ne peut etre qualifiee a taus egards de cause de la matiere (pourvue d'une forme, indi­viduee, determinee), car elle serait en meme temps, en elle-meme, independante de la matiere et autonome. »

Ibid., p. 600.

Le corps, c' est !'unite de la matiere-forme en tant qu' objet du monde physique. Mais Avicenne ne veut pas voir ce corps comme seukment soumis aux determinations tridimensionnelles. Le corps est pour le mains susceptible de metamorphoses clans ses dimensions, celles-ci ne relevent done pas de son essence. Pas davantage n'est essentiel ace corps qu'il ait un haut ou un bas, ou par exemple qu'il soit situe sous le ciel et

qu'il doive avec necessite rester definitivement ainsi. Ce qui releve de !'essence du corps, par-dela ces donnees relatives, c'est uniquement qu'il subsiste sous la forme d'une conti­nuite dotee de la propriete de pouvoir aussi se depouiller de

certaines dimensions. Cela implique que la corporalite ne doit pas etre necessairement CDnfUe comme res extensa, ou seulement de maniere quantitative. Elle se situe au contraire a un niveau

plus profond que !'extension de chaque corps et subsiste aussi clans des manifestations non quantitatives :

« Le fait de posseder des dimensions ne fait pas partie des conditions necessaires [a !'existence, C. M.] d'un corps [ ... ]. Pas davantage l'esse corpus ne depend-il avec neces­site de la disposition qui lui assigne une place naturelle sous le ciel, de telle sorte que ses differents cotes sont siens

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en fonction des differentes directions de l'univers [ ... ]. Toutes les dimensions qui sont accueillies clans le corps, a l'interieur de ses limites, ainsi que ses formes et ses posi­tions, sont en consequence des choses qui ne font pas integralement partie de la definition de son essence [ ... ]. La veritable essence de la corporalite, c'est la forme essen­tielle de la continuite, qui est capable de recevoir la modalite des trois dimensions.» - II ya du Leibniz avant l'heure clans ces dispositions dynamiques a partir desquelles seu­lement I' espace est pose; un considerable elargissement de la notion d' esse corpus en de~a et au-dela du quantitatif.

Ibid, pp. 98 sqq.

AVERROES

L' entendement ne peut saisir que les formes general es, or celles-ci ne se presentent que clans la multiplicite du monde materiel. Si, en consequence, l'entendementcom­prend cette multiplicite materielle quand elle n'est pas inexprimable, alors les formes comprehensibles ne peu­vent pas etre situees en dehors de cette multiplicite. Celle-ci serait, sinon, incomprehensible, ii n'y aurait de savoir que des formes generales et non pas des choses du monde. Mais s'il y a un tel savoir, cela resulte du fait que les formes vivent clans la matiere elle-meme; c'estainsi que l'enten­dement peut les saisir clans leur multiplicite :

«L'hypothese d'ames sans corps et qui n'en seraient pas mains nombreuses est quelque chose d'inouY. Car la cause de la multiplicite, c'est la matiere, alors que la cause de la concordance de choses multiples, c'est la fonne. En conse­quence, qu'il existe sans matiere un grand nombre de choses concordantes quant a la forme est impossible.»

Die Widerlegung des Gazali (Destructio destructionis) [« Refutation de Ghazali'»], trad. Horten, 1913, p. 30.

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Meme en tant que possible, la chose materielle n' est pas inexprimable ou fantomatique, elle existe au contraire reel­lement. De meme que son substrat reel : la matiere elle-meme ne peut pas, dans une anteriorite quelconque, n'avoir pas ete et done etre seulement creee. Le possible, le receptif, le potentiel, le materiel est incree, car s'il etait cree, alors l'acte de sa creation aurait cree quelque chose a partir d'un pas-meme-possible; ce qui est impossible. En consequence, la matiere n'a pas besoind'un createur pour etre; elle est au contraire eternelle, ainsi que le mouvement en elle. Ainsi il n'y a pour la matiere ni la possibilite ni le besoin d'une creation; un Allah antecosmique, eternel, a cote de la matiere cosmique eternelle est indemontrable:

« La possibilite requiert une chose reelle a laquelle elle est inherente [ ... ] . C' est pourquoi, en ce qui concerne la possibilite dans la cause, la possibilite du principe recep­teur est une condition necessaire; car une cause qui ne peut pas produire d'effet est impossible. [ ... ] II faut done qu'il y ait (dans la matiere eternelle) un mouvement eter­nel qui provoque dans la matiere, en une chaine sans commencement, la succession de choses qui naissent et passent; car par generation, on entend la modification et le changement de forme d'une chose par passage de la potentialite a l'acte. [ ... ] II en resulte en consequence que dans le processus de l'advenir est presente une potentia­lite (sans commencement), en tant que substrat des formes d'etre contraires qui se succedent en lui. »

Ibid., p. 104 sq.

