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L'COLE DU LIBRE PROGRS
de L'Ashram de Sri Aurobindo Pondichry
GABRIEL MONOD-HERZEN
JACQUELINE BENEZECH
PLON 1972
Ce livre est consultable sur ce site, grce une autorisation
exceptionnelle ; en aucun cas il ne peut tre, partiellement ou
totalement transfr sur un autre site.
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Sommaire
AVANT-PROPOS ............................................................................................................................... 2
L'APPEL DU PROGRS .................................................................................................................. 2
PREMIERE PARTIE ............................................................................................................................ 6
LE SENS DE LA VIE ........................................................................................................................ 6
LA SIGNIFICATION D'UNE CRISE .............................................................................................. 6
LES PRINCIPES .......................................................................................................................... 7
D'UNE DUCATION NOUVELLE ................................................................................................ 7
DEUXIME PARTIE ......................................................................................................................... 17
SRI AUROBINDO ET SON ASHRAM ............................................................................................ 17
NAISSANCE DU LIBRE PROGRS ................................................................................................ 17
SRI AUROBINDO ..................................................................................................................... 17
LES TRAVAUX ET LES JOURS .................................................................................................. 23
NAISSANCE DU LIBRE PROGRS ............................................................................................ 35
L'ORGANISATION ET LA LIBERT ........................................................................................... 41
TROISIME PARTIE ......................................................................................................................... 48
RSULTATS ET ESPOIRS .............................................................................................................. 48
QU'EST-CE QU'UN SUCCS SCOLAIRE ? ........................................................................... 48
ET NOUS ? .............................................................................................................................. 64
NOTES BIBLIOGRAPHIQUES ........................................................................................................... 68
http://www.revue3emillenaire.com 2
AVANT-PROPOS
L'APPEL DU PROGRS
Les vnements de Mai 1968 sont pour une bonne part l'origine de ce livre. Nous avons
vcu ces jours de faon trs directe, mais dans des conditions o l'influence des profiteurs
politiques et celle de l'immaturit sexuelle des participants ne dfiguraient pas trop la
nature profonde du mouvement.
Ce que l'on appelle la crise de l'enseignement n'a du reste pas eu son commencement
Paris, mais Berkeley, en 1964. Elle n'est le fait ni d'un pays ni d'un rgime politique : si
ses pisodes les plus violents se sont produits au Japon, en Allemagne et en Italie, elle n'a
pargn ni l'Angleterre, ni la Hollande, ni la Sude. De ce qui s'est produit dans les pays
totalitaires nous n'aurions rien dire, aucune manifestation populaire spontane n'y tant
admise en dehors des rgles imposes par le pouvoir, si les ractions des tudiants
tchcoslovaques, avant et pendant la rpression de larme sovitique, n'avaient t trs proches de celles de leurs camarades d'Europe, d'Asie ou d'Amrique. Mais leur
tmoignage suffit montrer qu'il ne s'est pas agi, au fond, de revendications en faveur ou contre une idologie dtermine, car les tudiants de Prague ont rclam prcisment ce que les ntres voulaient faire disparatre, et vice versa : c'est, dans tous les
cas, le systme actuel qui tait refus, il s'agit-l d'une raction dont l'origine
commune est aussi gnrale que sa manifestation.
Pour le voir il suffit d'liminer, de ces discours et de ces actes, ce qui est le fait de
l'utilisation, qui s'est faite partout, de ces mouvements, par des partis : il devient alors
clair que ces revendications correspondent l'apparition, surtout chez les tres jeunes, pas
encore engags dans le mcanisme d'une profession, de la conscience d'un besoin
nouveau : celui d'une vie radicalement diffrente de celle que nous avons suivie jusqu'
prsent, par la place qu'elle donnerait chaque individu de choisir librement ses activits,
de sorte que, paradoxalement, cette rvolution qui se voulait libertaire, exigeait en ralit
des responsabilits plus grandes.
Des observateurs superficiels ont cru qu'il s'agissait d'un coup de tte, qui passerait
comme tant d'autres ds que les jeunes auraient prendre la place des vieux . Or, il
n'en est rien : l'exemple des U.S.A. le prouve. Depuis dix-sept ans que la crise est ne,
des hippies y sont devenus professeurs, et bons professeurs, dvous leurs tudiants,
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serviables pour leurs collgues, sans pour cela quitter leurs communes , ayant et
levant leurs enfants en marge de toutes les anciennes rgles sociales. Si les contestataires
se sont livrs la violence, c'est en bonne partie par impuissance proposer aucune
solution de rechange neuve et constructive : le cas qui vient d'tre cit n'est pas
l'organisation d'une socit, mais la preuve du caractre durable des lments
psychologiques permanents de l'impulsion originale.
L'autre origine de la violence est dans l'incapacit de ceux qui dtiennent les leviers de
commande de songer modifier des structures dont on signalait pourtant depuis
longtemps les dangers. Et cela dans des termes sans quivoque : voici ce qu'crivait Paul
Lautaud en 1929 : Le monde est plein d'individus qui ont remport les plus brillants
succs dans des examens et qui sont des ignorants et des sots complets, ne connaissant
rien, incapables de rien juger par eux-mmes, qui ont compltement oubli ce qu'ils ont
su pendant quelques heures et qui n'ont pas appris un iota depuis qu'ils ont t livrs
eux-mmes.
La seule instruction qui compte et qui donne des fruits, c'est celle qu'on se donne soi-
mme, car seule elle prouve chez un individu le dsir de savoir et l'aptitude au savoir.
Elle a de plus cet avantage qu'on s'instruit selon le sens de son esprit, en conformit avec
lui, d'une manire approprie la nature de son tre, ses tendances et ses gots, ce
qui ajoute l'efficacit de cette instruction1 .
Beaucoup plus rcemment, mais tout de mme bien avant les vnements , les congrs
universitaires de Caen et d'Amiens ont dnonc le manque d'adaptation de notre
Enseignement suprieur aux besoins rels de l'individu et de la socit. Il n'est donc pas
tonnant qu' la suite d'incidents quelconques, l'Universit, puis toutes les coles, soient
apparues comme des moules imposs aux tres en dveloppement par une structure
sociale ayant fait amplement la preuve de son incapacit de rsoudre aucun des grands
problmes humains : la justice, la faim et la guerre.
La protestation la plus rellement violente contre cet tat de choses n'est pas venue d'un
jeune barbu vtu de couleurs tendres : elle a t publie en 1970, par un Hongrois vivant
aux tats-Unis, professeur de surcroit : Albert Szent Gyrgyi, docteur en mdecine,
docteur s sciences et prix Nobel de Biologie, g de 78 ans2.
La justice et le sentiment humain ? La moiti de l'humanit ne mange pas sa faim, des
famines sont prvues : rien d'efficace n'est organis l'avance ; pour soigner la totalit
des lpreux recenss il faudrait le prix de deux bombardiers lourds : il n'a pas t possible
de le trouver. Quant la paix (que tous les groupes proclament tre leur but), il suffit,
pour valuer l'amour que l'on a pour elle, de savoir que le montant des dpenses militaires
de chacun des deux super-grands de notre monde depuis vingt-cinq ans dpasse
largement cinq mille milliards de francs actuels.
1 PAUL LAUTAUD : Passe-Temps; Paris, Mercure de France, p. 218 et sqq.
2 A. SZENT GYORGYI : The Crazy Ape, Philosophical Library, New York, 1970.
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Un dernier mot sur l'ombre effroyable que cette folie trane avec elle : l'explosion de
l'ensemble des bombes nuclaires existant actuellement dans le monde ne laisserait
subsister sur la terre que quelques vgtaux et quelques insectes...
Szent Gyrgyi propose comme solution de confier les affaires publiques, entirement
domines depuis l're atomique par la science et ses drivs, auxquelles les politiciens n'entendent rien, une direction de technocrates. Nous ne le suivons pas dans
cette voie : quel que soit le systme social, il ne vaudra jamais que ce que valent les
humains qui le composent, et je crois que l'on peut donner raison Dumas fils, qui, ayant
pos la question : Pourquoi les enfants sont-ils si intelligents quand les grandes
personnes sont si btes ? y rpondait : sans doute qu'on les a mal levs .
La terrible orientation de notre poque est, ncessairement, le rsultat de ce qui nous a
forms tels que nous sommes : c'est donc contre elle que se dressent ceux qui, vivant dj
dans l'avenir, se veulent libres des erreurs mortelles du pass. Or le caractre invitable
de ce mouvement a t prvu depuis plus de soixante ans par le plus grand sage de l'Inde,
Sri Aurobindo. Non seulement il annonait alors l'apparition certaine d'une mutation de
conscience fondamentale, mais il avait dfini la nature vritable des besoins de notre
poque, expression naturelle d'une volution de l'homme dont il dcrit les tapes et la
signification. Des annes plus tard, il avait fait natre, dans son Ashram de Pondichry,
une cole devenue depuis un Centre international d'ducation groupant huit cents lves qui a soumis l'exprience, depuis 1943, les principes qu'il avait noncs.
L'un de nous avait eu l'heureuse chance d'assister aux dbuts de ces travaux et d'en suivre
depuis lors les dveloppements ; or ceux-ci ont abouti depuis une dizaine d'annes, sous
le nom de Libre Progrs , des mesures qui correspondent remarquablement aux
revendications de nos tudiants.
Ds que nous avons t certains de cette ressemblance, nous avons voulu savoir jusqu'o
elle se poursuivait, et ce que pouvait en tirer, pratiquement, notre monde occidental
angoiss par l'avenir. Une fois sur la piste, nous avons vite reconnu dans de trs
nombreux systmes scolaires modernes, des tendances apparentes celles qui nous
proccupaient ; certaines tentatives taient anciennes, mais chacune ne s'intressait qu'
une partie du problme, qui tait trs gnralement, dans les meilleurs cas, l'ensemble des
cours enfantins et primaires. Un systme plus pouss est celui de l'cole Steiner, et plus
encore, celui de l'cole de Beauvallon, Dieulefit. Mais le premier essai complet est
celui que A. S. Neill et sa femme ont fait en Angleterre, Summerhill, depuis 1921.
