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Et si le temps n'existait pas?

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Carlo Rovelli. Philo. Dunod.

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CopyrightDunod,20129782100579495

Cetexteestuneversionaugmentéeparl’auteurd’unouvrageparuenitalienen2004auxéditionsDiRenzo:

Checos’èiltempo?Checos’èlospazio?

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Préface

Carlo Rovelli est physicien théoricien et compte parmi les initiateurs de la théorie de la gravitéquantique à boucles, un sujet d'une difficulté mathématique effrayante. Pourtant, lorsque je l'airencontré et entendu dans une réunion interdisciplinaire, il s'est montré capable de parler de sontravail de façon si claire qu'un adolescent de quinze ans l'aurait suivi de bout en bout. Et nonseulementaurait-ilsuivil'exposé,maissansdouteaurait-ilsuivil'orateuràlafindelaséancepourluidemandercommentdevenirphysicienàsontour.CarloRovellitravailleàlapointedelatechnique,maisilnecèdejamaisauplaisirdelavoltigepourelle-même.Ilgardeàl'œillesquestionsqu'ilchercheàrésoudre.Cetteconsciencedesenjeuxfaitdelui un vulgarisateur magique. Schématiquement, de manière limpide, il brosse le tableau de laphysique fondamentale pour en éclairer les failles – ces questions ouvertes qui engloutissent lesphysiciensd'aujourd'hui.Puis,au-delàdelaphysique,c'estlasciencedanssonensemble,sesrapportsaveclesautresdomainesdeconnaissanceetsonrôledanslasociété,qu'ilinterroge.Lephysicienn'estpas,nepeutpasêtre,untechnicien déconnecté des réalités – puisque c'est de la réalité qu'il prétend parler. Lemonde qu'ilinterroge dans l'accélérateur de particules et le monde où il s'éveille chaquematin ne font qu'un.Mieuxquetoutautrescientifique,CarloRovellinousfaitsentircetteintenseconnexiondel'activitéduchercheuraveclebourdonnementdumonde.L'éditeuritalienSanteDiRenzoaeulaclairvoyancedesolliciterCarloRovellipourconcevoiravecluiuntextedestinéauxjeunesquiseraientcurieuxd'embrasserlacarrièrescientifique.Deplusieursentretienssurleparcoursduphysicienestnél'ouvrageChecos'èiltempo?Checos'èlospazio?Lorsquej'eusmoi-mêmel'idéedelepublier,aprèsl'avoirentenduenconférence,CarloRovellimeproposadereprendrecetexteenledéveloppantàlafoisdanslesensducontenuscientifiqueetdanssa réflexion sur la science. C'est donc un texte plus pointu et plus large, un véritable « cône depensée»quinousestdonnéà lire ici.Onyapprendoùva laphysiquededemainetpourquoiellerejointAristote, à quoi ressemble un « grain » d'espace-temps et comment l'étude de ce genre dequestionspeutjouerunrôleimportantdanslechemindelacivilisation.Plusqu'unouvragedescience,c'estunedémonstrationd'espritscientifique,cettetournured'espritsinaturelleauxenfants,sidifficileàgarder.

ElisaBruneJournalistescientifique

Chapitre1

Rébellionetrêves

Bienquej'aieconsacréunegrandepartiedemavieàlarecherchescientifique,lascienceaétéchezmoi une passion tardive.Quand j'étais jeune, lemonde entierme fascinait,mais pas la science enparticulier.Jesuisnéet j'aigrandienItalie,àVérone,dansunefamille tranquille.Monpère,unhommed'unerareintelligence,discretetréservé,étaitingénieuretdirigeaitsapropreentreprise.Ilm'atransmisleplaisirde regarder lemondeaveccuriosité.Mamère,vraiemère italiennedébordanted'unamourexcessif pour son seul enfant, m'apportait son aide dans les « recherches » que j'effectuais pourl'écoleprimaire,etencourageaitmongoûtpourdécouvriretapprendreenpermanence.J'ai fréquenté leLycéeclassiqueàVérone.Onyétudiait legrecet l'histoirebeaucoupplusque lesmaths.C'étaitunétablissementricheenstimulantsculturels,maisprétentieuxetprovincial,campésursamissiondeprotectiondesprivilègesetdel'identitédelabourgeoisielocale.Plusieursenseignantsavaient étédes fascistes ardents avantdeperdre laguerre, et l'étaient encoredans le secretde leurcœur.C'étaientlesannéessoixanteetsoixante-dix,etleconflitentrelesgénérationsfaisaitrage.Lemonde changeait rapidement.La plupart des adultes autour demoi avaient dumal à accepter cetteévolution ; ils se raidissaient dans des positions défensives et stériles. Je faisais peu confiance aumondedesadultes,etencoremoinsàmesprofesseurs.J'entraisconstammentenconflitaveceuxetavectoutefigured'autorité.Mon adolescence fut de plus en plus une période de révolte. Je neme reconnaissais pas dans lesvaleursexpriméesautourdemoi.Laconfusionétaitgrande,etriennemesemblaitcertain.Unechoseseulem'étaitclaire: lemondequejevoyaisétait trèsdifférentdeceluiquim'auraitsembléjusteetbeau.Jerêvaisdedevenirvagabondbarbuetderesteràl'écartdecemondequinemeplaisaitpas.Jelisaisavecavidité.Leslivresmeparlaientd'autresmondesetd'idéesdifférentes.Ilmesemblaitqu'ildevaityavoirdemerveilleuxtrésorscachésdanschaquelivrequejen'avaispasencorelu.PendantmesétudesuniversitairesàBologne,maconfusionetmonconflitaveclemondeadulteontrejointleparcourscommund'unegrandepartiedemagénération.Nousvoulionschangerlemonde,lerendremeilleur,moinsinjuste;trouverdenouvellesfaçonsdevivreetd'aimer;expérimenterdenouvellesmanièresdevivreensemble;bref,toutessayer.Noustombionsamoureuxtoutletempsetdiscutionsàl'infini.Nousvoulionsapprendreàvoirleschosessansapriori.Ilyavaitdesmomentsdedésarroi,etd'autresquilaissaiententrevoirl'aubed'unmondemerveilleusementneuf.C'étaituneépoqueoùl'onvivaitderêves.Onvoyageaitbeaucoup:parlapensée,etparlarouteenquêtedenouveauxamisetdenouvellesidées.Àl'âgedevingtans,j'aidécidédepartirpourunlongvoyage en solitaire autour du globe. Je voulais aller à l'aventure et y chercher « la vérité ».Aujourd'hui,àl'approchedelacinquantaine,cettenaïvetémefaitsourire.Maisilmesemblequandmêmequelechoixaétébon:d'unecertainefaçonjepoursuistoujoursuneaventurequiacommencéàcetteépoque.Lecheminn'apastoujoursétéfacile,maislesespoirsfousetlesrêvessanslimitesnem'ontpasabandonné;ilfallaitseulementavoirlecouragedelessuivre.Avecungrouped'amis,nousavonsaniméunedespremières«radioslibres»decetteépoque,radioAlice,àBologne.Lemicroétaittotalementouvertàquiconquevoulaits'exprimeràlaradio,etradio

Alice brassait les expériences et les rêves.Avec deux de ces amis, nous avons rédigé un livre quiracontecetterébellionétudianteitaliennedelafindesannéessoixante-dix.Maisrapidementlesrêvesderévolutionontétéétoufféset l'ordrearepris ledessus.Onnechangepaslemondesifacilement.Àmi-chemindemesétudesuniversitaires, jeme suis retrouvéencoreplusperduqu'avant, avec lesentimentamerquecesrêvespartagésparlamoitiédelaplanèteétaientdéjàentraindes'évanouirpour beaucoup de mes condisciples, et sans la moindre idée de ce que j'allais faire de ma vie.Rejoindrelacourseàl'ascensionsociale,fairecarrière,gagnerdel'argentetgrappillerdesmiettesdepouvoir,toutcelamesemblaitbientroptriste.Jenepouvaispasm'yrésoudre.Heureusement,lemonde entier restait à explorer, et derrière les montagnes j'imaginais toujours des horizons sansborne.Larecherchescientifiqueestalorsvenueàmarencontre–j'aivuenelleunespacedelibertéillimité,ainsiqu'uneaventureaussianciennequ'extraordinaire.Jusque-là,j'étudiaisparcequejedevaispasserdesexamens,etsurtoutpournepaspartirtoutdesuiteauservicemilitaireobligatoire;maisbientôtlesmatièresquej'étudiaisontcommencéàm'intéresser,etensuiteàmepassionner,deplusenplus.En troisième année du programme de physique, on rencontre la « nouvelle » physique, celle duXXe siècle : la mécanique quantique et la théorie de la relativité d'Einstein. Ce sont des idéesfascinantes,desrévolutionsconceptuellesextraordinairesquitransformentnotrevisiondumondeetbouleversent les vieilles idées, y compris celles que l'on considérait comme les plus solides. Àtraverselles,ondécouvrequelemonden'estpasdutoutcommeonlepensait.Onapprendàvoirleschoses d'un œil tout différent. C'est un formidable voyage de pensée. Ainsi, j'ai glissé d'unerévolutionculturelleavortéeversunerévolutiondepenséeencours.Aveclascience,j'aidécouvertunmodedepenséequid'abordétablitdesrèglespourcomprendrelemonde, puis devient capable de modifier ces mêmes règles. Cette liberté, dans la poursuite de laconnaissance,me fascinait. Poussé parma curiosité, et peut-être par ce queFedericoCesi, ami deGalilée et visionnaire de la science moderne, appelait « le désir naturel de savoir », je me suisretrouvé,presquesansm'enrendrecompte,immergédansdesproblèmesdephysiquethéorique.Mon intérêt pour cette discipline est donc né par accident et par curiosité plus que par un choixconscient.AuLycée,j'étaisbonenmathématiques,maisjemesentaissurtoutattiréparlaphilosophie.Si,à l'université, j'avaischoisid'étudier laphysiqueetnonlaphilosophie,c'étaitsurtoutparceque,dansmondédainnaïfdes institutionsétablies, jeconsidérais lesproblèmesphilosophiquescommetropsérieuxettropimportantspourqu'onendiscuteàl'école…Ainsi,aumomentoùmonrêvedebâtirunmondenouveaus'estheurtéàladureréalité,jesuistombéamoureuxdelascience,quicontientdesmondesnouveauxennombreinfini,tousencoreàdécouvrir,etquim'offraitlapossibilitédesuivreuncheminlibreetlumineuxdansl'explorationdecequinousentoure.Lascienceaétépourmoiuncompromisquimepermettaitdenepasrenonceràmondésirdechangementetd'aventure,demaintenirmalibertédepenseretd'êtrequijesuis,toutenminimisantlesconflitsquecelaimpliquaitaveclemondeautourdemoi.Aucontraire,jefaisaisquelquechosequelemondeappréciait.Jecroisqu'unegrandepartiedutravailintellectuelouartistiques'enracinedansceconflit.Ilyalàunesorte de refuge pour les déviants potentiels. En même temps, la société a besoin de ce genre depersonnes, car elle vit dans un état d'équilibre : d'un côté, des forces assurent sa stabilité et sapermanence, et empêchent le désordre de ruiner ce qui a déjà été construit ; de l'autre, le désirirrépressible de changement et de justice tend à la modifier petit à petit, à la faire progresser et

évoluer.Sanscedésirdechangement,lacivilisationn'auraitpasgrandietn'auraitpasatteintlepointoùellesetrouveaujourd'hui;nousadorerionstoujourslespharaons.Jepensequelacuriositéetlasoifdechangementpropresàlajeunesse,présentesàchaquegénérationmêmesiparfoismoinsaffirmée,sontlapremièresourced'évolutiondelasociété.Àcôtédesfiguresd'ordre,quimaintiennentsastabilité,maisfreinentl'histoire,ilfautdesgensquiviventderêvesetselancentdansladécouvertedenouveauxmondes,d'idéesoriginales,defaçonsinattenduesdevoiretdecomprendrelaréalité.Notremondeaétépenséetconstruitpardesgensqui,danslepassé,furentcapablesderêver.Seulsdenouveauxetnombreuxrêvespourrontdonnernaissanceànotrefutur.Celivrerassemblequelquesimagesducheminparcouruaugrédemacuriositéetdemesrêves,delafascinationdesidéesetdesamisquej'airencontrés,ainsiquequelquesréflexionssurlavaleuretlesensdeceparcours.

Chapitre2

Unproblèmeextraordinaire:lagravitéquantique

Pendantmaquatrièmeannéeàl'université,jesuistombésurunarticleécritparunphysicienanglais,ChrisIsham,danslequelilétaitquestiondegravitationquantique.L'articleexpliquaitqu'àlabasedela physique contemporaine se trouve un problème fondamental non résolu, lié à la définition dutempsetdel'espace,c'est-à-direàlastructuredebasedumonde.J'ailucetarticleavecavidité.Jen'yaipascomprisgrand-chose,maisleproblèmequel'articleillustraitm'aensorcelé.Ceproblème,levoici.

L'étatlamentabledelaphysiquefondamentaleLagranderévolutionscientifiqueduXXesièclesecomposededeuxépisodesmajeurs.D'uncôté,ilyalamécaniquequantique,del'autreilyalarelativitégénéraled'Einstein.Lamécaniquequantique,quidécrittrèsbienleschosesmicroscopiques,abouleverséprofondémentcequenoussavonsdelamatière.Larelativitégénérale,quiexpliquetrèsbienlaforcedegravité,atransforméradicalementcequenoussavonsduTempsetde l'Espace.Lesdeux théoriessont trèsbienvérifiées,etsontà labased'unegrandepartiedelatechnologiecontemporaine.Or,cesdeuxthéoriesmènentàdeuxmanièrestrèsdifférentesdedécrirelemonde,quiapparaissentincompatibles.Chacunedesdeuxsembleécritecommesil'autren'existaitpas.Cequ'unprofesseurderelativitégénéraleexpliqueàlongueurdejournéesenclasseestunnon-senspoursoncollèguequienseigne la mécanique quantique aux mêmes étudiants dans l'amphi d'à côté, et vice-versa. Lamécanique quantique utilise les anciennes notions de temps et d'espace, qui sont contredites par lathéoriede la relativitégénérale.Et la relativitégénéraleutilise les anciennesnotionsdematière etd'énergie,quisontcontreditesparlamécaniquequantique.Parbonheur, iln'yapasdesituationphysiquecourantedans laquelle lesdeux théoriess'appliquentsimultanément.Selonl'échelledesphénomènes,c'estsoitl'une,soitl'autre.Etlessituationsphysiquesdans lesquelles lesdeux théoriess'appliquent,commeles trèspetitesdistances, la finde lavied'untrounoiroulespremiersmomentsdelaviedel'Univers,nesontpasaccessiblesànosinstruments,pourlemoment.Iln'empêchequetantquenousnesavonspascommentarticulercesdeuxgrandesdécouvertes, nous n'avons pas de cadre global pour penser le monde. Nous sommes dans unesituation de schizophrénie, avec des explications morcelées et intrinsèquement inconsistantes. Aupointquenousnesavonspluscequesontl'Espace,leTempsetlaMatière.Laphysiquefondamentaled'aujourd'huiestdoncdansunétatlamentable.Cettesituations'estdéjàproduitedans l'histoire,parexempleavant l'œuvreunificatricedeNewton.PourKepler,quiobservaitlesplanètesetlesétoiles,lesobjetsdécrivaientdesellipses.PourGalilée,quiétudiaitlesmouvementsdesobjetsquitombent,cesdernierssuivaientdesparaboles.Mais,ainsiqueCopernicvenaitdelecomprendre,laTerreestunendroitcommelesautresdansl'Univers.Donciln'étaitpasraisonnabled'avoirunethéoriequifonctionnesur laTerreetuneautrequifonctionnedansleciel.

Newtonestparvenuà réconcilier lesdeuxvisionsdansune seule théorie, et cette trèsbelleunitéaprévalu pendant trois siècles. Jusqu'au début duXXe siècle, la physique a été un ensemble de loisassezcohérent,fondésurunpetitnombredenotionsclécommeleTemps,l'Espace,laCausalitéetlaMatière.Malgrédesévolutions importantes,cesnotions restaientplutôt stables.Maisvers la finduXIXe siècle des tensions internes ont commencé à s'accumuler, et pendant le premier quart duXXesièclelamécaniquequantiqueetlarelativitégénéraleontpulvérisécesfondations.Labelleuniténewtonienneétaitperdue.Les deux théories,mécanique quantique et relativité générale, ont obtenu d'énormes succès et unevérification expérimentale constante ; elles font maintenant partie de nos connaissances établies.Chacunedesdeuxthéoriesmodifielabaseconceptuelledelaphysiqueclassiqued'unefaçonquiestcohérentepoursapart,maisnousnedisposonspasd'uncadreconceptuelcapabled'engloberlesdeuxthéories.Enconséquence,nousn'avonsaucunmoyendeprédirecequisepassedansledomaineoùles deux théories s'appliquent simultanément. Ce domaine est celui des échelles inférieures à 10-33cm[1].Desdimensionssipetitessontextrêmes,maisilfautbienpouvoirlesdécrire.Lemondenepeut pas être incohérent au point d'être décrit par deux théories incompatibles. De plus, desphénomènesàdeséchellessipetitessepassentdanslaNatureprèsduBigBangoubienàlafindelavie d'un trou noir. Si nous voulons comprendre ces phénomènes, nous devons être capables decalculer ce qui se passe à cette échelle. Il faut, d'une façon ou d'une autre, réconcilier les deuxthéories.Cettemissionestleproblèmecentraldelagravitationquantique.Detouteévidence,c'estunproblèmedifficile.Maisaveclatéméritéd'unjeunehommedevingtans,j'aidécidé,vers ladernièreannéedemesétudesuniversitaires,quec'était ledéfiauquel jevoulaisconsacrermavieprofessionnelle.J'étaisséduitparl'idéed'étudierdesconceptsaussifondamentauxqueletempsetl'espace,etparlefaitmêmequelasituationsemblaittellementcompliquée.Presque personne ne travaillait là-dessus en Italie. Mes professeurs, de façon unanime, m'ontvivementdéconseilléd'allerdanscettedirection.Ilsmedisaient:«C'estuneroutequinemènenullepart»,«Tunetrouverasjamaisdeboulot»,oubien:«Tudevraisrejoindreuneéquipeforteetdéjàbienétablie».Maisheureusement,leseulrésultatdesconseilsdeprudencedispensésparlesadultesestsouventderenforcerlejoyeuxentêtementdelajeunesse.Enfant, je lisais les fables d'un écrivain italien pour enfants, Gianni Rodari. L'une d'elle racontel'histoiredeGiovanninoetdelaroutequinemènenullepart.Giovanninovivaitdansunvillageoùilyavaituneroutequi,d'aprèstoutlemonde,nemenaitnullepart.MaisGiovanninoétaitcurieuxettêtuet,malgré tout ce que tout lemonde disait, il voulait aller voir. Il y alla, et bien sûr il trouva unchâteauetuneprincesse,quilecouvritdepierresprécieuses.Quandilrentraauvillage,ainsinanti,tout le monde se précipita vers la route, mais personne n'y trouva plus le moindre trésor. Cettehistoirem'étaitrestéedansl'esprit.Aveclagravitéquantique,j'avaistrouvémaroutequi,selontoutlemonde,nemèneraitnullepart.Etpourtant,j'yaitrouvémaprincesseetnombredepierresprécieusesscintillantes.

Espace,particulesetchampsJevaistâcherdedécrirel'origineetladifficultéduproblèmedelagravitéquantiqueunpeuplusendétail,encommençantparunenotionclé:celled'espace.Lanotiond'espaceàlabasedelavisiondumondequinousestlaplusfamilièreestcelled'ungrand«conteneur»dumonde.Uneespècedegrandeboîte,d'étagère,régulière,plate,sansaucunedirectionprivilégiée, dans laquelle se déroulent les événements du monde. Tous les objets que nous

connaissons se trouvent dans cette espace-boîte, et s'y déplacent. Telle est la vision du mondedéveloppéeetutiliséeparNewton : unespace-boîtedans lequel sedéplacentdesparticules solides.C'est sur labasede cette simple imagequeNewtona construit sapuissante théorie, qui est encoreaujourd'hui à la base d'innombrables applications dans tous les domaines de la technologie et del'ingénierie.Deux cents ans après Newton, à la fin du XIXe siècle, James Clerk Maxwell et Michael Faradayétudientlaforceélectriqueentredesobjetschargés,etcelalesconduitàunepetitemodificationdecettevisiondumonde:ilsyajoutentuntroisièmeingrédient.Cenouvelingrédientestle«champ»électromagnétique,unnouvel«objet»,quiauraunegrandeimportancedanstoutelaphysiquequivasuivre.Le champ électromagnétique est le porteur des forces électrique etmagnétique.Un champ est unesorted'entitédiffusequiremplittoutl'espace.Faradayl'imaginecommeunensembledelignesissuesdeschargesélectriquespositivesetaboutissantauxchargesélectriquesnégatives.Ceslignesoccupenttout l'espace.Dans la figure1,ona tracéquelques-unesdeces lignes,maisen réalitéellessontennombreinfinietremplissenttoutl'espacedefaçoncontinue.Enchaquepointdel'espaceilpasseunelignedeFaraday.Ladirectiondecetteligne,encepoint,estdonnéeparunvecteur(unepetiteflèche),tangentàlaligne.Lechampexerceuneforceélectriquesurunechargeélectriqueplacéeàcetendroit,dansladirectiondecevecteur.

Fig.2.1Lechampélectriqueautourdedeuxcharges;lechampestcomposédelignes,leslignesdeFaraday.Ladirectionduchampenunpointestindiquéeparlaflèche.

La grande découverte de Faraday et de Maxwell est de comprendre que ce champ est une entitéautonomequiexisteindépendammentdeschargesélectriques.Enl'absencedecharges,les«lignesdeFaraday»existentaussi.S'iln'yapasdechargesauxquellesleslignespeuventaboutir,leslignessereferment sur elles-mêmes, et forment donc des courbes fermées dans l'espace, appelées boucles.L'unedeceslignesdeFaradayestreprésentéedanslafigure2.

Fig.2.2UnelignedeFaradayfermée,c'est-à-direuneboucle.LesflèchesreprésententlechampélectriquequienchaqueendroitesttangentàlalignedeFaraday.Ceslignesemplissenttoutl'espaceetconstituentlechampélectromagnétique.

Faraday était un expérimentateur de génie et surtout un très grand visionnaire ; mais il manquaitcomplètement de technique mathématique. Maxwell a su traduire les intuitions de Faraday en

formulesmathématiquesetilenatirétouteslesconséquences.LeséquationsdeMaxwelldécriventlechampélectromagnétiqueenvisagéparFaraday,etdoncleslignesdeFaraday.LechampélectriquedeMaxwell enunpoint,par exemple, est justement lapetite flèche tangenteà la lignedeFaradayquipasseparcepoint.Le champ se comporte comme une mer de lignes mouvantes. Chaque mouvement se propage deproche en proche. La forme de chaque ligne n'est ni fixe ni arbitraire, mais gouvernée par leséquations deMaxwell. Les lignes bougent continuellement, comme les vagues de lamer. Elles sedéforment sous l'action des lignes voisines et des charges électriques. Lorsqu'il y a des charges,celles-ciouvrentlesbouclesetdonnentauchampélectromagnétiquel'aspectillustrédanslafigure1.Un coup de génie de Maxwell est d'avoir compris que la lumière n'est rien d'autre qu'un desmouvements ondulatoires rapides des lignes de champ. On dit souvent que les champs sont«invisibles»,alorsqu'enréaliténousne«voyons»quelechamp!Nousvoyonslalumièreréfléchieparlesobjets,etnonpaslesobjetseux-mêmesdirectement.Ilexisteunegrandevariétéd'ondesélectromagnétiques,ayantdifférenteslongueursd'onde.Hertz,lepremier,autilisélesondesradio,quioscillentpluslentementquecellesdelumière,pourenvoyerdesinformations à distance. De là, des centaines d'autres applications ont peu à peu enrichi notretechnologiemoderne,etchangélafacedumonde.Autotal, lestravauxdeFaradayetdeMaxwellontmodifiélavisiondumondelaisséeparNewton,maispasfondamentalement.Onimaginetoujoursqu'ilyaunespace-boîteetqueleschosesbougentdans cet espace. Simplement, en plus de l'espace-boîte et des particules, il y amaintenant aussi lechampélectromagnétique.Unetroisièmeentités'estajoutéeauxdeuxautres.

