Gerer l'Incertitude -Riadh Zghal

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le e

Courrier

Ne i UNESCOAVRIL 1994

GESTION MODERNE ET TRADITIONS

LOCALES

Entretien avec

lean Malaurie

Le dilemme

des parcsnationaux

05

Le paradisretrouv desII

Seychelles

Pour cette rubriqueCONFLUENCES, envoyez-nous

une photo (composition photographique, peinture,sculpture, ensemble

architectural) o vous voyezun croisement, un mtissage

crateur, entre plusieurscultures, ou encore deux

Wuvres de provenanceculturelle diffrente, o vous

voyez une ressemblance, ou un lien frappant.

Accompagnez-les d'uncommentaire de deux ou

trois lignes. Nous publierons

chaque mois l'un de vosenvois.

Aquarelle XXII ( 1 989)(62 x 45 cm)de Mona Yazbeck

Par moments, de lgers brouillards, soulevs des flancs des montagnes par les bises du matin, se dtachaient comme des plumes blanches qu'un oiseau aurait livres au

vent... crivait Alphonse de Lamartine lors d'un sjour au Liban, le 2 septembre1832. L'artiste libanaise a choisi la fluidit transparente de l'aquarelle pour donner corps des impressions tires des rcits de voyage en Orient, un genre littraire qui

fit flors en Europe au /9e sicle. De son pays dfigur par la guerre, elle a suretrouver le visage intact, tel qu'il pouvait apparatre ceux qui le dcouvraient dans l'merveillement du premier regard.

"

ENTRETIEN MC

SommaireAVRIL 1994

Jean Malaurie

GESTION

MODERNE ETTRADITIONS

LOCALESACTION UNESCO

kwuCouverture ralise pour le Courrier de I'Unesco par le graphistebelge Dimitri Selesneff.

prsentation par Philippe d'Iribarne

EN BREF...

! La culture d'entreprise41

MMOIRE DU MONDE

par Geert Hofstede

Valle de Mai: le paradis retrouv des Seychelles

par Guy Lionnet45ARCHIVES

Togo

L'entreprise procdurale

Espace vertLe dilemme des parcsnationaux

par Alain Henry et Yao Badjo

L'art et le logis

par Le Corbusier46HOMMAGE

par France BequetteTunisie Grer l'incertitude

Cziffra: Chant et libert

par Riadh Zghal

par Stany Kol47ANNIVERSAIRE

1 Mexique

L'atout des solidarits locales

Ulugh Beg, le roiastronome

parJean Ruffier et Daniel Villavicencio1 1 Europe de l'est Quelques leons d'histoire

M ClTOHMllie 0

parjasmina Sopova

Federico Mayorpar Tatjana Globokar

LIVRES DU MONDE

DISOUES RCENTS

par Isabelle Leymarie

> Japon50Le courrier des lecteurs

Les nouveaux samourasConsultant spcial pour ce numro:

par John Harford

Philippe d'Iribarne

leblIRRIER*jIIIH147' anne

Les gouvernements des tats parties la prsente Convention dclarentQue, les guerres prenant naissance dans l'esprit des hommes, c'est dans l'esprit des hommes que doivent tre leves les dfenses de la paix..,des peuples et que, par consquent, cette paix doit tre tablie sur le fondement de la solidarit intellectuelle et morale de l'humanit.

l'I IMF ^l^tl -Quune Paix fonde sur les seuls accords conomiques et politiques des gouvernements ne saurait entraner l'adhsion unanime, durable et sincre...Pour ces motifs (ils) dcident de dvelopper et de multiplier les relations entre leurs peuples en vue de se mieux comprendre et d'acqurir uneconnaissance plus prcise de leurs coutumes respectives...Extrait ou prambule de la Convention crant l'Unesco, Londres, ie 16 novembre 1 945

Mensuel publi en 32 langues et en braille

ENTRETIEN

JEAN MALAURIERegards croiss:

rpond aux questions deBahgat Elnadi et Adel Rifaat

De la pierre l'hommeC'est en 1948, l'ge de 26 ans, que Jean Malaurie s'embarque pour sapremire expdition polaire sur la cteouest du Groenland. Deux ans plus tard, il part, seul, hiverner parmi les Inuit. Partageant leur vie quotidienne, il apprend leur langue, leurs techniques

Un de vos titres de gloire, et non des moindres, est d'avoir cr une importante collection ethnographique, Terre humaine.Terre humaine incarne un mouvement

d'ides, une prise de conscience de la transdisciplinarit. Comme Le Courrier de l'UNESCO, elle est place sous le signe des regards croiss. Notre poque, marque parle marxisme, a voulu carter l'homme dans

de chasse. Il est le premier Franais atteindre le ple gomagntique nord. Ason retour, il fonde, chez Pion, la

collection Terre humaine et y publieLes derniers rois de Thul, qui sera traduit en vingt-deux langues. Titulaire l'Ecole des hautes tudes en sciencessociales de la seule chaire en France

de gographie polaire, il est aussi le

sa singularit pour ne s'intresser qu'aux systmes. Bien entendu, il y a des struc tures, des forces conomiques et sociales, mais il y a aussi dans l'histoire un acteur imprvisible, l'homme. C'est pourquoi il m'est apparu indispensable de crer un mou vement d'ides qui personnalise le regard, et relativise ce que nous appelons, nous autres universitaires, l'anthropologie, la sociologie, l'ethnologie, bref l'observation de l'autre.L'autre souci de Terre humaine est de

crivains. Qui aurait cru que l' de Zola, un des auteurs les plus traduits du monde, n'avait pas t entirement publie? Huit cents pages de notes, attaches par une ficelle, tranaient depuis 83 ans sur les rayons de la Bibliothque nationale. Ce document, que j'ai publi sous le titre de Carnets d'enqutes en France, une ethno graphie indite, est une vritable leon de journalisme moderne: il est crit la Truman Capote, dans un style nouveau pour l'poque. J'ai publi aussi Les Immmo riaux de Segalen, qui dormaient chez Pion. Cet ouvrage d'un catholique breton est d'une rare audace: il dcrit les consquences de l'introduction du christianisme pour unesocit traditionnelle comme celle de Tahiti,

fondateur, avec l'historien FernandBraudel, du prestigieux Centre d'tudesarctiques de l'EHESS. Directeur derecherche mrite au CNRS, prsidentde l'Acadmie Polaire Saint-

faire parler les peuples. Qui crit en Occi dent? Les crivains. Mais aujourd'hui, le magntophone permet de transcrire les propos d'hommes qui n'ont jamais tenu unlivre. Dans cette collection, cre en 1955

Ptersbourg, il n'en est pas moins restun homme de terrain: plus de trente

expditions solitaires l'ont conduit duGroenland l'Alaska et la Sibrienord-orientale. Un livre lui a t

consacr par des spcialistes du

avec mon propre livre Les derniers rois de Thul, et qui compte maintenant plus de 70 volumes, j'ai voulu abolir cette lutte des classes, beaucoup plus insidieuse que celle que dnonce Karl Marx, et qui oppose lesintellectuels aux humbles et aux obscurs. Il

qui y perdit son quilibre et sa joie de vivre. Du droit de conqute territoriale celui d'investir les mes, ce pouvoir d'ingrence appuy par l'autorit coloniale y est dis cut. Bientt paratront les carnets d'un grand mconnu, de l'envergure d'un Gide, Andr Suars. Je suis actuellement en pour parlers avec l'UNESCO afin que certains de ces livres, qui ont une dimension universelle, soient plus largement diffuss, dans des langue autres que le franais ou l'anglais, etde diffusion restreinte.

monde entier: Pour Jean Malaurie, 102tmoignages en hommage quarante

m'est arriv d'y donner la parole des prisonniers, mme des condamns mort

ans d'tudes arctiques (Pion, Paris1990). Parmi ses publications, Thmesde recherche gomorphologique dans le

La comprhension que vous avez des socits traditionnelles est pour beaucoup dans leprocs que vous intentez la socitindustrielle... Nous vivons une crise immense: tous les

nord-ouest du Groenland (CNRS, Paris

1968), Ultima Thul (Bordas, Paris 1990)

et L'Arctique sovitique, face auxmiroirs briss de l'Occident (in

Hrodote, La Dcouverte, Paris 1992).

qui attendaient leur excution dans la prison la plus dure du Texas. Dans un autre ouvrage qui paratra bientt, une Indienne, une paria du sud de Madras, raconte sa vie. Ce que disent ces hommes et ces femmes est irremplaable. Enfin, Terre humaine est l aussi pour rappeler que les sciences sociales ne sont pas les seules penser l'homme, et que laBible, le Coran, les Vdas, les des

jours, il y a plus de chmeurs, en Europe occidentale, mais aussi au Japon, en Am rique. Ce sont les exclus de la socit indus trielle. Et cette crise ne peut que s'accentuer, car l'avance technologique va nous robo tiser encore davantage. Nous sommescondamns vivre dans une socit en crise de l'homme. Dans une thorie cono

grands crivains nous apportent un regard ncessaire sur les problmes de nos socits. J'ai donc recherch les indits des grands

miste, l'homme

c'est un comble!

drange. Parmi d'autres, une observation: nombre de jeunes vivent, faute de travail,

chez leurs parents au-del de l'ge de 30 ans. Ils y poursuivent, hors de la vie active, leur adolescence, fascins qu'ils sont par la tlvision et les jeux vido. Et le systme de pr-retraite risque de les atteindre avant qu'ils aient jamais, hlas, exerc un mtier d'homme et alors qu'ils gardent une mentalit d'adolescents. Dans l'histoire de

seul objectif de trouver des dbouchs aux produits que nous fabriquons. Une notion qui vous semble essentielle est celle de l'quilibre perdu... L'quilibre est essentiel, dj, dans la nature. Pendant quinze ans, j'ai tudi les quilibres dans les pierres, qui sont au commencement des commencements: 700 mil

passeport est le rsultat d'un compromisentre une rsistance mcanique un grs, un calcaire, un granit a sa rsistance mca nique propre, due sa ptrographie et les forces destructrices du gel, de l'humidit, des agents gochimiques. Comme dans nos socits, il y a des compromis: telle pierre existe depuis des millions d'annes, elle se protge par des compromis, portant sur sa forme tantt triangulaire, tantt paralllpipdique ou sur sa dimension, et cre ce qu'on appelle un cosystme. Cet qui libre, je l'ai mesur systmatiquement, des pieds aux sommets des boulis, d'abord au Sahara avec les Touaregs, puis dans le nord du Groenland avec mes amis les Inuit: j'ai pu observer que si un seul facteur, humidit ou temprature, variait un tant soit peu, le compromis tait rompu et le processus de rquilibrage reprenait. Les Inuit ont compris que la pierre tait l'origine de leur comprhension du monde. Je ne leur rendrai jamais assez hommage: ils ont une lecture de la nature exceptionnelle.