L'acte qui fait passer du possible au reel commence deja a l'interieur du possible, celui-ci etant en tant que tel une matrice. Dans la matiere, les formes mfirissent elles-memes en tant qu'elles y sont latentes, a l'etat de dispositions, et l'actus (conc;u tout au plus comme le moteur du monde)

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ne peut pas en produire une seule nouvelle, il ne fait que

realiser. Dans son grand commentaire sur la Metaphysique d'Aristote (explication de XII, 3), Averroes !'expose tout a

fait clairement: la cause du mouvement ne donne pas aux

choses leur forme, elle est simplement I'« educteur » des formes, elle ne fait qu'amener au jour les formes latentes clans la

matiere (non dat, sed extrahit). En consequence de quoi les

ames et les pensees sont elles aussi deja disposees en tant

que formes clans la matiere, et cela de telle fac;on que cette disposition, comme toutes les autres, implique une possi­

bilite non pas passive mais active, suo genere. La faculte ainsi signifi.ee: celle d'amener les formes a maturite jusqu'a

leur actualisation, c'est-a-dire jusqu'au saut qu'est le pas­

sage a la realite, constitue un tres grand elargissement du concept du possible; la possibilite en tant que disposition

active devient incubation, devient la matrice d'une natura naturans. En outre, cet elargissement fait entrer clans la

dynamis aristotelicienne non seulement les formes, mais precisement aussi ce qui en elles est actualisant. En grec, la dynamis a deja le double sens de passivite et d'activite :

elle est possibilite et puissance, possibilite et pouvoir-etre. Des logiciens a !'esprit aussi aigu qu'Avicenne et Averroes

ont de toute fac;on remarque ce double sens (il se retrouve en langue arabe), ils n'y ont nullement succombe comme a une simple polysemie langagiere. (Dans sa Refutation de Ghazali, p. 104, Averroes distingue expressement les deux sens du mot dynamis : « Cela peut etre accompli » et« Zai'd

peut accomplircela».) Ainsi done, bien loin de n'avoir pas saisi cette ambigu1te concernant la matiere-dynamis, Aver­

roes a parfaitement accepte le double sens passif et actif. C'est precisement cette <<puissance» specifi.que permet­tant la maturation des formes qui vibre desormais clans la

«potentialite» generale de la matiere et fait d'elle, en tant

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que dynamis, le lieu de gestation des formes non encore

advenues mais en cours de maturation.

Non moindre est le developpement que connait par la l'autre concept aristotelicien de matiere, l'« etre-selon-la­possibilite » (kata to dynaton), a cote de l' « etre-en-puissance » (dynamei on). Cela signifie que c'est de la determination precise residant en la puissance que resul te l 'ordre de suc­cession des phenomenes, plus precoces ou plus tardifs. D' ou ii s'ensuit qu'Averroes distingue clans les dispositions de la matiere une « puissance plus rapprochee ou plus loin­taine », correspondant a une actualisation possible plus proche ou plus tardive. Ainsi done tout n' est nullement possible a tout instant; ii existe au contraire - des le point de depart de la « puissance plus rapprochee ou plus loin­taine » - un «indicateur» de l'evolution, qui ne brule aucune station. II s'ensuit egalement que les series de suc­cession des contenus des formes, et non seulement ces contenus eux-memes, sont disposees clans la puissance­potentialite de la matiere. C'est la une idee que l'on ne trouve pas, a beaucoup pres, avec autant de nettete chez Aristote; elle ne signifie en fin de compte rien de moins que la necessite reconnue, en tout point, d'une mediation du progres determinee par la maturite des conditions. Insis­tant tout particulierement sur l'anteriorite et la posteriorite historiques de l'actualisation des formes, Averroes explique clans son Petit commentaire de la Metaphysique d'Aristote:

« Puisque nous avons tire au clair ce que signifient poten­tialite et actualite, nous allons maintenant exposer quand chacune des choses individuelles existe en puissance et quand ce n'est pas le cas; car il n'est pas vrai que toute chose quelconque soit, en puissance, n'importe quelle autre chose ( de telle fai;;on que tout pourrait etre issu de tout). II est evident que les capacites (les puissances) sont pour

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une part assez proches, pour une part plus eloignees. Puisqu'il en est ainsi, les substrats et les capacites sont ega­lementsoit rapproches, soit eloignes. La puissance lointaine ne passe pas a l'actualite si le substrat ultime (c'est-a-dire sous sa forme la plus ultimement disposee) n'est pas ante­rieurement devenue reelle. Si pour cette raison l'on dit qu'une chose existe en puissance clans une autre, alors que cette puissance est une puissance plus lointaine, on ne <lit cela qu'en un sens figure. [ ... ) La puissance ne se deve­loppe pas (ne passe pas a l'actualite) clans ce substrat determine clans un etat quelconque. 11 est au contraire necessaire qu'elle existe clans l'etat ou il est possible qu'elle passe, a partir de lui, a l'actualite. La semence n'est un etre humain en puissance que si elle tombe clans la matrice et ainsi ne perd pas la possibilite proche de devenir un etre humain. Tout requiert done, outre la premiere possibilite d'etre, la plus lointaine, aussi la plus proche (entierement mediatisee en vue de la realisation) en tant que substrats

potentiels. Quand ces deux puissances sont presentes, et quand en meme temps se produit la cofacidence favora­ble entre les causes efficientes et !'effacement des obstacles, alors la chose [concernee, C. M.) accede necessairement a l'actualite.» (Cf. Hegel, Wissenschaftder Logik [Science de la logique], Werke, 1834, IY, p. u6; Philos. Bibi., 192 3, p. 97: «Quand toutes les conditions d'une chose sont reunies, elle accede a !'existence.>>) Die Metaphysik des Averroes, trad. Horten, 1912, p. 102 sq.