LarelativitégénéraleUnevraierévolutiondansnotrecompréhensiondel'Espacealieuen1915,avecEinstein.EinsteinestfascinéparlestravauxdeMaxwell.Ilcherchepoursapartàexpliquerlaforcegravitationnelle(cetteforcequinoustireverslesol,quimaintientlaTerredanslevoisinageduSoleil,etlaLunedanslevoisinagedelaTerre).Ilcomprendqu'ilfautintroduireunchampgravitationnel,similaireauchampélectromagnétique. De la même façon que la force électrique entre des charges est portée par lechampélectromagnétiquequioccupel'espaceentreelles,laforcegravitationnelleentredeuxmassesdoit être portée par un champ gravitationnel. Il doit donc y avoir aussi des « lignes de Faraday »gravitationnellesquirelientlesmassesentreelles,formantunchampgravitationnelquioccupetoutl'espace,etquipeuventbouger,vibrer,fairedesvagues.Onpeutdoncpenserqu'enplusdeslignesdeFaraday du champ électromagnétique, il y a aussi, dans l'espace, des lignes de Faraday du champgravitationnel. Einstein introduit le champ gravitationnel, et écrit ses équations — appeléesaujourd'huileséquationsd'Einstein—surlemodèledeséquationsdeMaxwell.S'il avait simplement introduit lechampgravitationnel,etécrit seséquations,Einsteinauraitétéungrand scientifique, mais pas un génie. Sa découverte alla beaucoup plus loin. En cherchant àcomprendrelaformeetleséquationsquidécriventcechamp,Einsteinfaitunedécouverteétonnante:ilcomprendquelechampgravitationneletl'espace-boîtedeNewtonsontenréalitéuneseuleetmêmechose.Voilàprobablementlaplusgrandedécouverted'Einstein.Si vous découvrez queMonsieur A etMonsieur B sont en réalité lamême personne, il y a deuxfaçons de voir la chose : vous pouvez dire qu'il n'y a pas de Monsieur B, car en réalité c'étaitMonsieurA;oubienvouspouvezégalementdirequ'iln'yapasdeMonsieurA,carenréalitéc'étaitMonsieurB.Ainsi,ladécouverted'Einsteinpeuts'énoncerdedeuxfaçons.Lapremière:iln'yapas

dechampgravitationneletc'estl'espacelui-mêmequibougeetvibreetsedéformecommelesvaguesde lamer. C'est une façon fréquente de présenter les choses,mais elle est problématique car elleconduitàpenserquel'espaceseraitquelquechosequiauneessencetotalementdifférenteduchampélectromagnétique.Or,lechampélectromagnétiqueetlechampgravitationnelnesontpasd'ungenresi différent. Donc, la meilleure façon de décrire la grande découverte d'Einstein est de dire quel'espacedeNewtonn'existepas:c'estenréalitélechampgravitationnel.Newtonavaitprislechampgravitationnelpouruneentitéspéciale,unespaceabsolu,quienfaitn'existepas.C'estunedécouverteinattendueetspectaculaire.L'espace,queNewtonavaitdécritcommeuneboîtefixeetrigide,enréalitén'existepas.Cequiexiste,c'est lechampgravitationnel:unobjetphysiqueélastiqueetdynamique,dumêmegenrequelechampélectromagnétique.Ducoup,lemonden'estplusfaitdeparticulesetdechampsquiviventdansl'espace,maisuniquementdeparticulesetdechamps.Dechampsquiviventpourainsidirel'undansl'autre.Nousvivonssurlechampgravitationnel,oudanslechampgravitationnel,maispasdansunespace-boîterigide.Imaginez une île dans l'océan. Beaucoup d'animaux y vivent ; nous dirons que nous voyons des«animauxsuruneîle».MaisunjeunebiologistemarinnomméEinstaniummèneuneenquêteserréeetdécouvrequel'îlen'estpasuneîle:enréalitéc'estuneénormebaleine.Donc,lesanimauxneviventpas sur une île,mais sur un autre animal.On ne peut plus parler d'« animaux sur une île »,maisd'«animauxsurunanimal».Ladécouvertequel'îleestenfaitunebaleinenousrévèlequ'ils'agitd'unanimalcommelesautresetdoncqu'iln'existepasdeuxentitésdenaturedifférente,desanimauxetdes îles,mais seulement des entités de lamêmenature, des animaux, qui vivent « empilés l'un surl'autre»,etsansfaireappelàaucuneterreémergée.Delamêmefaçon,Einsteinacomprisqueleschampsn'ontpasbesoindevivredansunespace-boîtefixe,carilspeuventvivre«empiléslesunssurlesautres».LemondedeNewtonétaitcommel'îlequi abrite des animaux, c'est-à-dire constitué d'une base fixe, statique, immobile. Einstein a établiqu'enfaitNewtons'est trompé: l'espacen'estpasquelquechosede trèsdifférentdeschampsetdesparticulesquis'ydéplacent.Aucontraire,ilestlui-mêmeunchampcommelesautres.Ilpeutbouger,onduler et se courber, et son comportement est régi par des équations (les équations d'Einstein),exactementcommelechampélectromagnétique.Bien sûr, les modifications du champ gravitationnel sont tellement faibles, à notre échelle, quel'espacenousparaîtparfaitementhomogèneet lisse, toutcomme ledosde labaleinedans l'îleauxanimaux.Sastructureéchappeànosperceptionsdelamêmefaçonquelesaspéritésd'unefeuilledepapier échappent à nos doigts. Mais avec des instruments assez précis nous verrions les«ondulations»del'espace-temps.Bref,iln'yapasde«champsdansl'espace»,maisdes«champssurdeschamps».Telle est la théorie d'Einsteindénommée théorie de la relativité générale. Il s'agit de« relativité »parcequ'iln'estpluspossiblededonnerunelocalisationdesobjetsdansl'espace,maisseulementunelocalisationrelativedeceux-cilesunsparrapportauxautres,c'est-à-dire«relativement»auxautres.Et il s'agitde relativité«générale»car,bienque la théorieaitvu le jouren tantque théoriede laforcedegravité,sonimportanceest«générale»danslamesureoùellemodifielanotiond'espaceetdoncchangenotrecompréhensiondumondephysiquedanssaglobalité.Cettethéorieesttrèsbelle,maispeuaccessible.Desmathématiquescompliquéessontnécessairesàsaformulationexacte(ilfautdesmathématiquesquidécriventdeschampsvivantsurd'autreschampsetnon dans un espace-boîte). Mais quand on la comprend bien, on ne peut qu'être fasciné par sasimplicitéetsaclartéconceptuelle.Desconceptsaudépartcomplètementdéconnectés– l'espace, laforce de gravité, les champs – deviennent autant d'aspects d'une seule entité simple : le champgravitationnel.

CommentEinsteina-t-iltrouvécettethéorie?Jevoudraisdissiperl'idéerépanduequel'expérienceajouéunfaiblerôledansletravaild'Einstein,etquesesdécouvertessontlerésultatdelapenséepure.La relativitégénéralesembleunecréationpuredugénied'Einstein :en raisonnant sur lanaturedel'espace, le génie comprend que l'espace est courbe, calcule le déplacement apparent des étoilesdurantuneéclipse,etvoilà,ilaraison.Cen'estpasainsiqueleschosessesontpassées.Einsteinn'apascréésesthéoriesàpartirderien.Safaçondetravaillerétaitdeprendretrèsausérieuxlesthéoriesétablies à son époque et de se focaliser sur les contradictions apparentes entre ces théories bienétablies,àsavoirentrelathéoriedeMaxwelletlamécaniquedeGalilée-Newton,poursadécouvertedelarelativitérestreinteen1905(dontjeparleraiplusendétaildanslechapitre6);etentrelathéoriedelagravitédeNewtonetlarelativitérestreintepourlarelativitégénéralede1915.Einsteinutiliseces théoriescommebasepour trouveruneconceptualisationnouvellequi lesenglobe.Les théoriesexistantes jouent, pour Einstein, le rôle de données d'expérience qu'il s'attache à structurer, toutcommelesthéoriesdeKepleretdeGaliléeontconstituélematériaudebasepourNewton.Loind'êtredes spéculations pures, les découvertes d'Einstein, comme celles de Newton, sont très fortementancrées dans l'empirisme, même si les données d'expérience sont déjà structurées en théoriespréexistantes.Il y a vingt ans encore, la relativité générale était considérée comme une théorie très belle maisexotique, connaissant peu d'applications et peu de confirmations expérimentales. Depuis lors,cependant, on a assisté à une explosion des confirmations expérimentales et des applications de larelativitégénérale.Lesapplicationssetrouventdanslesdomaineslesplusdivers:del'astrophysiqueàlacosmologieetauxexpériencesquimettentenévidencelesondesgravitationnelles(lesvibrationsdeslignesdeFaradaygravitationnelles,préditesparlathéorie).Parmi les nombreuses prédictions de la théorie maintenant confirmées de façon spectaculaire, jementionneraiseulement l'existencedes trousnoirsquiont récemmentétéassezbien identifiésdansl'univers.Etparmilesapplications,leGPS(leSystèmedePositionnementGlobal,enanglaisGlobalPositioningSystem)quechacunconnaîtaujourd'hui.Cepetitappareil,qu'ontrouvedanslesmagasinsdesportoudansl'équipementdesvoituresetquifournitvotrepositionnementexactsurlaplanète,nepourraitpasfonctionnersansprendreencomptelarelativitégénérale.Mais cette révolution Einsteinienne n'est pas la seule qui a bouleversé la physique duXXe siècle.L'autregranderévolutionestlamécaniquequantique.Elleachangénotrefaçondepenserlesobjetsetlamatière,quielleaussis'enracinaitdanslathéoriedeNewton.

LamécaniquequantiqueLanotiond'objetavaitdéjàchangéunpeuavecFaradayetMaxwell.Lemonden'étaitplusseulementconstitué de particules, c'est-à-dire de minuscules « cailloux » solides, mais aussi de champs,impalpablesetdiffus.Maislarévolutiondelanotiond'objetquisurvientaveclamécaniquequantiqueestbeaucoupplus radicale.Grâce àun long travail de recherche expérimentale sur les atomes, lesradiations, la lumière et autres, et à une lutte théorique quasiment épique (dont les héros sontnombreux : Max Planck, Albert Einstein – encore lui ! –, Niels Bohr, Louis de Broglie, ErwinSchrödinger, Werner Heisenberg, Paul Dirac…), on découvre que la vision Newtonienne de lamatièrenes'appliquepasdutoutauxobjetsmicroscopiques.Ilfautlaremplacerparune«mécaniquequantique».Lamécaniquequantiquenousapprendessentiellementdeuxchoses.Toutd'abord,ondécouvrequ'àpetite échelle il y a toujours une certaine « granularité ». Par exemple un objet du mondemicroscopiquequisedéplacedansunespacelimiténepeutpasavoirunevitessequelconque;ilne

peutavoirquecertainesvitessesparticulières–onditquesavitesseest«quantifiée».Beaucoupdegrandeurs physiques ont cette structure granulaire, quantifiée. L'énergie d'un atome, par exemple,dontonpourraitaussipenserqu'ellepeutprendren'importequellevaleur,nepeutenréalitéavoirquecertainesvaleurs(les«niveauxd'énergie»del'atome),quel'onpeutcalculeràpartirdelathéorie.Tout se passe comme si cette énergie était granulaire : il y a des petits paquets d'énergie, ou des«quanta»d'énergie.Demêmepourleschamps.Lechampélectromagnétique,cetensembledelignesmouvantesdontnous avonsparlé, lorsqu'on l'observe à trèspetite échelle, est fait degrains oude«quanta»qu'onappelledesphotons.L'autre nouveauté de lamécanique quantique est que dans lemouvement de toute chose il y a unecomposantedehasard.Ilyauneindéterminationintrinsèquedanslemouvement.L'étatprésentd'uneparticulenedéterminepasexactementcequivaseproduireensuite,commeNewtonl'avaitsupposé.Lafaçondontleschosesbougent,àl'échellemicroscopique,estrégiepardesloisprobabilistes:onpeut calculer très précisément la probabilité que quelque chose arrive (le nombre de fois où celaarriverasinousrépétonsl'expérienceungrandnombredefois),maisnonpasprédirelefuturaveccertitude.Ladynamiquen'estdoncplusdéterministemaisprobabiliste.Dèslors,uneparticulenepeutplus être décrite par sa position, mais plutôt par un « nuage » de probabilités qui représente lesprobabilitésdechaquepositiondanslaquellelaparticulepourraitsetrouver:làoùlenuageestplusdense, il est plus probable de trouver la particule.À toute particule ou photon est donc désormaisassociécenuagedeprobabilités.Onnedécritpluslemouvementd'uneparticule,mais«l'évolutiondansletempsdelaprobabilitédeprésencedelaparticule».Le déterminisme et le continu, deux structures de base de la pensée classique sur lamatière, sontdésormaiscaducs.Quandonregardelemondedetrèsprès,ilestdiscontinuetprobabiliste.VoilàcequenousontapprislesdeuxgrandesrévolutionsconceptuellesdudébutduXXesiècle,qui,je le rappelle, ont été vérifiées de façon extrêmement précise et qui sont à la base de toute notretechnologieactuelle.

GravitéquantiqueEnfin,nousarrivonsaucœurduproblèmedelagravitéquantique.Quesepasse-t-ilsionessaiedecombinercequenousavonsapprisaveclamécaniquequantiqueetcequenousavonsapprisaveclarelativitégénérale?D'une part, Einstein a découvert que l'Espace est un champ, comme le champ électromagnétique.D'autrepart, lamécaniquequantiquenousapprendque toutchampest formédequanta,etqu'onnepeutdécrireque le«nuagedeprobabilité»de cesquanta.Si l'onmet ensemble cesdeux idées, ils'ensuitimmédiatementquel'Espace,c'est-à-direlechampgravitationnel,doitluiaussiprésenterunestructure granulaire, exactement comme le champ électromagnétique. Il doit donc y avoir des«grainsd'espace».Deplus,ladynamiquedecesgrainsdoitêtreprobabiliste.Donc,l'espacedoitêtredécritcommeun«nuagedeprobabilitésdegrainsd'espace»…C'estuneconceptionquidonneunpeu le vertige, tant elle est éloignée de notre intuition usuelle,mais c'est pourtant cette vision quidécouledenosmeilleuresthéories.L'espace-boîtefixedeNewtonn'existeplus.L'espaceestunchampquionduleetfaitdesvagues,etsastructureestfaitedegrainsobéissantàdesloisprobabilistes.Maisqu'est-cequecelapeut signifier,des«grainsd'espace»?Comment lesdécrire?Parquellesmathématiques?Quellessontleséquationsquilesgouvernent?Quesignifiel'expression«nuagesdeprobabilitésdegrainsd'espace»?Quellesconséquencescelaaura-t-ilsurcequenousobservonset mesurons ? Voilà tout le problème de la gravitation quantique : construire une théorie

mathématique décrivant ces nuages de probabilités de grains d'espace, et comprendre ce qu'ilssignifient.Mais le problème ne s'arrête pas encore là. En 1905, dix ans avant la découverte de la relativitégénérale,Einsteinaégalementdécouvertquel'espaceetletempsnepeuventêtredécritsqu'ensemble:ilssontstrictementliésl'unàl'autreetformentuntoutindissociable,l'espace-temps.Donc,quandj'aiditquelanotiond'espacedevaitêtreremplacéeparlechampgravitationnel,cen'étaitpasprécis:c'esten fait lanotiond'espace-tempsquidoit être remplacéepar celledechampgravitationnel.Etdoncc'estl'espace-tempsquidoitdevenirgranulaireetprobabiliste,passeulementl'espace.Maisqu'est-cequ'untempsprobabiliste?Pour arriver là, nous devons construire un schéma conceptuel qui n'a plus rien à voir avec notreconceptionusuelledel'espaceetdutemps.Ilfautpenserunmondedanslequelletempsn'estplusunevariablecontinuequis'écoule,maisdevientquelquechosed'autre,fondésurcenuagedeprobabilitésdegrainsd'espace-temps.Tel est cet extraordinaire problèmenon résolu dont j'ai découvert l'existence durantmaquatrièmeannéed'université.Tandisquej'écrivaisavecmesamismonlivresurlarévolutionétudiante(livrequelapolicen'apasaiméetquim'avaluunpassageà tabacdans lecommissariatdepolicedeVérone :«Dis-nous lesnomsde tesamiscommunistes !»), jem'immergeaisdeplusenplusdans l'étudede l'espaceetdutemps,essayantdecomprendrelessolutionsauproblèmequiavaientétéproposéesjusque-là.J'ai réussi, non sansmal, à entrer dans un programmede doctorat àPadoue, et j'ai choisi commedirecteurunprofesseurquines'occupaitpastropdemoi,maism'autorisaitàcontinuerdanslavoieque jevoulaissuivre.J'aiconsacrémesannéesde thèseàétudierdefaçonsystématique toutcequiétaitconnusurleproblèmedelagravitationquantiqueettouteslestentativesexistantàl'époquepourrésoudre le problème. Les autres doctorants publiaient déjà leurs premiers articles, tandis que jetraversais mes trois premières années de thèse sans produire une seule publication. Ce quim'intéressait,cen'étaitpaslacarrière:c'étaitd'étudier,decomprendre.Àcetteépoque,ilyavaitpeud'idéespourrésoudreceproblème,etellesn'étaientqu'embryonnaires.La voie qui semblait la plus prometteuse était liée à une équation, appelée équation deWheeler-DeWitt.Cetteéquationétait,enprincipe,«l'équationquantiquecomplèteduchampgravitationnel».C'estl'équationqu'onobtientsioncombine,toutsimplement,leséquationsd'Einsteindelarelativitégénéraleaveccellesdelamécaniquequantique.Maisl'équationdeWheeler-DeWittprésentaittoutessortesdedifficultés:elleétaitmaldéfinied'unpointdevuemathématique,sasignificationphysiquerestaitdesplusobscuresetellenepermettaitmêmepasdecalculergrand-chose.Lasituationquej'aidécouvertependantmesannéesdethèseétaitdonctrèsconfuse.Unquartde siècleplus tard, leschosesontbeaucoupchangé.Onconnaît aujourd'huides solutionspossiblesauproblèmedelagravitationquantique,mêmesiaucunedecessolutionsn'estcomplèteetquenousnesavonspasencorelaquelleestlabonne.Ma grande chance et mon grand bonheur ont été de participer à la construction de l'une de cessolutions:laloopquantumgravity,ou«théoriedesboucles».

Notes[1] Ennotationscientifique,1000s'écrit10³,unmillion106,unmilliard109 etc.Le signemoinsindiquel'inverse,soit10-3pourunmillième,10-6pourunmillionième,etc.10-33cmreprésentedoncuncentimètredivisépar1000000000000000000000000000000000.

Chapitre3

Lathéoriedesboucles

Pendantmathèse,jemesuisremisàvoyagercommeavant,àlarecherchedenouvellesidéesetdenouveauxamis,maisavecunobjectifbeaucouppluspréciscettefois:rencontrerdesgensintéresséspar lagravitationquantiqueet lesproblèmesdu tempsetde l'espace.Jesuisparti rendrevisiteauxplusgrandesfiguresmondialesdelagravitationquantique,avecdesbudgetsprovenantdedifférentessources : les fondsaccordéspar la loi italienneauxdoctorantspourpartirétudierà l'étranger,uneboursed'étudeallouéeparunefondationprivée,dontj'aiapprisl'existenceincidemmentparunenoteaffichée auDépartement de Physique àTrente, ou encoremes propres économies. J'annonçaismavisiteparlettre(lecourrierélectroniquen'existaitpasencore)etjepartais.

LondresetSyracuseLapremièrepersonnequej'aivouluvoirestChrisIsham,l'auteurdel'articlequiavaitsuscitémonenthousiasmesur lesujet. Jesuis restédeuxmoisavec luià l'ImperialCollegedeLondres.Là, j'airencontré pour la première fois le monde coloré et international des chercheurs de physiquethéorique:desjeunesencostumecravatesemêlaientavecleplusgrandnaturelàdeschercheursauxpieds nus et aux longs cheveux sortant de bandeaux colorés ; toutes les langues et toutes lesphysionomiesdumondesecroisaient,etl'onypercevaituneespècedejoiedeladifférence,danslepartage d'unmême respect de l'intelligence. J'y retrouvais beaucoup de l'esprit libre et joyeux descommunautéshippiesquej'avaisrencontrées,etaimées,dansmesvoyagesd'uneépoqueprécédente.Chris était le gourou de la gravité quantique. Il connaissait tout ce qu'on pouvait connaître sur leproblème.Ilconnaissaitaussilapsychanalysejungienne,lathéologie,ettoutessortesd'autressujets,quisemélangeaientnaturellementdanssondiscours.Ilavaitunnaturelgentiletdoux,moitiégrandsagecapablededonnerleconseiljusteàchacun,etmoitiééterneljeunehommetoujoursémerveilléparlemystèredumonde.Jeluiaiexposémespremièresidées,trèsfloues,etjel'aiécouté.Ilm'afaitvoir,gentiment,leserreursetl'imprécisiondemesconsidérations.Jeméditaissursesparolesdurantdelonguespromenadesàproximitédel'ImperialCollege,danslesjardinsdeKensington.CesontdesjardinsmagiquesoùrôdePeterPan,legarçonquinevoulaitpasgrandir…J'aiphotocopiétoutcequiexistaitsurlesujetauCollege,etj'ailuénormément.Un jour, Chris m'a dit qu'aux États-Unis un jeune chercheur indien nomméAbhay Ashtekar avaitréussiàréécrirelathéoriedelarelativitégénéraled'Einsteinsousuneformelégèrementdifférente,quipourraitbiensimplifierleproblème.SelonChris,ilseraitprobablementplusaiséd'approcherlagravitationquantiqueenpartantdelanouvelleformulationd'Ashtekar.Je suis donc parti aux États-Unis pour rencontrer Abhay Ashtekar. Il travaillait à l'Université deSyracuse.C'étaitSyracuseauxÉtats-Unis,pasenSicile,maisquandmême,l'idéed'allerdansunevilledumêmenomquecelleoùavaitvécul'undesplusgrandsscientifiquesdetouslestemps,Archimède,meparaissaitdebonneaugure.Je suis resté là deux mois pour étudier cette nouvelle formulation qui n'était pas encore publiée.Abhay était rayonnant d'énergie, il avait déjà un petit groupe autour de lui, qu'il dirigeait avec lecharmedesapersonnalitéméticuleuseetcourageuseenmêmetemps.Ilréunissaitsescollaborateurs

dansunesalleetremplissaitlestableauxnoirsd'uneécriturefineetprécise,pourfaire,millefoisdesuite,«lepointdelasituation»,énuméreretdébattredesquestionsouvertes.Safaçondepenserétaitanalytique : il n'arrêtait pas de revenir sur le raisonnement déjà fait, de le corriger, de le réviser,jusqu'aumoment où une faille commençait à émerger – et où une autre direction possible, restéecachée, sedévoilait. Iln'acceptaitpasd'erreur,dezoned'ombre,dans saproprepensée. Il semblaitreprésenterunesorted'équilibremagiqueentreOrientetOccident,l'unedecesformesd'intelligencenouvellequinaissentquanddescivilisationsdifférentesont lecouragedesemêler.Jeparticipaisàcesréunions,avided'apprendre.Parallèlement, je rédigeaismes premiers articles de physique, et jeme rendais, sans invitation nisoutien financier, dans les colloques où le sujet était débattu. Dans l'un de ces colloques, à SantaBarbara en Californie, j'ai appris l'existence d'un autre jeune chercheur, américain, nommé LeeSmolin. Il utilisait la nouvelle formulation de la relativité générale trouvée par Ashtekar et, entravaillantavecsonamiTedJacobson,ilétaitparvenuàtrouverd'étrangessolutionsàl'équationdeWheeler-DeWitt.JesuisdoncallévoirSmolinàl'universitédeYalepoursavoiràquoiressemblaientcessolutions,etc'estainsiqu'unegrandeamitiéestnée.