l'homme, du jamais vu! Malgr cela, nous continuons prner le dveloppement. Dans toutes les conf rences internationales, on parle du dve loppement. Certains pays en voie de dveloppement ne le connatront jamais. Eten leur montrant, la tlvision, ces feuille

lions d'annes avec le socle archen arc

tique. Sous l'influence de mon matre,Emmanuel de Martonne, un des fondateurs

tons que nous exportons chez eux, avecdes familles riches vivant dans un confort

de la gographie moderne, je me suis int ress au systme d'rosion. J'ai commenc par tudier les grands boulis qui drapent le pied des falaises, et leur godynamique dans les grands dserts froids et chauds, l'cart

auquel ils ne peuvent pas prtendre, en leur faisant miroiter un avenir qu'ils n'auront jamais, nous participons leur dsquilibre. Nous aurons achev de les dtruire avant qu'ils ne puissent se redresser. Ce sont l des pratiques malsaines, qui sapent un quilibre millnaire, avec pour

thermique invers. Puis mesure que je progressais dans mes recherches, je me suis attach aux pierres elles-mmes, aux laby rinthes, canalicules et cavits qui les creusent. Il y a l une dialectique singulire, qui donne chaque pierre son identit. Comme nous avons un passeport, les pierres ont le leur. Ce

Leur cinq sens, beaucoup plus exercs que les ntres (ils peuvent voir la nuit), leur permettent de se livrer l'observation atten

terre, la lune, le soleil, les astres

dans une

comprhension intime. Le chaman a la

tive de ce qui les entoure. Insensiblement, avec ces matres naturels que sont les Inuit, je suis pass de la pierre l'homme. Nous avons beaucoup apprendre des pdagogies de ces populations qui, depuis dix mille ans, duquent leurs enfants naturellement, d'une manire trs diffrente de

conviction que le monde est en quilibre, et que l'on doit respecter un certain nombre de tabous millnaires, dont la signification est mystrieuse, mais qui obissent une logique sous-jacente. Lire dans le grandlivre de la nature: c'est en tudiant d'abord

semaines ou des mois, jusqu'au moment o s'opre une translation d'esprit. Quelquefois, la premire anne, il ne se passe rien. Il peut revenir encore et encore, jusqu' ce que latranslation se fasse. Il en a confirmation

lorsqu'il devient double. Il voit son corps se dfaire, sa peau se dtacher, ses os se dposersur le sol devant lui! Reconstitu sous la

les pierres que j'ai dcouvert une voie pr cieuse pour tenter de dchiffrer ce livre.Comment devient-on chaman?

forme d'un ours, ou d'un morse, il parviendra se voir ours et s'entendre

la ntre. Ils n'ont pas de livres, et consid rent que c'est par l'exemple et dans l'action

que^se forme un enfant ou un adolescent.C'est ainsi qu'ils ont agi avec moi. Elever, faut-il le rappeler, c'est d'abord grandirl'enfant, l'veiller lui-mme dans unerencontre de culture culture, rechercher

Le chaman commence par se soumettre une vritable ascse, sexuelle et alimen

s'exprimer comme cet animal. Mais le pril est extrme de ne pouvoir revenir en arrire, de ne plus retrouver son tat humain. L'art inuit est obsd par cette angoisse, que l'on

taire. Lorsqu'il juge son ducation suffi. samment avance, il se dirige vers une hauteur, une falaise tourne vers le soleil,

retrouve en particulier dans de nombreusessculptures mi-humaines, mi-animales.La mutation des formes est sans nul

la grandeur cache, le gnie du lieu.

parcourue de fractures qui la mettent enrelations avec les forces chthoniennes,

doute un axe essentiel de la pense. Ainsi leretour l'unit des sexes, o le mle et la

L'cosystmephysique vous a progres sivement introduit l'cosystme social. Les Inuit taient un peuple sans criture; ils n'ont donc pas d'Homre, de Montes quieu ou de Rousseau. Pourtant ils ont cr un contrat social qui aurait fascin Lnine. C'est, l'chelle de petits groupesde 50 100 familles, une socit commu

comme c'tait le cas en Grce pour la pythie de Delphes. Il se tient l, face au soleil, et prend une pierre, qu'il fait tourner sur une autre, pendant des heures, des jours, des

femelle ne font qu'un. Cette grande aspira tion est souvent reprsente par de petites statuettes androgynes. Il faut noter que l'ini tiation chamanique passe dans certains cas

niste, vritablement galitaire, o tout est partag. Il n'y a pas de classes sociales, puisqu'on veut empcher toute accumula tion de richesses. La terre et les biens appar tiennent au groupe, il y a mme une volont

d'change de la pense, puisque la premire obligation chez les Inuit qui se rencontrent est, comme dans toute socit

nomade d'ailleurs, de se parler, de se raconter. La famille elle-mme n'est pas pargne: l'change des hommes et des femmes est un rituel qui se pratique cer taines poques de l'anne, non seulement pour tayer les relations entre les membres du groupe mais aussi pour viter qu'un homme ne se rende matre de sa compagne,ou le contraire. Un enfant sur trois est

donn une famille non allie par le sang. On est l'enfant du groupe. En mme temps,cette socit est anarchiste: elle rejette l'Etat. Mais au-del de ce contrat social, qui s'adresse l'organisation des hommes et des biens, cette socit a une large vision religieuse, le chamanisme, ax sur l'quilibre entre l'homme et la nature. Une vision

verticale qui ne se borne pas son milieuimmdiat, mais s'ouvre sur le cosmos la

par la pratique de l'homosexualit, une dmarche que l'on retrouve dans d'autres

socits traditionnelles, en particulier chezles Amrindiens.

Quelles sont les autres populations auprs desquelles vous avez enqut? Je poursuis mes missions et recherches depuis quarante ans dans le nord du Groen land, mais j'ai fait de nombreuses missions dans le nord-est du Canada (baie d'Hudson et Terre de Baffin), dans l'Arctique centralcanadien et les socits alaskiennes du

par la voix d'un conseiller de M. Gorbatchev, qu'on m'offrait, en compensation de ces annes perdues pour la recherche, la prsi dence du Comit de dfense des peuples arctiques de la Russie au Fonds de la Culture de la Russie, actuellement prsid par Nikita Mikhailov. L'occasion s'offrait enfin d'aller vers le berceau du peuple inuit, n sur ces rivage lors de sa prgrinationde l'Asie vers l'Alaska.

Non. Il faut bien admettre, dans l'Arc

tique, qu'il n'a pas t seulement mauvais.L'conomie de march aurait t et serait

encore dsastreuse pour les socits tradi tionnelles. Protgs, jusqu' aujourd'hui, par une politique de prix garantis, les chas seurs et les leveurs nord-sibriens ont puconserver leur mode de vie et de subsis

tance. On les a tenus l'cart, leur vitant

dtroit de Bering. Je me suis rcemmenttourn vers le nord de la Sibrie. Pendant

quarante ans, le gouvernement sovitiquem'en avait interdit l'accs, comme tout Occidental. Puis en 1989, on m'a fait savoir,

L'le dserte d'Ittygran, dans leGrand Nord sibrien, sanctuaire

des Inuit depuis le 13e sicle.

Une expdition internationale, la pre mire depuis la Rvolution d'octobre, s'y rendit sous ma direction scientifique en 1990. J'ai conduit 31 missions arctiques; ce fut l'une des plus heureuses de ma carrire. Elle me permit de visiter un des hauts lieux de l'histoire de l'humanit: l'le de Ittygran, le Karnak de l'Arctique. Ce sanctuaire avait t dissimul aux autorits sovitiques jusqu'en 1 976. J'tais le premier Occidental s'y rendre. C'est une petite le, au nord d'un village de chasseurs, silencieuse, dserte, survole par des aigles. De grandes lances y pointent vers le ciel; des mchoires et des crnes de baleines sont aligns sur le rivage. Depuis le 13e sicle, une confrrie dechasseurs inuit en a fait un lieu de sacrifice,

l'affreuse pollution mdiatique et autres influences catastrophiques que notre civilisation, dite avance, draine avec elle. Ils

ont chapp aux ravages de la drogue qui pourraient toucher gravement les peuples de l'Alaska, comme la variole et la diphtrie dcimrent les populations indiennes au 18e sicle. Ils ont aussi t prservs du sida, menace terrible pour les socits tra ditionnelles, qu'une sexualit relativement ouverte et l'alcoolisme rendent particulirement vulnrables.

Il demeure qu'en plus de l'erreur vi dente commise par les autorits sovitiques d'avoir cherch imposer l'athisme cessocits nord-sibriennes, dont l'identit

dans un esprit d'lvation mystique. Le plus intressant, ce sont, sans nul doute, les rap

repose sur une vision cosmique et reli gieuse, il y a celle de ne pas avoir form de cadres issus de ces populations, qui, envertu de l'autonomie accorde en 1926,taient censes s'administrer elles-mmes.

ports numriques qui sont l'origine del'alignement des 15 groupes d'normes mchoires de ctacs que je viens d'voquer, dont certaines psent prs de 600 kg, et qui sont alignes selon une alternance rigou reuse 2/4, renvoyant aux structures logiques du plus ancien livre chinois de divination. En observant les pierres de cette le et en vrifiant cartographiquement les orienta tions, j'ai but sur une tombe. La tombe rcente d'un chasseur esquimau sovitique. A ct, un peigne, et un fusil. Ces populations sont restes au moins dans leur tr

Partout, je n'ai rencontr que des professeurs, des mdecins, des administrateurs

russes. J'ai donc instamment recommand

aux autorits de se proccuper d'urgence dela formation d'une lite autochtone.

H Vous venez d'tre nommprsident de l'Acadmie polaire Saint-Ptersbourg? Sous l'gide du ministre de l'Educationet du ministre des Nationalits et de la

Politique rgionale de la Russie, ainsi que du gouvernement de la Rpublique Sakha,et mon initiative, une cole de cadres

fonds impermables 70 annes d'endoc trinement au matrialisme dialectique. Les quatre sries de tests psychologiques que j'ai raliss, et qui ont t analyss par MarieRose Moro et Tobie Nathan, tmoignent de la richesse de leur imaginaire domin par les Kelet, ou esprits. Et pourtant, le gouverne ment sovitique avait proscrit les chamans,au moins dans l'exercice de leurs fonctions.

pour les populations du nord a t cre Saint-Ptersbourg. Le 21 janvier 1994, ellea t transforme, lors d'une crmonie

Le systme sovitique, ici, a-t-il t entirement ngatif?

solennelle l'illustre Socit de gogra phie de Russie, en Acadmie Polaire. Les autorits m'ont pri d'en assurer la prsi dence, ce que j'ai accept avec honneur. Cette Acadmie Polaire compte 60 pro fesseurs russes, l'lite de l'intelligentsia de Saint-Ptersbourg, seconds par dix experts franais, qui doivent tre progressivement

relays par d'autres enseignants europens ou amricains. La langue franaise est la premire langue trangre et obligatoire. Notre but est d'aider au plus tt les 26 ethnies du nord-sibrien prendre en charge leurs propres administrations. Je me suis personnellement engag auprsdes autorits russes former en deux ans

civilisation moderne, puisqu'ils souhai tent s'y intgrer, ne craignentpas deperdre leur authenticit et leurs valeurs spci fiques?Cette volont d'avancer sur la voie du

volont. Par l, nous dfendons d'ailleurs

aussi nos intrts plus longue chance. Si nous continuons les exploiter en faisant semblant de voler leur secours, leur

dveloppement tient au march qu'on leur propose: de belles maisons, avec la tlvisionet toutes les lumires de la ville, mais sans

des candidats choisis par leurs rgions autonomes: nous avons actuellement trente

leur dire qu'ils devront payer ce progrs, dont ils n'ont pas forcment les moyens. Ily a aussi autre chose. Nous arrivons en

lves, gs d'une trentaine d'annes environ, par promotion. La prestigieuse Ecole nationale d'administration (ENA) Paris a donn son patronage et d'autres grandes institutions franaises (L'Ecole desHautes tudes commerciales, l'Ecole des

conqurants dans ces socits, avec notre technologie, nos voitures et nos avions. Nous sommes bien nourris, bien quips,nous avons russi! Et, surtout, nous nouscrions bien fort: Nous allons vous aider!