Averroes a repris la double determination, deja presente chez Aristote, selon laquelle le concept de matiere peut desi­gner aussi une realite deja fonnee quand celle-ci peut servir a son tour de possibilite pour une autre realite formee d' or­dre superieur. En consequence, quelque chose peut etre forme sous un certain rapport (par exemple le bois de

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construction rapporte a l'acte de construire), et matiere sous un autre rapport (le meme bois par rapport a la maison construite). Averroes met une sorte d'application a faire que matiere et forme echangent ainsi leur physionomie; dans tousles cas, une matiere qui s'incorpore toute forme comme bois de construction en vue d'une forme nouvelle s'eleve jusqu'au plus haut etage de }'edifice du monde:

« La ma ti ere presente differentes denominations; par exemple, la matiere premiere, qui est sans determination formelle, puis celle de ce qui a deja une forme, comme clans les quatre elements, qui sont la matiere des corps composes. [ ... ] Leur specificite, c'est que leur forme ne perit pas entierement lorsque survient une autre forme, mais que la forme de la matiere subsiste dans une sorte d'existence intermediaire. Ou bien la premiere forme sub­siste lors de la venue de la seconde forme, comme dans le cas de la disposition que presentent certains corps homeo­meres (organiques) afin d'accueillir l'ame. C'est cette sorte de matiere que l'on caracterise specifiquement par le nom de substrat. »

Die Epitome der Metaphysik des Averroes, trad. van den Bergh, 1924, p. 2 5.

AVICEBRON

Le concept de matiere a ete rehausse sous un autre aspect encore que celui d'un possible riche de contenus. Avicebron a parle d'une « matiere universelle » englobant non seule­ment la matiere physique mais encore une matiere spirituelle. Avicebron, le penseur de cette « matiere universelle >>, ne partait pas principalement d'Aristote. Ilse situe bien plutot dans la continuite d'un certain neoplatonisme, non pas de celui qui se borne a enrober Aristote, comme parfois chez Avicenne et Averroes, mais en continuite directe. C'est ainsi

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que la matiere supreme d'Avicebron s'inscrit clans la matiere

universelle: la «materia spiritualis», tout droit issue de Plo­

tin, c'est-a-dire de Sa «hy/e noetike», matiere spirituelle OU

intelligible (Enneades II, 4, 1-15), situee clans les hauteurs ou

trone l'Un primordial. Dans le systeme plotinien de l'ema­

nation descendant depuis l'Un primordial jusqu'au plus bas,

aux tenebres de la matiere vulgaire, le principe materiel pre­

cisement, qu'il considerait en general comme diabolique,

connaissait un surprenant anoblissement. II y accedait du

fait que la matiere etait mise en relation avec le Numero

Deux de la hierarchie de l'universplotinien, le nous ou Esprit

du monde, et se trouvait ainsi placee, dans la sphere celeste,

aux pieds de la supreme Entite, de l'Un primordial. Et cela

clans une inversion toute positive de la negativite absolue qui

le caracterise clans les profondeurs du monde d'en bas: celle

d'un abime vi.de et tenebreux. C'est precisement ce vide,

absence aussi de toute qualite, de tout attribut de personna­

lite, qui pouvait foumir l'arriere-plan d'ou se detachait par

contraste la vacuite, }'indetermination, l'impersonnalite

supremes de l'Un primordial. «C'est pourquoi la Raison,

quand elle voit la forme clans la chose particuliere, tient pour

tenebreux ce qui est situe plus bas. [ ... ] Cependant, le tene­

breux est different clans le monde spirituel et clans le monde

sensible, et differente est aussi la matiere, ainsi que la forme

(m01phe) situee au-dessus des deux matieres (epikeimpenon amphoin). [ ... ]Dans les hauteurs, la forme est authentique,

et done aussi le substrat(hypokeimenon). Ainsi done, si la theo­

rie selon laquelle la matiere serait substance (ousia) se

rapportait a la matiere intelligible, ii faudrait la tenir pour

vraie; car le substrat intelligible est substance, ou plus exac­

tement, pense en common avec sa forme et comme un tout,

ii est substance illuminee » (Plotins Schriften I, Philos. Bihl., p. 2 5 1 ). Or le nous de Plotin, ou Esprit celeste, est pourvu

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de cette matiere, ce nous lui-meme represente la dynamis pas­

sive face a la dynamis active de l'Un primordial, I'ousia. Ce qui reste assurement un sujet d'etonnement permanent, c'est

que chez Plotin la metaphysique la plus rigoureusement spi­

ritualiste, qui precipite la matiere sensible clans un abime de

malediction, a fait reapparaitre dans !'ether spirituel une

substance egalement appelee matiere, et qui est cet ether

meme. Et chez Avicebron, la notion de« materia spiritualis» derive precisement de cette «hyle noetike», nommee aussi

« theia byte», de la matiere que Plotin qualifie de spirituelle

et meme de divine.

