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Espace éthique la lettre Hors série n° 3 Hiver - printemps 2001 Dossier “Arrêt Perruche”

Espace éthique

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Page 1: Espace éthique

Espace éthiquela lettre

Hors série n° 3Hiver - printemps 2001

Dossier “Arrêt Perruche”

Dossier “Arrêt Perruche” :

Le handicap comme préjudice ?

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É voquer a posteriori comme préférable la non-existence d’une personne particu-

lièrement handicapée ne peut laisser personne indifférent, quels que soient les

circonstances et les motifs pour lesquels ce débat est engagé.

L’arrêt du 17 novembre 2000 rendu par la Cour de cassation interpelle simultanément

de nombreux protagonistes du point de vue de valeurs fondamentales que personne

ne discute, mais dont l’application concrète relève de dilemmes et de paradoxes que

nous n’avions pas su anticiper.

Pourquoi cet arrêt qui décide de l’indemnisation de ce jeune homme handicapé sus-

cite-t-il de si vives réactions ?

La déontologie et les pratiques des professionnels intervenant auprès des parents au

cours d’une grossesse sont confrontées aux conséquences de ce jugement. À quels

types d’évolutions et de dérives les procédures désormais engagées en vertu d’un

idéal d’enfant incitent-elles ? De quelle manière est ainsi contesté le droit imprescrip-

tible à la vie que consacre, notamment, l’article 3 de la Déclaration universelle des

droits de l’Homme ? L’excès de responsabilité n’induira-t-il pas, dans les mentalités,

une tendance à la déresponsabilisation et au renoncement ?

L’arrêt Perruche nous implique au cœur de réalités humaines et sociales qui se vivent

chaque jour dans nos hôpitaux. Mieux que d’autres, auprès des personnes handica-

pées, avec leurs proches et les associations, les hospitaliers comprennent les respon-

sabilités qu’il leur faut assumer. C’est ainsi que le souci de dignité trouve sa véritable

dimension à l’égard des personnes affectées par un handicap, aussi douloureux soit-

il. Il convient dans un contexte qui s’avère aujourd’hui particulièrement délicat, de

leur signifier, mieux encore, notre attachement et notre respect !

L’Espace éthique a souhaité accompagner la réflexion qui s’impose désormais. Le 15

janvier 2001, dans le cadre de l’hôpital Européen Georges-Pompidou et en collabo-

ration avec l’Association des paralysés de France, il a été à l’initiative d’une rencontre

publique consacrée à l’arrêt de la Cour de cassation : Droit de la vie, droit à la vie,

qui peut juger ?

Ce numéro hors série de la Lettre de l’Espace éthique reprend et complète ce premier

échange qui fera l’objet de prochains développements.

Page 2: Espace éthique

SOMMAIRE

Dossier “Arrêt Perruche” :Le handicap comme préjudice ?

ÉditorialDr Marc Guerrier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 1

Débat

Questions éthiques posées par l’arrêt PerrucheGroupe d’éthique de l’APF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 4

Justice, réparation et solidaritéJerry Sainte-Rose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 11

Témoigner de ce que sont nos enfantsHenri Faivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 14

Le regard qu’une société porte sur la personne handicapéeMarie-Sophie Desaulle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 15

Une insulte à l’égard de notre dignitéJean-Luc Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 16

La naissance sous conditionPr Israël Nisand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 18

Les dérives nous menacent !Pr Bernard Glorion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 20

Susciter un débatPr Didier Sicard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 21

Pour nous la blessure est réelleXavier Mirabel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 22

Une approche nécessaire et digneClaude Évin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 23

Vivre avec un handicapPr Annie Barois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 25

Un droit à la “normalité”Pr Catherine Labrusse-Riou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 26

S’attaquer aux discriminationsfondées sur le handicapMarc Zamichiei . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 33

Le mépris des valeursPr Dominique Folscheid . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 35

Un délire d’imputationDanielle Moyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 40

Les représentations du handicapSimonne Korff-Sausse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 41

Regards de l’institution sur le handicapDr Philippe Denormandie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 43

Nos responsabilités hospitalièresPr Emmanuel Hirsch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 45

Réactions...

Philippe Être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 19

Grégory Bénichou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 32

Brigide Maigret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 34

Nicole Diederich . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 46

Éclairages

L’annonce prénatale du handicapPr Jacques Milliez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 48

Dépistages des anomalies fœtales :statégies et limitesPr Marc Dommergues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 22

Textes de référence

Arrêt de la Cour de cassation, 17 novembre 2000 . . . . . . . p 56

Rapport de Pierre Sargos,conseiller rapporteur à la Cour de cassation . . . . . . . . . . . p 57

Conclusions de Jerry Sainte-Rose,avocat général à la Cour de cassation . . . . . . . . . . . . . . . . . p 65

Espace éthique

Au service des valeurs de l’hôpital . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 73

Liste des publications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 73

Directeur de la publication :Emmanuel Hirsch

Rédaction :Patrice Dubosc, Emmanuelle Fardel, Paulette Ferlender,Marc Guerrier, Emmanuel Hirsch

Espace éthiqueCentre hospitalier universitaire Saint-Louis1, avenue Claude Vellefaux 75475 Paris cedex [email protected]éléphone : 01 44 84 17 57Télécopie : 01 44 84 17 58

Conception, réalisation : E. Fardel, Espace éthique

Impression : Europe Media DuplicationISSN 1288-5525

© Les articles et graphismes de la Lettre de l'Espaceéthique sont la propriété exclusive de l'Espace éthique.

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ESPACE ÉTHIQUE

Au service des valeurs de l’hôpital

C réé 1995, l'Espace éthique de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris est un lieu d'échanges, d’ensei-gnements universitaires, de formations, de recherches, d'évaluations et de propositions portant sur nos

initiatives et leurs enjeux. Sur son modèle, d’autres espaces éthiques se développent actuellement, y comprisdans des structures autres qu’hospitalières.

À l’hôpital, l’exigence et le besoin de médiation s’imposent. Il importe de reconstituer les modalités de rela-tion et de communication indispensables au vivre ensemble et à la détermination des choix. Il ne s’agit pas d’énoncer et de prescrire une éthique théorique. Les points de vue moraux doivent d’être enri-chis par la diversité des sensibilités et des expériences, approfondies et argumentées pour honorer le sens denos missions et affirmer dans les pratiques des engagements profonds au service d’un projet commun.

Plus que de tolérance, nous devons témoigner un extrême respect à l’égard d’expressions argumentées, c’est-à-dire qui ne relèvent pas de la seule opinion de circonstance, d’intérêts partisans ou de positions inconci-liables avec les traditions républicaines. On peut dès lors mieux comprendre le sens des missions dévoluesà l’Espace éthique et la part déterminante que chacun d’entre nous est en devoir d’y assumer.

En 2001, l'Institut éthique et soins hospitaliers de l'Espace éthique propose aux professionnels des formationsuniversitaires : le D.U. Éthique appliquée à la santé et aux soins ; le D.E.S.S. Philosophie option éthiquemédicale et hospitalière ; le Certificat d’éthique de la recherche biomédicale.Il organise également des conférences et des séminaires ouverts, notamment, à l’ensemble des partenairesinvestis dans le soin.

Au-delà de ces différents événements publics, l'Espace éthique privilégie sa fonction de médiation en réunis-sant plus de 30 groupes thématiques, associant dans une approche pluridisciplinaire des acteurs de la santésouhaitant poursuivre une réflexion approfondie.Son Centre de recherche et de documentation permet de consulter les livres et documents relatifs aux ques-tions éthiques actuelles, mais aussi aux doctrines philosophiques. Il est accessible aux chercheurs investisdans ce champ de compétences.

E. H.

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Publications de l’Espace éthique

Santé publique et droits de l'homme, sous la direction du Pr Jonathan Mann, Paris, Collection Espaceéthique, 1997, 108 p.

Espace éthique. Éléments pour un débat, Travaux 1995 -1996, Paris,.AP-HP/Doin, 1997, 541 p.Droits de l’homme et pratiques soignantes, Paris, AP-HP/Doin, 1998, 368 p.La relation médecin-malade face aux exigences de l’information, Paris, AP-HP/Doin, 1999, 137 p.L’annonce du handicap, avec la Mission Handicaps, Paris, AP-HP/Doin, 1999.Pratiques hospitalières et lois de bioéthique, Paris, AP-HP/Doin, 1999, 167 p.Éthique et soins hospitaliers. Travaux 1997-1998, Paris, AP-HP/Doin, 2001.Une annonce anténatale et postnatale du handicap ?, avec la Mission Handicaps, Paris, AP-HP/Doin,

2001.

La Lettre de l’Espace éthique est disponible sur demande.Numéros hors série :

Alzheimer : les soignants s’engagent, hors série n° 1Les test génétiques : grandeur et servitude, hors série n° 2Dossier “Arrêt Perruche” : Le handicap comme préjudice ?, hors série n° 3

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É voquer a posteriori comme préférable la non-existence d’une personne particulièrement handi-

capée ne peut laisser personne indifférent, quels que soient les circonstances et les motifs pour

lesquels ce débat est engagé.

Si la disponibilité objective nécessaire à la clarté de la pensée est rendue délicate par le contexte

déstabilisant des faits, les circonstances du procès désormais célèbre sous le nom d’affaire ou d’arrêt

Perruche, nous obligent à nous situer dans un domaine qui suscite des questions de fond.

L’enjeu, en l’occurrence l’attribution d’une indemnité au titre d’un préjudice — une vie lourdement

handicapée —, avait comme alternative la non-naissance de la personne au nom de laquelle les

parents ont décidé d’intenter une action en justice. En effet, dûment informée des résultats positifs

d’une sérologie de la rubéole, la mère aurait pu envisager de recourir à une interruption volontaire

de grossesse.

Passer du particulier au général est sans doute aussi délicat pour les législateurs et les magistrats que

pour les médecins. Il arrive cependant que la configuration d’une histoire personnelle lui confère une

signification et une puissance insoupçonnées initialement.

L’arrêt du 17 novembre 2000 rendu par la Cour de cassation interpelle simultanément de nombreux

protagonistes du point de vue de valeurs fondamentales que personne ne discute, mais dont l’appli-

cation concrète relève de dilemmes et de paradoxes que nous n’avions pas su anticiper.

Pourquoi cet arrêt qui décide de l’indemnisation de ce jeune homme handicapé suscite-t-il de si vives

réactions ?

Directement concernées, touchées au vif dans leur sentiment de dignité, les personnes handicapées,

leurs proches, leurs représentations associatives et leurs soignants, font valoir que l’existence même

des personnes nées handicapées — notamment celles pour lesquelles le handicap avait pu faire l’ob-

jet d’une prédiction ou d’une suspicion anténatale — se trouve contestée. Leur vie constituerait désor-

mais un préjudice !

La déontologie et les pratiques des professionnels intervenant auprès des parents au cours d’une

grossesse sont confrontées aux conséquences de ce jugement. À quels types d’évolutions et de

dérives les procédures désormais engagées en vertu d’un idéal d’enfant incitent-elles ? De quelle

manière est ainsi contesté le droit imprescriptible à la vie que consacre, notamment, l’article 3 de la

Déclaration universelle des droits de l’Homme ? L’excès de responsabilité n’induira-t-il pas, dans les

mentalités, une tendance à la déresponsabilisation et au renoncement ?

Alors que dans un récent rapport l’Académie nationale de Médecine évoque la notion de “douleur du

fœtus”, se pose avec plus d’acuité encore la nécessité de lui reconnaître des droits spécifiques. Le

Comité consultatif national d’éthique réaffirme dans l’avis n° 67 du 18 janvier 2001 son attachement

à “reconnaître l’embryon ou le fœtus comme une personne humaine potentielle, dont le respect s’im-

pose à tous”. Faut-il considérer recevable l’émergence d’un droit à ne pas naître, avec les consé-

Droit de la vie, droit à la vie, qui peut juger ?

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quences concrètes d’une telle option ?

Certains ne manquent pas d’évoquer à ce propos le risque de fœticide et plus encore de dérive eugé-

nique (cf. la Lettre de l’Espace éthique, “Les tests génétiques : grandeur et servitude”, hors série n° 2,

automne-hiver 2000). En sommes-nous si éloignés ?

En fait, la Cour de cassation sollicite un débat social relatif à la reconnaissance des droits de la per-

sonne handicapée au sein de notre collectivité nationale. Car si nous refusons d’accepter de consi-

dérer la naissance d’un enfant handicapé comme un préjudice, encore est-il indispensable de témoi-

gner à son égard, comme auprès de ses proches, une considération qui relève pour beaucoup d’un

soutien solidaire effectif.

L’arrêt Perruche nous implique au cœur de réalités humaines et sociales qui se vivent chaque jour

dans nos hôpitaux. Mieux que d’autres, auprès des personnes handicapées, avec leurs proches et les

associations, les hospitaliers comprennent les responsabilités qu’il leur faut assumer. C’est ainsi que

le souci de dignité trouve sa véritable dimension à l’égard des personnes affectées par un handicap,

aussi douloureux soit-il. Il convient dans un contexte qui s’avère aujourd’hui particulièrement délicat,

de leur signifier, mieux encore, notre attachement et notre respect !

L’Espace éthique a souhaité accompagner la réflexion qui s’impose désormais. Le 15 janvier 2001,

dans le cadre de l’hôpital Européen Georges-Pompidou et en collaboration avec l’Association des

paralysés de France, il a été à l’initiative d’une rencontre publique consacrée à l’arrêt de la Cour de

cassation : Droit de la vie, droit à la vie, qui peut juger ?

Ce numéro hors série de la Lettre de l’Espace éthique reprend et complète ce premier échange qui

fera l’objet de prochains développements.

Dr Marc Guerrier

Interne, Espace éthique

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Gislzin TourrelAtelier du Centre d’activités thérapeutiques et d’éveil,hôpital San Salvadour, AP-HP

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GROUPE ÉTHIQUEDE L’ASSOCIATIONDES PARALYSÉS DE FRANCE (APF)1

DR MICHEL DELCEY

Conseiller médical de l’APF

La Cour de cassation, dans sonarrêt du 17 novembre 2000 à pro-pos de l’affaire Perruche, a recon-nu légitime que cet adolescentpolyhandicapé, représenté par sonpère, soit indemnisé pour un han-dicap consécutif à une atteinterubéoleuse anténatale. Une fautemédicale ayant empêché le dia-gnostic de la séroconversion de samère en début de grossesse, alorsque celle-ci avait annoncé vouloirrecourir à l’interruption volontairede grossesse en un tel cas.Cette décision de la Cour de cas-sation, réunie en assemblée plé-nière et qui statuait pour la secon-de fois sur ce cas, a fait grandbruit, soulevant une vague deréactions médiatisées. On peutd’ailleurs regretter que le débatautour de cette “affaire”, pourfondé qu’il puisse être, ait occultéun certain nombre de faits d’actua-lité touchant à la naissance d’en-fants, handicapés ou non, etposant des “questions de société”tout aussi cruciales. En particulierles débuts du diagnostic préim-plantatoire en France, le maintienen vie, en Espagne, d’un futurorphelin dans l’utérus de sa mèredécédée, l’amendement à la loi surl’interruption volontaire de gros-sesse (IVG) concernant la stérilisa-tion des personnes handicapéesmentales2, etc.Un peu à distance de cette média-tisation, le Groupe d’éthique del’APF souhaite reprendre quelquesinterrogations que cette affaire asuscitées, en faisant la part de cequi relève des points suivants.- La pure extrapolation juridique,autour de la crainte non fondéed’aboutir à des procès d’enfantscontre leurs parents ;

- les questions éthiques (“eugénis-me”, “valeur de la vie”) que cetarrêt renforce plus qu’il ne les sus-cite ;- les questions éthiques ou juri-diques que cet arrêt soulève indu-bitablement et qui engagent l’ave-nir des enfants et des adultes han-dicapés, certaines de ces interro-gations n’ayant semble-t-il pas étésoulevées dans le débat public.Le tout, avec en toile de fond la“réparation” du handicap, notiongénérale pour laquelle l’APF se batquotidiennement, y compris dansle soutien et le conseil vers desprocédures judiciaires, et qu’ellene peut donc a priori juger néga-tivement.

Des extrapolationsjuridiques ou éthiquehâtives

La brièveté des attendus de laCour de cassation, qui a peu expli-cité sa position, est sans doute à labase du grand nombre d’interpré-tations qui ont été faites de sonarrêt. La formulation retenue selonlaquelle, du fait de la volonté affi-chée des parents d’interrompre lagrossesse, N. P. “peut demander laréparation du préjudice résultantde ce handicap et causé par lesfautes retenues”, médicalementincohérentes (les fautes par elles-mêmes n’ont pas généré le dom-mage3), n’a en rien aidé à clarifierle débat. De même, cet arrêt a prisà contre-pied, sans vraiment argu-menter ce virage juridique, l’arrêtinverse du Conseil d’État de 1997rendu pour une affaire similaire4.Toutefois, la décision de la Courde cassation reste basée sur unappui juridique double (notion defaute, volonté attestée) qui en cir-conscrit la portée. Ceci, associé àl’état actuel du droit et de la juris-prudence, rend sans fondementun certain nombre de craintes dedérives juridiques.

Les procès intentés par des enfantshandicapés à leurs parents : unebrèche morale mais peut-être nonjuridique

Contrairement à des assertionsreprises en écho5 , aucune basejuridique pour de telles procé-dures n’existe à ce jour, ni n’a étéouverte par cet arrêt. Celui-ci s’ap-puie non sur une faute des parentsmais de la médecine anténatale.On a sans doute confondu ici lefait que la décision (interruptionde grossesse) qui aurait “évité” lehandicap relevait de la mère, avecla responsabilité juridique decelle-ci. Or la législation sur l’in-terruption de grossesse, volontaireou “médicale”, confère à la mèrel’entière liberté du choix – dansdes limites de délais (IVG) ou decritères médicaux (IMG) – d’inter-rompre ou de poursuivre sa gros-sesse, et sa responsabilité ne peutêtre juridiquement mise en cause.Pas plus en France qu’à l’étranger,en particulier en pays anglo-saxons, il n’existe de telles possi-bilités juridiques qui, en cascontraire, auraient depuis long-temps été utilisées.Toutefois, l’arrêt du 17 novembre2000 constitue indubitablement unappui moral pour que des enfantshandicapés considèrent comme unpréjudice le fait d’être né tels, et lereprochent plus ou moins explici-tement à leurs parents6. Même sice n’était pas la question jugée(seule la faute médicale fut rete-nue), l’arrêt de la Cour contribue àdonner une base de revendication“morale” à un reproche qui peuts’exercer spontanément (mêmehors handicap), rendant la déci-sion anténatale des parents encoreplus difficile à assumer. Cet arrêtcontribue à “apprendre” auxenfants handicapés qu’ils sont“préjudices pour leurs parents etpour eux-mêmes”, les poussant àla recherche incessante d’une res-ponsabilité “émissaire” : responsa-bilité juridique des médecins si onne savait pas, responsabilité mora-le des parents si on savait, sansconfondre les deux plans.

Questions éthiques posées par l’arrêt Perruche

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Le statut de l’embryon

L’arrêt Perruche n’a pas non plusdonné un statut à l’embryon, “enfaisant droit à la revendicationd’un individu à une époque où ilétait embryon”7. C’est bien parcequ’il est né et vit handicapé, etnon parce qu’il l’était dès l’em-bryogénèse, que N. P. a été indem-nisé. Les droits juridiques dont dis-pose déjà l’embryon (comme celuid’hériter) sont suspendus à unenaissance viable, et rien n’est icimodifié.

Les questionséthiques ou juridiquesissues de l’arrêt du17 novembre 2000

S’il n’est pas fondé de déduire decet arrêt, pris isolément, un certainnombre de conséquences juri-diques ou éthiques, des questionsmajeures restent posées par cettedemande d’indemnisation et parson “succès”. Nous sépareronsvolontairement, et un peu artifi-ciellement, les questions éthiquesqui pour la plupart ont trouvé unécho dans le débat médiatique desquestions juridiques qui nous sem-blent ne pas avoir été évoquées.

Questions éthiques

Le retentissement de l’arrêt du 17novembre auprès des parentsd’enfants lourdement handicapés

L’émoi suscité au sein des associa-tions de parents dépasse les amal-games habituels dans ce type d’af-faire aux confins du droit et del’éthique. Cette émotion va parfoisdans le sens d’une admirationpour le combat mené par lesparents de N. P., combat qui aconduit d’une part à la “reconnais-sance” des difficultés à vivre avecun enfant lourdement handicapé,et d’autre part à la mise en caused’une responsabilité identifiable.Pourtant, le caractère acharné decette recherche de responsabilité,

tel qu’il peut apparaître à l’obser-vateur extérieur, n’est pas sansposer des questions à ces mêmesparents. Il est en effet patent qu’onne se trouve pas ici dans le cadred’une responsabilité directe et quetout l’enjeu de la procédure, desmultiples appels et recours, avaitpour ressort la détermination àprouver – contre toute logique for-melle – qu’une faute était à l’origi-ne de la situation supportée parles plaignants. C’est pourquoi lesentiment le plus souvent exprimépar les parents, est celui d’uneremise en cause par cet arrêt de larelation qu’ils ont à leur enfanthandicapé.N’ayant pas plus que les parentsde N. P. “choisi” d’avoir un enfanthandicapé, ils ne peuvent pré-tendre “qu’ils auraient pu avoir lechoix”. Vivant souvent avec uneculpabilité, non fondée mais puis-sante, de la naissance de cetenfant différent, ils n’ont pu “trans-férer” cette culpabilité délétère surun responsable extérieur.Confrontés à une médecineimpuissante à guérir leur enfant, etdont la technicité (voire la réani-mation) est parfois à l’origine indi-recte de la survie avec un handi-cap, ils n’ont pu “mettre en cause”cette impuissance et ce lien indi-rect. Et face à cette absence dechoix, ils ont le plus souventconstruit une vie, un avenir, unerelation avec leur enfant dont ilssavent, rétrospectivement, que sarichesse n’aurait certainement pasété identique s’ils avaient engagéune demande en “réparation”,qualifiant leur enfant de “préjudi-ce”.Ainsi, tout en aspirant à la recon-naissance et à la “réparation”, touten revendiquant pour tous lesmoyens d’élever dignement leurenfant et d’assurer leur avenir,beaucoup restent choqués qu’il yait visiblement avantage à être néd’une erreur médicale et contre lesouhait de ses parents, plutôt qu’àavoir été accepté par ceux-ci mal-gré ou avec un handicap, connud’avance ou non. L’arrêt du 17novembre résonne en eux comme

le glas du combat qu’ils ont menépour accepter leur enfant, aména-ger le quotidien, veiller à son ave-nir : leur enfant serait en fait uneerreur médicale. Au lieu de sebattre pour lui et avec lui, n’au-raient-ils pas mieux fait de trouverun responsable, à la fois exutoireet garantie matérielle pour la viede leur enfant ?

Les questions de l’eugénisme et dela valeur de la vie : la “pressionabortive”

Cet arrêt n’ouvre pas de voie juri-dique nouvelle vers “l’eugénisme”,ni vers l’évaluation de la valeur dela vie, avec ou sans handicap. Ils’inscrit dans une tendance lourdedont il est plus la conséquencequ’une cause ajoutée : l’élimina-tion de plus en plus systématiquedes atteintes anténatales aumoindre doute. Le renforcementde cette tendance par cet arrêt estsuffisamment important pourqu’on ne lui attribue pas un effetsupplémentaire de genèse qu’il n’apas eu.Sur les parents, et tout particuliè-rement les mères, la “pression”pour avorter ne sera pas plus juri-diquement fondée demain qu’au-jourd’hui. Mais on peut craindrequ’une pression ne s’exerce surelles, bien au-delà de leur propredemande, de la part d’un corpsmédical qui lit dans cet arrêt uneobligation de résultat en matièrede diagnostic anténatal. Aussi,pour se prémunir d’une plainte,les médecins pourraient systémati-ser l’information potentiellementla plus alarmante, notamment encas de doute ou de simple suspi-cion, mais aussi de handicap nerelevant pas a priori d’une “parti-culière gravité”8.Le terme en est une moindre tolé-rance encore de la plus petiteanomalie détectée et, en pratiquesinon en droit, une “pression abor-tive” très forte sur les mères. Lesmédecins ne pourront plus“accompagner” leur éventuelledécision de garder l’enfant sanscraindre de se voir reprocher, lors

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de la naissance, d’avoir minimiséles atteintes potentielles, laissantaux parents tout le poids d’un“choix” par essence “contre natu-re” (éliminer son enfant ou le fairenaître handicapé). Enfin, l’obliga-tion de moyen qui pèse sur lecorps médical pourrait poussercelui-ci, pour ne pas commettre defaute, à mettre en jeu lors d’unegrossesse, tout ce que la médecineprédictive lui permet de savoir, etnon ce qu’une surveillance vigilan-te mais raisonnable implique, dansune “traque” systématique de lamoindre anomalie.Toutefois, ces risques ne décou-lent pas de l’arrêt de la Cour decassation, dont la singularité estd’avoir reconnu le droit à l’indem-nisation du sujet atteint du handi-cap. Ils sont d’abord la consé-quence d’une revendication crois-sante des parents, et du corpssocial, pour le “droit à l’enfant nor-mal”, revendication appuyée surdes décisions de justice dont lesparents sont les “bénéficiaires”.Ainsi, dans l’affaire Perruche, cen’est pas l’indemnisation de l’en-fant lui-même mais celle de sesparents – déjà accordée à un stadeprécédent de la procédure –, quifait pression sur la médecine anté-natale pour “ne jamais induire lesparents en erreur”. Avec le risquede limiter l’avis médical à sonaspect technique, sans partageravec les parents la souffrance et laresponsabilité d’une décision quiprocède d’une incertitude souventimpondérable.

L’insupportable de certaines situa-tions

Il est incontestable que l’arrêtPerruche ne soulève pas – de sonseul fait – l’ensemble des ques-tions éthiques débattues lors de sapublication. Cet arrêt peut mêmeêtre bien plus considéré comme“l’aboutissement” que comme lepoint de départ de nombre dequestions éthiques. On peutmême s’étonner, en tant qu’asso-ciation qui a abordé ces questionsdepuis des années9, que l’on mette

ainsi brusquement en exergue desquestions posées par la pratiquedes interruptions médicales degrossesse depuis vingt-cinq ans10 :évaluation du prix d’une vie avecun handicap, discrimination sur unfacteur biologique, “eugénisme”au sens de sommation de déci-sions individuelles socialementencouragées11, pression supportéepar les couples pour ne pas laissernaître un enfant atteint ou suspectd’un handicap qui n’est pas tou-jours d’une “particulière gravité”(qui, d’ailleurs, est à même d’enjuger ?), pression médico-légaleexercée sur les médecins par lesdemandes de réparation paren-tales, etc.Il faut souligner que ces questionsne feraient pas l’objet de tant dedébats si les moyens d’accompa-gnement et d’insertion sociale despersonnes handicapées et de leursfamilles étaient à la hauteur de ladignité qu’on leur accorde enthéorie. De fait, la “particulièregravité” des handicaps est évaluéesur des critères sociaux (devenirde l’enfant et de sa famille) autantque médicaux. Ces critères tien-nent compte de la carence (réelleou supposée par des médecins quin’y sont pas impliqués12) desmoyens d’aide aux parents, maissans jamais rien changer à cettesituation. Ainsi tel médecin peutconseiller à un couple une inter-ruption médicale de grossesse carl’enfant à venir “ne trouvera pas saplace dans la société”, comme s’ils’agissait d’un critère médical ausens de la loi !13

Le seul positionnement acceptablequand on s’interroge sur la valeurou la dignité d’une vie avec unhandicap, consiste d’abord à don-ner les moyens pour que cette vieait valeur et dignité. Et à réfléchir,ensuite, aux situations ne pouvantêtre résolues par des moyenshumains et financiers. On ne peutprétendre que des progrès sociauxsuffisants résoudraient toutes lessituations, mais inverser l’ordredes priorités (solution médicale /sociale) revient à pérenniser uncercle vicieux fondé sur la facilité

technique (diagnostic et élimina-tion médicale). On élimine d’au-tant plus l’enfant que sa situationfuture (et celle de ses parents) estjugée insupportable. On permetd’autant moins de changer cettefuture situation qu’on peut ne pasl’envisager en éliminant l’enfant,dans une boucle qu’on qualifieraou non d’eugéniste selon l’accep-tion du terme14.

L’indemnisation du handicap oudu fait d’être né : le “préjudice devie”

N. P. n’a pas été indemnisé “pourêtre né handicapé”15. Le diagnosticde son handicap n’a eu lieuqu’après sa naissance ; la questionde le laisser naître avec ce handi-cap ne s’est pas posée. La décisionanticipée de sa mère, élémentdécisif de l’arrêt, n’était pas liée auhandicap, mais à la suspiciond’une contamination rubéoleuse,sans élément sur ses consé-quences (IVG et non IMG).L’enfant a ainsi été indemnisé pourune faute, alors que l’absence defaute n’aurait pas forcément per-mis de diagnostiquer son futurhandicap. Le préjudice (handicap)a été attribué à un défaut d’infor-mation, alors que l’information neportait pas sur l’existence de cepréjudice (mais sur un risque)16. EtN. P. a été indemnisé pour undéfaut d’information dont il n’étaitpas destinataire… Rendant fondéle sentiment d’un délire d’imputa-tion17...Si l’indemnisation porte bien,concrètement, sur le handicap del’enfant (surcoûts d’une vie avecdes déficiences et incapacités), etnon sur sa vie, l’absence de fauteaurait a contrario pu débouchersur l’avortement d’un embryonsain ou dont le futur handicapaurait été très différent. Cetteabsence de lien causal direct entrela faute et le handicap ne doitcependant pas faire conclure sansprécaution que c’est “un préjudicede vie”18 qui a été reconnu. Car sil’enfant était né sans handicap,aucune action en justice n’aurait

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été intentée. Du point de vue desparents, comme de la justice, c’estdonc bien le handicap qui a étéindemnisé. La difficulté vient dufait que ce soit au nom de l’enfantque la (seconde) procédure a étéengagée, ce qui revient à dire qu’ilaurait pu choisir de ne pas naître.Cela présuppose une conceptionde la maîtrise des naissances quine peut qu’interroger19 et dont laconclusion inéluctable semblebien être que la vie handicapée nesaurait en aucun cas être préféréeà la mort20.

Le cas particulier d’un sujet nonconscient de son état qui s’ap-plique à tous les autres

Qu’en sera-t-il quand le handicap,même sévère, n’occulte pas lesfacultés mentales de la personne(malformation de la moelle épiniè-re non vue à l’échographie, erreurde dépistage génétique d’unemyopathie). Dans le cadre strictd’une faute médicale (concernantle diagnostic ou l’information) etd’une volonté affichée de la mèrede ne pas garder l’enfant en cas dediagnostic positif, plusieurs caspeuvent se présenter qui poserontdemain des questions éthiques dif-ficiles.Les parents pourront porter plain-te au nom de leur enfant mineur,mais comment mieux lui signifierqu’ils ne l’ont pas voulu, et com-ment cet enfant lucide pourrait-ilappréhender une telle demandede réparation (y compris au nomdes seuls parents) sinon comme laremise en cause de son existencemême ? La violence qui lui seraitainsi faite a-t-elle été suffisammentpensée à partir d’un cas particulieroù cette question semblait ne passe poser ? Sa vie, sa relation à sesparents, sont-elles à construireautour de cette notion de préjudi-ce qui l’enferme dans sa différen-ce et les circonstances de sa nais-sance ?L’arrêt Perruche pose – mais sansles aborder du fait de la présomp-tion d’inconscience du principalintéressé –, des questions simi-

laires à l’affaire récemment jugéepar la Cour d’appel de Paris. Celle-ci avait débouté de sa plainte unemère réclamant d’être indemniséede la naissance d’un enfant (nonhandicapé) malgré une IVG réali-sée. La démarche de cette mèreétait – consciemment ou non –d’une violence inouïe à l’égard deson enfant, puisqu’elle demandaitréparation pour sa naissance, pourson existence même. Pour unenfant “lucide”, né avec un handi-cap, l’hypothèse qu’il soit “diffé-rent” étant pour lui parfaitementdénuée de sens, une procéduresimilaire à celle de l’affairePerruche lui assénerait une mêmeviolence.Dans l’affaire N. P., on peut sedemander si les parents auraientporté plainte, pour eux-mêmespuis pour leur fils, si celui-ci avaitpu appréhender leur démarche(sinon, pour quelle autre raisonque d’épargner à cet enfant lasignification existentielle d’unetelle procédure l’auraient-ils enga-gée ?) Si oui, la réponse des tribu-naux aurait-elle été la même ?Le handicap mental n’a-t-il passervi dans cette affaire de voilemasquant des questions éthiquesessentielles ? Derrière la détermi-nation de la Cour de cassation à“réparer”21 et à restaurer la dignitéde l’enfant, quel a été le véritableobjet de la réparation ? La dignitéde la “victime” a-t-elle été renfor-cée par des avantages matérielsnés de “l’affirmation” juridiquequ’il n’aurait pas dû naître ?Devenu adulte, l’enfant peut éga-lement porter plainte contre lesmédecins pour le non-diagnosticqui lui a “permis” de vivre, cau-tionnant (“intériorisant ?”) le choixqu’aurait fait sa mère (“l’éliminer”).Il serait fondé à s’appuyer sur l’ar-rêt du 17 novembre, rendu aunom de l’enfant. Or, l’hypothèseselon laquelle cet individu seraitné sans handicap serait sans fon-dement puisqu’il n’aurait pu enêtre “autrement”, la faute indemni-sable n’ayant pas causé directe-ment ses déficiences. Quand bienmême le préjudice réparé ne por-

terait que sur le préjudice moral etfinancier d’être handicapé, il seraitindemnisé pour une faute quiaurait moins provoqué son handi-cap que son existence même. Laquestion du “préjudice d’être envie”, en filigrane dans l’affairePerruche du fait de la représenta-tion de l’enfant par son père, et del’état d’inconscience de cet enfantpar rapport à la procédure, seraitposée de façon éclatante22.

Des questionsjuridiques inédites

L’application de la jurisprudencecréée dans le cadre d’une futureindemnisation de l’aléa médical

Un projet de fonds d’indemnisa-tion des accidents médicaux (actesthérapeutiques mais égalementdiagnostiques et exploratoires) estactuellement à l’étude. S’il voit lejour – et l’on doit le souhaiter pourd’autres raisons, – la notion d’aléase substituera, par défaut, dansnombre “d’accidents médicaux”pour lesquels la faute est inexis-tante (ou impossible à prouver) :tout enfant né handicapé alors queles moyens disponibles pour “pré-venir” sa naissance n’auront pasabouti, pourra se prévaloir d’être“le résultat d’un aléa médical anté-natal”. Dès lors que ses parentsauront exprimé le souhait d’inter-rompre la grossesse “au cas où” –ce qui est déjà le plus fréquent –,on sera dans la situation de l’affai-re Perruche, l’aléa se substituant àla faute.Il est certes préférable qu’unenfant né dans ces circonstancesbénéficie des facilités matériellesd’une indemnisation au même titrequ’un autre souffrant des séquellesd’un accouchement mal conduitou d’une prématurité iatrogène.Mais comment sera interprétéecette stigmatisation “préjudicielle”de toute naissance avec un handi-cap ? Dans le sens d’une recon-naissance renforcée des besoinsmatériels et humains de l’enfant etde sa famille, et d’une “indemnisa-

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tion sociale” suffisante des handi-caps, poussant la solidarité natio-nale “vers le haut” ? À moins quela naissance et la vie d’un êtrehandicapé deviennent tellementintolérables qu’elles ne puissentplus êtres que le résultat d’uneerreur, médicale ou morale. Avecune recherche systématique deresponsabilité extérieure, et pardéfaut celle du mauvais sort (aléa),venant se substituer au devoir desolidarité et d’intégration.La personne handicapée : une per-sonne dont la différence doit êtrepensée dans un projet de société“pour tous”, ou un aléa de la natu-re contre lequel le corps socialdoit simplement se prémunir puis-qu’il peut, médicalement, le fairede mieux en mieux ?

La valeur d’une décision anticipée- projection sur des handicapsacquis

Cette question rejoint celle des“testaments de vie”, dans lesquelsdes sujets “sains de corps et d’es-prit” indiquent par anticipationleur volonté en cas de maladie, decoma, etc. Il n’est en effet pas sansconséquence qu’ait été retenu,comme argument juridiquemajeur, et à côté de la faute médi-cale, la volonté d’avorter de lamère en cas de contaminationrubéoleuse. En effet, pour pro-bable qu’ait été l’exécution de ceprojet, rien ne permettait à la Courde cassation d’en affirmer la certi-tude.En conférant à l’annonce d’unedécision aussi grave le poids del’acte accompli, l’arrêt du 17novembre 2000 ne peut-il dès lorsêtre le point d’appui d’autres juge-ments, dans des contextes diffé-rents, mais basés eux aussi surl’ambivalence entre, d’une part, le“respect” de la décision d’une per-sonne, et de l’autre l’expérience dela fragilité de ce type d’annonce ?Si un jeune accidenté déclare, peuaprès l’accident, qu’il se tuera s’ilest condamné au fauteuil roulantle reste de sa vie, le médecin quine lui confirme pas dans l’instant

ce pronostic fonctionnel — alorsqu’il le connaît pour presque cer-tain — commet-il une faute s’ilcherche à éviter ce geste mortel ?Au bout de quelques mois, il réa-lisera peu à peu ce pronostic, maissera alors dans une position moinsdésespérée qui lui permettra(“l’obligera”) de “vivre avec”.Pourra-t-il demander réparation deson handicap du fait du défautd’information qui lui aura permisde vivre, alors qu’il avait annoncéne pas le vouloir ?Le suicide est aussi légal quel’avortement, et le handicap, pourn’être pas causé directement par lemanque d’information, n’en estpas moins sa conséquence aumême titre que dans l’affairePerruche : dès lors que les fautescommises par le médecin dansl’exécution des contrats formésavec un homme paraplégiqueavaient empêché celui-ci d’exercerson choix d’interrompre sa vie afind’éviter de vivre atteint d’un han-dicap, ce dernier peut demanderla réparation du préjudice résul-tant de ce handicap et causé parles fautes retenues…

Une brèche juridique ?

L’arrêt Perruche n’est pas à l’origi-ne de dérives éthiques et juri-diques réelles ou supposées, maisbien la conséquence d’un glisse-ment éthique et juridique déjàancien, qui contribue à faire d’unenaissance handicapée une réalitéinacceptable pour les parents et,partant, pour les premiers intéres-sés.Il faut souligner la violence quereprésente cette procédure et l’ar-rêt qui l’a conclue pour les per-sonnes vivant avec un handicap,mais aussi pour les parents d’en-fants handicapés ayant peu à peuaccepté leur enfant pour ce qu’ilest et l’accompagnant au quotidiendans sa différence, ses limites etses richesses.Il faudrait s’interroger égalementsur l’objet même de la réparationobtenue et son lien réel avec la“dignité” conférée à cette vie han-

dicapée dont on a, dans le mêmeacte, facilité matériellement ledéroulement tout en affirmantqu’elle n’aurait pas dû être.Questionner enfin avec force labrèche juridique ouverte pour desprocédures similaires dans le casde handicaps laissant au principalintéressé sa conscience et sonautonomie, qu’il s’agisse de situa-tions anténatales ou acquises, ainsique sur l’obligation de résultat(zéro handicap) qui pèse de plusen plus sur les interventions médi-cales.Une telle affaire doit être l’occa-sion pour le corps social de réali-ser que la première “justification”de telles demandes d’indemnisa-tion vient des conditions de viematérielles et morales accordéesaux personnes handicapées dansune situation “ordinaire”. La socié-té s’honorerait à mettre en œuvreles mesures d’accompagnementmatériel et humain nécessaires à lavie avec un handicap en son sein,plutôt qu’à laisser s’installer, parprocédures judiciaires interposées,et jusque dans l’esprit des pre-miers concernés, l’idée selonlaquelle tout handicap est un pré-judice intolérable, et toute naissan-ce d’un enfant handicapé uneerreur injustifiable23.

Notes

1. Groupe d’éthique de l’APF : P.Boulinier, M.-M. Carbon, R. Carlier,F. de Barbot, M. Delcey, J.-F.Désert, N. Diederich, B. Gaurier,R. Hipona, E. Hirsch, C. Lospied,M. Maury, D. Moyse, Papa Abdou,G. Prier, M.-S. Richard, Ph.Rossignol, M. Rouzeau. Composéde personnes handicapées, deparents d’enfants handicapés, debénévoles, de salariés de l’associa-tion et de personnalités exté-rieures à celle-ci, le grouped’éthique de l’APF s’exprime enson nom propre, et non pourl’APF. Ses avis et interrogationsn’engagent à ce titre que sesmembres à titre personnel.

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2. Cf. communiqué de presse du 4décembre 2000 du grouped’éthique de l’APF, et rapport dumême groupe de 1996.

3. “L’arrêt fait l’impasse sur l’ab-sence de causalité biologique touten indemnisant l’enfant en raisonde son état biologique”, C.Labrusse-Riou, B. Mathieu, “La viehumaine comme préjudice ?”, LeMonde, 24 novembre 2000.

4. Arrêt du 14 février 1997, affaireQuarez : naissance d’un enfant tri-somique alors qu’un caryotypefaussement normal avait empêchéla mère, qui en avait clairementannoncé l’intention en cas derésultats positifs, d’exercer sondroit à l’interruption médicale degrossesse. Le Conseil d’État avaitaccordé une indemnisation auxparents, mais pas à l’enfant,arguant que le fait d’être en vie nesaurait être regardé comme unpréjudice subi par l’enfant. Déjà àl’époque, la Cour de cassationn’avait pas choisi cette position,admettant l’indemnisation de l’en-fant handicapé (arrêts du 26 mars1996).

5. “Le droit pour une personnehandicapée de ne pas vivre”, D.Drilleau, ASH, n° 2192, 8décembre 2000 : “Les personneshandicapées déjà nées ou à naîtrepeuvent désormais être présuméesnées par faute de leur mère, ce quipose la question de l’éventuelleresponsabilité civile, c’est-à-direfinancière, de celle-ci, à qui sonenfant (…) peut réclamer desdommages et intérêts parce qu’elleaurait sciemment refusé une IVGou simplement se serait mal ren-seignée.”

6. Ainsi cet ingénieur handicapépar une maladie génétique décla-rant sur le ton de la plaisanterie àsa mère, suite à l’annonce de l’ar-rêt de la Cour de cassation :“Prépare ton avocat, je vais porterplainte…”, plaisanterie ici sansconséquence mais révélatrice del’interprétation de cet arrêt qui

s’impose aux principaux intéres-sés.

7. Le Figaro, 20 novembre 2000.

8. Lois du 29 juillet 1994, dites loisde bioéthique.

9. Cf. “Éliminer le handicap, jus-qu’où ?”, texte du Grouped’éthique de l’APF sur les diagnos-tics prénataux, 1994.

10. Il est ainsi stupéfiant de lireque “Pour la première fois, lanaissance d’un enfant handicapéest considérée comme une ano-malie” (J.-F. Mattei, Le Nouvelobservateur, n° 1884, 14-20décembre 2000), ou que cet arrêt“sous-entend que pour eux la mortest préférable à la vie” et que“ceux qui sont bien pris en chargepeuvent être plus heureux qu’onne le pense. Tout dépend du regardqui est porté sur eux” (D. Sicard,Président du CCNE, ibid.)…Comme si les décisions anté etpérinatales prises au quotidien parles équipes de soins et les parentsdepuis plus de vingt ans n’avaientpas déjà ces critères de valeur dela vie avec un handicap pour res-sort !

11. “À vouloir éviter tout risqueinhérent à l’existence, on suscitedes logiques qui aseptisent lesmodalités d’expression de nos res-ponsabilités morales et contri-buent à l’émergence d’un hygié-nisme social, voire d’un eugénis-me imparable. La place de la per-sonne atteinte de handicap, ausein de notre société, se trouveainsi contestée par des mentalitésqui prétendent pouvoir expurgernotre humanité de toute anomaliedétectable”, E. Hirsch, “Préservernos capacités de prudence et desens démocratique”, La Lettre del’Espace éthique, hors série n° 2,Automne-Hiver 2000.

12. Dans une résolution faisantsuite à la 12e conférence interna-tionale sur l’hydrocéphalie et lespina bifida (malformations congé-

nitales), résolution diffusée àl’échelon mondial mais non repri-se par les médias, les associationsconcernées indiquaient, autour duthème du droit de naître et d’êtredifférent, que le manque deconnaissance réelle des handicapsdiagnostiqués en anténatal faussela qualité du conseil que les obs-tétriciens peuvent donner auxparents : “The motivation for ter-mination is the prognosis that theoutcome for the unborn childcould be very poor, which can betaken to mean that life with spina-bifida is not worth living. Thisinformation is often given bypeople who have insufficientknowledge about the lives ofpeople with spina bifida andhydrocephalus”.

13. Émission “Zone interdite”, M6,26 novembre 2000, reportage“Bébé, je t’aimerai toujours”.

14. “(…) La sélection des nais-sances, loin d’apparaître, commeau temps de l’eugénisme, commele résultat d’un programme légis-latif coercitif, se présente aucontraire comme le plein accom-plissement de la liberté de l’hom-me moderne”. D. Moyse,“Naissances coupables ? À proposde l’affaire Perruche et d’autres dumême genre”, Esprit, n° 260, jan-vier 2001. Et le même auteur deposer la question : “La sélectionprénatale : accomplissement oudépassement de l’eugénisme ?” etde citer L’homme, de J. Rostand :“Ce n’est pas dans des laboratoiresni des chaires que doivent sortirles décisions que réclament leseugénistes. Si elles doivent entreren vigueur, elles émaneront de laconscience collective de cette vasteâme diffuse à laquelle chacun denous participe”.

15. La Croix, 20 novembre 2000.

16. Pierre Mertens, président del’International Federation forHydrocephalus and Spina bifida,le note dans un message àDisabled People International :

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“Even with a contamination ofGerman Measles it is not sure atall that the child would be disa-bled. (...) The parents claimed theright for the unborn child to beaborted because of the extra riskof disability”.

17. “Ce procès (…) s’inscrit dansun vaste mouvement à proposduquel il faut se demander s’il nerelève pas d’un délire d’imputa-tion attribuant aux hommes denotre temps l’entière responsabili-té de la naissance d’enfantsatteints de déficiences”, D. Moyse,Ibid.

18. “La vie humaine comme préju-dice ?”, Le Monde, 24 novembre2000.

19. “ (…) Pour que de tels procèssoient possibles, il faut que nousen soyons parfois venus à conce-voir la naissance comme un évé-nement de part en part créé demain d’homme, où les parentsdécident d’avoir ou de ne pasavoir tel ou tel enfant, où lesmédecins garantissent la venue

au monde de nouveau-nés sansdéfauts, où l’enfant enfin est, entout absurdité, supposé choisir denaître tel et tel, ou de ne pasnaître.”, D. Moyse, Ibid.

20. “(…) Il résulte des termesmêmes de la décision de la plushaute instance judiciaire françai-se que la vie handicapée imposéede préférence à la mort à la suited’une erreur de diagnostic consti-tue un préjudicie réparable”, J.-.FMattei, “Proposition de loi n° 2086relative à l’interdiction de pour-suivre une action en indemnisa-tion du fait d’un handicap naturel-lement transmis, exposé desmotifs”, enregistrée à la présidencede l’Assemblée nationale le 13décembre 2000.

21. Rapport du Conseiller Sargos àla Cour de cassation en vue del’arrêt : “Où est le véritable respectde la personne humaine et de lavie : dans le refus abstrait de touteindemnisation, ou au contraire,dans son admission qui permettraà l’enfant de vivre, au moinsmatériellement, dans les condi-

tions plus conformes à la dignitéhumaine sans être abandonnéaux aléas d’aides familiales, pri-vées ou publiques ?”.

22. “Ainsi, loin de déjouer la pré-supposition fantasmatique (pro-prement délirante) d’un Sujetantérieur à lui-même, se posantsoi-même sur soi et choisissantdonc de naître ou de ne pas naître(!), de telles décisions juridiquesleur confèrent une apparente légi-timité”, D. Moyse, Ibid.

23. “Quand nous ne savonsrépondre à ce qui menace notreidentité que par le rejet et l’écrase-ment, nous croyons effectivementassurer son intégrité par l’expul-sion radicale de ce qui gêne etnous en venons à faire de la nais-sance un objet de gestion. (…)Dans ce contexte, s’il n’est pasexplicitement interdit de mettreau monde des enfants atteints decertaines anomalies, de tellesnaissances peuvent-elles être rée-lement acceptées ?”, D. Moyse,Esprit, n° 259, décembre 1999.

@L’Espace éthique sur le site www.ap-hp.frL’Espace éthique et l’Institut éthique et soins hospitaliers proposeront sur le site internet de l’AP-HP :

• Le programme actualisé de l’année universitaire 2000-2001 : enseignements, formations, recherches, conférences exceptionnelles.

• Les textes de synthèse de certains séminaires et conférences.• Des données actualisées et les références relatives à l’éthiquehospitalière.• La synthèse des recherches menées dans le cadre des diplômes universitaires de l’Institut éthique

et soins hospitaliers.• L’actualité du Cercle des diplômés de l’Espace éthique.• La présentation des activités des groupes hospitaliers d’éthiquede l’AP-HP.

Informations : Paulette Ferlender : [email protected]

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Justice, réparation et solidarité

JERRY SAINTE-ROSE

Avocat général à la Cour de cassation

La version intégrale des conclusionsprésentées par Jerry Sainte-Rose à laCour de cassation est reprise dans lapartie “Textes de références” p. 65.Pour un éclairage supplémentaire, onse réfèrera également de manière trèsutile au rapport du Conseiller Sargos,notamment à ses conclusions (points44 à 50, pp.56-64).