YaleLaveilledemondépartdeSyracusepourYale,mafiancéem'atéléphonéd'Italiepourmesignifierlafin de notre histoire. Je me suis senti précipité dans le plus noir désespoir. Mon humeur était sisombreque je voulais annulermondépart.Mais il était trop tardpourmedésister, et je suis partiquandmême.Quand je suis arrivéchezSmolin, assez intimidé, j'ai commencéà luiparlerdemesétudespuis,brusquement,monamouranéantim'estrevenuàl'esprit,etleslarmesmesontmontéesauxyeux.Leeétaitstupéfait.Maisquandj'aiexpliqué–enlepriantdem'excuser–lesraisonsdemoncomportement bizarre, il a commencé àmeparler de sa fiancée récemment perdue…Nous avonslaissé la physique de côté et nous avons passé l'après-midi à naviguer sur un petit bateau à voile,parlantdenosviesetdenosrêves.Lelendemain,Leeacommencéàmeparlerdesdifficultésqu'ilrencontraitàessayerdecomprendreles nouvelles solutions de l'équation deWheeler-DeWitt qu'il avait trouvé avec Ted Jacobson. LafaçondepenserdeLeeétaitàl'opposédecelled'Ashtekar:Leeneregardaitqu'enavant,ilcherchaitàvoir à travers l'obscurité de tout ce que nous ne savions pas, à deviner ce qu'il pouvait y avoirderrière l'écran de notre ignorance. Il n'avait aucune crainte de dire des bêtises : il pensait qu'uneseuleintuitionquimarchevautbienmillesuggestionsàjeter.Leeestunvisionnaire,del'espèced'unGiordanoBruno,qui, lepremier,aparléd'unespaceinfiniemplid'uneinfinitédemondes,oud'unKepler,quilepremieralibérélesplanètesdessphèrescristallinesdesciels,etlesalaisséeslibresdesuivredepurestrajectoiresmathématiquesdansl'espace–deshommesquiontsurêverdenouvellesfaçonsdeconcevoirlemonde.L'étrangetédessolutionstrouvéesparLeeetTedtenaitaufaitquechacuned'elleétaitassociéeàunecourbeferméedansl'espace,unanneau,uneboucle.Quesignifiaientcesboucles?DurantleslonguesdiscussionsnocturnessurlecampusdeYale,alorsquenousremâchionsinlassablementleproblème,unesolutionnousestapparue:cesbouclesconstituentleslignesdeFaradayduchampgravitationnelquantique. On avait des lignes individuelles au lieu de l'ensemble continu de lignes du champclassique, parce qu'il s'agissait ici de la théorie quantique : dans la théorie quantique, le champgravitationnel se brise en lignes de champs séparées les unes des autres, comme le champélectromagnétiquesebriseenphotons.

Mais, puisque le champgravitationnel est l'espace, nous ne pouvons pas dire que cesboucles sontimmergées dans l'espace : elles sont l'espace elles-mêmes ! L'espace est constitué de ces boucles.Voilà ceque les équationsnousdisaient.Ainsi, c'est lorsde ces conversationsqu'est née l'idéequidevaitdébouchersurcequ'onappelleaujourd'huilagravitationquantiqueàboucles.Pendantplusieurssemaines,nousavonstravailléfrénétiquementàréécrireentièrementlathéoriedeWheeler-DeWitt en termes deboucles. Nous avons ainsi réussi à obtenir une nouvelle version del'équation de Wheeler-DeWitt beaucoup mieux définie que l'équation originale, et nous y avonstrouvédenombreusessolutionstoutencommençantàcomprendreleursignification.La solution déterminée par une seule boucle représente, grosso modo, un univers consistantseulementenunmince«filamentd'espace»etriend'autre.L'existencedecesuniversconstituésd'uneseuleboucleétait lepremier indiceconcretde lanaturegranulaire,ouquantique,de l'espace.Pourreprésenternotremonde, il suffisaitdesuperposerungrandnombredesolutionsconstituéesd'uneseulebouclechacune.Onobtenaitainsiun«tissu»forméd'unnombrefinideboucles.Contrairementauchampclassique,oùles lignesdeFaradaysontennombreinfini,onpeutcompter lenombredebouclesdanslechampgravitationnelquantique.L'espaceesttissédecesobjetsàunedimension,lesboucles, dont lesmailles s'enchaînent dans les trois dimensions pour former un tissu 3D.Et de lamêmefaçonqu'unT-shirtparaît lissede loin, tandisqu'avecune loupeonpeutencompter les fils,l'espaceparaîtcontinupournous,alorsqu'àtrèspetiteéchelle,onpeutencompterlesboucles.Enl'absencedemasses,lesboucles restentferméessurelles-mêmes.Auvoisinaged'unemasse, lesboucles s'ouvrent, tout comme les boucles du champ électromagnétique s'ouvrent sous l'action decharges. Bien sûr, il ne s'agit pas ici de masses au sens macroscopique. Les boucles du champgravitationnelontunetailledel'ordrede10-33cm(l'échelledePlanck),c'est-à-direqu'ellessontdesmilliards de fois plus petites que les noyaux des atomes eux-mêmes. Le « tissu » formé par lesbouclesestbeaucoupplusserréquelesassemblagesd'atomesqui«vivent»dessus.Onpourraitvoirceux-ci commedesgrossesperlesbrodées sur le fin tissud'unechemise.C'estdoncauniveaudesparticulesélémentairesetdel'échelledePlanckqueseproduisentlesinteractionsélémentairesentremassesetboucles.Unélectronaurapoureffetd'ouvrirlesbouclesdesonvoisinage.L'électron,outoute autre particule à l'échelle de Planck, se trouve ainsi être l'extrémité d'un certain nombre delignesduchampgravitationnel.Onpourraitdirequecettethéorieréussitàquantifierl'espace,quecelui-ciestdevenugranulaire.Jepréfèredirequ'iln'yaplusd'espace.Iln'yaquedesparticules,deschampsetdesbouclesdechampgravitationnel,letouteninteraction.Lafigure3présenteunmodèleschématiquede lastructurefinede l'espace :unenchevêtrementdeboucles. J'ai construit un modèle destiné à illustrer l'idée, à cette époque, en faisant le tour desserruriersdeVéronepourachetertouslesanneauxdeporte-clésquejepouvaistrouver.

Fig.3.1Lapremièreimagedel'espacesuggéréeparlathéoriedesboucles.Àl'échellelapluspetite,l'espaceestunensembledepetitsanneaux.

Fig.3.2Moi-même,jeune,entraindemonterlesanneaux.

Ce fut bien sûr une époque merveilleusement excitante. Dans les semaines suivantes, nous noussommes rendus à Syracuse, voir Ashtekar, puis à Londres, voir Chris Isham, puis dans un grandcolloque de physique à Goa, en Inde, où nous avons annoncé nos résultats publiquement pour lapremièrefois.Lanaissance«officielle»delathéoriedesbouclespeutainsiêtredatéedececolloqueen1987.Nosrésultatsontbientôtattiré l'attentionetnousavonscommencéàrécolterdesréactionspositivesdelapartdelacommunautéscientifique.

HonnêtetéintellectuelleLe travail réalisé avec Lee Smolin àYale a transforméma vie, comme il a transformé la sienne.L'article que nous avons publié ensemble est toujours l'un des articles les plus cités en gravitéquantiqueetilestàlasourcedenoscarrièresrespectivesdanslesinstitutionsscientifiques.L'amitiéquim'attacheàLeedepuislorsnes'estjamaisdémentie,ets'estnourriedecettebellecollaborationinaugurale, enparticulierd'un épisode inoubliable, quim'abeaucoupmarqué, et qui expliquemonrespectimmensepourLee.Lejouroùnousavonsdécidéquenosrésultatsétaientassezdéveloppéspourécrireunarticle,Leeestvenume voir dansmon studio àYale, l'air sérieux.Nous étions tous les deux conscients que nosrésultatsétaientsignificatifs.Leem'arappeléqu'audébutdenotretravailcommun,l'undespremiersjoursdemonséjouràYale,c'étaitmoiquiétaisarrivédanssonstudioavecunpremierbrouillonde

l'idéed'unereprésentationde lagravitéquantiquesousformedeboucles,et ilmeproposad'écrired'abordmoi-mêmeunpremierarticlecourt,afindepouvoirgarderlapaternitédel'idée,aprèsquoinousferionsunarticleàdeux,présentanttouslesdéveloppementsélaborésensemble.Sa proposition m'a semblé absurde : mon idée initiale était complètement vague, et sans sacontributionelleseraitrestéeunehypothèsefumeuseetsansvaleur;maisLees'inquiétaitpourmoi,unpeuplus jeunequelui,encoresansposteet totalement inconnudanslemondescientifique.Ilnevoulait pasmepriverde la reconnaissancedemacontribution.Évidemment, j'ai refusé, et jem'enfélicite:ilauraitététotalementinjustederetirersonnomdelapremièreannoncedenotreidée.MaiscetteoffregénéreusedeLeeaeusurmoiuneffeténorme,nonseulementsurnotreamitié,maisaussisurmafaçondeconcevoirlascience.Lemondedelascience,commej'aipuledécouvrirensuiteavectristesse,ycomprisàmesdépens,n'a rien à voir avec un conte de fée.Les cas de vol d'idées d'autrui sont permanents.Beaucoupdechercheurssontextrêmementsoucieuxd'arriveràêtrelespremiersàformulerdesidées,quitteàlessoufflerauxautresavantqueceux-cineparviennentàlespublier,ouàréécrirel'histoiredemanièreàs'attribuerlesétapeslesplusimportantes.Celagénèreunclimatdeméfianceetdesuspicionquirendlavieamèreetentravegravementlesprogrèsdelarecherche.J'enconnaisbeaucoupquirefuserontdeparleràquiquece soitdes idées sur lesquelles ils sonten trainde travailleravantde lesavoirpubliées.Enuneminute,LeeSmolinm'amontréquetoutcelaestinutile.Ilm'aoffertsonintégritéscientifiqueabsolue, aupoint de frôler l'excès. Ilm'amontréqu'il y a une façonbienplusbelle de fairede lascience,danslaquellecequicompte,c'estd'aborddedécouvriretd'explorerensemble,etensuitedese montrer parfaitement honnête et généreux dans le partage des mérites, si jamais l'on trouvequelquechose.C'est une leçon qui m'a profondémentmarqué, et que j'ai essayé de suivre toutema vie. Je parlelibrement de mes idées à qui veut les entendre, sans rien cacher, et j'essaie de convaincre mesétudiants d'en faire autant, même si ce n'est pas toujours entendu. Ce qui n'empêche pas que desaccidents se produisent, évidemment. Comme tous ceux qui sont impliqués dans la science, j'aisouffert que des idéesme soient soustraites, volontairement oumême involontairement. Cela s'estpassédemêmeavecLee.Etj'aimoiaussiétéaccuséd'avoirpubliédesrésultatsquis'inspiraientdequelqueconversationavecd'autres.Dansunmondeoù les idées s'échangent continuellement, il estfaciledeperdrelatracedessources,etdeprendrepouruneidéeàsoiquelquechosequ'onaentenduettransformélégèrement.Maispresquetoujours,unappeltéléphoniquepermettradepréciser:«Tunetesouvienspasquec'estmoiquit'enavaisparlé?»«Oh,si,c'estvrai,c'estunaccident,jesuisdésolé,jevaiscorrigerça».Etlasérénitérevient.Toutefois,jeconnaisplusd'uncollègueavecquiuncoupde filnesuffirapas…Hébien ! lemonden'estpasparfaitet il fautvivreavec leschosescomme elles sont. Mais toute ma vie j'ai essayé de vivre à la hauteur de la leçon de clarté etd'honnêtetéquem'adonnéeLee.Àluijesaisqu'onpeutfairetotalementconfiance,etc'estl'unedesraisonsdel'estimeetdel'amitiéprofondequej'aipourlui.

RomeJ'aiconsacré les longuesannéessuivantesàdévelopper la théorie.J'avais finima thèse.J'aiobtenuuneboursed'étudesdel'INFN(IstitutoNazionalediFisicaNucleare).N'étantpasliéàungroupederecherche, je pouvais utiliser cette bourse pour aller où je le souhaitais. J'ai décidé de rejoindrel'UniversitédeRome,LaSapienza(La«Sagesse»),quimesemblaitêtrel'endroitleplusintéressantenItaliesurleplanscientifique,enplusd'avoirunnomirrésistible.C'estàRomequesetrouvaientles

plus grands physiciens théoriciens italiens, comme Gianni Jona-Lasinio, Giorgio Parisi, NicolaCabibbo,LucianoMaianietbeaucoupd'autres.Ledirecteurdudépartementm'attribuaunetabledansles sous-sols,où j'aipasséquelquesannées,absorbédans ledéveloppementde lanouvelle théorie,ignorépartoutlemonde.Quandl'argentdemaboursefutépuisé,jen'aipasréussiàtrouverunautrefinancement.NicolaCabibbo,ledirecteurdel'INFN,avaitentenduparlerdemesrésultatsauxÉtats-Unis et me proposa de m'obtenir un contrat à l'INFN. Mais il y eut un changement de situationpolitiquedansl'INFNetrienn'ensortit.J'économisaissurtoutpourcontinueràvivre,etj'aidûdemanderdel'aideàmonpèrequi,malgrélesobstacles,croyaitenmapassionscientifique,mesoutenait,etdetempsentempsm'envoyaitunpetitchèque. C'étaient les temps difficiles de l'apprentissage. Je voulais devenir physicien, mais monparcours professionnel semblait coincé dans une impasse. L'espoir de décrocher un poste àl'universitéétaittrèsmince,d'autantplusmincequejetravaillaissurunsujetquin'intéressaitpresquepersonneenItalie.Jetraversaisdesmomentsd'angoisse.Maislorsquelanuitestlaplussombreetlaplusfroide,vientlemomentoùlalumièrevaapparaître.Un jour, le téléphone a sonné. C'était le directeur du département de physique d'une universitéaméricaine qui me demandait si je serais intéressé par un poste de professeur. Il s'agissait del'universitédePittsburgh,oùtravaillaitTedNewman,l'undesplusgrandsspécialistesdelarelativitégénérale.À première vue, l'idée d'aller vivre dans une grande ville américaine peu charmante commePittsburghnem'emballaitpas.MaisundemesprochesamisàRome,EnzoMarinari,unsoirqu'onsepromenaitensemblelelongdelafontainedeTrevi,m'afaitcomprendrequ'iln'étaitpastrèssagedepréférer devenir chômeur en Italie plutôt que professeur aux États-Unis. Si je voulais acquérir lalibertédetravaillersurcequim'intéressait,c'étaitbienlàl'occasionàsaisir.J'aipassédixansàPittsburgh,àtravailleravecTedetbeaucoupd'autrescollègues,àm'intéresseràdenombreuxproblèmesdifférents,degravitéquantique,de relativitégénérale,etd'autressujets,maissurtoutàdévelopperlathéoriedesboucles.

Chapitre4

Lascienceoul'explorationpermanentedenouvellesfaçonsdepenserlemonde

L'une des meilleures surprises que j'ai trouvées à Pittsburgh a été leCenter for the History andPhilosophyofScience,peutêtreleplusimportantcentredephilosophiedessciencesauxÉtats-Unis.C'est une institution extraordinaire où se croisent tous les genres de visiteurs, et où l'on peutrencontrer tous les types d'idées. Toujours curieux et fasciné par la philosophie, j'ai assisté auxséminairesetauxconférencesduCentre.J'aipucôtoyerdesphilosopheséminentsetspécialisésdanslaphilosophiedelaphysique,commeAdolfGrünbaumetJohnEarman.Ilsétaientintéressésparlesproblèmes d'espace-temps, et tout disposés à discuter avec un physicien. Pour moi, c'était unélargissementformidabledemonhorizon,ainsiqu'unretourauxintérêtsdemesjeunesannées.Undialogue très actif s'est engagé, quim'a fourni des idées et des perspectives essentielles pourmontravaildephysicien.

LedialogueentrescienceetphilosophieJe suis convaincu qu'aujourd'hui le dialogue entre la physique et la philosophie est vital. Dans lepassé,cedialogueaeuunrôletrèsimportantdansledéveloppementdelascience,particulièrementdans les moments d'évolution conceptuelle majeure de la physique théorique. Galilée et Newton,FaradayetMaxwell,Bohr,Heisenberg,DiracetEinstein,pournementionnerque lesexemples lesplus importants, se sont nourris de philosophie, et n'auraient jamais pu accomplir les sautsconceptuelsimmensesqu'ilsontaccompliss'ilsn'avaienteuaussiuneéducationphilosophique.Celaressortdefaçonévidentedeleursécrits,danslesquels lesproblèmesconceptuelsetphilosophiquesjouentunrôleessentiel,enleursuggérantdesquestionsetenleurouvrantdenouvellesperspectives.L'influence directe d'idées philosophiques est très claire dans la naissance de la mécaniqueNewtonienne,delathéoriedelarelativitéetdelamécaniquequantiqueparexemple.Maisdurant la secondemoitiéduXXe siècle, laphysique fondamentale s'est tenueàdistancedecedialogueavec laphilosophie.La raisonmajeureenestque lesproblèmesqu'elle traitaitavaientuncaractèrebeaucoupplus techniqueque conceptuel.Lamécaniquequantique et la relativitégénéralevenaient d'ouvrir de nouveaux territoires. Il était prioritaire d'en étudier les conséquences et lesapplications possibles. La physique atomique, la physique nucléaire, la physique des particules, laphysique de la matière condensée et bien d'autres disciplines ont pu être développées sur la baseconceptuellebienétabliedelamécaniquequantique;quantàl'astrophysique,lacosmologie,l'étudedes trous noirs, ou des ondes gravitationnelles, c'est sur la base conceptuelle bien établie de larelativitégénéralequ'elless'échafaudèrent.Seulement,aujourd'hui,encherchantàcombinerlesdeuxthéories de base, la physique se retrouve à nouveau confrontée à des problèmes fondamentaux. Jepensequ'uneconsciencephilosophiquedéveloppées'avèreànouveaunécessaire.Celarestevraiaussid'unpointdevueméthodologique:unscientifiqueorientetoujourssarechercheen fonctiond'idéesàcaractèreépistémologiquedont il estplusoumoinsconscient.Et ilvautbien

mieuxenêtreconscientquedeselaisserguiderpardesaprioriméthodologiquesdontonignorelaforce.La philosophie des sciences anglo-saxonne accorde beaucoup plus d'intérêt à la sciencecontemporainequelaphilosophiedessciencesenEuropecontinentale.Parmonéducationitalienne,jemesenssouventplusprochedelaphilosophiecontinentaleeuropéennequedesonpendantanglo-saxon,maisdepuisquejemesuisréinstalléenEurope,j'aidumalàretrouverledialoguequej'avaisauxÉtats-Unisavectoutessortesdephilosophesdessciences.Cen'estpasimpossible:parexemple,j'airencontrédespartenairesdediscussiontrèsintéressantsdanslegroupedeMarisaDallaChiaraetFedericoLaudisaàFlorence,etdesinterlocuteursdechoixàl'EcolePolytechniquedeParis,commeMichel Petitot etMichel Bitbol, qui animent le CREA, le Centre de Recherches en ÉpistémologieAppliquée.Lapensée scientifique,qui est à labasede lamodernité, soulèvedesproblèmes fondamentaux.Lapenséephilosophiqueeuropéennedecesièclenedevraitpass'entenirsiéloignée,jepense.Maislefossé entre la culture humaniste et la culture scientifique est encore loin d'être comblé. Dans laphilosophiede la connaissance continentale, par exemple, l'idéediffuseque lavérité est seulementinterneaudiscoursabeaucoupdemalàsemettreenrelationaveclediscoursscientifique.Cettedéfianceréciproqueentrelemondehumanisteetlemondedessciencespèseaussisurl'imagequelasociétéentièresefaitdelascience.Cetteimages'estdégradéeaulongdesdernièresdécennies.D'un côté, la science est encore souvent considérée comme un ensemble de « vérités établies », àconsulter selon lesbesoins,ouàvénérer,oubiencommeunensemblede recettes techniquespourrésoudredesproblèmes.Del'autre,etàl'inverse,lascienceestaussidénoncéecommeunenégationdesvaleursspirituelles,mêmeunemenacepournotresociété,oucommelabasedelafroidedominationtechnologique, lelieudel'arrogancemyopedesexperts,oumêmeunesourced'horreursàlaFrankenstein,quandlesnouveautésapportéesparlasciencefontpeur.Cesvisionsdéforméesdelascienceontpourconséquenceunediminutiondesonaura,etlapenséeirrationnelle gagne du terrain.Elles sontmême en train de nourrir une sorte d'alliance diaboliqueentre multiculturalisme et anti-scientisme qui risque d'envahir notre société. Aux États-Unis, parexemple, dans plusieursÉtats (leKansas « rural »,mais aussi la « très civilisée »Californie), lesenseignantsn'ontpasledroitdeparlercorrectementdel'Évolutionàl'école.Lesloisquiinterdisentd'enseigner les résultats de Darwin sont justifiées par le relativisme culturel : on sait bien que lascience se trompe, et donc une connaissance scientifique n'est pas plus défendable qu'une véritébiblique.Interrogérécemmentsurcesujet,uncandidatàlaprésidencedesÉtats-Unisadéclaréqu'il«nesavaitpas»silesêtresvivantsontvraimentdesancêtrescommuns.Sait-ilseulementsic'estlaTerrequitourneautourduSoleilouleSoleilquitourneautourdelaTerre?En Europe, nous n'en sommes heureusement pas là. Mais les tensions sont quand même fortes.Récemment,legouvernementItalienaluiaussicherchéàintroduirelecréationnismeàl'école.Lesprogrèsdelamédecineontrecommencéàfairepeur,commeauXVIIesiècle,etaveclemêmegenre de confusions.On pense par exemple que l'âme et l'identité sont dans l'ADN, et donc qu'unenfant cloné posséderait un double de l'âme de l'original ! Ça me rappelle, quand j'étais jeune,l'époqueoùledocteurChristiaanBarnardfaisaitlestoutespremièrestransplantationscardiaques.Lesjournauxetlesprêtres,terrorisés,sedemandaientsiMonsieurA,aveclecœurdupauvreMonsieurB, allait continuer à aimer sa femme,oubien s'il allait aimer laveuvedeMonsieurB…(puisque,commetoutlemondesait:c'estlecœurquiaime).Pourautant,danslesannéessoixante,onn'arrêtapaslestransplantationscardiaquesàcausedecesbêtises.Tandisqu'aujourd'huil'animismeetlapeur

prennentsouventledessus.Ilestàcraindrequ'onnedéclarebientôtdiaboliqueslesvraisjumeaux,vuqu'ilspartagentlemêmeADNetqu'ilssontdoncleclonel'undel'autre…Les investissements dans la science fondamentale, la science qui fait « culture », qui cherche laconnaissancedebase, sontenchute libre.Lasociétédemandedemoinsenmoinsauxscientifiquesd'êtreenquête«deconnaissance».Elle leurdemandededévelopperdesproduitsàvendre,etdesarmes.J'espèrefortementquetoutecetteconfusionn'arriverapasàmettreendangernotreconfiancedanslaforcedelapenséerationnelle.Lesreprésentationscaricaturalesdelasciencesontcertainementliéesàdesfautesetdeserreursdesscientifiques,maisellessontaussilesrésidusdetraditionsintellectuellesquiontdepuislongtempsmontréleurslimites.Lesemballementspourla«Sciencetriomphante»dupositivisme dix-neuviémiste, et de ses épigones plus récents, ont depuis longtemps disparu, enparticulierdepuislachuteduNewtonismeetlaréflexiondouloureusequis'enestsuiviesurladuréedevielimitéedesthéoriesscientifiques.Par ailleurs, la réactiond'abord anti-technologique, puis également anti-scientifique, d'une certainephilosophie continentale n'a contribué qu'à accentuer la séparation stupide des « deux cultures »(humanisteetscientifique):uneséparationquirendaveugleàlacomplexitéetàlarichessedenotrecompréhensiondumonde.Lascienceestbienautrechosequetoutescescaricatures.