Beaucoup de courage et de persvrance ont t ncessaires ces pionniers qui ne
cachent ni leurs erreurs, ni leurs peines, quand ils dcrivent leurs remarquables rsultats
(3). Ici le systme est complet pour les ges correspondant aux six dernires annes de
nos cours secondaires; mais aucun idal ne vient inspirer une libert intellectuelle et
morale pousse jusqu'aux limites tolres par les lois et coutumes anglaises.
Nulle part nous n'avons rencontr un ensemble aussi complet que celui du Centre
international d'ducation Sri Aurobindo Pondichry, qui comprend tous les niveaux,
depuis le jardin d'enfants jusqu'au premier cycle universitaire, et le fait en dehors de toute
confession religieuse, mais sous une impulsion spirituelle constante.
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Nous avons eu la chance d'intresser notre projet M. Maurice Schumann, ministre des
Affaires trangres, qui connaissait l'uvre de Sri Aurobindo et dsirait avoir des dtails sur ses dveloppements rcents : nous sommes heureux de le remercier ici pour son aide
prcieuse. Il est rsult de notre enqute un rapport, mais aussi la conviction que le sujet
mritait bien davantage. Un second sjour a donc complt le premier, et c'est aux
membres de l'Ashram de Sri Aurobindo, la Mre qui le dirige et l'inspire que vont nos
remerciements pour les possibilits qu'ils nous ont donnes.
Familier de l'Ashram depuis de longues annes ; universitaire de formation, G. Monod-
Herzen a tudi les solutions donnes aux problmes de l'enseignement considr comme
une ducation intgrale ; et Jacqueline Bnzech, ethnographe, a runi la documentation
sur les activits extrieures de l'Ashram, sur l'origine et les raisons de la venue de ceux
qui y participent, on trouvera dans les chapitres qui suivent le rsultat de deux sjours de
cinq mois chacun. tant donn que le Centre d'ducation fait partie d'un ashram indien,
que tous ses professeurs sont des disciples de cette grande famille spirituelle, Indiens et
non-Indiens, il nous a paru ncessaire de prciser tout d'abord ce que sont les ashrams en
gnral et celui de Sri Aurobindo en particulier, ne serait-ce que pour bien mettre en
vidence l'adaptation indispensable que devraient subir les mthodes employes pour
pouvoir tre appliques avec succs en France. Nous dvelopperons ce dernier point dans
nos conclusions, mais il est important d'affirmer ici que cette adaptation est possible, ds
maintenant, et que cela satisferait nos meilleures esprances.
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PREMIERE PARTIE
LE SENS DE LA VIE
Une vie sans but est une vie sans joie
La Mre
LA SIGNIFICATION D'UNE CRISE
Ce qui manque le plus notre vieux monde et surtout sa jeunesse, c'est de pouvoir
donner un sens nouveau la vie. Les croyances d'hier, idologies politiques ou
religieuses, philosophies ou systmes conomiques, n'ont t que des solutions partielles
et temporaires qui nous ont laiss dans l'impasse de notre tat actuel. Chacune d'elle a eu
son heure de succs, en donnant pour but notre vie terrestre, d'abord une ternit
bienheureuse dans un monde cleste, puis le bonheur sur terre pour une humanit future.
Mais la valeur des paradis venir a disparu devant les exigences immdiates d'une vie o
le profit matriel, qu'il soit en monnaie ou en puissance, avec ce qu'il suppose de
satisfactions de ses dsirs pour chacun de nous, est devenu le seul mobile important de
nos actes.
L'ducation que nous donnons nos enfants est faite pour les prparer leur proche
avenir, que nous imaginons semblable notre pass. Elle reflte donc ncessairement la
signification que nous donnons la vie, de sorte que l'on peut dire qu'il n'est pas de
pdagogie sans philosophie. Mais celle-ci n'est pas toujours clairement exprime par les
ducateurs : une certaine pudeur les en empche souvent. C'est justement ce qui se
produit pour tous les systmes d'ducation actuellement appliqus dans les tablissements
officiels, quelle que soit la couleur politique des pays concerns.
Il est pourtant facile de mettre au clair les convictions qui leur correspondent.
Ces systmes sont tous du type autoritaire, en ce que des adultes y estiment avoir le droit,
et mme le devoir, d'imposer leurs lves une ducation qui a pour but d'en faire des
citoyens conformes au modle qu'ils croient, eux, tres le seul souhaitable, car il donne
l'espoir d'accder des situations assurant un maximum de confort et de considration.
Le programme de ce conditionnement tant labor exclusivement par des adultes partir
de considration conomiques et sociales qui sont, par dfinition, totalement trangres
aux enfants est, ncessairement, sans aucun intrt pour eux. Il est donc normal que son
application soit une corve dont tous les coliers connaissent le poids; on ne peut le
rendre acceptable que par l'exploitation de la vanit individuelle, ou familiale, stimule
par le jeu de notes, de mentions et de diplmes.
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Cette mthode est efficace : elle forme, en un minimum de temps, des individus plus ou
moins standardiss, remplissant des fonctions utiles pour eux-mmes et pour ceux qui les
dirigent ou les emploient, et cela d'autant mieux que leurs tendances originales trangres
au programme auront t mieux attnues. Pouss l'extrme, ce systme produit les
rgiments de robots dont les rgimes totalitaires donnent tant d'exemples. Dans tous les
cas, ce que l'on peut en esprer de mieux est de faire des individus satisfaits, mais rien de
plus, car cette satisfaction se paie presque toujours par une division des activits vitales :
d'une part, un mtier qui fait vivre et que l'on subit en rvant d'vasions calmes ou
violentes, de vacances vous entranant vers un ailleurs dont la qualit principale est d'tre
aussi diffrent que possible du mtier que l'on subit; d'autre part, toutes les tentatives pour
raliser ces rves, au prix souvent de sacrifices extravagants, avec l'obsession constante
du retour prochain au travail. Il n'est pas de psychologue qui ne reconnaisse l les
conditions les plus favorables l'closion des nvroses collectives qui dchirent la socit
actuelle.
Dans le domaine particulier de l'enseignement, cette conception de l'ducation aboutit
faire sanctionner les tapes de l'instruction par des diplmes dont la possession est
pratiquement ncessaire pour accder des postes lucratifs. Il est alors invitable que les
tudiants en viennent considrer que ces certificats leur donnent un droit ces
situations, et que toutes les familles veuillent que leurs enfants obtiennent ces diplmes.
Il en rsulte un encombrement des tablissements secondaires (du fait des familles) et
suprieurs (du fait des tudiants eux-mmes) ; pour peu que les postes disponibles ne
soient pas en nombre suffisant, on voit comment deviennent invitables des
revendications graves sans issues rapides.
LES PRINCIPES
D'UNE DUCATION NOUVELLE
C'est l'inverse de cette attitude que s'est plac Sri Aurobindo, l'initiateur du Centre
International d'ducation qui porte son nom. Ancien professeur lui-mme, il l'exprimait
ds 1909 avec une nettet rvolutionnaire :
Le premier principe d'un enseignement vrai est que rien ne peut tre enseign. Le
professeur n'est pas un instructeur dressant des recrues ou un surveillant de corves : il
est un aide et un guide. Sa fonction est de suggrer, non d'imposer. En fait, il n'duque
pas l'intelligence de l'lve, il lui montre seulement comment perfectionner ses
instruments de connaissance, et il l'aide et l'encourage tout au long de son
dveloppement. Il ne lui transmet pas la connaissance : il lui montre comment l'acqurir
par lui-mme. (1)
La dernire phrase claire la premire : si rien ne peut tre enseign, au sens habituel du
terme, c'est que l'enfant n'est pas, sa naissance, une page blanche sur laquelle le matre
doit crire ce qu'il veut, il n'est pas un vase vide remplir de connaissances; au contraire,
il est le rsultat de tout un pass, riche d'une hrdit qui s'tend bien au-del de ses
caractres psychologiques, ayant l'tat latent une individualit propre.
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L'enfant est semblable la graine qui porte en elle, invisible mais prsente, toute la plante
avec ses feuilles, ses fleurs et ses fruits. Il n'y a pas lui enseigner ce qu'il doit tre, mais
l'aider manifester ce qu'il est. Chaque tre humain a sa nature propre, sa loi de
dveloppement qu'il est seul pouvoir progressivement connatre. Son ducateur peut
essayer de le deviner, pour aider sa manifestation : il ne doit surtout pas essayer de la
conformer un programme extrieur. Son rle est d'carter les dangers nous verrons qu'il y en a et de fournir l'enfant les conditions physiques, biologiques et culturelles lui permettant de prendre conscience, puis de manifester, les besoins vritables de son
tre.
Nous disons bien les besoins vritables : c'est--dire ceux qui correspondent l'avenir
destin chaque individu, non par ceux qui l'entourent et prtendent l'duquer, mais par
sa nature d'homme elle-mme et son individualit.
Cela suppose que cet avenir peut tre prvu et dfini, au moins dans sa nature, sinon dans
ses dtails. Cette connaissance est la seule essentielle, puisqu'elle seule peut nous rvler
le sens de notre vie. De plus, comme l'humanit est une partie de la nature, que ses
changements se font selon des lois naturelles, il faut que les transformations de cette
nature tout entire aient aussi un sens, c'est--dire qu'ils soient les moments d'une
volution, et non ceux d'une agitation rgie par le hasard.
Il faut insister sur ce point, car il marque la sparation entre l'exprience de Sri
Aurobindo et les croyances d'une partie importante des philosophes actuels, qui
s'appuient sur une interprtation bien particulire des principes scientifiques.
Notre science est rgie par deux principes fondamentaux : le principe d'objectivit et
celui du dterminisme.