L’avocat et la loiBien entendu, j’interviens à titrepersonnel. Mes propos n’engagentque moi-même et non l’institutionà laquelle j’appartiens.La Cour de cassation est une com-posante de notre organisation judi-ciaire. Il existe deux ordres de juri-dictions. L’une est qualifiée d’ad-ministrative, parce qu’elle traiteplus particulièrement des litigesqui opposent les particuliers àl’administration. L’autre ordre dejuridiction, auquel j’appartiens, estl’ordre judiciaire. L’organisation judiciaire commeadministrative de la justice estpyramidale. Nous avons, à la base,des tribunaux. Puis, au-dessus, desCours d’appel qui reçoivent lescontestations des justiciables quine sont pas satisfaits des décisionsdes tribunaux. Et au sommet de lapyramide, la Cour de cassation.Comme toutes les juridictions del’ordre judiciaire, la Cour de cassa-tion comporte deux sortes demagistrats : les magistrats quijugent, appelés magistrats dusiège, et les magistrats du ministè-re public ou du parquet, qui nejugent pas mais qui sont enquelque sorte des donneurs d’avis.À la différence des juridictions dufond, l’avocat général à la Cour decassation n’a pas d’activité pénale,tout au moins pour ce qui est de lapremière chambre civile à laquelleje suis affecté. Il n’exerce pas depoursuites comme le font les pro-cureurs, procureurs généraux,avocats généraux et substituts.Même s’il est de plus en plus sou-

vent question de la justice actuel-lement, j’ai pourtant le sentimentque notre institution reste mécon-nue. Son dualisme n’aide pas àcomprendre ce qu’elle est. Sonorganisation reste assez opaque etobscure, parce qu’elle remonte,pour une partie, à la nuit destemps.Le terme d’avocat général estapparu, il y a bien longtemps,sous la monarchie. L’avocat géné-ral était, non pas l’homme du roi,mais un représentant de la puis-sance publique. Aujourd’hui, leschoses ont beaucoup évolué. À lalimite, je ne représente que moi-même, et lorsque je vais à l’au-dience de la Cour de cassation, lespropos que je tiens n’engagentque moi. Tout au moins, commeavocat général, je m’exprime entoute indépendance, en touteliberté. Au nom de la société seraitbeaucoup dire, car elle ne m’a pasmandaté, mais nous nous considé-rons comme l’avocat de la loi.On sait ce qu’est un avocat repré-sentant des parties dans un litige.L’avocat général n’est pas du toutmembre d’une profession libérale,c’est un magistrat. Il appartient à lafonction publique et a pour mis-sion de dire le droit devant lesjuges et d’apporter, le cas échéant,la contradiction aux avocats. Ilexprime une opinion, et c’est ceque j’ai fait dans l’affaire Perruche,le 17 novembre 2000.

Un problèmede dignité humaine

J’avais pris position en faveur durejet du pourvoi de cassationformé par les époux P. et par laCaisse primaire d’assurance mala-die de l’Yonne. Je n’ai pas étésuivi, mais cette affaire a eu leretentissement que l’on connaît. Des évolutions se feront peut-êtreà terme, dans un avenir plus oumoins rapproché. Peut-être mêmeque la Cour de cassation infléchirasa position. Les prises de positiondes juristes, importantes et nom-breuses, qui avaient déjà été abon-

damment commentées — et il yaura d’autres commentaires —,montrent que la communauté desjuristes, dans sa majorité, n’ap-prouve pas la position prise par laCour de cassation. Je ne parleraipas des médecins ; ils sont mieuxqualifiés que moi pour dire cequ’ils pensent de cette décision.En ce qui concerne les représen-tants des associations de per-sonnes handicapées ou d’enfantshandicapés, certaines ont prisposition et se sont exprimées.Dans l’ensemble, leurs réactionsm’ont plutôt comblé de satisfac-tion, parce qu’elles n’ont pasexprimé une position hostile àcelle que j’ai moi-même prise, etqui ne paraissait pas favorable, àpremière vue, aux handicapés.Mais le débat ne se pose pas sim-plement en termes d’indemnisa-tion. Il soulève un problèmeéthique, un problème de dignitéde la personne humaine. Il mesemble que la décision rendue parla Cour de cassation pose plus dequestions qu’elle n’en résoud.

La position qui consiste à retenir laresponsabilité des médecinsconstitue, sur le plan purementjuridique, une entorse aux prin-cipes généraux de la responsabili-té civile. Il faut savoir que le droitde la responsabilité civile n’est pasun droit de générosité. C’est undroit réparateur. Au vu des cir-constances, il m’a semblé qu’iln’existait pas un lien de causalitéentre les fautes médicales, qui sontétablies, qui ne sont pas discutées,qui n’étaient pas en discussiondevant la Cour de cassation, et ledommage, le préjudice éprouvépar le jeune N. P.Si on examine avec soin les faitsde la cause, on s’aperçoit que l’in-tervention médicale se situe posté-rieurement à la survenance de cequ’on peut appeler le dommage.Madame P., enceinte, fait part deses préoccupations au médecin defamille qui, peu auparavant, avaitsoigné sa fille âgée de 4 ans pourune rubéole. Ce médecin ne dia-gnostique pas cette maladie. Il

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charge un laboratoire de biologiemédicale d’effectuer une analyse.Le laboratoire s’est trompé lourde-ment, si bien que le médecin aconclu que la femme était immu-nisée contre la rubéole. Elle adonc mis au monde un enfantpolyhandicapé.Les parents ont agi en justice pourréclamer la réparation de leurpropre dommage, mais aussi celuide l’enfant. Je n’entrerai pas dansles péripéties procédurales, ellesont connues. L’assemblée pléniè-re de la Cour de cassation a statué.C’est elle qui a le dernier mot, ilfaut le savoir. Nous nous sommes heurtés à larésistance des juridictions du fond.La Cour d’appel d’Orléans, en par-ticulier, n’a pas cru devoir suivre laCour de cassation qui, dans unprécédent arrêt de 1996, avaitadmis l’existence d’un lien de cau-salité entre les fautes médicales etle préjudice subi par l’enfant. Sur le premier point et sur un planstrictement juridique, je pense quel’admission de ce lien de causalitéa bouleversé en quelque sorte lesprincipes de la responsabilité civi-le. Je crains un effet de contagionet je me demande comment mescollègues réagiront à l’avenir,puisque nous établissons un cer-tain “laxisme” dans le droit de laresponsabilité civile. Jusqu’ici, ilfallait établir un lien certain decausalité entre la faute et le dom-mage. C’est ce lien de causalité quipermettait d’individualiser le res-ponsable. Encore une fois, le droitde responsabilité civile n’est pasun droit de générosité, c’est undroit de réparation.

Indemniserla naissance d’unenfant handicapé ?

J’ai estimé que pour ce qui concer-ne l’enfant proprement dit, l’enfanthandicapé, celui-ci ne pouvait pasdemander la réparation de sonhandicap. D’abord parce que, s’ilse trouve dans un état domma-geable, il n’est pas victime d’un

dommage. Il est dans une situationdommageable, mais son préjudicen’a pas été causé par un médecin,par les fautes médicales. Ceciconstitue déjà un premier obstacletechnique à ce qu’il puisse obtenirla réparation de ce que l’on peutappeler un préjudice. Mais surtout,j’ai considéré que puisque l’enfantn’était pas victime d’un dommage,l’indemnisation qu’il sollicitait, ouque ses parents sollicitaient pourlui, aboutissait à “l’indemnisationde sa naissance”.Sur ce point, des préoccupationséthiques se font jour. Il m’a paruanormal que l’on puisse se faireindemniser de sa naissance.D’ailleurs, la Cour de cassation etle Conseil d’État ont jugé que lanaissance ne peut être constitutived’un préjudice en soi. On l’avaitjugé à propos de la naissanced’enfants bien portants, normale-ment constitués, faisant suite àl’échec de l’interruption volontairede grossesse. Là, nous sommesdans le cas particulier d’une nais-sance d’un enfant handicapé. Sil’on admet, comme je l’ai fait, quele handicap n’a pas été causé parles médecins, il reste la naissanceavec handicap. Mais il est évidentque l’enfant ne pouvait naîtrequ’avec un handicap. S’il avait étéavorté, il serait mort avec son han-dicap. Si la femme, dûment infor-mée, avait consenti à poursuivresa grossesse, l’enfant ne serait pasné sans handicap. Il est bien évident qu’en l’absencede faute médicale, dès lors que lesparents auraient accepté la nais-sance de l’enfant, il serait né han-dicapé. Il n’y avait pas d’autrealternative pour lui. J’ai estimé que prendre en consi-dération la naissance d’un enfanthandicapé, indemniser la naissan-ce parce qu’elle s’accompagned’un handicap, c’est porter atteinteà la dignité de l’enfant handicapé.C’est en tout cas créer une sorte dediscrimination à son égard. Vousconnaissez les termes de l’articlepremier de la Déclaration univer-selle des droits de l’Homme :“Tous les hommes naissent libres

et égaux en dignité et en droits”.Je ne crois pas que parce qu’on esthandicapé, on est nécessairementinférieur sur le plan de la naissan-ce à ceux qui sont réputés bienportants ou normalement consti-tués.Qu’est-ce que le handicap ? Quelleest l’autorité qualifiée pour dire enconscience que telle ou telle per-sonne est handicapée ? Les handi-caps sont multiples, ils sont infinis.Chacun d’entre nous en a peut-être un caché... Je crois qu’il seraitbien difficile de discriminer et dedire qu’il faille indemniser unecatégorie de la population parcequ’elle est handicapée. Ce messa-ge semble avoir été bien comprispar la population concernée,puisque j’ai reçu personnellementdes lettres de personnes handica-pées ou de présidents d’associa-tions qui m’ont dit qu’ils approu-vaient mon propos.Deux observations pour terminer.Je ne pense pas que la justice soiten mesure de pourvoir auxbesoins de tous les jeunes handi-capés. D’après les statistiques duministère de l’Emploi et de laSolidarité, en 1999 une centaine demilliers de jeunes étaient accueillisdans les établissements. Il n’estpas dans le rôle de la justice d’at-tribuer des dommages et intérêts àun aussi grand nombre de per-sonnes. La justice n’est pas enmesure de régler le problème deshandicapés.En attribuant des dommages etintérêts à une personne handica-pés, en l’occurrence N. P., et peut-être à quelques autres, elle nerésoudra pas un problème d’en-semble, mais elle créera des inéga-lités. Tous les jeunes handicapésne seront pas en mesure de setourner vers la justice en faisantétat d’une faute médicale, établieou non.L’autre observation, c’est que dansle cas particulier de N. P., je nesuis pas convaincu que son sortsera amélioré, comme l’ont cru sesparents et ses avocats. Il se trou-vera en concours avec la Sécuritésociale qui est pourtant un orga-

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nisme de solidarité nationale. LaSécurité sociale fera valoir sesdroits. En 1998, les débours de laSécurité sociale dans cette affaires’élevaient déjà à près de 5 mil-lions de francs. Qu’en sera-t-ildans trois ou quatre ans, lorsqu’ilsera question d’évaluer le préjudi-ce du jeune N. P. ?

Pour moi, ce n’est pas un problè-me de responsabilité civile mais desolidarité nationale. Il faut que lacollectivité publique consente l’ef-fort suffisant au profit des jeuneshandicapés dont nous ne pouvonsnous désintéresser. La responsabi-lité civile est détournée de ses finslorsqu’elle tend à réparer le préju-dice d’un jeune handicapé commeN. P.J’en reviens à la nécessité dont jeparlais du lien de causalité entre lafaute constatée et le préjudiceinvoqué. C’est la base même duprincipe de la responsabilité civilequi me paraît en l’occurrenceébranlée, puisque le lien de causa-lité entre la faute médicale établie,non discutée, et le préjudice invo-qué — les multiples handicapsdont souffre le jeune N. P. — n’apas été démontré.J’ai estimé, pour ma part, qu’enfaisant l’impasse sur la causalité,qui est essentielle à mes yeux etaux yeux de tous les spécialistesde la responsabilité civile, ondéstabilise complètement celle-ci.Le médecin se voit alors imposerune obligation de résultat, uneobligation de garantie automa-tique, l’obligation en quelque sortede livrer aux parents un enfantindemne. Un auteur a très bien ditque le médecin est en charge de lamaladie, mais qu’il n’est pas encharge de la création des êtres.Après tout, l’enfant naît tel qu’il aété conçu par ses parents, avec sesqualités et ses défauts, notammentses handicaps, que je ne classe niparmi les qualités ni parmi lesdéfauts.

Le droitde ne pas naître

Ce n’est pas un secret, nousaurons à connaître bientôt d’autresaffaires de ce type. J’ai en instancetrois affaires concernant des écho-graphies. La question est de savoirsi les échographistes, qui n’ont pasvu sur leur petit écran que desfœtus étaient atteints de malforma-tions génétiques — un cas despina bifida, un cas d’agénésie (unbras manquant, et une main mal-formée). Une gradation est obser-vable dans le handicap. En toutcas, les parents de ces enfantsn’ont pas hésité les uns et lesautres à saisir la justice. Les juges du fond ont estimé qu’ilspouvaient et qu’ils devaientindemniser les parents. Ils se sontrefusés à indemniser l’enfant,considérant que la faute médicalen’avait pas été à l’origine du han-dicap. En effet, comment peut-onaffirmer qu’un échographiste quin’a pas décelé sur son écran qu’unenfant est dépourvu d’un bras ouqu’il est atteint d’un spina bifida, acausé ce handicap ? Il faut savoirce que parler veut dire !Les termes juridiques sont parfoistrès simples. Nous allons mettre àla charge des médecins une obli-gation de résultat ou de garantieautomatique qui n’existe pasailleurs. Le risque est celui de lacontagion. Nous pouvons imagi-ner que d’autres professionsseront atteintes de la même maniè-re. Pourquoi se borner à la profes-sion médicale ? Ce serait après toutun manquement à l’égalité devantla loi. Les médecins sont descitoyens comme les autres. Je lerépète, pour moi, ils ne sont pasen charge de la création des êtres.Il faut connaître les limites dumédecin ; je crois qu’elles sont évi-dentes. Il peut soigner la maladie.Mais comment le rendre respon-sable de handicaps congénitaux ?Tout ce qu’on peut lui “reprocher”est d’avoir laissé naître un enfant.Pour ceux qui accordent une cer-taine primauté à la vie, une telle

position suscite bien desdilemmes.La primauté de la vie, la protectionde l’enfance, constituent desvaleurs fondamentales de notrecivilisation. Alors peut-on repro-cher à un médecin d’avoir laissénaître quelqu’un ? C’est une pre-mière interrogation.On s’aperçoit, à la réflexion, quel’action devant la justice intentéepar les parents contre les méde-cins tend moins à réparer le han-dicap dont souffre l’enfant, que lefait que les parents ont été privésde la possibilité d’interrompre lagrossesse. J’ai écrit et dit qu’ils’agissait d’une sorte de “substitutprocessuel” à un avortement quin’a pas eu lieu. Il s’agit d’une solu-tion de remplacement. Est-ce satis-faisant ? Doit-on demander à unmédecin de payer parce que l’en-fant est né ? Il est né tel que sesparents l’ont conçu, je le répète.Dans le cas du jeune N. P., le han-dicap est lié à l’état pathologiquede la mère. Il n’est pas d’ordregénétique. Mais quelle est la diffé-rence ? Je ne cherche pas àabsoudre les médecins ; nous lesavons souvent et sévèrementcondamnés lorsque l’occasion seprésentait. Nous ne pouvonscependant pas mettre sur le mêmeplan le handicap qui naît, disons,de la nature, et le handicap quirésulte de la faute d’un obstétri-cien qui s’y prend mal au momentde l’accouchement et blesse plusou moins gravement l’enfant ànaître.Face à toutes les questions qui seprésentent, nous ne disposons pastoujours de réponses. D’autantplus qu’elles s’avèrent multiples.Ne va-t-on pas reconnaître à l’en-fant un droit à ne pas naître, undroit à l’euthanasie prénatale,comme on l’a écrit ? Cela n’est passans conséquence au regard de laloi Veil du 17 janvier 1975 relativeà l’interruption volontaire de gros-sesse. Si on reconnaît ce droit àl’enfant, n’est-ce pas ressusciterune querelle inopportune surl’avortement ?Si l’on considère que c’est la vie de

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l’enfant qui est en cause, sa nais-sance, comment en évaluer le pré-judice ? C’est l’absence de vie quisera évaluée et, comme je l’ai écrit,la vie elle-même sera de valeur

nulle, ou considérée comme telle.D’où l’embarras supplémentairepour les juges. J’attends d’ailleursde voir comment la Cour d’appelde Paris va évaluer le préjudice

d’un enfant qui n’aurait pas dûnaître.

Témoigner de ce que sont nos enfants

HENRY FAIVRE

Président du Comité de liaison et d’action des parents d’enfants et d’adultes atteints de handicaps associés(CLAPEAHA)

Parents d’une jeune femme sourde aveugle, à la suite d’une rubéole, nous avons vécu, mon épouse etmoi-même, une épreuve semblable à celle des parents de N. P., mais une vingtaine d’années auparavant.Entre temps, la vaccination contre la rubéole était enfin à la portée de tous. Nous sommes extrêmementsurpris, et même scandalisés, de constater que les médias, à propos de l’affaire Perruche, n’aient pas misen évidence la lourde responsabilité, sans doute collective, que portent ceux, et notamment les médecins,qui n’ont pas mis en œuvre cette prévention élémentaire.Avec l’arrêt de la Cour de cassation, notre société est en pleine contradiction. L’Europe vient de procla-mer, une nouvelle fois, à Nice, sous présidence française, le principe de non-discrimination. Et à quelquesjours de distance, la plus haute instance juridictionnelle de notre pays prononce un arrêt transformant enrègle normale l’avortement dit “thérapeutique”, c’est-à-dire effectué bien plus tardivement au cours de lagrossesse, en cas de menace de handicap.Et maintenant, quelle instance juridictionnelle, quelle jurisprudence va-t-elle établir ?Quelle est la frontière entre la vie “digne d’être vécue”, et celle qui ne l’est pas ?Quel type d’indemnisation vaudra cette indignité ?Sur le premier point, la jurisprudence ne pourra, bien sûr, se prononcer que sur ce que la médecine dirade l’anatomie ou de la physiologie de cet enfant à naître. Pour nous, parents, notre enfant a une dimen-sion bien différente : celle de toutes ses capacités qui se manifesteront même s’il est atteint de déficienceslourdes ; et plus encore, de tout ce que représente sa relation à nous-même et au monde environnant, larichesse d’amour et d’amitié qu’il nous apporte. Le juger sur le seul aspect physique, nous semble monstrueux.Nous savons d’expérience, toute la souffrance que peut représenter pour des parents l’irruption du han-dicap. Mais aussi, nous pouvons témoigner, avec les professionnels qui entourent notre enfant, du faitqu’il nous apporte souvent plus que nous lui apportons.Certains nous reprochent d’évoquer le concept d’eugénisme. Je ne parlerai donc que de cette “dictaturedu gène”, qui risque, après avoir atteint tant de nos enfants, de nous toucher dans notre recherche d’em-ploi, ou dans notre possibilité de contracter une assurance. Cette dictature atteint déjà tant de parents,entraînés dès le premier diagnostic prénatal dans une véritable spirale de pression sociale vers une déci-sion, alors que le législateur a prétendu leur reconnaître une véritable liberté de choix.Nous ne pouvons que mettre en garde, avec émotion, contre une dérive que cet arrêt continue à préci-ser.

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Le regardqu’une société porte sur la personne handicapée

MARIE-SOPHIEDESAULLE

Présidente de l’Association des paraly-sés de France (APF)

Un combat pourune qualité de vie

Mon propos ne consiste pas forcé-ment à faire une analyse juridique.Mon objectif consisterait plutôt àessayer d’apporter un éclairageassociatif à ce débat. Par éclairage,je veux dire que je n’ai pas nonplus vocation à synthétiser lesappréciations des personnes han-dicapées et des parents d’enfantshandicapés qui sont adhérents àl’Association des paralysés deFrance (Cf. “Questions éthiquesposées par l’affaire N. P.”, Grouped’éthique de l’APF, Textes de réfé-rence, p. 4). En fonction de leurhistoire, de ce en quoi ils croient,ils peuvent avoir des opinionsdiverses et leur propre analyse. Jesouhaiterais simplement essayerde mettre en avant trois points.Tout d’abord, attirer l’attention surla détresse, sur l’isolement desparents qui se trouvent confrontésà l’annonce du handicap de leurenfant, et qui souvent ne bénéfi-cient pas à ce moment-là de l’ac-compagnement nécessaire et sou-haitable. Chacun réagit alors diffé-remment. Soit par une rechercheacharnée de responsabilité, pourprouver qu’une faute est à l’origi-ne de la situation qui est suppor-tée — ce qui a été l’attitude desparents de N. P. Soit, parce qu’iln’y a pas faute ou qu’il n’y a pasrecherche en responsabilité, enconstruisant une vie, un avenir,une relation avec leur enfant, sou-vent avec une culpabilité qui n’estpas fondée mais qui est puissante. Pour ces parents-là, il est difficilede supporter l’idée que leur enfanthandicapé puisse être qualifié de“préjudice”. Dans mon esprit, il nes’agit pas d’opposer ces deux atti-tudes, mais d’essayer de les com-prendre et de montrer que, finale-ment, elles représentent sans

doute toutes deux l’expressiond’une souffrance, la manifestationd’un combat pour la qualité de viedes enfants handicapés.

Le deuxième point est que, finale-ment, l’objectif poursuivi par lesparents de N. P., et celui qui estpoursuivi par tous les parents, partoutes les personnes handicapées,est de pouvoir mener une viedigne, une vie comme tout lemonde, avec tout le monde. Je nerejoindrai donc pas Jerry Sainte-Rose sur ce point : je pense que N.n’a pas été “indemnisé de sa nais-sance”, mais de son handicap. En agissant en son nom, sesparents ont cherché à lui assurerles moyens matériels nécessairespour vivre. Il serait peut-être bon que notresociété et que les pouvoirs publicss’interrogent sur la qualité de viedes personnes handicapées et surl’avenir social qui peut être envisa-gé pour des enfants handicapés.Ne serait-ce pas alors à la solidari-té nationale d’organiser les condi-tions d’une véritable insertion, endégageant les moyens nécessairespour assurer une compensation duhandicap et procurer à ceux quine pourront pas travailler, car il yen a, un revenu de remplacementcorrespondant non pas à un mini-mum social, mais à l’équivalent duSMIC ? Il me semble que laréflexion relative à la qualité devie des personnes handicapéesconstitue un enjeu déterminant.

Des choix de sociétés’imposent

Pour autant, et c’est mon troisièmepoint, l’action des parents de N. P.,pour compréhensible qu’elle soit,pose des questions difficiles. Je netraiterai pas de tous les sujets. Jevoudrais axer mon propos sur laquestion des relations entre parentet enfant, surtout si l’enfant est enmesure de comprendre le sens dela plainte des parents, ce quin’était pas forcément le cas pourN. P.

Comment mieux signifier à unenfant qu’ils ne l’ont pas voulu ?Comment un enfant lucide pour-rait-il appréhender une telledemande de réparation, sinoncomme la remise en cause de sonexistence même ? Sa vie, sa rela-tion à ses parents sont-elles àconstruire autour de cette notionde préjudice qui l’enferme danscette différence ?L’arrêt P. est tout d’abord la consé-quence d’un glissement éthique etjuridique déjà ancien qui contri-bue à faire d’une naissance handi-capée une réalité inacceptablepour les parents. Il correspondsans doute globalement au regardqu’une société porte aujourd’huisur les personnes handicapées. Une telle affaire doit alors êtrel’occasion pour le corps social deréaliser que la première justifica-tion de telles demandes d’indem-nisation est représentée par lesconditions de vie matérielles etmorales accordées aux personneshandicapées dans une situationordinaire. La société s’honorerait àmettre en œuvre les mesures d’ac-compagnement matériel et humainnécessaires à la vie avec un handi-cap, plutôt qu’à laisser s’installer,par procédure judiciaire interpo-sée, l’idée selon laquelle tout han-dicap est un préjudice intolérable,et toute naissance d’un enfant han-dicapé une erreur injustifiable.

Un regard différent

Je voudrais revenir sur l’impactque peut avoir un arrêt de ce typesur l’attitude du corps médical.Finalement, il pourrait aboutir àsystématiser la communication del’information potentiellement laplus alarmante, incitant ainsi desparents à subir une interruptionmédicale de grossesse pour éviterultérieurement une éventuellemise en cause d’une responsabili-té. Une telle évolution constitueune difficulté. Pour l’Associationdes paralysés de France, le librechoix des parents et, en dernierressort, le libre choix de la mère

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Une insulte à l’égard de notre dignité

JEAN-LUC SIMON

Président du Groupement français des personnes handicapées (GFPH), Vice président de la Région Europe del’Organisation mondiale des personnes handicapées

La Région Europe de l’Organisation mondiale des personnes handicapées vient de publier un documentqui expose “l’avis des personnes handicapées sur l’application des connaissances de la biologie géné-tique”. Cet avis sera prochainement diffusé en français par le GFPH.Toute discrimination portant sur le handicap est clairement condamnée par l’article 13 du Traitéd’Amsterdam, sauf effectivement en cas de présence d’un handicap en cours de grossesse. Cette questionnous interpelle, car le fait de lier la naissance, ou la non-naissance, à une telle discrimination présage dela très faible capacité “inclusive” de la société. Un tel constat s’avère assez terrible.J’ai vécu l’affaire Perruche avec une énorme émotion, non pas au moment de la publication de l’arrêt,mais déjà au moment de l’annonce de la plainte déposée. J’ai engagé dans ce sens l’association que jepréside, le GFPH, peut-être un peu vite selon certains, pour faire contrepoids au message relayé par lapresse, et dire que des personnes handicapées souhaitent vivre. Cette procédure a posé pour nous unequestion inacceptable. Elle a été perçue comme une insulte à l’égard de notre dignité.L’arrêt P. pose des questions fondamentales. La plus inacceptable en termes juridiques est que la plaintede N. P. a été déposée “en son nom”. Or, N. P. est sous tutelle et ne peut pas s’exprimer ! En fait, personne ne peut prouver qu’il exprimerait le sentiment d’une indignité de son existence s’il avaitla faculté de prendre position pour ce qui le concerne personnellement. Nous ignorons son point de vue.Selon moi, incontestablement la plainte de N. ne repose sur aucun fondement juridique. Le problème dela tutelle est ainsi posé ; nous en percevons dans ces circonstance les limites.La question posée ici est celle de l’évaluation de la qualité de vie par un tiers, ce qui peut représenter undanger énorme. Si nous commençons à supposer que telle vie est indigne, la porte est ouverte aux piresdérives. Nous ne le savons que trop bien !Quelle vie vaut d’être vécue et quelle autre non ? Ce jugement est basé sur l’évaluation de la qualité dela vie par un tiers. La Cour de cassation a évalué et estimé que la vie de N. P. était si indigne qu’elle enétait devenue un préjudice ! C’est ce qui nous inquiète le plus.

s’avèrent primordiaux.Peut-être faut-il plutôt se poser desquestions relatives à l’accompa-gnement mis en œuvre pour aiderles parents à prendre ou non ladécision d’une interruption médi-cale de grossesse. Il conviendraitde s’interroger sur les modalitésactuelles de transmission de cetteinformation et sur ce qui serait denature à les améliorer. Cetteréflexion concerne l’accompagne-ment qui est proposé au-delà de larelation spécifiquement médicale,les centres pluridisciplinaires et les

personnes qui entourent lesparents dans ces circonstances. Ne faudrait-il pas, afin de contri-buer à modifier la perception desparents, envisager une rencontreavec des personnes handicapéesou des parents d’enfants handica-pés qui pourraient parler de leurexpérience ?Nos débats nous engagent à abor-der la question du regard que l’onporte sur l’autre. Je ne pense pas que la réalité pré-sente nous renvoie à une logiqued’eugénisme. Il me semble qu’en

tout état de cause, la décision desparents est une décision indivi-duelle, respectable en tant quetelle. Mais on ne peut pas nierqu’elle est influencée par le regardque porte une société sur les per-sonnes handicapées. Nous avonssans doute là à assumer une res-ponsabilité collective, de nature àfaire évoluer les mentalités afinque la mise au monde d’un enfantdifférent ne soit pas considéréecomme inacceptable par le milieufamilial, par l’entourage et par lasociété tout entière.

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Face à cette insulte qui nous a été lancée au visage en affirmant que vivre avec un handicap est un pré-judice ouvrant droit à un dédommagement, je voudrais conseiller à toutes les personnes handicapées deporter plainte. Si je trouve l’avocat, le temps et l’énergie, je voudrais aussi porter plainte parce que je suis vivant. J’ai eneffet été sauvé et maintenu en vie par la médecine à la suite d’un grave accident de la route, et je suisparaplégique parce que les médecins m’ont sauvé la vie. Mes sauveurs ne m’ont pas demandé mon avis; j’étais dans le coma. Si donc je suis la logique de l’arrêt P. prononcé par la Cour de cassation, je peux considérer que les méde-cins qui m’ont permis de vivre avec une déficience, m’ont porté préjudice. Selon cette logique de l’ab-surde, nous pourrions être des milliers à entamer une telle procédure puisque nous sommes handicapés.Il faudrait pouvoir démontrer l’iniquité et la stupidité de cette décision (et je mesure mes mots) en mul-tipliant ces plaintes par milliers, parce que nous sommes là, vivants.Il apparaîtrait alors clairement que cet arrêt, basé sur des présomptions de souffrance, nous encourage,nous tous qui vivons avec une déficience, à condamner ceux qui nous ont donné ou sauvé la vie : nosparents, les médecins, comme celui qui m’a opéré du cœur… C’est complètement fou, présage d’unesociété folle qui, d’un côté, essaie d’éradiquer le handicap, de l’éliminer — on dit habituellement “pré-venir”, mais j’utilise ici des mots volontairement plus forts que celui-là —, et de l’autre, produit des han-dicaps en allant plus loin dans les soins. On réanime, on ramène à la vie des personnes traumatisées crâ-niennes ou des grands prématurés auxquels la société ne peut offrir que des conditions de vie “préjudi-ciables” !En tant que personnes handicapées, nous ne serons satisfaites que lorsque la société pourra se deman-der : “Mais que pouvons-nous faire pour que les personnes handicapées puissent simplement vivre à éga-lité de droits avec les autres ?”. Telle est la bonne question. L’autre, celle que pose l’arrêt P., voudrait aucontraire que la société se demande : “Comment faire pour éviter les personnes handicapées ?” On com-prendra désormais la position que je privilégie.

L’annonce du handicap,Paris, AP-HP/Doin, 1999,144 p.

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La naissance sous condition

PR ISRAËL NISAND

gynécologue, chef de service, CMCO,Schiltigheim

La tentationdu fœticide

Un jour où il s’exprimait à proposde la médecine prédictive, le phi-losophe Dominique Folscheid aévoqué un “Hiroshima éthique”.L’arrêt Perruche pourrait bénéfi-cier du même qualificatif, car ilchange brusquement une donnetrès ancienne de notre sociétéjudéo-chrétienne : la transcendan-ce de la vie humaine.Il est vrai que dans la professionmédicale, en particulier dans lemilieu du diagnostic prénatal, onconstate un certain sentiment dedésolation devant la lente transfor-mation de ce qui était une méde-cine de la reproduction, en uneforme de médecine de la produc-tion d’enfants, et plus encored’enfants sains. Afin d’introduiremon propos, l’idée m’est venuede présenter une très courte his-toire clinique.Il y a trois ans, une institutricedécouvre une grossesse survenuealors qu’elle prenait la pilule.Malheureusement, elle utilisait unmédicament gravement tératogè-ne, le Roaccutane®, comparable àla Thalidomide® sur le plan deseffets qu’il donne sur les enfants :10 % d’hydrocéphalie, 10 % defausses couches, 80 % d’enfantssains. Cette jeune femme avait prisdes doses importantes deRoaccutane® pour traiter sonacné. Elle consulte au huitièmemois, demandant une interruptionmédicale de grossesse pour prisede ce médicament pendant toutecette grossesse qu’elle n’avaitdécouverte que tardivement. Je téléphone au centre antipoisonpour bénéficier d’un avis. Il m’estrépondu : “Avortez, et surtoutn’oubliez pas de nous tenir aucourant.” Je téléphone au labora-toire qui fabrique le Roaccutane®pour obtenir la même réaction. Je

consulte la littérature internationa-le, soit cent vingt articles. On nerédige pas d’article en vue d’unepublication sans justifications, cequi est le cas s’agissant d’une mal-formation. Ces cent vingt articlessont plutôt orientés vers la gravitédes situations observées (parcequ’il est difficile de publier les casqui ne présentent pas de problè-me). La littérature scientifique interna-tionale affirme : ce sont plutôt deshydrocéphalies visibles ou desfausses couches, mais en dehorsde ces deux cas le risque de han-dicap est faible, voire non chif-frable. L’examen de l’enfant mon-trait qu’il était normal : physique-ment mais aussi fonctionnelle-ment. Donc il entendait et sentaitles sollicitations extérieures.Disposant de l’ensemble de ceséléments, avec la maman qui a étédifficile à convaincre nous avonsdécidé de ne pas interrompre lagrossesse. Aujourd’hui, l’enfant a trois ans etil se porte bien ! Mais je n’arrêtepas de penser à ce qui se seraitproduit, si cet enfant avait été por-teur du moindre handicap. Dureste, l’épée de Damoclès demeu-re, et la survenue d’un accident desanté peut encore donner lieu àune procédure. C’est donc en tant qu’avocat dufœtus que je prends position. Ondénombre 3 000 maladies hérédi-taires diagnostiquables et 2 000qui ne le sont pas. 5 % de nos exa-mens prénataux aboutissent à unesituation de doute. Aucun testn’est prédictif à 100 %. Beaucoupgénèrent un doute que nous nepouvons pas surmonter. Nous pratiquons la seule médeci-ne, je dis bien la seule médecine,où le médecin ait clairement inté-rêt à tuer ! Car jamais la responsa-bilité d’un médecin n’a été enga-gée lorsque, dans le doute, il aavorté un enfant dont les examensultérieurs ont montré qu’il étaitparfaitement sain. En l’absenced’anomalies constatées sur unfœtus avorté, on peut passer lelendemain dans la chambre de la

patiente en lui disant : “Madame,on a bien fait…” pour s’entendredire : “Merci, docteur…”.Nous ne sommes même pas obli-gés d’examiner le fœtus après unavortement, fut-il tardif, mêmecinq minutes avant la naissance,même après un fœticide.J’éprouve donc une crainte. Celleque le diagnostic prénatal nedevienne une énorme assuranceanti-handicap, ou une sourceincroyable d’angoisse pour lespatientes. Car les médecins sontdésormais tenus de communiquertoutes les informations dont ils dis-posent, y compris la longue litaniedes causes et des complicationsrares. Ils vont le faire, car lesmédecins ont autant horreur destribunaux, que tout un chacun deshôpitaux. Les médecins que je ren-contre dans certaines assemblées,se confient les uns aux autres :“Ménagez vos coronaires, évitez-vous les procès…”La véritable question consiste àsavoir qui décide, et que fairequand on ne dispose pas d’un dia-gnostic précis. Parce qu’en l’occur-rence, dans l’affaire Perruche, lediagnostic n’a pas été établi. En fait, en tant que médecin nouspouvons nous trouver dans unesituation qui contribue à une gravesous-estimation du pronostic. Pouraccompagner les parents dans lesmeilleures conditions possibles,encore est-il nécessaire que le pro-nostic estimé par le corps médicalne soit pas trop grave, voirecurable, et qu’on puisse présenterun certain tableau clinique. Mais sinous sous-estimons le pronostic,parce que finalement nous nesommes pas des devins capablesde tout prédire et que les circons-tances s’avèrent plus graves qu’iln’était prévu, les parents dispose-ront de la possibilité de se retour-ner contre nous et de chercher parle biais de nos assurances ce quela société et la solidarité nationalen’auront pas su organiser. C’est là,selon moi, que se situe l’une desdifficultés de nos pratiquesactuelles.

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Apprécier le risqued’anomalie

Le deuxième point que je voudraisaborder concerne les lois de 1994,dites “lois bioéthiques”. La loi n°94-654 du 29 juillet 1994 instauraitun système d’interruption médica-le de grossesse qui s’avère effica-ce. Au-delà de 10 semaines degrossesse, lorsqu’une affectiond’une particulière gravité estdécouverte, une grossesse qui ini-tialement est désirée et qui, du faitde la parole médicale ne l’est plus,peut faire l’objet d’une demandede la part de la femme — puisquec’est toujours un acte volontaire —d’interruption médicale de gros-sesse. À condition que des méde-cins attestent qu’il s’agit bien d’uneanomalie d’une particulière gravi-té, incurable au moment du dia-gnostic.Début janvier a été déposée lapremière plainte contre un centrepluridisciplinaire de diagnosticprénatal dans le Sud de la France.Évoquons les faits. On découvretrès tôt, à 11 semaines de grosses-se, un laparoschisis, une hernie del’intestin dans le liquide amnio-tique par une petite fente dans leventre, qui n’est jamais associé àd’autres malformations. Le laparo-schisis n’occasionne pas deséquelles, mais nécessite uneintervention chirurgicale à la nais-sance. Il est toujours difficile pourdes parents d’apprendre qu’ondevra opérer leur enfant à la nais-sance, même sans risque de

séquelles. La grossesse évolue normalement.La femme demande néanmoinsune interruption médicale de gros-sesse. Elle lui est pourtant refuséepar le centre qui considère qu’il nes’agit pas d’une anomalie d’uneparticulière gravité, et qu’elle estcurable. L’enfant naît dans un ser-vice doté d’un plateau de chirurgiepédiatrique. On l’opère, mais parmalchance intervient une nécroseintestinale, complication rarissimedu laparoschisis. L’enfant meurt.La femme se retourne alors contrele centre pluridisciplinaire, soute-nant : “J’avais demandé une inter-ruption médicale de grossesse, onne me l’a pas octroyée. De tellesorte que j’ai perdu mon enfant etne peut pas supporter ce qui s’estpassé.”À Strasbourg, dans le centre où jetravaille les demandes d’interrup-tion médicale de grossesse aumotif des doigts qui manquentviennent de changer dans leurnature. Jusqu’à présent, mes col-lègues disaient aux parents : “Il nes’agit pas d’une anomalie d’uneparticulière gravité, et elle estcurable”. La dernière fois qu’unesituation de ce genre s’est présen-tée, la semaine dernière, plusieursdes collègues dans la salle ontaffirmé : “Mais si à la naissance,ou après la naissance, l’anomalies’avérait un peu plus grave que cequ’on avait prévu, les parentspourraient décider de porterplainte contre nous…”Est-il encore légitime que cescentres pluridisciplinaires de dia-

gnostic prénatal existent et don-nent leur avis, si, après la naissan-ce, leur responsabilité peut êtrerecherchée comme étant à l’origi-ne du handicap ? S’ils deviennentresponsables des handicaps desenfants pour lesquels l’avortementn’a pas été accepté, les médecinsconcèderont sans retenue auxdemandes d’avortements, quelquepuisse être la justification. Je ne discute pas la nécessité d’in-demniser N. P. du fait de son han-dicap, ou plutôt ses parents, neserait-ce que selon le principe dela solidarité nationale. Mais puis-qu’il est précisément question desresponsabilités engagées, parlons-en ! Comment se fait-il que cettemère ait eu une grossesse sansêtre vaccinée contre la rubéole ?Est-il acceptable de prendre un telrisque ? Je ne trouve pas accep-table, pour ma part, que cettefemme ait pris le risque d’unegrossesse sans avoir adopté l’élé-mentaire précaution de se fairevacciner. Vaccinée, son enfant neserait pas aujourd’hui handicapé.Au minimum, la responsabilité dela mère est équivalente à celle dulaboratoire qui n’a pas détectécette rubéole qu’il était possible deprévenir.C’est par la médiation d’une analy-se détaillée, que peut se profilerdans de telles circonstances le fon-dement d’une éthique de la socié-té. Un pas a été franchi, dont lesconséquences sont trop impor-tantes pour que l’ensemble de lasociété ne participe pas à la dis-cussion de ce problème.

Réactions...

PHILIPPE ÊTRE

Photographe, hôpital Bicêtre, AP-HP

Je suis un photographe atteint de handicap qui travaille à l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris. Monsentiment est le suivant. Aujourd’hui, on fabrique des handicapés, mais on n’en veut pas. La société neveut pas de nous. Elle nous dit : “Il faut crever…” On ne veut pas de handicapés ; c’est sûr.

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Les dérives nous menacent !

PR BERNARD GLORION

Président du Conseil national de l’Ordre des médecins

Je crois qu’à la suite de cet arrêt de la Cour de cassation, le corps médical est très inquiet. Depuis février1997, nous avons fait l’objet — je dis “nous” parce que c’est l’ensemble de la profession médicale qui estvisée — d’un certain nombre de décisions judiciaires, au point que l’on peut se demander si l’organisa-tion de la médecine ne va pas bientôt dépendre des prétoires ! Cette évolution s’avère pour le moinsinquiétante. En ce qui concerne l’affaire Perruche, il est difficile de l’évoquer sans émotion quand on a été person-nellement impliqué : j’ai consacré ma carrière à soigner les personnes handicapées.Il convient de rendre aux handicapés leur dignité. Ils ne l’ont pas perdue, mais il ne faudrait pas que desdiscussions judiciaires fassent oublier cette notion fondamentale de la vie, avec tout ce qu’elle peut appor-ter d’une manière ou d’une autre. Aucune différence n’apparaît entre la dignité des personnes, cela endépit d’un handicap. La liberté et l’autonomie relèvent de principes communs, d’une même conceptionphilosophique de l’idée d’humanité. Qu’une personne soit amenée à se demander si elle aurait dû ne pas vivre, me semble particulièrementgrave ; comme si elle se considérait en quelque sorte exclue de notre humanité.Dans un des articles de presse consacrés à cet arrêt, il est dit que nous sommes confrontés en ces cir-constances à la question de l’euthanasie du fœtus. Pourquoi a-t-on utilisé le mot “euthanasie” ? Parce queles gens qui réclament l’euthanasie revendiquent d’être intégralement responsables de leur vie. Pourtant,force est d’admettre que nous ne sommes pas totalement responsables de notre vie. Nous sommes res-ponsables de l’humanité, ce qui constitue déjà en soit une vertu d’une grande valeur.Il n’est donc pas possible d’accepter toutes les conséquences induites par l’arrêt. En ce qui concernel’exercice de la médecine, dont je me sens un peu responsable, il faut craindre que les médecins adop-tent des comportements différents afin de se prémunir de tout risque. Israël Nisand le dit souvent, avecles progrès de l’échographie on peut accéder aisément et de plus en plus tôt à de nombreux savoirs àfort enjeu. Quelle information communiquer aux femmes enceintes, alors qu’il importe de les accompa-gner de manière adéquate ? Comment éviter les tentations de renoncement, face à des malformationsminimes et curables. Les dérives nous menacent !Du fait de toutes ces décisions juridiques, nous traversons une période très difficile. Il est certain que larecherche de l’indemnisation influe directement sur le débat. On ne devrait pas pour autant en faire unestricte affaire de procédures judiciaires, mais y réfléchir en termes de solidarité nationale.Conscients des valeurs d’humanité que nous partageons, il convient que notre société manifeste à l’égardde personnes atteintes d’un handicap une considération et un soutien pratique effectif.

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PR DIDIER SICARD

Chef de service de médecine interne,hôpital Cochin, AP-HP, président duComité consultatif national d’éthique,membre de la Cellule de réflexion del’Espace éthique

La justice peut nepas être éthique

Je ne souhaite pas forcément inter-venir en tant que président duComité consultatif nationald’éthique. À partir du moment oùnotre comité pourra être saisi parcertaines instances afin d’appro-fondir les enjeux que suscite lasituation qui fait l’objet de l’arrêtde la Cour de cassation, ilconviendra de consacrer le tempsnécessaire au débat.La justice peut pas ne être éthique.J’ai cru voir dans l’arrêt que larevendication exprimée par lesjuges de ne pas rendre un aviséthiquement correct était assumée.Est-il éthique que la justice reven-dique le fait de rendre un avis nonéthique ? Il s’agit d’une questionque l’on peut se poser. La faute médicale est certaine,même si, comme le dit IsraëlNisand, la nécessité de la vaccina-tion généralisée contre la rubéoleaurait permis d’éviter le handicapde N. P. Nous sommes doncconfrontés à un problème de répa-ration. On observe très bien com-ment la Cour de cassation a privi-légié la notion de réparation, peutêtre même au nom de la dignitéhumaine de cet enfant handicapé,privilégiant ainsi l’individu audétriment de la dignité humainedes points de vue conceptuel etcollectif de notre idée d’humanité.C’est probablement pour cela,j’imagine, que les hommes et lesfemmes qui étaient réunis au seinde cette Cour ont privilégié l’émo-tion, l’affect et une sorte de géné-rosité, pour réparer une insuffisan-ce préalable de la justice : la capa-cité (ou l’incapacité ?) financièrequ’avaient ces parents de pouvoirélever cet enfant.

C’était ne pas prendre en compteles conséquences désastreusesd’une telle décision pour l’en-semble de notre société. Car, defait, cela aboutit à faire de l’enfantun produit, avec les conséquencesliées à cette identification à unproduit (les réparations, les dom-mages et intérêts pour vice deforme, etc.).La question que je me suis posétouche à la responsabilité de lamédecine autant qu’à celle de lajustice. Parce que nous sommesdans une période où la médecineparticipe plus ou moins consciem-ment à la réification de l’embryon,à la “conception” dans tous lessens du terme de l’enfant commeun produit. Dans notre société,effectivement, avec les progrès del’imagerie et de la biologie lamédecine se sent investie d’unesorte de pouvoir considérable surles naissances. J’aurais donc tendance à lire l’arrêtnon pas comme la justice interpel-lant la médecine, mais comme lamédecine influençant la justice, defaçon ambiguë, en lui proposantdes normes que la justice interprè-te comme autant de donnéesstables devenues règles de droit…On pourrait en discuter. Je croisque ce rapport entre médecine etjustice est étrangement devenucelui d’une complicité !

Les dérives d’uneconceptualisationde la vie

Comme pour tous les médecins,dans ma vie professionnelle ilm’est arrivé d’avoir à conseillerune femme au deuxième mois desa grossesse, sur sa poursuite ounon à l’occasion d’un événementintercurrent. Je l’ai toujours fait enprivilégiant une totale libertéd’échange. Au fond, je frémisd’avoir le sentiment qu’on pourraitme demander des comptes, et quela seule façon d’être exonéré dema responsabilité de médecinserait l’interruption de grossesse,dont il sera toujours difficile d’ap-

porter a posteriori la preuve de sanon nécessité ! Elle me permettrait ainsi d’exercermon irresponsabilité ; autrementdit seule la naissance me permetd’engager ma responsabilitéd’homme et de “citoyen écono-mique”. Je considère une telleévolution assez grave. J’ai l’impression que la culpabilisa-tion à l’encontre des naissancesavec “un doigt qui manque” et cesentiment que la moindre imper-fection est réparable par uneexclusion de la vie, peuvent fairede toute naissance une sorte deproduit. Je pense que la plus gran-de angoisse contemporaine quenous pouvons éprouver vis-à-visde la naissance est cette propen-sion de la société à porter unregard exclusivement matérialistesur elle-même et non plus à res-pecter le mystère de la vie humai-ne. Enfin, le risque que la communau-té des personnes handicapéesinterprète l’arrêt de la Cour de cas-sation comme une insulte meparaît grave.Si on le considère dans son boncôté, on peut estimer que cet arrêts’avère tellement traumatisant, tel-lement angoissant, qu’il peut sus-citer — et c’est peut-être l’espoirque l’on peut avoir — la prise deconscience de la nécessité d’uneréelle solidarité vis-à-vis du handi-cap dans notre société. De lamême façon que la réflexion surl’interruption de grossesse à douzesemaines ne constitue pas tant unproblème de semaines, que celuide la position d’une femme ensituation de détresse. On peutconsidérer ainsi que notre paysn’est pas à la hauteur dans samanière de prendre en considéra-tion les situations existentielles despersonnes handicapées. Cettemise en évidence des besoins qu’ilest indispensable de satisfaire toutau long de l’existence de la per-sonne, permettra peut-être à cetarrêt de trouver une autre signifi-cation. Naître peut-il constituer un dom-mage réparable ? Si l’on répond

Susciter un débat

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affirmativement, cela signifie queles parents auront nécessairementun jour le droit de n’engendrerque des enfants sans défaut. La viene sera plus reçue, plus conçue,mais conceptualisée…Est-ce un problème éthique ? Jecrois que nous souffrons en même

temps d’une sorte de délireéthique, où nous mettons del’éthique partout. Le danger est deconsidérer que seule la bioéthiqueou l’éthique aurait un message pri-vilégié à transmettre, alors quec’est l’ensemble de notre sociétéqui a quelque chose à exprimer

dans ce domaine. L’intérêt est dès lors, peut être,davantage celui du débat qu’a sus-cité cet arrêt, que la réflexion pos-térieure de tel ou tel comité, fut-cele Comité consultatif d’éthique.

Pour nous, la blessure est réelle

XAVIER MIRABEL

Porte-parole du Collectif des parents contre l’handiphobie

Contrairement à ce que certains ont prétendu, je pense que nous avons bien compris ce que signifiait l’ar-rêt Perruche. Nous l’avons bien compris et nous l’avons vécu de façon très douloureuse. L’enfant N. P. amalheureusement été malade de la rubéole, et le test n’y aurait rien changé, qu’il y ait eu faute ou pas.L’indemnisation intervient parce que l’enfant P. est né, et que la Cour de cassation a considéré qu’il auraitmieux valu qu’il ne le soit pas.Nous sommes quand même quelques centaines de familles d’enfants handicapés qui acceptent assez malce que signifie cet arrêt. Je suis désolé d’insister, mais nous l’avons vécu comme cela. Pour nous, la bles-sure est réelle. Il nous est dit que l’on a reconnu la dignité de l’enfant en l’indemnisant, et qu’il faut peut-être indemni-ser le handicap. Ne pensons pas que les familles que je représente ne souhaiteraient pas que leurs enfantssoient indemnisés. Mais de quelle façon y parvenir ? Faut-il prétendre que nous aurions souhaité l’avor-tement, ce qui est peut-être possible pour un certain nombre de familles, mais pas pour d’autres ? Faut-il que nous le fassions ?On nous dit par ailleurs que cette indemnisation va aider l’enfant handicapé. Mais on voit bien que laSécurité sociale va récupérer la totalité de cette somme d’argent. Quel est le rôle joué par l’Assurancemaladie dans cette affaire ? Sa vocation est-elle de considérer, elle aussi, que la mort aurait mieux valupour N. P. que la vie ?Certains sous-entendent que nous souhaitons poser la question de l’interruption volontaire de grossessedans ce contexte. Je suis très choqué par cela. La question qui se pose aujourd’hui avec l’affaire Perrucheconsiste plutôt à savoir si demain une famille sera encore libre d’accueillir son enfant handicapé et del’aimer.C’est dans ce sens que nous réagissons à la situation ainsi créée. Nous craignons que demain nous n’ayonsplus la possibilité de les accueillir, du fait du regard ambivalent, souvent un regard d’exclusion, que portesur eux notre société.