Qu'est-cedoncquelaScience?Peut-être la plus grande découverte scientifique du XXe siècle est-elle le fait que la science « setrompe».Que les représentationsdumondedéveloppéespar la sciencepeuvent être, dansun sensprécisetvérifiable,fausses.Etdoncquel'onpeutavoirplusieurslecturesdumondeetquechacunenepeutêtreconsidéréecommevraiequejusqu'àuncertainpoint.OndécouvritaudébutduXXesièclequeleschémaconceptuelNewtonien,quiétaitLEmodèleabsoludelascienceefficace,nemarchepastoujours.Ildoitêtreréviséenprofondeurpourcomprendrelesphénomènes physiques nouveaux auxquels nous accédons désormais. Cette découverte étonnante aprovoqué une onde de choc qui s'est propagée dans la communauté scientifique. Son effet sur laphilosophiedessciencesfutencoreplusfort.Onpeutdireque,pourunelargepartie,laphilosophiedessciencesapasséledernierdemi-siècleàtenterdes'accommoderdecettedécouverte.Or,jepensequec'estprécisémentdansladécouvertedeslimitesdesreprésentationsscientifiquesdumondequeserévèlelaforcedelapenséescientifique.Celle-cin'estpasdansles«expériences»,nidans les«mathématiques»,nidansune«méthode».Elleestdans lacapacitéproprede lapenséescientifiqueàseremettretoujoursencause.Douterdesespropresaffirmations.N'avoirpaspeurdeniersesproprescroyances,mêmelespluscertaines.Lecœurdelascienceestlechangement.Ladémarchescientifiqueestunepoursuitecontinuedelameilleurefaçondepenserlemonde.C'estuneexplorationdeformesdepensée.C'estlàqu'ellepuisesonefficacité.Celaneveutpasdirequelesréponses scientifiques sont toujours justes.Mais que, dans les domaines où la pensée scientifiquefonctionne,lesréponsesscientifiquessont,pardéfinition,lesmeilleuresqu'onatrouvéesjusque-là.Cetteimaged'unesciencefluide,enrévolutionpermanente,toujourssuspendueentrelaconnaissanceetledoute,toujoursenquêteetjamaisbêtementsatisfaitedesesrésultats,estprofondémentdifférentedecellequenousavait laissée leXIXesiècle.Celle-ciestencore trèsrépanduedans lasociétéet,àbienregarder,c'estellelavraiecibledescritiquesdel'anti-scientismeetdurelativismeculturel.Dansuncertainsens,rienn'estplusaufaitducaractèrerelatifdenotreculturequelascienceelle-même.La

scienceévolueencontinuprécisémentparcequ'elleaunepleineconsciencedeslimitesdetouteslesconnaissances.Saforcerésidedanssonmanquedeconfianceensespropresconcepts.Ellenecroitjamaiscomplètementensesrésultats.Ellesaitquenousnepouvonspenserlemondequesurlabasefragiledenosconnaissances,maiscettebaseestenévolutionconstante.Onpourraitcomparertoutescienceàuneentreprisedecartographie.Lacarten'estpasleterritoire,mais c'est lameilleure représentation qu'on puisse en faire – en particulier si l'on veut y voyager.Avec peu de signes, on encode la plus grande partie dumonde possible.Quelques symboles, et ilprendsens.Maisils'agitbiend'unecarte.Etilyad'autrescartes.Donc, ce qui me semble vraiment intéressant, ce sont moins les représentations scientifiques dumondequeleurévolutioncontinue.Cesontmoinslesmerveillesquelascienceadécouvertes,quelamagie d'une forme de pensée capable de mettre en doute ses propres affirmations et de nousapprendre,décennieaprèsdécennie,àchangernotrefaçonderegarderlemonde.

Histoiredel'espace:AnaximandreLechangementdesnotionsd'espaceetdetemps,dontjeparledanscelivre,n'estqu'unexempledecette évolution continue qu'est la science. Ces deux notions, fondamentales dans notre vision dumonde, ont été récemment modifiées par la pensée d'Einstein et sont encore en train de changeraujourd'hui.C'estunedémarchequin'estpasdutoutpropreàlasciencemoderne.Einsteinn'estpaslepremieràavoirchangéenprofondeurnotrevisiondumonde.Beaucoupl'ontfaitavantlui,etdemanièreplusrévolutionnaireencore:CopernicetGaliléeontconvaincutoutlemondequelaTerresousnospiedsvoyageà30kilomètresparseconde,FaradayetMaxwellontremplil'espacedechampsélectriquesetmagnétiques, Darwin nous a convaincus que nous avions des ancêtres communs avec lescoccinelles…La démarche est en fait beaucoup plus ancienne que cela. Et je pense qu'on ne peut pas vraimentcomprendrecequeceschangementsmodernesde lanotiond'espacesignifient, sionne les resituepas dans leur contexte historique. Permettez-moi, donc, de raconter le début de cette très bellehistoire.Touteslescivilisationsanciennesontpenséquelemondeétaitstructuréendeuxparties:laTerreenbasetleCielenhaut.CetteconceptiondumondeétaitlamêmepourlesÉgyptiens,lesHébreux,lesMésopotamiens,lesChinois,lespremièrescivilisationsdelavalléedel'Indus,aussibienquepourlesMayas, les Aztèques ou les Indiens d'Amérique du Nord. Pour toute l'humanité ancienne, donc,l'espaceavaitnaturellementun«haut»etun«bas».Leschosestombentverslebas.Enhaut,ilyaleciel,etenbaslaterre.Etendessousdelaterre,ilyaencoredelaterre,oubienpeut-êtreunegrandetortue,oubiendegrandspiliers–entoutcasquelquechosesurquoilaterres'appuie,quilasoutientetl'empêchedetomber.Nous connaissons le nom de l'homme qui, le premier, a changé cette image ancienne dumonde :Anaximandre, scientifique et philosophe qui vécut six siècles avant Jésus-Christ à Millet, villegrecquesurlacôtedelaTurquied'aujourd'hui.C'estluiquiasuggéré,etestarrivéàimposeràtous,unenouvellelecturedumonde:laTerreestungroscaillouquiflottedansl'espace.Lecieln'estpasseulementau-dessusdelaTerre:ilesttoutautourdelaTerre,ycomprisau-dessous.Commenta-t-il faitpourcomprendreque laTerreestuncailloudedimensionfiniequi flottedansl'espace?Ehbien,lesindicesétaientnombreux.PensonsparexempleauSoleil,àlaLune,etàtouteslesétoilesquisecouchentàl'ouestetquiréapparaissentàl'est.N'indiquent-ilspasassezclairement

qu'ilsdoiventpassersouslaTerrepouraccomplirleurcercle?Etquedoncildoityavoirdel'espaceouvert là-dessous ? En fait, Anaximandre n'a fait qu'appliquer lamême intuition qui nous dit quelorsquenousvoyonsquelqu'undisparaîtrederrièreunemaisonet réapparaîtrede l'autre côté, celasignifiequ'ildoityavoirunpassagederrièrelamaison.Ilyaaussid'autresindices,plussubtils,maistrèsconvaincants.Parexemple,l'ombredelaTerrequiseprojettesurlaLunedurantuneéclipsefaitbienvoirquelaTerreestunobjetfini.Alors, est-ce que c'était facile ?Non, ce ne l'était pas, puisquedesmillionsd'hommespendant dessièclesdecivilisationn'yavaientpaspensé.Pourquoiétait-ilsidifficiledetrouvercetteidée?Parcequ'ellerévolutionnaitprofondémentl'imagedumonde.Leshommessontattachésàleursidées,etilsn'enchangentpasfacilement.Ilspensenttoujoursqu'ilssaventdéjàtout.Lesidéesneuvesfontpeurparcequ'ellesdéconcertent.N'est-ellepasdéconcertante,quandonypensebien,cetteidéequelaTerrenes'appuiesurrien?Pourquoinetombe-t-ellepas?Laquestion,évidemment,aétéposéetoutdesuiteàAnaximandre,etnousconnaissonssaréponse:parcequeleschosesnetombentpas«verslebas»,leschosestombent«verslaTerre»;etdonclaTerren'aaucunedirectionparticulièreverslaquelletomber,sicen'estverselle-même.Encoreunefois,àlalumière de notre compréhension du monde d'aujourd'hui, la réponse d'Anaximandre est correcte.Mais elle est déconcertante : Anaximandre redessine complètement le cadre conceptuel de notrecompréhensionhumainedel'espace,delaTerre,delagravitéquifaittomberlescorps.Surlabasedesobservations,etpourmieuxexpliquercesobservations,ilproposeunenouvellecartedumonde,unecarteconceptuelledifférente.Uneidéeprofondémentneuvedelafaçondontestorganisél'espace.Nonplusunespacescindéendeux,un«enhaut»etun«enbas»,maisunseulespacefaitducielàl'intérieurduquelflottelaTerreetdanslequelleschosestombentverslaTerre.C'estuneimagedumondemeilleureetplusgénéralequelaprécédente.Anaximandre écrivit un livre, dans lequel il proposa, parmi d'autres, cette idée, et présenta sesarguments pour la défendre. L'idée, lentement, prit pied. À la génération suivante, dans l'écolepythagoricienne des villes grecques de l'Italie du Sud, on parle déjà communément d'une terresphérique entourée par les cieux. Le texte le plus ancien qui nous est parvenu parlant de la TerresphériqueestlePhédondePlaton,oùcetteidéeestprésentéecommecrédiblemaispascomplètementdémontrée.Maisdéjàà lagénérationsuivante,unpeuplusd'unsiècleaprèsAnaximandre,Aristoteconsidère l'idéede laTerre sphériquequi flottedans l'espace commeacquise, et il fait la listedesnombreux arguments, très convaincants, qui l'appuient. En quelques générations, l'idée trèsaudacieused'Anaximandreestdoncdevenueopinioncommune.Àpartirdumondegrec,cetteidéeserépandraensuiteàtoutel'humanité.Je pense qu'Anaximandre est non seulement l'un des premiers scientifiques dont nous avonsconnaissance,maisaussil'undesplusgrandsquel'humanitéaitjamaiseu.SadécouvertedufaitquelaTerreflottedansl'espacesanstomberestpeut-êtrelapremière,etcertainementl'unedesplusbellesillustrationsdecequ'estlaScience:lacapacitédechangerenprofondeurnotreimagedumonde,surlabasedesobservationsetdelapenséerationnelle.Lacapacitédemettreendiscussiondesidéesetdes représentations dumonde acquises, et d'en trouver d'autres, plus efficaces. Telle est la grandeforcevisionnairedelasciencequim'atoujoursfasciné.Quand les nouvelles images dumonde sont bien vérifiées, elles deviennent lentement la nouvellelecturecommunedumonde.Lefaitquelastructuredel'espaceestmodifiéeàproximitéd'uncorpsmassif deviendraun jour connaissance commune, et l'idéed'un espace rigide et homogènepartoutdeviendrarisible,commeilestniaisdepenserquelaTerredoits'appuyersurquelquechosepournepastomber.

Danscettedémarchedereconstructioncontinuedel'imagedumonde,lasubstancemêmedumondeou,pourmieuxdire,notrefaçondelaconcevoir,semodifiecontinuellement.Làaussi,Anaximandreestàl'originedecetteextraordinaireaventure:ilintroduit,pourexpliquertouslesphénomènes,uneentitéqu'il dénomme l'apeiron (traduitpar certains auteurs comme«cequin'apasdedistinctions,indéfini»,etpard'autrescomme« l'illimité»).C'est lepremierobjet théorique, legrand-pèredesatomes,desparticulesélémentaires,deschampsphysiques,del'espace-tempscourbe,desquarks,descordes,desboucles,grâceauxquelsnousrepensonslemonde.Cecheminementrévolutionnaire,quidébouchasurdesvisionsdumonderadicalementnouvelles,n'adonc pas été inventé par Einstein : il est caractéristique de la Grande Science. Le rôle particulierd'Einsteina«seulement»été,enexagérantunpeu,deréveillerlasciencefondamentaled'unecertaineléthargie,résultatdel'immensesuccèsdesthéoriesdeNewton.

Histoiredel'espace:L'espacecommerelationoucommeentité?L'image de l'espace qui a été dominante depuis Aristote jusqu'à Newton, est celle d'un espacestructuré,forméparlesobjetsmêmesdumonde.L'espaceétaitsurtoutvucommel'ordredanslequelles objets se touchent. Dans la tradition scientifique et philosophique occidentale, donc, l'idée deNewton,selonlaquellel'espaceestuneentitéquipeutexistermêmequandriend'autren'existe,n'étaitpasdutoutlepointdevuedominantsurlanaturedel'espace.Newtonaimposél'imagedel'espace-boîte,uneentitéindépendantedesobjetsquisedéplacentenelle,non sans effort et non sans rencontrer une résistance féroce dans la pensée de son temps. CetteoppositionnevenaitpastantdessavantsdelavielleécolearistotéliciennequedeschampionsdelaScientia Nova, la Nouvelle Science, qui croyaient à la récente révolution copernicienne, et quivoyaientenRenéDescartesleurmaîtreàpenser.LareprésentationqueDescartessefaisaitdel'espaceétait en effet très différente de celle de Newton, et se plaçait dans la droite ligne de la traditionoccidentale depuis Aristote. Pour Descartes, en effet, comme pour Aristote, il n'y a pas d'entité«espace».Iln'yapas,parexemple,d'espacevide.Iln'yaquedesobjets(descailloux,desmurs,deschaises, de l'air, de l'eau…).Ces objets peuvent être dans une relation les uns avec les autres, unerelation de « contiguïté ». C'est-à-dire : ils peuvent se toucher, ou pas. L'espace, alors, n'est riend'autreque l'ordrequecette relationdecontiguïtédétermineentre lesobjets.Parexemple,Aristotedéfinit la position d'un objet comme n'étant rien d'autre que la frontière interne de l'ensemble desautresobjetsqui l'entourent–unesortedeposition«encreux»définiepar lesvoisins immédiats.PourDescartes,lemouvementd'unobjetAestdéfinicommelepassagedelacontiguïtéd'unobjetBàlacontiguïtéd'unautreobjetC.D'unobjetseul,ilestdoncimpossiblededires'ilestenmouvementounon.PourNewton, au contraire, les objets se trouvent dans l'espace.Celui-ci a une structure qui lui estpropre,etquin'arienàvoiraveclesobjetsquipeuvents'ytrouverounon.Unobjetbougelorsqu'ilpassed'unpointdel'espaceàunautrepointdel'espace.Danslapremièreinterprétationdel'espace,aristotélicienne-cartésienne, l'espacen'estpasuneentité,c'estunerelationentredeschoses.Dans ladeuxième,newtonienne,l'espaceestuneentitéquiexisteetaunestructure,mêmeenl'absencedetoutobjet.Est-ce que le choix entre ces deux possibilités est un problème scientifique, ou bien est-ce unproblème seulement philosophique ? C'est un problème scientifique, mais pas dans le sens où lasciencedonneraitlavision«juste»del'espace.Lerôledelascienceestdecomprendrelaquellede

cesdeuxvisionsdel'espaceseralameilleurepourpenserlemondedelafaçonlaplusefficace.Onesticiaucœurduproblèmedelavéritédesénoncésscientifiques.Newtonaffronteleproblèmedelanature de l'espacedans sonœuvremajeure, lesPrincipiaMathematica, dont la première partie estconsacréeàlanaturedel'espace.Sonpointfort,laraisonpourlaquellesasolutionestfinalementlameilleure, c'est qu'il construit une façonde penser lemonde, fondée sur sa vision de l'espace, quifonctionneincroyablementbien.Souvenez-vousdel'équationquevousavezappriseauLycée:F=ma,oùFestlaforce,mlamasseetal'accélération.Cetteéquationestlabasedetoutelamécaniquenewtonienne.Or,ilfautbienquenoussoyons capables de mesurer l'accélération. Mais l'accélération est une mesure du mouvement.Mouvementparrapportàquoi?Parrapportà l'espaceabsoludanslequel ilse trouve.Pourquelathéorie fonctionne, il fautque l'onpuissedire siunobjetaccélèreoun'accélèrepas,dans l'absolu.Pour Newton, l'accélération se comprend par rapport à l'entité « espace », alors que pour unaristotélicien-cartésien,cettenotiond'accélérationabsoluen'apasdesens,puisqu'onnepeutpasdiresiunobjetbougesanslecompareràunautreobjet.LaconstructiondeNewtonfonctionnetellementbienquenouscontinuonsàl'utiliseraujourd'huipourconstruiredesmaisonsetdesponts,fairevolerdesavions,etencoredansbiend'autresapplicationstechnologiques.Maislavieilleidéearistotélicienneetcartésiennedel'espacecommerelation,etlescritiquesdel'idéed'unespaceentité,ontcontinuéàêtredéfenduespardespenseurscommeLeibniz,BerkeleyetMach.Àtraverseux,cetteidéeestarrivéeàEinstein,quienafaitlabaseprofondedesathéoriedelarelativitégénérale.Ledébatphilosophiqueautourduconceptd'espacecommeentitéoucomme relationa traversé lessiècles, fournissant à des scientifiques comme Newton et Einstein des sujets de réflexion etd'inspiration, et il n'a toujours pas épuisé son potentiel. Aujourd'hui, je pense, il faut réfléchir ànouveau à ce problème si l'on veut comprendre les propriétés quantiques de la gravitation. Unethéorie complète de la gravitation quantique ne sera probablement construite qu'en abandonnantcomplètementl'idéenewtoniennedel'espacecommeentité.L'espacen'estpasuneentitédanslaquellelesobjetssontlocalisés:l'entité«espace»n'existepas.Seullechampgravitationnelexiste,aumêmetitre que les autres champs. En gravitation quantique, les boucles sont les quanta de champgravitationneletcesontleursrelationsquiconstituentl'espace.

Maisquesavons-nousdoncvraiment?Labasemêmedelascienceestdonclapenséecritique:laconsciencefortequenosvisionsdumondesonttoujourspartielles,subjectives,imprécises,provincialesetsimplistes.Ilfautsanscessechercherà comprendre mieux. À ouvrir les horizons. À trouver un point de vue plus large. Cela n'est nicommode ni naturel car, d'une certaine façon, nous sommes prisonniers de nos pensées. Il est pardéfinition impossible de sortir de notre propre pensée.Onnepeut pas la regarder de dehors et lamodifier.C'estde l'intérieurdenoserreursqu'il faut travaillerpourdécouvriroùnoussommesentraindenoustromper.Celarevient,pourutiliserunebelleetcélèbreimage,àreconstruiresonbateautout en naviguant. La science, c'est cela : un effort continu pour reconstruire et restructurer notreproprepenséealorsmêmequenoussommesentraindepenser.Aucuneformedeconnaissancehumainenepermetdefairedesprédictionsfiablescommecellesdelascience.SilesastronomesnousaffirmentquelemoisprochainilyaurauneéclipsedeSoleil,nouspouvons parier qu'ils ont raison. Bien sûr, une étoile à neutrons pourrait arriver sur nous à unevitesseprochedecelledelalumière,etarracherlaLune,maiscen'estvraimentpasprobable.

Toutefois, toutes les théories scientifiques ont été, un jour ou l'autre, remplacées par des théoriesmeilleures.Mêmelesplusefficaces.L'efficacitédumodèledePtolémée,parexemple,eststupéfiante:nouspouvons,aujourd'huiencore,ouvrirsonlivre,écritilyadix-neufsiècles,etutilisersestablesetsa géométrie pour prédire avec exactitude la position de Vénus dans le ciel le mois prochain.Néanmoins,noussavonsquelemonden'estpasbiendécritparles«épicycles»etles«déférents»utilisés par Ptolémée. Encore plus impressionnant est le succès de la théorie de Newton, que nosingénieurs utilisent chaque jour pour construire ponts et avions. Néanmoins, même la théorienewtonienne,sibienétablie,s'estrévéléefausse.Pouvons-nous vivre avec cette incertitude ? À quelle connaissance pouvons-nous nous fier ?Pourrons-nousjamaisêtrecertainsquecequelasciencenousditdumondeestvrai?Onpeutrêverqu'unjourunethéorie«finale»seratrouvée.Maiscerêvemesemblefutile:cequenousnesavonspas de la Nature est immense et les problèmes ouverts en physique théorique sont tellementfondamentauxquejenenouscroispasprochesdelafinduchemin.Alors, pourquoi la science est-elle crédible ? Pas parce qu'elle nous dit des choses certainementvraies,maisparcequesesréponsessontlesmeilleuresquenousayonspourlemoment.Etcepresquepardéfinition:siuneréponsemeilleureapparaît,c'estcetteréponsequisera«scientifique».Ainsi,laphysiquedeNewtonétait synonymede science jusqu'àEinstein ;maisquandEinstein a trouvéunemeilleure imagedumonde,où l'espaceestcourbe, le tempspas lemêmepour tout lemonde,et lalumière faite de photons, la sortie du « newtonianisme » n'a pas été saluée comme la fin de l'èrescientifique.Bienaucontraire,nouspensonsqu'Einsteinestunscientifiqueremarquable.SilamédecineTibétainenousapprendqu'unecertaineplante,ouunecertainetechnique,ouuncertaincomportement du médecin, aident la guérison, et si l'efficacité de ce soin devient bien vérifiéeempiriquement, le soin tibétain n'est pas « anti-scientifique » : il devient partie intégrante de lamédecine«scientifique».Plusieursdenosmédicamentsontuneoriginedecegenre,d'ailleurs.Lapenséescientifiqueestconscientedenotreignorance.Jediraismêmequelapenséescientifiqueestlaconsciencemêmedenotregrande ignoranceetdoncde lanaturedynamiquede laconnaissance.C'est ledoute,etnonpaslacertitude,quinousfaitavancer.C'est là,biensûr, l'héritageprofonddeDescartes.Nousdevonsfaireconfianceàlasciencenonparcequ'elleoffredescertitudes,maisparcequ'ellen'enapas.Jene saispas si l'espace est«vraiment» courbe, comme leveut la relativitégénérale,mais jeneconnais pas, aujourd'hui, une façon d'envisager le monde physique plus efficace que depenserl'espacecommecourbe.Lesautresvisionsdumondenerendentpasaussibiencomptedelacomplexitédumonde.L'obsession scientifique de remettre toute vérité en question ne mène pas au scepticisme, ni aunihilisme,niàunrelativismeradical.LascienceestunepratiquedelachutedesAbsolusquinetombepas dans le relativisme total ou le nihilisme. Elle est l'acceptation intellectuelle du fait que lesconnaissancesévoluent.Lefaitquelavéritépuissetoujoursêtreinterrogéen'impliquepasqu'onnepuisse pas semettre d'accord. En fait, la science est le processusmême par lequel on arrive à semettred'accord.Cette aventure ne se base pas uniquement sur la froide rationalité. La rationalité, c'est ce qui estnécessairepour formaliser ladémarche.Maisaudépart, toutes lesgrandesdécouvertesontétédesintuitions.Lascienceestcequisortd'unrêve,quis'avèreplusefficacequed'autresrêvesdominants,etquidevientlerêvecommundetoutlemonde.Quandj'étaispetitetquejeposaisdesquestionssurlesnuages,monpèremelesdécrivaitcommedesbateaux navigant dans le ciel. Plus tard, il m'a expliqué qu'en fait c'était des gouttelettes d'eau en

suspensiondans l'airetcelaa transformécomplètementmafaçondevoir lesnuages.Maispeut-ondire qu'une vision a effacé l'autre ? Non, je dirais plutôt qu'elles coexistent et s'enrichissentmutuellement.Voirlesnuagesàlafaçondumétéorologuen'empêcheenriendevoirlesnuagesàlafaçondupoète.Lascience s'est construitecommeun raffinementprogressifde la façondechercherdes réponses,mais elle n'existerait pas sans cette insatiable manie de poser des questions, cette manie que l'ontrouvedéjà,etsurtout,chezlesenfantsdequatreans.Lasciencenecommencepasàl'université–elles'enracine dans cette curiosité et cet appétit de connaître qui nous caractérise dès la plus tendreenfance. À quatre ans, nous n'avons pas peur de laisser tomber nos préjugés et de changer notrevisiondumonde,etnousapprenonsdoncbeaucoup.Lasociétéentièrepeutcontinueràapprendrepourautantqu'ellen'aitpaspeurdelaissertombersesinnombrablespréjugés.Cetterechercheestuneaventurequicontinue.C'estpeut-êtrelaplusgrandeaventuredel'histoiredel'humanité.

Chapitre5

Grainsd'espace,réseauxdespin,cosmologieprimordialeetchaleurdestrousnoirs

Pendant les années où je résidais aux États-Unis, je suis retourné en Italie chaque été, et souventAbhay Ashtekar, ou Lee Smolin, ou les deux, m'accompagnaient. Ils étaient devenus mes amis etprincipauxcollaborateurs.NousprofitionsdecesvacancesenItaliepourtravaillerensemble.PlusieursétapesdansledéveloppementdenotrethéorieontétéatteintesenItalie,pendantcesvisites.Parexemple,c'estàTrente,touslestrois,quenousavonscommencéàcomprendrecommentdécrirel'espacemacroscopiqueenmettant ensembleungrandnombredeboucles.C'est aussi àTrentequenous avons compris, suite à un calcul qui ne marchait pas, que la taille des boucles n'était pasinfinitésimale,commenouslepensionsaudébut:leurtailleétaittrèspetitemaisfinie.Ilyavaitunaspectétrangedela théoriequenousn'arrivionspasàcomprendre:d'unpointdevuemathématique,on constatait que cesboucles qui constituent l'espaceprésentaientdes intersections :elles passaient l'une dans l'autre à certains endroits.Nous ne parvenions pas à comprendre ce quereprésentaientcesintersections.