Mines, l'Ecole de Physique et Chimie de laVille de Paris, l'Institut national de l'Audio

Alors, qu'en ralit, nous voulons seulement trouver de nouveaux marchs.

visuel, l'Universit de Rouen) participent cet enseignement, dont l'Ecole des Hautestudes en sciences sociales assure la coor

C'est l qu'il m'a sembl ncessaire d'intervenir d'urgence. Il faut que l'Indiennord-amricain ou le Nord-Sibrien sache

rvolte, un jour ou l'autre, sera terrible, peut-tre mme atomique... Notre devoir intellectuel est de faire en sorte que nos socits industrielles cessent d'exporter aveuglment leur pseudo-dveloppement, comme en Afrique o le dsastre est absolu. Trop de cadres africains mpri sent, en nous mimant, leur paysannerie. Les ruraux migrent dans les villes pour se fonctionnariser voyez Dakar, Nouakchott , scrtant un Etat parasi taire dpendant de l'Occident. C'est ce qu'on nomme le nocolonialisme. Non pas des interlocuteurs valables, mais une clientle bafoue qui, un jour, se vengeradans l'horreur.

J'en reviens donc la formation des

dination gnrale. Et comme nous souhai tons lancer un quotidien du grand nord, Le Monde diplomatique participe ce projet. J'ai bon espoir que l'UNESCO s'associe cette entreprise, qui entre tout fait dans sa ligne d'action.Pour l'instant, les futurs cadres autoch

clairement que ce march-l est un march de dupes o il va tout perdre. Aprs sa religion, sa culture, sa langue, il va tre dpossd de lui-mme.

cadres autochtones, formation qui doit tre entreprise d'urgence et partout dans lemonde.

Que prconisez-vous? Pas l'autarcietout de mme... Les socits traditionnelles doivent

Dans l'Arctique sibrien, la situation est dj proccupante: fuites de ptrole dans les oloducs, pollution nuclaire par l'arme. C'est un problme international, noussommes tous concerns. La Sibrie est tel

tones doivent venir Saint-Ptersbourg,mais il a t dcid de crer une cole

nomade. Sous la forme d'une expdition tous les deux ans, avec les cinq meilleurs lves de la promotion et les professeurs russes et franais, tous tant mis un rang gal. Le secteur choisi le sera, la demande de la Rpublique Sakha, sur son territoire; il sera tudi globalement sur un secteurdfini: environnement, mdecine, ethno

avancer leur rythme, qui n'est pas le ntre, ne pas opter pour un changement brutal, mais pour une volution lente, rfl chie, afin de prendre le meilleur de notre civilisation occidentale, et non le pire. Comme il y a une chronobiologie dans le monde physique, il y a une chronobio logie dans l'histoire des socits traditionnelles. Nous devons contribuer, avec la

graphie, ducation, conomie. Pourquoi la Rpublique Sakha? Parce qu'elle est la plus avance de toutes les rpubliques duNord. Professeurs et lves vivront chez l'habitant et les leveurs de rennes.

Connaissant bien ces socits, je suis convaincu que l'enseignement, ainsi intgr dans la vie, aura un impact humain infini ment plus profond. Comme dans Derzou Ouzala, avec le gographe Arsenev sur leterrain (voir le clbre film de Kurosawa,

plus grande honntet, la formation de nouvelles lites, afin qu'elles sachent faire leurs choix, qu'elles puissent peser les avan tages et les inconvnients de ce qui leur est propos. Nous devons aider ces socits en prendre conscience. Pour ce faire, nous devons, prioritairement, les aider former des cadres susceptibles de prendreou de refuser, en toute connaissance de

lement vaste qu'elle influe sur l'ocan Gla cial arctique, au sommet de la plante, l o se dterminent les climats. Et qui sont les gardiens de ces eaux, sinon les autoch tones, cologistes de vocation? Notre obsession du profit immdiat nous fait oublier, derrire l'arbre, la fort. Jupiter rend fous ceux qu'il veut perdre! Si autrefois, du temps de l'conomie planifie, on n'a pas su viter la pollution, comment s'en protgera-t-on quand les compagnies amricaines ou europennes yafflueront? Voulons-nous ruiner le Grand

Nord comme l'Amazonie? Voil pour quoi, aussi, nous voulons former les autochtones, pour qu'ils peroivent tous ces dangers, choisissent leur voie et prennent leur avenir en main.

tourn en Sibrie), ce sera l'lve quideviendra le matre.

cause, ce que nous leur proposons. Faire comprendre, donner toutes les clefs pour contrecarrer nos plus subtilesmachinations, commerciales ou vnales,

Comment expliquez-vous que ces peuples, manifestement fascins par notre

voici ce qui incombe aujourd'hui ceux qui savent et n'ont pas d'intrts de march:les intellectuels, les hommes de bonne

Et, soyons-en bien conscients, ce que nous leur apprendrons pour dfendre leur avenir, n'est en rien de la gnrosit ou autre charit, c'est nous-mmes que nous protgeons en les protgeant, c'est notre propre avenir, dans une terre enfin humaine, que nous dfendons.

GESTION MODERNE LOCALESpar

Philippe dlribarne

L acteur Sakata Hangoro IIIdans le rle du guerrier,

estampe japonaise de

Katsukawa Shunei (1 762- 1819).

9

Lf ENTREPRISE, surtout la grande entreprise,est perue comme un modle de rationa

rend dans le pays le plus recul de la plantepour proposer des remdes au dysfonctionne

lit et d'organisation. Dans de nombreux pays, qui sont encore sous l'emprise de cultures dites traditionnelles, on attend de l'entreprise qu'elle soit un ferment de transformation et remette en cause des pratiques sociales juges archaques. Elle doit tre un vecteur de moder nit, non seulement sur un plan technique, maisaussi dans le domaine des mentalits et des

ment des entreprises, ce sont toujours, quel que soit le contexte, ces mmes mthodes qu'il pr conise: dfinition explicite des responsabilits de chacun, formulation claire des objectifs, libert de choix des moyens pour les atteindre, va luation des rsultats partir de faits mesurables,rcompenses ou sanctions proportionnelles auxrussites et aux checs.

formes d'organisation. Pareille ide est conforte par l'existence de mthodes internationales de gestion, mises au point dans les pays industriels et que les pays aux conomies moins performantes sont instam ment invits suivre s'ils veulent que leurs entre prises deviennent comptitives. Ces mthodes sont propages par les ouvrages et les enseigne ments de management, certains consultants en gestion, de grandes institutions comme la Banque mondiale et les entreprises internationales. Cette faon de voir laisse supposer qu'une raison organisatrice de nature universelle, repr sente par les bonnes mthodes de gestion, se trouve confronte une myriade de traditions particulires, exprimant autant de prjugs, dont elle va devoir triompher afin d'atteindre aux plus hauts niveaux de l'efficacit productive.Or, cette vision des choses est obstinment

Cette manire de concevoir la gestion a sa part certaine de fcondit. Une relative objecti vit dans l'valuation inciterait plutt travailler qu' courtiser ses chefs. Et se fixer des objectifs est une bonne occasion de rflchir aux problmes rencontrs et leurs solutions. Mais ces

mthodes ont aussi leurs limites. A trop vouloirs'appuyer sur des faits tangibles, on est conduit

ngliger certains lments subtils qui concourent nanmoins la bonne marche d'une entre

prise gestes de bonne volont qui crent un climat positif et favorisent la coopration, aspectsinformels du service du client, etc.

En fait, le culte des objectifs prcis, des responsabilits tranches et des rsultats mesu

rables est surtout le fruit d'une culture poli tique particulire. Dans la tradition politiqueamricaine, toute forme de pouvoir arbitraire est vue comme un asservissement Ce pouvoir arbi

contredite par les faits. Le Japon a obtenu de grands succs conomiques en grant ses entre prises sa manire, originale. Les entreprises am ricaines, dont on a longtemps fait un modle degestion efficace et rationnelle, se voient maintenant

reprocher leur propension privilgier le court terme et la sparation des fonctions. Et leur diffi

cult s'amliorer sur ces points parat lie certains traits culturels propres aux Etats-Unis. Les mthodes amricaines ont pourtant ins pir le monde entier. Quand un consultant se

traire est rigoureusement limit par le contrat de travail. Ainsi, dans ses clbres Traits du gou vernement civil (1690), John Locke voque-t-il l'homme libre qui travaille pour un autre en lui vendant pour un certain temps le service qu'il s'engage fournir, en change du salaire qu'il doit recevoir, et en ne donnant son employeur qu'un pouvoir temporaire, et qui n'excde pas ce qui est contenu dans le contrat qu'ils ont pass. Par opposition l'esclave, soumis la domination absolue et au pouvoir

Uuvriers mtallurgistes,France.

IO

arbitraire de son matre. Aux Etats-Unis

aujourd'hui, le contrat qui lie le suprieur sonsubordonn, la manire d'un client son four

nisseur, est toujours le garant d'une relation d'hommes libres, chappant l'arbitraire.