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Une approche nécessaire et digne

CLAUDE ÉVIN

Ancien ministre,député de Loire-Atlantique

La réparationd’un acte fautif

J’ai tout à fait conscience d’abor-der un sujet très délicat. Il pose uncertain nombre de problèmes defond, qu’ils soient éthiques,moraux ou d’humanité. Je vou-drais dire aux parents d’enfantshandicapés que je comprends leurémotion. Je suis attentif à la posi-tion qu’ils expriment. C’est avecbeaucoup de respect, notammentpour les personnes handicapées,que j’interviens. Si cet arrêt de la Cour de cassationsuscite nombre de questions surlesquelles il est important quenous ayons débat, il ne mérite pas,en tous les cas, que nous nouslaissions déborder nous-mêmespar notre propre émotion lorsquenous le commentons. Je considèrequ’il y a beaucoup trop d’émotiondans les commentaires qui se sontexprimés à propos de cet arrêt. Jel’ai exprimé à l’Assemblée nationa-le. Même si des sujets liés à cetarrêt nécessitent en effet débat etréflexion, vraisemblablementmême que le législateur s’en sai-sisse, je ne pense pas que l’arrêtPerruche mérite, en tant que tel,autant d’indignité, voire d’être misau pilori, comme l’a écrit une juris-te.En tant qu’ancien travailleur socialauprès de personnes handicapées,assumant maintenant des respon-sabilités politiques mais ayant parailleurs essayé de conduire uneréflexion, y compris juridique, surles questions du droit de la res-ponsabilité, notamment la ques-tion de la réparation, je crois qu’ils’agit d’un arrêt qui prend encompte la réparation d’un actefautif — c’est du moins comme çaque je le lis. C’est donc un arrêtqui prend éminemment en consi-dération la dignité de la personnehandicapée.

Nous sommes là en cassation. Or,au cours des examens précédentsde la situation — cet arrêt estpassé une fois au Tribunal degrande instance d’Évry et à la Courd’appel de Paris, avant d’être ren-voyé à la Cour d’appel d’Orléans.Personne n’a contesté le fait qu’il yavait eu faute. Personne n’a mis encause la responsabilité de la mèrede N. P. Tout le monde s’accorde àreconnaître qu’il y a faute dumédecin d’abord, puis du labora-toire. Or, quand il y a faute, il doity avoir réparation. La question quiest posée consiste à savoir si laréparation doit aller à l’enfant,même si ma démonstration est for-cément un peu rapide.On peut se référer de ce point devue à un arrêt du Conseil d’État du14 février 1997. Il s’agit du casd’une amniocentèse pratiquée auCentre hospitalier de Nice. L’arrêtreconnaît la nécessité d’indemni-ser les parents du préjudice del’erreur liée à cette amniocentèse,et indemnise par ailleurs l’enfant,par l’intermédiaire des parents, àraison de 5 000 francs par moispendant toute la durée de sa vie.

Se consacrer àl’aléa thérapeuthique

Même indirectement, on voit doncque le Conseil d’État a reconnu lefait qu’il y avait nécessité d’indem-niser aussi l’enfant. Mais il a étépiégé par un principe que JerrySainte-Rose a évoqué : le principede causalité.Je reconnais qu’il peut y avoirdébat sur le principe de causalité.Mais dans l’affaire du sang conta-miné, par exemple, la contamina-tion par le VIH ne relève pas de laresponsabilité des médecins, ninon plus des politiques ou de jene sais qui. Pourtant, personnen’irait contester le fait que la répa-ration de ce préjudice doit effecti-vement être imputée à ceux quiont empêché la contamination dese réaliser, ce qui est d’ailleurs uneconstante en droit médical de laresponsabilité.

Personne n’a jamais contesté le faitqu’il devait y avoir indemnisationlorsque, d’une manière générale,des parents ou un patient étaientvictimes d’une erreur — ce qui, enl’occurrence, a été le cas s’agissantde la mère de N. P. (erreur dulaboratoire et du médecin in soli-dum).La Cour de cassation ne biaise pas,et j’ai trop de respect pour leConseil d’État pour prononcer ence qui le concerne le terme d’hy-pocrisie. Mais dire qu’on indemni-se l’enfant par le biais de sesparents pendant la durée de savie, signifie quand même que siles parents décèdent avant lui, latransmission à l’enfant n’est pasforcément acquise... Ici, aucontraire, je crois que la Cour decassation a reconnu le droit intrin-sèque de la personne handicapéeen lui reconnaissant une indemni-sation directe. Je n’ai pas la même lecture queJerry Sainte-Rose sur cette affaire.Ce n’est pas du tout un débat quiconcerne la solidarité. On peutavoir un débat sur la solidarité,mais c’est un autre débat qui n’estpas lié à cet arrêt. Qu’il s’agisse desolidarité ou de médecine prédicti-ve, ces questions me paraissentindépendantes de l’arrêt Perruche.Du reste, elles se trouvaientposées bien avant. Dans le cadrede la révision des lois bioéthiques,nous aurons effectivement l’occa-sion d’y revenir.En ce qui concerne la question dela responsabilité médicale, pouravoir à plusieurs reprises échangéavec le Pr Bernard Glorion, prési-dent du Conseil national del’Ordre des médecins, je mesuretout à fait ce que représente cesentiment de judiciarisation despratiques, ce sentiment de “dériveà l’américaine”, vis-à-vis de laquel-le, d’ailleurs, il faut modérer nospropos car nous ne sommes pasdu tout dans une situation compa-rable. Mais on constate effective-ment une forte revendication de lapart des patients, des malades etdes victimes, que soit reconnu lebien fondé d’une réparation lors-

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qu’il y a faute avérée, et même,désormais, sans faute. D’où laquestion de l’aléa thérapeutique,sur laquelle la Cour de cassation aégalement pris un récent arrêt, cequi suscite encore un autre débat.Je me félicite de cet échange avecla Cour de cassation, car le législa-teur n’a pas à se voir dicter saposition par la Cour de cassation(et réciproquement d’ailleurs). Dece point de vue, nous avons àmener un riche débat. Toute unesérie de questions se posent donc,comme celle de la responsabilitédes médecins, celle du droit àréparation. Je milite et je plaidepour que nous mettions en placeun mécanisme d’indemnisationdes victimes, pour qu’effective-ment on sorte de ce débat assezpervers, de cette judiciarisationdes pratiques. Ne confondonsdonc pas des débats qui sont émi-nemment importants, tel que celuides conséquences de la médecineprédictive ou celui de la questionde la responsabilité liée à l’obliga-tion d’informer, etc. Ce sont dessujets qui se posent, y compris pardes arrêts de la Cour de cassationdepuis le début de l’année 1997,mais qui ne relèvent pas spécifi-quement de l’arrêt Perruche.Je disais, en commençant, qu’ilfaut se garder d’aborder ce sujetavec trop d’émotion. J’ai vu évo-qué à ce propos la notion d’eugé-nisme dans un article du journal LeMonde du 20 novembre 2000 —“la vie humaine comme préjudice”— signé de Catherine Labrusse-Riou et Bertrand Mathieu. Je necrois pas qu’il s’agisse d’eugénis-me. L’eugénisme concerne unesélection organisée. Il est définitrès clairement, en l’occurrencedans un article du Code civil,(article 16, alinéa 4). On peut déci-der de modifier cet article du Codecivil, mais le terme “eugénisme” aune signification très précise qu’ilconvient d’aborder avec rigueur.Les questions soulevées à proposde la recherche de l’être parfait,l’utilisation de tests génétiques àdes fins professionnelles ouautres, constituent des sujets sur

lesquels le législateur aura à seprononcer. Je pense qu’il fautmettre en place un certain nombrede garde-fous aux pratiques, ycompris s’agissant de la responsa-bilité des médecins. Je reconnaisque l’évolution constatée dans larecherche en responsabilitésreprésente un vrai problème. Elleconduit à des réactions de la partdu corps médical et à des préoc-cupations qui méritent d’êtreprises en considération.

Un arrêt de dignitéqui mérite d’êtreanalysé en soi

Nous ne sommes pas ici en pré-sence d’une question liée à l’eugé-nisme, ou si je crains parfois quecela soit le cas, je ne le souhaitepas. À moins que le débat autourde cet arrêt Perruche ne renvoie àun autre débat, qui est relatif audroit à l’interruption volontaire degrossesse. Si c’est ce débat quecertains veulent avoir, pourquoipas ? Continuons ! Mais il me sem-blait être traité et géré dans lecadre de la loi de 1975, et person-ne n’a pour le moment expriméclairement la remise en cause decette loi. Je crois donc que ce n’estpas le sujet, et que beaucoup determes qui ont été utilisés dépas-sent très largement ce qui, pourma part, relève de la lecture de cetarrêt.Face aux réalités évoquées duhandicap, s’ils l’estiment justifié lesparents ont toute liberté de déci-der d’engager une procédure aunom de leur enfant. La démarchedes parents de N. P., doit égale-ment être entendue comme unappel.La question que j’ai abordée aporté sur deux plans. Le premierétait : quel sens donne-t-on à cetarrêt ? J’entends tout à fait qu’onne partage pas mon point de vue.En fait, il y a débat, comme ce futle cas au sein de la Cour de cassa-tion avant qu’elle ne se prononce. Le Parlement a été sollicité,puisque dans un texte récent qui

portait sur diverses dispositionsd’ordre social, certains parlemen-taires ont souhaité déposer unamendement qui, s’il avait étéadopté, aurait interdit qu’on puisseeffectivement engager une procé-dure pour “indemnisation du faitde sa naissance”. La presse ad’ailleurs noté que ce débat avaitété d’une très grande qualité. Je considère que nous n’avons pasà légiférer sur la suite de l’arrêtPerruche pris en tant que tel.Selon moi, il n’y a pas indemnisa-tion du fait de la naissance. Parcontre, toute une série d’autressujets induits mériteraient peut-être que le législateur les traite.Je me méfie beaucoup de ce quel’on tire de l’arrêt Perruche et qu’ilne dit pas, afin d’envisagerd’autres thèmes. C’est en ce sensque je disais que cet arrêt respec-te la dignité, parce que je considè-re qu’il a permis de reconnaître ledroit de la personne handicapéeelle-même, même si l’action a étéengagée par un tuteur. Il s’agitdonc d’un arrêt de dignité quimérite d’être analysé en soi.D’autres questions essentielles seposent indépendamment de l’arrêtPerruche. Entendant tout à faitl’émotion, et à plus forte raisoncelle des parents, de ceux qui sontdirectement concernés et que jerespecte, je crois qu’il faut que lelégislateur envisage une lecturelucide de l’ensemble de la problé-matique qui est posée. Il lui appar-tient d’être attentif aux problèmeshumains, mais il n’est pas possiblepour lui de légiférer uniquementsous le coup de l’émotion. C’estpour cela que je me suis opposé àce que l’Assemblée nationaleadopte un amendement qui auraitempêché toute personne d’enga-ger une procédure au titre de “l’in-demnisation pour le fait d’être né”.

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PR ANNIE BAROIS

Neuropédiatre, hôpital Raymond-Poincaré, AP-HP

Qu’en est-il d’une vieacceptable ?

Personne ne peut m’accuser de nepas avoir reconnu comme per-sonnes à part entière tous les han-dicapés que j’ai croisés depuisquarante ans, ce qui peut m’auto-riser à pondérer l’émotion que sus-cite l’arrêt de la Cour de cassation. On pourrait résumer le débat ainsiposé à : la réparation ou la vie. Pourtant, quand un enfant naîtavec un handicap, il faut d’abordqu’il soit reconnu par sa famille. Iln’y a pas de personne sans com-munication et sans reconnaissancede la part de quelqu’un d’autre.C’est d’abord la famille qui peut nepas l’accepter. Cela peut être aussile cas s’agissant de l’entouragemédical, ou encore de la société.Et Dieu sait si notre société accep-te mal le handicap ! Pour moi, ce n’est pas “ou la vie,ou la réparation”, mais qu’en est-ild’une vie acceptable ? Or, quandon est handicapé, une vie accep-table coûte beaucoup plus cherque la vie de quelqu’un d’autre. J’illustrerai ce propos par unexemple. Une enfant atteinte d’amyotrophiespinale est en fauteuil. Elle deman-de à sa mère : “Pourquoi n’ai-jepas de frère ou de sœur ?” Sa mèrepense que si elle lui répond : “Jene veux pas d’autre enfant commetoi…”, elle va penser qu’elle nel’aime pas. Si elle opte pour : “S’ily en a un autre comme toi, on neva pas le faire vivre…”, elle peutréagir en se demandant :“Pourquoi suis-je vivante ?” Cettemère a trouvé cette réponse que jetrouve magnifique : “Tu vois, il n’ya pas de place dans les couloirspour deux fauteuils roulants…”Réfléchissons à cette parole.Quand on a un enfant handicapé,il y a un fauteuil. Pour des famillesoù il y en a deux ou trois, voire

quatre comme certaines que jeconnais, que faut-il faire ? Est-il rai-sonnable d’envisager une autrenaissance dans cette famille déjàtrès en difficulté ? Face à une telle situation, on n’ac-cusera certainement pas une per-sonne qui accepterait d’inter-rompre une grossesse parce que lavie courante est devenue impos-sible. Par ailleurs, il faut un grandlogement, un certain confort et deséquipements appropriés. Je ne dispas du tout qu’il s’agit là d’uneréparation. Je ne pense pas qu’onpuisse même parler de réparation.Que signifierait une réparation àl’égard de ce qui, dans un sens,n’est acceptable pour personne ?Le handicap n’est jamais accep-table. Celui qui dit qu’il s’est habi-tué à son handicap est un fou ! Onne s’habitue jamais à un handicap,mais il faut vivre avec.J’ai une parole à transmettre, celled’un médecin qui recevait unmalade présenté par un autremédecin qui lui disait : “Voilà ; il aété malade, il ne marche plus.Vous allez lui réapprendre à mar-cher”. Sa réponse a été : “Je nevais pas lui apprendre à marcher,je vais lui apprendre à vivre sansmarcher...”Vivre ! Tout doit nous renvoyer àla vie. La vie qui peut être choisieou pas. C’est pourquoi cette rela-tion entre l’argent de la réparationet la vie de l’enfant me choquebeaucoup.Il est important que l’on entendece que disent les handicapés. Jeme rappelle très bien d’un petitgarçon, également atteint d’uneamyotrophie spinale.Trachéotomisé, il respire avec unemachine. Il est normalement intel-ligent. Je lui demande un jour s’ilpeut expliquer à d’autres parentsdont l’enfant devra être trachéoto-misé, ce que c’est que la trachéo-tomie. Les parents acceptent, luiégalement. À la suite de cette ren-contre, je lui demande si cela s’estbien passé. Il me dit : “Oh non, ilsne comprennent rien !”. Il précise.“Les parents m’ont parlé de l’écolequi ne sera pas bien accessible, de

ceci et de cela, de choses qui n’ontaucune importance !” Je luidemande alors ce qui est l’impor-tant pour lui. Il répond : “Pourmoi, c’est la vie...”

L’égalité dansla reconnaissancede l’autre

La vie est défendue par les per-sonnes handicapées elles-mêmes,par un enfant lourdement handica-pé dont peut-être on ne voudraitpas les uns et les autres. Lui, il aenvie de vivre. Je ne connais pasnon plus de handicapés qui fas-sent des tentatives de suicide. Celan’existe pas. Mais par contre, n’ou-blions pas les circonstances maté-rielles de leur existence, l’ascen-seur qu’on trouve difficilement, lesplaces pour les fauteuils, lesmoyens pour suivre une scolari-té...Il y a quelques jours, j’assistais àune réunion consacrée à la scola-risation. La France est un pays oùdes politiques s’intéressent au han-dicap… On s’intéresse tellementaux handicapés qu’on met unenfant à l’école parce que la maî-tresse le veut bien, mais comme laloi n’est pas adaptée — on ne dis-pose pas des autorisations néces-saires —, alors on le retire del’école ! Peut-on penser qu’humai-nement cela permette l’acceptationd’un handicap par une famille ?Elle est confrontée tout le temps àde tels problèmes, et cela chaquejour. Et que propose-t-on auxadultes handicapés ? Je ne parlepas d’un pays hypothétique, maisdu nôtre ! Que fait-on pour eux ?Quelle est leur place ? L’asile psy-chiatrique... Telle est la vérité queje connais trop bien. Cela fait qua-rante ans que je m’en occupe.Ceux qui avaient un an quand j’aidébuté ma carrière, ont aujour-d’hui quarante ans. Cet arrêt de la Cour de cassationest difficile à accepter. Que l’on aitpu dire, s’agissant d’un enfant,qu’il n’avait pas envie de vivre mechoque profondément.

Vivre avec un handicap

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PR CATHERINELABRUSSE-RIOU

Professeur de droit, Université de Paris I

Qu’en est-il d’une vieacceptable ?

Si l’arrêt rendu par la Cour de cas-sation le 17 novembre 2000 a desallures de tremblement de terrepour le monde médical, les juristesdont je fais partie n’ont pas atten-du cette décision pour réfléchiraux nombreuses questions qu’ellepose. L’arrêt Perruche est l’abou-tissement d’une longue procédure.

Il y a eu d’autres arrêts allant dansle même sens, mais qui n’ont pasconnu la même résonance, et il yen aura d’autres à propos desquelsles tribunaux pourront suivre ourejeter la solution admise parl’Assemblée plénière. L’affairePerruche n’est d’ailleurs pas closecar il revient désormais à la Courd’appel de Paris de statuer sur lepréjudice de l’enfant et sur sonévaluation. Bien des argumentspour ou contre l’indemnisation dela naissance handicapée d’un êtrehumain qui, en l’absence d’erreurde diagnostic médical, ne seraitpas né, ont été avancés avant quela Cour de cassation ne statue enAssemblée plénière. Et depuis cet

arrêt le débat entre les juristes aété relancé et se poursuit demanière sinon spectaculaire dumoins particulièrement animée(voir infra).Ce cas a le mérite de faire naîtreune véritable controverse juridiquedont les dimensions éthiques etanthropologiques ne peuvent plusêtre refoulées dans la seule tech-nique juridique ; les argumentséchangés entre les juristes permet-tent de diversifier et d’approfondirl’analyse d’une question et d’uneréponse particulièrement com-plexes sur lesquelles il faut néan-moins trancher de manière claire :l’action de l’enfant est-elle, oui ounon, juridiquement fondée ?

Je participais il y a quelques joursà une réunion d’éthique réunissantdes jeunes médecins. Un médecinqui a beaucoup d’expérience disaitque quelque temps auparavant, ilavait revu un enfant qu’il avait soi-gné petit, et qui lui confia en pleu-rant : “Mais vous ne vous rendezpas compte de la vie que jemène…” C’est vrai qu’il y a desvies difficiles ; c’est vrai qu’il fautle reconnaître. À une époque où la vie n’est pasreconnue, où l’on n’a pas le sensde la vie — ni de la sienne, ni decelle des autres — cet arrêt s’avè-re préjudiciable. Alors que l’on tueles gens pour un oui ou pour unnon, on rend un arrêt en laissantentendre qu’une certaine condi-tion de vie n’est pas acceptable.Une personne serait ainsi mise encause dans ses droits à la vie dufait de sa naissance même ! Jepense que tout cela est choquant.D’un autre côté, il est évident quel’existence quotidienne d’unefamille démunie de moyens finan-ciers ayant à sa charge un enfant

handicapé est particulièrement dif-ficile. Je ne parlerai pas pourautant de réparation. Je suis aussi très choquée par deuxautres aspects suscités par le débatactuel. Tous les handicapés que j’aiconnus et qui avaient été handica-pés à la suite d’un accident dont iln’étaient pas responsables ontobtenu une réparation. Leursconditions de vie sont donc accep-tables. Mais le handicapé qui n’apas été victime d’un accident, nedispose d’aucune aide significativeà la hauteur de ses besoins. Onéprouve donc le sentiment d’in-égalités flagrantes. Pour éviter les conséquencesmorales et sociales d’un arrêtcomme celui rendu par la Cour decassation, encore conviendrait-ilde s’attaquer aux racines de cesinégalités. Ce qui m’a également énormé-ment choquée me renvoie à mespremières expériences profession-nelles. J’ai commencé à travailleravec les handicapés au moment

où sévissait la poliomyélite, unemaladie acquise. Des enfants pourlesquels les parents avaient élabo-ré un projet de vie d’enfant bienportant, étaient atteints par unemaladie qui les handicapait.Personne ne se posait de problè-me pour les soigner, les accompa-gner et les faire respirer. Parcontre, pour une amyotrophie spi-nale qui provoque exactement lemême handicap, mais qui estd’origine génétique, combien detemps a-t-il fallu que je me battepour que quelqu’un veuille biens’intéresser aux problèmes de cesenfants, qui présentaient lesmêmes difficultés et pouvaientdonc prétendre à des droits iden-tiques !Je ne voudrais pas que l’on situe ledébat relatif à N. P. dans le registredu sentiment. Il nous faut considé-rer ces circonstances comme l’op-portunité qui peut permettre deprogresser dans la reconnaissancede l’autre, quel qu’il soit.

Un droit à la “normalité”

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L’émotion et laconscience morale

La réponse doit faire appel à uneargumentation qui s’appuie à lafois sur les principes gouvernant ledroit de la responsabilité civile etsur les conséquences théoriques etpratiques de l’interprétation rete-nue. Or, contrairement à ce quel’on a pu dire ou écrire, ce n’estpas l’émotion qui nous a principa-lement guidés, Bertrand Mathieuet moi-même, ainsi que les col-lègues qui se sont associés à larédaction et à la publication d’unarticle paru dans le journal LeMonde (“La vie humaine commepréjudice ?”, 24 novembre 2000) àpropos de cette affaire. C’est plutôtla conscience morale, soutenuepar une argumentation juridiqueobjective — quoique réfutable —,et la conviction qu’il importe quela presse non spécialisée fasseconnaître d’une part la dimensionjuridique des questions d’éthique,mais aussi l’importance de l’instan-ce juridique et judiciaire pour lamise en forme de ces questionséthiques. L’émotion me paraît plu-tôt être du côté de ceux qui tien-nent cet arrêt pour un arrêt d’équi-té, ou qui pensent que le résultatde la décision (allouer des dom-mages et intérêts) importe plusque les moyens de droit utiliséspour y parvenir. Or c’est justementle droit que nous avons cherché àdéfendre, et à travers lui l’éthique,c’est-à-dire la signification attachéeà la solution que la Cour de cassa-tion a cru devoir retenir. Parce quel’argumentation en droit peut tou-jours faire l’objet d’une argumenta-tion contraire, que la techniquejuridique n’est jamais neutre dupoint de vue de la recherche de lajustice, il nous est apparu possibleet justifié de critiquer cet arrêt surle double plan technique etéthique ou anthropologique, iciparticulièrement imbriqués.On peut vouloir mettre de côté ladimension philosophique et mora-le d’une solution juridique, onpeut croire à une totale neutralité

ou à une exclusive technicité dudroit, il n’en résulte pas moins quecette approche repose elle aussisur une conception philosophiqueet promeut une vision du droit etdes rapports humains qui est loind’être neutre. C’est de cela qu’ilfaut débattre, et il est heureux quela décision rendue par la Cour decassation et les réactions contras-tées qu’elle a suscitées nous don-nent l’occasion de discuter l’undes enjeux principaux de la bioé-thique et de la biomédecine telqu’il se présente désormais devantles instances juridictionnelles.

Les enjeuxde la maîtrisede la procréation

Cela étant, il me semble que l’arrêtPerruche est représentatif d’unproblème beaucoup plus général.Il a un considérable mérite à monsens : à travers la solution concrè-te adoptée pour ce cas particulier,il met clairement au jour lesenjeux de la maîtrise de la pro-création que développe la médeci-ne moderne, ainsi que les consé-quences prévisibles qui peuventrésulter d’une position ou d’uneautre. Le mérite du droit, dans lesprocès, est justement de dépouillerles questions d’éthique du fard desbonnes intentions ou des étatsd’âme par lequel ces questionsdures et, de fait, violentes, sonttrop souvent recouvertes. Mais cedépouillement du vernis fait appa-raître la réalité des interrogationset la nécessité de l’affronter, ce quiinévitablement divise ou neconvainc que partiellement. Or laquestion est de taille et elle sedédouble : en ayant à répondre àla demande formulée au nom del’enfant, la Cour de cassationdevait se prononcer sur la ques-tion de savoir si une vie humainehandicapée, qui aurait pu êtreinterrompue avant la naissance,est pour l’individu lui-même unpréjudice réparable, ce quiconduisait à se prononcer sur lesens que le droit confère à la per-

sonne handicapée dans l’ensembledu corps social. Cet enjeu pouvait-il être pris en charge par le droitde la responsabilité civile qui répa-re des atteintes à des intérêts ou àdes droits subjectifs et qui en sanc-tionnant les fautes ou les risquesfait naître aussi des droits subjec-tifs nouveaux ? En répondant parl’affirmative, l’arrêt de la Cour decassation postule ou induit que lapersonne née handicapée avait,sinon un droit à ne pas naître, dumoins un droit à naître “normal”.Si l’on récuse cette interprétation,une seconde question se pose : àquel système de droit faut-il recou-rir pour que la société, assumantses membres tels qu’ils sont, pren-ne sa part aux difficultés qui frap-pent dans leur vie les plus faiblesd’entre eux ? Le droit social est-ilen mesure de répondre à cette exi-gence de justice et, sinon, est-ilpossible de forcer les cadres dudroit de la responsabilité civilepour obtenir la prise en chargeque le contrat social n’assumeraitpas suffisamment ?Sous ce double aspect, la portéede la question posée à la Cour decassation est à la fois morale ouphilosophique mais aussi poli-tique. Mais c’est en droit que lejuge doit répondre, ce qui luiimpartit des limites.

Avant d’entrer dans l’examen del’arrêt lui-même, il importe de rele-ver le dilemme auquel nousaffrontent tant la solution de l’arrêtde la Cour de cassation, que lasolution contraire que j’ai plutôtdéfendue puisque j’ai critiqué ladécision. De voir les difficultés duchoix pour le droit et la justiceauxquelles il convient de réfléchirsérieusement afin d’élaborer petità petit — c’est le rôle de la juris-prudence — des solutions plusaffinées que celles dans lesquelleson nous enferme, et de mesurerl’opportunité d’un appel au légis-lateur.

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Naître (“normal”)ou ne pas naître(handicapé) :le dilemme

Le cas est exemplaire d’un véri-table dilemme dont il conviendra,à l’avenir, de tenter de sortir. Lacritique de l’arrêt est fondée, tantdu point de vue technique que dupoint de vue éthique, sur le bou-leversement des structures de laresponsabilité civile, et sur laconséquence que l’on peut indui-re de la décision. Laquelle conduità admettre a contrario qu’il y ades êtres humains qui n’auraientpas dû naître, ou qui ont le droitde naître “normaux”, non affectésdes handicaps que la science et latechnique permettent de déceler.Car la vie et le handicap sont diffi-cilement dissociables en fait et nepourraient l’être que par une fic-tion juridique consistant à déta-cher le handicap de la vie. En toutétat de cause, l’arrêt conduit à éla-borer les critères biologiques —objectifs ou subjectifs — du handi-cap réparable et inévitablement lescritères de la vie humaine quimérite d’accéder à l’existence. Celaconduit, qu’on le veuille ou non, àl’organisation de pratiques eugé-niques. Tant dans sa significationontologique que dans ses consé-quences sociales, cette solution nenous apparaît pas défendable, etc’est ce que je démontrerai. Maisavant d’y venir je vais me faire,l’espace d’un instant, l’avocat de lasolution retenue par la Cour decassation qui a le mérite de sanc-tionner les fautes médicales.La position critique conduit eneffet au rejet de la demande faiteau nom de l’enfant (et il n’est passûr qu’elle ne doive pas conduireaussi au rejet de celle des parentsagissant en leur nom personnel,du moins en ce qui concerne lepréjudice matériel d’avoir à chargeun enfant handicapé). Par suitecela mène à l’impunité des fautesmédicales, ce qui n’est pas nonplus admissible compte tenu dudéveloppement de fait de la méde-

cine prédictive. C’est pourquoicertains considèrent que le pou-voir médical de contrôler la quali-té biologique des êtres humains etde rendre, pour les parents, lanaissance indésirable (ou désirablesur la foi d’un diagnostic scienti-fique), appelle, en cas d’erreur,une recherche de responsabilité.Ce pouvoir biotechnologique estarticulé au pouvoir parental de nepas laisser naître et de solliciter àtout moment une interruptionmédicale de la grossesse. De la liberté (réelle ou fictive) dela mère d’empêcher la naissance,résulte son droit de mettre aumonde un enfant dont la “norma-lité” aura pu être en l’état de lascience attestée. Bien que logique-ment cela n’aille pas de soi, lesdéfenseurs de l’arrêt admettentque cette situation sociologique ettechnologique actuelle fait naître,pour l’enfant lui-même, un droitde naître “normal”, ou en tout casnon affecté par les maladies ouhandicaps qu’il était possible dediagnostiquer avec une probabilitésuffisante. Tel est aussi le vœu dela médecine prénatale qui contrô-le plus qu’elle ne peut soigner. Ilest alors logique que la défaillanceou la faute dans l’exercice de cepouvoir d’investigation dessciences et des techniques soitsanctionnée, et que la vie handica-pée soit tenue pour un préjudiceréparable dès lors qu’elle aurait pune pas être en l’absence de faute.Telle est la logique d’une concep-tion selon laquelle le droit doits’adapter à l’état des mœurs, desfaçons de faire, et des opinionsdominantes. Étant donnée l’évolu-tion des pratiques de dépistageanténatal, et quels que soient lesdilemmes auxquels les médecinssont confrontés, les modalités dece que Michel Foucault a appeléun “biopouvoir” c’est-à-dire uneaction normalisatrice de l’espècehumaine sont mises en place, nonpas sous l’impulsion d’un Étatautoritaire, mais par la convictionprogressivement intériorisée parbeaucoup de citoyens que des cri-tères biologiques sont des critères

de qualité de la vie. Dans une cer-taine mesure, c’est vrai, dans uneautre mesure, c’est faux, si l’on faitde ces critères les critères de lavalidité même de l’existencehumaine. Le passage du jugementde fait au jugement de droit sur lepréjudice est insensible.L’arrêt Perruche est donc dans laligne des tendances dominantesde la modernité technologique, oùtout se jauge au regard de l’utilita-risme de chaque chose, leshumains faisant alors partie deschoses. D’ailleurs, en matière deprocréation assistée, l’enfant estdésiré en tant que personne, mais,en droit, la référence au projetparental qui est à la base ducontrat médical conduit à produirel’enfant comme une chose, à enfaire le produit du projet, lequeldoit répondre à l’attente desdemandeurs. D’ailleurs, les règlesde sécurité sanitaire relatives auxgamètes ou aux embryons s’impo-sant dans l’assistance médicale à laprocréation, conduiraient, sansque la causalité ne soit ici discu-table, à l’admission de la respon-sabilité si l’enfant ainsi “produit”était affecté d’une maladie ou d’undéfaut évitable. On ne va pas jus-qu’à dire que l’enfant handicapéest “un produit défectueux” mais,de fait, on l’admet lorsque la res-ponsabilité du médecin peut êtremise en cause.

La rançondu pouvoir

Tout pouvoir implique une ran-çon, un prix, dont le droit de laresponsabilité fixe principalementla mesure. Le pouvoir sur la vien’y échappe pas, et moins encoredans un monde où les victimes semultiplient, où le sentiment d’êtrevictime appelle plus fortement quepar le passé la réparation, laquelleimplique à son tour une imputa-tion à un ou des responsables parun relâchement du rapport de cau-salité. Le pouvoir sur la vie est lar-gement détenu par le corps médi-cal et par suite imputé aux méde-

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cins et à la science qui les guide.Si l’acteur défaille à produire lesrésultats attendus — parce queproposés —, il doit en subir lesconséquences. De ce point devue, l’arrêt est parfaitement révéla-teur d’une tendance dominante dela société moderne, que bien sou-vent la réflexion bioéthique édul-core ou noie dans des considéra-tions trop générales. Certes cecourant se heurte à des résistancesd’ordre moral qui tiennent à lareprésentation même que nousnous faisons de la vie humaine etdu sens, non pas que chaque indi-vidu lui donne, mais qu’il appar-tient à la société peut-être moinsde conférer que de respecter et deproposer en référence à chacun.Ce sont deux positions antino-miques, mais entre lesquelles l’ar-rêt Perruche semble avoir fait unchoix, peut-être lui aussi dicté parl’émotion, celle qu’inspirent l’exis-tence extrêmement douloureused’un individu handicapé et l’insuf-fisance des moyens dont disposela société pour répondre à ce mal-heur sans lui dénier la légitimitéde son existence.Mais alors que faut-il critiquer ? Lasolution de l’arrêt pour les raisonsque je vais maintenant développer ?Ou l’évolution de la médecine pré-dictive qui nous conduit presqueinévitablement à la solution admi-se par la Cour de cassation ? Jelaisse la question ouverte. Nousverrons, pour conclure, si le légis-lateur peut et doit intervenir pourfavoriser des solutions tierces sus-ceptibles de nous sortir de l’im-passe.Je voulais présenter ces deuxoptions et situer l’affaire dans lecontexte qui est le nôtre avantd’en examiner la solution. J’enviens donc à l’arrêt lui-même, telque je l’interprète.

Significations etconséquencesde l’arrêt Perruche :le principede causalité

Il convient de reprendre les deuxéléments de droit, en réalité liés :la causalité et le préjudice de l’en-fant, qui étaient en débat devant laCour. Plusieurs des commenta-teurs de la décision ont montréque, sur ce double terrain, lesconditions du droit de la respon-sabilité étaient bafouées, mais c’estsurtout sur l’interprétation desconséquences de l’arrêt que lesopinions des juristes se divisent leplus manifestement.La causalité est une questionimportante. Il n’y avait pas en l’es-pèce de causalité matérielle direc-te entre le diagnostic erroné et lehandicap de l’enfant, qu’il était parailleurs impossible de prévenirautrement que par l’interruptionde la grossesse ni de soigner avantou après la naissance. Par suite,l’imputation de la responsabilitéau médecin en charge du diagnos-tic procède d’une conceptiond’une causalité tellement indirecteque l’on peut se demander si lacondition a encore un sens endroit. C’est une causalité purementjuridique, arbitraire, dictée par lesouci de faire porter la charge dudommage à celui qui détient lepouvoir d’informer la mère surl’état de l’enfant et de lui per-mettre ensuite de décider si elleentend ou non poursuivre la gros-sesse. Ici, nous sommes vraimentdans l’opposition entre le fait del’homme (d’un côté le médecin etle laboratoire d’analyse, de l’autrela mère), et ce qu’il faut bienappeler le fait de la nature.À partir du moment où la médeci-ne, dans bien des domaines, trans-gresse son rôle de soin, de théra-pie, et où l’on appelle “médicales”et non plus “thérapeutiques” uncertain nombre d’interventions jus-tifiées en droit, la causalité auratendance à s’étendre aux consé-quences de ces actes nouveaux de

la même manière qu’elle s’étend,même en l’absence de lien maté-riel de cause à effet, en matièred’obligation d’information. Sil’obligation d’information envers lamère a été inexécutée, il en résul-te certainement un préjudice pourla mère, celui de n’avoir été enmesure d’exercer la liberté d’inter-rompre la grossesse. Mais il n’estpas évident de passer du préjudicede la mère au préjudice de l’enfantlui-même en raison de son handi-cap. Il est difficile de faire com-prendre comment la techniquejuridique permet de faire de lafaute d’information envers la mèreune faute causale de l’état de l’en-fant justifiant son droit propre àréparation. Sans entrer dans l’ex-plication du mécanisme juridiqueautorisant ce passage, il suffit deconsidérer le résultat auquel abou-tit l’affirmation d’une causalitéessentiellement juridique et peumatérielle.

Les critèresd’exerciced’une liberté

Toujours est-il que la solution estrapportée à la liberté de la mèred’interrompre la grossesse. Onpourrait admettre que cette libertéa brisé la logique de la causalité àl’égard de l’enfant, car admettre lecontraire impliquerait que la mèren’exerce pas une prérogative per-sonnelle mais qu’elle agit au nomde l’enfant, ce qu’il pourraitd’ailleurs lui reprocher par la suite.Or, une telle décision d’inter-rompre la grossesse appartient à lamère et ne peut pas être imputéeà l’enfant lui-même. C’est uneconception excessive de la repré-sentation juridique (l’enfant estreprésenté par ses parents) qued’imaginer qu’elle puisse s’exercersur le droit à la vie de la personnereprésentée. Si on l’admet, celaimplique que la personne repré-sentée détient un droit à ne pasnaître ou à naître non handicapé.Admettre ici une causalité peutêtre interprété comme la consécra-

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tion implicite de l’identificationdes faits de la nature et des faits del’homme, et par suite comme laconsécration de la maîtrise deshommes sur la vie humaine dontl’appréciation de la qualité biolo-gique détermine l’opportunité.Ainsi en reconnaissant une causa-lité d’imputation en l’absence decausalité matérielle directe entrel’acte médical et le handicap del’enfant, l’arrêt consacre cet imagi-naire de la maîtrise dont bien desdiscours médicaux ont finalementconvaincu les individus. Reste àsavoir si le droit doit se fairel’agent des fantasmes biotechnolo-giques. On peut certes discutercette interprétation qui n’était pro-bablement pas dans l’intention dela Cour de cassation, mais qui estune conséquence plausible de sadécision. Plus grave, me semble-t-il, est le constat que la représenta-tion juridique de l’enfant par sesparents conduit à faire ici de l’in-terruption de la grossesse un droitde l’enfant exercé par ses repré-sentants. Car c’est cela qui mènede la causalité (où tout peu se dis-cuter) à l’affirmation de l’intérêtlégitime à ne pas naître handicapé,et donc à celle du préjudice.

Le préjudicede l’enfant

L’admission du préjudice de l’en-fant est un véritable gouffre philo-sophique, dont les conséquencesjuridiques et sociales ne sont pasmoins inquiétantes. On peut tenterde faire l’impasse sur le non-dit, àsavoir que la réparation du préju-dice de l’enfant d’être né handica-pé, alors qu’il aurait pu ne pasnaître, signifie que la Cour de cas-sation admettrait implicitementqu’il y a des vies qui méritentd’exister et d’autres non. On pour-rait aussi tenter de sauver l’arrêt enconsidérant seulement qu’il avoulu tenir compte d’une vie réel-lement handicapée qui, puisqu’el-le existe, appelle réparation comp-te tenu du fait qu’elle aurait pu (etnon dû) ne pas être. Mais cette

restriction de la solution auxseules considérations de fait,dépouillées de leurs significationsmorales ou philosophiques, estdifficilement tenable car, dans lamise en œuvre du droit à répara-tion, elles reviennent sous lesmodes techniques d’appréciationdu préjudice. Nous sommes dansune situation bien différente decelle où l’on apprécie le dommagecorporel en confrontant l’état de lapersonne avant et après la réalisa-tion du dommage, c’est-à-diredeux états comparables. Il s’agit icide mettre en parallèle une nais-sance handicapée et la non-exis-tence. C’est une vieille figure derhétorique philosophique, je crois,que de dire que le non-être n’estni pensable ni a fortiori évaluable.L’évaluation du préjudice est enelle-même impossible, puisqu’ilfaudrait comparer l’existence àl’inexistence. Cela est impliqué parl’interruption de la grossesse qui,si elle avait été réalisée conformé-ment au vœu de la mère, auraitsupprimé le problème en suppri-mant le sujet du droit. On peutalors comparer l’état réel de l’en-fant, c’est-à-dire le degré de handi-cap, avec un standard théoriquede normalité. On est alors obligé de dégager lescritères de normalité biologique àpartir desquels on jugera qu’il y atel ou tel degré de préjudice et telou tel niveau de réparation. Celaconduit donc inévitablement à ins-tituer des règles de nature eugé-nique, à partir desquelles serontdistinguées les vies tenues pourpréjudiciables et celles qui ne lesont pas. C’est une manière d’en-fermer les personnes dans leursdéterminations biologiques origi-naires, ce qui est contraire et auxenseignements de la génétique età ceux de l’éthique de la non-dis-crimination. Or cette conséquencenécessairement liée à l’évaluationdu préjudice, implique d’instituerdes modes de sélection des per-sonnes sur la base de critères bio-logiques. Ce qui est fait sur la basedu standard de légalité de l’inter-ruption médicale de grossesse (“la

forte probabilité…”) développerases effets sur la définition des qua-lités, ou plutôt des défauts biolo-giques, à partir desquels il sera ditque l’enfant aurait dû être suppri-mé, et à défaut de l’avoir été adroit à réparation.

La consécrationd’un droità ne pas naître

Ajoutons enfin que le fondementde l’arrêt, à savoir l’impossibilitépour la mère d’interrompre lagrossesse en raison de l’erreurmédicale, implique que le droit del’enfant naît du fait de sa naissan-ce, et que l’obligation de répara-tion ne serait pas apparue si l’en-fant n’était pas né. Juridiquementcela révèle une véritable impasselogique et éthique, dans la mesureoù la réparation en droit tend àremettre les choses en l’état,comme si le dommage ne s’étaitpas produit : or, en l’espèce lanon-survenance du dommage neréside que dans l’interruption de lagrossesse, ce qui signifie que l’en-fant est soit admis à se plaindre desa naissance, soit justifié à êtreeuthanasié.On revient alors aux questions defond que l’on voulait éviter : laconsécration d’un droit de ne pasnaître (le sujet invoque sa qualitéde sujet pour la détruire symboli-quement, bel exemple de nihilis-me narcissique !), ou la constitu-tion de normes de qualité biolo-giques à la base du droit de naître“normal” en l’état de la science(solution eugénique et discrimina-toire entre les normaux et lesautres). De quelque manière quel’on retourne la question, on enarrive toujours à dire que la répa-ration du handicap n’est due, queparce que l’enfant est là alors quela mère aurait voulu qu’il ne soitpas là. Quelle signification peutavoir cette parole si elle est tenuepar la mère à l’enfant, de la mêmemanière que l’arrêt la tient auxparties aux procès, et à travers elleà tous les justiciables ?

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Jugé du mal fondéd’une existence ?

Comme on le voit la techniquejuridique est indissociable du senset des conséquences éthiques dontles juristes ne peuvent faire abs-traction. Ajoutons les consé-quences concrètes que l’on peutentrevoir : les avortements médi-caux se multiplieront sur desimples probabilités dont la géné-tique semble multiplier les énon-cés sans que la science ne soitpour autant vraiment établie à cesujet. Les avortements d’enfants“sains” sur la base d’erreurs ensens inverse ne pourront évidem-ment pas être sanctionnés, saufpour les parents à invoquer laperte de chance de n’avoir pas misau monde un enfant “sain” maisdiagnostiqué comme possiblementatteint. Les parents qui auraientdécidé de ne pas interrompre lagrossesse verront leur demandecomme celle de l’enfant rejetée.Enfin où s’arrêtera la complainteinfinie d’être ce que l’on est ? Ce qui choque ma consciencemorale et la conscience morale debeaucoup d’autres est que la Courde cassation, à son corps défen-dant, laisse entendre en définitiveque la non-existence est préfé-rable à la vie handicapée. On nepeut pas ne pas induire cette signi-fication de sa décision. La réunionorganisée par l’Espace éthiqueavait pour intitulé “Droit de la vie,droit à la vie, qui peut juger ?”. Jerépondrai que si je doute fort de lapertinence d’un “droit” à la vie, jereste convaincue que nul n’estfondé à juger, en droit, de la légi-timité des vies humaines. Aucunenorme n’est fondée à dire qu’unevie ne mérite pas d’être vécue, niqu’un individu est fondé à tenir savie pour inutile. Chacun peut lepenser et se suicider, encore faut-il qu’il existe ! Personne ne peut lepenser ni le dire à sa place, ledroit moins que tout autre, sansquoi il ferait le jeu de nos pulsionsnihilistes et mortifères au lieu denous aider à les surmonter.

Le corps social est constitué parles êtres humains tels qu’ils sont etce n’est pas au droit de la respon-sabilité civile, qui n’en a ni lesmoyens ni la légitimité, de jeter lesbases d’un jugement sur le malfondé d’une existence humainequi aurait pu et même dû ne pasêtre. C’est le seul moyen de cou-per court, non seulement à l’eugé-nisme déjà à l’œuvre sous couvertde liberté de l’interruption de gros-sesse dont il conviendrait d’analy-ser si, en fait, les décisions ne sontpas induites, mais également aurecours possible de l’enfant contreses parents du seul fait d’être nédans un état rendu indésirable. Caron pourrait consacrer indirecte-ment le devoir d’interrompre lagrossesse vers lequel la pratiquetend sans le dire.

Préjudicedes parents

Faut-il en déduire que le corpsmédical devrait être irresponsableen droit ? Non, il l’est et le seratoujours lorsqu’un lien de causali-té matériel est établi entre l’acte etle dommage. La Cour de cassationdevra en tout état de cause préci-ser sa jurisprudence et il fautattendre la manière dont elleréagira au débat pour le moinsinhabituel que l’arrêt Perruche alégitimement suscité. Le corpsmédical est de toute façon respon-sable envers les parents pour lafaute commise dans le défaut d’in-formation, mais la question del’étendue de leur préjudice resteentière et c’est une des questionsqu’il faut examiner. Le Conseil d’É-tat indemnise les parents, y com-pris du préjudice matériel de l’en-tretien de l’enfant, et refuse laréparation du préjudice de l’enfantlui-même. La distinction du préju-dice des parents et de celui del’enfant est-elle justifiée ? À cet égard, je voudrais citer lespropos d’une des plus brillantesspécialistes en matière de respon-sabilité civile, Geneviève Viney,qui a fait récemment des

remarques tout à fait importantes.Il semblerait, selon elle, que laCour de cassation n’ait pas vouludistinguer le préjudice de l’enfantdu préjudice des parents. Celapourrait se comprendre car biendes arguments au soutien commeà l’encontre de la solution valentpour l’un comme pour l’autre. Enrevanche, elle critique à la fois laréparation du préjudice de l’enfantet du préjudice des parents.Plusieurs arguments sont invoquéspour cela. Non seulement l’attein-te à l’image de la personne humai-ne, c’est-à-dire de sa dignité, maissurtout le principe d’égalité.Pourquoi donner réparation à unenfant dont les parents avaientdécidé de l’interruption de la gros-sesse, et par suite la refuserlorsque les parents ont pris lerisque d’accepter la naissance del’enfant ? Et elle propose d’ad-mettre en droit français la notionde dommages et intérêts punitifsqui sanctionnent des fautes mêmeen l’absence de causalité évidente.Pour être justifiées, de tellespeines privées devraient êtresocialisées, et servir à alimenter unfonds de solidarité permettantl’amélioration de la conditionmatérielle de tous les enfants quinaissent handicapés, par uneredistribution basée sur un contratsocial exigeant que les forts et lesresponsables contribuent auxbesoins des faibles et des inno-cents, plutôt que de privatiser laréparation en se posant la ques-tion de savoir s’il aurait fallu sup-primer le malade pour supprimerle dommage. Mais le montage d’un tel systèmearticulant la mise en cause de laresponsabilité médicale et la socia-lisation de la charge des handica-pés nécessite, je crois, l’interven-tion du législateur. Telle est latâche à laquelle les juristesdevraient se livrer désormais, car ilne suffit pas de critiquer, encorefaut-il œuvrer à proposer des solu-tions nouvelles à des problèmesnouveaux. Nouveaux, en apparen-ce seulement, car il s’agit toujoursde ne pas refouler l’exigence

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antique envers les plus démunisqui, parce qu’ils existent, imposentle respect de leur vie et de leurdignité, qui n’est guère satisfait parl’attribution de réparations aumotif qu’ils auraient dû ne pas êtreparmi nous.

Références

● Assemblée plénière de laCour de cassation, 17novembre 2000, JCP 2000, II,10438, rapport P. Sargos, concl. J.Sainte-Rose, note F. Chabas ; D.2001, p. 332, note D. Mazeaud, p.336, note P. Jourdain.

● Sur la controverse suscitéepar cet arrêt entre les juristes- C.Labrusse-Riou, B. Mathieu etal., “La vie humaine comme préju-dice ?” Le Monde, 24 novembre2000, D. 2000, n° 44, Point de vue.- D. Mazeaud, “Naissance, handi-cap et lien de causalité”, D. 2000,n° 44, interview. - M. Gobert, “La Cour de cassationméritait-elle le pilori ?” P.A. 8décembre 2000, n° 245.- F. Terré, “Le prix de la vie”, JCP2000, n° 50, p. 2267. - G. Mémeteau, “L’action de viedommageable”, JCP 2000, I, n°279. - G. Viney, “Brèves remarques àpropos d’un arrêt qui affecte l’ima-

ge de la justice dans l’opinion”,JCP 2001, I, n° 286.- P.-Y. Gautier, “Les distances dujuge, à propos d’un débat éthiquesur la responsabilité civile”, JCP2001, I, n° 287. - J.-L. Aubert, “Indemnisationd’une existence handicapée qui,selon le choix de la mère, n’auraitpas dû être”, D. 2001, p. 489. - L. Aynes, “Préjudice de l’enfantné handicapé : la plainte de Jobdevant la Cour de cassation”, D.2001, p. 492.- P. Murat, “L’affaire Perruche : oùl’humanisme cède à l’utilitarisme”,Droit de la famille, 2001, n° 1, p.28.

Réactions...

GRÉGORY BÉNICHOU

Docteur en pharmacie, docteur en philosophie, professeur en sciences humaines et sociales

Je crois que nous assistons à une dérive eugénique, d’autant plus grave qu’elle n’est pas clairement iden-tifiée. C’est d’ailleurs cela qui lui garantit son avenir. Je m’explique. Dans le siècle que nous venons dequitter, nous avons connu un eugénisme de sinistre mémoire, facilement identifiable parce qu’il était ins-tauré de façon autoritaire par un régime despotique. On se trouvait face à un eugénisme d’État. Or, depuisquelques années, on assiste à l’avènement d’un nouvel eugénisme qui ne semble plus arbitraire, massifet violent. Il s’agirait d’une forme d’eugénisme privé, “doux” et insidieux, s’inscrivant dans une sphèreindividuelle : celle du projet parental.Regardons très concrètement la direction dans laquelle notre modernité s’engage : depuis le séquençagedu génome, les tests génétiques connaissent un essor considérable (d’ici 2010, on en comptera près de5000). Cette offre de l’industrie biotechnologique suscitera vraisemblablement une forte demande paren-tale à laquelle les médecins, du fait de l’obligation de moyens, seront tenus de répondre. De plus, lesassureurs des médecins exigeront qu’ils utilisent ces tests pour ne pas s’exposer aux éventuelles pour-suites judiciaires des parents déçus par une naissance “non conforme”. Le spectre de l’indemnisationfinancière renforcera probablement la sélection des naissances. Le cas Perruche illustre tragiquement cettelogique. Il est d’ailleurs inquiétant de constater que ni la loi contre l’eugénisme (article 16-4 du Code civil),ni la jurisprudence de la Cour de cassation ne s’opposent à cette nouvelle forme d’eugénisme qui s’ins-talle progressivement dans notre société à travers les progrès de la médecine prédictive.