RéseauxdespinVers lemilieu des années quatre-vingt-dix, pendant queLee était àVérone, nous avons travaillé àl'aide d'une méthode de calcul assez classique en mécanique quantique. En mécanique quantique,commeon l'avu,beaucoupdegrandeurssont«quantifiées».Celasignifiequ'ellesnepeuventpasprendren'importequellevaleur,maisseulementcertainesvaleursdiscontinues.L'énergied'unatome,parexemple,nepeutpasavoirunevaleurarbitraire,maisseulementcertainesvaleursparticulières:lesniveauxd'énergiedel'atome.Pourcalculerlesvaleursqu'unegrandeurphysiquepeutprendre,onutiliseunetechniquequis'appelle«calculduspectredel'opérateur».Encequinousconcerne,nousétionsintéressésparunegrandeurphysiqueparticulière:levolume.Qu'est-cequ'unvolume?C'estlamesuredelaquantitéd'espace.Levolumed'unepièceestlaquantitéd'espacequ'ilyadanscettepièce.Maiscommel'espaceestdevenulechampgravitationnel,levolumemesure le champgravitationnel.Et commenous étions aux prises avec une théorie quantique, il yavaitde fortes chancesque levolumeaitdesvaleursdiscontinues, etdoncqu'ilpuisseyavoirdes«grains»devolume.Lescalculssesontavéréscompliqués.Nousavonsréussiàlesrésoudre,grâceaussi à l'aide d'un grandmathématicien anglais, Roger Penrose, que nous sommes allés consulterlorsque nous nous sommes aperçus que nos calculs conduisaient à des objets mathématiques queRogeravaitétudiésvingtansplustôt,etqu'ilavaitappeléspinnetworks,ou«réseauxdespin».Résultatducalcul:levolumeétaiteneffetunevariablenoncontinue,etdoncl'espaceestconstituédequanta de volume, ou de quanta d'espace. Or, nous avons découvert que ces quanta d'espace setrouventexactementauxintersectionsdesboucles.Autrementdit,levolumeestcomposédequanta,de

grainsd'espace,etlesintersectionsdesbouclesreprésententjustementcesgrainsd'espace.Ellessontlesgrainsd'espacequenouscherchions.Ces résultats ont quelque peu changé notre représentation initiale. Les intersections sont devenuesplusimportantesqueleslignes.Nousavonscessédeparlerd'unensembledebouclesavecdespointsd'intersection,pourparlerd'unensembledepoints, les intersections, reliésentreeuxpardes liens,c'est-à-direparunréseau.Surunmêmelienallantd'uneintersectionàl'autreonpeutrencontrerplusqu'uneseulelignedeFaraday.LenombredelignesdeFaradaysuperposéessurlemêmelienestunnombre entier qu'on associe à chaque lien, et qui s'appelle le spin du lien. (Pour des raisonshistoriques,onutilise lamoitiédecenombre,quiestunnombredemi-entier, comme½,1,3/2,2,5/2…).Delà,lenomderéseaudespin.L'imagequirésultedel'espacequantiqueestsurprenante:lesnœudsduréseaudespinsontlesgrainsd'espace.Leslignesreliantlespointslesunsauxautresreprésententlesrelationsspatialesentreeux.Ellesexprimentquelgrainsetrouveencontactavecquelautregrain.C'estcequ'illustrelafigure5.

Fig.5.1Un«réseaudespin»(àgauche)estformédeslignesdeFaradayduchampgravitationnel;lespointsd'intersection,indiquéspardespointsnoirs,sontles«nœuds»duréseau.Ceux-cireprésententdes«grainsd'espace»(àdroite).Lesliens

duréseaureprésententlesrelationsdevoisinageentrelesgrainsd'espace.

Le calcul du « spectre de volume » fournit exactement les valeurs du volume qui peuvent êtreobservées.Lemêmecalculpeutêtrefaitpourl'aired'unesurface.Danscecas,oncalculele«spectrede l'aire ». La théorie prédit avec précision un ensemble de nombres représentant les résultatspossiblespourdesmesurestrèsprécisesduvolumeetdelasurface.Donclathéoriedelagravitationàbouclespréditquesinousmesuronsunesurfacedefaçonexacte,nousnepouvonspastrouvern'importequelnombre,maisseulementl'undecesnombresquisontsurlalisteobtenueparlecalculduspectre.Quandnousdisonsquelevolumed'uneboîteestd'unmètrecube,nouscomptonsenréalitécombiendegrainsd'espace,ouplutôtcombiende«quantaduchampgravitationnel»ilyadanslaboîte.Lesquantasontévidemment trèspetits.Dansuneboîted'unmètrecube, leurquantitéestdonnéeparunnombred'unecentainedechiffres.Delamêmefaçon,quandnousdisonsquelasurfaced'unepagedecelivreest,disons,dedeuxcentscentimètres carrés, nous comptons en réalité le nombre de liens du réseau, ou mieux de bouclesélémentaires,quitraversentlapage.Àtraversunepagedecelivre,cettequantitéestdonnéeparunnombred'environsoixante-dixchiffres.C'estcequemontrelafigure6.

Fig.5.2UnesurfaceΣesttraverséeparuneboucle(dontonn'adessinéqu'unsegment),aupointP.Lamesuredelasurfaceestdéterminéeparlenombredebouclesquilatraversent.Unepagedecelivreesttraverséeparenviron1070boucles,c'est-à-

direunnombreàsoixante-dixchiffres.

Latechnologieactuellen'estpassuffisantepourvérifiercesprédictions.Maisilesttrèsimportantquelathéoriefournissedesprédictionspréciseset,aumoinsenprincipe,vérifiables.Siellenelefaisaitpas,ceneseraitpasunethéoriescientifique.Jusqu'àcejour,lathéoriedelagravitationàbouclesestla seule théorie de gravitation quantique qui fournit un ensemble de prédictions non ambiguës etarticulées,enprincipevérifiables.Lesréseauxdespinfournissentunedescriptionmathématiquementprécisedelastructurequantiquedel'espace.Plusprécisément,dufaitquenousavonsaffaireàlamécaniquequantique–etdoncauxprobabilités–lathéorieestformuléeentermesdenuagesdeprobabilitésassociésàcesréseauxdespin. Il faut s'imaginer que ces réseaux de spin qui constituent le monde fluctuent, vibrent etfourmillent,unpeucommelespointsnoirsetblancsd'unetélévisionanalogiquesansantenne,etlesmathématiquesde la théoriedécriventcetteagitationdes réseauxspin.L'espacephysiquepeutdoncêtredécritparunnuagedeprobabilitéderéseauxdespin.UnaspectassezsurprenantdecettehistoireestlefaitqueRogerPenroseavait«inventé»lesréseauxde spin sur la base de sa seule imagination, comme une tentative de décrire l'espace quantique. Etvoilàquenousavionsretrouvécesmêmesréseauxdespincommeuneconséquencedelathéoriedelarelativitégénéraleetdelamécaniquequantique.

JohnWheelerL'idéeintuitived'unespacequin'estpluscontinuàtrèspetiteéchelleavaitdéjàétésuggéréeparJohnWheeler,undesdeuxauteursdel'équationdeWheeler-DeWitt,danslesannéessoixante.Lathéoriedesbouclesestuneconcrétisationmathématiqueprécisedecetteidée.LejouroùJohnWheeler,cegrandhommeetvétérandelagravitationquantique,m'aenvoyéunmotplein d'affection et d'enthousiasme pour nos résultats etm'a invité à Princeton pour exposer notrethéorie,futunjourdegrandeémotionpourmoi.Dans sa jeunesse, John Wheeler avait été un collaborateur de Niels Bohr, l'un des géants de laphysiquedudébutduXXesiècle.Ilavaitparticipéavecluiàlanaissancedelamécaniquequantique.Puisils'étaitconsacréàlaphysiquenucléaireetilcomptaitparmilescréateursdel'undespremiersmodèlesdunoyauatomique.IlavaitpassélaguerreauxÉtats-Unis,oùilajouéunrôlecentraldans

lesévénementstragiquesliésàlabombeatomique.C'estlorsd'unediscussiondanssonbureauqueladécision a été prise d'écrire àRoosevelt pour l'inciter à fabriquer la bombe atomique parce qu'oncraignaitquelesAllemandsnelafabriquentlespremiers–craintequis'estrévéléeinfondéeparlasuite.Aprèslaguerre,Wheeleratravaillésurlagravitationetestdevenulecollaborateurprincipald'Einstein.C'estluiquiaintroduitletermesipopulairede«trounoir».Etc'estluiquiaeuuneséried'intuitionsetd'idéestrèsimportantesquisontàlabasedelarechercheengravitationquantique.Ilasuggéréquel'espace-temps,àl'échellelapluspetite,étaitunesortedemoussefluctuante(unemoussed'espace-temps).AvecBryceDeWitt,unautregrandscientifiqueaméricain, ilaformulélafameuseéquationquiallaitdevenirl'équationfondamentaledelagravitationquantique.ParmisesétudiantssetrouvaitRichardFeynman,peut-êtreleplusgrandphysiciendelasecondemoitiéduXXesiècle.Bref,cefutunprotagonistedepremierplandetoutledéveloppementdelaphysiquemoderne.Vouspouvezdoncimaginerquellefutmonémotionenrecevantsalettre!Dèsmonarrivée,WheelerestvenumevoirdansleBedandBreakfeastoùj'avaistrouvéàmeloger.Nousavonsprislepetit-déjeunerensembleetpuisilm'aaccompagnédansunelonguepromenadeàtravers le campus. Je lui ai expliqué les résultats de nos calculs, tandis que lui me racontait seshistoiresextraordinaires:Bohr,labombeatomique…«Tuvois,Carlo,medisait-il,quandEinsteinestarrivéicilapremièrefois,fuyantl'Allemagnenazie,jesuisallélechercheraupetitmatin,commejeviensdelefaireavectoi,etnousnoussommespromenéslelongdumêmeparcours…».Pourquoile voisinage, même indirect, des hommes qui ont laissé le plus de traces dans notre pensée nousdonne-t-il tantd'émotion?Cesontdeshommescommelesautres,biensûr,avecleursfaiblessesetleurhumanitécommetout lemonde,mais lafascinationquenousavonséprouvéepourleurs idéesleurconfèreuneauraquinousenchante.Ilsnousontouvertdescheminsquenousavonsleprivilègedepouvoirsuivre,etdecefaitéveillentadmiration,gratitudeetaffection.Johnmeparlaitàvoixbasse.Ilétaitâgé,etfaible,maissonénergieintérieureétaitencorelà,intacte.Il défendait avec passion sa participation à l'horrible aventure de la bombe atomique, contremesobjections de pacifiste radical. Quand je lui ai montré mon image de la structure de l'espace (lafigure3delapage…),ilasouricommeunenfantetilestalléchercheruneimagetrèssimilairequ'ilavaitdessinéelongtempsauparavant,etquisetrouvedansl'undeseslivres(figure7)…

Fig.5.3L'imagedes«Dixmillesbouclesquipeuventformerl'espacetemps»,danslelivre«Gravitation»deMisner,ThorneetWheeler,queJohnWheelerm'amontréàPrinceton,quandjeluiaiparlédemesboucles(figure3)

Testerlathéorie?

Aujourd'hui,lagravitationquantiqueàbouclesestétudiéeparungrandnombredechercheursdanslemondeentier,quil'ontdéveloppéedansdifférentesdirections.Lathéorietrouvedesapplicationsdansdes champs variés, par exemple en cosmologie, pour étudier le Big Bang – les tout premiersmoments de l'Univers –, et aussi pour étudier les propriétés des trous noirs, en particulier leurspropriétésthermiques.L'applicationdela théoriedesbouclesaux trousnoirsrejointuneétrangedécouvertefaitedans lesannées soixante-dixparStephenHawking.Stephen est célèbreparcequ'il est parvenu àpoursuivreson travail scientifique alors qu'une terrible maladie le force à vivre en chaise roulante et àcommuniquer au moyen d'un ordinateur qu'il commande à la main. Un de ses résultats les plusimportants est la découverte théorique que les trous noirs sont « chauds », c'est-à-dire qu'ils secomportentexactementcommedescorpschauds:ilsémettentuneradiationthermiqued'unecertainetempérature.Or,noussavonsqu'engénérallesobjetssontchaudsparcequeleursconstituantsmicroscopiquessontenmouvement.Unmorceaudeferchaudestunmorceaudeferdanslequellesatomesdefervibrentrapidement autour de leurs positions d'équilibre. Mais si un trou noir est chaud, que sont ces«atomes»élémentairesquivibrent?Lathéoriedesbouclesapporteuneréponse.Les«atomes»élémentairesd'untrounoir,quivibrentetsontresponsablesdesa température,sontprécisément lesboucles individuellesquise trouventà lasurfacedutrounoir.Enutilisantcettethéorie,onestcapabledecomprendreetdedériverlerésultatdeHawkingen termesdes«vibrations»microscopiquesdesboucles.C'estun test importantde lacohérence de la théorie des boucles, et donc un de ses succès. Mais ce n'est pas un vrai testexpérimental.Pendantlongtemps,onacruquetoutepossibilitédevérificationexpérimentaleréelleresteraithorsdenotreportée.Mais récemmentplusieurs idéesont surgiquipermettraientde tester la théorie enobservantdesconséquencesindirectesdelagranularitédel'espace.Parexemple,silastructuredel'espaceestgranulaire,celadevraitavoiruneffetsurlapropagationdelalumière.Desrayonsdecouleursdifférentesquitraversentl'espacegranulairedevraientenprincipesedéplaceràdesvitessestrèslégèrementdifférentes(exactementcommedansuncristal:lalumièreestdisperséeetlerougeavanceplusvitequelebleu:onvoitdoncarriverl'imagerougeunpeuavantl'imagebleue).L'effetestinfime,maisils'accumuletoutaulongdutrajet.Onpourraitdoncpouvoirledétectersurlesrayonsdelumièrevenantdegalaxiestrèslointaines.Àl'heureactuelle,lesmesuresnesontpasassezprécisespourdétecterunegranularitéinférieureà10-29cm.Orla théorieprévoitquelatailledes«grains»d'espaceestdel'ordrede10-33cmseulement.Ilfautdoncattendred'avoirdes instruments demesure encore dixmille fois plus précis que ceux d'aujourd'hui pour pouvoirmettrecetteprédictionàl'épreuve.Cen'estpashorsdeportée.Maislevraiproblème,c'estqu'iln'estpas du tout sûr que la théorie des boucles produise un tel effet qui, en fait, violerait une symétrieimportantedelanature,quel'onappellela«symétriedeLorentzlocale».Aucontraire,denombreuxarguments suggèrent que la théorie des boucles respecte cette symétrie, et les calculs plus récentstendentàconfirmercerésultat,éloignantlapossibilitéquelathéoriepuisseêtretestéeparcettevoie.Lesconséquencesdelathéoriequiontleplusdechancededevenirobservablessetrouventdansunautredomaine:lacosmologie.

Lacosmologieprimordiale

La cosmologie a connu un développement impressionnant ces dernières décennies. Nous avonsmaintenantuneconnaissanceconsidérablede l'histoirede l'Universetdesonexpansion,etnousenapprenonstoujoursdavantage.Ainsi,en1998nousavonsdécouvertquel'Universn'estpasseulementen expansion,mais que cette expansion est accélérée : l'Univers grandit de plus en plus vite.Cetteexpansionaccéléréeest souventprésentée sous les auspicesd'unemystérieuse«énergie sombre»,maiselleesttrèsbiendécriteparlathéorieclassiqued'Einstein,sil'ontientcompted'untermeappelé«constantecosmologique».Einsteinavaitdéjàmontréquece termeentredans leséquationsde lathéorie,maisiln'avaitpasétéprisausérieuxjusqu'àladécouvertedel'expansionaccélérée.Lefuturde l'Univers semble donc être, dans l'état actuel de nos connaissances, une expansion toujoursaccéléréeetunéloignementperpétueldesgalaxieslesunesdesautres.C'est à l'autre extrémité de l'histoire que lemystère est le plus dense : au début. Et c'est là que lagravité quantique à boucles a quelque chose à offrir. L'application de la théorie des boucles à lacosmologieaconnuundéveloppementénormecesdernièresannéesetc'estl'undesdomainesoùlathéorieengrangesesplusgrandssuccès.Justeaprès leBigBang, l'Universétait trèspetit ;onpeutdirequ'ilétaitseulementfaitd'untrèspetitnombredegrainsd'espace.Cesgrainsoriginelspourraientavoir laissédes tracesdans la structure actuellede l'Univers, notammentdans le fondde radiationcosmique(lefameux«rayonnementfossile»)quiaététrèsprécisémentmesuré,etquiestentraindenous dévoiler beaucoup de choses sur la structure de l'Univers. Il est impossible de modéliserl'évolutioninitialedel'Universparunespacecontinu,commeonlefaitlorsquel'Universestgrand.Ilfaut prendre en compte la granularité de manière explicite, et, pour ce faire, on peut utiliser leséquations de la théorie des boucles. De cette manière, on obtient une description des instantsimmédiatementpostérieursauBigBang,etmêmeduBigBanglui-même.La théorie des boucles nous donne donc un instrument possible pour étudier la cosmologieprimordiale, le début de la vie de notreUnivers. Les résultats sont assez surprenants. La relativitégénéraled'EinsteinnefonctionneplusquandonarriveauBigBang,etdoncsansune théoriede lagravitéquantiquevousnepouvezriendiresurcequis'estpasséaumomentduBigBang.Mêmelestentativesd'appliquer lamécaniquequantiqueauproblèmen'ontpasdonnéderésultatssatisfaisants.Parexemple,sivousessayezdecalculercequis'estpassédansl'UniversaumomentduBigBangenutilisantlavieilleéquationdeWheeleretDeWitt,vousretrouvezlesmêmesincohérencesquedanslathéorieclassiqued'Einstein: l'évolutiondansle tempss'arrêteauBigBanget leséquationsperdenttoutleursens.Enrevanche,sivousutilisezleséquationsquiviennentdelathéoriedesboucles,toutàcoup les équations fonctionnent également pour le Big Bang. La raison en est précisément lagranularitéde l'espace.L'Universsecontractedeplusenplusàmesurequ'onse rapprocheduBigBang,maisilnepeutpasdevenirarbitrairementpetit,parcequedanslathéoriedesbouclesiln'existepasdevolumearbitrairementpetit:l'espaceestquantifié.Lepremierquiatrouvélemoyend'appliquerlathéoriedesbouclesàlacosmologieétaitunjeunechercheur allemand : Martin Bojowald. Ses idées ont ensuite été développées par beaucoup, enparticulierparlui-mêmeetAbhayAshetaravecsongroupederechercheauxÉtats-Unis.Lesrésultatsassezsurprenantsdecechampderecherchesontque,dansuncertainsens,leBigBangneconstituepasunvraidébut,maispourraitêtrevucommeun«rebond»quifaitsuiteàunephaseoùl'Universétaitencontraction.Cerésultatestsolide:ilaétédérivédedifférentesfaçonsetenutilisantdesmodèlesdecomplexitévariable. Du point de vue théorique, la chose étonnante est que les équations ne deviennent plusinsensées à l'approche du Big Bang. Elles ne donnent plus comme résultats des quantités infiniesabsurdes,ildevientainsipossibledecalculercequisepasseau-delàduBigBang.

Dupointdevuedel'observation,cerésultatestdegrandevaleur,carleséquationsdel'évolutiondel'Univers modifiées par la gravité quantique sont légèrement différentes de celles de la théorieclassique habituellement utilisées par les cosmologistes. Cette différence pourrait avoir des effetsdétectables, en particulier dans l'observation du fond diffus cosmologique, cette faible lumièrediffuseprésentedansl'espaceetétudiéepardessatellitescommeCOBE,WMAP,etPlanck.Aveccesnouveauxoutils,onobservelefondderadiationcosmiqueavecuneprécisiondeplusenplusgrande,etl'espoiraugmentedepouvoirobserverdeseffetscalculablesdelathéoriedesboucles.Cependant, le travail de calcul qui relie les équations de base de la théorie à des observationséventuellesesttoutsauffacile.Ilimpliquedesapproximations,unevasteconnaissancedelagravitéquantiqueenmêmetempsquedelacosmologie,dontpeudegensdisposent,etbeaucoupd'intuition.Lesmeilleursscientifiquesdudomainequi travaillentdanscettedirectionse trouventenFrance.Jepenseenparticulier àAurélienBarrau, àGrenoble,qui est aujourd'hui à lapointedecet effortderechercheetmesembleextrêmementprometteur.Dupointdevueconceptuel,cependant,jeresteunpeuperplexequantàlapossibilitéd'interprétertouscesrésultatssimplemententermesd'ununivers«avant»leBigBang.Lesrésultatsthéoriquessontjustes, et les observations qui pourraient en être dérivées sont concrètes, mais la significationphysique précise de ces découvertes est encore, à mon avis, un grand mystère à élucider. Enparticulier,est-cequ'ilyavraimentdusensàsedemandercequis'estpassé«avant»leBigBang?Ce que la théorie nous dit, c'est qu'aux alentours du Big Bang, l'Univers se trouve dans un étatquantique tel que le temps et l'espace ne sont pas bien définis, tout comme dans la mécaniquequantiquelatrajectoired'uneparticulen'estpasbiendéfinie.Maissil'espaceetletempsnesontpasdéfinisdanscettezonedel'espace-temps,quesignifieencorel'expression«avant»?Finalement,qu'est-cequeletempsdansunethéorieoùl'espace-tempslui-mêmedevientprobabiliste?

Chapitre6

LeTempsn'existepas

Jusqu'ici,jen'aiparléquedel'espace.Lemomentestvenudeparlerplussérieusementdutemps.Environdixansavantdedécouvrirlathéoriedelarelativitégénérale,Einsteinavaitdéjàcomprisquele temps et l'espace ne sont pas deux entités séparées,mais plutôt deux aspects d'unemême entité.Cettedécouverteportelenomderelativitérestreinte.Plusprécisément,ladécouverted'Einsteinestlasuivante.Nousavonsl'habitudedepenserquedeuxévénements(l'arrivéedeChristopheColombenAmériqueetlamortdeJohnLennonparexemple)sonttoujoursordonnésdansletemps,c'est-à-direquel'unseproduitavantetquel'autreseproduitaprès.Nousavonsl'habitudedepenserqueletempsestquelquechosed'universel,etquepourcetteraisonilyaunsensàsedemandercequisepasseencemomentprécisdansunautreendroitdel'Univers.MaisEinsteinacomprisquecen'étaitpaslecas.