Le premier fait une distinction nette entre le sujet qui observe et les objets de son
observation. Le sujet dirige son activit vers la ralisation de ses projets, dont la cration
de la science est un bon exemple; il estime, par analogie, que les humains ont la mme
forme de conscience que lui, mais, pour ce qui est des autres tres, il ignore s'ils sont ou
non conscients, quel degr et sous quelle forme. De plus, il constate que pour construire
une image rationnelle du monde, o tous les tres non humains sont lis par des relations
logiques, il n'a jamais eu besoin de leur supposer de conscience ou de projets d'aucune
sorte. Il gnralise cette constatation en admettant qu'elle sera toujours vraie, et dclare
que la notion de projet est inutile la science, dans les limites que nous venons
d'indiquer. En bref, il ne s'intresse qu'au comment des vnements, et laisse le
pourquoi aux philosophes. Bien entendu, d'avoir dcid que la notion de projet lui tait
inutile ne lui donne aucun droit d'affirmer que de tels projets n'existent pas : ils sont
extrieurs la science, qui ne peut donc rien en dire.
Au contraire, les philosophes dont nous parlions font de l'homme une exception unique
dans toute la nature, en ce quil est seul agir selon des projets, ce qui les conduit au refus systmatique de considrer comme pouvant conduire une connaissance vraie
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toute interprtation des phnomnes donne en termes de causes finales, c'est--dire de
projet1 .
Il ne s'agit plus ici de logique, mais d'une profession de foi donnant de la vrit une
dfinition dogmatique. Cette prise de position a pour consquences, d'une part, de rendre
impossible toute psychologie scientifique, car le philosophe est bien le dernier pouvoir
nier l'existence de projets dans la conscience humaine... et, d'autre part, de faire du
hasard, molculaire, terrestre ou cosmique, le deus ex machina de toute existence.
Or, le second principe fondamental de notre science est le principe du dterminisme, ce
qui revient dire qu'un vnement dpend toujours d'autres vnements, que l'on appelle
ses causes ; de telle sorte que si ces causes sont connues, l'vnement qui en dpend peut
tre entirement dcrit l'avance, et que si ces causes se produisent, l'vnement prvu
s'accomplit ncessairement.
Si, maintenant, une partie seulement des causes est connue, cela introduit une incertitude
dans la prvision, assez semblable au manque de nettet qu'un dfaut de mise au point
donne une image photographique. Dire que des causes inconnues qui n'en sont pas moins agissantes ont agi au hasard, c'est avouer notre incapacit de prciser l'tat final. Plus forte est la part de hasard, plus grande est l'ignorance : plus l'image est floue.
Si la lumire est rpartie entirement au hasard sur la pellicule photographique, celle-ci
est noircie d'un voile uniforme : il n'y a plus d'image. Le hasard par lui-mme ne peut
conduire qu' l'uniformit, un brouillage complet : c'est le cas des billes dans la roue
d'une loterie.
Il est logiquement inacceptable d'attribuer au hasard une volution quelconque, une suite
d'tats ayant une direction dtermine, et ceci mme dans le domaine purement
physique2.
Donc, si l'on croit, comme les philosophes auxquels nous faisions allusion, que la vie et
la nature entire sont le fait du hasard, et seulement du hasard (ce qui revient lui donner
tous les attributs d'un dieu), on est oblig de nier l'volution de ce monde. Ce que nous
appelons ainsi, ne serait plus alors qu'une tiquette inexact que nos sentiments
appliqueraient des changements sans signification, sans origine et sans but : cela
resterait dmontrer. Ce qui est beaucoup plus grave, c'est que ces considrations laissent
entirement de ct l'aspect conscient de l'homme (et probablement d'autres tres...), ce
qui est une fcheuse lacune dans une production qui se veut philosophique...
Cette forme de matrialisme divinisant le hasard est rcente, mais sa tendance est
ancienne et, en 1919, Sri Aurobindo la dcrivait ainsi :
1 JACQUES MONOD, Le hasard et la ncessit, ch. I, PP. 32, 33.
2 Les tentatives faites pour expliquer par des actions agissant au hasard la croissance
continue de l'entropie dans un systme physique isol n'ont pas abouti, jusqu' prsent,
des dmonstrations dcisives.
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L'hypothse matrialiste ce n'est rien de plus qu'une hypothse, car elle n'a jamais t prouve est que l'activit de la matire non vivante, sous certaines conditions inconnues, aboutit l'apparition d'une vie inconsciente qui, dans sa nature relle, n'est
que le rsultat des actions et ractions de l'nergie matrielle. De mme l'activit de
celle-ci toujours sous certaines conditions inconnues, aboutirait l'apparition d'un mental conscient
1 qui, lui aussi, n'est en ralit que le rsultat d'actions et de ractions
de l'nergie matrielle. Cela n'est pas prouv; mais ceci, dit-on, n'a pas d'importance :
cela montre seulement que nous n'en savons pas assez ; mais un jour, nous saurons. La
raction physiologique ncessaire, appele par nous intuition, ou suite de raisonnements
couronne par une dcouverte, s'tant, je pense, produite dans un systme nerveux
convenablement constitu et dans le cerveau le plus riche en circonvolutions d'un Galile
de la biologie alors cette grande et simple vrit sera prouve, comme bien d'autres choses dont se moquait jadis le bon sens superficiel de l'humanit. Mais la difficult est
que cela semble bien impossible prouver. Mme en ce qui ne regarde que la vie, qui est
de beaucoup la moindre difficult, la dcouverte de certaines conditions chimiques, ou
physiques et mcaniques, suffisantes dterminer l'apparition de la vie, ne prouverait
rien de plus que le fait, pour ces conditions, d'tre favorables ou ncessaires la
manifestation de la vie dans un corps il doit y avoir de telles conditions dans la nature des choses mais non pas que la vie n'est pas un pouvoir nouveau et plus lev de la force de l'tre universel.
Quand nous arrivons au mental, nous y voyons comment pourrait-il en tre autrement dans un mental incarn ? une rponse, une interaction, une connexion, une correspondance si vous voulez. Mais aucune quantit de correspondances ne peut
expliquer comment une raction physique peut tre convertie, ou devenir quivalente ,
ou constituer par elle-mme, une opration consciente, une perception, une motion, une
pense, ou prouver que l'amour est un produit chimique ou que la thorie platonicienne
des ides, l'Iliade d'Homre, ou la conscience cosmique d'un yogi, est seulement une
combinaison de ractions physiologiques, un complexe de changements de la matire
grise, ou la flamboyante merveille de dcharges lectriques2.
*
* *
Ce que Sri Aurobindo ne peut pas accepter dans ce schma matrialiste, c'est sa manire
de prtendre expliquer le passage de la matire la vie et de la vie la conscience par des
hypothses qui ne reposent ni sur l'exprience, ni sur la raison, mais sur une conviction
sentimentale. Ce qu'il faut, pour remplacer valablement cette esquisse, c'est la
transformer en la compltant. Cela conservera sa forme, comme nous allons le voir, en
renouvelant entirement sa signification. Pour cela, il faut construire une philosophie
cohrente et complte de l'volution humaine pour l'ensemble de ses aspects ; le point de
dpart en sera le double fait de l'volution et de l'hrdit.
1 Nous traduisons par mental l'anglais mind, le mot franais esprit tant impropre en
raison de sa liaison avec l'adjectif spirituel qui a un tout autre contexte. 2 Sri Aurobindo The Problem of Rebirth.
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A l'heure actuelle, chacun sait que notre terre eut, dans un pass qui se compte en
milliards d'annes, une existence purement minrale, incandescente, et qu'aprs des ges
tumultueux de refroidissement progressif, des tres vivants y sont apparus, puis, parmi
eux, des humains. Quand on dtaille cette suite d'tats, on constate que des tres
nouveaux de plus en plus complexes sont apparus mesure que l'on se rapproche de
l'poque actuelle : tous ces changements s'tant faits dans un ordre dtermin, sont autant
de preuves qu'il s'agit d'une volution.
Comme rien ne nous permet de dire que celle-ci se soit arrte actuellement, cela place au
premier plan de nos problmes celui de l'avenir vers lequel nous sommes entrans, de sa
nature et du rle que nous pouvons jouer dans cette perspective.
Fidle au sentiment de l'unit fondamentale de toute existence, qui est commune la
plupart des traditions philosophiques et forme le centre de la pense indoue, Sri
Aurobindo refuse toute valeur aux mtaphysiques ne tenant pas compte des trois aspects
sous lesquels se prsentent nous les tres : matire, vie et conscience. Il n'y voit pas
trois principes spars, mais trois faces d'une seule et unique ralit, pouvant tre latentes
ou manifestes, mais qui sont toujours prsentes dans chaque tre.
Il n'y a plus alors invoquer d'actions particulires et miraculeuses pour expliquer
l'apparition de la vie ou celle de la conscience, puis de la conscience rflchie : elles sont
l'invitable rsultat de l'volution naturelle du monde. Un certain degr de complexit
molculaire entirement explicable par les lois physico-chimiques rend possible, et mme ncessaire, la manifestation d'une srie de comportements lis qui forment la vie,
sans que celle-ci soit pour cela un phnomne physique. De mme, une complexit
organique suffisante permet et rend invitable la manifestation d'une conscience qui n'est pourtant pas une scrtion du systme nerveux. Il n'y a pas de matire inerte,
vivante ou consciente : les trois possibilits sont prsentes, insparablement, dans chaque
existence, mais elles n'y sont pas toutes galement manifestes.