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MARC ZAMICHIEI

Secrétaire général adjoint de laFédération des Mutuelles de France

La dimensionpolitiqued’un engagement

L’arrêt Perruche, beaucoup l’ontdit, peut aider à l’émergence d’unvrai débat. Beaucoup de questionsse posent, indépendamment decet arrêt qui porte sur la cause fau-tive, sur la responsabilité civile, etqui d’ailleurs, en ce sens, doitnous mettre en garde. Au-delà deces questions, il ne faut pas luifaire dire ce qu’il ne dit pas.Je voudrais revenir rapidement, demanière incidente, sur un pointqui a été soulevé concernant lesprogrès de la médecine prédictive.Je considère, avec beaucoupd’autres, que ces progrès ne sontpas un risque en soi. Cependant, sices progrès de la médecine pré-dictive devaient êtres utilisés sansréflexion éthique, sans prudence,sans sens démocratique, si le légis-lateur qui doit réviser prochaine-ment les lois bioéthiques le faisaiten laissant la place à un trop grandpragmatisme, et si donc cettemédecine prédictive ainsi utiliséedevait en outre se conjuguer avecla recherche d’un critère social dela normalité, avec l’exigence d’undroit à un enfant dit “normal”, jecrois vraiment qu’il y aurait là desconséquences mortelles pour l’hu-manité. Ce débat mérite uneréflexion approfondie. C’est undébat sur la vie et, en contrepoint,sur le sens du handicap.Dans la revue Prévenir (Lesaspects sociaux du handicap,Coopérative d’édition de la viemutualiste, n° 39, 2000), j’ai étéfrappé de constater à quel point laquasi-totalité des interventionss’efforçait de donner un sens auhandicap, un sens avant tout cul-turel et politique, au-delà des inca-pacités réelles qui peuvent frappertoute personne, à tout âge et à

toute étape de sa vie. Les ques-tions posées par la place des han-dicapés dans la société sont essen-tielles. Avons-nous la volonté ounon de promouvoir l’égalité endroit et, ce qu’on oublie parfois,l’égalité en dignité de toutes lespersonnes ? Avons-nous égale-ment la volonté ou non de pro-mouvoir la justice sociale et lacompensation du handicap ? De cepoint de vue, les ressources quidoivent être accordées aux per-sonnes handicapées ne peuventplus relever de la conception duminimum social. Le problème n’estpas de pouvoir survivre mais devivre normalement. Il y a encoreun gros effort à faire en ce sens.Avons-nous aussi la volonté ounon de promouvoir la participa-tion de chacun aux problèmes quile concerne, qu’il s’agisse de sa viepersonnelle ou sociale ? Il y a làune exigence très forte en matièrede reconnaissance du handicap.Mais je voudrais surtout insistersur un point : si on a cette volon-té de reconnaissance du handicap,des personnes handicapées, jepense qu’il est temps que l’on s’at-taque concrètement à toutes lesdiscriminations qui sont fondéessur le handicap, c’est-à-dire le faitde traiter une personne handica-pée moins favorablement qu’uneautre pour un motif lié à son han-dicap.

Reconnaître lesdroits de la personnehandicapée

Situation étonnante et paradoxaledans ce pays, beaucoup de cesdiscriminations conservent aujour-d’hui un caractère légal. Je m’ex-plique. La loi de 1990 prohibetoute discrimination en raison del’état de santé ou du handicap.Cette loi trouve sa traduction dansle Code pénal. Mais on oublie sou-vent de dire que cette loi qui affir-me un si beau principe, souffre denombreuses exceptions. De nom-breux aspects de la vie pratiqueéchappent à son champ d’applica-

tion, notamment ceux qui concer-nent l’assurance, l’accès et le main-tien dans l’emploi. Une nouvelleréflexion de la part de la sociétésavère donc nécessaire.Parlons des exceptions qui concer-nent l’assurance. Des discrimina-tions sont possibles en raison del’état de santé et du handicap, mal-gré une loi — qui porte d’ailleursle nom de Claude Évin —, la loi de1989 concernant les garanties quisont apportées aux personnes pro-tégées. Ces discriminations inter-viennent par exemple en matièrede couverture complémentairemaladie, alors que l’on sait aujour-d’hui que le fait de disposer ounon d’une telle couverture estdéterminant pour l’accès à la pré-vention et aux soins, compte tenude la faiblesse de la prise en char-ge par l’assurance maladie obliga-toire solidaire. Cette situationconcerne également la couverturedes risques invalidité incapacitédécès. Or, dans ce domaine la pro-tection sociale solidaire est sou-vent dérisoire. C’est sans doute undes domaines où elle est la plusfaible. L’accès à l’assurance poseégalement problème. On y a étésensibilisé par les travaux de lacommission présidée par leconseiller d’État Jean-MichelBélorgey, qui a favorisé l’élabora-tion d’une nouvelle conventionconcernant “l’assurabilité” des per-sonnes, en particulier ce que l’onappelle “l’assurance emprunteur”,c’est-à-dire la nécessité de bénéfi-cier d’une assurance décès pourpouvoir emprunter. Or, actuelle-ment, cette possibilité est mise encause de manière systématiquepour toutes les personnes quivivent avec des maladies chro-niques ou avec des handicaps. Est-ce que ces exceptions au prin-cipe de non-discrimination sur cri-tères de santé ou de handicap sontlégitimes ? Est-ce que ces excep-tions sont pertinentes ? Peuvent-elles être justifiées ? Peuvent-ellesêtre considérées comme néces-saires ? Je rappelle que lorsque laloi de 1990 a été débattue, on aprésenté ces exceptions comme

S’attaquer aux discriminationsfondées sur le handicap

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des nécessités, qu’il s’agisse dudomaine de l’assurance ou del’emploi. Dans le domaine de l’as-surance, tout le monde a enmémoire l’affaire Axa qui est inter-venue en février 2000 avec l’im-pact et les conséquences que l’onsait.Un problème fondamental estposé, car ces actes sont essentielspour s’insérer dans la vie sociale etdans la vie professionnelle (jepense au fait d’emprunter parexemple ou, pour vivre tout sim-plement, au fait de pouvoir béné-ficier d’une rente survie). Pour cesactes, la possibilité de refuser d’as-surer quelqu’un, ou le fait de luiimposer des surprimes telles que

cela revient à lui interdire de s’as-surer, est-elle aujourd’hui encoreconcevable, admissible ?Dans le domaine de l’accès à l’em-ploi et du maintien dans l’emploi,on constate un véritable paradoxe,car c’est au nom de la protectionde la santé des personnes, notam-ment sur la base du critère d’inap-titude médicalement constatée,que l’on est amené à refuser l’ac-cès à l’emploi à un certain nombrede personnes (ou leur maintiendans l’emploi). On juge davantagela capacité des personnes à occu-per un emploi, la personne elle-même, que l’on ne s’attache àaméliorer le poste de travail, l’or-ganisation et l’environnement de

travail, de manière à pouvoiraccueillir toutes les personnesindépendamment de leur handi-cap.Je poserai une question simplepour conclure. Je crois vraimenttrès sincèrement que la reconnais-sance des handicapés passe par lasuppression de telles discrimina-tions. Si on veut faire progresser lasociété, il faut vraiment se placerdu point de vue de la personne laplus démunie, la plus défavorisée,la plus handicapée. Il s’agit là, en fait, d’envisager lesapproches et les choix suscep-tibles de faire progresser notresociété.

Réactions...

BRIGIDE MAIGRET

Médecin en santé publique

Je pense qu’on ne peut pas laisser utiliser les mots de n’importe quelle façon. Par définition l’eugénismeconstitue une politique d’État. Même si certaines politiques d’eugénisme ne disent pas leur nom, on nepeut pas assimiler la décision d’une femme ou d’un couple de ne pas mettre au monde un enfant quiprésente de graves handicaps, à un acte d’eugénisme.Il est revendiqué qu’on respecte la décision, la vie et la dignité. Ce dernier mot mériterait qu’on s’y attar-de un peu plus ; il recèle souvent des contenus redoutables. Il convient également de respecter la digni-té des parents qui, eux, ne souhaitent pas en toutes circonstances mettre au monde un enfant dont ilspensent, à tort ou à raison, que la qualité de sa vie ne sera pas celle qu’ils estiment nécessaire à l’enfantqu’ils désirent.Il faudra peut-être réfléchir un jour aux possibilités et aux capacités que permettent d’envisager les dia-gnostiques anténataux dont on dispose désormais. Elles constituent bel et bien une réalité. Je pense qu’ilfaut argumenter nos points de vue sans prononcer des condamnations trop rapides.C’est une chose que d’envisager d’avoir un enfant handicapé, c’en est une autre que de l’être ! Et dès lorsle problème ne se pose plus du tout de la même façon. C’est pourquoi la question de la remise en causede la dignité des personnes handicapées, alors que nous parlons d’enfants à naître, me semble déplacée.S’agissant de la qualité de vie, on est toutefois prêt à la faire évaluer lorsque le handicap est consécutif àun accident, afin d’obtenir une indemnisation du préjudice occasionné. Il est bien alors question d’esti-mer ce qu’il en est de la qualité de la vie en fonction d’un handicap. Le débat suscité par l’arrêt de la Cour de cassation nous renvoie, malgré tout, aux questions soulevéespar l’avortement thérapeutique et par l’interruption volontaire de grossesse, ce que les femmes ontconquis difficilement. Il faut quand même reconnaître que certains avancent masqués dans ce débat !

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PR DOMINIQUEFOLSCHEID

Professeur de philosophie, universitéde Marne-la-Vallée & Espace éthique

Un discoursd’éviction

On a déjà dit beaucoup de chosesà propos de l’arrêt de la Cour decassation, mais il est facile d’enrepérer les deux extrêmes. Pourles uns, c’est un événement histo-rique marquant une rupture dontles retentissements sont immenses.Pour les autres, c’est une simplepéripétie juridique à propos durèglement d’une situation particu-lière. Mais s’en tenir à ce constatapparemment objectif ne nousavance à rien. Au contraire, cetteobjectivité distanciée et de bonaloi a pour effet de neutraliserobjectivement toute l’affaire : il y aplusieurs lectures de cet arrêt, ettoutes ont de bons arguments àfaire valoir. Mais comme ils sontcontradictoires, le score est nul :“circulez, il n’y a rien à voir, rienà penser !”Que les personnes et les associa-tions directement concernées parces débats centrés sur le handicapéprouvent de vives émotions, onle comprend dit-on. On les assured’ailleurs de toute la sympathie etdu soutien le plus ferme pourdéfendre leur cause et veiller auxdispositions qui rendront la viemoins dure aux victimes. Mais desémotions ne sont que des émo-tions et ce n’est pas avec des émo-tions que l’on peut tirer desconclusions utiles.Si bien ficelé soit-il, ce discoursd’éviction prouve surtout unechose : que l’on ne veut pas voiret que l’on ne veut pas savoir. Carenfin, comment reprocher à ceuxqui sont directement et intime-ment intéressés d’avoir des réac-tions émotionnelles et passion-nelles en recevant en pleine figurele choc d’un boulet qui a précisé-ment atteint le cœur de la cible ? Siréactions il y a, ce n’est pas à ceux

qui réagissent qu’il faut en fairesupporter l’opprobre. Il ne fallaitpas envoyer le boulet !

Un Hiroshimamétaphysique

Que l’arrêt contesté ne constituepas une véritable innovation res-semblant à un coup de foudredans un ciel serein est un fait. Lesjuristes savent mieux que person-ne qu’il ne fait que reprendre etpoursuivre une évolution percep-tible depuis plusieurs années. Iln’en demeure pas moins qu’il aopéré une cristallisation. En cesens, il nous a fait encore un peuplus entrer dans cette ère du videontologique et du nihilisme méta-physique, dont les racines loin-taines remontent au XVIIe siècle,mais qui est aujourd’hui en pleinépanouissement. Il y a longtempsdéjà, Catherine Labrusse-Riou avaitévoqué le “Hiroshima biologique”qui nous menaçait. J’y avais ajoutéun “Hiroshima éthique”. Je croismaintenant que nous avons affai-re, fondamentalement, à un“Hiroshima métaphysique”.Mais pour en percevoir au moinsles prémices, il faut d’abord cesserde se cacher derrière son petitdoigt. On a beau rappeler qu’il y atoujours de multiples lectures pos-sibles d’un arrêt, il ne faudrait pasoublier qu’il y a d’abord une écri-ture et qu’elle est dépourvue detoute ambiguïté. Il suffit de sereporter aux textes. De quoi s’agit-il fondamentale-ment ? Le rapporteur ne le dissi-mule en rien quand il reprend cequ’invoquent les plaignants : àsavoir “la perte de chance pourl’enfant d’éviter de supporter lesconséquences de la rubéole”1. À ce stade, on pourrait encorepenser que l’on se trouve dansune situation classique en médeci-ne, quand une erreur ou une fautequi ont empêché qu’une patholo-gie grave soit repérée à temps ontentraîné l’absence de soins adé-quats. En l’occurrence, l’enfant s’est

retrouvé atteint du syndrome deGregg, dont les effets sont destroubles neurologiques graves,accompagnés de surdité, de réti-nopathie et de cardiopathie. Quele cumul de handicaps aussilourds constitue une tragédie pourla famille concernée, tout lemonde le comprend. Que cettedernière cherche à assurer lesmoyens d’existence d’un enfantdont la survie requiert des moyensextrêmement coûteux, rien n’estplus légitime. Et que l’on invoquela responsabilité médicale pour yparvenir, même si ce point est juri-diquement discutable, relève del’évidence. Tout cela est tristementbanal, d’une banalité qui peutaboutir à des tragédies.Mais on ne comprendrait rien àl’affaire Perruche si l’on ne com-mençait pas par remarquer cettedifférence, qui est que l’erreur oula faute invoquée ne pouvait pasconduire à la perte de chanced’être soigné. Une fois touché parles conséquences de la rubéolecontractée par sa mère durant sagrossesse, l’enfant était devenumédicalement incurable. Or sesparents avaient marqué de lamanière la plus nette qu’ils vou-laient recourir à l’avortement encas de rubéole. Ce qui signifie, enclair, que la “perte de chance”pour l’enfant, porte sur le faitmême de son existence puisquel’option proprement médicale aété exclue par le caractère incu-rable de son état. Sa “chance”aurait été d’être avorté, donc de nepas vivre. Dès lors il ne s’agit plusdu tout de balancer les différentsétats de santé d’un être, qui for-ment des alternatives se profilanttoutes sur le fond de sa vie — unétat sain ou pathologique audépart, puis un état curable ouincurable quand la médecineintervient. Il s’agit au contraire del’alternative radicale entre vivreselon tel état de santé ou ne pasvivre du tout. Les diverses modalités possiblesde l’existence cessent alors d’êtresous-tendues par l’existence,comme c’est nécessairement le cas

Le mépris des valeurs

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en médecine, puisque c’est l’exis-tence elle-même qui devient uneoption face à la non-existence.L’alternative entre les différentesmanières d’être du même êtredevient l’alternative entre l’être etle néant. Plus précisément, elledevient l’alternative entre tellemanière d’être de cet être et lenéant. La preuve en est que cer-taines manières d’être de cet être(en l’occurrence, le cumul deshandicaps) sont invoquées pourmotiver et légitimer l’option enfaveur du néant. Ce n’est plus l’al-ternative shakespearienned’Hamlet, “être, ou ne pas être”,qui constitue la question, mais l’al-ternative entre “être ainsi, ou nepas être”. Ce qui veut dire quel’être est totalement évacué denotre horizon au profit des seulesmanières d’être. Le vide ontolo-gique n’est donc plus seulement“oubli” de l’être, comme disaitHeidegger, mais exclusion résolueau profit de la seule réalité phéno-ménale.

Des humains plushumains que d’autres

Leibniz est l’un des rares philo-sophes à avoir vigoureusementcontesté ce type d’alternative, quirepose sur l’idée absurde que l’onaurait pu être incarné autrementqu’on est tout en existant quandmême. Toute modalité de l’êtredépend de l’être, mais ne sauraiten aucun cas précéder l’être,comme si le fait d’être réservait lapossibilité d’être ainsi ou d’êtreautrement. En réalité, ou bien onest comme on est, ou bien on n’estpas du tout : “Si quelqu’un s’indi-gnait de n’être pas né d’une reineet qu’à l’inverse sa propre mèren’eût pas mis au monde celui quiest roi, il s’indignerait de n’êtrepas lui-même un autre, ou plutôtil s’indignerait pour rien, car toutreviendrait au même.”2

Ce nihilisme métaphysique entraî-ne immédiatement des consé-quences éthiques de première

importance puisque la personnehumaine s’évanouit sous sa per-sonnalité, qui constitue l’ensembledes manières d’être empiriques dela personne. En d’autres termes, lapersonne vaut ce que valent sescapacités opérationnelles évaluéesen termes de performances.Comme celles-ci sont éminem-ment variables, il y aura des per-sonnes qui vaudront plus oumoins que d’autres, donc deshumains qui seront plus humainsque d’autres, et d’autres qui leseront moins. Comme le déclaraitdéjà le cochon Napoléon, maîtrede la “Ferme des animaux” décritedans le roman de George Orwell :“Tous les animaux sont égaux,mais il y en a qui sont plus égauxque d’autres.”Or dès l’instant que les manièresd’être et les performances servi-ront de référence normative, onbutera sur des différences dedegrés qui paraîtront si discrimi-nantes qu’on en fera des seuils.Du plus et du moins on sautera autout ou rien : à partir de telle limi-te, votre ticket d’humanité ne seraplus valable… Mais qui fixera lalimite, et selon quels critères ?L’expérience est à peine commen-cée et l’on constate déjà que lalimite d’humanité a pris la formed’un curseur que chacun déplace àsa guise. Le texte de la loi bioé-thique de 1994 était déjà flou,puisque seuls sont autorisés lesavortements médicaux justifiés parune maladie “de particulière gravi-té”. Dans la pratique de terrain, ladétermination de la “gravité” res-semble à un élastique dont lesaffects positifs et négatifs des pro-géniteurs vont devenir les maîtres.Un bec-de-lièvre ou un problèmede doigts de la main vont devenir(deviennent déjà !) des motifs derejet absolu du fœtus. Or ce sontdes défauts parfaitement curables.Et même s’ils ne l’étaient pas, ilsseraient parfaitement vivables.Dans tous les cas on sort du cadrede la médecine pour entrer dans lalogique du désir.Dans ces conditions, nous com-mettrions une faute majeure en

cherchant à masquer ce débat fon-damental avec des problèmes quine touchent pas à la question,même si, par ailleurs, ils ont aussileur pertinence propre. Dans son noyau dur, l’affairePerruche ne pose que marginale-ment le problème de l’erreur oude la faute médicale, que l’onretrouve aussi bien dans des situa-tions très différentes, par exempledans le cas où le handicap résulte-rait de l’effet d’un accident surve-nu à un adulte. Indemniser le pré-judice fondé sur le décalage entrel’état antérieur d’une personne etson état ultérieur ne revient pas dutout à indemniser son existence entant que telle, en la comparant à lanon-existence. On ne se trouve pas non plus dansla situation du suicide, où c’est lesuicidant seul qui estime que savie est devenue plus insupportableque la perspective de la mort,qu’elle n’est pas ou n’est plusdigne d’être vécue. Quelle que soitla raison, elle relève du secret leplus intime d’un être dont l’acteultime de liberté, fût-il contradic-toire avec cette même liberté quiva s’auto-supprimer en s’expri-mant, ne dépend que de lui et nepeut être jugé de l’extérieur parpersonne. Or dans le cas qui nousoccupe, le premier intéressé estabsolument hors d’état de s’expri-mer en son nom propre, horsd’état de mettre fin à ses jours.C’est donc de l’extérieur, en sesubstituant à lui, en se projetantsur lui que la décision est prise. Enfin, cet arrêt ne s’inscrit quemarginalement dans la probléma-tique de l’interruption médicale degrossesse, et pas du tout danscelui de l’IVG en général. Il s’agit-là de situations singulières quiconcernent des cas particuliers,tous les éléments de décisionreposant sur la capacité ou l’inca-pacité d’une femme ou d’uncouple précis d’assumer une situa-tion de handicap. Il est certesimpossible d’avorter sans produiredu même coup un avorton. Mais ladécision concerne exclusivementles adultes en cause, la question

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du statut de l’embryon ou de l’en-fant ne se pose même pas (sauf àtitre de couverture idéologiqueultérieure, afin d’apaiser sa mau-vaise conscience éventuelle).Comme dirait Kant, ce genre dedécision relève de la maxime sub-jective de l’action. Il est totalementexclu de l’universaliser pour l’éri-ger en loi morale universelle. Onreste dans le cadre d’un événe-ment tragique survenu dans unehistoire particulière. Malheureusement, il se trouve quel’arrêt que nous discutons n’est pasla décision d’un quelconque tribu-nal d’instance. C’est une décisionde la Cour de cassation, en assem-blée plénière, donc une décisionde Cour suprême. Ce qui conduità donner à cet arrêt une valeurnormative beaucoup plus élevéeque s’il s’agissait d’une jurispru-dence banale. Il en résulte que ceque la décision particulière d’uncouple ne pouvait pas faire — éri-ger une maxime subjective en loiuniverselle de la raison —, unejuridiction l’a quasiment fait. Unetragédie touchant une malheureu-se famille, et elle seulement, a ététransformée en arrêt. Or tout arrêtconsiste à “prononcer” un juge-ment, c’est-à-dire à tenir un dis-cours. Ce discours a beau concer-ner un seul cas, il conserve néan-moins tous les attributs du dis-cours, et c’est en tant que tel qu’ilprend valeur universelle et norma-tive. Sinon il serait “idiot” (“parti-culier”, en grec). Peu importentalors les restrictions mentales ouautres (“c’est le cas Perruche, n’endéduisons rien”, etc.), on ne peutpas à la fois tenir un discourspublic et lui ôter sa portée en tantque discours.

Question de dignité

Dès lors la question de fonddevient effectivement celle de lavaleur de la vie d’un être humainen tant que tel, qu’il s’agisse deNicolas Perruche ou de n’importequel autre être humain en cemonde. À ce stade, il ne manque

pas de doctrines théoriques quitendent à nous faire prendre cesquestions à rebours de ce quel’éthique nous impose.La référence la plus remarquable(et la plus redoutable) en cedomaine nous vient du maître àpenser de la bioéthique américai-ne actuelle. Comme l’écrit TristramEngelhardt dans ses Fondementsde la bioéthique, “ce ne sont pastous les humains qui sont des per-sonnes.”3 Sont des personnes,comme l’a établi Locke, ceux quisont “conscients d’eux-mêmes,ceux qui ont la capacité de blâmerou de louer”. Mais “les fœtus, lesnouveau-nés (infants), les démentsprofonds et les comateux désespé-rés sont des exemples d’humainsqui ne sont pas des personnes(Human non-persons).” Les per-sonnes — pas les humains — sont“spéciales”, car elles ont “un statutmoral plus dominant” que lesembryons humains, les nouveau-nés ou les “grenouilles adultes”(sic). Il précise même que “seulesles personnes écrivent et lisent deslivres de philosophie.”4 PeterSinger va même beaucoup plusloin en proposant de fixer à 28jours après la naissance la margede manœuvre nécessaire au juge-ment porté sur l’état de l’enfant.Après l’embrycide et le fœticide,l’infanticide. Pourquoi pas legéronticide ?Une telle conception repose sur undualisme philosophique radical :d’un côté nous avons l’être biolo-gique (l’humain “non personne”),de l’autre côté la personne. La réa-lité biologique de l’être humain n’adonc aucune valeur intrinsèque.On peut même en faire un maté-riau. Rien ne nous empêche,explique Engelhardt, de transfor-mer radicalement la “naturehumaine”. Dès lors, la questionéthique fondamentale n’est plus“que devons-nous faire ?”, mais“que devons-nous être ?”5

La tendance actuelle de la médeci-ne moderne, qui est en passe dedéserter la médecine pour une“anthropogénie” ou une “biurgie”,va exactement dans le même sens.

Au lieu de présupposer la phusis,ou nature d’un patient donné,pour intervenir sur elle de sonmieux, tout en la laissant être cequ’elle est, la médecine est entrain de contourner l’incontour-nable. Au lieu de supposer la vied’un être humain, elle la précèdepour la produire ; au lieu d’ac-compagner un mourant jusqu’à lafin, elle prétend anticiper sa mort— le faire mourir pour qu’il cessede mourir. Le parler public leconfirme : la naissance d’un enfantpar procréation assistée est “unevictoire de la médecine” et la mortd’un patient est “un échec de lamédecine”. La médecine vientainsi s’intercaler entre l’êtrehumain et son corps biologique. C’est donc la “figure de détourage”de la médecine qui est en passe desupplanter sa “figure de remédia-tion”. Toute notre symbolique enest changée.Apparaît une coupure antérieure àcelle du cordon ombilical qui sym-bolisait la naissance d’un êtreautonome. Avec les dons degamètes, ce n’est plus sur fondd’ascendants, liés par la filiation,mais sur fond de néant dont elle aété tirée, que la vie nouvelle seprofile. On comprend alors qu’onpuisse comparer cet être au néant.De même que l’on peut, à l’autreextrémité de l’existence, comparerl’état d’un patient mourant aunéant, quitte à l’y précipiter si lebilan est par trop négatif. On peutaussi, comme dans le cas deValentin en France ou de Bryanaux États-Unis, comparer plusieurscandidats à l’existence, choisir l’unet rejeter les autres, pour des rai-sons qui n’ont plus rien à voir avecle don de la vie, qui est un acted’abandon, de laisser être absolu.C’est désormais à partir de nospropres intérêts et de nos désirsque l’arbitrage doit se faire.

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La valeurd’une personne

En séparant ainsi l’être humain endeux, en s’interposant entre lecorps biologique et la personne, lamédecine en arrive à cette conclu-sion qui relève de la logique del’absurde (mais toujours de lalogique) : le remède des remèdes,quand aucun autre n’est efficace,c’est la mort. De quoi reprendre laboutade de Woody Allen : “La vieest une maladie sexuellementtransmissible, mais dont on guérità coup sûr.” On a seulement ajou-té quelques fioritures de plus.Engelhardt et d’autres bons espritsen tirent une étrange “magnifica-tion” de la personne humaine,dégagée de ces horreurs biolo-giques : la personne est avant toutobjet du désir et de reconnaissan-ce d’une autre personne. Ce qu’ona perdu en densité ontologiqued’un côté, on le retrouve en puis-sance érotique de l’autre. Un êtrehumain désiré est vraiment douéde valeur, un être qui ne l’est pasn’en a aucune. La valeur de la per-sonne cesse donc du même coupde constituer une caractéristiqueintrinsèque, indépendante de sesmanières d’être comme du désird’autrui. On quitte ainsi l’ordre de la valeurintrinsèque, qui caractérise la per-sonne, pour rallier celui du prix,qui caractérise les choses. Commele dit Kant : “Ce qui a un prix peutêtre aussi bien remplacé parquelque chose d’autre, à titred’équivalent ; au contraire, ce quiest supérieur à tout prix, ce quipar suite n’admet pas d’équiva-lent, c’est ce qui a une dignité.”6

Fixer un prix à une vie humainesous prétexte qu’elle n’aurait pasdu être consiste donc à lui trouverun équivalent. Alors que le propred’une personne est d’être unique,insubstituable, donc inévaluableen termes de prix, puisqu’il n’y apas d’échange possible permettantde la retrouver sous une autreforme (une autre personne, unesomme d’argent, etc.). C’est cette

spécificité qui constitue sa dignité.Mais sitôt sorti de l’alternative pro-prement médicale, qui est d’essen-ce soignante, pour entrer dans l’al-ternative ontologique radicaleentre l’existence et la non-existen-ce, on abandonne le cadre habi-tuel des évaluations de préjudice.Par exemple, s’il s’agit d’un acci-dent, on cherche à établir un dif-férentiel entre l’état de la personnehandicapée et son état antérieur(perte de revenu, pretium doloris,etc.). Mais face à la non-existence,qui est inévaluable par définition ?On n’est pas dans le cas de l’assu-rance décès, où la mort constituele préjudice qui déclenche le ver-sement des fonds, selon les dispo-sitions du contrat. On est aucontraire dans un cas où la mortest considérée comme un avanta-ge, d’où il résulte que c’est l’exis-tence qui constitue le préjudice.Mais pour que cette existencedonne lieu à une indemnité, il fautlui donner un prix.Reste enfin à trouver le terme decomparaison permettant d’établirl’équivalence cherchée. On peutimaginer qu’il sera constitué parl’ensemble des coûts provoquéspar la survie de N. P., de sa nais-sance à sa mort. Les soins, eux,ont un prix puisqu’ils ont un coût.C’est pourquoi la santé, dont ondit qu’elle n’a pas de prix, en atout de même un puisqu’elle a uncoût. Mais jusqu’à présent, la santéde la personne n’était pas la per-sonne. “L’homme est ce qu’ilmange”, disait Feuerbach. Onpourrait dire aujourd’hui qu’il estce qu’il coûte à la société.Dire que le jeune N. P. a vu recon-naître sa dignité parce qu’uneCour d’appel va devoir fixer unprix à sa vie, alors qu’il n’y auraitpas eu de prix du tout s’il avait étéavorté, relève donc du contresensabsolu, pour ne pas dire plus. Onconfond la hauteur du prix avec lavaleur intrinsèque, alors que lavaleur n’a pas de prix — sauf unprix infini, mais alors il n’y a plusde prix du tout, faute de répon-dant possible pour équilibrerl’échange.

À ces spéculations qui condition-nent nos obligations éthiques àl’appréciation que nous faisonsdes manières d’êtres et perfor-mances de l’autre, Levinas opposerésolument le cheminement inver-se. On n’a pas à conditionnernotre respect d’autrui par ce que lascience ou la médecine disent delui. Sitôt que l’autre est là, l’obliga-tion morale naît de la rencontre du“visage”. Le visage (qui se disait“Idée” chez Platon) n’est pas lafigure ou la physionomie, mais laprésence qui fait sens, immédiate-ment. Le visage, c’est l’autre telqu’il nous apparaît dans sa nudité,sa pauvreté, sa vulnérabilité, sadépendance à notre égard. Il nousadresse une parole — muette —qui peut se traduire en supplique :“Tu ne dois pas me tuer.”Il s’ensuit que notre responsabilitéprécède notre liberté et non l’in-verse. Car nous ne sommes paslibres de nous soumettre ou denous dérober à l’obligation.Quand on pose des conditionspréalables à la reconnaissance del’autre comme tel, c’est qu’on serefuse à l’impératif de reconnais-sance. Le visage traverse le corps disgra-cié, opaque, torturé. Il traverseaussi l’écran de nos affects, quisont d’horreur comme de pitié.Issu de la pure extériorité del’autre, il nous contraint à sortir del’identification mimétique qui est àl’origine de tous les rejets : nepouvant se supporter soi-mêmedans le miroir que nous tend lafigure oblitérée de l’autre, on nesonge qu’à briser le miroir. D’oùces stratégies d’éradication donton parle de plus en plus, entermes de “solution finale”, maisdont la rationalité médicale et lediscours de la pitié ne sont que lescouvertures ad hominem. Le fondvéritable, décrit par René Girard,est la logique sacrificielle, quiconduit à éliminer le bouc émis-saire réputé fauteur de trouble, dece trouble majeur qu’est la conta-mination par violence mimétique.Un très beau texte de la philo-sophe Janine Chanteur nous met

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sur la voie7. Son questionnementest rude et cru : “Pourquoi l’inno-cent est-il condamné dans sachair, enfermé à vie dans une opacité qu’il n’a pas méritée ?”L’approche est plutôt mystique,mais on y croise la philosophie.Hegel, parlant spéculativement dela création, dit justement de Dieuqu’il “laisse aller” la nature à sespropres lois et processus imma-nents. Ce qui fait l’intérêt du témoignagede Janine Chanteur, qui a expéri-menté avec sa propre fille le mys-tère du handicap, c’est cette idéeque l’humanité “normale” et per-formante n’existe qu’au prix durisque surmonté du handicap.L’existence des êtres handicapésconstitue donc une forme de ran-çon que paie l’humanité, prise glo-balement, pour jouir d’une condi-tion biologique satisfaisante. Desorte que l’humanité entière seretrouve ontologiquement débitri-ce de ceux qui ont payé pour elle,en toute innocence de cause.Débitrice aussi des familles quisont au plus près de ceux qui ont

versé rançon. Pourquoi sommes-nous aussi réti-cents à en prendre conscience etacte ? Janine Chanteur répond :parce que nous sommes taraudéspar l’orgueil. C’est à cela que noussommes convoqués, à “déposerl’orgueil, cette forme de peur quine dit pas son nom”. Les handica-pés apparaissent alors comme “desêtres démunis d’eux-mêmes,témoins torturés et muets dunéant qu’est l’orgueil”8.S’adressant à Job comme Jobs’adressait à Dieu, Janine Chanteurrésume d’un trait : “Nous noustenons tous, les petits et les grands,les morts et les vivants, athées etcroyants, handicapés ou bien-por-tants. Nous sommes la pyramidequi construit le Royaume. Si l’unde nous faiblit, elle chancelle.Quand nous acceptons notreplace, nous l’édifions. Tu es unedes pierres d’angle, Job. Le Christest à l’extrême pointe. Ma fille y asa place et j’ai la mienne.”9

Bibliographie

1. Rapport du Conseiller Sargos, p.57, cf. Textes de référence, p. 55.

2. Leibniz, La profession de foi duphilosophe, Paris, Vrin, 1970, p.109.

3. Tristram Engelhardt, TheFoundations of Bioethics, OxfordUniversity Press, 1986, p. 107.

4. Idem, p. 105.

5. Ibidem, p. 376.

6. Kant, Fondements de la méta-physique des mœurs, trad. V.Delbos, Paris, Delagrave, p. 160.

7. Janine Chanteur, Les petits-enfants de Job, Paris, Seuil, 1991,p. 111.

8. Janine Chanteur, op. cit., p. 113.

9. Janine Chanteur, op. cit., p. 112.

Réactions...

SYLVESTRE CLANCIER

Poète, philosophe

Un arrêt pourrait-il suffire à considérer qu’on a jeté l’indignité sur tous les handicapés de France ?Personnellement, je ne le pense pas. En France, nul ne considère actuellement que les personnes han-dicapées seraient indignes.Il faut distinguer deux notions. Une notion politique de prise en charge, de mesures d’accompagnement,et de grands progrès doivent être accomplis dans ce domaine par notre société. Mais il faut veiller d’autrepart à la liberté de conscience absolue des parents potentiels, des parents quels qu’ils soient.Il y a plusieurs débats. Celui de la responsabilité liée à l’obligation d’informer, donc à la qualité dessources d’information, à la qualité de l’information elle-même. Les parents étant le mieux informés pos-sible, ont évidemment droit à la liberté absolue de conscience. Que des pressions s’exercent est possible,on peut le comprendre. Le problème est de savoir où situer une limite. S’ils doivent être entourés de soins,de conseils, on peut néanmoins comprendre qu’ils aient cependant légitimement envie que naisse leurenfant, même s’il présente certains handicaps. Le problème n’est donc pas celui d’une indignité ou d’une dignité moindre. Je crois qu’il convient deséparer les termes du débat. Il ne faut pas que nous nous arrêtions à cet arrêt Perruche.

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Un délire d’imputation

DANIELLE MOYSE

Professeur agrégé de philosophie, chercheur associé au Centre d’étude des mouvements sociaux, EHESS

Je suis étonnée d’entendre dire que la Cour de cassation a reconnu par son arrêt la “dignité de la per-sonne handicapée”. En effet, si le diagnostic de rubéole avait été posé au moment de la grossesse de samère, N. P. n’aurait, à en croire cette dernière, probablement pas vécu. Or, je ne vois pas comment onpeut dire que la dignité d'une personne est reconnue quand il n'a jamais été question d'autre chose quede l'indemniser pour n'avoir pas été avortée ! Nombre de personnes handicapées ne s'y sont d'ailleurspas trompées et ont bel et bien vécu cet “arrêt” comme “un arrêt de mort”. Monsieur Jean-Luc Simon parexemple, qui est paraplégique, a réagi en diffusant sur Internet le lendemain de la décision prise par laCour un texte intitulé : “Nous voulons vivre !”La reconnaissance de la “dignité de la personne handicapée” supposerait que la société subvienne auxbesoins matériels des hommes et des femmes atteints d’une infirmité, de telle manière que leur vie soitpossible, et que de pareils recours en justice, qui constituent un affront et une invalidation radicale à leurencontre, perdent tout leur sens.On a d’autre part justifié l’arrêt de la Cour de cassation et l’indemnisation accordée à N. par le fait qu’ily a eu faute médicale. Or, cette faute consiste en une erreur de diagnostic qui a empêché sa mère derecourir à l'avortement qu’elle disait vouloir pratiquer en cas de rubéole. Si l’on peut reprocher aux méde-cins cette erreur de diagnostic, il est en revanche impossible d'en déduire qu’ils ont causé le handicap deN. L’alternative n’est pas : d’un côté N. valide (si l'erreur médicale n'avait pas eu lieu), et de l’autre N.handicapé (parce qu’elle s'est produite). Mais N. en vie et handicapé (parce qu’il y a eu erreur de dia-gnostic), et de l’autre pas de N. du tout (si le diagnostic avait été bien fait).Si l’on peut effectivement dire que les médecins et le laboratoire d’analyse sont responsables d’une erreurde diagnostic, il est faux de leur attribuer le handicap de ce jeune homme. C’est pourtant ce que fait l’ar-rêt du 17 novembre, puisqu’il y est question de la possibilité qu'aurait l'enfant de “demander réparationdu préjudice résultant de [son] handicap et causé par les fautes retenues” contre le corps médical.Cet arrêt repose donc sur un délire d’imputation qui résulte probablement de cette tendance selon laquel-le la naissance est désormais appréhendée comme un événement créé de part en part de main d’hom-me, où les parents choisissent d’avoir ou non tel ou tel enfant, où les médecins garantissent la venue aumonde de nouveaux-nés sans défauts.

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SIMONNE KORFFSAUSSE

Psychanalyste, Paris, auteur de LeMiroir brisé. L’enfant handicapé et safamille et le psychanalyste, Paris,Calmann-Lévy, 1996

Accueillirla différence

Annoncer le handicap… Restaurerl’image de l’enfant. Ce sont deuxpropositions contradictoires, quinous plongent au cœur du sujet etde sa problématique essentielle,fondamentalement marquée parl’ambivalence. Cette probléma-tique soulève des réflexions méta-physiques, dont je soulignerai lesdeux principales. Celle de la diffé-rence entre normalité et anormali-té, sur laquelle les réflexions deGeorges Canguilhem demeurentdécisives. Et celle de la vie et de lamort, sur laquelle porte à l’heureactuelle le débat éthique.Accueillir la différence. Certes...Toutes nos pratiques profession-nelles ainsi que nos optionséthiques adhèrent à cet objectif etvisent à le favoriser. Néanmoins,j’aimerais inverser la proposition,c’est-à-dire m’interroger sur les rai-sons qui freinent et entravent laréalisation effective de ce souhait.Mettre à jour les raisons du rejet,qui sont le plus souvent ignorées,méconnues, par ceux-là mêmesqui sont les protagonistes et lesacteurs. En effet, accueillir la différenceimplique une tolérance. Or celle-ciest toujours secondaire, car elle estle fruit d’une longue élaboration,qui implique un travail de penséeet de réflexion. La première réac-tion face à la différence est la peur.C’est la peur qui est à l’origine dusilence, de l’évitement et de l’ex-clusion. C’est elle qui se tapit der-rière la fausse reconnaissance,l’hypocrisie et les réalisations quine se font pas. Dès lors, ce qui està comprendre, à analyser et à trai-ter, c’est en premier lieu la peur. Etce travail relève de la psychanaly-

se, dont l’une des idées fonda-mentales est de mettre à jour lesreprésentations inconscientes quidéterminent à notre insu nos atti-tudes, ainsi que de dévoiler lescontenus latents qui se cachentderrière les expressions mani-festes.Face au handicap, nous sommespétrifiés, comme l’étaient ceuxqui, dans la mythologie grecque,devaient regarder de face la figureterrifiante de Méduse (Korff-Sausse, 1995). Méduse était l’unedes trois Gorgones, trois monstresqui habitaient non loin du royau-me des morts. Sa laideur tenaitsurtout aux serpents grouillantsqui entouraient son visage, à laplace des cheveux, “pour frapperde terreur ses ennemis épouvan-tés”, comme le dit le texte d’Ovide.Son regard était si perçant qu’iltransformait en pierre quiconqueosait affronter cette vision horribleet la regarder dans les yeux. C’estbien ainsi que nous pouvons qua-lifier l’état psychique des parentsaprès l’annonce du diagnostic :pétrification, sidération, suspen-sion des facultés mentales, anes-thésie, fragmentation. Ce sont lestermes utilisés par le psychanalys-te hongrois contemporain deFreud, Sandor Ferenczi, pourdécrire les mécanismes psy-chiques, qu’il nomme des straté-gies de survie, face à un choc trau-matique. Mais qu’est-ce qui pro-voque ce choc ? Quelles sont lescomposantes de cette peur ?

Face à l’anormalitéet à l’étrangeté

Le psychanalyste anglais Winnicott(1947) a consacré un article à l’étu-de de la haine, telle qu’elle se pré-sente dans la relation thérapeu-tique, ainsi que dans la relationmère-enfant. Les formes primitivesde l’amour sont “ruthless”, c’est-à-dire impitoyables, car elles conju-guent l’amour et la haine. Ceci estparticulièrement vrai pour le lienqui unit une mère à son très jeuneenfant, et plus vrai peut-être enco-

re, pourrions-nous ajouter, lorsquecet enfant est atteint d’une anoma-lie. À la suite de Winnicott qui adonné “quelques-unes des raisonspour lesquelles une mère hait sonpetit enfant, même un garçon”(1947, p. 80), on pourrait dresserla liste de toutes les peurs quenous inspire l’enfant handicapé.Peur de l’atteinte de l’intégrité quereprésente le handicap et qui merenvoie une image intolérable del’humanité, et par conséquent demoi-même. Peur de l’anormalité et de l’étran-geté qui me révèle, comme dansun miroir brisé, ma propre étran-geté que je veux ignorer. Peur de la blessure narcissiqueque le handicap inflige à monimage idéale d’un enfant parfait,qui est à la fois l’enfant que j’ai étéet l’enfant que j’ai mis au mondeou que je pourrais engendrer. Peur de devenir comme lui, par unphénomène de contamination, carle handicap suscite un fantasme decontagion.Peur du sentiment de culpabilitémassif qu’il suscite, lié aux fan-tasmes de filiation et de transmis-sion, car le handicap évoque tou-jours une idée de tare héréditaireet de procréation fautive.Peur du souhait de mort que l’en-fant handicapé m’inspire et del’agressivité meurtrière qu’ilréveille en moi.Peur du bébé anormal qu’il repré-sente et que j’aurais — réellementou imaginairement — engendré etqui confronte aux limites de l’hu-main, car il suscite des imagesd’anormalité proches de la bestia-lité ou la monstruosité.Peur de sa sexualité, qui évoquedes fantasmes troubles et inquié-tants.Peur du bébé que la personnehandicapée pourrait mettre aumonde, qui ne pourrait qu’êtreanormal.Peur du désir sexuel qu’il pourraitavoir à mon égard et — pire —que je pourrais éprouver pour lui.

Les représentations du handicap

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Une peursuperstitieuse

Les pratiques médicales les plusscientifiques, les stratégies socialesles mieux argumentées et les dis-cours officiels les mieux intention-nés portent des traces de ces peursanciennes. Et les réactions de cha-cun d’entre nous révèlent, pourpeu qu’on veuille bien l’admettre,des fantasmes d’effroi et de rejet.Toutes ces croyances, qui cher-chent à donner forme et raison àl’anomalie de l’enfant, sont por-teuses de potentialités de rejet,d’exclusion ou de meurtre. “Le handicap, ça s’attrape ?” Onentend quelquefois cette phrasedans la bouche des enfants, lors-qu’ils s’interrogent sur le handicap,le leur ou celui de leurs camaradesou leurs frères et sœurs. Phrasequi nous fait sourire. Et pourtant,elle ne nous est pas si étrangèreque cela. Si les adultes ne la pro-noncent pas, car leur adhésion ausavoir médical rationnel le leurinterdit, il leur arrive cependantd’avoir des attitudes qui sont latraduction de cette idée bizarre. Pourtant, en ce qui concerne lehandicap, rien ne justifie cettepeur de la contagion. Il n’y a aucu-ne possibilité réelle “d’attraper”une trisomie, un handicap moteurou une maladie génétique. Etcependant, à notre insu, l’idéed’une contamination est présente,bien que de manière très dégui-sée. Lorsque nous évitons de nousapprocher trop près des invalides,n’est-ce pas la contamination quenous craignons ? Nos attitudes sontrévélatrices, malgré nos idées pro-clamées et nos convictions affi-chées, de cette peur superstitieusede devenir comme eux.

La marqued’une altéritéinquiétante

Mais il faut aller plus loin. La peurde se découvrir semblable à celuiqui est marqué par une altérité

inquiétante n’est qu’un des aspectsde la question, ou que la premièreétape dans une série de configura-tions fantasmatiques superposéesou articulées, qu’il faut élucider.Ce qui revient à se demanderquelle est la nature du fantasmerefoulé que la découverte d’unhandicap vient raviver. Si toutbébé manifeste au grand jour lavie sexuelle de ses parents, lebébé porteur d’un handicaptémoignerait d’une sexualité anor-male. Pour les parents, le handi-cap de l’enfant réactive toujoursdes fantasmes de procréation fau-tive et incestueuse : si l’enfant quinaît est atteint d’une anormalité,c’est que ses parents, en conce-vant ce bébé, ont transgressé uninterdit. Par cet enfant-là, les désirsincestueux sont brutalement révé-lés au grand jour. Dans beaucoup de mythes, unenaissance anormale vient dévoilerau grand jour une conception fau-tive. Symboliquement, la difformi-té est signe que cette naissance estle fruit d’un inceste et la punitiondes dieux. “La maison du juste n’aque de beaux enfants”, est-il ditdans l’Agamemnon d’Eschyle.Dans la mythologie, la boiteried’Œdipe par exemple, est undéséquilibre qui évoque métapho-riquement d’autres déséquilibres :défaut, déviation, qui touche lafiliation. Pour les Grecs, la boiteriephysique était liée à la boiteriemorale, et plus précisément à unefiliation boiteuse (Vernant, 1981;Stiker, 1982).En suivant cette ligne de pensée, ils’agit tout d’abord de la peur quesuscite cet enfant, en tant que fruitde la procréation. Les géniteurs decette anomalie, en s’interrogeantsur son origine, sont amenés àimaginer ce qui en eux a pu don-ner jour à un bébé anormal. “Jesuis le père d’un monstre”. Telleest la première phrase queKenzaburô Oe attribue au person-nage principal de son récit auto-biographique, Une affaire person-nelle (Paris, Stock, 1968), lorsquecelui-ci apprend la naissance deson fils anormal. Malaise, honte,

sentiment d’une déchéance danslaquelle le narrateur s’enfonceavec complaisance, à travers l’al-cool et la sexualité. L’annonce del’anormalité amène chez le narra-teur des fantasmes au sujet de l’ac-te sexuel qui a produit ce bébémonstrueux. D’où vient-il? Dequelle matrice malfaisante ? “J’aipeur de ces recoins obscurs où cebébé monstrueux s’est formé.Quand je l’ai vu, avec sa tête cou-verte de pansements, j’ai pensé àApollinaire, sur un champ debataille. Cette bataille, il l’a menéetout seul, dans un lieu obscur queje n’ai jamais vu ... Et j’ai peurd’envoyer mon sexe sur ce champde bataille...”. Si l’acte sexuel avecsa femme a donné le jour à cebébé malformé, qu’en sera-t-ildésormais du désir qu’il pourraéprouver pour son épouse ?Quelle image lui reste-t-il de sasexualité ?Ces représentations peuventparaître bien éloignées dumoment de l’annonce du diagnos-tic au début de la vie… Elles sontprésentes néanmoins lors de cemoment crucial qui condense enquelque sorte les fantasmes susci-tés par l’anormalité d’un enfant.Par conséquent, il est de la plushaute importance d’en tenir comp-te afin de mettre en place des dis-positifs qui permettront d’aména-ger au mieux cette annonce, le“moins mal” possible.

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Regards de l’institution sur le handicap

DR PHILIPPEDENORMANDIE

Chargé de la Mission Handicaps,Direction générale, AP-HP

Extrait de Éthique et soins hospita-liers. Espace éthique - travaux 1997 -1999, Paris, AP-HP/Doin, 2001, 650 p.

Une conceptiondifférente du soin

En dehors de nombreuses initia-tives locales, l’institution n’a jamaisporté de projet concernant leshandicapés au sein même de sesstructures. Son attitude est d’autantplus distante que la région Île-de-France présente un environne-ment selon moi assez particulier,avec un compartimentage très fortentre les secteurs sanitaire etsocial. Jamais un projet n’a étéenvisagé dans un souci d’intégra-tion. Je suis frappé par le peu depatients exprimant leurs revendi-cations. Les systèmes représenta-tifs que sont les associations inter-venant dans de très nombreux sec-teurs, éclatés et parfois mêmeconcurrentiels, sont surtoutempreints de pudeur car bien sou-vent les responsables de ces asso-ciations sont eux-mêmes des han-dicapés ou des parents directe-ment concernés. De telle sorte queleur pudeur et leur retenue se tra-duisent par une certaine difficultéà exercer les pressions socio-poli-tiques nécessaires à l’affirmation età la reconnaissance de leursbesoins.Dans nos structures hospitalo-uni-versitaires, la conception du soinse refuse trop souvent à un objec-tif autre que le succès. Bien sou-vent, la déficience se vit commeun échec du soin. Une telleconception contribue à une formed’exclusion à l’encontre de la per-sonne handicapée qui exprimecette déficience, et notamment àsa sortie de l’hôpital.

L’annonce du handicap relèved’une dimension psychologiquetoute particulière pour le handica-pé et pour sa famille. Le handicapcongénital semble davantageaccompagné car de nombreuxefforts ont été réalisés dans cedomaine. En revanche, l’annoncedu handicap acquis chez l’adultedemeure un domaine qui justifiebeaucoup d’efforts afin d’amélio-rer une situation qui paraît exces-sivement difficile. En termeséthiques, nos responsabilités sontimportantes.Il existe un vrai décalage entre lesvaleurs très humanistes del’Assistance Publique - Hôpitauxde Paris, son regard sur la person-ne en situation de handicap et laréalité des choses. On a conscien-ce de la grande difficulté à accep-ter et à reconnaître l’autre danscette déficience. Son intégration, au sein même denos structures, ne me semble paspour autant poser des problèmesinsurmontables. Toutes nosactions relèvent finalement d’uneapproche individuelle, ce qui nousconfère une responsabilité directeet une faculté d’initiative.(…) Je souhaiterais complétermon propos, en soulignant cer-tains points relatifs à la questionde l’exclusion des personnes ensituation de handicap.La personne handicapée me paraîttrès exclue, et cela pour un certainnombre de raisons qu’il imported’identifier.Il existe tout d’abord une exclu-sion manifeste par rapport auxsoins en général. Elle résulte pourune grande part de l’inaccessibilitétechnique ou de l’inadaptation del’environnement. Dans nos hôpi-taux, on accepte sans état d’âmequ’un handicapé ne puisse pascommuniquer ! Il suffirait pourtantde mettre en place des systèmesadaptés qui font même défautdans des hôpitaux spécialisés pourle suivi des personnes handica-pées. Le deuxième aspect porte sur l’ac-cessibilité d’ordre relationnel quime paraît sous estimée.