Mais le concept plus englobant d'Avicebron: la «materia universalis», ne provient pas, lui, du neoplatonisme. Et pas

davantage les concepts de matiere et de forme qui appa­

raissent frequemment dans son ouvrage Fonsvitae et portent

la marque d'Aristote. (Aussi bien les scolastiques chretiens,

Albert le Grand en tete, ont-ils cite cet ouvrage surtout

sous le titre De materia et Jonna.) Ainsi done Avicebron

debouche-t-il malgre tout sur la gauche aristotelicienne,

pour des raisons dont la moindre n'est pas !'influence qu'il

a exercee. Et quanta la<-< materia universalis » - qui englobe

tant la matiere corporelle que la matiere intelligible et

constitue finalement le substrat du reseau de relations uni­

taire qui constitue le monde -, Avicebron presente, sur le

fond, bien plus de rapports avec le peripateticien Straton et surtout aussi avec le Portique, longtemps sous !'influence

de Straton, qu'avec le neoplatonisme (cf. Siebeck: Unter­suchungen zur Philosophie der Griechen, pp. 181 sqq.). En depit

de la theorie de !'emanation, dont la presence est tout par­

ticulierement marquee chez Avicebron, et meme en depit

de l'extraordinaire transcendance, libre de toute matiere,

de la <-<volonte de Dien>>, qui regne aussi clans la doctrine

d'Avicebron. Au-dessous de cette volonte, en revanche,

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clans le monde tel qu'il nous est donne, la matiere d' Avi­cebron est quasiment identique a !'essence des choses. Elle est, ici, l'etre qui advient, realiter, inunediatement apres avoir ete pose par la volonte divine; de telle sorte que la matiere est l'origine et le fondement essentiel de toutes les substances finies. Ce sont la les theses principales de Fons

vi'tae; elles ne pouvaient que preparer le Deus sive natura.

« Comme clans le monde corporel aussi bien toutes les substances materielles que toutes leurs fonnes ont une essence commune, il ya une matiere unique et une fonne unique. »

Fons vitae, ed. en latin de Clemens Baumker, Munich 1892, p. 226.

<< Comme, en outre, la forme corporelle universelle et la forme spirituelle universelle se rencontrent aussi au sein d'une essence commune, ii en resulte une matiere abso­lument universelle et une forme absolument universelle -et fient ambae materiae una materia, et fient utraeque formae

una Jonna.»

Ibid., p. 22 7.

« La ma ti ere universelle et la fonne universelle sont les constituants de !'Esprit du monde - scilicet qua substantia

intelligentiae est composita ex eis. »

Ibid., p. 258, 322.

« La matiere et la forme de !'Esprit du monde sont le point d'origine de toutes les autres matieres et formes, jusqu'en bas de l'echelle des ensembles - et secundum hoc

imaginaberis extensionem materiae et fonnae a supremo usque

infinitum extensionem unam continuam. »

Ibid., p. 3 1 3 .

« Si una est materia universalis omnium rerum, hae pro­

prietates adhaerent ei : scilicet quod sit per se existens, unius

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essentiae, sustinens diversitatem, dans omnibus essentiam suam et nomen - Si la matiere universelle de toutes les choses est

une, les proprietes particulieres y sont adherentes, c'est­a-dire qu'elle existe par elle-meme, elle est une seule et

meme entite essentielle, elle porte la diversite, donnant a toutes choses son essence et son nom. >>

Ibid., p. 13.

GIORDANO BRUNO

« Vhabitude de croire, dit Aristote a la fin de son deuxieme Livre de la sagesse, est la principale cause qui entrave l'en­

tendement humain lors de la perception de bien des choses qui sont en elles-memes tout a fait evidentes. Combien est

grande la puissance de cette habitude, dit-il, la preuve en est donnee par les lois dont la validite est bien plus fon­dee sur des habitudes et des fables infantiles que sur des

donnees de fait qui tombent sous le sens. Car, remarque a ce propos son commentateur Averroes, de meme que certains humains peuvent s'habituer aux poisons au point que ceux-ci les reconfortent comme des aliments confonnes

a la nature, de meme ce qui produit sur tousles autres un effet salutaire et vivifiant peut leur devenir nuisible.

Mais ceux que le fatum a mieux pourvus des dons de

l'esprit, qui ne sontpas des endormis, peuventsans grande difficulte capter la lumiere partout repandue, pourvu seu­lement qu'ils fassent appel a la faculte de juger pour decider clans la controverse entre la croyance et la raison et, desi­gnes par le ti.rage au sort comme juges entre les deux parties adverses, sortant des brumes du prejuge vulgaire, ils ecou­tent avec attention et examinent avec soin les raisons de

chacune des parties; et si tot mis en dou te, tout ce qui para it accessible aux sens, irrefutable, concede OU etabli, familier

et habituel, ils le pesent alors sur une balance exacte et le

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comparent avec le point de vue oppose, quelque absurde que cela puisse sembler. Car c'est seulement ainsi que fina­

lement ils ne deviennentpas aveugles aux yeux des hommes et des dieux, comme la masse vulgaire, comme le troupeau stupide et servile au plus profond des tenebres et clans l'obs­cur cachot de l'ignorance, mais peuvent au contraire, a la claire lumiere de la verite, agreer leur opinion, comme tous ceux qui sont convaincus de }'existence d'une verite divine.