Le modle ((fodal franaisCe modle culturel est loin d'tre universel et nul

besoin, pour s'en convaincre, d'aller aux anti

podes des Etats-Unis: il suffit de prendrel'exemple d'un pays europen tel que la France. La comparaison sera d'autant plus probante que celle-ci, l'instar des Etats-Unis, s'estimevoue des valeurs universelles et se considre,

au-del de toute spcificit culturelle, comme la patrie des droits de l'homme.Le refus de la servitude, dans une relation de

subordination une entreprise, n'est pas moins vif en France qu'aux Etats-Unis. Mais il prend des formes diffrentes, et engendre d'autres modes d'organisation. Ds le Moyen Age, au contrat qui rgissait, en Angleterre, la relation entre hommes libres, correspondait en France l'infodation un suzerain. Pour les Franais, certaines

formes de fidlit ou d'allgeance personnelles taient compatibles avec le statut d'homme libre, alors que pour les Anglais, elles auraient paru relever de la servitude. Mais cette allgeance tait avant tout une manifestation de respect pour les privilges coutumiers attachs une fonction noble, et non pas une relation servile. Et cet atta chement la noblesse d'un tat aujourd'hui d'un mtier , ses prrogatives comme ses obligations, marque profondment la vie des entreprises franaises contemporaines. Quand on analyse le fonctionnement de ces entreprises, on ne retrouve nulle part cette cascadede relations contractuelles entre fournisseurs et

produira les effets escompts que si les conduites attendues du personnel de ces entreprises sont en accord avec leur sens du devoir, leur conception de l'autorit et du respect de leur dignit toutes choses fortement marques par la tradition. Le rapport qui s'tablit ainsi entre, d'une part, des structures et des procdures conues rationnellement et, de l'autre, les traditions locales, est

\~et artisan suisse estl'hritier d'une tradition

horlogre vieille de plus detrois sicles.

clients qui est la rgle dans les entreprises amri caines. On est confront des rapports gnra lement informels entre des groupes professionnels passionnment attachs aux droits et aux exi gences de leur industrie. Les mmes individus montreront autant de diligence faire du bon travail, dans les rgles de l'art, que de rticence excuter les ordres de leur direction s'ils y voientune atteinte leurs traditions. Et les manifesta

un rapport de synergie, non de concurrence. La seule tradition est impuissante si elle n'est pas concrtise par des structures et des procdures, tandis que ces dernires ne trouvent un sens qui permette de les imposer et de les faire respecter qu' la lumire de la tradition. Jusqu' prsent, la corrlation de ces deux lments et leur adapta tion diffrents contextes culturels reste ingale. Tout pays industriel possde sa tradition propre en matire de gestion des entreprises une tradition souvent vhicule par de mul tiples pratiques locales, des savoir-faire transmis oralement et non pas thoriss dans des ouvrages savants. Elle traduit l'adaptation d'un vieuxfonds culturel aux ncessits d'une conomie

tions extrieures de respect envers les suprieurs, qui font souvent classer la France parmi les pays fortement hirarchiss, vont de pair avec une grande indpendance dans l'excution de la mis sion que chacun estime tre la sienne.

Raison et tradition garderOn a souvent tendance opposer des modes d'organisation censs tre strictement ration nels des conduites qualifies de purement tra ditionnelles. En fait, toute organisation efficace, quel qu'en soit le contexte culturel, est la foisrationnelle et traditionnelle.

moderne. Constitue progressivement avec celleci, elle s'enrichit sans cesse, en suivant sa propre dynamique ou en assimilant, aprs les avoir rinterprtes, des pratiques qui ont fait leur preuve sous d'autres cieux. Dans les pays o elles est largement un pro duit d'importation, l'entreprise moderne a apport dans ses bagages des mthodes souvent peu adaptes au contexte local. Et le peu de succs obtenu par ces mthodes est gnralement mis sur le compte de l'incapacit de ces pays faire fonctionner une conomie moderne,

PHILIPPE D'IRIBARNE,de France, est directeur derecherche au Centre national

de la recherche scientifique (CNRS). Ses travaux portentnotamment sur les

laquelle exigerait comme pralable des transformations culturelles radicales. Cette manire

comparaisons internationalesd'entreprises et lescontradictions entre raison

Grer des entreprises suppose que l'on mette

en place un ensemble de structures et de procdures permettant d'assurer la division et la coor dination du travail. Cela exige un effort explicite d'organisation, rationnellement orient vers unerecherche d'efficacit. Mais cette organisation ne

de voir n'est heureusement gure fonde. Et les quelques efforts, hlas trop rares, pour concilier

organisatrice et enracinement

dans les traditions. Il a publi

raison organisatrice et tradition sont dj richesde rsultats prometteurs. Ce numro du Courrier de l'UNESCO veut en tmoigner.

Le chmage paradoxal (PUF, 1990) et La logique de l'honneur (Point-Seuil, 1993).

I I

La culture d'entreprisepor Geert HofstedeToute organisation a ses symboles, ses hros et ses rites.

6RER, c'est essentiellement, et partout,confier des tches des excutants. Encore

qu'on peut regrouper en quatre catgories: les

symboles, les hros, les rites et les valeurs.Les symboles sont les mots, les objets et les

faut-il connatre les tches accomplir et les excutants concerns. Or on ne peut comprendre les gens sans connatre leur pass, qui seul permet d'expliquer leur prsent et de prvoir leur com portement futur. Cela revient identifier leur culture spcifique. La culture est ici comprise comme pro grammation de la mentalit collective qui diff rencie les membres des diffrentes catgories de population. Ces catgories peuvent tre nationales, rgionales ou ethniques, marquer l'appartenance un sexe, un groupe d'ge, une classe sociale, un mtier ou une profession, un type d'activit, une forme d'association ou tout simplement la cellule familiale. La culture comporte diffrents lments,

gestes dont le sens est largement conventionnel. Au niveau de la culture nationale, le langage est une valeur minemment symbolique. Dans un contexte associatif, on peut qualifier de symbo lique l'ensemble des abrviations, tournuresargotiques, expressions, faons de se vtir et

signes d'appartenance qui permettent aux initisde se reconnatre entre eux.

Les hros, ce sont les tres, rels ou imaginaires, vivants ou morts, qui constituent les modles de comportement au sein d'une culture.

Ainsi, les processus de slection s'inspirent sou vent de ces hros que sont le bon gestionnaire

ou l'employ modle. Tout pre fondateur risque galement de devenir tt ou tard un per sonnage mythique auquel on attribue des exploits plus ou moins crdibles. Les rites sont des activits collectives sans jus tification technique, mais qui rpondent, au seind'une culture donne, une ncessit sociale. Au

n FiaPB pmiijn lt^ j sr^mu fciU LIU \JTA [4H Util KM Ute L5L \&A bOS Tfl HI MU MU tf~4 \ZM WJ\ kej un Uj i? ma mm m Ubi OH La**! LA J r

niveau des organisations, cela englobe non seulement les runions autour d'un verre, mais

aussi des activits plus codifies et apparem ment rationnelles: runions de travail, changes de notes, organigrammes, sans oublier les codes implicites de comportement qui rgissent les activits les plus formelles: qui peut se permettre d'arriver en retard, qui contacte qui, etc. Les valeurs reprsentent le substrat le plusprofondment enfoui de la culture. Ce sont des

wm QBiQurjirnKuJ kd Ud H*J l*J MM*_J uH *JB ki Ulud II

notions vagues, mais d'autant plus enracines qu'elles sont souvent inconscientes, de ce qui est bien ou mal, beau ou laid, rationnel ou non,normal ou anormal, vident ou absurde, dcent ou

choquant. Ce sentiment gnral est partag par la'.JM aw pw Mil a-imajorit des membres d'une culture, et en tout cas

bfc'U Uta! BBH3 Itifal k&4 HTI ful RMBriQcffl^

par ceux qui occupent en son sein une positioneminente.

La nationalit (comme le sexe) est un attribut

MMR"aade d'un immeuble de

au mam*'

involontaire. Chaque individu nat dans une famille, au sein d'une nation, est faonn ds sa

12

VJM k^j ar^' aw ym put"'

bureaux Tokyo, Japon.

naissance par sa culture d'origine. C'est alors qu'il acquiert ses valeurs fondamentales. Le choix d'un

lout pre fondateurrisque de devenir tt outard un personnage

mtier n'est lui-mme qu'en partie volontaire (il dpend du milieu social et de la famille); il entrane le choix d'une formation, au cours de laquelle on

agir et ragir en tant qu'individus plutt qu'en tant que membres d'un collectif (oppositionentre individualisme et collectivisme).

mythique auquel on attribue des exploits plusou moins crdibles.

Ci-dessus, masque de Zeus, moulage anonyme.

intgre les valeurs et les comportements du milieu socio-professionnel correspondant. Quand on commence travailler, on est rela tivement jeune, mais avec un systme de valeurs dj bien tabli, sur lequel viennent se greffer les pratiques de notre nouveau milieu. Autrement dit, ce qui diffrencie les cultures nationales, ce sontavant tout leurs valeurs fondamentales, tandis

3) La masculinit, ou le degr de prminence des valeurs masculines (agressivit, ren

dement, comptitivit, russite) sur les valeurs fminines (qualit de la vie, relationshumaines, dvouement, solidarit), allant de

que les micro-cultures, professionnelles ou autres,

s'opposent de manire plus superficielle vers les symboles, les hros et les rites.

tra

l'extrme duret la plus grande amnit. 4) Le refus de l'inscurit, qui correspond une prfrence pour les situations plus ou moins rigides (structures) ou ouvertes, et va d'une relative souplesse une trs grande rigidit en matire d'adaptation l'imprvu. Le cinquime paramtre sera explicit ultrieurement.

Diffrences entre cultures nationalesMes recherches m'ont amen dfinir cinq para

mtres permettant de comparer les cultures nationales, dont les quatre premiers rsultent d'analyses portant sur les valeurs respectives des employs et des cadres de 53 filiales nationales de la firme IBM:

Le tableau de la page 14 tablit le palmars de 25 pays sur les 53 tudis en fonction de ces paramtres. Toutes les notes sont comparatives: on a choisi un systme de notation tel que l'cart entre la note la plus haute et la plus basse cor responde la base 100. Il en ressort que les carts entre les diffrents pays europens concernant ces quatrevariables sont considrables. Lcs carts hirar

1) L'cart hirarchique, savoir le degr

d'ingalit accept comme normal dans un pays donn, depuis l'galit relative jusqu' l'extrme ingalit. 2) L'individualisme, correspondant la pro pension des membres d'une socit donne

chiques sont trs prononcs en France et au

Portugal, ce dernier pays tant, comme la Grce, nettement plus collectiviste qu'individualiste; l'Autriche et l'Italie privilgient les valeurs

13

masculines, l'inverse de la Sude et des PaysBas. Enfin, c'est en Belgique et en France qu'on redoute le plus l'inscurit, au Danemark et au Royaume-Uni qu'on s'en accommode le mieux. Ces diffrences ne sont pas sans incidences sur les styles de gestion dans les pays concerns. Plus les carts hirarchiques sont prononcs, et plus la tendance la centralisation s'affirme. L'esprit communautaire valorise les gratifica tions collectives et les entreprises familiales,

d'un questionnaire conu l'origine par et pour

les Chinois. L'analyse de ces donnes lui a permis de dgager trois paramtres assez semblables ceux que nous avons mentionns ( l'exception du refus d'inscurit) et un quatrime tout fait nouveau et trs intressant.

Ce nouveau paramtre a t baptis Orienta

tion long terme (OLT), par opposition aux tendances court terme. En matire d'OLT, les valeurs

positives sont l'austrit et la tnacit, et les valeurs

alors que l'individualisme se traduit par la qute d'avantages personnels et une plus grande mobi lit professionnelle. La masculinit est associe la comptitivit et l'litisme, alors que la fminit privilgie les valeurs de sollicitude et de solidarit. Le refus de l'incertitude va de pair avec le got du rglement et de l'autorit, alors que la disposition inverse encourage l'opportunisme et l'acceptation d'attitudes anticonformistes.

ngatives le respect des traditions et le confor misme social (ne pas tre diffrents des voisins).Si l'on examine le classement par pays dans lacinquime colonne du tableau correspondant

l'OLT sur la base des informations recueillies par Bond, on constate que les scores les plus levs sont obtenus par des pays d'Extrme-Orient:Hong Kong, Taiwan, Japon, qui se trouvent tre

galement ceux qui connaissent la croissance co nomique la plus forte depuis 25 ans. Il y a donc une corrlation certaine entre l'OLT et les performances conomiques rcentes.