L’accessibilité relationnelleimplique de comprendre le langa-ge de l’autre. Il est vrai que cer-taines personnes handicapées nepossèdent pas les mêmes modesde communication que nous. Detelle sorte que cette absence delangage entraîne parfois uneexclusion évidente.Un autre aspect de l’exclusionconcerne la recherche. Alors quenotre groupe hospitalo-universitai-re s’investit dans des domaines depointe comme, par exemple, lagénétique, des pans entiers sontnégligés comme ceux qui concer-nent notamment les recherchesrelatives à la personne handica-pée. Un exemple concret : celuides aides techniques pour les-quelles rien n’existe ou si peu.Parce que là encore, il ne s’agiraitpas d’un domaine suffisammentnoble et intéressant pour intéres-ser nos chercheurs ! Rappelonsqu’à elle seule, la région parisien-ne compte plus de 200 000 handi-capés graves.Le regard de l’institution devrait seporter sur une conception de priseen charge différente de celle quiexiste actuellement. Je pense quenous avons toujours axé nosréflexions sur le projet médical oule projet de soin, alors qu’enmatière de handicap nous sommesconfrontés à la notion de projet devie. La personne est bien souventsusceptible de concevoir sonpropre projet de vie, alors quenous avons tendance à lui imposerle nôtre.

Un projet pour la vie

Nous devons nous interroger,aussi, sur les notions de personne,d’intégrité et de dignité, de corps.Nous questionner, également, surla notion de continuité de la priseen charge et remettre à plat ledébat relatif aux distinctions entresecteur sanitaire et secteur social.Il nous faut une plus grande cohé-sion afin de pouvoir travaillerbeaucoup plus ensemble.S’intéresser au projet social d’un

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adulte handicapé ne semble pos-sible qu’à sa sortie de l’hôpital,alors qu’il lui faudra attendre de 12à 18 mois avant d’obtenir une pré-orientation de la COTOREP. À pri-vilégier le projet de soin, onrisque, dans certaines circons-tances, de compromettre le projetde vie, ce qui aggrave encore l’ex-clusion. À nous de concevoir, avecles personnes, les conditions d’uneréinsertion sociale harmonieuse,conscients du fait que les soins nese limitent pas à l’espace hospita-lier et qu’il nous faudra envisagerdes alternatives novatrices commecela est habituel dans des paysplus avancés que nous en cesmatières.À ce projet de vie s’intègrent trèsfortement les notions de liberté etd’autonomie de choix qui nousrenvoient directement à nosmodes de décision thérapeutique.L’institution prend en charge despatients pour lesquels l’objectifn’est pas une guérison mais unetentative de modification d’unedéficience afin de la rendre moinslourde et plus vivable. Il s’agit làde prendre en compte la notion dequalité de vie. Cette qualité de vieconcerne la personne handicapéeplus que le bien-être de l’équipesoignante.

(…) Il conviendrait égalementd’insister sur le regard que portenotre institution sur la personnehandicapée et sur ses modes degestion du handicap. Il s’agit sou-vent d’une attention, davantageconsacrée à la maladie qu’au mala-de, inscrite dans le court termealors que le handicap est par natu-re un état durable nécessitant doncforcément une vision dans ladurée. Comment doit-on accompagnercorrectement l’enfant handicapéqui devient adulte et envisager saprise en charge ? Si l’on a tendan-ce à accompagner l’enfant dansson ensemble, avec une logiqueéducative, s’agissant de l’adulte ondevient, peut-être, un peu réduc-teur, comme si les enjeux diffé-raient. La situation s’aggrave avecle vieillissement de la personnehandicapée. Doit-on la considérercomme une personne âgée oucomme un handicapé ?L’institution doit d’autant plus seposer de telles questions, qu’elleest de plus en plus amenée àaccueillir en gériatrie des per-sonnes fortement handicapées.Il convient donc de réfléchir auxmodalités de suivi des personneshandicapées. Certaines études fontapparaître que contrairement aux

enfants, les adultes handicapéssont souvent considérés irrémédia-blement comme tels. En d’autrestermes, le projet de soin qui lesconcerne ne vise que rarement àun objectif de réhabilitation desfonctions. Il importe de considérerque les situations ne sont pasimmuables et de veiller à ce qu’au-cune étiquette ne soit plaquée surune personne.(…) L’institution doit trouver lesmoyens qui permettent à la per-sonne handicapée de bénéficierd’une continuité de soins de quali-té, en privilégiant, quand c’estpossible, l’hospitalisation à domi-cile. Nous devons développer nosrelations avec les associations spé-cialisées et bien réfléchir auxréponses innovantes, souventtechniques, que doit produirel’institution dans les prochainesannées. Le concept de prise encharge doit être considéré indé-pendamment de celui plus clas-sique du soin. Les hospitaliers quenous sommes, doivent assumerleur responsabilité vis-à-vis de lapersonne jusqu’à son retour àdomicile. Il convient donc d’antici-per les conditions de la sortie del’institution.

Quelques références bibliographiques

Le Centre de recherche et de documentation de l’Espace éthique est à la disposition des professionnels.

Consultations sur rendez-vous (Paulette Ferlender, responsable du CRD : tél. 01 44 84 17 55)

“Avortement thérapeutique, thérapie des gènes et égalité de respect 1- les problèmes suscités par l'avorte-ment thérapeutique et la thérapie des gènes; 2 - la question de principe : devons-nous choisir des personnesnormales plutôt que des personnes qui auront des infirmités ?”, Jonathan Glover, p.197-216, in La philosophiebritannique, Paris, Monique Canto-Sperber, PUF, 1994.La valeur de la vie humaine et l'intégrité de la personne - un cas d'avortement sélectif, Bernard Baertschi,Paris, PUF, 1995, pp.157-159.Une éthique pour la médecine, Claude Bruaire, Paris, Fayard 1978.Histoire de l'eugénisme en France - les médecins et la procréation XIXe-XXe siècle, Anne Carol, l'Univers his-torique, Paris, Seuil 1995, pp. 81-97.Au nom de l'eugénisme, génétique et politique dans le monde anglo-saxon, Daniel J. Kevles, Paris, PUF, 1995.Les fondements de l'eugénisme, Jean-Paul Thomas, Que sais-je ?, PUF, 1995.Les aspects sociaux du handicap, reconnaître, intégrer, respecter, Prévenir n° 39, 2è semestre 2000.

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Nos responsabilités hospitalières

EMMANUEL HIRSCH

Directeur de l’Espace éthique, profes-seur d’éthique médicale à la Facultéde médecine Paris-Sud

Ce qui disqualifie lapersonne handicapée

Une réflexion qui touche à ladignité de la personne handicapéene peut faire l’impasse sur lesconditions de son accueil, mêmetemporaire, au sein de nos hôpi-taux. Ne s’agit-il pas, dès lors,d’envisager différemment nos rela-tions avec la personne et sesproches afin qu’évoluent nos men-talités et que s’humanisent davan-tage encore nos attitudes à leurégard ?Dès lors qu’il marquerait l’anorma-lité, le handicap pourrait inciter àdéfinir une normalité conforme ànos convenances sociales, à noscritères et à nos exigences de qua-lité. C’est dire à la fois le prix et lesenjeux d’une approche toujoursdélicate, dans la mesure où elle nepréserve, en aucun cas, une neu-tralité professionnelle ou unebienveillance seulement généreu-se. Le handicap nous expose toujoursà nos limites, qu’elles soientd’ordre conceptuel, mental oudans notre aptitude à concevoir laprise en soin la mieux adaptée, sice n’est le traitement qui convient.Du reste, il serait justifié de nousdemander si la notion de handicaprenvoie à un état ou à un statut, sielle relève exclusivement d’unsuivi thérapeutique ou de modali-tés d’accueil social susceptiblesd’en atténuer les effets majeurs.Quelle est la responsabilité que lasociété délègue à nos institutionshospitalières pour accueillir la per-sonne handicapée et la soigner ?Tenter une réponse, reviendraittout d’abord à définir ce qu’est leniveau, le degré d’un handicap,quelles en sont ses conséquences,en quoi et comment il comprometune existence, par quelles média-tions en atténuer les effets, com-

ment permettre à la personne derecouvrer une certaine autonomie.Je resterai un instant sur cettenotion d’autonomie qui caractériseparfaitement les préoccupationsdu moment. Car elle éclaire lanotion de handicap, là précisé-ment où elle affecte l’exerciced’une liberté humaine, sans pourautant mettre nécessairement encause l’humanité même reconnueà toute personne.Notre inadaptation morale et men-tale à accepter ce qui nous est dif-férent dans le handicap, ce quimodifie l’apparence et peut-être laportée d’une existence handica-pée, nous incite trop souvent àdéqualifier, à disqualifier sansautre raisonnement la personneatteinte d’un handicap. Faute depouvoir exercer un quelconquepouvoir de nature à traiter le han-dicap, on dévalorise dans bien descirconstances la personne considé-rée hors norme, décalée, mais plusencore rejetée et destituée d’unevéritable identité sociale, car peuconforme aux normes ambiantes.De telle sorte qu’on accentue lesconséquences du handicap à unpoint tel, que nos efforts doiventse consacrer ensuite à la concep-tion de compensations forcémentinsatisfaisantes.

Faceaux douleurs morales

Nos soins doivent être attentifs àl’élaboration de normes biolo-giques qui contribuent à margina-liser plus encore le handicap — ilne relèverait désormais que d’uneanormalité techniquement évitable !C’est dire qu’il convient, en lamatière, d’être attentif aux dériveseugéniques d’une médecine de lademande, dont on attend qu’ellepuisse réguler tous dysfonctionne-ments estimés inacceptables. Endépit des contraintes ou des juge-ments sommaires, nous revientl’obligation de défendre desvaleurs déontologiques au servicede la vie. Il conviendrait de parfaitement

intégrer le sens d’un tel engage-ment, quand bien même il suscitedes questions éthiques qui pour-raient justifier un approfondisse-ment. Le droit à la vie s’avère plusimportant que nos considérationsapproximatives qui constituentbien souvent des sources de rejets.S’il est un espace privilégié maistransitoire d’accueil, c’est bienl’hôpital auquel il appartient depouvoir répondre au mieux à desbesoins qui doivent plus encoresusciter et stimuler des compé-tences jusqu’à présent trop limi-tées à quelques équipes d’excep-tion. Les personnes handicapéesnous expriment souvent les dou-leurs morales qu’elles éprouventau cours d’hospitalisations souventitératives, exposées à l’indifférenceou au mépris, comme si leur étatphysique ou mental les destituaitde tout droit. Cette délégitimation,ce sentiment d’infériorité, d’inexis-tence sociale, se confondent par-fois avec une incertitude profon-de, relative aux conditions d’undevenir, d’une réalisation person-nelle.On pourrait en la matière distin-guer le vécu des personnes trèsdépendantes, d’autres qui ont pupréserver une certaine autonomie.Toutefois, le déficit de communi-cation est réel, d’autant plus dansdes circonstances qui rendentincertain le pronostic et quicontraignent parfois à de longueset pénibles hospitalisations.L’évolution d’une maladie chro-nique paralysant progressivementla personne, mais aussi celle depathologies qui associent la perted’autonomie à la démence,confrontent les personnels soi-gnants à la lourdeur d’un accom-pagnement qui doit atténuer noscritiques à leur égard. Il en seraquestion plus loin. Il importerait de prendre en comp-te ces exigences du soin, pour yrépondre par des mesures structu-relles en termes de formationcomme de dotation en personnelset en moyens. Je pense notam-ment à l’aménagement desespaces, aux conditions de vie et à

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l’accueil des personnes.

L’exigence de dignité

La question des valeurs se situe aucœur de notre débat, dès lors quele handicap — qu’il soit physiqueou mental — affaiblit la personne,la rend davantage que d’autresvulnérable et dépendante. Notreresponsabilité est donc engagée,afin de lui permettre, autant quefaire se peut, de surmonter cesdéficits naturels qu’il convient decompenser au regard d’objectifs àatteindre solidairement.Quelle est la place reconnue à lapersonne handicapée dans notresociété ? Il conviendrait de mobiliser nosénergies pour lui témoigner

concrètement un sentiment d’ap-partenance à la communautésociale, une place en son sein, cequi n’a rien à voir avec une tolé-rance incertaine et souvent ambi-valente. Les principes d’équité etde fraternité trouvent d’autant plusleur place que l’unité et la cohé-rence d’une société ne peuvent sesatisfaire de renoncements et derelégations.La question du handicap nous ren-voie nécessairement à l’approcheque nous poursuivons au sein denos hôpitaux des questions rela-tives à l’exclusion et à la précarité,dans la mesure où le cumul dehandicaps relègue du champsocial. On l’a dit, la relation entrele suivi médical et l’accompagne-ment social peut favoriser uneprise en charge adaptée et plusencore un projet de réinsertion.

Pour se faire, il convient avanttoute autre considération d’identi-fier la nature spécifique d’un han-dicap qui relève essentiellementde la relation de la personne avecce qu’elle vit et de ses facultésd’assumer ou non les contraintesliées à son état général.L’institution de soin doit donc éva-luer ce qui procède de l’aspectmédical du handicap et ce quiconcerne plutôt sa portée ou sesconséquences sociales.Elle accueille non seulement les“handicapés de la vie”, mais par-fois des personnes au stade d’étatvégétatif chronique dont ilconvient de préserver l’éminentedignité dans un contexte souventpeu propice à un sens aussi mar-qué de la responsabilité citoyenne.Il s’agit là précisément de son exi-gence de dignité !

Réactions...

NICOLE DIEDERICH

Chercheur Inserm-Cems, Centre d’étude des mouvements sociaux, EHESS

Je suis en contact avec des chercheurs à l’étranger qui s’étonnent qu’on puisse dire, ici en France, qu’iln’y ait pas d’eugénisme, étant donné le nombre d’éliminations de fœtus handicapés à travers le diagnos-tic prénatal. Dernièrement, on m’a dit que la France semble être encore actuellement le seul pays à nepas reconnaître qu’il y a eugénisme. Partout ailleurs dans le monde, les personnes qui réfléchissent à cettequestion reconnaissent malgré tout qu’il y a un eugénisme. Ce n’est certes pas un “eugénisme d’État” biensûr, mais il existe. Par ailleurs, je pense qu’il ne faut pas confondre l’interruption volontaire de grossesse et ce qu’on a appe-lé les avortements thérapeutiques (à mauvais escient d’ailleurs, car il n’y a rien de thérapeutique dans cescas). Je travaille avec des personnes handicapées. J’ai procédé à une série d’études. Je me rends compte quepour les femmes qui avortent de fœtus diagnostiqués comme handicapés, ou du moins qui en avaientl’intention, le choix n’est pas tellement volontaire. On pourrait discuter longuement sur la notion devolontariat, mais les pressions sociales sont telles, que la décision n’est réellement autonome. On peutd’autant moins associer ces deux pratiques, que les avortements thérapeutiques sont des avortements quimènent jusqu’à huit ou neuf mois. Cela n’a donc rien à voir.Prenons garde, en interrogeant l’interruption “thérapeutique” de grossesse, de ne pas remettre en ques-tion l’interruption volontaire de grossesse.

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Nadia J.Atelier du Centre d’activités thérapeutiques et d’éveil,hôpital San Salvadour, AP-HP

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PR JACQUES MILLIEZ

Chef de service de gynécologie-obsté-trique, hôpital Saint-Antoine, AP-HP

Qui pouvait imaginer voilà vingt-cinq ans devoir faire un jour uneinterruption médicale de grossessepour, par exemple, une agénésiedu vermis cérébelleux d’un fœtus ?Il y a vingt-cinq ans, en effet, lediagnostic prénatal n’existait qua-siment pas. L’amniocentèse cher-chait ses bonnes indications et seslimites. L’échographie était néedepuis peu des mains de LanDonald, un gynécologue écossais,mais on ne devinait que grossière-ment sur l’écran les contours dufœtus, ce qui à l’époque consti-tuait un progrès appréciable etconsidérable, mais réduisait ledépistage anténatal aux malforma-tions les plus grossières. En dessi-nant les contours de l’abdomen dufœtus par une radiographie inutero qui s’appelait fœtographie,on transfusait le fœtus dans sonpéritoine pour lui permettre desurvivre à une anémie par incom-patibilité rhésus. La néonatologieétait en plein essor, mais les suc-cès de la réanimation des grandsprématurés n’étaient pas ceuxd’aujourd’hui. Les interrogationssemblaient plus simples.

L’échographie

Depuis vingt-cinq ans, les progrèsse sont accélérés de façon quasivertigineuse. L’échographie estdevenue infiniment plus perfor-mante et précise, détaillant desstructures de plus en plus fines.Elle s’est enrichie des procédésd’investigation dérivés du principede Christian Doppler, mesure desflux sanguins ou presque, en toutcas leur direction. L’échographiese fait en “couleur”. Les informati-ciens ont miniaturisé les logicielsde ces gros ordinateurs que sontles échographes et certains resti-tuent des images en trois dimen-

sions. L’imagerie à résonancemagnétique nucléaire, la fameuseIRM qui se fonde sur la rotationdes électrons et ne comporteaucun risque fœtal, s’est mise àscruter les organes fœtaux dès queles bonnes antennes paraboliquesont pu s’appliquer à l’abdomen dela mère. Désormais rien oupresque ne lui échappe.

La génétique

L’amniocentèse, dans le mêmetemps, se faisait concurrencer pardes techniques qui sont vite deve-nues complémentaires : au pre-mier trimestre de la grossesse, labiopsie de trophoblaste, le précur-seur du placenta, puis à partir dequatre mois et demi, la cordocen-tèse, c’est à dire la ponction de laveine ombilicale du fœtus pour enanalyser le sang et pratiquer uncaryotype. Un résultat qui prenaittrois semaines s’obtient mainte-nant en deux jours et grâce auxtechniques d’hybridation in situfluorescente et de séquençage del’ADN, encore l’une et l’autre enévaluation. La génétique est deve-nue hégémonique, peut-êtremême oppressante, grâce à l’ex-plosion de la biologie moléculairequi met sur orbite la génétiquemoléculaire. Les maladies dont le gène s’esttrouvé cloné, localisé, répertorié,et donc désormais identifiablechez le fœtus, ont vu leur nombres’accroître rapidement et l’on encompte aujourd’hui plus de huitcents. Les amorces et les enzymesingénieuses qui permettent debaliser puis d’amplifier à une vites-se record de minuscules fragmentsd’ADN, non seulement conduisentau diagnostic des maladies géné-tiques, mais elles détectent lamoindre copie de virus, de germeou de parasite dans le liquideamniotique, le toxoplasme parexemple, pour aboutir enquelques heures à la certituded’une fœtopathie.

Les limites éthiques

Bref, les indications d’interruptionde la grossesse du fait d’anomaliesfœtales se sont multipliées, pas-sant largement devant les indica-tions maternelles et, occupant ledevant de la scène, elles forcent àla réflexion. Leur nom, d’abord, a posé problè-me : interrompant la vie fœtale àcause d’une maladie fœtale on nepeut les qualifier de thérapeu-tiques, sauf à considérer la mortcomme un traitement radical. Lesinterruptions de grossesse justi-fiées par une indication fœtaleportent donc le nom d’interrup-tions médicales. Très vite s’est aussi posé le problè-me des limites de leurs indications.Les outils diagnostiques sont deve-nus si performants qu’ils décèlent,dès la vie fœtale, des maladies quine se seraient peut être jamaismanifestées cliniquement ou quine se seraient révélées qu’aprèsplusieurs mois ou plusieursannées de vie de l’enfant, voiremême à l’âge adulte : le cancer dusein ou la maladie de Huntington.De plus, les investigations anténa-tales exhument de plus en plussouvent des anomalies inattenduesdont on ignore strictement la tra-duction morbide éventuelle, unpetit bout de chromosome en plusqui se trouve là par hasard, maisqu’il est par ailleurs impossible decacher aux parents. Autant de questions auxquellestrop souvent la médecine, quipourtant les génère, se trouveincapable de répondre ou derépondre autrement que par uneinterruption de grossesse, dans ledoute ou pour apaiser une insup-portable angoisse.

L’euthanasie fœtale

Ne jouons pas sur les mots.L’interruption médicale de grosses-se met fin délibérément à la vied’un fœtus pour lui éviter les souf-frances ou les handicaps d’une

L’annonce prénatale du handicap

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affection congénitale incompa-tibles avec une vie normale. Ellelui offre donc une bonne mort,une mort qui de l’avis généralparaît préférable à l’épreuve queserait sa vie. Il s’agit donc biend’une euthanasie. Cette euthanasie qui, idéalementpour certains, devrait seulements’accepter comme passive — nerien faire pour prolonger la vie, àpartir du moment où elle concer-ne, et c’est le plus grand nombre,des affections non létales —, nepeut qu’être organisée, préméditéeet donc active. Dans la majorité des cas, le termeprécoce de la grossesse permetque la brutalité des contractionsutérines induites par les médica-ments entraîne d’elle même lamort du fœtus. Malheureusement,après le cinquième mois cet alibine tient plus et, pour éviter lerisque de voir naître un enfantvivant, il faut procéder à un fœti-cide, avec la ponction ou l’injec-tion qui, dès avant le début del’accouchement, mettra fin à la viefœtale. Il s’agit d’un acte terriblementlourd pour des équipes dont lavocation consiste à perpétuer lavie, terriblement lourd surtoutpour des parents qui ne peuvent,et probablement ne doivent pourl’achèvement du deuil, rien enignorer. Il leur faudra ne rien élu-der, ne rien occulter de cet enfantdont la vie s’est interrompue avantqu’il n’ait vécu, l’inscrire dans lajuste filiation des morts et desvivants, afin d’achever, au moinsmal, le difficile chemin du deuilpérinatal.

Les limites du droit

La loi encadre bien l’euthanasiefœtale. Reprécisées récemmentdans les lois du 29 juillet 1994 trai-tant de la bioéthique, les disposi-tions sont claires : deux médecinsdécident de l’indication, un méde-cin expert en médecine fœtaleexerçant dans un centre multidisci-plinaire de diagnostic prénatal et

un expert médecin, habilité prèsd’une Cour d’appel ou de la Courde cassation. Il est bien nécessaire,en effet, que cette démarche soitscrupuleusement encadrée pouren valider la pertinence technique,par le médecin expert, et larigueur éthique, par l’expertmédecin. Le droit, pourtant, s’est arrêté enroute. On n’attend pas de lui, aucontraire, qu’il fixe une liste nor-mative de maladies qui donne-raient ou non droit à l’euthanasie.Pour les choix impossibles, laconscience du médecin qui agitsans trahir la confiance dont il estinvesti, fait office de loi. On n’at-tend pas non plus du droit qu’ilfasse parfois déborder vers lapériode immédiatement néonataleles dispositions qui s’appliquentexclusivement à la grossesse. En France, l’euthanasie qui est lici-te jusqu’au jour de la naissance,même à terme, cesse de l’être dèsque l’enfant est né. L’euthanasiefœtale est un acte médical, l’eutha-nasie néonatale un infanticide.Rien à objecter sinon que certaineseuthanasies fœtales se décidentpar défaut, d’un commun accordentre les parents et les médecins,faute de pouvoir écarter un risquequ’il ne deviendra vraiment pos-sible de cerner qu’après la nais-sance. La loi, élaborée pour éviterdes handicaps ou des maladiescertaines, est alors utilisée à pro-pos de risques que le diagnosticanténatal ne peut ni dissiper nicertifier, une malformation de laface par exemple. Dans le doute,puisque, privée de l’euthanasie, lacertitude acquise à la naissanceserait inhumaine, la compassionincite à assurer l’euthanasie avantla naissance, tant qu’il est encoretemps. L’euthanasie néonatale pourraitprétendre sauver des vies, si lacomplexité de la question neconseillait de se cantonner pourl’instant au non-dit et de plutôtaxer le débat vers d’autres reven-dications.

Le droità une sépulture

Car il reste un scandale que ledroit va devoir corriger : celui dustatut des fœtus mort-nés avant sixmois. Après six mois de vie intra-utérine, les fœtus nés morts figu-rent sur le carnet de famille et surles fiches d’État Civil. Il en va demême pour les fœtus qui avant sixmois manifestent avant de mourir,la moindre vitalité à la naissance :un battement cardiaque, unesecousse musculaire, un mouve-ment respiratoire. Mais pour lesfœtus nés morts avant six mois,rien n’autorise à les recenser, nisur le livret de famille ni sur lesregistres de la mairie. Ils ne sontrien. Aucune sépulture ne leur estdue. Alors, comment justifier à l’égarddes parents un fœticide pratiqué àcinq mois et demi par exemple,quand on leur explique en mêmetemps que cet enfant existe, que laconscience de sa présence est larançon du deuil périnatal maisqu’en même temps cet enfantn’existe pas puisqu’il ne figurerasur aucun document, qu’il ne serapeut-être pas enterré, brefqu’après lui avoir ôté le droit devivre on lui retire ensuite celuid’avoir vécu ? Il reste à œuvrerpour que l’État laïque reconnaisseofficiellement les limbes.

Le débat surl’eugénisme

La loi n° 94-654 du 29 juillet 1994interdit aussi à quiconque de selivrer à des pratiques eugéniquespar la sélection des individus, souspeine d’un emprisonnement devingt ans. Or, le diagnostic préna-tal qui sélectionne puis l’euthana-sie fœtale qui élimine les enfantsmalformés, ne consacrent-ils pasune politique de “bien naître” ? Neconstituent-ils pas une pratiqueeugénique au sens étymologiquedu terme ? Oui, sans aucun doute. Force est alors d’admettre qu’il

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existe deux formes d’eugénisme :un eugénisme criminel, coercitif,collectivement préjudiciable, des-tructeur ou génocidaire, et uneugénisme médical, librementconsenti, compassionnel, indivi-duellement bénéfique, acceptéseulement dans l’intention d’éviterdes souffrances personnelles. Tout tient en effet dans l’intention :servir ou asservir. Pourtant, parson ampleur, ses moyens et sabanalisation, l’euthanasie fœtalen’est elle pas en passe de dériververs un eugénisme moins huma-niste ? La diffusion à toute la popu-lation des femmes enceintes dudépistage par les marqueurssériques de la trisomie 21, pourraitconstituer le premier pas vers unetraque au mauvais gène, vers unepolitique organisée de santé visantà éradiquer un groupe humain,celui des mongoliens. Bien sûr, le choix reste entier des’y soumettre ou non, mais cechoix qui apparaît aujourd’huicomme un droit — l’avortementen cas de mongolisme — est-ilexempt de toute contrainte écono-mique ou de conformisme social ?Quand, par ailleurs, des politiquesd’éradication des anomalies géné-tiques de l’hémoglobine — la tha-lassémie et la drépanocytose —s’organisent en Sicile, en Grèce eten Sardaigne, s’agit-il encore debénéfice individuel ou de santépublique ?

La dictaturede la génétique

La génétique devient toute puis-sante. La plupart de nos gènessont clonés ou le seront bientôt.Les gènes d’un très grand nombrede maladies sont localisés.Aujourd’hui déjà, on accepte deseuthanasies fœtales pour unrisque documenté de maladie deHuntington dont la démence serévèle le plus souvent à l’âge mûr.Pour ceux dont les parents ontainsi prématurément sombré, ladémarche se justifie. Ils refusentd’y voir aussi verser leur descen-

dance. Mais cette recherche comportedeux risques. D’abord, le verdictqui frappe le fœtus condamneaussi ses parents. Ensuite, à quellefrontière s’arrêtera la quête del’anomalie génétique la plus rédui-te possible ? Il semblerait exagéréd’imaginer que les hommes exige-ront demain des enfants “généti-quement corrects”, des homo eco-nomicus sains, performants, pro-ductifs et dignes d’investissement. La réalité dépasse en fait la fiction,puisque plusieurs milliers desgènes humains peuvent seconcentrer et se révéler sur descartes que les anglais appellentdes chips, véritables cartes d’iden-tité génétique. Les banquiersanglais demandent à leurs clientsde présenter leurs chips avant defixer le montant des primes deleurs assurances vies ou de leursprêts à long terme. Une commis-sion gouvernementale vient d’yimposer un moratoire de cinq ans.Mais qu’en sera-t-il ensuite, dansl’Euroland ?

Une médecinethanatophore ?

Plus encore que le poids de lagénétique, l’évolution la plus cho-quante de la médecine fœtale lorsde la génération passée est ledivorce qui s’est progressivementcreusé entre les progrès stupé-fiants des investigations et la stag-nation des thérapeutiques qui s’of-frent au fœtus. Aucun traitementneuf n’est apparu pour équilibrerla précision redoutable des dia-gnostics. Bien sûr, les antibiotiques et lesparasiticides guérissent les toxo-plasmoses congénitales et les listé-rioses, mais la recette est ancien-ne. Alors quoi de neuf depuisvingt-cinq ans dans les traitementsdes maladies fœtales ? Pas grandchose sinon la multiplication et lagrande facilité des euthanasiesfœtales. La médecine fœtale estrestée malgré les progrès générauxdes techniques et des thérapeu-

tiques, seule parmi les disciplinesmédicales, une médecine thanato-phore, porteuse de mort.Heureusement, le diagnostic pré-natal ne représente pas seulementcela. Dans la moitié des cas quijustifient des investigations fœtalespoussées, le verdict est rassurant.Dans bien d’autres cas aussi, laconnaissance avant la naissancede l’affection ou de la malforma-tion fœtale permet d’anticiper surles complications néonatales, etd’organiser efficacement la priseen charge médicale ou chirurgica-le du nouveau-né. Quand on serappelle qu’à peu près la moitiédes malformations fœtales échap-pent au diagnostic prénatal, onmesure les bienfaits d’un diagnos-tic établi à l’avance. Pour le fœtusin utero lui-même pourtant, lessolutions curatives ne sont pas à lahauteur des anomalies décelées,sauf à considérer l’euthanasiecomme un remède satisfaisant, età se résigner à des pratiques aux-quelles il conviendrait au mieuxde se résoudre par indigence tem-poraire de moyens. Existe t-il unespoir, des voies nouvelles quiguériraient ? Oui, mais elles sonthasardeuses.

La chirurgie fœtale

On a beaucoup cru à la chirurgiefœtale. Le rêve consistait à pouvoircorriger in utero par la chirurgie,certaines malformations congéni-tale : les hernies diaphragma-tiques, les dilatations des voiesexcrétrices des reins, les hydrocé-phalies, les malformations car-diaques même et encore toutrécemment le spina bifida.Beaucoup d’obstacles se sont dres-sés qui ont conduit à un constatd’échec. Cette chirurgie n’a de sens que siles chromosomes du fœtus sontnormaux, ce qui exclut beaucoupde candidats. Les échecs et lescomplications, notamment infec-tieuses, ont ensuite été nombreux.L’insurmontable difficulté est dedevoir inciser l’utérus et les mem-

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branes de l’œuf pour accéder aufœtus sans provoquer des contrac-tions utérines incontrôlables. Lamaîtrise actuelle de la motricitéutérine est insuffisante pour pré-tendre y parvenir. D’où le risqueextrême d’accouchement prématu-ré, très prématuré même. Est-ilpréférable de naître à terme avecun spina bifida non traité ou avecun spina bifida couvert mais à 26semaines d’aménorrhée ?Une chance s’offre peut être avecles nouveaux fœtoscopes opéra-toires. De très petit calibre, un peuplus gros qu’un trocart d’amnio-centèse, ils perforent sans domma-ge le muscle utérin et les mem-branes de l’œuf sans risque decontractions prématurées. Dessuccès encourageants commen-cent à être rapportés pour desinterventions sur le thorax, sur laface et sur les extrémités desmembres, d’autant plus appré-ciables que le fœtus cicatrise...sans cicatrice. L’effort mérite d’êtrepoursuivi.

La thérapie cellulairefœtale

Déjà, des fœtus et des nouveau-nés atteints de maladies rares,voire exceptionnelles, qu’onappelle les syndromes d’immuno-déficience combinée sévère, ontbénéficié de la transplantationdans leur veine ombilicale des cel-lules immunocompétentes qui leurfaisaient défaut. De la mêmefaçon, des cellules souches héma-topoïétiques extraites de tissushépatique embryonnaire ont étéinjectées à des fœtus atteints dedrépanocytose ou de thalassémie.Si elle corrige ces fléaux que sontles hémoglobinopathies congéni-tales, la thérapie cellulaire repré-senterait la première vraie muta-tion thérapeutique de la médecinefœtale. Des protocoles soigneuse-ment encadrés sont en route. Comme il est devenu possible decultiver des cellules souchesembryonnaires puis d’orienter ladifférenciation de ces cellules en

modifiant les milieux de culture,comme cette différenciation peutaussi s’obtenir à partir de cellulesgerminales, formidables révolu-tions, on imagine que dans le silla-ge des hémoglobinopathies beau-coup d’autres maladies pourraientun jour se trouver guéries par cesgreffons.

La thérapie géniquefœtale

La thérapie génique aussi a beau-coup déçu. On l’annonçait commela grande révolution de cette finde siècle. Elle a fait long feu. Lesessais engagés pour corriger ledéficit génique de la mucoviscido-se, se sont perdus dans des diffi-cultés mal surmontées. D’autreschercheurs se sont alors, expéri-mentalement sur l’animal, tournésvers la thérapie génique du fœtusin utero. Les vecteurs du gène correcteur dela délétion sont des rétrovirus oudes adénovirus défectifs. La justifi-cation de la méthode est que larelative tolérance immunitaire quihabite un fœtus faciliterait l’incor-poration des gènes correcteurs dela mucoviscidose. L’avantage sup-plémentaire, serait que ce traite-ment agirait avant que la maladien’ait pu imprimer ses stigmates,sans s’essouffler à tenter de corri-ger des symptômes qui ont sévidepuis plusieurs années chez l’en-fant ou chez l’adolescent, d’inter-venir donc sur un terrain encorevierge de toute morbidité. Ilsemble que la bonne fenêtre d’in-jection des gènes serait au milieudu deuxième trimestre de la gros-sesse. Plus tôt, les risques d’inva-sion des gonades et de perturba-tions géniques germinales sonttrop inquiétants. Plus tard, il seproduit un rejet inflammatoire quineutralise les vecteurs. Lesrecherches vont se poursuivrepour la mucoviscidose, la myopa-thie de Duchenne puis biend’autres déficits géniques.

Les alternatives àl’euthanasie fœtale

En attendant l’avènement de cesproblématiques progrès, l’euthana-sie fœtale demeure le passageobligé. Existe-t-il un élément d’al-ternative ? Pas vraiment, sauf éven-tuellement le diagnostic préim-plantatoire (DPI). Encore faut-ilcomparer ce qui est comparable.Si le DPI permettait l’économied’un fœticide à un terme avancéde la grossesse, on hésiteraitguère. Mais le DPI n’existe quepour les maladies génétiquesdûment identifiées avant la gros-sesse en jeu, parce que le déficitgénique est présent chez l’un desparents ou chez un enfant déjà né.On connaît le gène, on sait le trou-ver sur une ou deux cellules avantle transfert des embryons fécondésin vitro. En l’absence de DPI, le diagnosticde ces maladies se fera par labiopsie du trophoblaste et c’estdonc à cette technique qu’il faut lecomparer. La biopsie de tropho-blaste se pratique à 9-10 semainesd’aménorrhée et son résultat s’ob-tient en 48 heures, largement dansles délais de l’IVG. Elle permetdonc une simple aspiration del’œuf. Bien sûr la procédure restedouloureuse et angoissante.L’épreuve d’une fécondation invitro dont les succès sont aléa-toires est elle préférable ? Seulespourront se prononcer les femmesqui devront s’y soumettre. Sans parler des tentations dedérives vers d’hypothétiques thé-rapies géniques embryonnaires,sans souligner vers quel degréd’absurdité se laisserait volontiersglisser une trop facile habituded’intrusion dans l’intimité de l’em-bryon, rappelons que déjà certainscentres de fécondation in vitroNord-Américains proposent à descouples normaux et non stériles ladétection préventive simultanéed’une vingtaine d’anomaliesmonogéniques et chromoso-miques à partir d’un DPI deconvenance. Autrement dit le DPI

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Dépistage des anomalies fœtales :stratégies et limites

PR MARCDOMMERGUES

Service d’obstétrique, groupe hospita-lier Necker - Enfants malades, AP-HP

Le dépistage et le diagnostic desanomalies fœtales, impossible jus-qu’aux années 1970, est progressi-vement devenu une réalité grâce àl’échographie qui permet de voirle fœtus et aux techniques de pré-lèvement de tissus fœtaux (amnio-centèse, prélèvement de tropho-blaste, ponction de sang fœtal,etc.) qui permettent une approchebiologique des maladies fœtales.En pratique, les stratégies diagnos-tiques sont très différentes selonque l’on considère un couple sansantécédent connu, auquel on pro-pose une stratégie de dépistage,ou que, au contraire, on se trouvedevant une famille où un risqueélevé d’anomalie fœtale à étéidentifié et est connu à l’avancepar le couple — par exemple dufait de la naissance d’un premierenfant atteint d’une maladie géné-tique grave.

Dépistagepour une grossessesans risque a priori

Dans la majorité des grossesses, lerisque d’anomalie fœtale est faibleen particulier chez les couplessans antécédent familial.Néanmoins, ces couples souhai-tent généralement être informéssoit avant la conception, soit entout début de grossesse des diffé-rentes techniques de dépistage quipeuvent leur être proposées.

Techniquement, le dépistage desfœtopathies infectieuses (rubéoleet toxoplasmose) repose sur lesuivi sérologique des femmesenceintes et sur les sérologies pré-conceptionnelles. Le dépistage desmalformations repose sur 3 écho-graphies pratiquées vers 12, 22 et32 semaines. Le dépistage desanomalies chromosomiques repo-se sur un calcul individuel derisque prenant en compte l’âgematernel, les données de l’écho-graphie (en particulier au premiertrimestre) et des marqueurs bio-chimiques étudiés sur une prise desang maternel (marqueurs

sériques). La perception par le public et l’en-cadrement juridique de ces diffé-rentes techniques sont hétéro-gènes, principalement pour desraisons historiques. Certaines deces techniques sont obligatoirescomme le dépistage par les sérolo-gies maternelles de certaines infec-tions pouvant interférer avec ledéveloppement fœtal (rubéole,toxoplasmose). D’autres se sontprogressivement intégrées à nospratiques comme le dépistageéchographique des malformations.D’autres enfin ont émergé plusrécemment, mais ont été très enca-drées juridiquement, comme ledépistage des anomalies chromo-somiques. Alors que le dépistage des infec-tions et l’échographie de routinesont largement mis en œuvre etacceptés en France, le dépistagede la trisomie 21 a fait l’objet depolémiques. En effet, pour cer-taines personnes l’objectif mêmede ce dernier dépistage paraîtcontestable. D’autre part, l’aug-mentation récente du nombred’amniocentèses induites par cedépistage représente un sujet depréoccupation, en raison du risque

ne se présente plus seulementcomme une alternative compas-sionnelle à l’euthanasie fœtale,mais il apparaît pour ce qu’il serapeut-être bientôt : une premièreconcession à l’oppression de lagénétique, un premier pas dans laquête de l’enfant parfait, le pre-mier chaînon d’une sélection d’in-dividus recrutés parmi les plusaisés financièrement, un nouveleugénisme sournois. Pour revenir au quotidien, l’eutha-nasie fœtale demeure malheureu-sement, dans bien des cas, une

inévitable épreuve. Elle représenteencore la moins mauvaise dessolutions possibles. Elle exigequ’on y passe du temps, pour nelaisser aucune place à l’approxi-mation technique, pour traduire lesouci des précautions dont onl’entoure, la gravité d’une décisionmûrement réfléchie comprisecomme l’inverse d’une formalité,pour ne céder à aucune pressionpsychologique ou aucune paniqueultérieurement regrettable. Elle nes’arrête d’ailleurs pas avec l’accou-chement. Viendra ensuite le temps

du deuil, du soutien psycholo-gique, du conseil génétique et pré-conceptionnel, de la cicatrisation,jalons obligés avant l’initiation dela grossesse suivante. C’est le prixà payer pour que l’enfant ensuiteattendu, ni substitut, ni revanche,ni thérapie, prenne sa juste place,à son propre tour, dans la filiationdes humains, maillon de la longuechaîne de mémoire qui danstoutes les familles unit les vivantset les morts.

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iatrogène associé aux amniocen-tèses qui peuvent induire unefausse couche dans 0,5 à 1 % descas. L’échographie fœtale jouit d’unstatut à part parmi les différentestechniques de dépistage prénatal.Tout d’abord, les objectifs de cetexamen sont multiples. Il ne s’agitpas seulement de dépister desmalformations fœtales.L’échographie permet en effet defournir à l’obstétricien un certainnombre de renseignements trèsimportants. On peut ainsi préciserpar exemple l’âge gestationnel, lenombre de fœtus, leur croissance,la localisation placentaire. De plus,l’échographie a un impact psycho-logique et est vécue par lesparents moins comme examenmédical que comme un premiercontact avec l’enfant à naître.Enfin, elle participe de façon deplus en plus efficace au dépistagedes anomalies chromosomiques.Tous ces avantages de l’échogra-phie sont malheureusement enpartie contrebalancés par le carac-tère opérateur dépendant de cetexamen. L’apprentissage del’échographie obstétricale est longet l’évaluation des professionnelsest difficile, notamment en raisonde la faible prévalence des ano-malies dépistées.

Résultats :du dépistageau diagnostic

Le test de dépistage ne situe pas lapatiente dans un groupe à risque

C’est le cas le plus fréquent :absence de séroconversion mater-nelle pour la rubéole et la toxo-plasmose, échographies normales,marqueurs sériques indiquant unrisque chromosomique faible. Enprincipe, le dépistage aura permisde rassurer le couple. Cependant,même quand les résultats sontnégatifs tout dépistage peut poserproblème :- en sensibilisant les patients à unrisque quantitativement minime,

mais dont la simple évocation peutavoir engendré une grandeangoisse (cas de la trisomie 21) ;- en faisant croire à tort qu’undépistage négatif garantit la nais-sance d’un enfant “normal”, oumême d’un “enfant parfait”.Ces écueils peuvent être évités parune information relative auxdépistages en cours de grossesse.

Le test de dépistage indique que lapatiente appartient à un groupe àrisque accru

Quand les tests de dépistage sontpositifs, ils situent la patiente dansun groupe à risque, ce quiengendre une inquiétude. Lerisque identifié peut être de naturetrès variable :- une séroconversion de toxoplas-mose a été reconnue par les testssérologiques ;- un risque accru de trisomie 21 aété reconnu par les marqueurssériques ou par l’échographie dupremier trimestre ;- une malformation fœtale estsoupçonnée à l’échographie dusecond ou du troisième trimestre.

Dans toutes ces situations, l’an-goisse des parents est extrême. Ilest donc légitime de pouvoir leurprocurer une réponse très rapidedans le cadre d’un centre demédecine fœtale. La consultationou les examens de seconde inten-tion réalisés alors, permettrontencore très souvent de rassurer :- la séroconversion de toxoplas-mose ne s’accompagnait pas d’in-fection fœtale ;- l’élévation des marqueurssériques n’était pas associée à uneanomalie chromosomique ;- la malformation suspectée n’estpas retrouvée.

Dans d’autres cas, un traitementdu fœtus va pouvoir être entrepris.Par exemple : traitement d’uneinfection toxoplasmique, drainaged’un épanchement pleural com-pressif, traitement d’une infectionfœtale à parvovirus. Parfois encore, une malformation

chirurgicalement curable est iden-tifiée. Le couple est mis en contactavec l’équipe devant prendre encharge l’enfant après la naissance.Cette programmation évite uneprécipitation néonatale toujoursdommageable et permet de choisirun lieu de naissance adapté. Enfin, dans un certain nombre decas l’anomalie découverte est mal-heureusement létale ou incurableet de sombre pronostic. Dans cettesituation, une interruption médica-le de grossesse peut être réalisée àla demande des parents.

Limites du dépistagedes anomaliesfœtales

Les problèmes pratiques posés parle dépistage de masse se retrou-vent en général dans le cas parti-culier des anomalies fœtales.D’autres difficultés sont liées auxlimites de nos méthodes diagnos-tiques.

Étape du dépistage

En consultation obstétricale, il estnécessaire qu’une bonne informa-tion soit communiquée afin d’évi-ter par exemple d’inciter desparents à recourir au diagnosticprénatal de trisomie 21 contre leurvolonté. L’autre difficulté du dépistage desanomalies chomosomiques est liéeà la diversité des techniques utili-sées : marqueurs sériques, écho-graphie du premier trimestre,échographies plus tardives. Il fau-drait pouvoir intégrer les informa-tions fournies par ces différentesapproches de manière à calculerun risque individuel permettant dedécider de pratiquer ou non uncaryotype fœtal, par exemple paramniocentèse.La qualité des laboratoires doitêtre contrôlée. C’est vrai en parti-culier pour le diagnostic et ledépistage des maladies infec-tieuses comme la toxoplasmose etpour dépistage sérique des ano-malies chromosomiques.

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ÉCLAIRAGES

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Enfin, et cela constitue peut-être laplus grande difficulté, les échogra-phies doivent être réalisées nonseulement au bon terme de lagrossesse, mais aussi par un opé-rateur suffisamment expérimentéet correctement formé. Il existeaujourd’hui de réelles inégalitésface au dépistage échographiquedes malformations.

Étape du diagnostic

Il est indispensable que les struc-tures de dépistages fonctionnenten partenariat avec un ou plu-sieurs centres de médecine fœtaleayant pour but, comme nousl’avons indiqué plus haut, deconfirmer ou d’infirmer les anoma-lies suspectées et de programmerla prise en charge obstétrico-pédiatrique en cas de besoin. Dans le domaine des malforma-tions, dans la majorité des cas il estpossible de donner aux parents unpronostic clair. Il s’avère souventutile de prendre le conseil d’unspécialiste habitué à la prise encharge postnatale de l’affectionreconnue avant la naissance. En cequi concerne les malformationscurables, il s’agit le plus souventd’un chirurgien pédiatrique. Toutefois, les donnés prénatalesne sont pas toujours interprétablesavec précision. L’information des

couples est alors particulièrementdifficile mais devrait rester intelli-gible et honnête. Parfois, il n’estpossible de conclure qu’après uncertain délai d’évolution. Dans cecas, la décision initiale peut êtrerévisée tardivement, au troisièmetrimestre de la grossesse. Dans le domaine des anomalieschromosomiques, une des difficul-tés de l’étape diagnostique estliées au risque de fausse coucheassocié aux gestes invasifs (amnio-centèse, etc.). Ce risque diminueavec l’expérience de l’opérateur.Une autre limite du diagnosticchromosomique apparaît lors de ladécouverte inopinée de certainesanomalies de relativement bonpronostic, par exemple les anoma-lies des chromosomes sexuels.

Diagnostic prénatal dans unegrossesse a risque connu

Principe du diagnostic prénatal

La situation est en général plussimple car le couple connaît lamaladie recherchée, par exempledu fait de la naissance d’un pre-mier enfant atteint. La stratégiediagnostique a été établie en fonc-tion du risque de récurrence, éva-lué lors d’un conseil génétiquepréalable. Le diagnostic repose deplus en plus souvent sur un prélè-

vement de trophoblaste réalisévers 11-12 semaines qui permet undiagnostic rapide. si les résultatsdevaient conduire à une interrup-tion de grossesse, celle ci peut êtreréalisée précocement, au premiertrimestre de la grossesse. La déci-sion prise par les parents a pu êtremûrement réfléchie avant même lagrossesse et la maladie leur est pardéfinition familière.

Limites du diagnostic prénatal

Même dans une situation à risqueconnu avant la grossesse, des dif-ficultés sont possibles. La maladiedu sujet atteint dans la famille (le“cas index”) doit être certaine. Uneerreur conduirait lors des gros-sesses suivantes à un diagnosticprénatal erroné. Un diagnostic prénatal n’est pastoujours possible, en particulier sile mécanisme moléculaire de lamaladie est mal connu. Un prélè-vement fœtal de mauvaise qualité,insuffisant ou contaminé, peut êtreà l’origine d’une erreur. Enfin, lavariabilité d’expression d’unemaladie génétique peut nous pla-cer dans une situation d’embarras,quand nous savons reconnaître laprésence d’un gène anormal sansêtre capable de prédire la gravitéde la maladie chez l’enfant ànaître.

4e Colloque de Bicêtre

Le handicap comme préjudice ? À propos de l’arrêt PerrucheOrganisé par la Faculté de médecine Paris-Sud, l’Espace éthique AP-HP, la Faculté Jean Monnet et le GREBB,le Colloque de Bicêtre est désormais considéré comme le rendez-vous éthique de la rentrée. Professionnelsde la santé et juristes associent les meilleures compétences dans le cadre d’une confrontation traitant d’unthème d’actualité. Précédents thèmes traités : La relation médecin-malade face aux exigences de l’information ; Face aux finsde vie et à la mort ; Dossier médical, dossier infirmier : Pourquoi ? Pour qui ?

Vendredi 5 octobre 2001, 9h-17h30Lieu : Faculté de médecine Paris-Sud

Renseignements : Espace éthique, fax : 01 44 84 17 58, e-mail : espace-ethique@ sls.ap-hop-paris.frInscriptions gratuites dans la limite des place disponibles.

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Œuvre communeAtelier du Centre d’activités thérapeutiques et d’éveil,hôpital San Salvadour, AP-HP

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Arrêt de la Cour de cassation,17 novembre 2000

Arrêt de la Cour de cassation,Assemblée plénière, 17 novembre 2000,M. et Mme X. c/ Mutuelle d’assurance etautres.