De ce point de vue, toute l'volution de la nature prend alors la signification d'une
expression graduelle des possibilits latentes des tres, tous les niveaux et dans tous les
tats : en particulier pour les humains. Chez l'homme, elle se prsente comme une
volution de la conscience beaucoup plus que comme une variation de la forme. Mais
alors que l'animal subit son volution, y compris celle de sa conscience vitale et affective,
l'homme a la possibilit d'en prendre la direction : c'est dans la mesure o il le fait qu'il
est autre chose qu'un animal pensant. Ce pouvoir, li l'veil des fonctions mentales
rflchies (l'animal pense peut-tre, mais l'homme sait qu'il pense), est un pouvoir d'une
importance essentielle que tous possdent, car, mme chez ceux qui l'emploient fort peu,
il existe une pression psychique, manifeste par des curiosits, des dsirs, des besoins
intellectuels, qui tend acclrer l'volution de la conscience suivant un rythme nouveau,
beaucoup plus rapide que celui qui lui tait donn par l'volution animale. Cette
manifestation acclre ne va pas sans difficults : tout ce qui, dans l'individu, est un
acquis du pass, toute l'hrdit de l'espce elle-mme, tend maintenir par inertie l'tat
animal ancien et son rythme lent.
Ainsi, l'homme est l'enjeu d'une concurrence constante des forces du pass et de celles de
l'avenir. Cette situation est spcialement visible au cours de l'volution psychologique de
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l'enfant. Son ducation ne doit pas, rptons-le, tre l'application d'un programme labor
par des adultes en vue d'atteindre un but choisi par eux ; ce doit tre une culture, au sens
agricole du mot : une transformation progressive, un panouissement de ses possibilits
selon les besoins propres chaque individu. L'exprience montre combien ces besoins
sont diffrents en qualit et en quantit, de l'un l'autre ; il suffit de laisser les enfants
poser librement des questions pour s'en rendre compte. On s'aperoit alors que le niveau
psychologique, dfini par ces besoins, varie avec l'ge, d'abord rapidement, puis de moins
en moins vite, pour atteindre en gnral insensiblement un point fixe : il y a immobilit,
arrt de dveloppement. Mais ce n'est pas la rgle : on voit des individus continuer leur
volution durant toute leur vie. S'il y a plus tt un arrt, c'est par l'action d'une cause
extrieure, ou par l'inertie de l'individu.
Une tude attentive de ces faits montre qu'ils peuvent tous se rattacher l'ide que le sort
normal de tout tre humain, libre d'influences contraires, est un panouissement graduel
de sa conscience, manifest par la matrise de toutes ses possibilits latentes.
Quant au niveau final atteint, il varie extrmement et parat dpendre largement des
dispositions hrditaires, d'une part, et des efforts de l'individu, d'autre part. Ce qui reste
constant, dans tous les cas, c'est qu'il s'agit d'un processus naturel. L'ducation vritable
ne peut donc tre que l'ensemble des moyens propres faciliter et prolonger cette
volution. Toutes les mthodes d'enseignement suivant des normes artificielles risquent
de produire des dformations psychologiques faisant des enfants des infirmes et des
nvross : c'est en ce sens que rien ne doit tre enseign. Et ceci ne s'applique pas
l'enfance seulement : toute la vie de l'homme doit tre une manifestation de plus en plus
complte de son tre intrieur, ce qui ne signifie nullement qu'elle doive se faire au
hasard.
Jusque-l, nous sommes dans le domaine de l'observation scientifique courante. Un
philosophe ne peut en rester l et un yogi ne le doit pas.
Sri Aurobindo n'aimait pas tre appel philosophe : il disait que ce sont trop souvent des
gens qui parlent trs bien de ce qu'ils connaissent trs peu. Dans le meilleur des cas, le
philosophe ne peut pas se satisfaire d'un systme incomplet. A la diffrence de l'homme
de science, qui ne doit se proccuper que du comment des phnomnes, il a le droit de
leur chercher un pourquoi, en admettant que si ce genre d'interrogation se pose lui, c'est
parce que quelque chose y correspond hors de lui. Et mme s'il ne va pas jusque-l, il faut
bien qu'il imagine une cause l'volution que l'on constate. Il a, en ce qui concerne celle
que nous venons de dcrire, le choix entre deux directions opposes pour joindre le
monde matriel celui de la conscience : ou bien partir de la matire pour expliquer la
vie et la conscience, ou bien prendre l'esprit comme point de dpart pour justifier la vie et
la matire : matrialisme d'une part, idalisme de l'autre. Dans les deux cas, l'origine de
l'enchanement, tant admis sans explication possible, reste un mystre. On ne peut viter
cette situation qu'en ayant recours a un cycle o l'origine se confond avec la fin. C'est ce
que Sri Aurobindo a fait, mais sa philosophie n'en est une que par surcrot : il se
dfinissait lui-mme comme tant d'abord pote, puis yogi.
*
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* *
Nous avons employ une fois dj ce mot de yogi, et l'on sait qu'il dsigne celui qui
pratique le yoga. Malheureusement, depuis quelques annes, ce terme s'est vulgaris en
Europe et en Amrique, devenant l'tiquette publicitaire d'exercices de culture physique,
d'origine indienne et souvent excellents, mais n'ayant que des rapports lointains avec ce
que les yogas sont dans l'Inde.
Le mot lui-mme vient d'une racine sanscrite yuk qui se retrouve en franais dans joug et joindre . Le yoga est l'union de la conscience humaine avec ce qui apparat
comme son origine et son centre dans les tats les plus levs qui lui soient accessibles.
Ce but est atteint par l'emploi d'exercices psychologiques destins largir le domaine de
la conscience : on distingue plusieurs de ces techniques qui sont autant de yogas
particuliers. Tous exigent un parfait quilibre affectif et mental et une bonne sant. C'est
cette dernire condition qui a fait apparatre dans les yogas des prescriptions d'hygine et
d'exercices physiques : quand ceux-ci sont pratiqus sans lien avec un but spirituel, ils ne
mritent aucun autre nom que celui de culture physique.
Il va sans dire que pour Sri Aurobindo, le yoga doit s'entendre dans son sens le plus lev
et le plus complet : nous aurons y revenir. Ce qui importe ici est de souligner le
caractre essentiellement exprimental de ce que l'on appelle sa philosophie. Le yoga
n'est pas une doctrine abstraite : c'est une science vcue ; mais c'est une science du
dveloppement de la conscience humaine et de ses consquences : c'est donc une
ducation. C'est dans cet esprit que Sri Aurobindo a dvelopp son message.
Comme yogi, il avait tendu le champ de sa conscience au-del des limites habituelles,
sous forme d'expriences prcises de connaissances qui restent gnralement l'tat
d'ides chez des individus n'ayant pas suivi le mme entranement ; et comme pote, il
pouvait les exprimer par des mots assez vocateurs pour en faire saisir l'existence ceux
qui n'en possdaient pas l'exprience. Ces faits supplmentaires, le yogi se doit d'en tenir
compte dans ses essais d'explication du monde et de l'homme. C'est pourquoi ce que nous
appelons mtaphysique de Sri Aurobindo ne se prsente pas seulement comme un
systme de dductions rationnelles, mais surtout comme la description d'un univers la
fois extrieur et intrieur l'homme, comme le rcit d'une exploration qui ne tire pas sa
cohrence de sa logique seule, mais de l'existence mme d'une unit totale joignant
chaque exprience toutes les autres. Sa description est essentiellement dynamique, toute
existence tant un passage du latent au manifeste, de la graine l'arbre, mais aussi de
l'arbre la graine, une totale volution en un cycle complet : reste fixer le point qui en
sera la fois l'origine et la fin, voire le but.
Ne pouvant choisir le domaine intermdiaire, vital, trop videmment dpendant des deux
autres, nous retrouvons l'alternative entre le matrialisme et l'idalisme. Mais il prend une
apparence nouvelle : avoir admis, comme le rsultat incontestable d'une exprience
profonde, l'unit fondamentale, fait que la matire apparat comme le sommeil de la vie et
de la conscience (et non leur absence) et la pure conscience comme l'expression totale,
l'veil intgral des possibilits de la vie et de la matire.
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Ds lors, tant donn les caractres de l'volution qui est la ntre, il n'est gure possible
de prendre pour accomplissement final l'inertie opaque de la lthargie matrielle : c'est la
conscience qui sera l'tat final. Mais certes pas notre conscience actuelle : ce qu'elle peut
devenir, ce qu'elle sera quand, ayant substitu sa volont la ncessit de la nature,
l'homme aura fait totalement panouir ses possibilits, quand il sera devenu ce qu'il est.
Dans cette perspective, l'ide mme d'un but change de destination. Si l'volution est
cyclique, il ne suffit pas que la matire conduise l'esprit : il faut aussi qu'un chemin
inverse, une involution existe, par laquelle on passe de la conscience absolue la
subconscience et au sommeil matriel. Et dans ce cycle la perptuelle dcouverte d'un
nouvel aspect d'une mme vrit totale, qui est le but, qui, seul, est.
*
* *
Si nous revenons de ces gnralits jusqu' l'homme, nous entrevoyons pour son
exprience trois domaines : celui de son unit individuelle, celui de l'unit multiple de la
nature dont il fait partie, puis, au-del de toute distinction, unissant, sans les faire
disparatre, l'un et le multiple, le transcendant, dont rien ne peut tre dcrit. C'est lui
seulement que peut s'appliquer si l'on veut qu'il ait un sens le terme de Divin. C'est ainsi que Sri Aurobindo l'emploie; le mot dieu, avec ou sans majuscule, ne figure dans
son uvre que pour dsigner une certaine forme de manifestation du Divin.
Le Divin est l'Absolu de la philosophie indienne : Parabrahman. Il faut prendre garde de
ne pas y voir un tat suprieur aux autres, car en ce cas il en serait spar alors qu'il
en est la totalit ; il comprend dans son unit les aspects que notre Intelligence oppose.
Chez l'homme il apparat comme le Soi profond, ce qui fait son unit humaine tous les
niveaux, le centre de sa Personne; et toute son volution est sa prise de possession
progressive par son tre spirituel, sa Vrit, le Divin en lui.