La cinquime dimensionD'autres chercheurs ont mis en vidence un cin

Ce ne sont pas seulement les valeurs et les pratiques, mais aussi les thories qui subissentl'influence d'un modle culturel donn. Cela a

quime paramtre d'apprciation des diffrences

entre les cultures nationales. C'est le professeur

Michael Bond de l'Universit chinoise de Hong Kong qui a eu l'ide de comparer les valeurs

d'importantes consquences sur la formation des cadres des entreprises multiculturellcs. Ons'aperoit que ce ne sont pas seulement nos

assumes par des tudiants de 23 pays partir

tude comparative de cinq paramtres culturels: Rsultats pour 25 pays (sur 53)Rangs: I = plus lev; 53 = plus bas (OLT : 20 = plus bas)Orientation longPays

cart hirarchiqueIndiceRang

IndividualismemmmmmmIndice Rang

Masculinit

Refus de l'inscuritwmmmu

terme

MWPIRang

Indice

Rang

Indice

Rang

Indice

AllemagneAutriche

35II

42-44 532014

67 5575

15 18

66 79

9-10 222 27

6570 9476

2924-25 5-6 21-22

31

BelgiqueBrsil Danemark

656918

8 26-279

54 4916 42

3874

65

5

5131

50 37-381547

23 86

5110-1543 31-32 10-151

EspagneEtats-Unis FinlandeFrance Grce

57 40 3368 6068 77

51 916371

20 117 10-11

384615-16

62 2643

46 59 86112 29

29

14

35-36 18-19 18-1920-21

27-28 15-16 10-1149

3525

30 3721

575756 68 47

Hong KongInde IrlandeIsrael Italie

49-50 45

96 61

1 6

4870

40 35 8175

28 13 50 5481

1219 7

7-8 294-5

47-4819

5234

54 7646

70 9569

237 80

Japon

33 5-647-48

22-23 3213 4-5

16

92 82 50 53 104 35 29 58 69 85

3

MexiqueNorvge Pays-BasPortugal

30 69 8027

18

31 3863

8 1431 66 5

52 51 45 9-1052

38352

40 24-2542-44 47-48

44

9

33-35 310-11

Royaume-UniSude Suisse Taiwan

35 3134

89 7168 17

47-48 49-50 3326 16-17

25 33

15-1610

45 29-3018-19

1444 28

7045

4-5

5866

32-3331-33

87

2

Turquie

37

45

14

techniques, mais les catgories mmes de l'enten dement qui peuvent se rvler inadaptes unnouvel environnement.

concerne les symboles, les hros et les rites (regroups sous le terme gnral de pratiques) qu'au niveau des valeurs fondamentales. Dans unpays donn, il s'avre donc que diverses organi sations peuvent imposer des pratiques trs diff

L individualisme se traduit par la quted'avantages personnels et une plus grande mobilit professionnelle.

Culture d'entreprise et organisationDes recherches sur les diffrences culturelles

rentes, tout en se rclamant au fond du mme

systme de valeurs.

entre les organisations et entreprises d'un mmepays ont t effectues en 1985 et 1986 au Dane

On a retenu six variables indpendantes permettant de rendre compte de la diversit des pratiques au sein des organisations: 1) L'accent mis sur les moyens plutt que sur lesfins, ce qui implique dans le premier cas que l'on privilgie la routine technologique et bureaucra tique, alors que dans le second on se soucie d'aborddes rsultats. Cette variable semble directement lie

mark et aux Pays-Bas sur une vingtaine d'chan

tillons, allant d'une fabrique de jouets aux services de police de deux municipalits. Il en ressort que les diffrences entre les orga nisations sont beaucoup plus prononces en ce qui

15

l'homognit culturelle du secteur concern:

lorsque c'est le rsultat qui prime, tout le monde

obit aux mmes impratifs, alors que la priorit accorde aux processus s'accompagne d'unegrande diversit de points de vues. L'homognit d'une culture d'entreprise est donc un indice de

tions technologiques de l'activit: les rgles sont forcment plus strictes dans le secteur de la banque ou de l'industrie que dans un laboratoire de recherche ou une agence publicitaire. Maisl'on constate aussi des diffrences au sein d'unmme secteur.

sa solidit, laquelle se traduit par un plus grandsouci d'efficacit.

2) L'accent mis sur l'individu ou sur h fonc tion: si c'est la fonction qui prdomine, l'entreprise se soucie uniquement du rendement de

6) Attitude pragmatique ou rigide envers l'environnement ( commencer par la clientle). En principe, on attendrait un maximum de sou plesse dans le secteur des services, une trs grande rigidit au sein des administrations char ges de l'application des lois, par exemple, mais c'est loin d'tre toujours le cas.

chaque employ, alors que dans le cas contraire, elle se proccupe aussi de son bien-tre. Lcsdiffrences d'attitude en la matire ont souvent

une origine historique, comme la personnalit du (ou des) fondateur(s) et un bilan social plus oumoins harmonieux (antcdents de licencie

Il ressort de cette tude que la formation d'une nouvelle recrue au sein de l'entreprise porte essentiellement sur la pratique professionnelle: quant son systme de valeurs acquis en familleou l'cole, il constitue certes un lment de

ments collectifs, par exemple).

3) L'esprit de corps oppos l'esprit d'quipe. Dans le premier cas, les individus (ayant reu gnralement une formation trs pousse) s'iden tifient leur profession, alors que dans ledeuxime, c'est l'environnement de travail

choix, aussi bien de la part de l'employeur que de l'employ, mais il a peu de chances d'tre modifi en profondeur par les conditions de travail. On identifie trop souvent la culture d'entreprise un systme de valeurs: c'est attribuer abusive

immdiat qui constitue la rfrence principale. 4) On distingue galement les systmes ouverts ou ferms, cette notion s'appliquant la fois aux flux d'information et la plus ou moins grande capacit d'accueil des trangers (visiteurs, nouvelles recrues).

ment la mentalit des fondateurs (ou des diri

geants) de l'entreprise l'ensemble des employs,ce qui est loin d'tre le cas.

5) Le degr de discipline intrieure, corres

pondant l'importance des contraintes (rgle ments, ponctualit) au sein d'une organisation.Cette variable est directement lie aux condi

Le systme de valeursacquis en famille ou l'cole a peu de chancesd'tre modifi en

profondeur par lesconditions de travail.

En effet, c'est en fonction de leurs propres valeurs que ces fondateurs et dirigeants imposent les symboles, les hros et les rites qui dictent le comportement professionnel de leurs employs au quotidien. Mais pour se conformer ce modle, les employs n'ont nullement besoin de modifier en profondeur leur propre systme de valeurs. Rares en effet sont les entreprises ou les organisations qui fonctionnent sur le mode tota litaire de la prison ou de l'asile psychiatrique! Il ressort de nos travaux que la culture d'entreprise fonctionne en fait un niveau de programmation mentale beaucoup plus superficiel que celui des valeurs inculques au foyer ou l'cole. Mais mme ce niveau superficiel, il est difficile de faire voluer les mentalits, car la culture d'entreprisedevient trs vite une habitude collective. C'est

donc une tche de longue haleine qui exige tout le savoir-faire et le doigt des dirigeants, et implique une stratgie trs fine, ainsi qu'une ana lyse rigoureuse des profits et des cots. Il n'existeGEERT HOFSTEDE,

pas de formule miracle en la matire. Prcisons pour conclure que toutes ces affir

des Pays-Bas, a enseignl'anthropologieorganisationnelle et le management international

l'universit du Limbourg Maastricht, avant de devenir le

premier directeur de l'Institutde recherche sur la

coopration internationale. Ilest l'auteur de nombreux

ouvrages parus en plusieurs langues, dont, en franais. Lesdiffrences culturelles dans le

mations n'ont qu'une valeur statistique: il s'agit de tendances gnrales, qui s'accommodent de grandes diffrences au niveau des individus. La diversit des comportements est consid rable au sein de chaque pays, et c'est un l ment dont tout bon gestionnaire doit tenir compte. Il reste qu'une meilleure apprciation des diffrences culturelles peut nous viter d'attribuer la personnalit d'un individu descomportements qui sont peut-tre courants

management (Les Editions

d'Organisation, 1987) et

16

Management europen et international (Econmica, 1993).

dans son pays d'origine et de croire qu'il existe des formules infaillibles qui s'appliquent l'infinie diversit des cas individuels.

1

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TOGO

t/ L'entreprise procduralepor Alain Henry et Yoo ftodjo

Quand l'observation

scrupuleuse desrglements devient un

outil de gestionperformant.

Ousmane, crivain et cinaste sngalais, prte ces propos un cadre europen: Si jamais nous partons, il n'y aura plus rien.1 La for mule s'est transmise jusqu' nos jours, commeune sorte de maldiction. Nombreux sont

D

ANS son rcit de la grve de 1948 au Chemin de fer Dakar-Niger, Sembene

Tout est dans les manuelsCette entreprise, que nous surnommerons la STAR, est une firme industrielle togolaise qui assure la production et la vente d'un produit de consommation courante aux normes de qua lit internationales. A l'poque de notre visite, ses comptes taient quilibrs. La Banque mon diale elle-mme la cite en exemple. Enfin, avec un effectif total d'environ 650 agents, elle n'emploie qu'un seul cadre tranger.2 Au visiteur qui s'interroge sur les raisons de ce dynamisme, on signale d'emble, comme un fait concret, l'existence de procdures crites. On lui montre des manuels dcrivant trs pr cisment ce que chacun doit faire: l'entretiendes machines, l'tablissement d'une facture,

aujourd'hui ceux qui pensent encore que les entreprises africaines sont voues une pro fonde inefficacit. De son ct, la Banque mon diale relve le nombre trop grand des expertstrangers en Afrique.Doit-on se demander, comme certains, si les

cultures africaines sont incompatibles avec la(xi-dessus, chane demontage de motos auBurkina Faso.

modernisation industrielle? Rien n'est moins

sr, comme le montre le cas suivant d'une entre

prise africaine qui obtient d'excellents rsultats.

17

taylorien. Mais avec une diffrence notable: elle mane du personnel lui-mme et non pas d'uneautorit extrieure.

La porte de cet exemple en Afrique subsa harienne vaut d'tre souligne. Ainsi, une grandeentreprise camerounaise s'est dote rcemment d'un manuel en douze volumes, d'environ mille

pages chacun. Et l'une des premires mesures prises lors de la privatisation de la Compagnie ivoirienne d'lectricit fut de revoir son rgle ment, avec la collaboration du personnel.