La Cour de cassation, siégeant en assembléeplénière, a rendu l’arrêt suivant :

Sur le pourvoi formé par :

1° M. X., agissant tant en son nom personnelqu’en sa qualité d’administrateur légal desbiens de son fils mineur N.,

2° Mme X.,

En cassation d’un arrêt rendu le 5 février1999 par la Cour d’appel de C. (chambresolennelle), au profit :

1° de la Mutuelle d’assurance du corps sani-taire français,

2° de M. Y.,

3° de la Mutuelle des pharmaciens,

4° du Laboratoire de biologie médicale deB.,

5° de la Caisse primaire d’assurance maladie(CPAM) de Z.,

défenseurs à la cassation ;

La Caisse primaire d’assurance maladie deZ., défenderesse au pourvoi principal, aformé un pourvoi incident contre le mêmearrêt ;

Les époux X. et la CPAM de Z. ont déposéchacun un pourvoi en cassation contre l’ar-rêt de la Cour d’appel de D. (premièrechambre, section B) en date du 17 décembre1993 ;

Cet arrêt a été cassé le 26 mars 1996 par laCour de cassation ;

La cause et les parties ont été renvoyéesdevant la Cour d’appel de C. qui, saisie de lamême affaire, a statué par arrêt du 5 février1999 dans le même sens que la Cour d’appelde D. par les motifs qui sont en oppositionavec la doctrine de l’arrêt de cassation ;

Un pourvoi ayant été formé contre l’arrêt dela Cour d’appel de C., M. le premier prési-dent a, par ordonnance du 21 avril 2000,renvoyé la cause et les parties devantl’Assemblée plénière ;

Les demandeurs au pourvoi principal invo-quent, devant l’Assemblée plénière, lesmoyens de cassation annexés au présentarrêt ;

Ces moyens ont été formulés dans unmémoire déposé au greffe de la Cour de cas-sation par Me Choucroy, avocat des épouxX. ;

Un mémoire en défense et un pourvoi inci-

dent ont été déposés par la SCP Gatineau,avocat de la CPAM de Z. ;

Un mémoire en défense a été déposé par MeLe Prado, avocat de M. Y. et la Mutuelle d’as-surance du corps sanitaire français ;

Un mémoire de défense a été déposé par laSCP Piwnica et Molinié, avocat de laMutuelle des pharmaciens et de M. A.venant aux droits du Laboratoire de biologiemédicale de B. ;

Sur quoi, la Cour, siégeant en Assembléeplénière, en l’audience publique du 3novembre 2000, où étaient présents : M.Canivet, premier président, MM. Beauvois,Lemontey, Gélineau-Larrivet, Dumas, Buffet,Cotte, présidents, M. Sargos, conseiller rap-porteur, M. Renard-Payen, Mlle Fossereau,MM. Guerder, Tricot, Roman, Gougé,Guerrini, Blondet, Chagny, Mme Garnier, M.Mazars, conseillers, M. Sainte-Rose, avocatgénéral, Mme Tardi, greffier en chef ;

Sur le rapport de M. Sargos, conseiller, assis-té de Mme Bilger, auditeur, les observationsde Me Choucroy, de Me Le Prado, de la SCPPiwnica et Molinié, de la SCP Gatineau, lesconclusions de M. Sainte-Rose, avocat géné-ral, visant au rejet du pourvoi, auxquelles lesparties, invitées à le faire, n’ont pas souhai-té répliquer, et après en avoir délibéréconformément à la loi ;

Sur le deuxième moyen, pris en sa premièrebranche du pourvoi principal formé par lesépoux X., et le deuxième moyen du pourvoiprovoqué, réunis, formé par la Caisse pri-maire d’assurance maladie de Z. :

Vu les articles 1165 et 1382 du Code civil ;

Attendu qu’un arrêt rendu le 17 décembre1993 par la Cour d’appel de D. a jugé, depremière part, que M. Y., médecin, et leLaboratoire de biologie médicale de B., auxdroits duquel est M. A., avaient commis desfautes contractuelles à l’occasion derecherches d’anticorps de la rubéole chezMme X. alors qu’elle était enceinte, dedeuxième part, que le préjudice de cettedernière, dont l’enfant avait développé degraves séquelles consécutives à une atteintein utero par la rubéole, devait être réparédès lors qu’elle avait décidé de recourir àune interruption volontaire de Grossesse encas d’atteinte rubéolique et que les fautescommises lui avaient fait croire à tort qu’elleétait immunisée contre cette maladie, detroisième part, que le préjudice de l’enfantn’était pas en relation de causalité avec cesfautes ; que cet arrêt ayant été cassé en saseule disposition relative au préjudice del’enfant, l’arrêt attaqué de la cour de renvoidit que “l’enfant N. X. ne subit pas un préju-dice indemnisable en relation de causalitéavec les fautes commises” par des motifstirés de la circonstance que les séquellesdont il était atteint avaient pour seule causela rubéole transmise par sa mère et non cesfautes et qu’il ne pouvait se prévaloir de ladécision de ses parents quant à une inter-ruption de grossesse ;

Attendu, cependant, que dès lors que lesfautes commises par le médecin et le labo-ratoire dans l’exécution des contrats formésavec Mme X. avaient empêché celle-cid’exercer son choix d’interrompre sa gros-sesse afin d’éviter la naissance d’un enfantatteint d’un handicap, ce dernier peutdemander la réparation du préjudice résul-tant de ce handicap et causé par les fautesretenues ;

PAR CES MOTIFS, et sans qu’il soit nécessai-re de statuer sur les autres griefs de l’un etl’autre des pourvois :

CASSE ET ANNULE, en son entier, l’arrêtrendu le 5 février 1999, entre les parties, parla Cour d’appel de C. ; remet, en consé-quence, la cause et les parties dans l’état oùelles se trouvaient avant ledit arrêt et, pourêtre fait droit, les renvoie devant la Courd’appel de D., autrement composée que lorsde l’audience du 17 décembre 1993 ;

Condamne la Mutuelle d’assurance du corpssanitaire français, M. Y., la Mutuelle despharmaciens et le Laboratoire de biologiemédicale aux dépens ;

Vu l’article 700 du nouveau Code de procé-dure civile, rejette la demande de la Caisseprimaire d’assurance maladie de Z. ;

Dit que sur les diligences de M. le procureurgénéral près la Cour de cassation, le présentarrêt sera transmis pour être transcrit enmarge ou à la suite de l’arrêt annulé ;

Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation,siégeant en Assemblée plénière, et pronon-cé par le premier président en son audiencepublique du dix-sept novembre deux mille.

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Rapport de Pierre Sargosconseiller rapporteur à la Cour de cassation

I. Sur les faits et la procédure

1. 17 avril 1982 : M. Y..., qui est le médecinde famille des époux X..., constate que lafille du couple, alors âgée de quatre ans,présente une éruption cutanée évoquant larubéole.

2. 10 mai 1982 : le même praticien constateque Mme X..., alors âgée de 26 ans, présen-te à son tour une éruption identique à cellede sa fille, associée à une fébrilité et à desadénopathies, qui sont le signe de la rubéo-le.Or si la rubéole, maladie infectieuse virale,est généralement sans conséquences graveschez l’enfant et chez l’adulte, il en est autre-ment lorsqu’elle atteint une femme enceintenon immunisée. Un ouvrage qui fait autoritéen la matière, le Dictionnaire des maladiesinfectieuses de Didier Raoult (EditionElsevier, 1998) précise ainsi que “lorsquel’infection maternelle a lieu avant la 11e

semaine d’aménorrhée, le risque d’infectionfœtale est très élevé (environ 90 %)”. Et cetteinfection a pour le fœtus des conséquencesd’une exceptionnelle gravité, connues sousle nom de syndrome de Gregg, à savoir, deslésions auditives (surdité), oculaires (allantjusqu’à la cécité), cardiaques et mentales. Cerisque majeur de naissance d’un enfantaveugle, sourd-muet et mentalement atteinta d’ailleurs conduit le ministère français dela santé à imposer en 1978 le diagnosticsérologique de la rubéole lors de l’examenprénuptial des femmes de moins de cin-quante ans.Lorsque l’atteinte rubéolique a été constatéechez Mme X..., elle pensait être enceinte. Ledocteur Y..., conformément aux exigencesdes données acquises de la science en lamatière, a prescrit un sérodiagnostic de larubéole que sa patiente a fait réaliser par unlaboratoire de biologie médicale (aux droitsduquel est maintenant M. A...).

3. 12 mai 1982 : un premier prélèvement estfait. Il se révèle négatif.

4. 27 mai 1982 : un second prélèvement estréalisé par le même laboratoire. Il se révèlepositif avec une présence d’anticorps autaux de 1/160.À cette même date, la grossesse de Mme X...est confirmée.

5. Eu égard à ces résultats contradictoiresdes deux prélèvements, le laboratoire a pro-cédé — comme le prévoit la réglementation— à une analyse de contrôle d’un échan-tillon conservé du premier prélèvement du12 mai.Le résultat de cette analyse de contrôle —communiqué au docteur Y... par Mme X... —fut présenté comme étant positif avec untaux d’anticorps de 1/160.

6. Or — et ce point ne fait l’objet d’aucunecontestation — les conséquences du fait queles résultats des deux prélèvements soientou non différents sont capitales :- si le premier prélèvement du 12 mai étaitbien négatif et le second du 27 mai positif, ilen résultait que Mme X... présentait une

rubéole en cours avec le risque majeur d’at-teinte du fœtus.- si, par contre, les deux prélèvementsétaient positifs, il s’agissait de simples tracesd’une rubéole ancienne insusceptible d’af-fecter l’enfant à naître.

7. 14 janvier 1983 : Mme X... met au mondeun garçon, prénommé Nicolas, qui a présen-té la quasi-totalité des manifestations du syn-drome de Gregg : troubles neurologiquesgraves, surdité bilatérale, rétinopathie (œildroit ne voyant pas et glaucome), et cardio-pathie, impliquant en permanence l’assistan-ce d’une tierce personne. Il n’est pas contes-té que l’état de l’enfant est consécutif à larubéole congénitale contractée pendant lavie intra-utérine.

8. Après avoir obtenu en référé le 13 sep-tembre 1988 la désignation d’un expert, dontle rapport a été déposé le 17 juillet 1989,Mme X... et son mari ont assigné au fond ledocteur Y... et son assureur, la Mutuelle d’as-surance du corps sanitaire français (MACSF)ainsi que le Laboratoire de biologie médica-le, et son assureur, la Mutuelle des pharma-ciens (MDP).

9. Par jugement du 13 janvier 1992 leTribunal de grande instance d’Évry, se fon-dant sur divers éléments qu’il est inutile dediscuter dès lors qu’ils ne sont plus en ques-tion devant la Cour de cassation, a retenuque le docteur Y... et le laboratoire avaientcommis une faute en ce qui concerne l’ana-lyse de contrôle du premier prélèvement du12 mai 1982, qui était en réalité négativealors qu’elle avait été présentée commepositive.Cette juridiction a donc déclaré le praticienet le laboratoire “responsables de l’état desanté de Nicolas X...” et les a condamnés insolidum avec leur assureur respectif à payerune provision de 500 000 francs à valoir surson préjudice corporel et 1 851 128 francs àla CPAM de l’Yonne au titre des prestationsversées. Elle a sursis à statuer jusqu’au résul-tat d’une expertise en ce qui concerne lepréjudice de Mme X...

10. Le docteur Y... a interjeté appel de cejugement en soutenant que le laboratoireétait le seul responsable de l’erreur, tandisque ce dernier ne contestait pas sa faute, sebornant à critiquer le seul partage de res-ponsabilité.Par son arrêt du 17 décembre 1993 la Courd’appel de Paris (1ère chambre, section B) aretenu que le médecin avait commis unefaute “dans l’exécution de son obligationcontractuelle de moyens” et qu’il devait enréparer les conséquences dommageablespour Mme X... dès lors “qu’elle lui avait faitconnaître sa volonté et celle de son marid’interrompre la grossesse en cas de rubéo-le”. L’arrêt a donc confirmé le jugement “ence qu’il a déclaré responsable in solidum lelaboratoire de biologie médicale et le doc-teur Y..., ainsi que leurs assureurs respectifsdes conséquences dommageables causéespar leurs fautes respectives”. Ce chef du dis-positif de l’arrêt du 17 décembre 1993 estirrévocablement passé en force de chosejugée.

Mais la Cour d’appel a réformé pour le sur-plus et dit “que le préjudice de l’enfantNicolas X... n’est pas en relation de causali-té avec les fautes commises” et que lessommes versées en exécution du jugementdevraient être remboursées. Au soutien deces chefs de sa décision, la Cour d’appel aénoncé en substance que :- le fait pour l’enfant de devoir supporter lesconséquences de la rubéole faute pour lamère d’avoir décidé une interruption degrossesse ne peut, à lui seul, constituer pourl’enfant un préjudice réparable ;- les séquelles dont est atteint Nicolas X...ont pour seule cause la rubéole que lui atransmise in utero sa mère (...) cette infec-tion au caractère irréversible est inhérente àla personne de l’enfant et ne résulte pas desfautes commises.

11. Contre cet arrêt, les époux X... ont forméun premier pourvoi en cassation. Leur pre-mier moyen (repris par le pourvoi de laCPAM de l’Yonne) reprochait à la Cour d’ap-pel d’avoir ainsi exclu tout lien de causalitéentre le préjudice de leur enfant et les fautes“alors que, dès lors qu’il résulte des consta-tations de l’arrêt que, alors que les parentsavaient marqué leur volonté en cas derubéole de recourir à un avortement, la fautede diagnostic du médecin et d’analyse dulaboratoire avait faussement induit lesparents dans la croyance que la mère étaitimmunisée contre la rubéole, il en résultaitqu’il existait un lien de causalité entre lesfautes du médecin et du laboratoire et laperte d’une chance pour l’enfant d’éviter desupporter les conséquences de la rubéolecontractée par la mère en début de grosses-se, si bien que la Cour d’appel n’a pas justi-fié légalement sa décision au regard de l’ar-ticle 1147 du Code civil”.Par arrêt du 26 mars 1996 (Civ. I, Bull. n°156, p. 109) la première Chambre civile aaccueilli ce moyen et prononcé une cassa-tion dans les termes suivants :“Attendu qu’en statuant ainsi (cf. les motifsrésumés au n° 11), alors qu’il était constatéque les parents avaient marqué leur volonté,en cas de rubéole, de provoquer une inter-ruption de grossesse et que les fautes com-mises les avaient faussement induits dans lacroyance que la mère était immunisée, ensorte que ces fautes étaient génératrices dudommage subi par l’enfant du fait de larubéole de sa mère, la cour d’appel a violéle texte susvisé”.La cassation prononcée est expressémentlimitée à la seule question du lien de causa-lité entre les fautes commises et le préjudicede l’enfant et au remboursement des provi-sions allouées par le TGI d’Évry.

12. Statuant comme Cour de renvoi, la Courd’Orléans, par arrêt du 5 février 1999 a, dansson dispositif “dit que l’enfant Nicolas X... nesubit pas de préjudice indemnisable en rela-tion de causalité avec les fautes commisespar le laboratoire de biologie médicale et ledocteur Y...” et ordonné le remboursementdes sommes allouées par le TGI d’Évry. Ils’agit donc d’un arrêt de “rébellion” sur lamotivation duquel on reviendra dans laseconde partie de ce rapport.

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13. Contre cet arrêt, signifié à partie le 22février 1999, les époux X... ont formé unpourvoi en cassation le 14 avril 1999 par leministère de Maître Choucroy, qui a déposéun mémoire ampliatif le 15 juin 1999, signi-fié aux autres parties le 29 juin.Le 29 septembre1999 la CPAM de l’Yonne adéposé un mémoire en défense et formé unpourvoi incident (Maître Gatineau) endemandant une somme de 19 000 francs autitre de l’article 700 du nouveau Code deprocédure civile. Le même jour M. Y... et laMACSF ont déposé un mémoire en défense(Maître Le Prado) ; il en a été de même dela Mutuelle des pharmaciens et de M. A...,venant aux droits du laboratoire (SCPPiwnica et Molinié).

II. Sur les moyens des pourvois

14. Comme on l’a indiqué, il y a contre l’ar-rêt attaqué deux pourvois : le pourvoi prin-cipal des époux X... et le pourvoi incidentde la CPAM de l’Yonne.Chacun de ces pourvois comporte troismoyens. Mais seuls le deuxième moyen dupourvoi principal, en sa première branche,et le deuxième moyen du pourvoi incidentconcernent la question du préjudice person-nel de l’enfant handicapé lorsque son handi-cap a été contracté in utero ou, situationvoisine, est inhérent à son patrimoine géné-tique. Il s’agit de ce que nous proposonsd’appeler le handicap d’origine endogène.Or c’est cette unique question qui a été l’ob-jet de l’arrêt de “rébellion” de la Courd’Orléans et qui motive le renvoi devantl’Assemblée plénière.Dès lors, dans le souci d’aller immédiate-ment à l’essentiel, on abordera en premierlieu cette question, l’examen des autresgriefs étant renvoyé in fine.

II. 1 Sur la question du préjudice de l’enfantdont le handicap est d’origine endogène

15. Pour estimer ce préjudice non établi laCour d’appel d’Orléans, après avoir consta-té, comme celle de Paris, que Mme X... avait“clairement manifesté la volonté, en cas d’at-teinte rubéolique, de procéder à une inter-ruption volontaire de grossesse” et que lesfautes commises ne lui avaient pas permisd’y recourir, a énoncé que :- (...) dès lors que le dommage peut avoirune autre cause que la faute constatée, cettefaute ne peut être censée constituer la condi-tion sine qua non de la perte de chance (ils’agit de la perte de chance d’éviter lesconséquences de la rubéole contractée parla mère en début de grossesse, mais onnotera que la Cour de cassation dans sonarrêt du 26 mars 1996 ne s’était pas fondéesur le concept de perte de chance pour pro-noncer une cassation) ;- il est constant que les praticiens sont étran-gers à la transmission à la mère de la rubéo-le ; ils ne sont intervenus qu’après le débutde la grossesse, de sorte que ne pouvait plusêtre évitée la conception de l’enfant ;- une thérapeutique quelconque pratiquéeen début de grossesse n’aurait pu supprimer,voire limiter les effets de la rubéole sur lefœtus ;

- Nicolas, qui n’avait aucune chance de venirau monde normal ou avec un handicapmoindre, ne pouvait que naître avec lesconséquences douloureuses imputables à larubéole à laquelle la faute des praticiens estétrangère, ou disparaître à la suite d’uneinterruption volontaire de grossesse dont ladécision n’appartient qu’à ses parents et quine constitue pas pour lui un droit dont ilpuisse se prévaloir ;- que la seule conséquence en lien avec lafaute des praticiens est la naissance de l’en-fant ;- que si un être humain est titulaire de droitsdés sa conception, il n’en possède pas pourautant celui de naître ou de ne pas naître, devivre ou de ne pas vivre ; qu’ainsi sa nais-sance ou la suppression de sa vie, ne peutpas être considérée comme une chance oucomme une malchance dont il peut tirer desconséquences juridiques ;- que dès lors, Nicolas X... représenté parson père, ne peut pas invoquer à l’encontredes praticiens, comme source de dommage,le fait d’être né parce que, à raison de leursfautes conjuguées, ils n’ont pas donné à sesparents les éléments d’appréciations suffi-sants pour leur permettre d’interrompre leprocessus vital qui devait aboutir à la nais-sance.

16. À l’encontre de cette motivation, la pre-mière branche du deuxième moyen dupourvoi principal objecte “qu’il résulte despropres constatations de l’arrêt attaqué quela mère de l’enfant avait clairement exprimésa volonté, en cas d’atteinte rubéolique, deprocéder à une interruption volontaire degrossesse et que les fautes conjuguées despraticiens ne lui ont pas permis de recourirà cette solution ; qu’il s’ensuit que ces fautesétaient génératrices du dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de sa mère ;qu’en écartant le lien de causalité entre lesfautes constatées et le dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de la mère, l’ar-rêt attaqué a violé l’article 1147 du Codecivil”.Et le deuxième moyen du pourvoi incidentde la CPAM de l’Yonne s’exprime ainsi : “Ilrésulte des propres énonciations des jugesdu fond que Mme X... avait manifesté lavolonté de provoquer une interruption degrossesse en cas de rubéole ; que les fautesconjuguées des praticiens ont induit la faus-se certitude que Mme X... était immuniséecontre la rubéole et qu’elle pouvait pour-suivre sa grossesse sans aucun risque pourl’enfant ; qu’en conséquence, ses fautesétaient génératrices du dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de la mère ;qu’en niant tout lien de causalité entre lesfautes constatées et le dommage subi parl’enfant, l’arrêt a violé l’article 1147 du Codecivil.”On voit donc que, sous quelques variantesde forme, les deux griefs sont identiques desorte qu’ils doivent faire l’objet d’une discus-sion commune.

17. Cette discussion est d’une rare difficultécar, au-delà de la problématique juridiquedu lien de causalité entre une faute et undommage et des querelles théoriques, sinonscolastiques, le concernant, se pose la ques-

tion ontologique de l’être humain et la ques-tion éthique de la dignité et du respect de lapersonne humaine. Le droit ne peut l’ignoreret la Cour de cassation, précurseur en lamatière, ne l’ignore pas puisque, bien avantles lois bioéthiques de 1994, elle avait affir-mé dans l’arrêt Teyssier (Req. 28, janvier1942, D.1942, recueil critique, jurisprudence,p. 63), la valeur fondamentale du “respectde la personne humaine”, fondement dudevoir d’information du médecin.

18. C’est en effet, comme on le verra, essen-tiellement sur le principe du respect de lapersonne humaine que se focalisent lescontroverses sur le droit pour l’enfant dedemander la réparation d’un handicap dontl’origine remonte à la vie intra-utérine et qui,pour être évité, suppose le recours à uneinterruption volontaire de grossesse.L’alternative est alors redoutable dans sasécheresse : ne pas vivre, ou vivre avec unhandicap majeur. Mais reconnaître un préju-dice propre à l’enfant, n’est-ce pas implicite-ment admettre que la vie d’un handicapé nevaut pas la vie “normale” puisqu’il faut l’in-demniser et admettre aussi que la non-vieest préférable à la vie handicapée ? On verrapar la suite que cette inquiétude a été expri-mée sous des formes diverses tant en Francequ’à l’étranger.

19. Mais une réflexion en profondeur doitpartir du début. Or ce début se trouve mani-festement, car tout en procède, dans la loi n°75-17 du 17 janvier 1975 relative à l’inter-ruption volontaire de grossesse (II.1.1) ; puisnous aborderons la question de la responsa-bilité et du préjudice en matière d’IVG(II.1.2), en insistant sur la problématique dulien de causalité (II.1.3), et, enfin, nous trai-terons du principe du respect de la person-ne humaine au regard de la réparation dupréjudice de l’enfant. (II.1.4). Il va de soique l’ensemble de l’étude sera en perma-nence éclairée non seulement par les déci-sions judiciaires, mais également par cellesdu juge constitutionnel et administratif, caren cette matière on ne saurait avoir un espritde chapelle. Les hasards de l’histoire qui ontconduit aux répartitions de compétencesque l’on connaît ne doivent pas empêcherles juges de tous les ordres de s’efforcerd’unifier leurs approches dans l’intérêt supé-rieur des personnes. Enfin, on évoqueraaussi la façon dont des juridictions de paysétrangers ont abordé cette difficulté.

II.1.1. La législation sur l’interruption volon-taire de grossesse

20. On ne reviendra pas, bien entendu, surl’adoption difficile, et pour beaucoup déchi-rante, de cette loi qui a marqué une évolu-tion majeure de nos mœurs et de nosconcepts de la personne humaine. Pourtantles cicatrices ne sont pas encore totalementrefermées, comme en témoigne, parexemple, le rapport du professeur IsraëlNisand du 19 mars 1999 sur les difficultésd’application de l’interruption volontaire degrossesse (cf. pour un résumé la RDSS dejuillet/septembre 1999, p. 499).Cette loi, après avoir, dans son article pre-mier, affirmé que “la loi garantit le respect

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de tout être humain dès le commencementde la vie. Il ne saurait être porté atteinte à ceprincipe qu’en cas de nécessité et selon lesconditions définies par la présente loi”, pré-voit deux cas d’interruption volontaire degrossesse :- a) l’interruption volontaire de la grossessepratiquée avant la fin de la dixième semaine(art. L 162-1 à L 162-11 du Code de santépublique).La femme enceinte que son état place dansune situation de détresse peut demander àson médecin l’interruption de sa grossesse(art. L 161-1). Elle doit observer une certaineprocédure consistant en une premièreconsultation médicale (art. L 162-3), puisune consultation d’ordre social (art. L 162-4),enfin, une semaine après la premièreconsultation, elle doit confirmer par écrit sademande d’IVG (art. L 162-5).- b) l’interruption volontaire de la grossessepratiquée pour des motifs thérapeutiques(art. L162-12 et L 162-13 du CSP).Elle peut être pratiquée à toute époque sideux médecins attestent, après examen etdiscussion, que la poursuite de la grossessemet en péril grave la santé de la femme ouqu’il existe une forte probabilité que l’enfantà naître soit atteint d’une affection d’une par-ticulière gravité reconnue comme incurableau moment du diagnostic.

21. Il ressort de renseignements communi-qués par la direction de la recherche, desétudes, de l’évaluation et des statistiques duministère de l’Emploi et de la Solidarité queles IVG de la première catégorie représen-tent une écrasante majorité par rapport auxIVG de nature thérapeutique. Sur un nombretotal d’IVG qui, entre 1995 et 1998, oscilleentre 193 987 et 212 103, le nombre d’IVGdécidées pour des raisons thérapeutiquesest, respectivement, de 2 212 et 3 026, soit1,1 % et 1,4 %.Dans le cas de Mme X... sa demande d’IVGaurait relevé de la première catégoriepuisque, compte tenu des dates, si l’erreurn’avait pas été commise elle aurait été dansle délai de 10 semaines pour faire procéderà une interruption de sa grossesse. Cet élé-ment n’a d’ailleurs fait l’objet d’aucunecontestation devant les juges du fond quitous ont reconnu que la possibilité d’uneIVG lui était ouverte. Et, à supposer mêmequ’elle ait dépassé ce délai de 10 semaines,elle aurait obtenu l’accord de deux médecinspour une IVG thérapeutique compte tenu del’exceptionnelle fréquence et gravité durisque (cf. supra n° 2) et du fait qu’il n’exis-te aucun moyen curatif des conséquences del’atteinte d’un fœtus par la rubéole.

22. Il nous paraît utile d’ajouter quelquesobservations sur cette législation et lescontestations dont elle a fait l’objet devant lejuge constitutionnel et le juge administratifcar les solutions données sont de nature àavoir une incidence sur les appréciations del’Assemblée plénière dans le présent pour-voi.Un certain nombre de parlementaires ontsaisi le Conseil constitutionnel en faisantvaloir que cette loi aurait été contraire à desengagements internationaux de la France età des droits de l’homme.

Le Conseil constitutionnel s’est prononcé le15 janvier 1975 (décision n° DC 74-54, qui afait l’objet de nombreux commentaires telsceux de MM. Bey, Eissen, Favoreu et Philip,Franck, Hamon, Rideau, Rivero, Robert,Jacques, Roujou de Boubee, Ruzic, Schwart,Zengerg). S’agissant des traités, le Conseils’est déclaré incompétent. S’agissant desdroits de l’homme, il a écarté les griefs enénonçant, en substance, d’une part, que laliberté des personnes appelées à recourir ouà participer à une IVG était respectée,d’autre part, que cette loi n’admettait qu’ilsoit porté atteinte au principe du respect detout humain dès le commencement de la vie,rappelé dans son article 1er, qu’en cas denécessité et selon les conditions et limita-tions qu’elle définit.On attirera en particulier l’attention sur leconcept de liberté de la personne quirecourt à l’IVG, c’est-à-dire la femme elle-même, comme le constatait par exempleM.Bey au JCP 1975, II, 18030, tout en regret-tant qu’il ne soit tenu compte ni de la col-lectivité, ni du père.

23. Or ce père est intervenu à l’occasiond’un important arrêt d’assemblée du Conseild’État, l’arrêt Lahache rendu aux conclusionsparticulièrement éclairantes de M. Genevois(CE 31, octobre 1980, rec. p. 403 ; D 1981,p. 38, concl. Genevois ; JCP 1982, II, 19732,note f. Dekeuver-Defossez).Un mari, dont l’épouse avait fait interrompresa grossesse dans un hôpital public, soute-nait que cet établissement de santé avaitcommis une faute car, selon lui, sa femmene se trouvait pas dans un état de détresselégitimant le recours à une IVG. Le mari sou-tenait donc la thèse, défendue par certains,suivant laquelle il devait y avoir un contrôlede l’état de détresse invoqué par la mère. MGenevois, s’appuyant notamment sur uneanalyse rigoureuse des textes et des travauxpréparatoires, a défendu fermement l’idéesuivant laquelle “l’état de détresse mention-né dans la loi de 1975 est donc une notionpurement subjective que la femme appréciesouverainement, sauf s’il s’agit d’une femmemineure non mariée. Les consultations orga-nisées par la loi, qu’il s’agisse de celle d’unmédecin, exigée par l’article L 162-3 ou decelle d’un organisme à vocation sociale, quiest prévue par l’article L 162-4, sont desti-nées à éclairer la femme sur la portée de sonchoix mais non à substituer sa décision àcelle d’un tiers”. Et dans son arrêt le Conseild’État a clairement décidé qu’il n’appartenaitqu’à la femme majeure “d’apprécier elle-même si sa situation justifie l’interruption dela grossesse”.En décider autrement aurait d’ailleurs vidé laloi d’une grande partie de sa portée et faitdes consultations une véritable inquisitionhumiliante et traumatisante pour la femme.Celle-ci n’est même pas tenue de révéler lesmobiles de sa décision de recourir à uneIVG au médecin ou au service social, et cesderniers n’ont aucun droit de l’interroger surces mobiles ; ils ne peuvent que prendreacte de l’état de détresse discrétionnairementaffirmé par la femme et lui donner les infor-mations — concernant en particulier lesrisques de l’intervention et les aides dontelle peut bénéficier pendant sa grossesse et

après la naissance de l’enfant si elle décidede le garder — énumérées par les articles L162-3 et L 162-4. Mais la conscience desmédecins est évidemment préservée puis-qu’ils ont la liberté, elle aussi discrétionnai-re, de refuser de pratiquer une IVG (art. L162-8).

24. Pourtant, malgré ces deux décisions quisituaient clairement l’IVG sur le terrain de laseule responsabilité de la femme et sur sonappréciation totalement libre et discrétion-naire d’y recourir (bien entendu dans lesconditions légales) des controverses se sontpoursuivies — et se poursuivent encore —sur le point de savoir s’il existait réellement“un droit à l’avortement” pouvant s’opposerà un “droit à la vie”. Et, au nom de ce der-nier droit, il a été soutenu qu’il était légitimede faire entrave à une IVG, ce que laChambre criminelle de la Cour de cassationa écarté par son arrêt du 31 janvier 1996(Crim., Bull. n° 57, p. 147) en relevant que“l’état de nécessité, au sens de l’article 122-7du Code pénal, ne saurait être invoqué pourjustifier le délit d’entrave à l’interruptionvolontaire de grossesse, dès lors que celle-ciest autorisée, sous certaines conditions, parla loi du 17 janvier 1975”.La Chambre sociale de la Cour de cassationa même été saisie d’une affaire dans laquel-le une assurée sociale demandait à l’URSSAFde lui rembourser une fraction des cotisa-tions de Sécurité sociale en faisant valoirqu’elle avait été affectée à des dépenses enrelation avec l’interruption volontaire degrossesse. Le Tribunal des affaires deSécurité sociale l’ayant déboutée de sademande, elle a formé un pourvoi qui a étérejeté au motif que “l’article 9 de laConvention européenne des Droits del’homme et des libertés fondamentalesgarantissant à toute personne le droit à laliberté de pensée, de conscience et de reli-gion ne confère pas le droit d’invoquer sesconvictions pour s’opposer à l’affectation,quelle qu’elle soit, des cotisations socialesconformément à la législation en vigueur”(Cass. ch. Soc., 9 décembre 1993, Bull. n°309, p. 210). Cette formule de la Chambresociale n’est d’ailleurs pas sans rappeler l’ob-servation de M Genevois qui, dans sesconclusions précitées, après avoir émit uneréserve personnelle quant au fait que lareconnaissance de l’IVG comporterait uni-quement des aspects positifs, souligne qu’ilne se sentait pas “autorisé à faire prévaloirune éthique personnelle sur la volonté clai-rement manifesté par le parlement de laRépublique”. D’aucuns auraient gagné às’inspirer de cette réflexion de dignité.Plus récemment encore des associations ontcontesté devant le Conseil d’État la légalitéd’arrêtés relatifs, notamment, à la détectiondu risque de trisomie 21 fœtale en soutenantque de tels examens portaient atteinte audroit à la vie de l’enfant. Par deux arrêts des7 mai 1999 (Req. 192902) et 10 juin 1999(Req. 186479), le Conseil d’État a rejeté desrecours en relevant en particulier l’inopéran-ce des griefs au regard de l’article 16-1 duCode civil.

25. On citera enfin, toujours au regard deces combats incessants contre la loi de 1975

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au nom de l’affirmation d’un “droit à la vie”censé légitimer toutes les formes d’opposi-tion, la chronique de Mme JacquelineRubellin-Devichi “Le droit et l’interruptionde grossesse” parue au numéro 69 du 7 juin1996 des Petites affiches où, après avoir faitnotamment référence à des décisions de laCour de justice des communautés euro-péennes (4.X.91 RDSS 1992, p. 49, noteDubouis) et de la Cour européenne desDroits de l’homme (29.X.92 RDSS 1993, p.37, note Dubouis), elle souligne que “laquestion de la légitimité de l’IVG ne sauraitse poser en termes de droits, droit de l’en-fant à la vie, droit de la femme à l’avorte-ment. Il y a une liberté, celle de la femmedont il convient seulement de se demandersi, et dans quelle mesure, cette liberté estlimitée par le respect que les lois du 17 jan-vier 1975 et du 29 juillet 1994 (alinéa 1 del’article 16 du Code civil) garantissent à toutêtre humain dès le commencement de lavie” (on rappellera que l’article 16 du Codecivil dispose que “la loi assure le respect dela personne, interdit toute atteinte à la digni-té de celle-ci et garantit le respect de l’êtrehumain dès le commencement de sa vie”).On peut en définitive estimer que le recoursà l’interruption volontaire de grossesse, qu’ils’agisse, pendant les dix premièressemaines, d’une IVG sans autre conditionque l’affirmation par la femme de son état dedétresse, ou, après la dixième semaine,d’une IVG soumise au contrôle médical de lamise en péril grave de sa santé ou d’uneforte probabilité que l’enfant à naître soitatteint d’une affection incurable d’une parti-culière gravité, s’analyse comme une moda-lité de la liberté inaliénable, discrétionnaireet strictement personnelle de la femme dedécider ou non d’interrompre sa grossesse.Nul ne peut se substituer à elle dans cechoix, ni le lui imposer, ce qui signifie querelève d’une pure ineptie juridique l’opinionsuivant laquelle un enfant né affecté d’unhandicap pourrait mettre en cause la res-ponsabilité de sa mère pour n’avoir pas eurecours à un avortement. Il ne peut êtresérieusement soutenu en droit français quela logique de l’action en wrongful lifeconduirait à transformer la faculté d’avorte-ment reconnue à la mère en obligation.Retenir une responsabilité reviendrait eneffet à dire, en violation de la loi du 17 jan-vier 1975, qu’un avortement pourrait êtreimposé à la mère contre son gré.Ainsi, à supposer que dans la présente affai-re Mme X... ait été exactement informée deson absence d’immunité contre la rubéole etdu risque pour le fœtus, et qu’elle ait néan-moins décidé de ne pas recourir à une IVG,son enfant n’aurait strictement aucun droitde rechercher la responsabilité de sa mère.Quant à la mise en cause de la responsabili-té du père, elle est également impossiblepuisque tout repose sur la seule liberté dis-crétionnaire de la femme. Cette liberté estbien entendu encadrée par la loi, mais c’estlà un trait commun à toutes les libertés. Et,s’agissant d’une liberté, dès lors qu’il y estporté atteinte, se pose la question de la res-ponsabilité administrative, civile, ou pénale,de celui qui y porte atteinte.

II.1.2. La responsabilité et le préjudice enmatière d’IVG

On examinera successivement la jurispru-dence avant les deux arrêts de la premièreChambre civile du 26 mars 1996, puis cesdeux arrêts et enfin l’arrêt du Conseil d’Étatdu 14 février 1997.

a) bilan jurisprudentiel avant les deux arrêtsde la première Chambre civile du 26 mars1996.

26. Cette responsabilité a été très rapidementrecherchée devant le juge administratif àl’occasion de l’arrêt d’assemblée du Conseild’État “Melle R...” du 2 juillet 1982 (rec. p.266 aux conclusions de M. Michel Pinaultpubliées à la RDSS 1983, p. 95, avec unenote de F. Moderne à la GP du 14 avril1983).Les faits étaient simples : une jeune femmeavait subi dans un hôpital public une IVG dela première catégorie, c’est-à-dire pour motifnon thérapeutique. Mais il s’est avéré quecette intervention n’avait pas réussi car lagrossesse de Melle R... s’était poursuivie etelle avait mis au monde un enfant normale-ment constitué.Elle a engagé une action devant le jugeadministratif en soutenant que l’échec del’IVG, imputable selon elle à l’hôpital, luiavait causé un préjudice du fait de l’obliga-tion où elle s’était trouvé de mener à termeune grossesse qu’elle avait souhaité inter-rompre et d’élever son enfant.Le Conseil d’État n’a même pas examiné si laresponsabilité de l’établissement de santépouvait être engagée et sur quel terrain(faute ? risque ?). Il s’est situé d’emblée surle terrain du préjudice. Il a jugé “que la nais-sance d’un enfant, même si elle survientaprès une intervention pratiquée sans suc-cès, en vue de l’interruption de grossessedemandée dans les conditions requises auxarticles L 162-1 à L162-6 du CSP par unefemme enceinte, n’est pas génératrice d’unpréjudice de nature à ouvrir à la mère undroit à réparation par l’établissement hospi-talier où cette intervention a eu lieu, à moinsqu’existent, en cas d’échec de celle-ci, descirconstances ou une situation particulièresusceptibles d’être invoquées par l’intéres-sée.” Le Conseil d’État est d’ailleurs allé plusloin que son commissaire du gouvernementpuisque, si celui-ci soutenait fermement qu’àelle seule la naissance d’un enfant non dési-ré ne pouvait constituer un préjudice, il esti-mait que dans le cas d’espèce de Melle R...il existait une situation particulière (mèrecélibataire aux revenus très modestes) justi-fiant l’attribution de dommages intérêts. Ons’est donc interrogé sur le sens de la formu-lation du Conseil d’État relative à des “cir-constances ou situation particulière” permet-tant une indemnisation et d’aucuns ontpensé à la naissance d’un enfant handicapé.

27. L’arrêt du Conseil d’État “Mme K...” du 27septembre 1989 (rec. 176 ; GP 1990.2.421concl. M. Fornaciarri) est parfois présentécomme confirmant cette interprétation. Maiscette opinion est erronée. En effet, comme leconstate l’arrêt lui-même, c’est l’interventiontendant à l’IVG qui avait causé un traumatis-

me au fœtus et était à l’origine de la malfor-mation de l’enfant. On était donc sur le ter-rain classique du dommage subi par unenfant du fait même d’un acte médical (l’IVGétant comme on le sait un acte médical) etnon sur celui du dommage inhérent au seuléchec de l’IVG sans que le fœtus ait été trau-matisé par la tentative d’IVG.

28. La Cour de cassation a pris pour la pre-mière fois position sur la question par l’arrêtde sa première Chambre civile du 25 juin1991 (Bull. n° 213, p. 139., D 1991 Jur. P 566,note Philippe le Tourneau). Les faits étaientpratiquement identiques à ceux de l’arrêt“Melle R...” du 2 juillet 1982 : échec d’uneIVG demandée par une jeune fille de 22 ansmère célibataire, et elle même orpheline demère et née de père inconnu, et naissanced’un enfant normalement constitué. La jeunefille demande réparation. La Cour de cassa-tion a approuvé la cour d’appel de l’avoirdéboutée car “l’existence de l’enfant qu’ellea conçue ne peut, à elle seule, constituerpour sa mère un préjudice juridiquementréparable, même si la naissance est survenueaprès une intervention pratiquée sans succèsen vue de l’interruption de la grossesse (...)qu’en l’absence d’un dommage particulierqui, ajouté aux charges normales de lamaternité, aurait été de nature à permettre àla mère de réclamer une indemnité, la Courd’appel a légalement justifié sa décision” (laCour de cassation condamne cependant parun attendu un motif révoltant de la Courd’appel qui, pour rejeter l’action de la mère,s’était fondée sur la possibilité qu’elle avaitd’abandonner son enfant à la naissance).

29. Il y avait donc convergence du Conseild’État et de la Cour de cassation pourcondamner par principe toute possibilité deréparation d’une naissance non désirée, enl’absence d’un dommage particulier s’ajou-tant aux obligations afférentes à l’entretien età l’éducation d’un enfant. Et cette conver-gence s’étendait même au plan internationalpuisque des juridictions de plusieurs autrespays ont statué dans le même sens.Si on relie cette position jurisprudentielledes deux ordres à l’analyse de l’IVG commeconstituant une modalité de la liberté inalié-nable et strictement personnelle de la femmed’avoir ou non un enfant (cf. n° 25), onaboutit à l’idée que celui qui porte atteinte àcette liberté n’encourt aucune responsabilité.Il faut qu’à cette atteinte, s’ajoute la naissan-ce d’un enfant handicapé, ce qui a étéconfirmé par un arrêt du 16 juillet 1991 (Civ.I, Bull. n° 248, p. 162) d’autant plus topiquequ’il concerne, comme dans le présent pour-voi, une rubéole. Lors de l’examen médicalprénuptial, un médecin avait omis de pres-crire à la femme l’examen sérologique de larubéole, pourtant obligatoire comme on l’aindiqué au n° 2. Puis, lorsqu’elle fût encein-te, un autre médecin généraliste, malgré dessymptômes de rubéole de la mère, s’abstintde prescrire un test de recherche, tandisqu’un gynécologue ne prescrivait pas undeuxième examen nonobstant les résultatsd’un premier faisant état d’anticorps. Unenfant naquit atteint de graves séquellescontractées par le fœtus in utero du fait dela rubéole de la mère.

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La Cour d’appel avait condamné le médecinqui n’avait pas prescrit la sérologie de larubéole lors de l’examen prénuptial en esti-mant qu’il avait fait perdre à l’enfant la chan-ce d’éviter de supporter les conséquences dela rubéole contractée par sa mère en débutde grossesse. Le pourvoi formé sur ce pointa été rejeté, de façon tout à fait classiqued’ailleurs, car dès lors que la réalisation d’unexamen médical était de nature à empêcherla réalisation d’un dommage, son absencegénère un préjudice consistant dans la pertede chance d’éviter ledit dommage. Un arrêtn° 234 D de la première Chambre civile du3 février 1993 — pourvoi n°Y9112391 —avait ainsi retenu qu’un médecin, qui avaitcommis des fautes à l’occasion d’examenstendant à détecter une toxoplasmose, dontles conséquences sur le fœtus pouvaient êtresoignée in utero avec une probabilité desuccès évaluée à 97 %, avait fait perdre àl’enfant la chance de naître indemne desconséquences de cette toxoplasmose.Mais, s’agissant des deux autres médecins, laCour d’appel avait écarté leur responsabilitéau motif qu’ils n’avaient aucun moyen deprévenir les malformations dues à unerubéole congénitale. Ce chef de l’arrêt a étécassé dés lors “qu’en ne procédant pas auxexamens qui leur auraient permis d’informerles époux des risques que présentait l’état degrossesse de l’épouse, les médecinsn’avaient pas rempli l’obligation de rensei-gnement dont ils étaient tenus à l’égard deleur patiente et qui aurait permis à celle-cide prendre une décision éclairée quant à lapossibilité de recourir à une interruption degrossesse thérapeutique.”Cet arrêt admet donc nettement que la pertede la possibilité pour la mère de recourir àune IVG est de nature à engager la respon-sabilité du médecin dès lors que l’enfant estné handicapé. Et là encore on rejoint la posi-tion de plusieurs juridictions étrangèresadmettant que la mère qui a été privée de lapossibilité de recourir à une IVG justifie d’unpréjudice indemnisable lorsque l’enfantvenu au monde se révèle handicapé. Oncitera ainsi un arrêt de la Cour de cassationfédérale d’Allemagne du 16 novembre 1993,ou encore les décisions de plusieurs juridic-tions des USA admettant l’action en wrong-ful birth, c’est-à-dire l’action engagée par lesparents d’un enfant né avec des troublesphysiques ou mentaux lorsqu’une faute dumédecin les a privés de la possibilité d’exer-cer en toute connaissance de cause leurchoix quant à la poursuite ou l’interruptiond’une grossesse. Pour une étude comparati-ve récente, on renverra à celle publiée par leprofesseur Basil Markesinis, de l’universitéd’Oxford, dans l’ouvrage édité parClarendon press à Oxford et paru en 1998The law of obligations. Essays in celebrationof John Fleming, sous le titre “Readingthrough a foreign judgment”, pp. 261 à 279),ou encore aux études du professeur VernonValentine Palmer, professeur à l’université deTulane (USA).

b) les deux arrêts du 26 mars 1996 (Civ. I,Bull. 155 et 156).

30. Le même jour la première Chambre arendu deux arrêts qui, pour la première fois,

soulevaient la question de fautes ayantempêché une mère soit de recourir à uneIVG, soit de s’abstenir de procréer, et despréjudices pouvant en découler pour l’en-fant lui-même. Il s’agit de ce que la doctrineanglo-saxonne appelle l’action en wrongfullife. On ne reviendra pas sur l’arrêt publiésous le numéro 156 puisque, comme on l’avu, il s’agit de l’affaire X... elle-même.Mais la première affaire, n° 155, méritequ’on l’expose brièvement car elle soulèveun problème voisin. Il s’agissait d’un conseilgénétique favorable donné au porteur d’uneanomalie héréditaire, ce conseil s’étant avéréerroné en ce sens que l’enfant né était por-teur du handicap de son père. La Cour d’ap-pel, ayant estimé que ce conseil génétiqueprocédait d’une faute, a condamné le méde-cin à réparer à la fois le préjudice personneldes parents et celui de l’enfant. La Cour decassation a rejeté le pourvoi formé, tant ence qui concerne le préjudice des parents quecelui de l’enfant. S’agissant de ce dernier,l’attendu de rejet est ainsi rédigé : “Maisattendu que les juges du fond ont pu consi-dérer que la faute commise par le praticienen donnant un conseil qui n’avertissait pasles époux Y… d’un risque de réapparitiondans leur descendance des troubles dontM.Y… était atteint était en relation directeavec la conception d’un enfant atteint d’unemaladie héréditaire ; que dès lors leur déci-sion condamnant M X... à réparer les consé-quences dommageables définitives destroubles de l’enfant est légalement justifié.”La seule différence avec la présente affaireest que l’alternative n’est pas vie handicapéeou IVG, mais vie handicapée ou nonconception.

c) l’arrêt du Conseil d’État du 14 février 1997.

31. Cet arrêt (rec. 44) a introduit une diver-gence entre la Cour de cassation et leConseil d’État en ce qui concerne le préjudi-ce de l’enfant.Les faits, tels qu’ils ressortent à la fois de l’ar-rêt et des conclusions du commissaire dugouvernement, Mme Valérie Pecresse,publiées à la fois au recueil et à la RFDA de1997, p. 374, suivie d’une note de MMathieu, sont les suivants.Une femme enceinte de 42 ans avait, comp-te tenu du risque à cet âge de mettre aumonde un enfant affecté de trisomie 21(“mongolisme”), subi dans un hôpital publicun examen prénatal par amniocentèse, dontla fiabilité est de près de 100 % lorsqu’il estréalisé dans les règles de l’art. Cet examen apour but de permettre à la mère de déciderd’une IVG et certains médecins refusent d’yprocéder, eu égard aux risques inhérents àl’amniocentèse qui peut provoquer un avor-tement spontané, lorsque la mère décide apriori qu’elle n’aura pas recours à une IVGmême en cas de test positif. En l’espèce lerésultat de cet examen avait été présenté à lamère comme ne révélant pas d’anomaliechromosomique, mais l’enfant né par la suiteétait cependant affecté d’une trisomie 21.La faute du centre hospitalier a été retenueet la Cour administrative d’appel de Lyon,par un arrêt du 21 novembre 1991, l’avaitcondamné à réparer à la fois le préjudice desparents et celui de l’enfant.

La position de cette Cour administratived’appel était donc identique à celle que laCour de cassation a adoptée par ses deuxarrêts du 26 mars 1996, à savoir que le pré-judice propre de l’enfant pouvait être indem-nisé et pas seulement celui de la mère et dupère.

32. Le Conseil d’État a admis le préjudice desparents et, outre l’allocation d’une sommede 100 000 francs à chacun d’eux au titre deleur préjudice moral, des troubles dans leursconditions d’existence et de certains élé-ments des préjudices matériels, il a condam-né le centre hospitalier à leur verser pendanttoute la durée de la vie de l’enfant une rentemensuelle de 5000 francs au titre descharges particulières, notamment en matièrede soins et d’éducation spécialisée quidécouleront pour les parents de l’infirmitéde leur enfant.Par contre il a annulé l’arrêt en ce quiconcerne le préjudice propre de l’enfantdans les termes suivants qu’il nous paraîtnécessaire de citer intégralement :“Considérant qu’en décidant qu’il existait unlien de causalité directe entre la faute com-mise par le Centre hospitalier régional deNice à l’occasion de l’amniocentèse et lepréjudice résultant pour le jeune Mathieu dela trisomie dont il est atteint, alors qu’il n’estpas établi par les pièces du dossier soumisaux juges du fond que l’infirmité dontsouffre l’enfant et qui est inhérente à sonpatrimoine génétique, aurait été consécutiveà cette amniocentèse, la Cour administratived’appel de Lyon a entaché sa décision d’uneerreur de droit.”

II.1.3. La problématique du lien de causalité

33. Il ressort ainsi clairement du motif préci-té que le Conseil d’État s’est placé sur le ter-rain du lien de causalité entre la faute duCentre hospitalier et la trisomie 21 affectantl’enfant. Par contre la Cour de cassationretient un lien de causalité dans ses deuxarrêts du 26 mars 1996 à propos de la rubéo-le et d’une affection génétique. La premièrediscussion doit donc se faire sur ce terrain.

34. On connaît évidemment les diversescatégories élaborées par la doctrine sur lelien de causalité entre une faute et un préju-dice :- équivalence des conditions : tout fait, fût-iléloigné, sans lequel le dommage ne se seraitpas produit est réputé causal ;- proximité des causes : seule la dernièrecause est retenue, mais il y a des nuances dedoctrine avec les concepts de causalité effi-ciente, directe, immédiate ;- causalité adéquate : seule la cause prépon-dérante, c’est-à-dire celle qui comporte lapossibilité objective du dommage réalisé, estretenue.La jurisprudence, aussi bien administrativeque judiciaire civile, n’utilise pas cette termi-nologie, tout en se rattachant plutôt auconcept de causalité adéquate, encore appe-lé dans la doctrine administrative théorie des“conséquences normales”.

35. Mais on peut douter que le recours àl’une ou l’autre de ces théories soit pertinent.

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Si la matière n’était aussi douloureuse, onserait même tenté de reprendre la formulede Patrice Jourdain, qui, dans son commen-taire à la RTD Civ. de 1996, p. 623, des deuxarrêts du 26 mars 1996, observe que laconstatation suivant laquelle les séquellessubies par l’enfant ont pour cause la rubéo-le est une “lapalissade sans portée”. Demême, relever que la trisomie n’est pasimputable à l’erreur commise dans la réali-sation de l’amniocentèse ou que le conseilgénétique erroné n’est pas la cause de l’af-fection génétique, participe du constat d’uneévidence biologique confinant au truisme.Le doyen Nerson a certes mis en lumière cequ’il appelle un “mouvement de biologisa-tion du droit” (Les progrès scientifiques etl’évolution du droit familial, Études offertesà G.Ripert, T. 1 Paris, p. 403 ; “L’influence dela biologie et de la médecine moderne sur ledroit civil”, RTD Civ. 1970, p. 661). Pourautant il ne faut pas oublier ce qui est réel-lement en question dans ce type d’affaireset, au-delà de la biologie, songer à ce quirelève de notre compétence, c’est-à-dire ledroit.