Comme nous l'avons rappel, cette volution est lie, dans son pass, une complexit
croissante, celle des molcules, puis des organismes et, dans ceux-ci, celle du systme
nerveux et de son cerveau ; complexit qui a pour base, pour moyen, l'ensemble des
mcanismes de l'hrdit. Celle-ci dcrit, rsume ou justifie l'action de l'volution dans
ses dtails, mais ne rend pas compte de la continuit de sa direction. La mme lacune se
montre dj dans le domaine physique, mais elle est moins apparente ; bien que tout aussi
importante, elle devient, au contraire, un phnomne de premier plan dans le domaine de
la conscience, et la complexit physiologique sous-jacente ne peut en aucun cas en tre la
cause suffisante, ni dans le groupe social, ni dans l'individu. C'est un fait d'exprience :
l'enseignement, au sens large du mot, c'est--dire l'ensemble des influences extrieures
modifiant l'individu, ne suffit pas dterminer son panouissement intrieur : il y faut
une dcision de l'individu lui-mme. Ce n'est pas la communaut de Bethlem ou de
Nazareth qui a fait le Christ, ni celle de Kapilavastu qui a fait le Bouddha.
Et cette dcision, cette volont individuelle, faisant faire un pas dcisif dans une direction
parfaitement prvisible, ne peut pas tre un rsultat du hasard, mme si celui-ci peut
amener des circonstances favorables. Il faut donc complter les effets de l'hrdit
physique d'une transmission des acquisitions conscientes par un support autre que
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matriel. C'est alors ce support qui est l'homme vritable, toujours l'arrire-plan de
notre personnalit extrieure, non pas comme l'mergence de traces des nergies
naturelles inconscientes ou subconscientes qui sont des legs du pass mais comme un super-conscient conservant l'essentiel des expriences des vies passes, contenant les
possibilits de l'avenir. Sri Aurobindo lui donne le nom d'tre psychique au sens grec du
terme, c'est--dire d'me, vritable intermdiaire entre le petit moi de notre exprience
courante et l'Un transcendant.
Ce caractre d'intermdiaire et de support de l'volution, fait de cet tre psychique, de
cette me, un tre en continuelle croissance, grce aux activits de la personnalit qui lui
est jointe. Et comme il n'est que trop vident qu'une seule vie humaine ne suffit pas
assurer la plnitude de son panouissement, il faut que l'tre psychique dispose d'une
succession de personnalits : la mtempsychose, familirement appele rincarnation en
Occident, est donc une ncessit pour rendre compte de l'volution humaine. Selon
l'expression d'un sage taoste : Le corps de l'homme est l'alambic o il distille sa propre
immortalit.
*
* *
Il ne suffit pas de rendre ainsi compte de notre tat prsent et d'avoir indiqu l'itinraire
que nous avons suivi pour y parvenir : il faut en prvoir l'tape prochaine o l'on peut
voir, au choix des prfrences individuelles, le rsultat ou le but de notre existence. Voici
comment Sri Aurobindo rsume sa vision du pass et montre le chemin de l'avenir :
L'Esprit n'est pas apparent dans les choses depuis le commencement; mais s'y trahit
lui-mme par la lumire croissante de sa manifestation. Nous voyons les pouvoirs
comprims de la nature prendre le dpart de leur libration partir de leur involution
originelle, rvler en une passion d'activit les secrets de leurs infinies possibilits, faire
pression sur elles-mmes et sur le principe infrieur qui les soutient pour faire de son
mouvement dont elles sont forces de dpendre une activit suprieure adapte leur propre nature, et sentir leur propre grandeur dans celle des manifestations o elles
se rvlent elles-mmes. La vie s'empare de la matire et y insuffle les innombrables
aspects de son abondante force cratrice, ses formes subtiles et variables, son
enthousiasme de naissance et de mort, de croissance, d'action et de raction, sa volont
d'une organisation de plus en plus complexe, son exprience, sa recherche frmissante et
la sensation qu'elle tire de la conscience de son plaisir et de sa douleur et de la saveur de
son activit comprhensive ; le mental se saisit de la vie pour en faire l'instrument de
merveilles de volont et d'intelligence ; l'me possde et lve le mental par l'attrait du
beau, du bien, de la sagesse et de la grandeur, vers la joie de quelque existence idale
suprieure entrevue ; et pendant tout ce miraculeux mouvement et cette ascension vers
les hauteurs, chaque tape prend pour base un niveau plus lev et s'ouvre vers un but et
une vision plus claire, plus grande et plus complte de l'esprit, toujours cach et se
manifestant en toutes choses.
L'il fix sur l'volution physique ne voit que la grandeur mcanique et la subtilit de la cration; l'volution de la vie s'ouvrant au mental, l'volution du mental s'ouvrant
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l'me de sa propre lumire et de son action, l'volution de l'me la flamme
resplendissante des infinis de l'tre spirituel, sont les signes les plus importants qui nous
permettent une approche plus ample et plus fine du secret qui se rvle lui-mme.
L'volution physique n'est qu'un signe extrieur, le dveloppement de plus en plus
complexe et subtil d'une structure de base extrieure au moule de la forme prvue pour
tre le support dans la matire de l'harmonie spirituelle dont les accords surgissent. Sa
signification spirituelle nous atteint quand la phrase s'lve ; mais ce n'est qu'en
atteignant le sommet de la monte que nous possdons la signification totale de cela,
dont toutes ces premires dispositions taient les contours, une esquisse ou une notation
grossire. La vie elle-mme n'est qu'un vhicule color, la naissance physique une
commodit pour les naissances de plus en plus grandes de l'Esprit.
Le processus spirituel de l'volution est donc en quelque sorte une cration, mais une
auto-cration, non pas le fait de faire tre ce qui n'avait jamais t, mais la pousse vers
l'extrieur de ce qui tait implicite dans l'tre.
La thorie scientifique part de l'tre physique et fait de l'tre psychique un rsultat et
une consquence du corps ; cette autre thorie part de l'me et voit dans l'tre physique
un instrument pour le rveil lui-mme d'un esprit absorb dans l'univers de la Matire1.
On le voit : connatre le sens de la vie c'est possder le secret de l'ducation. Nous savons
que pour donner aux multiples problmes de notre prsent des solutions ayant une chance
srieuse d'tre respectes par le temps, et confirmes par lui, il faut qu'elles soient
conformes l'avenir vers lequel nous aspirons irrsistiblement. Nous ne pouvons pas
prtendre, videmment, prvoir ce futur en dtail et surtout sur une profondeur
apprciable. Mais il est possible l'explorateur aventureux du monde intrieur, d'en saisir
les lignes de force essentielles. Nous venons d'esquisser la signification du pass, qui est
l'apparition successive des aspects universels de l'existence aboutissant actuellement
l'homme, individu dont l'aspect suprieur est le pouvoir mental. L'tape prochaine doit
donc tre l'apparition d'un pouvoir nouveau, supramental, de notre conscience. Et ceci
correspondrait une mutation incomparablement plus importante que les prcdentes.
Celles-ci taient les tapes d'une libration progressive : la vrit s'y mlait
ncessairement l'erreur en une connaissance toujours relative, tendant vers une
perfection qu'elle ne pouvait atteindre. Maintenant la limite suprieure est atteinte : le pas
suivant doit tre un renversement de notre position, une possession de notre tre
vritable, trs partielle d'abord, mais s'amplifiant progressivement.
Jusqu' prsent nous tendions vers la Vrit : maintenant on nous dit aprs exprience faite qu'elle est accessible. Et non pas dans un autre monde, ni dans un lointain avenir : ici et ds maintenant. C'est--dire, puisque l'volution est continue pour
l'ensemble des tres, mme si elle est une mutation discontinue pour l'individu.
1 Ibid. pp. 74-76, 35.
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La conclusion est de taille et ses consquences trop graves, ds que l'on voudra passer de
la thorie l'application, pour que l'on puisse en faire tat sans une vrification complte.
C'est peut-tre pour en avoir ressenti si imprieusement l'exigence que Sri Aurobindo est
plus qu'un philosophe du moins au sens actuel du terme. Car il avait mesur la grandeur de l'uvre et ses dangers, et dcid d'en faire l'preuve sur lui-mme.
DEUXIME PARTIE
SRI AUROBINDO ET SON ASHRAM
NAISSANCE
DU LIBRE PROGRS Toute vie est yoga
Sri Aurobindo
SRI AUROBINDO
Aurobindo Ghosh est n Calcutta le 15 aot 1872. Sa premire ducation fut calque
sur le modle britannique. Aprs quatorze annes d'tudes littraires accomplies avec
plein succs en Angleterre de 7 21 ans il revint dans son pays comme secrtaire du Maharadja Gaekwar de Baroda. Il se consacra trs vite en partie, puis de plus en plus
compltement, la vie politique, en militant pour la libration de l'Inde. En mme temps
il apprenait connatre sa civilisation et son incomparable contribution la connaissance
de l'homme, de son destin et de ses possibilits. En 1904 il commence la pratique du
yoga : sa conception de l'avenir de l'Inde devait en tre compltement renouvele et
l'ironie du sort a fait jouer ses adversaires britanniques un rle capital dans cette
volution.
En effet, son activit rvolutionnaire l'avait fait arrter, et c'est pendant l'anne de prison
prventive qu'il fit Alipore, qu'il trouva les conditions voulues pour atteindre le premier
sommet de ses recherches.
Priv de libert extrieure, l'homme politique put enfin laisser la premire place au yogi.