Mais ici nous nous trouvons sur un terrain ou regne la liberte de pensee, ou chaque individu doit se souvenir que la vision du corps et celle de !'esprit ne lui ont pas ete accor­dees en vain, qu'il n'a pas a fermer ses yeux comme le souhaitent charlatans et ignorants, qu'il ne doit pas avoir envers le Createur bienveillant l'ingratitude de mepriser

le don de la raison, cornme si ce don ne pouvait pas s'al­lier aux autres dons de la meme divinite et si une verite faisait obstacle a l'autre, si une lurniere vraie pouvait obs­curcir une autre lumiere vraie - Et, face a cette faculte de discerner et de juger, le noyau le plus precieux de notre etre, pour ainsi dire face a nous-mernes, nous devrions nous epouvanter et nous cacher? Nous souvenant au contraire de la divinite qui demeure en nous et de la lumiere qui rayonne clans la forteresse de notre esprit, tournons les yeux du chercheur clans la direction ou, sitot que nous regardons avec plus d'attention, nous acquerons a coup sur une connaissance devant la beaute, la saintete, la verite et le caractere naturel de laquelle tous les sophismes fal­lacieux s'evanouissent et la reverie superstitieuse des pseudo-prophetes s'effondre. A partir de la l'esprit, conscient de son pouvoir, osera

prendre son envol clans l'infini, alors qu'il etait auparavant enferme clans le cachot le plus etroit d'ou il ne pouvait diriger la vision de ses yeux myopes vers les etincelles de

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lumiere des astres les plus lointains que, pour ainsi dire, a travers des fentes et des petits trous - et de surcroit ses ailes etaient en quelque sorte rognees par le couteau d'une croyance obtuse, de l'ordre de l'habitude et qui, de sa pro­pre imagination, formait entre nous et la magnificence de <lieux jaloux un ecran de brouillard et meme un mur de nuages qu'elle croyait elle-meme faits d'airain et d'acier. Mais libere de cette image terrifiante de la mortalite, de la colere du destin, d'un jugement pesant comme le plomb; libere des chaines de cruelles Erinyes et des chimeres d'un amour partisan, il s'elance vers l'ether, plane a travers l'es­pace sans limite de mondes immenses et innombrables, il visite les astres et survole les frontieres imaginaires du Tout. Les murs de ces spheres : la huitieme, la neuvieme, la dixieme, et d 'autres encore, que s' imagine l' illusion aveu­gle des philosophes et des mathematiciens, ils ont disparu. A l'aide d'une recherche guidee tout a la fois par lessens et la raison, les serrures de la verite s' ouvrent, les aveugles deviennent voyants, la langue des muets se delie, ceux dont tout effort vers le progres etait paralyse acquierent des forces nouvelles pour aller a la quete du Soleil, de la Lune et des autres demeures clans la maison du Pere, du Tout, semblables a ce monde que nous habitons, plus petits et plus mauvais mais aussi plus grands et meilleurs, en une echelle infinie. C' est ainsi que nous accedons a une plus digne contemplation de la Divinite et de cetteMere Nature qui en son sein nous produit, nous entretient et nous reprend; nous ne croirons plus desormais qu'il y ait un seul corps depourvu d'ame OU meme, selon le mensonge de certains, que la matiere ne serait rien d'autre qu 'une fosse nauseabonde oit pourrissent des substances chimiques. »

Der Envecker oder Eine Verteidigung von Thesen des Nolaners Giordano Bruno, Gesammelte U,'erke, 1909, VI, 120 sqq.

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[ « L'Eveilleur : Defense de certaines theses de Giordano Bruno, le Nolain»; CEuvres completes ... ]

Ce qui ne donne pas les formes mais les fait apparaitre au jour dans la ma ti ere ou elles se trouvent, c' est desor­

mais, chez Bruno, totalement la natura naturans. Elle se

comporte par rapport a la matiere (selon une image qui se trouve deja chez Averroes) comme le timonier par rapport

au bateau, mais pleinement immanente a elle. Outre Aris­tote, Bruno invoque, en partie par des contresens fructueux,

d'autres philosophes de l'Antiquite, y compris les hylo­

zo1stes presocratiques (pour qui la matiere est vivante), a

l 'appui de « l 'intime union de la ma ti ere et de la forme uni­

verselle ». De ce rapport fom1e-matiere, done, qui, comme Bruno le constate, est issu « d' Aristote et d'autres d'orien­

tation analogue» : « Quant a la cause ef-ficiente, je tiens pour la cause

efficiente physique universelle la raison universelle, la plus haute et la plus importante des facultes de l'ame du monde,

laquelle est la forme de l 'univers tout en tier.