36. Or ce qui est en question — et là enco-re Patrice Jourdain l’a exactement soulignéaussi bien dans son commentaire précitéque dans le Traité de droit civil, “les condi-tions de la responsabilité” rédigé avec MmeGeneviève Viney (LGDJ, édition de juin1998, n° 249-3) — c’est de savoir si sans lesfautes commises les dommages auraient puêtre évités. On rejoint d’ailleurs là un adageayant valeur de norme constante du droit dela responsabilité, à savoir que “qui peut etn’empesche pêche” (Antoine Loisel,Institutes coutumières, 1607). Dans le dramedu sang contaminé, l’origine biologique duvirus contaminant se trouvait chez les don-neurs, pourtant il ne viendrait à l’idée depersonne de soutenir que ceux qui pou-vaient empêcher la distribution du sang viciéavaient bien une responsabilité dans lacontamination des receveurs. Il faut dès lorscentrer la réflexion sur la nature et le conte-nu des obligations pesant sur le médecin etle laboratoire dans le présent pourvoi.

37. Depuis l’arrêt Mercier du 20 mai 1936 (D1936, pp. 88 à 96, note Etienne Picard, rap-port Josserand et conclusions Matter), larelation d’un médecin libéral avec sonpatient est analysée comme une relationcontractuelle qui met à la charge du prati-cien l’obligation de donner des soinsconsciencieux, attentifs et conformes auxdonnées acquises de la science. Et, après cetarrêt majeur, plusieurs dizaines d’autresarrêts de la Cour de cassation ont méthodi-quement construit le contenu même de cecontrat médical, c’est-à-dire les obligationsqu’il impose au médecin et la responsabilitéen découlant en cas d’inexécution. L’arrêt LeBail, rendu le 15 juin 1937 par la Chambredes requêtes de la Cour de cassation (GP,1937, 2è sem., p. 411) est d’ailleurs particu-lièrement éclairant puisque, après avoirrepris les termes de l’arrêt Mercier, il préciseque “la violation ou l’exécution défectueusepar le médecin de son obligation contrac-tuelle est sanctionnée par une responsabilitéde même nature”.

Et, vis-à-vis des autres professionnels de lamédecine — tels les cliniques ou les labora-toires — la relation est également contrac-tuelle et repose sur l’exigence de soins oude prestations consciencieux et attentifs(arrêt “clinique sainte Croix” rendu par laChambre civile de la Cour de cassation le 6mars 1945 (D.1945, p 217).L’originalité et la richesse du droit de la res-ponsabilité contractuelle est justement danscette particularité qu’elle a de constituer “leprolongement de l’obligation préexistantequi est issue du contrat”, suivant l’expressionde Jean-Luc Aubert, Yvonne Flour et ÉricSavaux dans leur récent ouvrage (ArmandColin, juin1999) Les Obligations, 3, “Le rap-port d’obligation”, n° 172.Et le mythique Traité pratique de droit civilfrançais de Planiol et Ripert, tome VI, “Lesobligations” par Paul Esmein, édition de1952, n° 376 et suivants, exprimait déjà uneidée du même ordre : la responsabilitécontractuelle c’est le manquement à desobligations résultant du contrat, manque-ment qui peut être sanctionné soit sur unterrain purement objectif si l’obligation estde résultat - ou déterminée -, sauf forcemajeure, soit sur le terrain de la faute sil’obligation, comme en matière médicale, estde moyens.Comme l’observe Jacques Ghestin dans sonTraité de droit civil, “Les obligations. LeContrat Formation”, LGDJ, 2è édition, n° 162à 164, on rejoint l’idée chère à Hans Kelsende cette essence du contrat qui est la parti-cipation même des assujettis à la règle qu’ilcrée, étant précisé que dans cette créationde la norme contractuelle le juge peut inter-venir soit par défaut (si la norme n’est pasassez définie dans la convention), soit parautorité (si certaines clauses du contrat sontillicites). Pour reprendre encore l’ouvrageprécité sur “le rapport d’obligation”, “l’obli-gation contractuelle préalable est le fonde-ment même d’une responsabilité contrac-tuelle dont l’objet est, précisément, d’enassurer le respect.”

38. Il convient donc de rechercher dans laprésente affaire qu’elle était l’obligationcontractuelle du médecin et du laboratoire,qui tous deux étaient contractuellement liésà Mme X... (cf. n° 1 et 2).Cette obligation contractuelle est simple àdéfinir d’après la relation constante des faitsdes juges du fond : le médecin et le labora-toire devaient donner à Mme X... grâce auséro-diagnostic de la rubéole, une informa-tion lui permettant d’exercer le choix qu’elleavait fait de recourir à une IVG si elle pré-sentait une rubéole en cours. Et l’exercice dece choix, expression de sa liberté person-nelle et discrétionnaire (cf. supra n° 25 infine), a été empêché par l’erreur commise.Le handicap de l’enfant apparu peu après sanaissance est donc bien la conséquencedirecte de la faute commise par le médecinet le laboratoire puisque, sans cette faute, iln’y aurait pas eu de handicap.Il n’y aurait pas non plus eu de vie, maiscette conséquence — qui soulève évidem-ment de redoutables difficultés éthiques etjuridiques que nous aborderons dans la der-nière et plus importante partie de cetteréflexion — est sans incidence sur l’appré-

ciation du lien de causalité entre la fautecommise par le médecin et le laboratoire enmanquant à leur obligation contractuelletelle qu’elle vient d’être précisée — à savoirdonner à Mme X... les éléments lui permet-tant, pour empêcher le handicap, de recou-rir à une IVG — et le dommage apparu,c’est-à-dire le handicap de l’enfant.

39. On ajoutera pour être complet — bienque ce point n’ait jamais été contesté — qu’ilest indifférent que le contrat n’ait été forméqu’entre Mme X... et le laboratoire. Dès lorsque l’inexécution fautive de l’obligation néede ce contrat a eu des conséquences surl’enfant, il peut invoquer cette faute, envisa-gée comme un fait juridique, au soutien deson action en dommages intérêts. De trèsnombreux arrêts ont ainsi, dans l’hypothèsede fautes médicales commises à l’occasiond’un accouchement, admis la réparation tantdu préjudice de la mère que de celui de l’en-fant qu’elle a mis au monde (par exempleCiv. I, 7 juillet 1998, Bull. n° 239, p. 165,4e sommaire).Il y a certes eu des hésitations sur le fonde-ment de l’action d’un tiers au contrat quisubit un préjudice du fait de l’inexécutiond’une obligation née de ce contrat. En matiè-re de contrat de transport, l’arrêt “capitained’artillerie Noblet” du 6 décembre 1932(S1934, p. 81) avait ainsi estimé que la per-sonne transportée stipulait nécessairementen faveur de sa conjointe et de ses enfantsqui pouvaient ainsi se prévaloir du régimede l’obligation de sécurité de résultat.S’agissant de sang contaminé par le microbede la syphilis, un arrêt du 17 décembre 1954(JCP G 1955 II 8490, note Savatier) reposaitaussi sur la notion de stipulation pour autrui.Plus récemment, en matière de produits san-guins contaminés par le VIH, la premièreChambre a interprété les articles 1147 et1384 du Code civil à la lumière de la direc-tive du 25 juillet 1985 en décidant que “toutproducteur est responsable des dommagescausés par un défaut de son produit, tant àl’égard des victimes immédiates que des vic-times par ricochet, sans qu’il y ait lieu de dis-tinguer selon qu’elles ont la qualité de partiecontractante ou de tiers” (Civ. I, 28 avril1998, Bull. n° 158, p. 104 et JCP 1999 II G10088). Il a aussi été fait appel dans le passéà la notion, difficile à comprendre et à cer-ner au point qu’elle relève d’une forme desophisme, de violation d’une obligationenvisagée en elle-même indépendammentde tout point de vue contractuel (parexemple Civ. I, 9 octobre 1962, Bull. n° 405).Mais — se reliant à un courant ancien par-faitement exprimé par Étienne Picard danssa note déjà citée sous l’arrêt Mercier du 20mai 1936 où il observait “qu’un même rap-port de droit peut être générateur à la fois deresponsabilité contractuelle et de responsa-bilité délictuelle”, — la doctrine moderne,en particulier M. Jean-Luc Aubert, MmeFlour et M. Savaux dans leur ouvrage déjàcité sur “le rapport d’obligation”, n° 183,souligne que le véritable fondement du droitpour un tiers d’obtenir la réparation du dom-mage que lui cause un manquementcontractuel est celui de l’opposabilité ducontrat : “Le tiers victime, qui invoque unmanquement contractuel au soutien de sa

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demande d’indemnisation, ne prétend pass’introduire dans le rapport d’obligationcontractuel : il se borne à faire valoir le faitde son inexécution, comme tout tiers peutinvoquer la situation de fait constituée par lecontrat, qu’il soit ou non exécuté”. Par unarrêt du 15 décembre 1998 (Bull. Civ. I., n°368), puis du 18 juillet 2000 (Bull. Civ. I., n°221), la première Chambre a d’ailleurs trèsnettement affirmé, au visa des articles 1165et 1382 du Code civil que “les tiers à uncontrat sont fondés à invoquer l’exécutiondéfectueuse de celui-ci lorsqu’elle leur acausé un dommage, sans avoir à rapporterd’autre preuve”.

40. Il nous semble donc possible de conclu-re que l’appréciation du droit qu’à un enfantde demander la réparation du préjudiceconsécutif à un handicap d’origine endogè-ne ne peut se faire sur le terrain simpliste,sinon erroné, du lien de causalité envisagébiologiquement. À cet égard l’arrêt attaquéqui, pour écarter la reconnaissance d’un pré-judice de l’enfant, insiste dans ses motifs (cf.supra n° 15) sur le fait que la faute des pra-ticiens est “étrangère” aux conséquences dela rubéole est donc contestable. C’est en réa-lité sur le terrain du principe fondamental durespect de la personne humaine que pour-rait se trouver, le cas échéant, la justificationd’un refus de réparer le préjudice de l’en-fant. Là est le véritable cœur de la difficulté.

II.1.4. Le principe du respect de la personnehumaine

41. On a déjà évoqué (cf. n° 18) la redou-table question juridico-éthique qui se pré-sente : la suppression du risque des consé-quences de la rubéole implique nécessaire-ment la suppression du fœtus. Or le man-quement fautif du médecin et du laboratoireà l’obligation née des contrats formés avecMme X... (cf. supra n° 38), a permis à l’en-fant de venir au monde, mais avec le handi-cap que l’IVG décidée par la mère devaitempêcher. Est-il dès lors légitime, au regarddu principe fondamental du respect de lapersonne humaine, que l’enfant puisse enquelque sorte faire abstraction de la vie àlaquelle la faute commise lui a permis d’ac-céder pour réclamer la réparation de sonhandicap ?C’est en ces termes que, dès lors que l’on aécarté les erreurs afférentes à la causalitéenvisagée “biologiquement”, nous parait seposer la plus grande difficulté de cette affai-re.

42. Cette difficulté a d’ailleurs été perçue parla plupart des commentateurs des arrêts dela Cour de cassation et du Conseil d’État. Oncommencera, d’abord, par les conclusionsde Mme Valérie Pécresse, commissaire dugouvernement au Conseil d’État, prononcéesdans l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt duConseil d’État du 14 février 1997, analysé aun° 31. Elle estime ainsi “qu’un enfant ne peutpas se plaindre d’être né tel qu’il a été conçupar ses parents, même s’il est atteint d’unemaladie incurable ou d’un défaut génétique,dès lors que la science médicale n’offraitaucun traitement pour le guérir in utero.Affirmer l’inverse serait juger qu’il existe des

vies qui ne valent pas d’être vécues et impo-ser à la mère une sorte d’obligation derecourir, en cas de diagnostic alarmant, àune interruption de grossesse. Ce serait allercontre tous les principes qui fondent le droiten matière biomédicale”. On rappellera tou-tefois que dans son arrêt le Conseil d’État nefait strictement aucune allusion à cettedimension éthique puisqu’il se borne, pourécarter tout préjudice de l’enfant, à se fondersur la seule absence de lien de causalitéentre l’amniocentèse et l’infirmité de l’enfant(cf. n° 32 in fine).

43. Plusieurs auteurs émettent des réservessur l’admission en son principe du préjudicede l’enfant. On ne reviendra pas sur cellesqui se focalisent sur le lien de causalité envi-sagé “biologiquement”, lequel, comme on l’adit, n’est pas pertinent.Sans prétendre être exhaustif - et l’on penseen particulier à des études plus généralescomme celle de Laure Finel à la RDSS de1997, p. 223, La responsabilité du médecinen matière de diagnostic des anomaliesfœtales, ou encore celle de Philippe PédrotDiagnostic prénatal et responsabilité médi-cale aux Mélanges Cosnard, 1990, p. 117 —on évoquera plus particulièrement lesauteurs qui ont plus spécialement commen-té les arrêts de la Cour de cassation et duConseil d’État.Stéphane Alloiteau (Petites Affiches, 1997, n°64) évoque le risque de dérives vers le “toutpréjudice” de la jurisprudence de la Cour decassation et craint que ne soit mise en placeune “politique de sélection” aboutissant àl’eugénisme.Marie-Thérèse Calais-Aulois (D. 2000, n° 15)affirme dans un “Point de vue” qu’avoir misau monde un enfant dont on pouvaitconnaître le grave handicap n’est pas unefaute civile car “ce n’est jamais un devoir derecourir à des méthodes anticonception-nelles ou à l’avortement. S’il en était autre-ment, ce serait que notre société aurait vrai-ment franchi un pas décisif vers l’eugénismeofficiel.”Maryse Deguergue (“Les préjudices liés à lanaissance”, RCA, mai 1998, numéro spécial,p. 14) se rallie aux objections de MmePécresse quant à l’appréciation péjorative dela vie si on indemnise le handicap de l’en-fant et évoque un danger “à la fois d’ordrejuridique et éthique”.Jean Hauser (RTD Civ., 1996, p. 871) sedemande si la Cour de cassation n’ouvre pasun nouveau droit subjectif particulièrementinquiétant, et, dans son commentaire surl’arrêt de la Cour d’Orléans objet du présentpourvoi (RTD Civ., 2000, p. 80) soutient quel’enfant “n’est pas en position de victime,mais en situation de personne handicapée etque ce n’est pas son dommage qui doit êtrepris en charge par les assureurs mais sonexistence qui doit l’être par la collectivité”. Ilexprime aussi la crainte d’un “eugénisme deprécaution par excès de précaution”.Carol Jonas (Médecine et droit, n° 26, 1997,p. 15) s’interroge sur une “dérive eugé-nique”.Gérard Mémeteau (Traité de la responsabili-té médicale, mise à jour décembre 1997, n°126) craint aussi “les implications élimina-trices” de la jurisprudence de la Cour de cas-

sation.Pierre Murat (JCP 1996, doctrine, 3946), sou-tient que l’enfant “en gardant la vie n’a rienperdu et il est inadmissible de l’autoriser,directement ou par le biais de son représen-tant, à se plaindre de la qualité de cette viequ’il estime insuffisante. Juger du contrairerevient à poser officiellement une pernicieu-se hiérarchie entre des vies qui sont toutesuniques et non susceptibles d’être réduites àtel ou tel handicap.” Et il termine en affir-mant que “sous couvert de l’intérêt collectif,on en arrive insensiblement à promouvoirinsidieusement une politique eugénique.”Janick Roche-Dahan souligne que la légiti-mité de l’intérêt sur lequel repose l’action del’enfant pose problème et se demande si onpeut admettre que la vie constitue dans cer-tains cas un préjudice réparable (D 1997,jurisprudence, p. 35).Au plan international (cf. en particulier lachronique de droit comparé citée au n° 29de M. Markesinis, les études de Mme Palmerou l’ouvrage de Mme Monique OuelletteDroit et Science publié par la faculté de droitde l’université de Montréal) des observationsdu même ordre sont formulées quant auchoix impossible entre la vie et le néant.

44. Que penser de ces critiques ?Elles reposent sur un point incontestable, àsavoir qu’il peut effectivement paraître éthi-quement difficile d’admettre qu’une person-ne puisse se prévaloir contre une autre d’unfait, fut-il fautif, qui en définitive lui a permisd’accéder à la vie. Le principe du respect dela personne humaine est donc, d’une certai-ne façon, mis en cause si on accepte l’idéed’indemniser un handicap affectant cette vie“sauvée”. Un préjudice lié de façon indivi-sible à l’existence même ne saurait alors êtreadmis.L’Assemblée plénière pourrait s’arrêter àcette position et rejeter le pourvoi sur le fon-dement d’une incompatibilité entre leditprincipe et le droit de demander réparationà raison d’un fait qui a permis à l’enfant devenir au monde.

45. Mais plusieurs objections viennent à l’es-prit.On a vu qu’était évoqué l’eugénisme qu’im-pliquerait l’acceptation de l’idée d’indemni-ser l’enfant de son handicap endogène.Pareil argument paraît difficilement accep-table.Il repose, d’abord, sur une certaine forme dedémagogie, d’autant plus discutable qu’unetelle appréciation est de nature à blesser desfemmes en situation de détresse.L’eugénisme implique une dimension collec-tive, nécessairement criminelle, alors que laloi du 17 janvier 1975 est pour la femme uneloi de responsabilité et ce que l’on seraittenté d’appeler une “loi d’épouvantable soli-tude” — malgré le dispositif d’assistancequ’elle prévoit — qui la laisse en définitivedésespérément seule face à un choix dou-loureux entre tous. Parler d’eugénisme relè-ve davantage de l’insulte et du mépris de laliberté de la femme que d’un argument ettraduit souvent le refus d’accepter le princi-pe même de la liberté que leur reconnaît laloi. Ce refus n’apparaît-il pas, par exemple,dans un propos de Janick Roche Dahan qui,

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dans son article précité au Dalloz, écrit “(…)qu’il est pour le moins surprenant de voirdes médecins engager leur responsabilitépour n’avoir pas permis à une femme deréaliser un acte qui reste à la limite de lalégalité” ? Nous avons évoqué au n° 28 cemotif révoltant d’une Cour d’appel qui, pourécarter le préjudice invoqué par une mère àla suite de l’échec d’une IVG, s’était fondéesur la possibilité qu’elle avait d’abandonnerson enfant à la naissance. Oser laisserentendre à propos du drame douloureuxentre tous qui a frappé Mme X... que sonattitude participerait d’un processus d’eugé-nisme est au moins aussi révoltant.Il ignore, ensuite, le dispositif même de laloi qui n’impose jamais le recours à une IVG— et s’il en était ainsi il faudrait effective-ment parler d’eugénisme et le combattre —,mais le laisse à la seule conscience et liber-té de la femme pendant les dix premièressemaines et le soumet après ce délai aucontrôle de deux médecins, ce qui est denature à écarter des IVG pour des anomaliesmineures affectant le fœtus. Et le faiblenombre d’IVG pratiquées chaque annéespour motifs thérapeutiques (cf. n° 21)démontre qu’il n’y a pas de dérive et que laperspective, évoquée par certains, d’une éli-mination systématique des fœtus pour desmalformations mineures ou curables relèved’une supposition purement gratuite oud’autres mobiles. Pourquoi, par une sorte deprésupposé pessimiste sur l’être humain, nepas faire confiance à la liberté associée à laconscience qui sont les bases de la loi du 17janvier 1975 ?Enfin, dire qu’en acceptant d’indemniserl’enfant de son préjudice la Cour de cassa-tion encouragerait l’eugénisme ressort del’imprécation — pour rester courtois — etnon de la discussion. Il existe une loi répu-blicaine, celle du 17 janvier 1975, que tousles habitants de notre pays doivent respec-ter. Or cette loi donne à la femme la libertéde recourir à une IVG non seulement sansavoir à donner de motifs, sinon sa situationde détresse, pendant les dix premièressemaines, mais même ensuite, avec accordmédical, lorsqu’il existe une forte probabili-té de naissance d’un enfant atteint d’uneaffection d’une particulière gravité et incu-rable. Il existe aussi un principe de base detout le droit de la responsabilité que toutesles juridictions de la République doivent res-pecter, à savoir celui de réparer le préjudicecausé à autrui par une faute. Or, comme lesouligne, par exemple, Yannick Dagorne-Labbé au n° 147 des Petites Affiches de 1996,considérer le handicap supporté par l’enfantcomme inhérent à sa personne pour endéduire une non-réparation n’est-ce pas nierl’atteinte au potentiel humain qui résulte duhandicap et nier par là même son préjudice ?Et Patrice Jourdain va dans le même sensdans ses commentaires déjà cités.

46. On peut aussi observer que le refus d’ad-mettre le préjudice de l’enfant tout enadmettant celui des parents recèle une irré-ductible, sinon incohérente, contradictioninterne sur laquelle plusieurs auteurs ont misl’accent. Cette incohérence tient au fait quele préjudice des parents est, en dernière ana-lyse, fondé exactement sur la même faute

que celle invoquée par l’enfant. En indemni-sant les parents, on accepte nécessairementl’idée de faire abstraction de la vie qui, sansla faute commise, n’aurait pas existé. Onretombe alors sur l’objection évoquée aun° 44.Bertrand Mahieu (RFD Adm., 1997, p. 388)évoque d’ailleurs, à propos de la décision duConseil d’État n’acceptant de réparer que lepréjudice des parents “la fragilité de la posi-tion du juge administratif alors que les pré-mices du raisonnement sont les mêmes pourles deux juridictions”.Stéphane Alloiteau (Petites Affiches, n° 64,1997) ne peut aussi, selon sa propre expres-sion, “s’empêcher de critiquer” la positionmitigée du Conseil d’État qui en accordantune somme mensuelle de 5000 francs auxparents pendant toute la durée de vie deleur enfant attribue en réalité cette indemni-té à ce dernier de manière détournée.Marie-Laure Fortuné-Cavalié (Médecine etDroit, n° 33, 1998) se demande “commentexpliquer que la naissance d’un enfant han-dicapé constitue un préjudice pour lesparents et pas pour l’enfant lui-même.”Sylvie Welsch (Responsabilité du médecin,Édition Litec, n° 280, mars 2000) constateaussi “qu’il est difficilement concevable endroit d’admettre un préjudice par ricochetdes parents s’il n’y a pas de dommageimmédiat pour l’enfant.”

47. Si on se réfère à ce qui reste encoreaujourd’hui un ouvrage de référence enmatière de droit de la responsabilité médica-le, c’est-à-dire le Traité de droit médical deR.Savatier, J.-M. Auby, J. Savatier et H.Péquignot, édition de 1956, on peut releverau n° 317, p. 299, l’observation suivantlaquelle le médecin qu’un malade incrimined’une faute dommageable à sa santé ne peutcompenser ce dommage par les bienfaits dutraitement. Et les auteurs poursuivent : “Lemédecin qui a sauvé le malade, tout en lelaissant infirme par sa faute, ne saurait refu-ser d’indemniser le patient, sous prétextequ’en le préservant de la mort, il l’a gratifiéd’un bienfait très supérieur au dommage dûà sa faute. Ce n’est pas, en effet, parce qu’ila satisfait pour partie au contrat médical qu’ilpeut se dispenser de réparer le dommagecausé par la violation partielle de cecontrat.”Ce raisonnement n’est-il pas totalementtransposable au cas présent ? et ne pas lesuivre ne revient-il pas à affirmer que la vieest a priori une cause d’exonération del’obligation fondamentale de réparer lesconséquences de ses fautes ? (c’est seule-ment dans l’hypothèse particulière du risquegrave inhérent à un acte médical qui s’estréalisé sans faute du médecin, mais sansqu’il ait informé le patient de ce risque pourrecueillir son consentement éclairé, que lajurisprudence tient compte — mais unique-ment pour apprécier la réalité du préjudiceet non pour le nier en son principe — dudommage qu’aurait provoqué le refus del’intervention (cf. Civ. I, 7 octobre 1998, Bull.n° 287, p. 199 à propos d’un cas où l’absen-ce d’intervention entraînait un dommageplus important que celui causé par le risqueréalisé).

48. Quant à l’argument suivant lequeladmettre la réparation du préjudice de l’en-fant c’est admettre qu’il existe des vies quine méritent pas la peine d’être vécues puis-qu’on les indemnise, il procède davantagede l’image que de la raison. Où est le véri-table respect de la personne humaine et dela vie ? : dans le refus abstrait de touteindemnisation, ou au contraire dans sonadmission qui permettra à l’enfant de vivre,au moins matériellement, dans des condi-tions plus conformes à la dignité humainesans être abandonné aux aléas d’aides fami-liales, privées ou publiques ?La position du Conseil d’État, qui alloue enréalité aux parents l’indemnisation due àl’enfant — outre sa contradiction internedéjà évoquée (cf. n°45) — comported’ailleurs l’inconvénient d’un risque de dila-pidation, en particulier si le couple se dis-loque ou abandonne l’enfant, ce qui est mal-heureusement assez fréquent. Et dans l’hy-pothèse où les parents meurent avantd’avoir pu agir, la solution “camouflée” de laréparation du préjudice de l’enfant à traversses parents n’est même plus possible.Imagine-t-on l’enfant handicapé venir récla-mer en sa qualité d’héritier de ses parents laréparation du préjudice qu’ils ont subi dufait de son handicap alors que lui, victimedirecte et immédiate, n’aurait personnelle-ment droit à rien ?

49. On doit enfin insister sur le fait que,contrairement à une allégation inexacteavancée par certains, ce n’est pas la naissan-ce et la vie même de l’enfant qui constituentle préjudice dont il est demandé réparation.Le préjudice réparable est au contraireexclusivement celui qui résulte du handicapqui va faire peser sur l’enfant pendant touteson existence des souffrances, charges,contraintes, privations et coûts de toutenature. N’est-il pas, dès lors, plus cohérenten droit et en équité de lui allouer person-nellement la réparation de ce préjudice plu-tôt que d’user du subterfuge d’une augmen-tation artificielle de l’indemnisation desparents ?À cet égard, il est d’ailleurs possible de rele-ver dans certains pays une évolution sur leterrain de l’action dite en wrongful life(c’est-à-dire l’action engagée par, ou pour,l’enfant en réparation de son propre préju-dice, l’action en wrongful birth ne concer-nant que le préjudice de la mère et/ou dupère).Certes, l’arrêt McKay (v. Essex area healthauthority), rendu en 1982 par la juridictionsuprême du Royaume-Uni, prohibe une telleaction, mais la situation de ce pays n’est passignificative car c’est une loi de 1976 —encore que sa portée soit contestée par cer-tains — qui fait obstacle à l’action de l’en-fant. De même ne sont pas significatives lesdécisions de cours et tribunaux d’États desUSA qui ont une législation interdisant cetype d’action.Mais, à notre connaissance, il n’y a pas dedécision de juridictions suprêmes étrangèreséquivalentes à la Cour de cassation qui rejet-te ou accepte par principe une telle actionen wrongful life. Par contre des décisions deCours de quelques États des USA, certesminoritaires, admettent de réparer le préju-

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dice de l’enfant consistant dans le coût,notamment médical, induit par son handi-cap. On évoquera ainsi l’arrêt de la Coursuprême du New Jersey (Procanik V. Cillo),commenté par M. Markesinis dans son étudecomparative susvisée (p. 269) qui admetl’action de l’enfant handicapé pour le recou-vrement des dépenses extraordinaires affé-rentes à son handicap. Il cite d’ailleurs unmotif éclairant de cet arrêt : “We need notbecome preoccupied with métaphysicalconsiderations. Our decision to allow therecovery of extraordinary médical expensesis not premised on the concept that non-lifeis preferable to an impaired life, but it is pre-dicated on the needs of the living. We seek torespond to the call of the living for help inbearing burden of their affliction.”La Cour constitutionnelle fédéraled’Allemagne dans un arrêt du 12 novembre1997, si elle pose comme principe que l’exis-tence humaine ne peut être considéréecomme un préjudice (point sur lequel il y ad’ailleurs un consensus général que nouspartageons), admet cependant que les coûts

particuliers nécessités par l’alimentation del’enfant handicapé donnaient droit à indem-nisation.

50. L’Assemblée plénière de la Cour de cas-sation se trouve en définitive devant lechoix, soit du refus d’admettre, sur le fonde-ment du principe du respect de la personnehumaine, toute réparation du préjudice del’enfant, soit — et d’une certaine façon ceserait au nom de ce même principe — del’admettre, mais bien entendu pour les seulsdommages résultant de ce handicap.Pour se déterminer elle devra aussi sansdoute tenir compte d’un arrêt de la chambrecriminelle du 4 février 1998 (Bull. n° 43, p.109, note Isabelle Moine-Dupuis au JCP1999, II, 10178). Un père avait violé sa filleet une enfant était née de ce crime. Devantla Cour d’assises, la mère s’était constituéepartie civile à la fois en son nom personnelet en qualité de représentante légale de safille mineure. La Cour d’assises avait déclaréla constitution de partie civile de la mère esqualité irrecevable au motif que “l’enfant

n’est pas la victime du crime de viol commissur la personne de sa mère et qu’elle nesubit aucun préjudice découlant de cetteinfraction”. La Chambre criminelle a cassécette décision, au visa des articles 2 et 3 duCode de procédure pénale dont il résulteque les proches de la victime d’une infrac-tion sont recevables à rapporter la preuved’un dommage dont ils ont personnellementsouffert et qui découle des faits objet de lapoursuite, en énonçant que la cour d’assisesavait méconnu ces textes et ce principe enne reconnaissant qu’à la seule personneayant subi le viol le droit d’exercer l’actioncivile contre l’auteur des faits. Or le principemême de l’action civile de l’enfant née -d’ailleurs sans handicap physique apparent -du viol pouvait se heurter à l’objection déjàévoquée suivant laquelle sans ce crime, ellene serait pas venue à la vie, de même quesans la faute du médecin et du laboratoiredans l’affaire X..., l’enfant ne serait pas né.

Conclusions de Jerry Sainte-Roseavocat général à la Cour de cassation

Préambule

Un enfant atteint d’un handicap congénitalou d’ordre génétique peut-il se plaindred’être né infirme au lieu de n’être pas né ?Telle est la délicate question qui vous estposée par le présent pourvoi.La pénible affaire qui a donné lieu au procèsopposant les époux X... à un médecin, M.Y... et à un laboratoire de biologie médicales’inscrit dans un contexte qu’il convientd’évoquer brièvement.Depuis une vingtaine d’années, la conjonc-tion des progrès des sciences biomédicaleset des dispositifs législatifs favorisant la maî-trise de la reproduction humaine a fait appa-raître de nouvelles hypothèses de responsa-bilité médicale et hospitalière qui placent lesjuristes devant des choix cruciaux.On assiste, en effet, à la montée d’uncontentieux indemnitaire lié à la naissanced’un enfant non désiré ou qui cesse de l’êtrecar, en raison de son état de santé, il nerépond plus à l’attente de ses parents. Ceux-ci considèrent cette naissance, médicalementassistée, comme un préjudice dès lors qu’el-le aurait pu ou dû être évitée.Concrètement, les situations litigieuses quiont trouvé leur épilogue devant les juridic-tions judiciaires ou administratives ontconcerné soit l’échec d’une interruption degrossesse ou d’une stérilisation (lorsque ces

interventions médicales n’ont pu empêcherune naissance), soit l’inefficacité d’un exa-men prénatal qui recouvre des modalitésdiverses (amniocentèse, test de rubéole,échographie) et dont l’objet est de détecterles maladies graves affectant l’embryon ou lefœtus, soit la fausseté d’un diagnostic ante-conceptionnel qui permet le dépistage desmaladies héréditaires et des sujets suscep-tibles de les transmettre.

Les parents agissant tant en leur nom per-sonnel qu’au nom de leur enfant dont lehandicap n’a été découvert qu’après sa nais-sance, deux sortes d’actions doivent être dis-tinguées même si, dans la pratique, ellessont exercées simultanément : l’une qui tendà l’indemnisation du préjudice des parents etque la terminologie américaine appelleaction en wrongful birth, l’autre intentéepour le compte du mineur ou action enwrongful life et visant à réparer le préjudicecorrespondant à la vie diminuée qu’il estamené à vivre.En dépit des variétés des situations médi-cales et des différences régissant les rapportsentre les professionnels de la santé et leurspatients selon que la naissance a eu lieudans un hôpital ou une clinique privée — lecadre étant légal et réglementaire dans lepremier cas, contractuel dans le second, unejurisprudence bien établie admettant l’exis-tence d’un accord tacite1 dont elle a précisé

le contenu — les juridictions des deuxordres s’en tiennent aux conditions clas-siques de la responsabilité, étant précisé quela faute doit être contraire aux donnéesactuelles de la science et appréciée à l’auned’une obligation de moyens.Toutefois, l’application plus ou moins pro-blématique des mécanismes de responsabili-té civile ou publique aux interrogations quesuscite un phénomène aussi complexe quela naissance n’a pas seulement soulevé desdifficultés d’ordre technique (identificationdes préjudices, causalité). Comme l’a écrit leprofesseur J. Hauser : “La logique (la folie)réparatrice a des implications philoso-phiques... il serait peut-être temps de s’eninquiéter” 2.

Se posent, en effet, des questions existen-tielles ayant trait au droit à la vie, à l’avorte-ment voire à l’eugénisme qui, dans leurdimension éthique, ont une portée univer-selle. Dans leur dimension juridique, cesquestions ne permettent pas de réduire ledébat à un simple problème d’indemnisationcar elles touchent aux principes fondamen-taux du droit des personnes et de la famille.Une place particulière doit être faite ici auprincipe de dignité de la personne humainequi connaît, de nos jours, un regain defaveur tant en jurisprudence3 qu’en doctri-ne4. Nombre de textes de notre droit positif,notamment en matière de déontologie médi-

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cale (décret du 6 septembre 1995) ou debioéthique (lois du 29 juillet 1994) se réfé-rent à ce principe posé à l’article 16 du Codecivil et qui peut apporter sinon des solutionsincontestables du moins un éclairage utile.

I – Les faits et la procédure

Venons-en aux faits qui sont simples. M. Y...,généraliste et médecin de la famille X... aconstaté, le 17 avril 1982, sur la fille ducouple âgée de quatre ans, une éruptioncutanée évoquant la rubéole, les mêmessignes étant relevés le 10 mai suivant sur lapersonne de la mère. Il a donc prescrit la recherche d’anticorpsrubéoleux d’autant que Mme X... lui avaitindiqué qu’elle pensait être enceinte etqu’elle entendait interrompre sa grossesseen cas de rubéole, maladie infectieuse etcontagieuse qui peut provoquer de gravesmalformations du fœtus lorsqu’elle atteintune femme non immunisée. Un prélèvement effectué le 12 mai 1982 parle laboratoire de biologie médicale d’Yerresétant négatif et la grossesse se confirmant, lemême laboratoire a procédé, quinze joursplus tard, à la demande du médecin, à unsecond prélèvement qui s’est avéré positif,faisant état de la présence d’anticorps.

Compte tenu de ces résultats contradictoires,le laboratoire, se conformant à la réglemen-tation, a procédé à un nouveau titrage duprélèvement initial. Le résultat de cette ana-lyse de contrôle a été présenté comme iden-tique à celui obtenu après le second prélè-vement. Il en fut conclu que Mme X... était immuni-sée contre la rubéole, le caractère positif desdeux prélèvements et la stabilité du taux desanticorps étant les signes manifestes d’uneinfection déjà ancienne insusceptible d’affec-ter l’enfant à naître. Le 14 janvier 1983, Mme X... a mis au mondeun garçon prénommé Nicolas qui a déve-loppé, un an plus tard, de multiples troublesneurologiques ainsi que des séquelles (sur-dité, rétinopathie, cardiopathie, retard intel-lectuel) qui paraissaient avoir pour origineune rubéole congénitale contractée pendantla vie intra-utérine. Ce que devait confirmer l’expert désigné, enréféré, le 13 septembre 1988, à la requêtedes époux X.... Il ressort du rapport d’expertise et il n’estpas contesté que le résultat de l’analyse decontrôle était dû à une erreur du laboratoireet que le médecin avait fait preuve, en l’oc-currence, d’absence de sens critique. Les époux X... ont alors assigné au fond M.Y... et le laboratoire de biologie médicaled’Yerres ainsi que leurs assureurs respectifs,la Mutuelle d’assurance du corps sanitairefrançais (MACSF) et la Mutuelle des pharma-ciens (MDP) devant le Tribunal de grandeinstance d’Évry. Par jugement du 13 janvier 1992, ce tribunala retenu que le praticien et le laboratoireavaient commis des fautes, les a déclarésresponsables de l’état de santé de NicolasX... et condamnés in solidum avec leursassureurs à payer une provision à valoir surson préjudice corporel, faisant également

droit à la demande de la CPAM de l’Yonnetendant au remboursement de ses presta-tions. Il a sursis à statuer jusqu’au résultatd’une expertise en ce qui concerne le préju-dice invoqué par Mme X...

Par arrêt du 17 décembre 1993, la Cour d’ap-pel de Paris a partiellement infirmé le juge-ment et ordonné la restitution des sommesversées à titre de provision aux motifs que“le préjudice de l’enfant n’est pas en relationde causalité avec les fautes commises” etque “les séquelles dont il est atteint ont pourseule cause la rubéole que lui a transmis inutero sa mère”. Sur les pourvois des époux X... et de laCPAM, la première Chambre civile a, pararrêt du 26 mars 1996, cassé la décisionentreprise en ce qu’elle a “dit que le préju-dice de l’enfant n’était pas en relation decausalité avec les fautes commises et en cequ’il a condamné M. X... ès qualités et laCPAM à restitution des sommes reçues à titrede provision.”La cassation intervenue est donc limitée à lademande d’indemnisation formée au nomde l’enfant.

Statuant comme Cour de renvoi, la Courd’appel d’Orléans a refusé de s’incliner ; ledispositif de son arrêt en date du 5 février1999 énonce que “l’enfant Nicolas X... nesubit pas de préjudice indemnisable en rela-tion de causalité avec les fautes commisespar le laboratoire de biologie médicaled’Yerres et le docteur Y...” et ordonne leremboursement des provisions. Contre cet arrêt de “rébellion”, les époux X...ont régulièrement formé un nouveau pour-voi en cassation le 14 avril 1999 et produitun mémoire ampliatif le 15 septembre sui-vant. Des mémoires en défense ont été déposéspar les autres parties, la CPAM ayant forméun pourvoi incident et M. A... venant auxdroits du laboratoire. La procédure paraît régulière.

II – Les moyens de cassation

Le pourvoi principal et le pourvoi incidentcomportent trois moyens.

A. Le premier moyen de chacun des pour-vois concerne la régularité de la compositionde la Cour d’appel qui a statué. Leur examensimultané est donc préalable mais ne devraitpas retenir trop longtemps votre attention. Pris de la violation des articles 447, 448 et458 du nouveau Code de procédure civile,les moyens prétendent que l’arrêt serait nulcar il résulterait de ses mentions que le gref-fier était présent non seulement lors desdébats et du prononcé mais aussi lors dudélibéré. Il apparaît, en réalité, que la mention “gref-fier” suivie du nom de ce fonctionnaire figu-re dans l’arrêt à la suite et séparément decelle relative à la composition de la Courlors des débats et du délibéré puis du pro-noncé. Rien ne permet d’affirmer que legreffier aurait assisté au délibéré et lesmoyens manquent en fait comme le relèventles mémoires en défense.

B. Le deuxième moyen du pourvoi princi-pal, en sa première branche et le deuxièmemoyen du pourvoi incident critiquent lesmotifs par lesquels la Cour d’appel d’Orléansa écarté la demande d’indemnisation du pré-judice personnel de Nicolas X.... Au soutien de sa décision, la cour énoncepour l’essentiel “qu’il est constant que lespraticiens sont étrangers à la transmission àla mère de la rubéole ; qu’ils ne sont inter-venus qu’après le début de la grossesse, desorte que ne pouvait être évitée la concep-tion de l’enfant ; qu’une thérapeutique quel-conque pratiquée au début de grossessen’aurait pu supprimer les effets de la rubéo-le sur le fœtus ; que Nicolas ne pouvait quenaître avec les conséquences imputables à larubéole ou disparaître à la suite d’une inter-ruption volontaire de grossesse dont la déci-sion n’appartient qu’à ses parents et neconstitue pas pour lui un droit dont il puis-se se prévaloir ; que la seule conséquenceen lien avec la faute des praticiens est lanaissance de l’enfant ; que si un être humainest titulaire de droits dès sa naissance, il nepossède pas pour autant celui de naître oude ne pas naître, de vivre ou de ne pasvivre.”À l’encontre de cette motivation très explici-te, le pourvoi principal fait valoir “qu’il résul-te des propres constatations de l’arrêt que lamère de l’enfant avait clairement exprimé savolonté, en cas d’atteinte rubéolique, de pro-céder à une interruption volontaire de gros-sesse et que les fautes conjuguées des prati-ciens ne lui ont pas permis de recourir àcette solution ; qu’il s’ensuit que ces fautesétaient génératrices du dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de sa mère ;qu’en écartant le lien de causalité entre lesfautes constatées et le dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de sa mère, l’ar-rêt attaqué a violé l’article 1147 du Codecivil.”Ce sont des griefs identiques que formule,en termes très voisins, le deuxième moyende la CPAM de l’Yonne qui sera discuté enmême temps que celui du pourvoi principal. Pour répondre aux moyens, il est nécessairede rappeler, dans ses grandes lignes, l’étatde la jurisprudence tant judiciaire qu’admi-nistrative marquée par de profondes diver-gences sur l’action de l’enfant (1°) avantd’examiner cette action qui nous paraîtcontestable au regard des conditions de laresponsabilité civile (2°) et dont l’admissionsoulève des difficultés sur le plan juridiquemais aussi éthique (3°).

1°) L’état actuel de la jurisprudence et lesdivergences relatives à l’action de vie préju-diciable.

Le contentieux, relativement abondant, s’ar-ticule autour d’un principe de portée géné-rale, clairement exprimé et d’une exceptiondont la formulation est ambiguë.

Le principe et l’exception

Dès 1982, le Conseil d’État a posé en princi-pe qu’une naissance n’est pas en elle-mêmegénératrice d’un dommage susceptible d’ou-vrir à la mère un droit à réparation5. Larequérante, célibataire aux revenus

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modestes, se plaignait de l’échec d’une inter-ruption volontaire de grossesse mais l’enfantétait né en bonne santé. Cette solution qui a fait l’objet d’une largeapprobation doctrinale paraît davantage fon-dée sur des considérations de morale socia-le que sur la stricte application des règles dela responsabilité pécuniaire qui aurait puconduire à l’indemnisation des inconvé-nients résultant de l’interruption de grosses-se ayant manqué son but6. La Cour de cassation a, dans une affaire ana-logue, adopté la même position par un arrêtdu 25 juin 1995 en constatant “l’absence dedommage particulier qui ajouté aux chargesnormales de la maternité aurait été de natu-re à permettre à la mère de réclamer uneindemnité”7. Dans son arrêt précité de 1982 et probable-ment pour résoudre les cas les plus doulou-reux, le Conseil d’État avait ouvert la voie àdes dérogations en réservant l’hypothèse oùle demandeur d’indemnité invoque “des cir-constances ou une situation particulière” quin’ont pas été définies mais incluant, d’aprèsles conclusions du commissaire du gouver-nement et les commentaires de la doctrine,la naissance d’un enfant handicapé. Cela ne signifie pas pour autant que lesrègles de la responsabilité civile puissentêtre méconnues, spécialement l’exigenced’une relation de causalité8 entre la faute etle dommage ainsi que la détermination dudroit lésé, tout préjudice n’étant pas répa-rable. L’action de l’enfant et celle des parentsn’auront donc pas nécessairement le mêmesort.

La jurisprudence judiciaire

Les juridictions du fond ont accepté soit parle détour de la “perte de chance” de recou-rir à l’avortement, soit par l’intermédiaire dupréjudice réfléchi du fait de la vue quoti-dienne du handicap de l’enfant, d’indemni-ser les parents en raison d’une déceptionlégitime suscitée par une prestation médica-le ne leur ayant pas permis de prendre unedécision en connaissance de cause maiselles se sont, pour la plupart, refusées àaccueillir l’action de l’enfant soit pour desmotifs tirés de l’éthique, soit pour le défautde causalité entre l’infirmité de l’enfant et lafaute du médecin9.Cependant, par un arrêt du 16 juillet 1991, laCour de cassation a reconnu au profit d’unenfant atteint de graves malformations quela faute du médecin qui n’avait pas prescritlors de l’examen prénuptial la sérologie dela rubéole pourtant obligatoire, lui avait faitperdre “la chance d’éviter de supporter lesconséquences de la rubéole contractée parsa mère en début de grossesse”10. Pareillemotivation revient, nous semble-t-il, à présu-mer le lien de causalité. Le même arrêt a également retenu à la char-ge des deux médecins qui avaient assuré lesuivi de la grossesse qu’en s’abstenant, mal-gré les symptômes de rubéole, de prescrireles analyses utiles, ils n’avaient pas remplil’obligation de renseignement dont ilsétaient tenus à l’égard de leur patiente et quiaurait permis à celle-ci d’envisager une IVG.De tels motifs caractérisent des fautes denature à engager la responsabilité des prati-

ciens vis-à-vis de la mère ou des parentsmais nullement de l’enfant. Deux autres décisions significatives ont étérendues le 26 mars 1996 par la Cour de cas-sation légitimant de manière encore plusnette les demandes indemnitaires desparents mais aussi celles présentées pour lecompte de l’enfant11. La première espèceprésente une particularité factuelle tenant àune erreur de diagnostic anteconceptionnelqui a été regardée comme étant en relationdirecte avec la décision du couple de conce-voir un enfant né, cinq ans après la consul-tation d’un généticien, porteur de la maladiehérédo-dégénérative dont souffrait son père. La seconde espèce est celle qui fait l’objet duprésent pourvoi.

La jurisprudence administrative

Elle est illustrée par un arrêt du 14 février1997 du Conseil d’État qui s’est prononcé, àson tour, sur les deux actions en responsa-bilité engagées par les parents d’un enfantné trisomique après que la mère eut subidans un hôpital public un examen prénatalpar amniocentèse dont le but était de déci-der d’une éventuelle interruption volontairede grossesse et qui lui avait été présenté, àtort, comme ne révélant aucune anomalie12.Confirmant en partie l’arrêt de la Cour admi-nistrative d’appel, le Conseil d’État a accep-té de réparer, outre le préjudice moral ducouple, son préjudice matériel en luiallouant notamment une rente mensuellependant la durée de vie de l’enfant au titredes charges particulières résultant de l’infir-mité de celui-ci. Il y a donc convergence entre les deux juri-dictions suprêmes quant à l’action desparents bien que la Cour de cassation n’aitpas pris parti sur l’étendue du préjudiceréparable. En revanche, le Conseil d’État s’est nette-ment séparé de la Cour de cassation sur laquestion du préjudice propre à l’enfant enannulant l’arrêt déféré motif pris de l’erreurcommise dans l’appréciation du caractèredirect du lien de causalité. Abondamment commentées, les décisionsrendues le 26 mars 1996 par la premièrechambre civile ont suscité un vif débat doc-trinal, la très grande majorité des auteurs,qu’ils soient civilistes ou publicistes, sedéclarant hostiles au principe même de l’in-demnisation de l’enfant dans les circons-tances sus-relatées13. Le débat témoigne de la difficulté de laquestion et de l’importance des enjeux quisont des enjeux de société. La résistance manifestée par la Cour d’appeld’Orléans — qui va dans le sens de la juris-prudence dominante des juges du fond14 —impose une nouvelle réflexion sur l’actionen wrongful life.

2°) Une action contestable au regard desconditions de la responsabilité civile.

Deux des trois composantes classiques dulien de causalité font difficulté.

Les fautes

Elles ne seront évoquées que pour la clarté

du débat car elles ne sont plus en discus-sion.La première faute, qui est celle du laboratoi-re de biologie médicale consistant en uneerreur — reconnue — d’analyse d’un résul-tat sanguin, n’appelle pas d’observation par-ticulière15. Ensuite, vient la faute du médecin qui a étéde n’avoir pas provoqué un diagnostic com-plémentaire malgré des indices inquiétants16

et non comme le lui reproche l’arrêt, den’avoir pas donné à la patiente “tous lessoins attentifs et diligents qu’elle était endroit d’attendre”. Ce grief est inopérant dèslors qu’en l’état des ressources de la sciencemédicale, aucune thérapeutique n’était envi-sageable. Subsiste le manquement au devoird’information et de conseil dont les juges dufond soulignent qu’il a pour finalité derecueillir le consentement libre et éclairé dupatient. En l’espèce, le conseil ne pouvait porter quesur l’avortement soit pour cause de détressede la femme qui doit intervenir dans les dixpremières semaines de la grossesse (article L161-2 du Code de la santé publique) etaurait été possible si la rubéole avait étéimmédiatement diagnostiquée, soit pourmotif abusivement appelé thérapeutique —que guérit-on ? — la grossesse pouvant êtreinterrompue à tout moment (article L 162-12du Code de la santé publique).Mais il ne suffit pas que le médecin ait faillià son obligation d’informer, son silencen’étant fautif que s’il a porté atteinte au droitd’autrui, à savoir la mère. Du fait de sa libéralisation et d’un certainlaxisme dans l’application de l’article L 162-1217, l’avortement est-il devenu une libertéde la femme comme on l’a soutenu18 ? Rappelons, sans esprit de polémique, que laloi du 17 janvier 1975 dite loi Veil, prorogéepar celle du 31 décembre 1979, n’a faitqu’écarter les poursuites pénales contre lesauteurs et complices d’un avortementlorsque celui-ci est réalisé dans les condi-tions prévues par les articles précités duCode de la santé publique. C’est, fondamentalement, un texte d’excep-tion, ce que confirme son article 1er dont lesdispositions ont été reprises dans l’article 16du Code civil : “La loi garantit... le respect del’être humain dès le commencement de savie.” Mais l’avortement est, en toute hypo-thèse, un acte que la loi autorise sous cer-taines conditions et on ne saurait écarter apriori le principe même d’un préjudicelorsque la femme enceinte a été privée de lapossibilité d’y recourir19.

Quoi qu’il en soit, Mme X... avait le droitd’être renseignée sur son état de santé et,par voie de conséquence, sur celui de l’en-fant qu’elle portait20.Toutefois, le manquement du médecin à sondevoir d’information ne lèse que la mère oules parents qui ont été faussement rassurésquant à l’absence de risque de handicap, cedont ils souffrent personnellement. Cettefaute ne peut donc servir de fondement àl’action de l’enfant. La distinction a été faitetant en doctrine21 qu’en jurisprudence22. Onaborde déjà la question de causalité surlaquelle se concentrent les critiques despourvois.