Ce fut une anne de mditation presque constante, de communion avec les plus hautes
instances de sa conscience. A sa sortie de prison, Sri Aurobindo avait la conviction que la
libration de l'Inde tait certaine dans un avenir raisonnable, mais que cet vnement
capital n'tait pourtant qu'un aspect d'un plus vaste problme. Les tmoignages
historiques que nous possdons s'tendent sur trois mille ans pendant lesquels, ni les
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religions, ni les idologies politiques qui sont des religions sociales ni les philosophies ou les systmes conomiques, n'ont russi rsoudre un seul des grands
problmes humains : la guerre, la faim, la justice et la libert. Si tous ces essais que nous savons sincres ont chou, c'est qu'une erreur commune tous rendait le succs impossible : la croyance l'efficacit d'une mesure extrieure l'homme. Donc ce qu'il
fallait changer, ce n'est pas l'appareil lgal, c'est l'homme lui-mme : la solution sera
peut-tre longue se raliser, mais il n'y en a pas d'autres pour approcher, puis atteindre,
l'idal de l'unit humaine. (2)
On retrouve ici ce qui est, depuis fort longtemps, une diffrence fondamentale de deux
catgories d'tres humains : ceux qui, devant un problme rsoudre, se demandent
quoi faire , et ceux qui se demandent comment tre . L'Occident ne parat gure
connatre que la premire attitude et commence peut-tre se rendre compte de ce qu'elle
entrane, quant l'autre, elle a toujours eu en Orient de nombreux partisans. tre, au sens
vrai du terme, c'est exprimer pleinement sa nature vritable, la loi propre de son tre son svadharma par un libre panouissement.
Trois fois acquitt, il n'tait plus question pour ce prisonnier libr, de politique militante,
mais l'autorit britannique ne pouvait en avoir aucune ide et le jugeait assez dangereux
pour lui appliquer des mesures exceptionnelles. En ces temps-l, une loi de scurit
donnait au gouverneur, vice-roi des Indes, le droit des lettres de cachet : la dtention sans
procs ni justification, pour une dure indtermine, de ceux qui risquaient de troubler
gravement l'ordre public. Un acquittement et mme trois ne donnaient donc aucune assurance de libert. En fait, Sri Aurobindo allait tre arrt de nouveau quand il perut
intrieurement l'ordre de se rfugier, d'abord Chandernagore, puis Pondichry, o il
dbarqua le 4 avril 1910. L'essentiel tait alors, pour lui, de vrifier dans la retraite,
l'exactitude, la porte et les conditions d'application de sa dcouverte. Sa dcision de se
consacrer totalement ce travail fut amrement et svrement juge par ses
compagnons : quatre seulement le suivirent, puis six autres. Il n'avait aucune intention de
constituer autour de lui une communaut de disciples. De 1910 1914 ceux-ci devinrent
peine trente. Tous avaient une dvotion totale pour celui qu'ils considraient comme
leur Matre spirituel, mais ils ne ressentaient pas pleinement la ncessit de manifester cet
idal par la perfection de leurs activits matrielles. C'est alors que deux Franais, Paul et
Mira Richard, sont arrivs Pondichry et se sont joints au groupe des disciples. On
dcida la publication d'une revue mensuelle Arya dite en franais et en anglais, destine rpandre les uvres nouvelles de Sri Aurobindo.
La rdaction de ces articles priodiques fut une extraordinaire manifestation de matrise
intellectuelle et mentale de leur auteur. Il crivait, en effet, au fur et mesure, les
diffrentes parties du prochain fascicule, se fixant l'avance le nombre de pages crire
pour chacune d'elles et menant ainsi de front, simultanment, la rdaction d'uvres considrables et aussi diffrentes que Le Secret des Vdas (une nouvelle interprtation
des textes vdiques), La Vie divine (mtaphysique de la manifestation divine), La
Synthse des Yogas (technique des yogas), renouvellement de son but et de sa mthode.
Cette revue fit, dans l'Inde, une profonde impression, surtout dans les tats o Sri
Aurobindo avait vcu le plus longtemps : le Bengale et le Gudjerat. Une correspondance
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abondante s'ensuivit, puis la venue de disciples nouveaux. La guerre de 1914-18 obligea
les Richard rentrer en France, mais en 1920, Mira Richard revint dfinitivement
Pondichry, seule : elle ne devait plus en repartir.
Profondment consciente, depuis son enfance, de l'importance de la vie spirituelle, mais
convaincue aussi de la ncessit de son expression matrielle, elle apportait au petit
groupe ce qui lui manquait : la capacit de ralisation pratique. Un dur et long travail
commena qui transforma compltement la vie quotidienne de ces hommes et de ces
femmes, et cra leur unit : un ashram tait cr. Le 29 fvrier 1926, Sri Aurobindo
dcidait de se consacrer plus compltement ce que l'on a trs justement appel
l'aventure de la conscience ; il dclarait alors solennellement, aux disciples assembls,
que Mira tait son gale spirituelle et qu'il lui confiait toute leur direction matrielle et
spirituelle, tout en les laissant libres de lui crire s'ils en sentaient le besoin : mais il ne les
verrait plus. C'est alors que Mira devenait ce que l'on appelle dans l'Inde : la Mre de
l'Ashram.
*
* *
Ashram est un mot que l'on entend beaucoup depuis quelques annes, dans l'Occident
europen ou dans l'extrme Occident amricain. Dans l'Inde, il est familier depuis trois
millnaires : ici et l, il n'voque pas le mme mode d'ides, de sentiments et d'espoirs. Il
est ncessaire ici de bien prciser son sens gnral et la signification particulire qu'il
prend dans notre cas.
Un ashram est une famille groupe autour d'un instructeur, mais ce n'est pas la nature, le
vaste mcanisme de l'hrdit matrielle, qui en a runi les membres : c'est leur libre
volont.
Leur seul but est de suivre le mode de vie qui permet chacun d'eux de se transformer
pour se rapprocher du but atteint par le Matre choisi. Un ashram n'est donc pas un
couvent, son instructeur est un Matre parce que ses disciples l'ont reconnu comme tel ;
ce n'est pas un suprieur lu ; s'il existe une rgle de vie dans cette communaut, c'est
parce que chacun de ses membres entend conformer ses actes la doctrine du Matre,
sans avoir, pour cela, prononc aucun vu, et cette rgle n'a t reconnue ou impose par aucune autorit religieuse. Son seul but est la pratique d'un yoga.
A la mort de l'instructeur ou s'il juge bon de se retirer de la vie commune l'ashram disparat, mais il arrive que le Matre ait, lui-mme, dsign avant son dpart, l'un de ses
disciples comme tant gal lui-mme, et par consquent apte lui succder. En ce cas,
sauf en de trs rares exceptions, l'ashram prend le nom de son nouvel instructeur1.
1 Il existe des tablissements religieux indiens qui sont des couvents au sens o nous
l'entendons en Europe : ce sont les Moths. La plus connue, l'tranger, de ces
congrgations, est sans doute l'Ordre de Ramakrishna et son Moth de Belour, dont les
missionnaires rayonnent en Amrique et en Europe.
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Les ashrams ne sont pas des institutions philanthropiques. Leur influence sociale est
souvent grande et bnfique nous en verrons des exemples mais ce n'est l qu'une consquence prvue et trs bienvenue par l'instructeur, ce n'est pas un but.
Celui-ci, nous l'avons dit, est d'ordre spirituel. Il ne faut pas en conclure qu'il n'ait pas de
contrepartie matrielle ; la plupart des ashrams ne disposent pas de rserves financires et
vivent presque au jour le jour; les disciples et souvent leurs instructeurs participent tous les travaux d'entretien et sont obligs par leurs petits moyens d'tre d'une extrme
frugalit. Une telle vie, sa conscration au travail au sens le plus noble du mot, mrite
le respect. Un ashram n'est pas une curiosit touristique. Il est trs regrettable que des
trangers croient naturel de demander et d'accepter, sans raison valable, l'hospitalit
d'ashrams dont les membres sont presque toujours plus pauvres qu'eux-mmes. Ces
personnes devraient savoir que toute l'Inde est pauvre : elle produit quand l'anne est bonne juste ce qu'il lui faut pour se nourrir ; aussi nul n'a le droit de lui demander quoi que ce soit, sans donner en change du travail ou de l'argent.
D'autre part, celui qui frappe la porte d'un ashram est sr d'tre accueilli, au moins pour
deux ou trois jours, car on admet qu'il ne se le permettrait pas s'il n'tait pas sincrement
en qute d'instruction spirituelle.
Il est frquent, dans l'Inde, de voir un homme, qui a rempli les devoirs de sa vie
extrieure, mari ses enfants, pay ses dettes et veill la scurit des siens, quitter sa
maison, revtir la robe couleur d'aurore des plerins et partir la recherche de Celui qui
lui indiquera la Voie, qui donnera sa vraie valeur sa vie. Il va d'ashram en ashram
jusqu'au jour o il trouve, non pas le sien, mais celui auquel il appartient, o sa place
l'attend. La qute s'arrte alors, pour un mois, pour un an, pour la vie : tous les disciples
ne sont pas destins un changement dfinitif de leur existence ; mais tous sont mme,
aux pieds du Matre, de participer une vie nouvelle, de faire l'exprience de sa valeur
profonde. Et si le plerin sent un jour que son chemin passe par le retour son ancienne
maison, il y retourne, reprend son vtement de mdecin ou d'avocat, d'ouvrier ou de
cultivateur, retrouve sa famille et son mtier ; mais il n'est plus le mme homme qu'au
dpart. Il rapporte avec lui la certitude qu'au-del de cette vie quotidienne qui est la
sienne, il est une ralit profonde qui lui donne sa signification et, en fait, la transfigure :
le feu de l'Esprit vit en lui.
Ils sont des centaines de mille, ceux qui ont fait cette exprience : et c'est par eux que
s'est constitue et maintenue, au-del de la diversit merveilleuse de la vie indienne,
l'unit spirituelle qui fait son immortelle richesse. Mais l'unit n'est pas l'uniformit dans
l'espace, et non plus l'immobilit dans le temps. Les ashrams sont assez divers pour que
chaque chercheur sincre puisse trouver le sien, et ceci est vrai mme pour les trangers.
Je pense au fils de cette amie parisienne, arriv Katmandou avec des rves de haschich
et d'opium, depuis heureux disciple ignor d'un instructeur de l'Inde centrale : la
rencontre du Matre rend tout possible.