La raison universelle est la faculte la plus intime, la plus reelle et la plus specifique de l'ame du monde, et celle de

ses parties qui fait sa puissance. Elle est un Identique qui

remplit le Tout, illumine l'univers et enseigne a la nature comment produire ses especes telles qu'elles doivent etre.

En consequence, elle se comporte en produisant les choses

de la nature comme notre raison donnant un sens aux pro­

duits qu' elle fa~onne. Les pythagoriciens la nomment le moteur et l'inducteur de l'univers, selon la fonnulation du

poete (Virgile, Eniide, VI, 726) :

... repandue a travers tous ses membres, la raison meut la masse du Tout et penetre son corps.

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Les platoniciens l'appellent l'architecte du monde. Cet architecte, disent-ils, vient du monde d'en haut, qui est unite parfaite, et passe clans ce mondesensible, tombe clans la multiplicite, ou en raison de la separation de ses parties regnent non seulement l'amitie mais aussi l'hostilite. Cette raison produit toutes choses, infusant a la matiere et lui communiquant quelque chose d'elle-meme, cependant qu'elle-meme demeure au repos, immobile. Les mages (les Perses) l'appellent la plus feconde des semences, ou encore le semeur; car c'est elle qui emplit la matiere de toutes les formes, la fac;onne selon les modes et les conditions que celles-ci prescrivent, et la penetre a profusion d'un ordre admirable qui ne peut etre attribue au hasard ou a quelque autre principe qui ne s'entendrait pas a discerner et a ordon­ner. Orphee la nomme l'reil du monde, parce qu'elle domine du regard l'interieur et l'exterieur des choses de la nature, afin qu'elles ne se produisent et ne se maintien­nent pas sur le plan uniquement interne mais aussi externe clans l'harmonie qui leur est propre. Empedocle la nomme le discriminant, car elle ne se lasse jamais de distinguer clans le sein de la matiere les formes qui s'y trouvent jetees en desordre, et de faire que de la destruction d'une chose resulte la naissance d'une autre. Plotin la nomme le Pere et le Geniteur originel, parce qu'elle repand les semences a travers la nature, et que c'est elle qui dispense d'abord les formes. Nous la nommons l'artiste interieur, parce qu'elle fac;onne la matiere, de l'interieur vers l'exterieur, comme quand elle fait sortir et developpe le tronc depuis l'interieur de la semence ou de la racine, les branches depuis l'interieur du tronc, les rameaux depuis l'interieur des branches, et de celles-ci les bourgeons; elle fac;onne, forme et oblige, les tirant du dedans vers le dehors, comme issus d'une vie interne, les feuilles, les fleurs, les fruits; et, en

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des temps determines, elle ramene les seves du feuillage et des fruits vers les rameaux, des rameaux vers les branches, des branches vers le tronc et du tronc vers la racine. »

Von der Ursache, dem Prinzip und dem Einen (Philos. Bihl.,

pp. 29 sqq.).

Ce n'est pas par hasard que la croissance materielle est exprimee ici par l'antique image de l'arbre. Chez Bruno, quand il les a repris, une seve nouvelle a penetre les concepts scolastiques, d'allure si souvent dessechee. Et il est inde­niable que cette seve, avec son parfum de paganisme, contient aussi certains composants mythiques, mais depouil­les de leur toxicite. C'est ainsi que !'image de l'arbre du monde, enracinee clans les abysses des forces telluriques, est presente clans presque tousles mythes astraux. Et meme, le terme grec pour la matiere: byte, renvoie non seulement au bois, au bois de construction, mais encore a la foret enracinee; le latin materia (que Lucrece fut sans doute le premier a employer clans un sens philosophique) derive tout a fait directement de mater, et ni chez Aristote ni a plus forte raison chez Bruno n'est oublie ce caractere qui fut le sien : la reference a la racine, au terrain OU pousse l'arbre, au sein matriciel. Des reminiscences d'un tel mate­rialisme pour ainsi dire chtonien se trouvent precisement chez Lucrece, quand, au debut de son poeme didactique, demythifiant et demystifiant, De natura rerum, il n'en invoque pas moins Venus, la Mere universelle de l'etre, la natura naturans, qualifiee de mythique, si tuee dans I' Arbre de vie. Fait caracteristique: dans le Della causa principio ed

uno de Bruno, c' est precisement le pedant Poliinnio, anti­pathique et tout a fait depourvu d'esprit philosophique, qui, dans le quatrieme dialogue se repand en propos d'une meme fade hostilite contre la femme, la mere et la matiere : «Ce n'est pas sans raison qu'il a plu aux senatoribus du