LarelativitéduTempsL'illustration laplus frappantede la relativitédu tempsest appelée leparadoxedes jumeaux.Deuxjumeauxvoyagentàgrandevitesseens'éloignantl'undel'autre,etlorsqu'ilsseretrouventilsontdesâges différents. On parle de paradoxe, mais il ne s'agit pas d'un paradoxe. C'est simplement uneconséquencedelafaçondont lemondeeststructuré.Leseulaspectparadoxalestquenousn'avonspasl'habituded'observercesphénomènesetqu'ilsnousparaissentdoncétranges.Maisc'estainsi.Desexpériencesprécisesontétéréalisées(pasavecdesjumeaux,maisavecdeshorlogesidentiquestrèsprécisesembarquéesdansdesavionsrapides)etilaétéchaquefoisvérifiéquelemondefonctionneexactementcommeEinsteinl'acompris:lesdeuxhorlogesaffichentdesheuresdifférenteslorsqu'onlesrassemble.(Àcepropos,ilyaeurécemmentenFranceunepolémiquesurlapaternitédelarelativitérestreinte:revient-elleàEinsteinouàPoincaré?LacontributiondePoincaréaétéeneffettropnégligée.Maisen lisant les articles originaux, il me semble clair que le fait fondamental que deux horlogesidentiquesmesurentdestempsdifférentsquandellessontenmouvementaétécomprisparEinstein,etnonparPoincaré.)Le temps devient encore plus variable avec la théorie de la relativité générale. Un champgravitationnel plus fort (au voisinage de la Terre, ou du Soleil, par exemple) fait fonctionner leshorlogespluslentement.C'estd'ailleurslà laraisondescorrectionsrelativistesqu'ilfaut introduiredanslefonctionnementduGPS.LeGPSestbasésurlamesuretrèsprécisedutempsdeparcoursdesignauxentrelaTerreetdessatellitesenorbite.Ceux-cisedéplacentàgrandevitesse,etenplusilssont un peu plus à l'extérieur du champ de gravité terrestre que nous. Donc leur temps n'est pasexactementlemêmequ'ausol:ils'écouleuntoutpetitpeupluslentement.Sil'onnecorrigepaslescalculsdesdistances,entenantcomptedecettedifférence,lerésultatseratotalementfaux.Pourlapetitehistoire,laréalitédecesphénomènesesttellementcontraireànotreintuitionquelorsdudéveloppementdusystèmeGPS,lesgénérauxdel'arméeaméricaineonteudumalàycroire.Lesphysiciensleuravaientditqueleshorlogesembarquéesdanslessatellitesfonctionneraientmoinsviteque les horloges au sol,mais…pouvait-on prendre ça au sérieux ?Un général de l'armée peut-il

vraimentcroirequeletempss'écouleplusviteoupluslentement?Pourêtresûre,l'arméeaméricaineatestélesystèmeaveclesdeuxoptions:unesanscorrectionetuneaveccorrection.Etquecroyez-vousqu'ilarriva?Voilàunexempleprécisdusensdanslequellarelativitégénéraleestunethéorieétablie.Nepascroireàcegenredeprédictionsestuneidiotie.Revenons-en aux principes. Ce qu'il faut comprendre pour commencer, c'est que lorsque deuxévénementssedéroulentendesendroitssuffisammentéloignés,iln'yapasdesens,engénéral,àdirelequel des deux arrive lepremier. Et il n'y a pas de sens nonplus à demander ce qui arriveen cemomentprécisdanslagalaxied'Andromède,parexemple.Laraisonenestqueletempsnes'écoulepaspartoutdelamêmemanière.Nousavonsnotretemps,etlagalaxied'Andromèdealesien,etdemanièregénéralecesdeuxtempsnepeuventpasêtremisenrelation.Laseulechosequ'onpuissefaire,c'estéchangerdessignaux,maisceux-civontprendredesmillionsd'annéespourfairel'aller-retourentreicietAndromède.Imaginezunextraterrestrequinousenvoieun signal depuis Andromède. Nous recevons ce message aujourd'hui et nous y répondonsimmédiatement. Nous pouvons dire que lemoment où l'extraterrestre a envoyé le signal se placeavantaujourd'hui,etquelemomentoùilrecevralaréponseviendraaprèsaujourd'hui.Maispendantlesmillionsd'annéesquis'écoulententrel'envoidusignalparl'extraterrestreetsaréceptiondenotreréponse,iln'existepasdemomentparticuliersurAndromèdequicorrespondeàcet«aujourd'hui»surlaTerre.Tout cela pour dire que nous ne devons pas penser au temps comme s'il existait une horlogecosmique rythmant la vie de l'univers. Nous devons y penser comme à quelque chose de local :chaqueobjetdansl'universpossèdesonpropretemps.Lafaçondontlestempsdechacuns'articulentlorsquedesobjetsserencontrentouéchangentdessignauxpeutêtredécriteprécisément.Maispourlefaire,dansladescriptionmathématiquedumonde,onneparlepasde«temps»etd'«espace»,maisd'uneuniondesdeuxappelée«espace-temps».Noussavonsceschosesdepuisplusd'unsiècle(letexted'Einsteinquiaexpliquétoutceciaétépubliéen1905).Iln'estpastellementétonnantquequelquechosequenoussavonsdepuisunsièclenesoitpasencoredevenuuneconnaissancerépandueetconnuedetous.Lamêmechoses'estproduitepourbeaucoupderévolutionsconceptuelles,commelarévolutioncopernicienne.TrèslongtempsaprèsladécouvertedeCopernic,beaucoupdegensétaienttoujoursconvaincusqueleSoleil tournaitautourdelaTerreetnonl'inverse.Parailleurs,larecherchecontinueetn'attendpasàchaqueétapequetoutlemondesuivedeprès.

L'absenceduTempsAujourd'hui,lanouveautéquinousvientdelagravitationquantiqueestquel'espacen'existepas.Seullechampgravitationnelexistequi,commejel'aidit,estfaitdenuagesdeprobabilitésdegrainsreliésen réseau.Mais en combinant cette idée avec la relativité restreinte, on doit conclure que la non-existencede l'espace implique aussi la non-existencedu temps.En effet, c'est exactement ce qui sepasseengravitéquantique:lavariabletnefigurepasdansl'équationdeWheeler-DeWitt,niailleurs,danslastructuredebasedelathéorie.Letempsn'existepas.Ilfautapprendreàpenserlemondeentermesnontemporels,bienquecesoitdifficile au niveau intuitif, car nous sommes habitués à nous représenter le temps commequelquechoseensoi,quis'écoule.Quesignifiecetteidéequeletempsn'existepas?

Le temps intervient dans toutes ou presque toutes les équations de la physique classique. C'est lavariablesymboliséeparlalettret.Leséquationsnousdisentcommentleschoseschangentaucoursdu temps et nous permettent de prédire ce qui va se produire dans un moment à venir si nousconnaissons ce qui s'est produit dans le passé. Plus précisément, nousmesurons des variables, parexemple lapositionAd'unobjet, l'amplitudeBd'unpenduleoscillant, la températureC d'un corps,etc.,etleséquationsnousdisentcommentlesvariablesA,BetCchangentaucoursdutemps.C'est-à-direqu'ellesexprimentlesfonctionsA(t),B(t),C(t),etc.,quidécriventlechangementdecesvariablesaucoursdutemps(t).GaliléefutlepremieràcomprendrequelemouvementdesobjetssurlaTerrepouvaitêtredécritpardeséquationsexpriméesenfonctiondelavariabletempsA(t),B(t),C(t)etàécrireceséquations.Sontravailseplaçaitdansleprolongementd'uneréflexioninauguréeparlesidéesdeCopernic.Ilfutl'undespremiersàprendretrèsausérieuxl'idéequelaTerrebougeetàentireruneintuitiondegénie.Onsavait,par l'astronomie,qu'ilexistaitdes loisexactesrégissant lemouvementdescorpsdans leciel.Maissi laTerrebougeait,elleétaitunobjetparmid'autresdansleciel.Donc,ildevaitaussiyavoir des lois qui régissaient lemouvement des corps sur la Terre. Il les a cherchées. Et il les atrouvées.La première loi physique terrestre trouvée par Galilée décrit comment les choses tombent. C'estsimple:ladistancexparcourueparunobjetquitombeestproportionnelleaucarrédutemps«t».C'est-à-dire:dansuntempsdouble,unobjetparcourtunedistancequatrefoisplusgrande.Celas'écritengénéralsouslaformex=(1/2)at²,oùaestunnombre(l'accélération)etle«1/2»estlàpourdesraisonshistoriques.Galiléeatrouvécetteloiempiriquementenétudiantcommentunebillesemeutlorsqu'elle descend le long d'un plan incliné. Pour découvrir et confirmer cette loi, Galilée avaitbesoindedeuxmesures:celledelapositionxdelabillelelongduplanincliné,etcelledutempst.Ilavaitdoncbesoin,enparticulier,d'uninstrumentpourmesurerletempst,c'est-à-dired'unehorloge.À l'époque où est néGalilée, il n'y avait pas d'horloges précises,maisGalilée lui-même, dans sajeunesse, a découvert une façon d'en construire une. Il s'est aperçu que les oscillations d'unmêmependule,qu'ellessoientgrandesoupetites,onttoujourslamêmedurée.Onpouvaitdoncmesurerletempssimplementencomptantlesoscillationsd'unpendule.Lavariable«t»quireprésenteletemps,n'estriend'autrequelenombred'oscillationsdupendule.L'idéesembleévidente,etpourtantilafalluattendreGalilée.Personnen'yavaitpenséavantlui.C'estcela,l'espritscientifique.Maisleschosesnesontpastoutàfaitaussisimples.LalégendeditqueGaliléeeutcetteintuitiondansla magnifique cathédrale de Pise, pendant qu'il observait les lentes oscillations d'un chandeliersuspendu,quis'ytrouved'ailleurstoujoursaujourd'hui(l'histoireestfausse,puisquelechandeliern'aétésuspenduquedenombreusesannéesaprèsladécouvertedeGalilée,maisc'estunebellehistoire).Galilée observait les oscillations du chandelier pendant un service religieux, qui ne devait pasl'intéresser beaucoup, et il a compté le nombre de ses battements cardiaques. Il découvrit avecexcitationqu'ilyavaitunnombreégaldebattementspendantchaqueoscillation. Ilenconclutdoncquetouteslesoscillationsavaientlamêmedurée.

Fig.6.1Galiléedécouvrequelesoscillationsd'unpenduleontlamêmedurée,encomptantlesbattementsdesonpoulsdurantleslentesoscillationsduchandelierdelacathédraledePise.

Aujourd'hui, l'histoire paraît belle, mais si l'on y réfléchit un peu plus attentivement, on resteraperplexe,etcetteperplexitéestàlabasemêmeduproblèmedutemps.CarcommentGaliléepouvait-ilsavoirquesesbattementscardiaquesavaienttouslamêmedurée?Quelquesannéesplustard,lesmédecinsontcommencéàmesurerlepoulsdeleurspatientsenutilisantunehorlogequin'étaitriend'autrequ'unpendule.Onutilisedonclepoulspourêtresûrquelependuleestrégulier,etlependulepourêtresûrquelepoulsestrégulier.N'est-cepasuncerclevicieux?Qu'est-cequecelasignifie?Celasignifiequenousnemesuronsjamaisletempslui-même.NousmesuronstoujoursdesvariablesphysiquesA,B,C…(oscillations, battements, et bien d'autres choses), et nous comparons toujoursunevariableavecuneautre.Donc,nousmesuronslesfonctionsA(B),B(C),C(A),etc.Etpourtant,ilestutiled'imaginerqu'ilexisteunevariablet,le«vraitemps»,quenousnepouvonsjamaismesurer,mais qui se trouve derrière toute chose. Nous écrivons toutes les équations pour les variablesphysiquesenfonctiondecet inobservable.Ceséquationsnousdisentcommentleschoseschangenten fonction de t (combien de temps les oscillations durent, et combien de temps prend chaquebattementdecœur).Delà,nouscalculonscommentlesvariableschangentl'uneparrapportàl'autre(combiendebattementsdecœurdansuneoscillation)etnouscomparonscetteprédictionaveccequenousobservons.Silaprédictionestcorrecte,nousconcluonsqueceschémacompliquéestlebon,eten particulier qu'il est utile d'utiliser la variable t, même si nous ne pouvons jamais la mesurerdirectement. En d'autres termes, l'existence de la variable temps est une supposition plus que lerésultatd'uneobservation.Newton a compris que c'était la chose à faire, et il a formalisé et institué cette démarche.Newtonaffirme explicitement que nous ne pouvons pas mesurer le « vrai » temps t, mais que si noussupposons qu'il existe, cela nous permet de construire un schéma extrêmement efficace pourcomprendreetdécrirelanature.Revenons maintenant à notre époque, à la gravitation quantique, et à la signification de cetteassertion:«letempsn'existepas».LasignificationenestsimplementqueleschémadeNewtonnefonctionneplusquandnousparlonsde l'infinimentpetit.C'était unbon schéma,mais il est valableseulementpourlesphénomènesmacroscopiques,c'est-à-direànotreéchelle.Sinousvoulonscomprendrelemondedefaçonpluslarge,sinousvoulonslecomprendreaussidansdesrégimesquinoussontmoinsfamiliers,ilfautabandonnerceschéma,cariln'estplusvalable.Enparticulier, l'idéed'un temps t qui s'écoulede lui-même, et par rapport auquel tout le reste évolue,

n'estplusune idéeefficace.Lemondenepeutpasêtredécritpardeséquationsd'évolutiondans letempst.Quand un étudiant en physique est confronté pour la première fois à cette idée, il commence àpaniquer.Des équations sans la variable temps ?Mais comment pourra-t-on décrire l'évolution dusystème?Petitàpetitilcomprendraquelavariabletempsn'estpasvraimentnécessaire.Plutôtquedetout rapporterau« temps»,abstraitetabsolu,cequiétaitun« truc» inventéparNewton,onpeutdécrirechaquevariableenfonctiondel'étatdesautresvariables.Pour cela, nous devons nous restreindre à des listes de variables A,B,C… que nous observonseffectivement,etétablirdesrelationsentrecesvariables,c'est-à-diredeséquationspourlesfonctionsA(B), B(C), C(A)… que nous observons, et non pour les fonctions A(t), B(t), C(t), que nousn'observonspas.Dansl'exemple,nousn'auronspaslepoulsetlependulequitouslesdeuxévoluentdans le temps, mais seulement des équations qui nous disent comment l'un et l'autre évoluent parrapportàl'autre.Quellesvaleursdel'unsontcompatiblesavecquellesvaleursdel'autre.Toutcommel'espace,letempsdevientunenotionrelationnelle.Iln'exprimequ'unerelationentrelesdifférentsétatsdeschoses.Il s'agit d'un changement simple, mais sur le plan conceptuel c'est un pas de géant. Nous devonsapprendreàpenserlemondenoncommequelquechosequiévoluedansletemps,maisd'uneautrefaçon.Auniveaufondamental,iln'yapasdetemps.Lanouvelleimagedumondequiestentraindesemettreenplacedanslaphysiquedebaseestcelled'unmondesansespaceetsanstemps.L'espaceetletempsusuelsvonttoutsimplementdisparaîtreducadredelaphysiquedebase,delamêmefaçonquelanotionde«centredel'univers»adisparudel'imagescientifiquedumonde.Est-cequ'onpeutvraimentpenserlemonded'unefaçoncomplètementatemporelle?Estcequ'onpeutvraimentpenserlemonde,cemonde,d'unefaçonquinefaitpasintervenir le temps?Jepensequeoui,maisc'estunerévolutionradicaledanslastructuredenotrepensée.

AlainConnesUne partie importante demon travail a consisté à étudier les problèmes techniques et conceptuelssoulevéspar lagravitationquantique,dans lebutd'obtenirune théoriesans lavariable tempsetdecomprendrecequecelasignifiait.L'undecesproblèmesest lesuivant : si le tempsn'existepasauniveaufondamental,qu'enest-ildutempsquenouspercevons,nous,commedutempsquis'écoule;qu'est-ce que cela peut être ?Vers la fin des années quatre-vingt-dix, j'ai travaillé sur une idée desolutionpossibleàceproblème.Cette idéeaeuuneffet importantsurmavie :ellem'aramenéenEurope,autermeduparcoursintellectuelsuivant.Lemondeestcompliqué:ilyadesmilliardsdeparticulesetencoreplusdevariablesquidécriventleschamps.Nousavonsrarementlamaîtrisedetouteslesvariablesd'unproblème.Quandnousavonscecontrôle,nouspouvonsvérifierquelesystèmeestgouvernépardeséquationsdynamiques;etauniveaufondamental,commenousl'avonsvu,letempsn'apparaîtpasdansceséquations.Mais,danslaplupart des cas, nous ne mesurons qu'une toute petite partie des innombrables variables quicaractérisent un système. Par exemple, si nous étudions un morceau de métal à une certainetempérature, nous pouvons mesurer sa température, sa longueur, sa position, mais pas lesmouvements microscopiques de chacun de ses atomes qui, nous le savons, sont à l'origine de latempérature. Dans de tels cas, nous utilisons non seulement les équations de la dynamique pourdécrire la physique du système, mais également celles de la mécanique statistique et de la

thermodynamique. Celles-ci sont des équations statistiques qui nous permettent de faire desprédictions, même si nous ne connaissons pas les mouvements exacts de toutes les variablesmicroscopiques.L'idée qui nous permet de retrouver un tempsmacroscopique à partir d'une théorie fondamentaleatemporelleestque le tempsapparaît seulementdanscecontexte statistique thermodynamique.Uneautrefaçondeledireestqueletempsestuneffetdenotreignorancedesdétailsdumonde.Sinousconnaissionsparfaitementtouslesdétailsdumonde,nousn'aurionspaslasensationdel'écoulementdutemps.J'aibeaucouptravaillésurcetteidéeetsurl'idéemathématiquequilasoutient;celle-cidoitmontrercommentdesphénomènes typiques liésaupassagedu tempspeuventémergerd'unmondeatemporel, lorsque nous en avons une connaissance limitée.La communauté scientifique a réagi àcetteidéeavecperplexité,etmontravaildanscettedirectionaétépendantlongtempsassezlargementignoré.Unjour, jemesuistrouvéàl'InstitutNewtondeCambridge,enAngleterre, l'unedecesinstitutionsmagnifiques où les scientifiques dumonde entier sont invités dans le seul but de rencontrer leurscollèguesetd'échangerdesidées.Maisl'atmosphèrelégèrementprétentieusequirègneàCambridgenemeplaisaitpasplusqueçaetjecommençaisàtrouverquejeperdaismontemps,quandunsoirjemesuisretrouvéàtableàcôtéd'unepersonnalitéextraordinaire:AlainConnes.Alain est l'un des plus grandsmathématiciens vivants. Il a reçu les plus importantes récompensesinternationalesdanssadiscipline.Quandnousavonscommencéàdiscuter,j'aidécouvertunhommeavec l'enthousiasme et la passion d'un jeune garçon, avec une intelligence étonnante, et un volcand'idées,nonseulementenmathématiquesmaisaussienphysique,domainedanslequelilaobtenudesrésultatssurprenants.Nousétionsassiscôteàcôteparhasard,pourundîner,dansl'atmosphèreunpeurigideetennuyeusedeCambridge,etnousavonsengagéuneconversationsurcecipuissurcela.Nousavonsbuquelquesverres de vin. En passant, Alain a lancé cette phrase : « J'ai une idée sur la façon dont le tempsémerge,maispersonnenel'apriseausérieux».J'aidressél'oreilleetjeluiaidemandédesdétails.J'aidûinsister,cariln'étaitpastropd'humeuràentrerdanslesquestionstechniques,maisfinalementil a commencé à m'expliquer son idée, en dessinant des diagrammes sur une serviette avec safourchetteeten lançantdesmiettesdepainen l'airpour illustrersonpropos.Aprèsunmomentdeflou, j'aicomprisque l'idéequ'ilm'expliquaitétaitexactementcellesur laquelle j'avais travaillé.Jesuismontédansmachambre,etjesuisredescenduavecmestravauxpubliéssurlesujet.Nousavionsutilisédesmathématiques trèsdifférentes,maisAlaincomprit rapidementque lesmiennesn'étaientqu'uncasparticulierdessiennes.Quandunscientifiqueformuleuneidée,iltendgénéralementàcroirequ'elleestcorrecte.Sipersonned'autren'approuve, il continuera souvent à croirequ'il a raisonetque les autresont tort…mais ilauraquelquesdoutes.S'ildécouvrequequelqu'und'autreatrouvélamêmeidéeindépendammentdelui,latentationdecroireque«nous»avonsraisonetquelesautres«necomprennentrien»devientirrésistible…Donc,Alainetmoiavonspubliéunarticleillustrantcetteidée,enrassemblantlesaspectsqu'ilavaitcomprisetceuxquej'avaiscompris.Etj'aitrouvéenAlainunnouvelami–unamiformidable,dotéd'unepassionintellectuelleetd'uneintelligenceuniques.Le monde scientifique fonctionne un peu comme la Cour du Roi Soleil : il suffit d'avoir été unmomentprèsduRoipourquebeaucoupdeportess'ouvrentcommeparmiracle.J'avaisvécudixansauxÉtats-Unis,etjecommençaisàenavoirassez.J'avaistrèsenviederentrerenEuropeetjel'aifaitsavoir.LacollaborationavecAlainfutàcetégardprovidentielle.Alainestunroiunpeuanarchique,mais un roi quandmême. Quelques mois après la parution de notre travail, j'ai reçu un coup de

téléphoneduCentredePhysiqueThéoriquedeLuminy, àMarseille,medemandant si j'étaisprêt àvenirtravaillerchezeux.

RetourenEuropeCettefois,j'aihésitémoinslongtempsque,dixansplustôt,pourlevoyageverslesÉtats-Unis.Quitter l'Amérique avait son prix. Par-dessus tout, j'ai regretté la présence quotidienne de mescollèguesdePittsburgh,etenparticuliercelledeTedNewman,untrèsgrandscientifique(c'estluiquia trouvé la description la plus générale des trous noirs, par exemple), mais surtout un caractèreintensément humain, foncièrement honnête, capable d'observer et de comprendre les autres enprofondeur, et de sourire en toutes circonstances. C'était Ted qui, lorsque j'étais irrité par lecomportementdeteloutel,venaitdansmonbureau,selaissaittombersurunechaise(ilalephysiqueet lecomportementd'ungrosours)etmesouriaitd'unemanièresidouceet ironiqueque toutemacolères'évanouissait.Tedareprésentépourmoiunmodèleàsuivre,uneaffectionsûreetunpointderéférence.Deplus,ilfallaitquitterlesprécieuxabordsduCenterfortheHistoryandPhilosophyofScience.Etpuis, il fallait quitter aussi la simplicité directe des Américains, leur confiance en l'homme, leurvolonté d'agir, bien différentes des pièges et des obstacles qui rendent tout si lent et compliqué enEurope,oùtoutsemblecommeenlisédansdusirop.IlyabeaucoupàapprendreauxÉtats-Unispourun Européen, et l'on peut y réussir des choses qui seraient difficiles en Europe. Aux jeunesprometteurs,l'Amériqueoffredespontsd'or,làoùl'Europeleurditd'attendrepatiemmentleurtour.Ilestpossibleque,sanslesperspectivesquim'ontétéoffertesauxÉtats-Unis,jen'auraispasréussiàresteractifdansledomainedelascience.Iln'empêcheque,pourunEuropéen,vivreauxÉtats-Unisestdifficile.Les relationshumainessontdifférentes. Les valeurs sont différentes. De trop nombreux aspects de la culture américaine sontintolérables:l'extrêmeviolenceurbaine,lestensionsraciales,lapeinedemort,l'absenced'assistancemédicaleetdesécuritésocialepour tous, l'abandondesplusfaiblesetdespluspauvresà leursort,l'arrogancedel'argentetdupouvoir.L'idéemêmedejusticesocialeestpresqueopposéeàcellequenous connaissons en Europe. Aux États-Unis, la justice sociale signifie que chacun, s'il a descapacités, peut arriver au sommet, indépendamment de son origine. En Europe, au contraire, lajusticesocialesupposeladéfensedesfaibles,doncenparticulierdeceuxquin'ontpasdecapacitésparticulières. Et la politique étrangère américaine est insupportable. L'hypocrisie avec laquellel'idéologie de la liberté et de la démocratie couvre l'agressivité impériale et la certitude de lasupérioritéaméricaineesttransparente.Peut-êtreest-ceaussil'enviepourlepouvoirquel'Europeaperdu,ouparcenousyvoyonsréfléchisleshorreursdenoscrimespassés,maislaviolencecontinuede l'agressivité extérieure américaine nous éloigne.Lamajorité desEuropéens qui vont vivre auxÉtats-Unisressententfortement,aprèspeut-êtreunepérioded'enthousiasme, lanostalgiepourl'âmeaujourd'huiplusapaiséeetgénéreusedel'Europe.De plus, les temps commençaient à changer, et déjà on voyait s'installer l'atmosphère de peur, depessimisme et de fanatisme qui aujourd'hui recouvre malheureusement comme un voile noirplusieursaspectsdelaviecivileauxÉtats-Unis.Ilétaittempsderepartir.LorsdemapremièrevisiteàMarseille,j'aiétééblouiparlalumière,lesoleil,levertcristallindelamer,lecharmeméditerranéen,ancienmaisintemporel,l'extraordinairemélangedepeuplesdecettevieillecitéfrançaise,etj'ensuistombéamoureuximmédiatement.LeCentredePhysiqueThéoriquedeLuminy,àl'UniversitédelaMéditerranée,oùjetravailleaujourd'hui,setrouveunpeuendehorsde laville, prèsde lamer, dansun environnementnaturel rude et splendide.C'est un endroit idéal

pourétudier.J'habiteprèsdelamer.J'airéparéunpetitbateaudepêcheurenboisvieuxd'unsiècle,un«pointu»,j'aifaitreconstruiresavieillevoilelatine,etlorsquejenetravaillepas,jenaviguesouslesrochersblancsetsauvagesoùvolentlesgoélands.