Il en est ainsi depuis trois millnaires, au moins : ce qui vit volue ncessairement. Dans
le monde spirituel comme dans le monde physique, les lois sont immuables mais leurs
expressions changent continuellement, et le changement ne se fait pas au hasard, mais
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dans une direction dtermine, qui fait de ces changements une volution et non pas une
agitation. volution qui est l'adaptation constante, aux ncessits imposes par l'volution
naturelle, d'un but qui reste identique au cours des sicles : la dcouverte par l'homme de
sa nature vritable et de sa raison d'tre, l'accomplissement de lui-mme.
A chaque poque de la vie indienne, les ashrams ont t les lieux choisis o cette qute
s'est poursuivie, mais chacune les a marqus de son empreinte. Aux temps vdiques, on
poursuivait une ascension vers le domaine du Soleil spirituel en prenant conscience de
l'identit entre les divinits cosmiques et leurs manifestations dans l'homme, et cela par
une longue volution la fois sociale et individuelle. A l'poque suivante, que l'on
pourrait appeler celle du premier vdanta le premier accomplissement du Vda les ashrams sont des ermitages perdus dans les forts dont les habitants ont renonc pour
toujours aux droits comme aux devoirs de la vie sociale. Des techniques prcises y sont
labores : les yogas. Chacun d'eux est un chemin, un yoga, conduisant l'union de la
conscience individuelle avec l'un des aspects divins : l'acte parfait, l'amour parfait, la
connaissance parfaite. Par cette union, l'tre chappe aux limitations de la nature
humaine.
Quand le Bouddha parut, la pratique des yogas tait pratiquement rserve la caste des
brahmanes, caste laquelle n'appartenait pas l'Illumin, qui n'tait que fils de roi.
Pourtant il avait obtenu d'tre instruit dans les pratiques du yoga, et malgr l'erreur d'un
asctisme excessif, avait atteint la libration : aussitt il avait annonc que tout homme,
quelle que ft son origine, pouvait, comme lui, percer l'illusion des phnomnes sensibles
et pntrer dans une rgion d'o toute douleur est exclue, pour l'ternit.
L'influence de cette prdication fut immense et cela serait incomprhensible si l'on ne
voyait dans le bouddhisme qu'une doctrine : il s'agit d'une exprience intrieure nouvelle,
pouvant tre rpte et vrifie, conduisant effectivement une vasion hors d'atteinte de
la douleur. Elle pntra si bien les diffrents aspects de la vie religieuse indoue qu'elle lui
a laiss jusqu' prsent son empreinte. Le bouddhisme faisait figure d'hrsie prospre :
quatorze sicles aprs le Bouddha, un brahmane, la fois philosophe et yogi,
Shankaracharya, entreprit la conversion des hrtiques, et n'y russit qu'en adoptant leur
point de vue : le monde qui nous entoure n'est qu'une illusion dont le yoga a pour but de
nous gurir en arrtant dfinitivement la chane des causes et des effets qui nous lie
cette existence.
Ce fut le second vdanta. Il est pourtant difficile de croire que le sommet, le but, de toute
la cration, soit de se nier elle-mme. Cet illusionisme mtaphysique est encore
prdominant dans l'Inde. Pourtant deux ractions partielles s'y sont manifestes, l'une
dans le bouddhisme lui-mme avec l'apparition du Grand Vhicule, l'autre avec les
tantras. La premire rintroduit une thorie de l'volution des mondes et des consciences
culminant dans la voie mystique des Bodhisattvas. La seconde affirme la prsence du
Divin dans la matire elle-mme et la possibilit de l'y retrouver par une communion qui
renouvelle l'acte crateur universel. Mais ce n'tait pas assez : bouddhistes, jains,
vdantins, tantrikas, aboutissent tous, dans leurs pratiques spirituelles, la recherche
d'une vie marginale par rapport celle du monde en gnral, un idal d'vasion, qui se
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heurte la ncessit d'avoir pour cette manifestation illusoire une tolrance dont l'origine
est l'impossibilit de nier son existence et l'incapacit de la justifier.
De cette attitude drivent deux consquences, l'une philosophique, l'autre sociale. Il suffit
en effet d'insister un peu sur sa contradiction finale pour aboutir nier toute existence
divine, toute sagesse derrire ce monde, tout le moins, totalement inutile. D'autre part
retirer toute valeur relle au monde sensible, c'est dvaloriser l'action matrielle, et
obliger les humains choisir entre une vie d'expdients (spirituellement parlant...) ou un
abandon ; et il n'est pas douteux que l'norme retard technique de l'Inde n'en soit une des
consquences.
En Occident, la croyance en la seule ralit du monde sensible parat en opposition avec
l'illusionnisme oriental : mais les extrmes se rejoignent. Tout d'abord il s'agit, en
Occident plus qu'en Orient, d'une foi ngative, mais qui n'en est pas moins sentimentale.
Refuser toute existence ce que l'on se vante de ne pas connatre est mme encore moins
raisonnable que de croire suprme une exprience dont on ne peut justifier
rationnellement l'existence. Ni l'une, ni l'autre de ces attitudes ne sont sans danger : pour
l'Inde nous venons de le dire, et pour l'Occident il n'est que de regarder sans passion la
crise permanente o il se dbat pour voir de quel prix se paye le refus si ce n'est pas l'incapacit de donner un sens la vie.
Il fallait notre poque une expression nouvelle de l'ternelle vrit, un yoga qui
conduise la personne humaine la pleine possession de ses moyens, non seulement dans
le domaine de la pure conscience, mais dans celui de la manifestation naturelle, y compris
l'activit individuelle, sociale et familiale.
Cette uvre est celle de Sri Aurobindo, et c'est la pratique de son yoga dit intgral parce qu'il s'adresse la totalit de la personne humaine que son ashram est consacr. Ce serait une erreur de voir l une opposition quelconque au pass : le yoga
intgral n'est pas un nouveau yoga qui s'ajoute ceux qui l'ont prcd ; non seulement il
admet leur valeur, mais il les inclut dans une large synthse qui couvre toute l'existence,
comme l'indiquent les quatre mots que Sri Aurobindo a placs en exergue de l'une de ses
uvres principales : Toute vie est yoga. Autrement dit et ceci est d'une extrme importance pour lui, le yoga n'est pas une discipline extrieure la vie, une cration humaine conduisant franchir les limites d'une existence terrestre douloureuse, c'est la
forme la plus parfaite de la vie humaine elle-mme ; en un mot : ce n'est pas une vasion,
c'est un accomplissement. Elle inclut et complte les tapes de la vie spirituelle de l'Inde
dont elle prolonge la tradition.
L'tat que le bouddhisme, puis le vdanta de Shankara, appellent le Vide (mais aussi la
Plnitude) ou le Nirvna, y trouve sa place : ce n'est plus un but, un absolu, c'est une
tape, un passage entre le triple monde physique, vital, mental de l'existence du moi , et la transcendance du Divin. Celle-ci peut tre atteinte partir de l'un des trois
aspects de notre existence : action, sentiment, pense, ce qui est le but des yogas
classiques. Mais ces trois modes de communion, raliss chacun pour une seule
expression d'un Divin qui est, par essence, illimit, est, elle aussi, une tape vers une
unit totale, qui seule peut tre le but de la vie divine. Toute la cration est un jeu, par
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lequel l'Esprit, involu dans la matire, s'y oublie pour pouvoir, au long d'une longue
volution, avoir la joie de se dcouvrir nouveau. Toute existence cosmique, toute
manifestation accessible la conscience humaine, toute vie, est donc bien un yoga.
Toute vie : y compris la vie quotidienne, banale, la vie de famille et de travail, vcue loin
des ashrams, avec ses erreurs et ses cruauts, ses prtentions et ses aveuglements. Si une
Sagesse se cache et se rvle en mme temps, dans l'univers, le monde actuel y a sa place,
sa signification ncessaire. Il ne s'agit donc pas de s'riger en juges pour le condamner sans tre capables ni de le fuir, ni de le transformer mais de le comprendre pour le transmuer, partir de son tat prsent, et par ses propres moyens, mais sous l'impulsion
d'une nouvelle conscience.
Il est donc naturel que l'Ashram de Sri Aurobindo, ayant adopt cette attitude, ait t
amen dvelopper de plus en plus ses activits extrieures, chacun de ses disciples
adoptant l'un des mtiers courants de la vie sociale, mais dans un esprit entirement
nouveau, qui en font autant de tentatives pour s'approcher de ce que notre existence
pourrait tre, et sera peut-tre un jour : c'est en quoi il est, dans le domaine spirituel, une
exprience nouvelle. Comme Sri Aurobindo l'a dit :
Cet Ashram a t cr avec un autre but que celui qui est commun, ordinairement,
ces institutions ; il ne l'a pas t pour le renoncement du monde, mais comme un centre et
un champ d'entranement pour l'volution d'une autre sorte et d'une autre forme de vie,
qui sera finalement mue par une conscience spirituelle plus haute, et incarnera une plus
grande vie de l'esprit.
Incarner signifie manifester dans l'homme, et par l dans l'humanit. La premire tape ne
peut tre que la ralisation de cet tat dans l'instructeur lui-mme, la suivante tant son
extension travers le groupe des disciples. C'est ce qui s'est produit mesure que leur
nombre augmentait, leur organisation refltant l'idal qui les anime. Jusqu' la fin de la
dernire guerre, aucun d'entre eux ne pensait que ce milieu social exceptionnel allait
permettre l'apparition de ce qui est le Libre Progrs.
Il nous faut donc quitter le domaine des ides pour montrer comment elles ont pris une
expression vivante.
*
* *
LES TRAVAUX ET LES JOURS
L'Ashram de Sri Aurobindo n'est pas un btiment, ni mme un bloc d'habitations : ce
sont quelque trois cents maisons indpendantes, les unes achetes, les autres loues,
rparties dans toute la ville de Pondichry.