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royaume de Pallas de mettre clans le meme sac la materiam et la femme.» D'autre part, la pression exercee par cette vieille equation, liee a l'archetype plus ancien encore de l'arbre, est si forte que l'image de la Matiere-Arbre floris­sante et porteuse de fruits s'est imposee de fa~on positive partout OU - sous influence orientale - la matiere a ete representee comme Une en toutes choses creees, qu'elles fussent de nature corporelle ou spirituelle. Il en est ainsi, en depit de tout, chez le grand scolastique tardif Duns Scot qui, en se referant expressement a la materia universalis d'Avicebron, non seulement anticipe !'image de l'arbre de Bruno mais encore en developpe les consequences logiques. Il ecrit en effet, clans De rerum principio (quaestio 8, § 4) : « & his apparet, quod mundus est arbor quaedam pulcherrima, cujus radix et seminarium est materia prima,folia fiuentia sunt accidentia,frontes et rami sunt creata corruptibilia,fios anima rationalis, fructu.s natura angelica» : le monde est done un arbre magnifique, dont la racine et la graine sont la matiere premiere, les feuilles les accidents ephemeres, les branches et les rameaux les creatures perissables, la fleur l'ame rai­sonnable, et dont les fruits sont les purs esprits [angeliques, C. M.]. Au meme endroit, Duns Scot <lit aussi en revenir quanta lui a la position d'Avicebron: «Ego autem ad posi­tionem Avicembronis redeo », reconnaissant ainsi en toute conscience ce que l'image de l'arbre comme materia uni­versalis, qu'il partagera avec Bruno, doit a Avicebron. A cela pres, Duns Scot reste certes clans la lumiere de la doctrine de l'Eglise, avec son theisme de l'au-dela, alors que chez Bruno l'au-dela et le dualisme disparaissent completement clans !'infinitude de l'arbre materiel. Et il est en verite sin­gulier, mais tout a fait conforme a la contrainte de fait exercee par les archetypes, que le symbole de l'arbre, s'il remonte de Bruno a Duns Scot et en de~a, se retrouve

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ensuite presque litteralement chez Jacob Boehme, lequel pourtant ne peut guere avoir eu connaissance de ces sources litteraires. Or clans la preface de son Aunm.1, Boehme figure, presque exactement comme Duns Scot et tout a fait conune Bruno, le monde sous les traits d'un arbre qui, parcouru de la racine jusqu'aux Heurs et aux fruits par une seule et

meme seve vitale, tire de sa propre germination interieure sa forme et son articulation exterieures. lei encore, les forces sources du corpus naturae s'elevent vers les hauteurs comme a l'interieur d'un arbre ou, sous la forme choisie plus tard par Schelling pour cette image, comme clans un « orga­nisme », la Nature, qui en l'homme ouvre lui-meme ses yeux. Toujours est-il que clans tout cela c'est }'immanence qui a vaincu, une immanence hautement differenciee jusqu'au niveau le plus eleve et qui, clans toutes les direc­tions qu'elle a prises, ne s'est pas coupee de la sobriete coloree des anciens aristoteliciens de gauche et de la conti­nuite logique de leur cause. C 'est main tenant que vraiment la forme ne reste plus quelque chose d' exterieur a la matiere, comme l'avaient enseigne les scolastiques de droite, mais, pour le resumer encore une fois : matiere et forme, pou­voir-devenir et pouvoir-agir se presentent comme lies clans une meme natura naturans. Qui plus est, ils s'impliquent l'un l'autre en une reciprocite qui fait finalement coi'nci­der et fusionner, selon l' etre, la puissance passive et la puissance active. Ainsi, le combat entre l'ideaJisme et le mate­rialisme, que la gauche aristotelicienne a livre a sa maniere (et qui a vrai dire ne s'est pas termine par un coup mortel mais subsiste en tant qu'heritage clans l'idealisme partout ou celui-ci fut fecond, progressiste), ce combat, chez Bruno, s'est nettement termine au profit de !'explication de !'exis­tence a partir d'elle-meme. Avicenne s'affirme plus categoriquement en Averroes, Averroes plus en Bruno, la

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philosophie l'emporte desormais de plus en plus aussi sur cette doctrine fantomatique, la plus subtile, que l'on appelle celle de la forme pure.

Ne plus rejeter la matiere, mais au contraire en ouvrir toujours plus les profondeurs : a partir de la, tel est l'en­jeu. Ce qui reste d'essentiel chez Bruno, c'est qu'il pose et maintient !'unite de la forme (!'element actif) et de la matiere j que la matiere est en elle-meme productive. C'est la une grande decision, aux effets importants, initiee par Avicenne, et qui ne se termine pas avec Bruno. Ce qui manque encore chez lui, c'est l'etre humain clans la natura

naturans; c'est la vue d'ensemble du travail et de l'histoire qui prolongent la nature; c'est plus encore - empeche par la situation des classes et la cloture du Pan clans le pan­theisme - ce caractere : l'inachevement du monde. Mais si la dialectique est parfaitement presente clans les flots de la vie et la tempete de !'action*, une tension aprement poursuivie et !'unite des opposes, cette activite changeante* a pour substrat une matiere non figee, com;ue comme capa­ble d'evolution et de differenciation qualitative. Tout cela foumit des reperes dont !'importance et la nature ne peu­vent plus guere etre ignorees; bien qu'ils restent encore en partie clans les limites de la conscience evoluee, ce ne sont que pointes contre l'etroitesse mecaniste. C'est pour­quoi la nouveaute, la voici : si Hegel est important de par la methode dialectique (et tout ce qui en decoule), Aristote et sa

gauche sont importants en raison de leur concept de matiere.