Fig.6.2Surmongrandnavire.

Chapitre7

Lesboucles,lescordesetlesautres

Lathéoriedesbouclesaujourd'huiJetravailleenFrancedepuisplusdedixans,etjesuistrèsreconnaissantàcepaysdem'avoirdonnél'occasiondepoursuivremesrecherches.Pendantcesdixannées,lacommunautédeschercheursquitravaillent sur les boucles s'est beaucoup agrandie. Rien qu'en France, aujourd'hui des groupestravaillentsurcettethéorieàMarseille,Orsay,Paris,Lyon,Tours,MontpellieretGrenoble.En2004,Marc Knecht, le directeur de mon laboratoire de recherche, le CPT de Marseille, a réussi à meconvaincre,malgrémesfortesréticencesinitiales,d'organiseruneconférenceentièrementconsacréeàlathéoriedesboucles.Cequejefis,avecdeuxcollèguesfrançais,LaurentFriedel,deLyon,quiestensuitepartiauCanada,etPhilippeRoche,deMontpellier,qui s'estoccupédesbouclespendantuntemps,ettravaillemaintenantsurd'autreschoses.Laconférenceaeuunsuccèsquejen'espéraispas,et a donné lieu à une série de conférences internationales qui se sont tenues dans divers payseuropéens,etaussiauMexiqueetenChine,événementsquiontattirédescentainesdechercheurs,lapluparttrèsjeunes.Grâceà touscesefforts, la théorieacontinuéàcroître,àseclarifier,àdevenirplussolideetplussimple.Laversionlaplusanciennedelathéorie,quiesttoujoursétudiée,notammentenAllemagne,est basée sur une séparation stricte au départ entre les aspects spatiaux et les aspects temporels del'espace-temps. La version plus récente, développée principalement en France, au Canada et enGrande-Bretagne, est plutôt une version « covariante », où les aspects spatiaux et temporels sonttraités sur un mode plus uniforme. La différence est la même que celle qui existe entre les deuxformulations standard de la mécanique quantique. : le « Hamiltonien » basé sur les équations deSchrödinger, et la « covariance » développée par le grand physicien Richard Feynman dans lesannées cinquante. En cemoment, je travaille sur cette version covariante « à la Feynman » de lathéorie.Danscetteversion,pourcalculerleseffetsphysiques,ilfautcalculerla«probabilitédetransition»,c'est-à-dire la probabilité d'observer quelque chose si quelque chose d'autre a déjà été observé.Suivant larecettedeFeynman,cetteprobabilitéde transitionsecalculedans la théorieenfaisant lasomme de toutes les « histoires » possibles. En gravité quantique, les « histoires » qu'il fautadditionner sont les diverses configurations du champ gravitationnel, c'est-à-dire les diversesconfigurationsdel'espace-temps.Maispeut-onparlerdel'espace-temps,siletempsn'existepas?Oui,c'estpossibledanslechampdescalculs«àlaFeynman».Toutd'abord,l'inexistencedutempsdansleséquationsfondamentalesdelathéorie n'empêche pas que nous pussions faire des prédictions précises. Par exemple, au lieu deprédirelapositiond'unobjetquitombe«auboutdecinqsecondes»,nouspouvonsprédiresachute«aprèscinqoscillationsdupendule».Ladifférenceestfaibleenpratique,maisgranded'unpointdevue conceptuel, car cette démarche nous libère de toute contrainte sur les formes possibles del'espace-temps.Commeonpeutcontinueràparlerd'«espace»,pourlesréseauxdespin,mêmes'ils'agitdequelquechosedetrèséloignédenotrevielleidéed'espace,delamêmefaçonnouspouvonscontinueràparler

d'« espace-temps» pour indiquer la façondont les réseauxde spin se transforment l'un en l'autre,c'est-à-direpourdécrireles«histoires»del'évolutiondesréseauxdespin.Rappelez-vousqu'enmécaniquequantique,onnefaitquedesprédictionsprobabilistes.Parexemple,sinousavonsvuuneparticuleaupointA,nouspouvonscalculerlaprobabilitédetrouverlaparticuleaupointB.Lafaçonefficacedefairececalcul,développéeparFeynman,estd'imaginerque touteslestrajectoirespossiblesdeAàBpèsentsurlaprobabilitéfinale.C'estunpeucommesilaparticulesuivaittouteslestrajectoiresàlafois.Enfait,cen'estqu'uneautrefaçondedirequelaparticulesedélocalisedansunnuagedeprobabilités.Or,cettemêmeidéepeutêtreutiliséepourcalculerladynamiqueduchampgravitationnelquantique.Quelleest laprobabilitédevoirunréseaudespinB,sinousvenonsdevoirunréseaudespinA?ToutesleshistoirespossiblesdeAàBpèserontdanslaprobabilitéfinale.Chacunedeceshistoirespeut être interprétée comme un morceau d'espace-temps. C'est un peu comme si d'innombrablesespaces-tempsdifférentsétaienttousprésentsàlafois.Chaque«histoirederéseauxdespin»s'appelleunespinfoamou«moussedespin».Laraisondecenomestlasuivante.Imaginezunemousse.Imaginezquevouslacongelezetquevouslacoupezavecuncouteautrèsfin.Sivousréfléchissezunmomentvousvoyezbienquelasectiondemoussecoupéeestenfaitunréseau:lasectiondechaquesurfacedelamoussedonneunlien,etlasectiondeslignesoùlessurfacess'unissentdonneunnœudduréseau.Sivouscoupezlamousseentranchestrèsfines,vous obtenez donc une suite de réseaux. En d'autresmots : unemousse peut être vue comme unesuccession, c'est-à-dire une histoire de réseaux. Les espaces-temps formés par les « histoires deréseauxdespin»sontdoncdesmoussesdespin.Ladescriptiondelathéoriedesbouclesfaiteentermesdecesmoussesdespinestaujourd'huiunedesdirectionsderecherchelesplusactives,pousséesurtoutpardebrillantsjeuneschercheurstravaillanten France, comme Etera Livine à Lyon, Alejandro Perez, Simone Speziale et Eugenio Bianchi àMarseilleouKarimNouiàTours.Cesdernièresannées,uneformulation trèssimplede l'«amplitude»d'unemoussedespin,c'est-à-diredesacontributionàlaprobabilitédetransitiontotale,aététrouvéedefaçonindépendantepardesgroupesderecherchedifférentsenFranceetauCanada,tandisquedesgroupesderechercheanglais,à Nottingham, ont montré que cette amplitude était bien cohérente avec la théorie de la relativitégénéraled'Einstein.Grâce à cesdéveloppements, la théorie n'est plus très loind'être complète, etmonenthousiasmeàl'idéedetenirunethéoriedegravitéquantiquedanslesmainsestdifficileàcontenir.Celadit,jenesaispassilathéorieestvraimentcomplète,etsurtoutjenesaispassielleestcorrecte,c'est-à-diresielledécritréellementlanature.

LescordesetlesautresÀ côté de la théorie des boucles, en effet, il existe aujourd'hui au moins une autre théorie biendéveloppéedelagravitationquantique:la«théoriedescordes».Celle-cisupposequelesparticulesélémentairesnesontpasdesparticules,maisdepetitescordes.Bienqu'ilyaitunairdefamilleentrelescordes et lesboucles, ladifférenceest énorme : les cordes sontdepetits segmentsquibougentdansl'espace,tandisquelesbouclessontelles-mêmesl'espace.Lathéoriedescordesestbeaucoupplusambitieusequelathéoriedesboucles:enplusdechercherune solution possible au problème de la gravitation quantique, c'est une théorie qui tente d'unifiertouteslesforcesettouteslesparticulesdelaphysique.Elleseproposenonseulementderéconcilier

mécanique quantique et relativité générale, mais également d'unifier toutes les interactionsfondamentalesdelaphysique.Detrouverla«théoriefinaledutout».J'ailesentimentquecetobjectifestexcessif,ouprématuré,maisilestpossiblequejemetrompe.Dans leur façon d'aborder le problème de la gravitation quantique proprement dit, la théorie descordes et la théoriedesbouclesnediffèrentpas seulementparcequ'elles explorentdeshypothèsesphysiquesdifférentes,maisaussiparcequ'ellessontleproduitdedeuxcommunautésdescientifiques,quiontdesprésupposésbiendistincts,etquivoientleproblèmedelagravitationquantiquesousdesanglesdifférents.La première de ces deux communautés est celle des physiciens des hautes énergies, ceux qui sontfamiliers de la théorie des champs quantiques (c'est-à-dire l'application de lamécanique quantiqueauxchamps),etdu«modèlestandard»desparticules,lathéorieactuellequidécritlemieuxtouslesévénementsdumondephysique,àl'exceptiondesphénomènesgravitationnels.C'estunethéoriequin'a jamais été prise en défaut par aucune expérience. Du point de vue d'un physicien des hautesénergies, la gravitation est simplement la dernière et la plus faible des interactions connues. Il estdonc naturel qu'il essaie de comprendre ses propriétés quantiques en utilisant la stratégie qui s'estmontréegagnantedanslerestedelamicrophysique.Larecherched'unethéoriedechampquantiqueconventionnelle, capable d'englober la gravitation, s'est développée pendant plusieurs décennies et,aprèsdenombreuxrebondissements,momentsd'enthousiasmeetdéconvenuessévères,aconduitàlathéoriedescordes.Lesfondementsde la théoriedescordesnesontpasencorebiencompris,maiselleestaujourd'huilathéoriecandidateàlagravitationquantiquelaplusconnueetlapluslargementétudiée.Danslathéoriedescordes,lagravitationrésidesimplementdanslesexcitationsd'unecordeplongéedans un espace. La présence d'un tel espace de référence, sur lequel la théorie est définie, estindispensablepourlaformulationetl'interprétationdelathéorie.Ils'agitd'unespacefixe,classique,newtonien–dontonsaitqu'ilnecorrespondpasàlaréalité.L'espacedoitêtrequantique.Maistoutsepassedans la théoriecommesionoubliaitque l'espacedevaitavoirdespropriétésquantiques :onlaisse ce problème pour plus tard.En outre, pour fonctionner, la théorie des cordes a besoin d'unespaceàdixdimensionsainsiquedeparticules supersymétriques,autantd'hypothèses très fortesetsanslemoindredébutdeconfirmationexpérimentaleàcejour.Onnevoitpastrèsbiencommentunethéorie à dix dimensions avec des particules supersymétriques inconnues pourra être utiliséeconcrètementpourdéduiredesprédictionsunivoques,compréhensiblesetapplicablesaumondeoùnousvivons,sanssupersymétrie,etdontlesdimensionsdel'espacesontaunombredetrois.Ladeuxièmecommunautéestcelledesspécialistesdelarelativitégénérale.Pourunrelativiste,l'idéed'unedescriptionfondamentaledelagravitationentermesd'excitationsphysiquesdansunespacederéférencesonne«faux».Laleçonpremièrequenousaenseignéelarelativitégénéraleestqu'iln'yapas d'espace dans lequel la physique puisse se dérouler (sauf, bien sûr, dans une approcheapproximative).Lemondeestpluscompliqué.Pourunrelativiste,larelativitégénéraleestbienplusqu'unethéorieduchamppouruneforceparticulière.C'est,plusfondamentalement,ladécouvertedufaitquecertainesnotionsclassiquesconcernantletempsetl'espacesontcomplètementinadaptéesauniveau fondamental ; elles demandent des transformations aussi profondes que celles que lamécaniquequantiquea introduites.L'unedecesnotionscaduquesestprécisément celled'espacederéférence,qu'ilsoiteuclidienoucourbe,danslequellaphysiqueprendraitplace.C'estenyrenonçantqu'onapucomprendrelagravitationrelativiste,découvrirlestrousnoirs,l'astrophysiquerelativisteetlacosmologiemoderne.Donc, pour un relativiste, le problème de la gravitation quantique réclame que la vaste révolutionconceptuellecommencéeavec lamécaniquequantiqueet la relativitégénérale trouvesaconclusion

dansunenouvellesynthèse.Danscelle-ci, lesnotionsd'espaceetde tempsdoiventêtreentièrementrefonduespourprendreencomptecequenousavonsapprisdenosdeuxthéories«fondamentales»actuelles.Àl'inversedelathéoriedescordes,lathéoriedesbouclesestformuléesansespacederéférence.Elleestdoncunevéritabletentativedesaisirlanaturedel'espace-tempsquantiqueauniveaufondamental.En conséquence, la notion d'espace-temps qui émerge de la théorie est radicalement différente decellesurlaquellesontbaséeslamécaniquequantiqueconventionnelleoulathéoriedescordes.Dansleséquationsdelagravitationquantiqueàbouclesn'apparaissentnullepartlavariablet(letemps)nilavariablex(laposition),etpourtantceséquationssontparfaitementcapablesdeprédirel'évolutiond'un système. En outre, elles ne supposent ni dimensions supplémentaires ni toutes les particulesexotiquesprévuesparlathéoriedescordesetjamaisobservées.Silathéoriedescordesestplusétudiéeetplusconnuequelathéoriedesboucles,c'estessentiellementpour des raisons historiques. Cette situation reflète la physique du XXe siècle, dans laquelle larelativitégénéraleestrestéemarginale.Parcequ'elleétaittrèscompliquéeet,enpratique,neservaitàrien,cettethéorieestrestéeconfinéedansunepetitecommunautédephysiciens,trèsconsidérée,maisdont les travaux restaient confidentiels. En revanche, la mécanique quantique a connu un énormedéveloppementgrâceaunombredesesapplicationspratiques (les lasers, lamatièrecondensée, lesparticules, la physique nucléaire, la bombe atomique…) Quand le problème de la gravitationquantiqueestvenusurlatable,ilyadonceudeuxpointsdevuedifférents:unepetitecommunauténourriederelativitégénérale,etunegrandecommunauténourriedelathéoriequantiquedeschamps.Ceclivageculturelesttoujourslà.Lorsdesdiscussions,ontrouvetoujoursdes«cordistes»quivousdisent:«Vousnecomprenezpasvraimentlathéoriequantiquedeschamps»,etdes«bouclistes»quirépondent:«Etvousnecomprenezrienàlarelativitégénérale!»Peut-êtreya-t-ilquelquechosedevraidanslesdeuxaccusations…L'avenirtranchera.Finalement, la théoriedescordeset la théoriedesbouclespourraients'avérercomplémentaires.Lemérite de la théorie des cordes est de fournir une unification très élégante des interactions de laphysique. Son talon d'Achille est de ne pas encore avoir été capable de trouver une formulationgénéraleclaireàunniveaufondamental,sansqu'ilyaitunespacederéférence,extérieuràlathéorie.La théorie des boucles maîtrise précisément les outils qui permettent de définir la physiqueindépendammentde tout espacede référence–puisque l'espaceémergede sa structuremême.Unesorte de fusion des deux approches n'est pas inconcevable, même si elle se présente aujourd'huicommetechniquementtrèscompliquée.Malgréleurdifférencedeperspectives,lesdeuxthéoriesontindéniablementdespointscommuns,enparticulierl'idéecentraleselonlaquellecesontdesobjetsàunedimensionquisontlesupportduchampgravitationnelàl'échellefondamentale,qu'onlesappellecordesouboucles.Ilyad'autresidéesetdéveloppementsencours,endehorsdescordesetdesboucles.Enparticulier,Alain Connes a développé une autre description mathématique possible de l'espace physique, la«géométrienoncommutative»,trèsfortementmotivéeparlastructuredesforcesquiagissentsurlesparticulesélémentaires(lemodèlestandard).C'estunpeulamêmedémarchequeladécouverteparEinsteindelarelativitérestreinte,inspiréeparlathéoriedeMaxwellsurlaforceélectromagnétique.J'aiétudiécesidéesd'Alainetj'yaicontribuéparquelquesarticlestrèsmarginaux.Maconclusionestquejeneseraispasdutoutsurprissilagéométrienoncommutativefaisaitpartie,d'unemanièreoud'uneautre,delasynthèsequenouscherchons.D'autres idées très intéressantes sur la gravité quantique ont été proposées par Roger Penrose,l'inventeur des réseaux de spin. Je recommande très vivement son livre de vulgarisation paru en

françaisen2007,Àladécouvertedesloisdel'Univers,parfoisunpeudifficile,maisquiconstitueunefresqueimmenseetpénétrantesurtoutcequenoussavonsdumonde.Lesrelationsentrelemondedescordesetceluidesbouclessontparfoisunpeuorageusesetiln'estpas rare du tout d'assister à des volées d'accusations parfois démesurées (« Ils n'y comprennentrien !»,«Leurscalculs sont toutà fait faux !»,«Leurs travauxsont truffésd'erreurs !»)même,hélas,danslescomitésscientifiqueschargésderépartirlesfinancementsetlespostespourlesjeuneschercheurs.Maisilestnormalqu'ilyaitdelaconfusiondansundomainequiestàlapointeextrêmede la recherche,etqued'âprescontroversessedéveloppent,parfois jusqu'à l'irrationalité,entredesgensquiontconsacrédesannéesàleurpassiondelarechercheselonunevoiedéterminée.Pourpeuqu'onrestedansuneexactitudescientifique,lapolémique,mêmerude,estuningrédientnécessaireàlafertilitéetàl'avancementdelaconnaissance.

ThéoriesétabliesetthéorieshypothétiquesEneffet, ilest trèsimportantdedirequetoutescesthéoriesrestenthypothétiques.Chacunecourt lerisquedeserévélercomplètementfausse.Etjeneveuxpasseulementdireparlàqu'ellespourraientêtre dépassées par une théorie plus performante, mais, bien plus radicalement, que toutes leursprédictions pourraient être infirmées par l'expérience. La nature n'a que faire de nos jugementsesthétiques. L'histoire de la physique théorique est pleine de flambées d'enthousiasme pour desthéories«trèsbelles»quionttournéàl'échec.Leseularbitreestl'expérience,etàl'heureactuelle,iln'existepaslemoindrerésultatexpérimentalquisoutienne,mêmeindirectement,nil'unenil'autredesthéories concurrentes pour prendre la place du modèle standard et de la relativité générale. Aucontraire,touteslesprédictionsquiontétéformuléespardesthéoriesallantplusloinquelemodèlestandard et la relativité générale (désintégration du proton, particules supersymétriques, particulesexotiques, corrections à la forcegravitationnelle à courte distance…) sont pour l'instantdémentiesparl'expérience.Lorsqu'oncompareceséchecsavecl'immensesuccèsexpérimentaldelamécaniquequantique,dumodèlestandardetdelarelativitégénérale,ilyadequoiinciteràlaprudence.C'estl'undesaspectslesplusdifficilesd'untravailcommelemien:ilyad'unepartl'enthousiasmedeformulerunenouvellethéorie,etl'excitationdesesentirsurlepointdecomprendreunnouvelaspectdumonde;d'autrepart,ilyalafrustrationdetravaillertoutesaviesurdesthéoriespotentiellementfausses.Ou,pireencore,ilyalerisquedenejamaissavoirsiellessontvraies.Je pense qu'en ce qui concerne la science contemporaine, il est important d'établir une distinctionclaire entre ce que nous savons et ce que nous conjecturons. Ce que nous savons aujourd'hui dumonde physique tient à une poignée de théories fondamentales qui sont établies et fonctionnentparfaitementdansleurdomaine.Ladistinctionquelquefoisunpeufloueentrethéoriesétabliesetspéculatives,évoluecontinuellement,maisn'enrestepasmoinsessentielle.Unethéorien'estétabliequ'aprèsdenombreusesconfirmationsexpérimentales de prédictions spécifiques. La mécanique quantique (avec la théorie quantique deschamps, qui en est l'application aux champs physiques), le modèle standard des particulesélémentaires, la relativité générale d'Einstein sont des théories aujourd'hui établies.Nous pouvonsajouteràcettelistelesthéoriesplusanciennescommelamécaniqueclassiqueoul'électromagnétisme.Cesthéoriesontfaitleurspreuves,ellessontlefondementdelatechniquecontemporaine.Surleursprédictions (dans leur domaine de validité), vous pouvez jouer votre argent ou votre vie avecconfiance.Tout ce qui va au-delà, comme la gravité quantique, la théorie des cordes, la géométrie noncommutative,lesmodèlesd'unificationdesforcesfondamentales,lasupersymétrie,lesuniversavec

dimensionssupplémentaires,lesmultiversetc.(ycomprislapresquetotalitédemonpropretravailderecherche), est et reste spéculatif. Rien ne nous assure que ces hypothèses décrivent correctementnotremonde:ellesn'ontaucuneconfirmationexpérimentale,n'ontjamaisétéutiliséesconcrètement,etseulunfouserisqueraitàparierquoiquecesoitsurlavaliditédeleursprédictions.Celanesignifiepasquecesthéoriesnesontpasintéressantes:lesthéoriesaujourd'huiétabliesfurentautrefoisspéculativesetincertaines.Toutefois,nousnesavonspassilesthéoriesquisontaujourd'huiexploréesseront lesbonnes :ceneseraitpas lapremière foisqu'une théorieadoptéeparungrandnombre de scientifiques et quimobilise passions, loyauté et ressources, se révèle, à l'épreuve desfaits,unefaussepiste.Chaquechercheurasesidéesetconvictions(j'ailesmiennes)etchacundoitdéfendreseshypothèsesavec passion et énergie : la discussion animée est lameilleure façon de chercher la connaissance.Maisladéfensedesonproprepointdevuenedoitpasnousaveugler:nouspouvonsavoirtort.C'estl'expérience,etnonpaslenombreouladialectique,quitranche.Lesscientifiquescommuniquentsouventdefaçonerronée.Fascinésparleursidées,ilsnedistinguentpas, dans leur discours, une théorie établie d'une théorie spéculative. Ils présentent souvent leurshypothèsescommesiellesétaientdesdécouvertesacquises.Celan'estpascorrectenvers lasociétéquifinancenosrecherches.Unmanquedeclartésurlecaractèrehypothétiquedesthéoriesprésentéesdécrédibiliselascience.Lathéoriedescordes,parexemple,estparfoisprésentéecommesielleétaitavérée.Je pense qu'un grand tort est fait à la science lorsque des vulgarisateurs présentent des théoriescomme établies alors qu'elles sont seulement hypothétiques. Il faut que le public puisse faireconfianceauxscientifiques,etceux-cidoiventsemontrertrèsprudentsavantd'annoncerqu'ils«ontcompris»quelquechosedenouveau.J'insiste aussi sur ce point parce que j'ai le sentiment que la confusion entre théories établies etthéories spéculatives se répand même à l'intérieur de la communauté scientifique. L'effet de cettegrave dérive est particulièrement néfaste sur l'éducation des jeunes chercheurs. Lors d'une récenteconférence internationale, je parlais à un jeune chercheur techniquement brillant. La discussionconcernait deux théories : la relativité générale et une certaine théorie « de Yang-MillssupersymétriqueN=4».Quandj'aimentionnélefaitqu'unedesdeuxthéoriesétaitvérifiéeentantque théorie physique, le jeune chercheur m'a demandé, très candidement : « Laquelle ? » Il neplaisantaitpas.Ilnecomprenaitpasladifférencephysiqueentrelarelativitégénérale,quiafourniuntrèsgrandnombredeprédictionsnouvellestoutesvérifiéesparl'expérience,etunethéoriequin'enafourniaucune.Cetteconfusionintroduitunmalaiseenphysiquefondamentale.Laclartésurl'étathypothétiquedelathéoriedesboucles,lathéoriedescordes,ousurtoutcequiestappelé«au-delàdumodèlestandard»,estessentiellepourunesciencesaineetunecommunicationclaireaveclepublic,carc'estlasociétéquifinancelascience.

LesoutiendelarecherchefondamentaleLesprogrammesdefinancementdelascience,partoutdanslemonde,sontdeplusenplusaxéssurlesoutiendecequipeutêtreutileaudéveloppement industrieletauxapplications technologiques.Lesoutiendelasciencepureestenchutelibre.C'est une politique à très courte vue. Si les dirigeants d'Alexandrie, ou les Medicis de Florence,s'étaient concentrés sur la recherche appliquée, ils auraient considéré les travaux d'Euclide ou deGaliléecommeinutiles,etnousserionsaujourd'huidansunesociétéignoranteetpauvre.