Canaliser les comportementsLors de la premire diffusion de ces manuels, les agents de la STAR se seraient, dit-on, dclars

satisfaits d'y trouver le rle qu'ils taient appels jouer. Il s'agissait, selon certains cadres, de canaliser les comportements, d'viter que

chacun soit tent de faire ce qui lui passe par latte. Outre qu'ils constituent un bon outil d'apprentissage et de transfert des savoir-faire, ces manuels rpondent donc l'attente gnrale etsont en accord avec les mentalits. Leurs desti

nataires comptent sur eux pour se protgercontre les trous de mmoire. Si dans le contexte

occidental, l'oubli est gnralement considr comme une faute, on admet ici qu'il fait partie dela nature humaine. Pour lutter contre une fai

blesse que le milieu social tolre, mais que l'acti vit industrielle interdit, il est normal de multiplierpointages et vrifications.

Dans les entreprises qui ne disposent pas de manuels, les agents ont du mal se dfendre contre les demandes inducs de leurs collgues. S'il n'est pas motiv par le rglement, un refus estconsidr comme inamical. Inversement, ne

pas se conformer des instructions explicitesprocde de la mauvaise foi, voire d'une volont

Ourisseur d'Afrique australe, photographie dela fin du 19" sicle.

l'inventaire des magasins, l'expdition du courrier et mme l'organisation de la fte de fin

ALAIN HENRY,

d'anne, tout y est dtaill avec une surprenante minutie. On y indique, par exemple, la fr quence des tches, mme s'il s'agit d'un travail aussi routinier que l'envoi de tlex. On y trouve au besoin des solutions de rechange. Enfin, ony est souvent invit s'assurer que tel ou tel point n'a pas t oubli. D'anciens employs voquent avec le sourire l'une des premires rubriques de ces manuels qui expliquait comment recevoir les clients, et conseillait de les

de nuire tout fait reprehensibles. Mais pour s'abriter derrire le rglement, encore faut-il qu'il soit rput incontournable. Son application est donc contrle avec rigueur et ses dispositions respectes la lettre pour carter tout soupon de subjectivit. Ce respect pour l'crit dment certains clichs lis l'oralit de la culture africaine.

polytechnicien et ingnieur civilfranais n au Cameroun, estchef de service la Caisse

/Modernit d'une thiquetraditionnelle

franaise de dveloppement etchercheur associ au CNRS.

Ses travaux portentnotamment sur la

modernisation de la gestion dans les entreprises enAfrique. Il est l'auteur de

traiter avec une main de fer dans un gant de velours. Moins dtailles pour les grades suprieurs, ces instructions couvrent nanmoins

Les manuels de la STAR peuvent tre vus comme une adaptation au monde industriel des prescriptions qui rglaient traditionnellement

la vie dans les villages. Ils s'appuient sur une obligation sociale de bonne volont et permettent la juste valuation des intentions. L'admi nistrateur joue ici un rle comparable celui du devin-gurisseur, auquel on s'adressait autre fois pour dmasquer ceux qui voulaient nuire sa communaut. Exposs au grand jour, les fau tifs sont svrement rprimands.De nombreux contes africains illustrent la ncessit de dchiffrer les intentions caches du

Tontines et banques au

Cameroun (Karthala, 1991).YAO BADjO,ingnieur togolais, ancien

toutes les fonctions, jusqu' celles du directeur gnral lui-mme. Non moins surprenant est l'intrt que suscitent ces manuels. Lcs cadres conseillent leurs

agents de les lire comme des romans. Et tous,

directeur gnral de la Rgie nationale des eaux du Togo,appartient la Division desinfrastructures au

Dpartement de l'Afriqueoccidentale et centrale de la

Banque mondiale.

des employs aux directeurs, s'y rfrent abon damment. La STAR parat ainsi trs outille par rapport la plupart des firmes europennes, qui sont loin de disposer d'une telle documen tation. Il est vrai que cette codification du travail peut faire penser une organisation de type

voisin. D'autres rigent en idal social la figure de l'ami sincre et fidle. De la mme faon, l'homme de bien est ici celui qui sait se montrer

bien intentionn. Il parat donc lgitime d'va luer chacun sur ce qu'il a accept de faire pluttque sur ce qu'il a russi faire.

cains, prfrent proposer de nouvelles mthodes de gestion que s'attacher aux procdures existantes. Sans ncessairement le savoir, ils contri

Un curieux malentendu

Compte tenu de leur efficacit, les mthodes de

la STAR, auraient dj d faire cole. Or ce n'est pas encore le cas. Les experts trangers, et singulirement franais, qui reoivent desdemandes en ce sens se montrent assez rti

buent ainsi prenniser leur prsence. La mise en place d'une gestion locale efficace des entreprises revt une importance cruciale pour l'essor des conomies africaines. Certains experts, croyant dtenir la solution, ont propos d'va luer les agents en fonction d'objectifs individua liss. Or dans le contexte africain, toute critique portant sur des rsultats individuels est peruecomme une attaque personnelle. Elle entrane rapidement des ractions de vive hostilit.

cents. Us ont peine croire qu'une telle dmarchepuisse tre stimulante. Dans leur contexte cul

turel, les rgles sont d'abord faites pour tre interprtes, et ils prfrent viter de s'enfermer dans un carcan de procdures tatillonnes, qui ne leur paraissent pas de nature encourager le sens des responsabilits. Ct africain, on est persuad du contraire. Et l'on explique les rticences des experts tran gers par le fait qu'ils ont tout intrt garder leur savoir-faire pour eux. Une explicationCertaines procduresde gestions actuelles font penser aux prescriptions

Ces mthodes importes correspondent une conception diffrente du travail collectif.

Elles ne sont pas adaptes aux mentalits locales, et c'est ce qui explique leur chec, que l'on met

tort sur le compte d'une faiblesse intrinsque des cultures concernes. Il est peut-tre plusfacile qu'on ne croit de faire voluer les menta lits. Il suffirait de prendre en considration les

conforte par le souvenir de ces contrematres de

qui rglaienttraditionnellement la vie

l'poque coloniale qui gardaient dans leur poche un calepin dans lequel ils notaient tous leurs rglages. Il est vrai que les manuels remplissent un peu le mme office que les experts tran gers, auxquels on a souvent recours pour fairevaloir l'objectivit des dcisions administra tives. Or ces derniers, croyant manifester un plus grand respect pour leurs partenaires afri

spcificits de ces socits et d'inciter les experts trangers s'y adapter. En leur rappelant ce vieil

adage africain: L'tranger est un bb, qui doitse laisser choyer et duquer.1. Scmbcne Ousmanc, Les bouts de bois de Dieu, Le Livre contemporain, 1960, Presse Pocket.2. Pour une tude dtaille de ce cas, voir Vers un

au village. Ci-dessous, village du nord duCameroun.

modle du management africain, par A. Henry, inCahiers d'tudes africaines, 124, XXXI-4, 1991.

19

TUNISIE

^ Grer /'incertitudepor Riodh Zghol

La meikure mthode de gestion est parfois... l'absence de mthode.

u

N

ON pre me disait: toujours "reste aziz

les ordres d'un autre se voit mourir. D'autres

quand tu travailles"!, nous a rpondu d'emble l'ouvrier que nous interro

proverbes exhortent garder sa dignit toutprix: Cimetire vaut mieux qu'humiliation,

gions. Aziz veut dire digne, mais aussi fier,

Souffre de la faim mais ne tends pas la main celui qui te reprochera ses bienfaits.Ce refus du travail soumis trouve son fon

indpendant, respectable. C'est qu'il faut distinguer entre vendre sa force de travail contre un

salaire et vendre sa personne, entre le travail d'unhomme libre et celui d'un esclave. Or la culture

dement dans la religion mme, qui ne reconnat pas d'intermdiaire entre Allah et l'homme.

populaire assimile le travail salari un asser vissement, comme en tmoignent ces dictons:L'olivier c'est la richesse, le travail au service des

Le Coran exalte la fraternit des croyants etprne la justice, valeur rgulatrice susceptible

d'empcher l'abus des privilges. La croyance enl'identit de la nature humaine et en l'galit de tous devant Dieu est une compensation moralepour les dmunis.

hommes c'est l'avilissement, Seule la misre

pousse un homme libre travailler pour un homme libre, et Un homme qui travaille sous

Le paternalisme et le flouUsine chimique Gafsa,rgion productrice dephosphates.

Ces reprsentations de l'homme et du travailrvlent une contradiction fondamentale: d'une

part, les cruelles ralits d'une socit humaine

faite de riches et de pauvres, de nobles et de gens du commun, de savants et d'ignorants, o travailler pour autrui est pour la plupart des

mortels une ncessit; de l'autre, la croyance en l'galit de tous, le besoin de sauvegarder unedignit menace par le travail. Commentrsoudre ce dilemme?

Premire solution: la rsignation, soutenuepar la croyance dans le destin, le mektoub, la trajectoire trace par Dieu pour la vie de chacun.Autre possibilit: dresser des frontires infran

chissables entre le temps consacr au travail salari et la vie hors du travail, ce qui permet deprserver une part d'indpendance.Une troisime solution consiste recher

cher dans le paternalisme un contrepoids l'tatthoriquement humiliant de subordonn. Dans

le cadre d'une relation paternaliste, le subordonn prte ses chefs un prjug favorable son gard, souhaite voir ses intrts, mme hors

du travail, dfendus par sa hirarchie et place l'affectivit au-dessus de la dtermination objec

20

tive des droits et des devoirs de chacun. Cette

te Tataouine, enTunisie mridionale

primaut de l'affcct suscite des pouvoirs de type charismatique et encourage les situations floues.Toute organisation institue gnralementdes repres qui permettent chacun de s'orienter

darit qui se tissent entre des individus appartenant une mme famille, une rgion, une

cole, voire un atelier, offrent quelques represdans un environnement incertain.

et de prvoir le comportement d'autrui. Ce quenous avons observ dans l'entreprise tunisienne,

En rsum, pour comprendre le comporte

ment du travailleur dans l'entreprise tunisienne,

c'est un certain refus de formuler des rgles prcises pour traiter de problmes particuliers. Et

il faut avoir l'esprit toute une configurationd'lments culturels, qui sont l'attachement aux

l o ces rgles sont invitables, elles sont dli

valeurs d'galit et de dignit, le paternalismecomme rgulateur de situations o l'ingalit est invitable, l'absence de rglementation et le flou,

brment ambigus, et se prtent diversesinterprtations. Les responsabilits des uns et des

autres sont peu ou mal dfinies. Et lorsque le

l'importance des relations fondes sur l'appartenance sociale. Pris isolment, chacun de ces lments se retrouve dans d'autres cultures. Mais

dbat s'engage sur une question prcise, il estsouvent suspendu sans qu'aucune dcision clairen'ait t prise.

cette association particulire de paramtres cul

Ce flou n'est pas propre aux entreprises: ilse manifeste aussi dans la vie ordinaire. Dans unesocit en mutation o les valeurs tradition

turels est ce qui fait l'originalit du cas tunisien. Un tel profil culturel peut, s'il est contrari,tre cause de dysfonctionnements au sein de

nelles sont perptuellement remises en question, c'est gnralement l'incertitude qui domineface toute situation nouvelle.

l'entreprise. Ainsi avons-nous relev, dans lesentreprises tunisiennes administres de faon

bureaucratique (hirarchie formelle, pouvoirimpersonnel fond sur le rglement et la com

Relations et appartenances socialesCe flou, associ au paternalisme, suscite un fortattachement aux relations interpersonnclles et l'appartenance sociale. Les rseaux actifs de soli

ptence), de nombreuses attitudes qui ne sont gure de nature favoriser l'efficacit. Le personnel est peu enclin travailler en raison de

l'influence, relle ou suppose, des relationspersonnelles sur l'volution des carrires. Le

21

mentation pousse l'extrme s'accompagnait

paradoxalement d'une productivit comparativement leve.