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L’existence problématique d’un lien de cau-salité

La Cour d’appel de Paris avait rejeté lademande d’indemnisation du préjudice deNicolas X... en se fondant sur l’absence delien causal entre l’état de l’enfant et lesfautes constatées. La première Chambre civi-le a cassé cette décision, au visa de l’article1147 du Code civil, en affirmant que “lesparents avaient marqué leur volonté en casde rubéole de provoquer l’interruption degrossesse et que les fautes commises...étaient génératrices du dommage subi parl’enfant du fait de la rubéole de sa mère”.Cette motivation elliptique met l’accent surle dommage causé par la rubéole alors queles praticiens n’ont aucune responsabilitédans sa réalisation. C’est, croyons-nous, àjuste raison que la Cour de renvoi a jugé queles fautes médicales — qu’elles soientcontractuelles on non23 — ne sont pas à l’ori-gine du handicap lequel résulte d’une conta-mination accidentelle, ni, en amont, de larubéole contractée par la mère. Ces fautesont d’ailleurs été commises après la concep-tion comme le souligne l’arrêt attaqué. Nousne sommes pas dans l’hypothèse où la déci-sion des parents de mettre au monde unenfant a été influencée de manière détermi-nante par un diagnostic anteconceptionnelerroné ainsi qu’il paraissait avoir été dansl’autre affaire jugée le 26 mars 1996. Nul neprétend que l’enfant à naître ait été privé desoins de nature à empêcher ou à minorer lessuites de la maladie, ce qui relèverait de laresponsabilité médicale de “droit commun”.Il n’est pas davantage allégué que des fautesaient été commises pendant le suivi de lagrossesse. La causalité est donc inexistante24.Même si l’on retenait la définition la pluslarge de la causalité, soit l’équivalence desconditions, la situation resterait inchangée.C’est sur ce terrain que s’est placé le Conseild’Etat, dans son arrêt précité du 14 février1997 (Époux Q...), suivant en cela lesconclusions du commissaire du gouverne-ment, Mme V. Pecresse. En effet, la trisomieaffectant l’enfant ne pouvait être la consé-quence de l’erreur entachant les résultats del’amniocentèse mais était “inhérente à sonpatrimoine génétique”. Le 20 février, leConseil a diffusé un communiqué de presserappelant que “le fait d’être en vie ne sauraitêtre regardé comme un préjudice subi parl’enfant”.

Affirmer, comme on l’a fait, que les fautessont causales dès lors que, sans elles, ledommage pouvait être évité25 signifie, d’unepart, qu’il eût mieux valu que l’enfant nevînt pas au monde. Comment éviter le dom-mage si ce n’est en supprimant le malade ?Ce raisonnement conduit, d’autre part, à unedistorsion sans précédent du lien de causali-té et revient à imposer aux praticiens uneobligation de résultat tenant à toute concep-tion ou gestation médicalisée et portant surla naissance d’un enfant en bonne santé. Or,la jurisprudence hésite à étendre une telleobligation aux actes les plus banals de lamédecine26. On en arrive à mettre sur le même plan l’ac-tion de l’enfant né avec un handicap lié àl’état pathologique de sa mère et celle du

mineur qui, à la suite d’une faute médicalecommise lors de l’accouchement27, peutinvoquer la règle infans conceptus pourobtenir réparation de son préjudice qui a étédirectement causé par cette faute, de sorteque le problème du lien de causalité ne sepose pas. Par ailleurs, se référant aux propos de MmeX... tels que relatés par les juges du fond,l’arrêt de cassation tient pour acquis que sielle avait été informée, l’intéressée auraitnécessairement pratiqué une interruptionvolontaire de grossesse Il s’agit là d’une pré-somption de “comportement normal”28 quemême une probabilité statistique produitepar la banalisation de l’avortement ne suffitpas à établir car une incertitude existera tou-jours sur ce qu’aurait été l’attitude de lafemme enceinte confrontée à un diagnosticdéfavorable29. La femme se trouve, en tout cas, prise aupiège de sa déclaration d’intention considé-rée comme une manifestation définitive desa volonté d’avorter alors qu’elle disposed’une faculté éminemment personnelle etqu’il lui est loisible de changer d’avis jus-qu’au dernier moment. On ne saura jamaisce qu’elle aurait finalement décidé. Que devient, dans ces conditions, sa libertési fortement proclamée ?30

Il est, au demeurant, singulier que l’enfantpuisse se prévaloir de la certitude que sesparents auraient programmé son éliminations’ils avaient connu, en temps opportun, lerisque de handicap. Cette dernière remarque nous conduit àconstater qu’une confusion a été opérée parla première Chambre civile entre la cause duhandicap — la rubéole — et la cause de lanaissance de l’enfant à laquelle les fautesdes praticiens ont contribué dans la mesureoù elles ont empêché la mère de recourir àl’interruption volontaire de grossesse. Sousle prétexte d’indemniser un handicap alorsque celui-ci ne peut être rattaché par un liende causalité au comportement fautif des pra-ticiens, n’est-ce pas, en réalité, la naissanceet donc la vie de l’enfant qui sont considé-rées comme un préjudice ? On retrouve ici laquestion du début : Nicolas X... peut-il seplaindre d’être né avec un handicap congé-nital au lieu de ne pas être né ?

L’existence hypothétique d’un préjudiceindemnisable

À l’interrogation qui est au cœur du débat, ladoctrine a, très majoritairement, apporté uneréponse négative. Mais on citera d’abordMme V. Pecresse pour qui “un enfant nepeut pas se plaindre d’être né tel qu’il a étéconçu par ses parents, même s’il est atteintd’une maladie incurable ou d’un défautgénétique, dès lors que la science médicalen’offrait aucun traitement pour le guérir inutero. Affirmer l’inverse serait juger qu’ilexiste des vies qui ne valent pas la peined’être vécues et imposer à la mère une sorted’obligation de recourir, en cas de diagnos-tic alarmant, à une interruption de grosses-se”31.M. P. Murat dénonce “l’analogie vicieuse”qui a conduit à admettre l’action de l’enfantau même titre que l’action des parents. Il

ajoute, à propos de l’enfant, que “son han-dicap ou sa douleur sont consubstantiels àsa qualité d’être humain” et “qu’en gardantla vie il n’a rien perdu... Juger du contrairerevient à poser, officiellement, une perni-cieuse hiérarchie entre des vies qui sonttoutes uniques et non susceptibles d’êtreréduites à tel ou tel handicap”32. De son côté, Mme J. Roche-Dahan, aprèsavoir souligné “qu’à aucun moment la Courde cassation ne prend la peine de définir lanature exacte du préjudice dont le médecinest tenu responsable”, déplore que le dom-mage pris en compte soit “le fait d’être envie” et conteste la légitimité de l’intérêt surlequel se fonde l’action de l’enfant33.

On a fait valoir, à l’opposé, “qu’il y a plusd’inconvénient à vivre diminué physique-ment et/ou intellectuellement que ne pasvivre”34.Mais à partir de quel seuil, le handicap rend-t-il la vie intolérable ? Il faudrait savoir cequ’en pensent les intéressés eux-mêmes,étant observé que l’on rencontre des handi-capés qui sont heureux de vivre tandis quedes personnes parfaitement constituéessouffrent du mal de vivre. Le problème, ainsique l’a pertinemment relevé Mme M.A.Hermitte, est que cette question ne peutrecevoir qu’une réponse personnelle quel’enfant est incapable de donner. “Permettreà la société ou à ses parents de la donner enson nom revient à ne pas tenir compte duconflit d’intérêt et d’appréciation qui peutexister. C’est, en fait, indécidable au sens fortdu terme”35.

Quant à l’argument selon lequel le préjudicedes parents postule celui de l’enfant36, il n’estrien d’autre qu’un sophisme37. Les parentssubissent, en effet, un préjudice qui leur estpropre et qui résulte des fautes médicales,celles-ci ne leur ayant pas permis de prendreune décision éclairée s’agissant de l’interrup-tion de la grossesse ou de sa poursuite et,dans cette éventualité, de se préparer psy-chologiquement et matériellement àaccueillir l’enfant handicapé. Sur la nature du préjudice éprouvé parNicolas X..., la Cour d’Orléans s’est livrée àune analyse que les pourvois ne discutentpas. Force est de constater, avec elle, qu’au-cun traitement n’étant possible in utero,l’enfant n’avait d’autre alternative que denaître infirme ou de ne pas naître38, le pou-voir d’empêcher sa naissance étant d’ailleursentre les mains de sa mère. L’enfant qui souffre de multiples maladies etaffections est lourdement handicapé. Tel estson préjudice effectif, aggravé par l’absencede soins palliatifs médicaux en l’état desdonnées de la science. La Cour d’appel a aussi constaté l’évidence :les fautes médicales n’ont pas provoqué lehandicap. Celui-ci étant congénital (ougénétique) n’a pas d’auteur. Il n’existe etn’est subi par l’enfant que parce que celui-ciest né au lieu d’être mort. Il est inhérent à sapersonne. C’est donc bien, comme l’avait compris ladoctrine, la naissance et la vie même de l’en-fant qui constituent le préjudice dont il estdemandé réparation contrairement à la posi-tion de principe prise tant par la Cour de

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cassation que par le Conseil d’État39.Autrement dit, l’action exercée en son nomtend à l’indemniser du fait de ne pas avoirété avorté. Cette action n’est qu’un substitutprocessuel à un avortement qui n’a pas eulieu. La preuve en est que les époux X... ontinvoqué, dans leurs écritures, la perte dechance que représente pour leur fils le faitd’être né handicapé40. Mais, comme l’indiquel’arrêt, l’enfant n’avait aucune chance denaître “normal” ou avec un handicap moinsgrave. La chance perdue est celle de ne pasavoir bénéficié des bienfaits de l’article L162-1 ou de l’article L 162-12 du Code de lasanté publique.

Bref, le dommage c’est la vie et l’absence dedommage c’est la mort. La mort devient ainsiune valeur préférable à la vie. N’y a-t-il paslà une perversion du concept de dommage ? S’exprimant sur ce sujet, le doyenCarbonnier avait ainsi résumé son point devue : “La vie même malheureuse n’est-ellepas toujours préférable au néant ?”41

Sans nous engager dans une querelle quitouche à la philosophie voire à la théologie,il nous paraît possible, en définitive, de direqu’en la cause, si l’enfant se trouve dans unétat dommageable que sa naissance a seule-ment révélé, il n’a pas été pour autant victi-me d’un acte dommageable imputable àune personne déterminée. Le fait de la natu-re n’est pas le fait de l’homme. Par suite, le préjudice invoqué n’est pas juri-diquement réparable. Les choix effectués jusqu’ici ont des consé-quences qui suscitent la perplexité ou sontpréoccupantes.

3°) Les implications de l’action de vie préju-diciable.

Elles concernent à la fois le droit des per-sonnes, celui de la responsabilité et le déve-loppement d’un eugénisme “privé”.

Le droit des personnes (l’émergence du droitde ne pas naître)

L’une des fonctions assez méconnue de laresponsabilité civile, a écrit Mme G. Viney,consiste non seulement à assurer le respectdes droits subjectifs déjà consacrés maisaussi à en faire apparaître d’autres qui nesont pas encore reconnus ou formulés42. Endécidant d’accueillir l’action de l’enfant,notre jurisprudence reconnaît qu’il a subi unpréjudice indemnisable mais on s’aperçoitqu’il est difficile d’exprimer ce préjudice entermes de violation d’un droit déterminé. D’où la position négative adoptée sur cepoint par la Cour d’appel d’Orléans, à l’ins-tar d’autres juridictions du fond. Ainsi, le Tribunal de grande instance deMontpellier a-t-il considéré “qu’admettre larecevabilité de l’action de l’enfant reviendraità lui reconnaître une appréciation sur ladécision initiale de ses parents de le conce-voir et de mener à terme une grossesseayant donné la vie”43.Plus nettement encore, la Cour d’appel deBordeaux a jugé que “si un être humain dèssa conception est titulaire de droits, il nepossède pas celui de naître ou de ne pasnaître, de vivre ou de ne pas vivre et sa nais-

sance ou la suppression de sa vie ne peutêtre considérée comme une chance ou unemalchance dont il peut tirer des consé-quences juridiques”44. Néanmoins, pour fonder le droit à réparationdu préjudice de vie dommageable, il fautbien que l’enfant ait été titulaire d’un droit etque celui-ci ait été violé. Il ne peut s’agir quedu droit de naître “normal” — si tant est quedes critères de normalité puissent être pro-posés — et à défaut, du droit à “l’euthanasieprénatale” — selon l’expression de M. J.Hauser45 — qui serait le pendant de la facul-té d’avorter accordé à la mère. Tout cecin’est guère plausible.

S’il existait, ce droit de ne pas naître seraitd’ailleurs opposable à tous. Aux personnelsde santé en cas de négligence de leur partmais aussi aux parents qui décideraient deconcevoir un enfant sachant qu’ils risquentde lui transmettre une grave anomalie géné-tique ou qui, malgré un diagnostic prénatalalarmant, laisseraient la grossesse aller jus-qu’à son terme. Il serait opposable en parti-culier à la mère qui pourrait engager sa res-ponsabilité lorsque, avant ou pendant sagrossesse, elle s’est livrée à des comporte-ments compromettants pour la santé de l’en-fant ou qu’elle s’est refusée à des soins quiauraient été utiles. La logique de l’action en wrongful lifeconduit à transformer la faculté d’avortementreconnue à la mère en obligation pour celle-ci dont le libre arbitre est ainsi totalementdénié. C’est la dialectique de la loi du 17 jan-vier 1975 qui se trouve renversée puisquepour ne pas nuire à autrui la mère seraittenue de subir une interruption volontairede grossesse alors que cet acte - on l’oublieparfois - peut présenter des risques pourelle-même (article L 162-3, 1° du Code de lasanté publique). Il n’est pas surprenant quela doctrine soit unanime à rejeter touteaction d’un enfant handicapé contre sesparents en se fondant sur des considérationsd’intérêt public mais aussi d’ordre moral, lefait de donner la vie ne pouvant être assimi-lé à une faute46. C’est également une question de dignité,celle des parents : l’action en wrongful lifeimplique une discrimination entre lesparents de bonne qualité “biologique” et lesautres qui devraient s’abstenir de procréer.47

Ajoutons que la logique de cette action res-trictive des droits de l’infans conceptus vouéà être infirme lui dénie le droit le plus fon-damental, celui à la vie et ne lui reconnaîtqu’un droit spécifique — celui à la mortmiséricordieuse ? — qui ne peut servir qu’àsa disparition. Dans le même ordre d’idées,Mme M.A. Hermitte a montré la contradic-tion qu’il y a “à considérer que l’enfant han-dicapé puisse user de sa qualité de sujet dedroit pour demander la réparation du dom-mage qui résulte du fait qu’il n’a pas étéavorté par ses parents, ce qui l’aurait empê-ché de devenir sujet de droit”48. En somme,l’enfant plaide ou on lui fait plaider qu’iln’aurait pas dû exister.

Le droit de la responsabilité civile (l’affir-mation d’une obligation de garantie)

Non moins paradoxale est l’évaluation dupréjudice de l’enfant handicapé qui pose laquestion fondamentale de la valeur de la viedès qu’elle est donnée.S’agissant des actions en responsabilité “clas-siques” y compris celles pour dommagesprénataux — un enfant pouvant naître infir-me à la suite d’un accident survenu à samère et dont un tiers est déclaré responsable— les indemnités sont calculées en procé-dant à une comparaison entre la situationqui aurait été celle de la victime — elle seraiten bonne santé — et sa situation actuelle depersonne handicapée, la vie “normale” ayantune valeur positive et la vie diminuée unevaleur négative. Dans l’hypothèse d’uneaction en wrongful life si l’anomalie suppo-sée incurable avait été détectée, l’enfant neserait pas né en meilleure santé, il n’auraitpas existé du tout dès lors que l’on présumeque sa mère aurait nécessairement procédéà un avortement. En l’indemnisant on confè-re à l’absence de vie une valeur positive et àla vie normale une valeur nulle.49

Mais il convient surtout de mesurer lesconséquences d’un courant jurisprudentielqui, en sortant du lien de causalité et enimposant aux praticiens une véritable obli-gation de sécurité fait de “la conception etde la naissance de l’enfant une opération oùles géniteurs seraient totalement déchargésde responsabilité au profit de l’accompagne-ment médical”50. On passerait ainsi d’un système de respon-sabilité à un système de garantie automa-tique, ce qui devrait être clairement dit.Toute naissance d’un enfant handicapépourrait donner lieu à une action indemni-taire contre les médecins sans que l’on sepréoccupe finalement de leur faute puis-qu’aucun lien de causalité ne sera exigé avecle seul préjudice résultant de la naissance,opération qui comporte pourtant plusd’aléas que bien d’autres.

Cette obligation de garantie totale de nais-sance d’un enfant indemne qui équivaudraità une implication au sens de la loi du 5juillet 1985 risque de déresponsabiliser lesmédecins tant serait écrasante leur responsa-bilité car ils ne seraient plus seulement encharge de la maladie mais “en charge direc-te de la création des êtres”51.

La tentation de l’eugénisme

L’autre conséquence prévisible de l’obliga-tion de garantie mise à la charge des prati-ciens sera de les inciter, devant le plus légerdoute, à préconiser l’avortement qui ne sus-cite aucune action. Le “principe de précau-tion” tellement à la mode de nos jours nepeut être apprécié ici de la même façonqu’ailleurs. Il ne s’agit pas de prendre unemesure qui peut être inutile ou incommodemais de décider de la suppression d’em-bryons humains, opération, que sans entrerdans des controverses maintenant closeslégalement, on ne peut banaliser à l’excès.La multiplication des tests de dépistage liéeà la découverte de nouveaux gênes qui vaaccroître les risques d’erreur et de dommage

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ne manquera pas de renforcer cet eugénis-me de précaution. Celui-ci s’ajoutera à l’eu-génisme dit “familial”, les progrès de lamédecine fœtale52, amplifiée par les médias,déterminant une attitude de plus en plusrevendicative des parents, désormais enquête du “bel enfant”53. Il est, en tout cas, remarquable que l’espritde générosité, le souci compassionnel — oul’égoïsme ?54 — qui sous-tendent la recon-naissance de l’action de vie préjudiciable ontpour effet de conférer un rôle “normalisa-teur” à l’avortement55, rejoignant ainsi desconceptions doctrinales de sinistre mémoireauxquelles faisait allusion Mme V. Pecresseen mentionnant “les vies qui ne valent pas lapeine d’être vécues”56, donc dépourvues dequalité. Lui faisant écho, M. G. Memeteau s’inquiètedes “tendances éliminatrices” de notre juris-prudence qu’il qualifie de “lacédémonien-ne”57. Qu’on le veuille ou non, le préjudice denon-avortement n’est pas neutre. Il relèved’une logique d’élimination des “anormaux”qui heurte la conscience juridique. On comprend pourquoi certaines juridic-tions ou législations étrangères s’opposentau principe même de l’action en wrongfullife. Des éléments d’information que nousavons pu recueillir, il ressort que, dans leurgrande majorité, les décisions de la justiceaméricaine ont rejeté les revendications for-mées au nom de l’enfant, les juges refusantque l’on puisse se plaindre d’être né outoute comparaison entre la vie même dimi-nuée et l’inexistence, les incohérences del’action étant également fustigées58. PlusieursÉtats des Etats-Unis prohibent l’action del’enfant. La jurisprudence québécoise témoigne, elleaussi, de cette réserve : “Il est impossible, aestimé la cour d’appel, de comparer la situa-tion de l’enfant après la naissance avec lasituation dans laquelle il se serait trouvé s’iln’était pas né ; le seul énoncé du problèmemontre l’illogisme qui l’habite”59.

Dans un arrêt Mc Kay de 1977, la Cour d’ap-pel d’Angleterre a jugé que le procès pour“vie non désirée” est contraire à l’ordrepublic et constitue une violation de la règlede la primauté de la vie humaine. Ce type deprocès est d’ailleurs interdit par une loi, le“Congenital Disabilities” (Civil Liability Act)de 1976. Statuant sur la responsabilité contractuelledu corps médical dans le domaine du dia-gnostic prénatal et anteconceptionnel, laCour constitutionnelle de Karlsruhe a jugé,le 12 novembre 1997, qu’il y a lieu de dis-tinguer entre l’existence humaine qui nepouvant être considérée comme un préjudi-ce est insusceptible d’un quelconquedédommagement et l’obligation d’entretienqui incombe aux parents de l’enfant handi-capé.

Deux réflexions s’imposent, en conclusion.

La première concerne la légitimité de l’actionde wrongful life. Le profit espéré d’unedemande d’indemnisation formée au nomde l’enfant handicapé ne doit pas faireoublier qu’en termes de droits fondamen-

taux, admettre que sa naissance est un pré-judice pour lui-même constitue une atteinteau respect de sa dignité. Dans la mesure oùelle tend, à travers l’avortement dit théra-peutique mais aux effets eugéniques, à unedifférenciation des handicapés de naissancequi ne peut que “renforcer le phénomènesocial de rejet des sujets considérés commeanormaux”,60 l’action pour vie préjudiciableest contraire au principe formulé par l’article16 du Code civil qui implique l’égale dignitédes êtres humains.61 Il s’ensuit que l’intérêt àagir de l’enfant n’est pas légitime.

La seconde réflexion, en forme de constat,porte sur le fait que les règles de la respon-sabilité civile ne sont pas adaptées à l’aideque sont en droit d’attendre les parents d’en-fants handicapés pour leur entretien et leuréducation qui constituent une lourde charge.Cette aide relève de la solidarité nationale62.C’est du droit social63. Des textes existentmême si - on ne peut que le regretter - lesmoyens mis en œuvre ne sont pas à la hau-teur des ambitions affichées.

C. D’après la seconde branche du deuxièmemoyen du pourvoi principal, la Cour d’appeld’Orléans n’aurait pas répondu aux conclu-sions des époux X... faisant valoir qu’au pré-judice personnel de l’enfant correspondaientpour les parents de lourdes charges maté-rielles et financières, si bien que la Cour “quiadmet le droit à réparation des parents pourleur préjudice matériel et moral ne pouvaitrejeter toute indemnisation sans se pronon-cer sur ces conclusions mettant en évidenceun préjudice indemnisable”. Mais la Cour de renvoi n’était pas saisie dela question du préjudice des parents, ce querelève d’ailleurs l’arrêt (p. 10, 4ème §). Legrief est inopérant.

D. Le troisième moyen du pourvoi principalfait reproche à l’arrêt attaqué d’avoir, enméconnaissance de l’article 693 du nouveauCode de procédure civile, mis à la chargedes demandeurs la totalité des dépens enincluant ceux afférents à l’expertise ordon-née par la Cour d’appel de Paris pour déter-miner le préjudice de Mme X... bien que laCour d’appel d’Orléans n’ait pas statué surce point. Il est exact que le dispositif de l’arrêt casséqui comportait plusieurs chefs de décisionavait précisé que le docteur Y... et le labora-toire étaient condamnés “à tous les dépens ycompris ceux d’expertise”. Or, ce chef dudispositif de l’arrêt de la Cour d’appel deParis n’est pas concerné par l’arrêt de la pre-mière Chambre civile du 26 mars 1996 quine l’a censuré “qu’en ce qu’il a dit que lepréjudice de l’enfant n’était pas en relationde causalité avec les fautes commises et ence qu’il a condamné à restitution”. Il ne pou-vait en être autrement puisque la condam-nation aux dépens du médecin et du labora-toire était justifiée du fait qu’ils étaientdéboutés de leur contestation du préjudicedes parents, de sorte que les frais de l’ex-pertise ordonnée pour évaluer celui de lamère devait rester à leur charge. C’est donc, à tort, que la Cour d’appeld’Orléans a condamné les époux X... aux

entiers dépens d’appel, remettant ainsi encause la décision sur les dépens de la Courd’appel de Paris passée en force de chosejugée. La cassation est donc encourue —non pas au visa de l’article 693 qui est erro-né mais à celui de l’article 623 du mêmeCode — et paraît pouvoir être prononcéepar voie de retranchement et sans renvoi.

E. Le troisième moyen du pourvoi incidentqui vise l’article 1382 du Code civil, soutient,sans davantage s’en expliquer, que la CPAMa subi un préjudice propre du fait des pres-tations servies à l’enfant. Ce moyen qui ne laisse pas de surprendren’a pas été soumis à la Cour de renvoi, l’or-ganisme demandeur ayant conclu à lacondamnation in solidum du laboratoire, dumédecin et de leurs assureurs au rembour-sement de ses prestations en nature.Nouveau et mélangé de fait, le moyen estirrecevable.Toutefois ne vaut-il pas mieux répondre aufond afin d’éviter qu’il soit repris ultérieure-ment ? Certes, en cas de rejet de la deman-de d’indemnisation de l’enfant handicapé, laCPAM ne pourra exercer le recours subroga-toire qui lui est ouvert par l’article L 376-1 duCode de la sécurité sociale au titre de la res-ponsabilité civile de droit commun mais lesdiverses prestations versées au profit deNicolas X... l’ont été en vertu de l’article L313-2 du même Code qui étend le bénéficede l’assurance maladie aux enfants de l’assu-ré social. La CPAM qui n’a fait que se confor-mer à l’obligation mise à sa charge par la loine justifie, dès lors, d’aucun préjudice qui luisoit propre.

Conclusion

Si la question essentielle soulevée par lesdeux pourvois se situe à la frontière du droitet de l’éthique, cela ne signifie pas pourautant qu’elle se situe aux confins de la mis-sion du juge. Elle permet de vérifier, une foisde plus, que l’office du juge est, dans lesilence de la loi, d’adapter le droit auxmœurs ou, au besoin, de résister à l’évolu-tion de celles-ci pour préserver les valeursde la société qu’il estime devoir l’être. Latâche est ici d’importance car elle se rappor-te à l’affirmation des nécessaires limites auxextraordinaires pouvoirs que, grâce à l’essorde la biologie et des techniques médicalesde prévention ou de prédiction, noussommes en voie d’acquérir sur nous-mêmes. La décision que vous allez rendre auravaleur de principe et ne sera pas sans inci-dence sur l’évolution des interruptions thé-rapeutiques de grossesse et leurs tendanceseugéniques ainsi que sur la notion de digni-té de la personne humaine et, plus généra-lement, sur la conception de l’homme que ledroit renvoie à la société.

Nous concluons en définitive :

1°) En ce qui concerne le pourvoi principal,au rejet des deux premiers moyens et à lacassation par voie de retranchement et sansrenvoi sur le troisième moyen ;

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2°) En ce qui concerne le pourvoi incident,au rejet des trois moyens proposés et, par-tant, du pourvoi.

Références

1. Depuis le célèbre arrêt Mercier (Cass .Civ.20 mai 1936, D.1936, p. 88, note signée E.P.,rapport Josserand et conclusions Matter) ; Cf.la note de D. Thouvenin au D. 1997, Juris.,p. 190.

2. RTD Civ. 1996, p. 782.

3. Conseil constitutionnel : décision n° 94-344-345 du 27 juillet 1994, Rec. p. 100, RFDConst.1994, p. 800, note Favoreu, RD publ.1994, p. 800, note F. Luchaire, D1995, p. 237,note B. Mathieu. Conseil d’État : 27 octobre1995, commune de Morsang-sur-Orge, Rec.p. 372, RFD adm. p. 1204, conclusionsFrydman ; JCP 1996, II 22360, note F.Hamon.

4. Cf. B. Edelmann, La dignité de la person-ne humaine, un concept nouveau, D 1997,Chr. p. 185 ; Saint-James, “Réflexions sur ladignité de l’être humain en tant que conceptjuridique du droit français”, D 1997, Chr. p.61.

5. C.E. Ass. 2 juillet 1982, Delle R., Rec. p.260 ; RD San. et soc. 1983, p. 95, concl. M.Pinault ; Gaz. Pal. 1983, I 193, note F.Moderne ; D 1984, Jur. p. 425, note J.B.d’Onorio.

6. J. Waline, note à la RD publ. 1997, p. 1139 ;B. Mathieu, note à la RFD adm. 1997, p. 382,pour qui l’affirmation selon laquelle la nais-sance n’est pas par elle-même constitutived’un préjudice “s’appuie implicitement sur leprincipe de dignité”.

7. Civ. 1ère, B. n° 213, D 1991, Jur., p. 566,note P. Le Tourneau ; JCP 1992, II, 21784,note J.F. Barbieri.

8. La situation particulière s’est trouvée dansune affaire jugée par le C.E. le 29 septembre1989 relative à la naissance d’un enfant han-dicapé du fait d’une tentative d’avortementayant échoué : le traumatisme causé aufœtus a entraîné l’amputation d’une jambeaprès la naissance. Le C.E. a estimé équitabled’indemniser l’enfant, le lien de causalitéentre l’acte médical et le préjudice étantindiscutable (Mme Karl, Rec. p. 176 ; GP1990, 2, p. 421, concl. Fornacciari).

9. TGI Montpellier, 15 décembre 1989, JCP1990, II, 21556, note J.P. Gridel ; CA Paris 17février 1989, D 1989, somm. p. 306, obs.Penneau ; CA Versailles, 8 juillet 1993, D1995, somm. p. 98, obs. Penneau ; CA Paris17 décembre 1993, Gaz. Pal 1994, I, p. 147.

10. Civ. 1ère, B. n° 248 ; JCP 1992, II, 21947,note A. Dorsner-Dolivet ; Gaz. Pal 1992, I,somm. p. 152, obs. F. Chabas.

11. Civ. I, B. n°s 115, 116.

12. C.E., CHR de Nice c/ Epoux Q..., Rec. p.44 ; RD publ. 1997, p. 1139, notes J.M. Aubyet J. Waline ; RFD adm. 1997, p. 374, concl.V. Pecresse, p. 382, note B. Mathieu ; S.Alloiteau, LPA 28 mai 1997, p. 23. JCP 1997,II, 22828, note Moreau.

13. Cf. obs. P. Jourdain, RTD civ. 1996, p.824 ; obs. J. Hauser, RTD civ. 1996, p. 871 ;obs. P. Murat, JCP 1996, I, 3946, §6 ; obs. G.Viney, JCP 1996, I, 3985, § 19 ; F. Chabas,Droit et patrimoine, juillet-août 1996, p. 80,G.P. 1997, Somm. C. Cass., p. 383 ; noteY. Dagorne-Labbe, LPS 6 décembre 1996, p.22 ; note J. Roche-Dahan, D. 1997, jurispr.,p. 35 ; N. Gombault, “La responsabilité del’échographiste du fait de l’absence dedépistage de malformations du fœtus”, GP1996, 2, p. 267 ; L. Finel, “La responsabilitédes médecins en matière de diagnostic desanomalies fœtales”, R Dr. san. et soc., 1997,n° 2, p. 233 ; M.A. Hermitte, “Le contentieuxde la naissance d’enfants handicapés”, G.P.24-25 octobre 1997, p. 75 ; A.M. Luciani, “Lanotion du dommage à l’épreuve du handi-cap congénital”, LPA 27 juin 1997, p. 17 ; M.Deguergue, “Les préjudices liés à la naissan-ce, Responsabilité civile et assurances”, n°spécial, mai 1998, p. 14.

14. Cf. l’article de J. Guigue, Bulletin juri-dique de la santé publique, juillet 1999, n°20, p. 11 où sont citées des décisions posté-rieures aux arrêts de la 1ère Chambre civiledu 26 mars 1996 et qui ont rejeté l’action del’enfant.

15. La seule question qui pouvait se poserétait celle de savoir si l’analyse biomédicalerelève ou non de la faute prouvée. La juris-prudence se place parfois sur le terrain del’obligation de résultat lorsqu’elle estdépourvue d’aléa compte tenu des donnéesacquises de la science : si les centres detransfusion sanguine sont chargés d’uneobligation de résultat c’est parce qu’ils ont lapossibilité de contrôler la qualité du sang(Civ. I, 12 avril 1995, B., n° 179, 180, JCP1995 22467, obs. Jourdain).

16. Cf. G. Memeteau, Traité de la responsa-bilité médicale, Éd. hospitalières, n° 94.

17. Cf. J.F. Mattei, J.O. A.N., 8 avril 1994, p.648.

18. Cf. J. Rubellin-Devichi, “Le droit et l’in-terruption de grossesse”, LPA, 7 juin 1996, n°69.

19. La référence à la liberté dans la décisiondu Conseil constitutionnel du 15 janvier1975 (n° DC 75-54) vise essentiellement laliberté appartenant à la femme de ne pasrecourir à l’IVG et au médecin de ne pas yparticiper. L’arrêt Lahache du Conseil d’État,31 octobre 1980, Rec. p. 403, D.1981, p. 38,concl. Genevois, ne fait que préciser que ladécision d’avorter n’appartient qu’à la mèreet paraît bien dépassé par rapport aux dis-positions de la loi bioéthique du 29 juillet1994 (art. L 152-2, L 152-4, L 152-5 du Codede la santé publique) qui donnent au couplela possibilité de recourir à la procréation endehors du processus naturel. Le ministre des

Affaires Sociales déclarait naguère quel’avortement reste juridiquement un délitd’atteinte à la vie, sauf dans deux cas fondéssur l’état de nécessité (réponse J.O. A.N. 28janvier 1985, p. 346). Pour la doctrine péna-liste, le législateur a conservé sa dimensionfautive à l’avortement (cf. Merle et Vitu,Droit pénal spécial, Éd. Cujas, tome II, n°2099).

20. Cf. X. Labbee, “L’embryon in utero”,Juriscl. Civ., article 16/16-12 fasc. 54.

21. Cf. B.M. Knoppers, Conception artifi-cielle et responsabilité médicale, Éd. Y.Blais, Québec, 1986, p. 201.

22. CA Versailles, 8 juillet 1993, D.1995, IR98.

23. Le visa de l’article 1147 du Code civilpeut surprendre car ce n’était évidemmentpas l’enfant qui était créancier du médecin etdu laboratoire. Une stipulation pour autruiaurait engagé le promettant à fournir desrenseignements susceptibles de faire détrui-re, le cas échéant, le bénéficiaire (cf. F.Chabas, Droit et patrimoine, juillet-août1996, p. 81). Mais il est concevable qu’untiers au contrat, l’enfant, puisse se plaindrede la faute du débiteur contractuel. Encorefaut-il qu’il subisse un préjudice et que cettefaute l’ait causé.

24. Selon C. Jonas : “Le handicap s’il consti-tue un préjudice n’est en rapport qu’avec lesgènes des parents ou l’environnement(toxiques, virus, bactéries...)”, “L’enfant pré-judice”, Médecine et droit, 1997, n° 26.

25. Cf. P. Jourdain, obs. précitées à la RTDCiv. 1996.

26. Cf. J. Hauser, RTD Civ. 2000, p. 80 ; S.Hocquet-Berg, Obligation de moyen ou obli-gation de résultat ? À propos de la responsa-bilité civile du médecin, thèse, Paris, 1995.

27. C.Cass.Civ.1, 7 juillet 1998, B. n° 239.

28. Cf. J. Petit, JCP 1997, I, 4072 n° 37 ; éga-lement les conclusions précitées de Mme V.Pecresse qui après avoir hésité admet aunom du “comportement normal deshommes”, que s’ils avaient été correctementinformés les époux Q... auraient sans aucundoute évité la naissance de l’enfant et que,de ce fait, la faute de l’hôpital était la causedirecte de leur préjudice qui devait être inté-gralement réparé.

29. Dans sa note précitée à la RFD adm.1997 M. B. Mathieu fait observer qu’une pro-babilité statistique ne saurait servir de “via-tique éthique” et risque de favoriser des“dérives eugéniques dangereuses”.

30. Par un arrêt du 10 juin 1998 (req. n°186476), le Conseil d’État a implicitementconsidéré qu’il n’y avait pas de lien néces-saire entre la détection de la trisomie 21 et lerecours à l’IVG. Le groupe des conseillerspour l’éthique des biotechniques placésauprès de la Commission européenne a esti-mé que l’avortement ne peut être la consé-

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quence automatique d’un test génétiquedéfavorable (avis du 20 février 1996, cf. N.Lenoir et B. Mathieu, Le droit internationalde la bioéthique, PUF 1998), ce qui impliqueque pour la mère le seul préjudice réparablene peut être que celui de la perte de la pos-sibilité de pratiquer une IVG.

31. Concl. précitées à la RFD adm. 1997.

32. Obs. précitées au JCP 199.

33. Note précitée au Dalloz 1997.

34. Cf. P. Jourdain, obs. précitées.

35. Cf. M.A. Hermitte, article précité à la GP1997.

36. Cf. M.L. Fortune-Cavalie, “Responsabilitémédicale et naissance d’enfant handicapé :vers l’oeuf transparent”, Médecine etdroit,1998, n° 33, p. 17 ; S. Welsch,Responsabilité du médecin, Éd. Litec, n° 280.

37. Il est parfaitement concevable qu’il y aitdes victimes par ricochet alors que la victimedirecte n’a pas droit à réparation : c’est le caschaque fois que la victime première estdécédée ; ni elle ni sa succession ne peuventse prévaloir des préjudices matériels etmoraux inhérents à la mort.

38. Cf. G. Viney, obs. précitées au JCP, 1996

39. Dans sa note précitée, à la RFD adm.1997, M. B. Mathieu estime que le raisonne-ment analogue adopté par le Conseil d’États’agissant du préjudice des parents fragilisesa position relativement au recours de l’en-fant, les deux actions étant étroitement liées.L’auteur souligne que faire de la naissancede l’enfant la source du préjudice de sesparents est contraire à la dignité de celui-ci.

40. La 1ère Chambre civile aurait renoncé à lanotion de perte de chance en la matière : cf.P. Sargos, Rapport annuel 1996, p. 202.

41. Cité par A. Seriaux, Droit des obligations,PUF, 1992, n° 136.

42. Obs. JCP 1997, I, 4025, n° 5.

43. Cf. le jugement précité du 15 décembre1989, JCP 1990.

44. CA de Bordeaux, 26 janvier 1995, JCP1995, IV, 1568.

45. Obs. précitées à la RTD civ. 1996

46. L’expression wrongful life semble avoirété utilisée, pour la première fois, dans uneaffaire où un enfant illégitime avait deman-dé des dommages et intérêts à son pèreputatif : Zepeda v/ Zepeda, 1964. La cour del’Illinois l’avait débouté de son action etcette décision a fait jurisprudence.Si la constitution de partie civile de la mèreagissant en qualité de représentante légalede sa fille mineure née à la suite d’un violincestueux a été admise par la chambre cri-minelle c’est, semble-t-il, non pas du fait desa naissance mais en raison des circons-

tances de sa conception dont l’auteur du violest directement responsable . L’enfant, victi-me d’une situation traumatisante, peut ainsidemander réparation à son géniteur (Cf.Cass. Crim 4 février 1996, B, n° 43, D 1999,Jurispr. p. 445, note D. Bourgault-Coudevylle, JCP 1999, II, 10178, note I.Moine-Dupuis ; cf. également, D 1999, M. T.Calais-Auloy, “Point de vue : La vie préjudi-ciable”).

47. Théoricien de l’eugénisme à la française,A. Carrel a écrit : “qu’aucun être humain n’ale droit de procréer des enfants destinés aumalheur”, L’homme cet inconnu, Plon 1942.

48. Cf. article précité GP 1997.

49. Cf. J.Y. Goffi, “La notion de vie préjudi-ciable et l’eugénisme”, in De l’eugénismed’État à l’eugénisme privé, Éd. de BoeckUniversité

50. Cf. J. Hauser, obs. précitées à la RTD civ.2000

51. Ibid.

52. Cf. P. Pedrot, Diagnostic prénatal et res-ponsabilité médicale, Mélanges Cosnard,1990, p. 117.

53. Cf. Le droit saisi par la biologie (sous ladirection de C. Labrusse-riou), LDGJ, 1996,p. 40).

54. Comme l’enfant ne peut s’exprimer c’estdu “bonheur” ou du “malheur” d’autrui qu’ilest question. “Il faut, a écrit le professeur J.F.Malherbes, avoir la lucidité d’admettre quedans une telle situation, ce n’est pas, en véri-té, de son bonheur que nous parlons maisdu nôtre”, Vaincre, n° 9, printemps 2000.

55. Cf. J. Hauser, obs. précitées à la RTD civ.2000. L’article 16-4, alinéa 2 du Code civildispose que “Toute pratique eugénique ten-dant à l’organisation de la sélection des per-sonnes est interdite”. L’utilisation normalisa-trice de l’interruption volontaire de grosses-se ne relève donc pas de la prohibition maisl’agrégation de micro-décisions peut produi-re des effets qui affectent des populationsentières.

56. Il s’agit d’une allusion au concept de “viesans valeur vitale” issu du droit nazi.

57. Cf. Traité de responsabilité médicale,mise à jour 1997, n° 126.

58. Cf. B. M. Knoppers, ouvrage cité, 1986,p. 199 et suivantes ; Bonnie Steinbeck, Lifebefore birth, Oxford University Press, 1992,p. 115 et suivantes ; J.R. Mason, Medicolegalaspects of reproduction and parenthood,Darmouth, 1998, p. 161 et suivantes. Seulesdeux décisions admettant l’action en wrong-ful life sont citées : Curlender, v. BioscienceLaboratories, Cour d’appel de Californie,1980 ; Park V. Chessin, 1977, décision ren-due par un tribunal new yorkais mais l’an-née suivante la cour d’appel de New York astatué au sens contraire (Becker V.Schwartz).

59. Cataford c/ Moreau, 1978.

60. Comité consultatif national d’éthique,avis n° 37 du 11 juin 1993.

61. La phrase liminaire du préambule de laConstitution de 1946 sur le fondementduquel le Conseil constitutionnel a reconnuvaleur constitutionnelle au principe dedignité, établit clairement un lien entre ladignité et l’absence de discrimination entreles êtres humains. Cf. B. Mathieu, “Génomehumain et droits fondamentaux”,Economica 2000, p. 27.

62. Cf. J.P. Gridel, note précitée au D. 1990 ;A.M. Luciani art. précité, LPA 1997 ; J.Hauser, obs. précitées à la RTD Civ. 1996. Enindemnisant largement les époux Q..., leConseil d’État a obéi à un souci d’équitémais on peut trouver inéquitable que lesparents d’enfants handicapés en raison deleur patrimoine génétique ou d’une maladiecontractée in utero bénéficient d’une priseen charge intégrale des dépenses occasion-nées par le handicap en cas de diagnosticprénatal erroné alors qu’ils ne bénéficierontque des seules prestations sociales établiespour les personnes handicapées en dehorsde ce contexte particulier.

63. Cf. la loi n° 75-554 du 30 juin 1975 modi-fiée d’orientation en faveur des personneshandicapées.

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SOMMAIRE

Dossier “Arrêt Perruche” :Le handicap comme préjudice ?

ÉditorialDr Marc Guerrier . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 1

Débat

Questions éthiques posées par l’arrêt PerrucheGroupe d’éthique de l’APF . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 4

Justice, réparation et solidaritéJerry Sainte-Rose . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 11

Témoigner de ce que sont nos enfantsHenri Faivre . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 14

Le regard qu’une société porte sur la personne handicapéeMarie-Sophie Desaulle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 15

Une insulte à l’égard de notre dignitéJean-Luc Simon . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 16

La naissance sous conditionPr Israël Nisand . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 18

Les dérives nous menacent !Pr Bernard Glorion . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 20

Susciter un débatPr Didier Sicard . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 21

Pour nous la blessure est réelleXavier Mirabel . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 22

Une approche nécessaire et digneClaude Évin . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 23

Vivre avec un handicapPr Annie Barois . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 25

Un droit à la “normalité”Pr Catherine Labrusse-Riou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 26

S’attaquer aux discriminationsfondées sur le handicapMarc Zamichiei . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 33

Le mépris des valeursPr Dominique Folscheid . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 35

Un délire d’imputationDanielle Moyse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 40

Les représentations du handicapSimonne Korff-Sausse . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 41

Regards de l’institution sur le handicapDr Philippe Denormandie . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 43

Nos responsabilités hospitalièresPr Emmanuel Hirsch . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 45

Réactions...

Philippe Être . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 19

Grégory Bénichou . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 32

Brigide Maigret . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 34

Nicole Diederich . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 46

Éclairages

L’annonce prénatale du handicapPr Jacques Milliez . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 48

Dépistages des anomalies fœtales :statégies et limitesPr Marc Dommergues . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 22

Textes de référence

Arrêt de la Cour de cassation, 17 novembre 2000 . . . . . . . p 56

Rapport de Pierre Sargos,conseiller rapporteur à la Cour de cassation . . . . . . . . . . . p 57

Conclusions de Jerry Sainte-Rose,avocat général à la Cour de cassation . . . . . . . . . . . . . . . . . p 65

Espace éthique

Au service des valeurs de l’hôpital . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 73

Liste des publications . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . p 73

Directeur de la publication :Emmanuel Hirsch

Rédaction :Patrice Dubosc, Emmanuelle Fardel, Paulette Ferlender,Marc Guerrier, Emmanuel Hirsch

Espace éthiqueCentre hospitalier universitaire Saint-Louis1, avenue Claude Vellefaux 75475 Paris cedex [email protected]éléphone : 01 44 84 17 57Télécopie : 01 44 84 17 58

Conception, réalisation : E. Fardel, Espace éthique

Impression : Europe Media DuplicationISSN 1288-5525

© Les articles et graphismes de la Lettre de l'Espaceéthique sont la propriété exclusive de l'Espace éthique.

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ESPACE ÉTHIQUE

Au service des valeurs de l’hôpital

C réé 1995, l'Espace éthique de l’Assistance Publique - Hôpitaux de Paris est un lieu d'échanges, d’ensei-gnements universitaires, de formations, de recherches, d'évaluations et de propositions portant sur nos

initiatives et leurs enjeux. Sur son modèle, d’autres espaces éthiques se développent actuellement, y comprisdans des structures autres qu’hospitalières.

À l’hôpital, l’exigence et le besoin de médiation s’imposent. Il importe de reconstituer les modalités de rela-tion et de communication indispensables au vivre ensemble et à la détermination des choix. Il ne s’agit pas d’énoncer et de prescrire une éthique théorique. Les points de vue moraux doivent d’être enri-chis par la diversité des sensibilités et des expériences, approfondies et argumentées pour honorer le sens denos missions et affirmer dans les pratiques des engagements profonds au service d’un projet commun.

Plus que de tolérance, nous devons témoigner un extrême respect à l’égard d’expressions argumentées, c’est-à-dire qui ne relèvent pas de la seule opinion de circonstance, d’intérêts partisans ou de positions inconci-liables avec les traditions républicaines. On peut dès lors mieux comprendre le sens des missions dévoluesà l’Espace éthique et la part déterminante que chacun d’entre nous est en devoir d’y assumer.

En 2001, l'Institut éthique et soins hospitaliers de l'Espace éthique propose aux professionnels des formationsuniversitaires : le D.U. Éthique appliquée à la santé et aux soins ; le D.E.S.S. Philosophie option éthiquemédicale et hospitalière ; le Certificat d’éthique de la recherche biomédicale.Il organise également des conférences et des séminaires ouverts, notamment, à l’ensemble des partenairesinvestis dans le soin.

Au-delà de ces différents événements publics, l'Espace éthique privilégie sa fonction de médiation en réunis-sant plus de 30 groupes thématiques, associant dans une approche pluridisciplinaire des acteurs de la santésouhaitant poursuivre une réflexion approfondie.Son Centre de recherche et de documentation permet de consulter les livres et documents relatifs aux ques-tions éthiques actuelles, mais aussi aux doctrines philosophiques. Il est accessible aux chercheurs investisdans ce champ de compétences.

E. H.

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Publications de l’Espace éthique

Santé publique et droits de l'homme, sous la direction du Pr Jonathan Mann, Paris, Collection Espaceéthique, 1997, 108 p.

Espace éthique. Éléments pour un débat, Travaux 1995 -1996, Paris,.AP-HP/Doin, 1997, 541 p.Droits de l’homme et pratiques soignantes, Paris, AP-HP/Doin, 1998, 368 p.La relation médecin-malade face aux exigences de l’information, Paris, AP-HP/Doin, 1999, 137 p.L’annonce du handicap, avec la Mission Handicaps, Paris, AP-HP/Doin, 1999.Pratiques hospitalières et lois de bioéthique, Paris, AP-HP/Doin, 1999, 167 p.Éthique et soins hospitaliers. Travaux 1997-1998, Paris, AP-HP/Doin, 2001.Une annonce anténatale et postnatale du handicap ?, avec la Mission Handicaps, Paris, AP-HP/Doin,

2001.

La Lettre de l’Espace éthique est disponible sur demande.Numéros hors série :

Alzheimer : les soignants s’engagent, hors série n° 1Les test génétiques : grandeur et servitude, hors série n° 2Dossier “Arrêt Perruche” : Le handicap comme préjudice ?, hors série n° 3

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Espace éthiquela lettre

Hors série n° 3Hiver - printemps 2001

Dossier “Arrêt Perruche”

Dossier “Arrêt Perruche” :

Le handicap comme préjudice ?

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É voquer a posteriori comme préférable la non-existence d’une personne particu-

lièrement handicapée ne peut laisser personne indifférent, quels que soient les

circonstances et les motifs pour lesquels ce débat est engagé.

L’arrêt du 17 novembre 2000 rendu par la Cour de cassation interpelle simultanément

de nombreux protagonistes du point de vue de valeurs fondamentales que personne

ne discute, mais dont l’application concrète relève de dilemmes et de paradoxes que

nous n’avions pas su anticiper.

Pourquoi cet arrêt qui décide de l’indemnisation de ce jeune homme handicapé sus-

cite-t-il de si vives réactions ?

La déontologie et les pratiques des professionnels intervenant auprès des parents au

cours d’une grossesse sont confrontées aux conséquences de ce jugement. À quels

types d’évolutions et de dérives les procédures désormais engagées en vertu d’un

idéal d’enfant incitent-elles ? De quelle manière est ainsi contesté le droit imprescrip-

tible à la vie que consacre, notamment, l’article 3 de la Déclaration universelle des

droits de l’Homme ? L’excès de responsabilité n’induira-t-il pas, dans les mentalités,

une tendance à la déresponsabilisation et au renoncement ?

L’arrêt Perruche nous implique au cœur de réalités humaines et sociales qui se vivent

chaque jour dans nos hôpitaux. Mieux que d’autres, auprès des personnes handica-

pées, avec leurs proches et les associations, les hospitaliers comprennent les respon-

sabilités qu’il leur faut assumer. C’est ainsi que le souci de dignité trouve sa véritable

dimension à l’égard des personnes affectées par un handicap, aussi douloureux soit-

il. Il convient dans un contexte qui s’avère aujourd’hui particulièrement délicat, de

leur signifier, mieux encore, notre attachement et notre respect !

L’Espace éthique a souhaité accompagner la réflexion qui s’impose désormais. Le 15

janvier 2001, dans le cadre de l’hôpital Européen Georges-Pompidou et en collabo-

ration avec l’Association des paralysés de France, il a été à l’initiative d’une rencontre

publique consacrée à l’arrêt de la Cour de cassation : Droit de la vie, droit à la vie,

qui peut juger ?

Ce numéro hors série de la Lettre de l’Espace éthique reprend et complète ce premier

échange qui fera l’objet de prochains développements.