Desdéveloppementstechnologiquesmajeursontsuivitouslesbondsenavantdanslacompréhensiondumonde.Lesexemplessontlégion.Lesbasesdel'ingénieriemodernesetrouventdanslescalculsdeNewtonconcernant l'orbitede laLune.LaRévolutionVerteenagricultureestessentiellement laconséquenced'unecuriositégratuiteausujetdelatransmissionhéréditaire.Laradioetlatélévisionont émergé d'une manière inattendue des travaux de Maxwell sur la nature de la lumière. Latechnologiedesordinateursn'existeraitpassanslesrecherchesduXXesièclesurl'«inutile»atome.Le système de localisation géographique (GPS) ne fonctionnerait pas sans les résultats desinterrogations d'Einstein sur la nature du temps. Chaque secteur technologique de notre sociétémoderne est le résultat de quelque recherche fondamentale dictée par la curiosité. L'histoire nousenseigne que la recherche fondamentale se développe seulement sous l'influence de dirigeantséclairésayantcomprissonimportance.Mais, même indépendamment de l'utilité à long terme, l'Europe doit soutenir la recherchefondamentale si elle veut redevenir l'un des centres intellectuels dumonde. L'Europe a hérité desArabeslanotiond'Université,etl'amagnifiquementdéveloppée,commeendroitoùlaconnaissanceestrecherchéedanslaliberté,ettransmisedegénérationengénération.Lesuniversitéseuropéennesd'aujourd'huisontdepâlesrefletsdeleurpassé,etsouventdepâlescopiesdesmeilleuresuniversitésaméricaines.L'Europedevraitinvestirdanssesuniversitésentantquecentresdeculture.Beaucoupdesystèmesacadémiqueseuropéensrécompensentlescarriéristesquiconnaissentbienlesrègles,bienplusquelesjeuneschercheurscréatifsetoriginaux,quilesbrisent.Danscequ'onappelle«l'Amériquematérialiste»,l'excellenceintellectuelleetlarecherchepousséepar la curiosité sont fortement valorisées. Les PrixNobel sont de plus en plusAméricains, et lesÉtats-Unis exercent une influence culturelle de plus en plus grande sur le monde, avec desconséquencespolitiquesmajeuresàlongterme.Il est bien possible que la force la plus puissante qui ait créé la civilisation, nous tirant hors descavernes et nous libérant de l'adoration des pharaons, soit la curiosité. Il faut éviter que l'Europeperdesacuriositévitale.

***Pour revenir aux cordes et aux boucles, l'état actuel de la recherche fondamentale est donc laconfusion.Nousavonsdebellesidées,etdesthéoriesbiendéveloppées,maisnousignoronssiellessontjustes.Peut-êtrelabonnesolutionauxgrandsproblèmesouvertsaujourd'hui,commelaréconciliationdelarelativitégénéraleetde lamécaniquequantique,est-elledéjàconnue ; ilne resteplusalorsqu'à lavérifier.Peut-être,aucontraire,un(e) jeuneEinsteinencore inconnu(e),etquin'arrivemêmepasàobtenirunpostedechercheur,trouvera-t-ildemainlabonnesolution?Oupeut-êtrevousreviendra-t-ilàvous,lecteuroulectricedecetouvrage,detrouverl'idéequimanque?

Chapitre8

Lasciencedanslemonde

Auprintemps2004,j'aireçuuneinvitationquim'asurpris.LesemestredeprésidenceduConseildel'Europe revenait aux Pays-Bas. À cette occasion, le Premier Ministre hollandais avait décidéd'organiser un « Intellectual Summit », un forum articulé en quatre conférences, pour stimuler ledialogue entre le « monde des idées » et les « décideurs », sur le sens et la pertinence de l'idéeeuropéenne,aumomentoùl'Europes'élargissait.L'idéeétaitderassemblerpourquelquesjoursdeshommesdecultured'uncôtéavecdeshommesdumondepolitique,diplomatique,desmédiasoudel'industriedel'autre,pourunéchanged'idéessurl'identitédel'Europe,sesambitions,etladirectionidéalequelecontinentveutprendre.J'aiparticipé,avecuntrèsgrandintérêtàdeuxdecesréunions, l'uneàVarsovieet l'autreàBerlin.J'étaischargé,enparticulier,deréfléchiretd'intervenirsurlerôledelasciencedanslacivilisationeuropéenne.Lesconsidérationsquisuiventsontenpartie lerésultatdecesréflexions,et touchentàdeuxthèmesprincipaux.Enpremierlieu,lerôledelapenséescientifiquedansnotrecivilisation,au-delàdes connaissancesqu'elle a apportées et dudéveloppement technologiquequ'elle apermis.Ensecond lieu, l'Europe elle-même. Je les adapte ici commechapitre final, sans aucuneprétentiondeprofessionnalismedanscesdomaines,maispourélargiretcompléterlecadredelasciencequej'aicherchéàdessiner.

LadémocratieRevenonsaudébutdel'histoire,àAnaximandre, ilyavingt-sixsièclesenTurquie.Qu'yavait-ildeparticulier dans le monde grec, pour donner naissance à cette démarche d'enquête rationnelle dumondeetd'explorationdenouvellesfaçonsdeleconcevoirqu'estlascience?Vingt-sixsiècles,c'estbienloin,maiscen'estcertainementpasledébutdelacivilisation:lacivilisationégyptienneexistaitdéjà depuis presque vingt-six siècles, par exemple. Pourquoi personne d'autre qu'Anaximandre deMiletn'avait-ilcomprisqu'au-dessousdelaTerreiln'yavaitrien?Qu'yavait-ildeparticulier,ilyavingt-sixsiècles,danslesvillesgrecquesdelacôteturque?Au septième siècle avant Jésus-Christ, la jeune civilisation grecque est en pleine croissance. Ellearrive des millénaires après d'autres grandes civilisations qui lui sont proches, l'Égypte et laMésopotamie, et elle en a beaucoup hérité. Mais elle en est profondément différente aussi. Cesanciennes civilisations étaient ordonnées, stables et hiérarchiques. Le pouvoir était centralisé et lasociété se réglait sur la conservation d'un ordre stable. C'étaient des civilisations fermées, quientraientpeuencontactavecl'extérieur,sinonencasdeconflitetdeguerre.Lejeunemondegrec,aucontraire,estextrêmementdynamique,etenévolutioncontinue.Iln'apasdepouvoircentralisé.Chaquecitéestindépendante,et,auseindechaquecité,lepouvoirserenégocieenpermanenceparmilescitoyens.Lesloisnesontnisacréesniimmuables:ellessontcontinuellementdiscutées, expérimentées et mises à l'épreuve. Les décisions sont prises en commun lors desassemblées.L'autorité revient avant tout à ceuxqui sont enmesurede convaincre les autres par lemoyendudialogueetdeladiscussion.C'estunmondeouvertetcapabled'absorberlescivilisationsvoisines.LesGrecs,àladifférencedesÉgyptiensetdesPerses,voyageaienténormément.

Dans ce climat culturel profondément neuf est née une nouvelle idée de la connaissance : laconnaissancerationnelleetcritique.Uneconnaissancedynamique,quiévolueetquioseremettreenquestion les idées traditionnelles, et qui se remet elle-même en question. La nouvelle autorité dusavoirnevientpasdelatradition,nidupouvoir,nidelaforce,nidurecoursàdesvéritéséternelles,maisde lacapacitéàconvaincre lesautresde la justessedesonpointdevue.Lacritiquedes idéesacquisesn'estpas interdite,maisaucontrairesouhaitée,c'est la sourcevivedudynamismeetde laforcedecettepensée,etlagarantiequ'ellecontinueàs'améliorer.C'estl'aubed'unmondenouveau.Les règles de base de la recherche scientifique sont simples : tout le monde a le droit de parler.Einsteinétaitunobscurcommisaubureaudesbrevets lorsqu'il aproduitdes idéesquiontchangénotre vision de la réalité. Les désaccords sont bienvenus : ils sont la source du dynamisme de lapensée.Maisilsnesontjamaisréglésparlaforce,l'agression,l'argent,lepouvoiroulatradition.Laseulefaçondegagnerestd'argumenter,dedéfendresonidéedansundialogue,etdeconvaincre lesautres.Biensûr,jenesuispasentraindedépeindreicilaréalitéconcrètedelarecherchescientifiquedanssacomplexitéhumaine,socialeetéconomique,maisplutôtlesrèglesidéalesauxquelleslapratiquedoitse rapporter. Ces règles sont anciennes ; nous les trouvons décrites avec passion dans la fameuse«SeptièmeLettre»dePlaton,oùcelui-ciexpliquecommentonpeutchercherlavérité:«Or,aprèsbeaucoupd'efforts,lorsquesontfrottéslesunscontrelesautrescesfacteursprisunàun:noms et définitions, visions et sensations, lorsqu'ils sont mis à l'épreuve au cours de contrôlesbienveillantsetdediscussionsoùnes'immiscepasl'envie,vienttoutàcoupbrillersurchaquechosela lumière de la sagesse et de l'intelligence, avec l'intensité que peuvent supporter les forceshumaines.»Lacompréhensionestàrechercherparunprocessusintellectuelsincère,parl'apprentissage,l'écoutedelanatureetdesautres.Lepointcentralestlareconnaissancehonnête(«sansmauvaisevolonté»)du fait que nos représentations peuvent être fausses. Depuis Platon, nous avons parcouru un longchemin,maisnoussommestoujoursdanslavoiequ'ildécrit:unequêteidéaledeconnaissanceparledialogue,parlarecherched'unaccorddanslecadred'unediscussionrationnelle.Sesrelationsavecladémocratie,néedanslemêmelieuetaumêmesiècle,sonévidentes.Idéalement,ladémocratieestleprocessusparlequellapersonnequiprendlesdécisionsestcellequiaétécapabled'argumentersesidéesetdeconvaincresuffisammentdegens.La démocratie est un idéal qui commande de ne pas écraser ses ennemis,mais de les écouter, dediscuter avec eux, de chercher un terrain commun et une compréhension commune. Le mot deVoltaire:«Jenesuispasd'accordaveccequevousdites,maisjemebattraipourquevouspuissiezledire»,estaucœuràlafoisdeladémocratieetdelaméthodescientifique.Lascienceetladémocratiesontdoncnéesensemble,exactementdanslemêmeesprit,danslesmêmeslieuxetàlamêmeépoque.Dansl'espritdelarationalitésereine,del'intelligenceetdudialogue.Cetesprit de critique, de dialogue et de rationalité est l'un des piliers sur lesquels s'est construit notremonde.Évidemment,enpolitiquecommeenscience,ilyaunfosséentrel'idéaletlaréalitéquotidienne.Maiscesidéauxsontliés:lafaçonlaplusefficacequenousayonstrouvéejusqu'icipourcomprendrelemonde(lascience)etlameilleurefaçonquenousayonstrouvéed'organiserleprocessusdedécisioncollective (la démocratie) ont de nombreux points communs : la tolérance, le débat, la rationalité,l'écoutedupointdevueopposé,l'apprentissage,larecherched'idéescommunes.Danslesdeuxcas,larèglecentraleestd'avoirconsciencequenouspouvonsnoustromper,deconserverlapossibilitéde

changer d'avis lorsque nous sommes convaincus par un argument, et de reconnaître que des vuesopposéesauxnôtrespourraientl'emporter.Chaque pas en avant dans la compréhension scientifique du monde est aussi une subversion. Lapenséescientifiqueadonctoujoursquelquechosedesubversif,derévolutionnaire.Chaquefois,nousredessinonslemonde,nouschangeonslagrammairemêmedenospensés,lecadredenotreimagedela réalité. Lemotmême de révolution, on le sait, a pris sa signification actuelle à partir du texte« révolutionnaire » de Copernic, qui s'intitulait Sur les révolutions, où le mot « révolutions »n'indiquait que lesmouvements circulaires des planètes. Être ouvert à la connaissance scientifiquesignifiedoncêtreouvertaurévolutionnaire,ausubversif.

L'enseignementÀl'école,toutaucontraire,lascienceestgénéralementenseignéecommeunelistede«faitsvrais»etde«loisvraies»,oucommeunentraînementàlarésolutiondeproblèmes.Cettefaçond'enseignerlasciencetrahit lanaturemêmedelapenséescientifique, l'espritcritique.Jepensequenousdevrionsenseigner l'esprit critique, et non le respect des manuels. Nous devons apprendre aux étudiants àmettre en doute les idées reçues et les professeurs, et non à les croire aveuglément.C'est de cettefaçonqu'onaideralesjeunesàcroireenl'aveniretquel'oncontribueraàformerunesociétévivanteetdynamiquequivadel'avant.La science devrait être enseignée pour ce qu'elle est : une aventure humaine fascinante, unenchaînementdepériodesdegrandeconfusion,d'explorationpatientedenouvellessolutions,desautsconceptuels vertigineux, d'éclairs de compréhension où les pièces du puzzle s'assemblentbrusquement : laTerre bouge, l'information est stockée dans l'ADN, tous les êtres vivants ont desancêtrescommuns,l'espace-tempsestcourbe…c'estunelonguehistoirepleinedemagieetdebeauté.L'enseignementdelasciencedevraitêtrel'enseignementdudouteetdel'émerveillement.Le développement historique de la science n'a jamais été séparé du développement des arts, de lalittérature et de la philosophie. Chaque domaine a contribué, et a en retour été nourri, par lacompréhension dumonde qui traverse la civilisation durant une période et dans un temps donnés.J'aimeraisvoiruneécolequipousselesélèvesàcomprendreetapprécierl'aventureintellectuellequiaconduitauxcathédralesgothiquesetauxPrincipiadeNewton,àlapeinturesiennoiseduXIVesiècleetàlabiologiemoléculaire,auxpiècesdeShakespeareetauxmathématiquespures.Ils'agitdumêmehéritageintellectueletiln'adesensqueprisdanssonensemble.Ilyaautantdebeauté,d'intelligence,d'humanitéetdemystèredansunepagedeSchubertetdansunepaged'Einstein.Tousdeuxnousdisentquelquechosesurlafaçondecomprendrelaréalité,quelquechosedeprofond,etd'enmêmetempséphémère,fragileetléger.J'aimeraisquelesjeunesapprennentàapprécierlesdeux,ettrouventdanslesdeuxdescléspourcomprendrelemondeeteux-mêmes.

WernerHeisenberg:Lasciencea-t-ellequelquechoseàoffrir?Dansun textesurprenantécritpendant lesannées1960,quand lemot«globalisation»étaitencorelargementinconnu,WernerHeisenberg,probablementlevraiinitiateurdelamécaniquequantiqueetcertainementl'undesplusgrandsphysiciensduXXesiècle,écritquecequ'ilvoitseproduiredanslemondeestlerassemblementdespeuplesetdesculturesdansunmélangeglobal.Ilsaluecelacommeun merveilleux développement, mais souligne immédiatement que les peuples vont craindre

l'affaiblissementdeleuridentité,vontêtretroublésparlachutedeleursréférencesculturelles,etquecelagénérerauneinstabilitémondiale.Ilestremarquablequ'uneanalyseaussilucideaitpuêtreécriteilyaquaranteans.Dansuntelcontexte,écritHeisenberg,lasciencepurecompterapourpeudechose.Etpourtant,elleapeut-être quelque chose à offrir : les idéaux d'une communauté qui a reconnu depuis longtempsl'incomplétudede tous lespointsdevueetquiaffronte régulièrement lachutedescertitudesetdesréférencesculturelles.Lesphysiciensontdûchangertellementsouventleursidéesdebasequ'ilsontapprisàvivredansledouteet lemanquedeconfianceabsoluedansleurproprepointdevue.C'estprécisémentcequenousdevronsêtrecapablesdefairedansunmondequimultiplielespointsdevuelocauxsurunecivilisationglobale.Aujourd'hui,desombresnuages recouvrent laplanète.Leniveaudes inégalitésetdes injusticesestplusgrandquejamais,etcontinued'augmenter.Leséchosdescertitudesreligieusesquiséparentleshommeslesunsdesautressemultiplientchaquejourparlavoixdesleaderspolitiquesdetousbords.Lesgensseraccrochentàleursidentitéslocales,ontpeuretseméfientlesunsdesautres.Lesconflitsse radicalisent. Les ennemis sont de plus en plus considérés comme les représentants du mal, etdiabolisés des deux côtés. Les dépenses militaires augmentent fortement presque partout. Lanégociationestdeplusenplusdépréciée.J'assisteàcettepousséed'irrationalitéavecuneinquiétudeetunetristesseprofondes.Lascienceestlareconnaissance de notre ignorance, de nos limites, et du fait que chez « l'autre » il y a plus àapprendrequ'àredouter.Quelavéritéestàrechercherdansunprocessusd'échange,etnondanslescertitudesoudanslaconviction,sicommune,que«noussommeslesmeilleurs».Surlesdixcroisadespartiesd'Europe,neufontdonnélieuàdesguerresmenéesparlesCroisés.LasixièmecroisadeaétérésolueparFrédéricII,grandEuropéen,simplementennégociantlecontrôlede Jérusalem avec le sultanMalik al-Kamil. Le Pape, dépositaire d'une vérité qui n'admet pas decritique,étaitfurieux.Jecroisqu'aujourd'hui,malgrélestensions,unecivilisationmondialeestentraindeprendreforme.Les civilisations, comme les hommes, fleurissent dans le mélange, et stagnent quand elles serenferment. C'est pour cela que la globalisation d'aujourd'hui est une merveilleuse chance pourl'humanité.Même si elle fait très peur. La force tranquille de la pensée scientifique, dynamique etrationnelle, qui est l'héritage profondde l'ancienne civilisation grecque, retrouvé et développé parl'Europemoderne,est,peutêtreencoreplusquelalittérature,lesarts,oulaphilosophie,lecœurdel'héritageculturelquel'Europeapporteaumonde.Ledynamisme,lacapacitéàremettreencausesespropresfondementsquiarendulapenséescientifiquesipuissanteetsifiable,estpeut-êtreaussil'unedesracinesdusuccèshistoriqueeuropéen.Bien sûr, lesdomainesdans lesquels l'approche scientifique s'appliquedirectement sont limités.Lasciencen'aqu'unepertinencemarginaledanslaplupartdenosproblèmessociauxoupersonnelslesplusvitaux.Maislapenséescientifiqueacontribuéàformernotresociétéetsapensée,etellepossèdeunevaleurdefondationculturelle.C'estl'unedesmeilleuresméthodesquel'humanitéamiseaupointpoursedébarrasserdeserreurs,etpourrassembleruneconnaissancequipeutêtrepartagée.

L'EuropeDans ce contexte, je vois le processus de formation de l'Europe comme l'idée très belle que nosidentitésetintérêtslocauxnesontpasmenacés,maisqu'aucontraireilspeuvents'épanouirdansunecommunautéplusgrande.Mêmesiaujourd'huicetteidéeestendifficulté,souventsouslapousséedes

égoïsmesparticuliers,jepenseetj'espèrequecerêvepourragrandir.Maisàconditionquel'identitéeuropéennenesoitpasformuléecontrelerestedumonde.L'Europe peut trouver son sens dans le monde futur, en donnant l'exemple et en promouvant àl'extérieur cequ'elle cherche àpratiquer à l'intérieur : l'idéeque lespeuplespeuventvivre enpaixmalgréleursdifférencesetpeuventapprendreàréglerleursconflitsetatténuerlesinjusticesparlapolitique,ledialogueetlanégociation.Dans la civilisation commune qui est en train de prendre forme sur la planète, l'Europe est unecomposantemajeure. Pour cette raison, lemonde a une dette importante envers l'Europe.Mais lacivilisation n'est sûrement pas une affaire exclusivement européenne. Le monde a produit denombreusescivilisations,dontcertainesontprofondémentaffectél'histoiredel'Europeetsaculture,et dont beaucoup ont été profondément affectées par la culture européenne. Certaines contribuenténergiquement à la civilisation mondiale en train de se former. D'autres non, parce que nous,Européens,lesavonsexterminées.Silemondeaunedetteculturelleenversl'Europe,ilauncréditbienplusgrand,suiteàtroissièclesde prédation coloniale : de nombreux peuples exterminés en Amérique du Nord et du Sud, desmillions d'Africains réduits en esclavage, plusieurs nations d'Asie détruites, des exploitationssystématiques, des camps de travail, des viols, du racisme institutionnel commun à tous les payseuropéensavant ladernièregrandeguerre,etunsystèmemondiald'inégalitéséconomiquesaiguëstoujoursenplace.Lesenfantsnesontpasresponsablesdescrimesdeleursparents,maislerestedumonde nous regarde avec les yeux des enfants des victimes de cet immense crime. Ils voient nosprivilègesactuels,dontlesracinessetrouventaussidanscecrime.J'aientenduavecunegrandeémotionGerhardSchröderdireàVarsovie:«Nousbaissonslatêtedehontedevantlescrimesnazis».L'Allemagneposeunjalontrèsfortenfaisantpasserlavaleurdelacoexistenceciviliséeavantlafierténationale.J'aimeraisvoirl'Europesehisseràceniveau.MonrêveseraitquelePrésidenteuropéensoitcapablededireunjourquenous,Européens,nousbaissonslatêtedehontedevantlescrimescoloniaux.Jesuisitalien,français,eteuropéen.Jeveuxêtreeuropéen,etcitoyendumonde.Lesidentitésnesontpas antagonistes les unes aux autres : elles s'enrichissent les unes les autres. Si l'Europe signifie :devenir plus fort et défendre nos privilèges européens, cela ne m'intéresse pas. En revanche, sil'Europereconnaîtsescrimesetestcapabledetravaillerpourlapaixetlajusticemondiales,pourunmondeoù l'agressionest remplacéepar ledialogue, alors je croisque l'Europepourrait rallier lecœurencorehésitantdesescitoyens.Danscecas,l'Europepourraitpeut-êtreconstituerunpasversnotrerêvecommunleplusancienetleplusgrand:unmondepartagéoùledialoguel'emportesurl'agressionetlaforce.

***Peut-êtren'est-cequ'unrêve,jelesaisbien.Unfantasmedemondedifférent,quin'estpaslemonderéel.Maisceque j'aiapprisà travers lascience,c'estqu'iln'yapasunseulmonderéel.Lemonden'estjamaiscequenouspensons,ilchangesousnosyeux.C'est la rébellion des générations précédentes face aux visions dumonde acquises, leurs efforts àpenser le neuf, qui ont bâti notre monde. Notre vision du monde, nos réalités, sont leurs rêvesaccomplis. Il n'y apasde raisond'avoirpeurdu futur : nouspouvonscontinuer ànous rebeller, àrêverd'autresmondespossibles,etàleschercher.Aujourd'hui,jesuisentourépardesjeunesgensfascinés,commejel'étaisilyaplusdevingtans,parlarecherchefondamentale,etquiviennentmevoirdetouslescoinsdumonde,commejel'aifait,à

l'époque,avecd'autres.Jeleurparle,jeleurexpliquecequejesais,espérantqueparmieuxilyauracelleouceluiquiserameilleurquemoietatteindracequenousn'avonspasétécapablesd'atteindre.Quand ils me demandent mon avis, je leur déconseille vivement d'entreprendre une carrière derecherchedanscedomaine, toutcommemesprofesseursl'avaientfaitavecmoi.Jeleurparledelacompétition acharnée pour les places, de la difficulté du sujet, des risques énormes de cetteprofessionexigeante.Jeleurdisqu'ilestdangereuxdenesuivrequesespassions.Mais,secrètement,j'espèrequ'ilsaurontlapassionetlaforced'ignorertouteslesmisesengardeetdepoursuivreleursrêves.

RemerciementsÀpart les personnesmentionnées dans ce livre, je voudrais remercier les très nombreux amis aveclesquelsj'aieulachancedetravailler,etquiontdéveloppélesidéesetlesrésultatsdécritsici:JohnBaez,JulianBarbour,JohnBarrett,MauroCarfora,LouisCrane,RobertoDePietri,HugoMorales-Tecotl, Giorgio Immirzi, Ted Jacobson, Gianni Landi, Jerzy Lewandowski, Renate Loll, MassimoPauri,JorgePullin,MichaelReisenberger,MassimoTestaetThomasThiemann,etplusencoreceuxavecquij'ailachancedetravailleraujourd'hui:EmanueleAlesci,EugenioBianchi,YouDing,BiancaDittrich,JonathanEngle,EdWilson-Ewing,WinstonFairbairn,MuxinHan,FrankHellmann,ThomasKrajewski, Kirill Krasnov, Elena Magliaro, Antonino Marcianò, Daniele Oriti, Roberto Pereira,ClaudioPerini,MatteoSmerlak,FrancescaVidotto,WolfgangWielandetMingyiZhang.