Le personnel de cette usine est mcontent desa rmunration (salaires considrs comme

insuffisants et injustement rpartis), mais il se

sent concern par la survie de l'entreprise, parcrainte du chmage ou d'une mise la retraite

anticipe. Les ouvriers sont donc disposs maintenir un minimum de productivit, sanstrop faire de zle. Dans ces conditions, un des

chefs d'atelier a imagin de rduire au maximum

les distances entre ses hommes et lui, et de jouer

la souplesse dans la gestion du travail en pratiquant une rotation des tches: le conducteur

d'une machine peut tre amen en conduireune autre, ou tre affect des travaux manuels,

l'aidc-conducteur le remplaant au besoin. Cettesouplesse attnue les diffrences de statut entre

les ouvriers, et rduit la fatigue et l'ennui en

leur permettant de se relayer pour l'accomplissement des travaux pnibles. Elle contribue aussi la rgularit du fonctionnement de l'atelier en

cas d'absence aux postes cls. Le chef d'atelier

lui-mme nous a affirm que son absence neralentissait en rien le rythme du travail.Ce systme d'organisation cre une sorte decommunaut o s'estompent les diffrences

sociales et professionnelles et o les niveaux de

rendement, plus ou moins implicitement ngocis,sont l'affaire de tous. Cela ne dissipe pas le sen

timent de frustration et d'injustice: beaucoup

d'ouvriers sont convaincus qu'ils travaillent plus que leurs collgues sans rien recevoir en change de ce surcrot d'effort et de comptence. Mais cessentiments agressifs sont dtourns, hors de l'ate

lier, vers la direction gnrale, juge responsable de l'injustice des rmunrations, ce qui contribue prserver un certain quilibre des rapports l'intrieur de l'atelier.

Sur le plan de l'efficacit, cet atelier se disLa ville de Kairouan,love autour de sa Grande

chef est jug, non pas sur sa comptence, maissur son amabilit et sa courtoisie. Son autorit

tingue nettement des deux autres ateliers de

l'usine, dirigs de manire plus autoritaire.On pourrait penser que cette forme d'orga

Mosque (9e sicle).

risque d'tre conteste s'il n'a pas la mme appartenance sociale que ses subordonns. Enfin, le

nisation du travail s'inspire des mthodes les plusavances du management moderne. Mais en fait,

flou des procdures et le sentiment de l'indignit du travail salari vident cette autorit de sasubstance.

dans un contexte de sous-productivit gnraliseet d'absence de politique organisationnelle, le chef d'atelier a surtout adapt son style de commandement la mentalit de ses ouvriers, sans la

Drapage contrlEn revanche, l'entreprise qui tient compte de ces donnes culturelles a quelques chances d'obtenirune performance relativement satisfaisante. C'est

moindre rfrence un schma thorique.

RIADH ZGHAL,

de Tunisie, est la doyenne de la Facult des sciencesconomiques et de gestion de l'universit de Sfax. Elle a

ainsi qu'une tude compare de productivitdans une entreprise industrielle a attir notre

notamment publi une Introduction la psychologie sociale etau comportement organisationnel (en arabe, Beyrouth-Damas

22

1 993) et La culture de la dignit et le flou de l'organisation(CERP, Tunis 1993).

attention sur le cas d'un atelier o une drgle

MEXIQUE

^ L'atout des solidarits localesparJean Rujfier et Daniel Villovirncio

Comment faire marcher

une usine ultramoderne sans main-d'oeuvre spcialise?

0 trouve-t-on des usines ultramodernes

Nord. Mais leurs conclusions ne sont valables

qui marchent? Forcment dans des pays qui possdent une exprience industrielle, des infrastructures de qualit, des capitaux et de la main-d'iuvre qualifie. Cette ide est si rpandue qu'elle est devenue une vidence.L'accepter, c'est condamner les pays moins

que pour un nombre restreint de pays bnfi ciant de conditions analogues. Nous nous pro posons de montrer ici comment une petite usine perdue dans la campagne, 60 km de Mexico, a

pu devenir l'une des plus comptitives dans la production de yaourts.

avancs un retard inluctable et engager lemonde dans une division du travail et des richesses

rbrmation des apprentisdans une usine de

construction automobile Puebla.

toujours plus injuste. Or il existe un peu partout dans le monde des entreprises qui utilisent, avec succs, des technologies sophistiques sans dis poser d'une main-d'euvre comptente, ni d'un environnement industriel porteur. Bien sr, ces exemples sont rares. Ils sont aussi trs peu tudis. Des milliers de chercheurs se sont penchs sur les usines les plus perfor mantes du Japon, d'Europe ou d'Amrique du

Un fcheux contretempsUne voie ferre sans barrire, et voil l'estancia

de briques rouges, construite autour de la cha pelle, vestige d'une grandeur passe. La multinationale franaise n'a pas install son usine de yaourt au hasard, mais au clur d'une ferme

bovine importante. Celle-ci possdait jadis sonatelier de conditionnement du lait, mais il avait

fini par fermer ses portes et le troupeau avait t

23

considrablement rduit. Du lait destin la

fabrication du yaourt, un dixime seulement provient de l'estancia. L'estancia a fourni une partie des premiers salaris de l'usine. Les cadres franais venus pour la lancer et installer les lignes automatises de production se sont donn beaucoup de mal pour les former. Il faut dire que l'usine avait t construite sur plans, comme si elle s'installait en Europe. On avait donc choisi ce qui se faisait de plus avanc dans ce domaine. Un choix auquelon n'avait pas vraiment rflchi: cette usine tait

L'usine prit un nouveau dpart. Elle continua de s'quiper et ne compta bientt plus dans sesrangs qu'un seul Franais: le nouveau directeur.

Deux ans plus tard, elle se classait parmi les plus performantes du groupe. A quoi tint sa russite?

Une main-d'Buvre trs peu qualifieDans l'ensemble, le personnel n'avait d'autre

exprience professionnelle que le travail des champs et le service domestique. Au dpart, denombreux ouvriers ne savaient ni lire ni crire. Ils n'avaient aucune connaissance de l'indus

l'une des premires du groupe s'ouvrir dans un pays de faible tradition industrielle. On avait

apport les machines, puis on s'tait occup de trouver les hommes qui les feraient marcher.On avait entrepris d'initier les meilleurs ouvriers

de l'ancien atelier au fonctionnement des qui pements modernes, et on y tait arriv. Plutt mal que bien, mais l'usine tournait.C'est alors qu'clata un conflit imprvu, oppo sant les dlgus des ouvriers de l'ancienne estancia au syndicat local des salaris des industries alimentaires, dont ils voulaient se sparer. La direc tion assista, impuissante, la victoire du syndicat, qui la contraignait se sparer des dlgus dissi dents. L'entreprise perdit ainsi ses employs les mieux forms, ceux qui s'occupaient des parties les plus complexes de son quipement. A la suite de ces vnements, survenus cinq ans aprs le dmarrage de l'usine, la directionfranaise dut renouveler son effectif. Elle

trie laitire et n'avaient mme jamais vu de yaourt avant leur arrive l'usine, qui tait une des premires fabriquer ce produit au Mexique. Nous avons cherch, en vain, des produits arti sanaux analogues sur le march local. En entrant dans l'entreprise, ces ouvriers avaient donc dcouvert en mme temps le travail industriel et le produit qu'ils allaient fabriquer. Dans les autres usines du groupe, aucun ouvrier n'est analphabte, et ceux qui manipu lent les appareils de fabrication du yaourt ont au

moins quelques connaissances techniques dans le domaine alimentaire. De plus, ils mangent du yaourt depuis l'enfance. Mme contraste dans les degrs de spciali sation. L'usine mexicaine n'a ni oprateurs qua lifis ni lectroniciens, bien qu'elle soit trs automatise. A tous les niveaux de sa hirarchie, elle

manque de personnel comptent, ce qui n'a

embaucha des ouvriers agricoles, recruts assez loin pour viter que se reforme la coalition quiavait fait natre le conflit.

d'ailleurs rien d'tonnant puisque l'industrielaitire est quasiment inexistante au Mexique. Et pourtant, elle fonctionne parfaitement et la qualit de son yaourt est rpute. Elle reste trscomptitive, bien qu'elle soit dsormais concur rence par d'autres usines, dont certaines bn

Amate, peintureartisanale sur corce.

ficient de passe-droits qui leur permettent d'acheter le lait des prix subventionns. Com ment parvient-elle utiliser des techniques de pointe, sans aucun des atouts dont disposent en ce domaine les pays plus dvelopps?

JEAN RUFFIER,de France est un chercheur du

La nature d'un systme techniquemoderne

Groupe lyonnais de sociologie industrielle (GLYSI).DANIEL VILLAVICENCIO,

La difficult principale des entreprises ultra modernes tient la grande complexit de leurquipement. Pour russir la fabrication du

du Mexique, est enseignantchercheur l'universit autonome de Mexico. Tous

yaourt avec des lignes de production entirementautomatises, il faut non seulement connatre les

deux appartiennent l'Institutinternational de

techniques laitires, mais aussi avoir une ide

dveloppement des technologies, lequel rassembledes chercheurs de tous les

continents qui analysent lesrussites industrielles dans les

pays dvelopps comme dans

les pays moins favoriss. Leprsent article reprend les

rsultats d'une enquteralise entre 1981 et 1984.

prcise du fonctionnement des appareillages, de leur situation, des contenances et du temps de passage des produits. Il faut avoir des notions de programmation lectronique et tre capable de diagnostiquer et rparer les dfaillances mca niques et lectroniques. Dfaillances auxquelles il faut ajouter les erreurs humaines, les pannes techniques, la qualit ingale des matires premires, notamment le lait.

Le repas traditionnel de lafte de San Andrs, dans le

Nul n'est assez savant pour matriser lui seul l'ensemble de l'outillage et des procds de fabrication. L'change d'informations estdonc primordial. C'est l que les choses se com

avantage communiquer le mieux possible, mais aucun ne veut livrer l'intgralit des informa tions qu'il dtient.

Chiapas.

pliquent. Lcs salaris ne transmettent pas volon tiers ce qu'ils savent. Un technicien qui ensei gnerait au premier venu tout ce qu'il a appris et

Cuates et compadres: laconstruction de solidarits locales

lui permet de faire fonctionner sa part d'qui pement devient de ce fait moins indispensable. Il a l'impression qu'on peut dsormais se passerde lui. Chacun cherche garder par-devers lui une part de ce qu'il sait, contraignant ainsi lesautres ngocier sa participation.