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Chacun sait, s'il a vcu l'est de Suez, qu'en Orient la notion d'entretien n'a pas de sens :
on remplace si le besoin s'en fait sentir on n'entretient pas. Pourquoi s'efforcer de faire durer ce qui est prissable, quand une nouvelle jeunesse permet tous les espoirs ?
Mais dans cet ashram on ne voit pas les choses ainsi : chaque vie, chaque tre, chaque
objet, est l'expression d'une vrit qui, par la dure s'accomplit. Aussi la location des
maisons avait-elle pris, ici, une forme particulire : l'Ashram louait des habitations
ngliges, pour un loyer trs modr, avec un bail de dix ans (gnralement), mais en
garantissant au propritaire de lui remettre, la fin de la location, un immeuble en parfait
tat, et mme avec des amliorations ; ainsi les intrts des deux parties taient satisfaits.
Ces mesures remarquables n'ont pu tre continues, en raison des difficults conomiques
actuelles.
L'Ashram n'a pas eu souvent les moyens voulus pour lever des constructions
importantes : il a, par contre, modifi des maisons anciennes, et remplac des maisons
paysannes par des pavillons en briques et ciment. Une fois pourtant s'offrit une occasion :
un Premier ministre de l'tat d'Hyderabad, dont Golconde tait autrefois la riche capitale,
avait fait Sri Aurobindo un don magnifique : il fut dcid de le consacrer la
construction d'une maison des htes destine aux disciples venant faire un sjour
prolong. Une heureuse chane d'amitis permit d'en faire faire les plans par le clbre
architecte amricain Wright qui dlgua pour leur excution un jeune Tchque, Franois
Sammer.
En souvenir de son origine, la maison fut baptise Golconde . C'tait alors le second
btiment important en ciment et bton construit dans toute l'Inde1. Extrmement originale
de conception, permable de part en part au vent, soigneusement oriente, elle pouvait
viter l'emploi des ventilateurs mme en pleine saison chaude. Une disposition
particulire des toilettes mi-tage donnait un gain de place considrable, mais exigeait
des habitants le respect de certaines rgles : c'est pourquoi n'y taient admis que des
disciples. Les artistes y trouvaient, au troisime et dernier tage, des pices de dimensions
doubles de celles des autres, pouvant servir d'ateliers en mme temps que de logements.
Une chose est de construire et une autre de meubler et d'quiper ; Franois Sammer avait
dessin les meubles essentiels : lits, tables, chaises, armoires et supports linge ; mais les
crdits taient puiss : on ne pouvait rien fabriquer, pas mme des portes (la maison n'a
aucune fentre : celles-ci sont remplaces par de trs grandes lames d'acier recouvertes de
ciment, mobiles dans la paroi). C'est alors qu'un disciple arriv sur place quelques annes
plus tt comme industriel, mobilis pendant la guerre dans l'aviation et spcialis dans la
construction des fuselages d'avion en contre-plaqu, offrit de se charger de l'entreprise.
Abandonnant une carrire qui s'annonait trs brillante, il se vit charg de crer un atelier
de mcanique avec un crdit mensuel de deux cents roupies, soit cent cinquante francs.
Aid de quelques volontaires beaucoup plus enthousiastes que comptents, il achetait au
bazar de vieilles limes pour forger ses outils. Il eut faire, de ses propres mains, plus de
mille boulons. Mais le miracle se produisit, des dons vinrent donner de nouvelles
possibilits : mcanique et menuiserie se sont si bien dveloppes depuis ces dbuts
1 Le premier avait t les Leadbeater Chambers de la Socit Thosophique, Adyar, prs
de Madras.
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hroques que maintenant elles occupent deux grandes constructions comprenant une
fabrique de meubles, une fonderie de fonte et de bronze (avec une section pour les
statues) et un atelier de ciment fabriquant des carrelages et toutes les pices d'un mobilier
qui doit rsister l'eau ou aux insectes rongeurs du genre termites. L'ensemble utilise
deux cents ouvriers. Pour marquer le caractre de ce long effort, et sa russite, Sri
Aurobindo avait donn comme nom son responsable celui de Udar qui signifie
gnreux. C'est en effet une habitude ancienne dans l'Inde, et mme en Europe, de donner
un nouveau nom ceux qui changent de vie. Cela se fait l'Ashram, mais pas pour tous
et toutes.
L'entretien des maisons est confi un service spcial, aid d'un service d'lectricit, et
d'une organisation d'enlvement des dchets mnagers, cette dernire activit n'tant
exerce par la municipalit qu'avec fantaisie. Quant aux services domestiques, ils sont
confis des serviteurs salaris.
Notre servante, Ammou, sera l demain matin, avec son sourire et sa bonne volont. A
l'approche des ftes de fin d'anne, elle amnera un jour avec elle sa fillette, fine, menue,
trs sombre de peau, en nous disant : Voil Jeanne d'Arc . Car Ammou est catholique.
Jeanne d'Arc va rgulirement en classe et sa mre lui fait apprendre l'anglais plutt que
le franais...
Ammou reoit chaque mois, sans tre nourrie, soixante roupies (45 francs), ce qui est un
salaire fort (le mois normal tant de 45 roupies, soit peu prs 30 francs) : elle comprend
et parle l'anglais, le bengali et le tamil; quant au franais, elle ne le parle pas ; ses longs
tats de services montrent qu'elle joint de la comptence une honntet rigoureuse.
Pour les deux mille disciples de l'Ashram on compte environ mille serviteurs reprsentant
pour la partie pauvre de la ville une distribution mensuelle de quarante mille roupies (soit
30000 frs), qui sont vitales dans une rgion o le chmage est douloureusement
chronique. Il ne faut pas s'tonner de trouver des serviteurs l'Ashram. Ils forment,
depuis des millnaires, une couche sociale ayant ses droits et sa place dsigne. S'il arrive
ici comme ailleurs, mais pas davantage, que les relations entre auxiliaires et utilisateurs
n'aient pas le caractre humain que l'on doit souhaiter, une diffrence existe dans l'Inde,
car le plus aristocratique brahmane croit que dans des existences prochaines, ce sera peut-
tre lui qui sera de la quatrime caste et son domestique qui officiera au Temple et
enseignera les Ecritures. Les castes sont toutes issues de la mme forme divine dont elles
sont quatre modes, rien de plus. A chacune sa loi de vie, sa forme de bonheur, sa
possibilit de salut; de plus nul n'ignore que s'il se consacre la vie spirituelle, toutes les
barrires de caste disparatront devant lui.
D'autre part, le renoncement qui fait toujours partie de la vie du disciple et plus compltement de celle de son Matre n'a pas la teinte malsaine d'une mortification : c'est la disparition d'un besoin, mais il n'exclut nullement l'acceptation d'une offre
librement propose et rmunre dans le mme esprit.
*
* *
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La vie l'Ashram, nous avons vu pourquoi, comprend une activit matrielle, un mtier.
Mais on ne demande pas devenir disciple pour continuer d'exercer son mtier ordinaire,
ni aucun autre dtermin d'avance. On y suit une dmarche inverse de ce qui se fait dans
le monde extrieur : n'ayant se proccuper ni du rendement financier de ce mtier, ni
d'aucune considration familiale ou sociale, la premire dcision du nouveau venu est de
trouver quel est son vrai mtier. Parfois on essaye l'ancien avec quelques variations, ou
bien l'on fait quelques expriences, puis vient le jour o l'on trouve.
C'est ce qui est arriv Kalyan. Il est Bengali, et bien qu'il parle correctement le franais
et l'anglais, nous avons l'habitude de nous parler en italien : il a, comme moi, pass une
partie de sa jeunesse en Italie, faisant des tudes l'Institut Polytechnique de Milan,
tablissement bien connu pour avoir fait les plans du clbre barrage russe du Dniepr.
Kalyan, son arrive l'Ashram, a d'abord essay d'y utiliser ses connaissances
techniques, mais aprs exprience, il a choisi l'agriculture, et la plus importante dans
l'Inde : celle du riz.
Sur un terrain de quatorze hectares, il a cr des rizires qui fournissent les deux tiers du
riz ncessaire l'Ashram, soit 80 tonnes par an en moyenne.
L'Ashram espre que cet exemple sera suivi, mais les cultivateurs de l'Inde sont ce point
de vue bien semblables ceux d'Europe, et opposent au progrs, mme profitable, une
extraordinaire inertie. C'est pourtant la culture du riz qui, dans la plus grande partie de ce
petit continent, fournit la base de son alimentation cinq cent cinquante millions d'tres
humains. Les rcits anciens nous disent que le riz fut donn aux hommes par la desse
Sarasvati et qu'il est la nourriture par excellence : celle dont les Oupanishads affirment
qu'elle est la base de toute connaissance. Ce mtier vrai, choisi comme tant l'expression
la plus complte, dans le domaine physique, d'un idal lev, devient l'objet de soins que
l'on peut trs justement qualifier de religieux : on s'efforce de l'accomplir parfaitement, ce
qui ne veut pas dire que l'on y russisse... C'est l un des aspects droutants pour les
nouveaux venus : chaque disciple recherche la perfection dans son mtier, mais on ne lui
demande pas une russite remarquable, on ne l'espre mme pas. L'Ashram ne cherche
pas former de bons artistes, des penseurs remarquables ou des sportifs aux
performances tonnantes : chacun il est demand d'atteindre au meilleur de lui-mme,
ni pour le montrer, ni pour le faire savoir, mais parce que c'est la condition ncessaire du
plein panouissement de son tre vrai. Pour y arriver, il recevra tout ce qui est
ncessaire : mais rien de plus.
Les membres de l'Ashram, ceux qui lui ont tout donn, font connatre leurs besoins
chaque mois en dposant dans une boite spciale la liste de ce qu'ils dsirent dans tous les
domaines. Le premier du mois suivant ils viennent recevoi