Non seulementHegel, mais aussi le concept aristotelicien de matiere et ses transformations radicalisantes (en quete de la racine) chez Avicenne et Bruno sont vivants clans un materialisme a concevoir comme dialectique, un ferment d'importance tout a fait considerable. Ils font progresser !'evolution de !'image du monde, et meme aussi de la vraie

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meta physique de l'activite et de l'esperance, au contraire de l'image statique et sans qualites d'un monde purement ou impurement mecaniste. En tant que supreme efflores­cence de la matiere organique, !'esprit ne pourrait pas lui non plus trouver en elle son origine et changer !'existence, s'il n'etait pas conditionne et suscite par elle, si done ii ne s'y trouvait dispose et, finalement, chez lui. II est egale­ment enveloppe par sa propre matiere, parce que celle-ci elle-meme possede en propre la conscience a l'etat nais­sant et fai;;onne, en tant que ses informations propres, les figures des processus logiques et dialectiques. Cet elar­gissemen t, qui est aussi recuperation creative d'une conception de la matiere, n'abolit pas la diversite de ses champs et de ses strates, bien au contraire. II existe des modalites tout a fait particulieres du mouvement : chi­miques, organiques, psychiques, socio-economiques, culturelles, dont chacune a son propre point de depart; autant de formes d'organisation de la matiere du monde. Nier cela, a I' encontre de tout ce qui advient, est au demeu­rant reste reserve aux seuls mecanistes, en fin de compte materialistes vulgaires. Mais ii en va tout autrement de cette autre difference, mauvaise, a savoir purement et sim­plement dualiste, qui a ete etablie entre matiere et esprit, hyle et pneuma. Une matiere infeconde a laquelle tout est « ramene », reduit, un esprit coupe de tout, vers lequel tout est peniblement exhausse, « exalte >>, telle en est la conse­quence. Au lieu de cela se pose plus que jamais le probleme, avec lequel nous n' en avons toujours pas fini, des aristote­liciens de gauche : dans le cours materiel des evenements et clans la succession de ses figures, ne pas perdre le topos, le lieu ou sont conservees meme les couleurs et les quali­tes des choses, ou la vie, la conscience, la marche de l'histoire des hommes et ses reuvres ont leur place, par devant et clans

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!'immense arriere-plan du monde anorganique. Et cela en un seul et unique arc tendu: l'arc utopie-matiere; ce qui n'est apres tout nullement paradoxal, car le dynamei on de la matiere implique des l'abord, contient a l'etat latent et fonde tout son contenu utopique-concret. Avicenne et Aver­roes eux-memes, affranchis du statisme et mis au service de la transformation, auraient accorde a leur eductio for­marum ex materia une forme non seulement hylozo'iste mais encore, pour ainsi dire, hylocryphe, done une forme latente, cachee, celle d'une « entelechie inachevee ». Car toute ela­boration de formes est une tentative d'eduction du tresor non encore manifeste de la matiere - sans la masse inerte des mecanistes, sans agent moteur planant clans l' empy­ree. Le materialisme speculatif de la gauche aristotelicienne, c'est cela, ou ce qui permet d'y atteindre, et il n'est assu­rement pas arrive a son terme ultime. En depit de l'achevement de son septieme jour, ici aussi, de !'affirma­tion pantheiste de son dimanche au sein du dynamei on lui-meme, comme si le grand Pan etait deja realise. Mais nulle voie de sortie, et precisement vers ce Plus : la pro­fondeur eschatologique, qui ne passe par Bruno et Spinoza, et par cet autre, la conscience non interieure - a la fois contre le subjectivisme et le mecanisme.

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NoTES DU TRADUCTEUR

page 7 - Les formes qui se degagent de la matiere.

page 17 - Dans Nathan der Weise (Nathan le Sage) : cette parabole, l'un des textes les plus celebres de Lessing, pos­tule l'egale valeur des trois <, religions du Livre » - ou, si l'on veut, les deboute toutes les trois de leur pretention a I' exdusivite.

page 3 1 - Der Anne Konrad : nom d'un mouvement de revolte paysanne contre la noblesse, en 1514, clans le Wur­temberg.

page 3 3 - Geprdgte Fonn, die lebend sich entwickelt: cita­tion non signalee d'un vers de Goethe, a la fin de la strophe sous-titree Daimon qu'il consacre a l'entelechie dans l'un de ses plus celebres poemes philosophiques : Urworte -Orphisch.

page 39 - ... So schaff'ich am sausenden Webstuhl der Zeit : Faust, I, 508.

page 4 3 - En fram;ais clans le texte. - Faust, I, 3 84.

page 51 - Les citations de Renan sont en franc;ais clans le texte.

page 58 - La Sainte Famille, trad. Cogniot, 1969.

page 6r - Paraphrase de Goethe, Faust l, 382-384: Wirkungskraft und Samen ...

- [Uas] die Welt im lnnersten zusammenhiilt ...

page 90 - Deux citations non signalees de Goethe, Faust, 501 et 506.

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Cet ouvrage a ete acheve d'imprimer en avril 2008

par l'lmprimerie de la Manutention ii Mayenne - France

N° I I0-08