De leur premier conflit, les salaris de l'usine ont retenu qu'ils taient vulnrables et ne pouvaient compter ni sur un syndicat capable de seretourner contre eux, ni sur une direction

impuissante et contrainte au licenciement. Or la plupart d'entre eux ont abandonn le travail agricole pour s'engager dans l'industrie. Ils y ont gagn des revenus plus substantiels, mais ont

Le dilemme est le suivant: si les responsablesde la production n'changent pas assez d'infor mations, il leur est difficile d'en matriser les alas. Mais s'ils ne se protgent pas, ils devien

perdu leur place dans leur socit traditionnelle. Avec cet emploi, ils risquent de tout perdre denouveau. Seule une nouvelle forme de solidarit

nent interchangeables, et leurs efforts pour s'amliorer dans leur partie ne seront jamaisremarqus ni rcompenss. Sans compter que

peut les protger. Cette solidarit, ils vont laconstruire au sein de l'usine, clandestinement, en

l'interchangeabilit voque l'une des grandes angoisses de la culture mexicaine: la peur du double ou du jumeau, tre malfique qui peut crer la confusion et prendre votre place. Il y a l une contradiction manifeste entre l'intrt gnral et l'intrt particulier. Les salaris ont tout gagner ce que leur usine soit perfor mante: de meilleurs salaires, ainsi qu'une plusgrande scurit de l'emploi. Ils auraient donc

s'appuyant sur leurs traditions. Entre salaris, il existe des liens multiples:

parrainage de collgues ou d'enfants de collgues l'occasion de baptmes, de communions et de

fianailles. C'est le systme des compadres, qui les engage dans des relations d'change plus ou moins rciproques, plus ou moins quilibres. Cela impose, par exemple, d'aider l'un construire sa maison, l'autre surmonter ses problmes de

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sant ou ses difficults financires, mais en ygagnant l'assurance qu'en cas de besoin, les com

cours du lait et s'interrogera sur ce qui a pu se passer chaque point du circuit. Son handicapmajeur est que sa connaissance se limite une partie de celui-ci, ce qui lui impose de confronter ses connaissances celles de ses collgues. De tels changes, qui imposent chacun de rduire l'opacit sur laquelle il assied son pouvoir dans l'entreprise, ne prsentent gure de risques lorsqu'ils ont lieu entre compadres et cuates, dont la solidarit est totale. En somme, l'appar tenance un rseau de solidarit permet de jouer le jeu de la production au moindre risque. L'exemple de l'erreur humaine est particu lirement explicite. Le plus souvent, les pannes ont une composante humaine: erreur, ngli gence, ou traitement inadquat d'une dfaillance mcanique. Pour ne pas avoir reconnatre sa faute devant un tiers, le responsable cherche d'abord rparer lui-mme les dgts, au risque de s'enfoncer dans l'erreur et d'aggraver la situa tion. Pour se protger d'ventuelles sanctions, il est tent de signaler la panne sans rvler les manipulations qui ont suivi, ce qui en com plique singulirement le diagnostic. En rvlant son erreur des camarades qui ne le trahiront pas, l'ouvrier agit au mieux pour maintenir la production tout en sauvegardant ses intrts. L'enqute a montr que les rseaux desolidarit s'tendaient sur diffrents secteurs de

padres ne vous abandonneront pas.Plus fort encore est le lien entre les cuates,

compagnons de libations qui peuvent se parlersans retenue et se vouent une indfectible soli

darit. Si le systme des compadres appartient la sphre publique, les rseaux de cuates sonttenus secrets.

La sociabilit au sein de l'usine peut aussi prendre d'autres formes: liens familiaux, liaisonsplus ou moins discrtes. Les femmes, trs soudes,

s'opposent gnralement ces liaisons, qui sont prjudiciables la cohsion de leur groupe. Du faitde leur autonomie financire, ces ouvrires se

retrouvent en effet dans une situation assez excep tionnelle. Elles jouissent d'une autonomie qu'elles estiment menace, la fois dans l'entreprise, o certaines sont l'objet de pressions sexuelles, et audehors, o leur entourage cherche leur faire rintgrer leur rle traditionnel au foyer. Pour dfendre leur indpendance, elles organisent toute

une srie d'activits extraprofessionnelles, spor tives ou ludiques, dont les hommes sont exclus.L'ensemble de ces rseaux a grandement contribu au succs technique de l'usine, surtout en permettant aux ouvriers de trouver leur place dans le systme de production.

l'entreprise et englobaient plusieurs niveaux de

Dire ou ne pas direPour nous expliquer comment on fabrique industriellement le yaourt, l'ingnieur franaisa eu recours aux quations. L'ouvrier mexicain,

sa hirarchie. Ils sont un facteur cl de l'effica

cit de son personnel.

lui, nous a montr les tuyaux qu'emprunte le lait.Nous ne saurions dire quelle explication tait la meilleure: dans un cas comme dans l'autre, nous

avons eu le sentiment d'avoir compris.La diffrence entre ces deux discours est

Ces rseaux jouent aussi un rle important dans l'apprentissage. Former quelqu'un, c'est prendre le risque de le voir vous supplanter. Mais l'lve qui appartient au mme rseau que son matre ne fera rien pour lui nuire. La direc tion a compris que ses tentatives pour obtenir la formation d'un jeune par un an qui ne l'avaitpas choisi taient voues l'chec. Mais elle

rigurines en terre cuited'Ocotlan, Etat d'Oaxaca.

particulirement intressante lorsqu'il s'agit de rechercher les causes d'un dysfonctionnement. L'ingnieur franais s'appuiera sur un schma global du systme de production, tandis que l'ouvrier mexicain suivra mentalement le par-

s'est rendue compte aussi que les ouvriers les plus qualifis s'entouraient d'assistants, dont le

nombre finissait par devenir un symbole de leurstatut. En effet, avec un assistant vous devenez

important, mais avec deux, vous n'avez plusbesoin de travailler. Il fallait donc restreindre le

nombre des assistants sans les supprimer, afin dene pas perdre le bnfice de l'instruction des nouveaux ouvriers par les anciens.

Cette tension entre une logique industrielle importe et des traditions locales est sans doute

ce qui explique la belle performance de l'usine. La direction franaise incarne la ncessit de produire toujours plus et mieux. Les rseaux de solidarit mexicains n'ont pas la production pour but, mais ils la facilitent. Ils peuvent aussi la paralyser, s'il estiment qu'il vaut mieux pour eux ne rien faire. La direction a su emporter leur adhsion en se montrant fortement impli que dans le succs de l'entreprise, tout ens'accommodant de modes de fonctionnement

26

qui lui chappent partiellement.

LE

COURRIER

DE

L ' U N E S C O

- A V R I L

1994

1 DILEMME ES PARCS NATIONAUXPAR FRANCE BEQUETTELes parcs sont partout reconnus

monde, Yellowstone, a t cr sur lacte ouest des Etats-Unis. Actuelle

Ci-dessus,

comme des lieux d'une exceptionnelle beaut et d'un intrt

le parc d'Amboseli, au Kenya.

ment, il existe plus de 8 500 parcsnationaux dans 120 pays, totalisant environ 850 millions d'hectares (prsde trois fois la taille de l'Inde) . A l'ori

majeur en matire de faune et

de flore, que les Etats cherchent

valoriser et protger. Toutefois, des menaces psent sur eux qu'il ne faut pas mconnatre, si l'on veutpouvoir les conjurer. C'est en 1872, en pleine rvolution industrielle, que le premier parc national au

gine, les parcs, qu'il ne faut pas confondre avec les rserves de bio sphre cres par I'Unesco ds 1971,taient surtout des lieux de loisirs et

de mditation. Actuellement, ils

i D

)

M MTIOMKfences andfines) , il est rapidement apparu qu'aucune barrire, aucune loi ne pouvaient empcher les populations locales de cultiver, de bra

sables (ivoire et corne de rhinocros)contre la fourniture d'armements

ou pour la simple autoconsommation des occupants, territoire ouvert des revendications diverses. Or,

les guerres internationales, civilestendent devenir des conservatoires. Deux vocations bien difficiles ou tribales et les rbellions se dcha

concilier, dans la mesure o le tourisme, cette vritable industrie sans

chemine qui ne cesse de se dve lopper, possde un pouvoir de des truction non ngligeable. Par ailleurs, il devient de plus en plus difficile de trouver des zones inhabites pro tger, car la Terre se peuple chaque jour davantage, et l'agriculture,l'industrie et l'urbanisation ne ces

conner, de couper des arbres et mme de pratiquer l'cobuage pour survivre. Pis encore, pouvaient- ellesadmettre d'tre chasses de leur

nent, depuis 30 ans, dans cette partie du monde: des parcs du Rwanda, du Zare, du Niger, du Sngal, du Mali, de Mauritanie, du Togo et du Tchad paient un lourd tribut. Les btes sontdisperses lors des combats ou abat

terre, au nom de la protection de lanature?

tues l'arme automatique comme au parc des Virunga, au Zare ou dans le parc national Queen Elizabeth en Ouganda. Ces troubles, souligne Grard Sournia, dcouragent la coopration internationale et l'effort des donateurs. Au Niger, crit-il, et plus prcisment dans l'Ar-Tnr, la rbellion touareg, les prises d'otages dont furent victimes les res ponsables et des agents de la rserve (dont deux au moins ont perdu la vie), les menaces profres l'gard des personnels expatris, les vols de matriel, et en particulier de vhicules, ont conduit l'UICN, matre

sent d'tendre leur emprise. Un parc national, selon l'Alliance mondiale pour la nature (UICN), doit comporter un ou plusieurs co systmes n'ayant pas t altrs par l'homme, des espces animales et vgtales, des reliefs terrestres ou des habitats prsentant un intrt scientifique, ducatif ou rcratif, ou encore un paysage naturel d'une grande beaut. En crant un parc, les autorits doivent prendre des mesures pour prvenir ou liminer l'exploitation ou l'occupation de la

PILLAGES ET DEPREDATIONS

Ainsi, le parc d'Iguau au Brsil et leparc de Guastopo au Venezuela ont-

ils t vids de leurs occupants. Descentaines de familles ont t ddom

mages et reloges ailleurs. Toute fois, le gouvernement brsilien asuivi la dmarche inverse lors de la

cration, en 1961, du parc de Xinguo ont t accueillies 17 tribus dont

les terres avaient t confisques. Certaines d'entre elles n'ont pas hsit poursuivre le gouvernement en justice car, face des cosystmes dont elles ne connaissaient pas le mode d'emploi, elles ne parvenaient pas s'adapter et rclamaient leursanciennes terres. Au Costa Rica,

Biscuit Basin

d'

du projet, en accord avec

les bailleurs de fonds et les autorits

Yellowstone,Etats-Unis. Cr

en 1872, ce parcnational fut le

premier site protg dans lemonde.

totalit du site. Les