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RISQUES PSYCHOSOCIAUX LES CARNETS DU 142 AOÛT – SEPTEMBRE 2015 \\ PAGE 15 Harcèlement moral V éritable phénomène de société, le harcèlement pose souvent des problèmes complexes d’imputabilité et de réalité des plaintes, si bien que peu de procédures aboutissent. Il touche des travailleurs, des employeurs et des personnes extérieures à l’entreprise (clients, fournisseurs,…). Il n’y a pas de profil psychologique type mais l’on observe que certains groupes peuvent être plus touchés que d’autres. Par exemple, les salariés de plus de 50 ans, les représentants du personnel, les personnes handica- pées, les femmes élevant seules leurs enfants… Parfois sont touchés aussi des personnes à forte rémunération et des salariés engagés et motivés pour qui le travail est source de joie et d’épanouissement. HARCÈLEMENT ET VÉCU DE HARCÈLEMENT SONT DEUX CHOSES DIFFÉRENTES Se sentir harcelé ne signifie pas nécessairement qu’il y a harcèlement mais signifie toujours qu’il y a souffrance au travail. Toute exigence, demande, ordre ou refus ne procède pas d’un processus de harcèle- ment. Il convient de ne pas oublier (et de rappeler par- fois) que tout travailleur doit se conformer aux consignes de son supérieur hiérarchique/employeur dans le cadre de son contrat de travail. Par exemple, lorsqu’une direction impose une modification des manières de travailler, un travailleur qui vit cela diffi- cilement ou qui n’arrive pas à suivre pourrait vivre cela comme du harcèlement sans que cela n’en soit. Ne confondons pas non plus harcèlement avec stress, maladresse ou erreurs de communication, différend au travail, refus ou exigences fondés dans l’exercice de la fonction d’autorité, surcharge de travail, sanctions justifiées, souffrance morale, conflits,… et vécu de harcèlement rocède pas d’un processus de harcèle - ent de ne pas oublier (et de rappeler par - ut travailleur doit se conformer aux son supérieur hiérarchique/employeur de son contrat de travail. Par exemple, rection impose une modification des ravailler, un travailleur qui vit cela diffi - ui n’arrive pas à suivre pourrait vivre cela arcèlement sans que cela n’en soit. Ne pas non plus harcèlement avec stress, u erreurs de communication, différend us ou exigences fondés dans l’exercice de autorité, surcharge de travail, sanctions ffrance morale, conflits,…

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RISQUES PSYCHOSOCIAUX

LES CARNETS DU

142 AOÛT – SEPTEMBRE 2015 \\ PAGE 15

Harcèlement moral

Véritable phénomène de société, le harcèlement pose souvent des

problèmes complexes d’imputabilité et de réalité des plaintes, si bien que peu de procédures aboutissent. Il touche des travailleurs, des employeurs et des personnes extérieures à l’entreprise (clients, fournisseurs,…).

Il n’y a pas de profil psychologique type mais l’on observe que certains groupes peuvent être plus touchés que d’autres. Par exemple, les salariés de plus de 50 ans, les représentants du personnel, les personnes handica-pées, les femmes élevant seules leurs enfants… Parfois sont touchés aussi des personnes à forte rémunération et des salariés engagés et motivés pour qui le travail est source de joie et d’épanouissement.

HARCÈLEMENT ET VÉCU DE HARCÈLEMENT SONT DEUX CHOSES DIFFÉRENTES

Se sentir harcelé ne signifie pas nécessairement qu’il y a harcèlement mais signifie toujours qu’il y a souffrance au travail. Toute exigence, demande, ordre ou refus ne procède pas d’un processus de harcèle-ment. Il convient de ne pas oublier (et de rappeler par-fois) que tout travailleur doit se conformer aux consignes de son supérieur hiérarchique/employeur dans le cadre de son contrat de travail. Par exemple, lorsqu’une direction impose une modification des manières de travailler, un travailleur qui vit cela diffi-cilement ou qui n’arrive pas à suivre pourrait vivre cela comme du harcèlement sans que cela n’en soit. Ne confondons pas non plus harcèlement avec stress, maladresse ou erreurs de communication, différend au travail, refus ou exigences fondés dans l’exercice de la fonction d’autorité, surcharge de travail, sanctions justifiées, souffrance morale, conflits,…

et vécu de harcèlement

procède pas d’un processus de harcèle-ent de ne pas oublier (et de rappeler par-ut travailleur doit se conformer aux son supérieur hiérarchique/employeur

de son contrat de travail. Par exemple, irection impose une modification des travailler, un travailleur qui vit cela diffi-

qui n’arrive pas à suivre pourrait vivre cela arcèlement sans que cela n’en soit. Ne

pas non plus harcèlement avec stress, u erreurs de communication, différend

fus ou exigences fondés dans l’exercice de autorité, surcharge de travail, sanctions

uffrance morale, conflits,…

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évidemment utile d’objectiver ce qui dans l’interaction entre deux personnes génère le vécu de harcèlement et d’apporter les changements de comportements requis, mais ce n’est pas suffisant : le rapport infructueux d’un duo interagit dans un contexte donné, en présence d’autres acteurs et sur fond d’aspects institutionnels et organisationnels. On ne peut pas faire comme si cela n’existait pas, sinon l’analyse et les pistes de résolution sont déconnectées de la réalité.

Considérer toute emprise comme pathologiqueGénéralement, l’emprise évoque la domination

morale, intellectuelle, affective et physique, parfois même la force et la puissance destructrices, la privation de liberté d’expression et de liberté individuelle. Aujourd’hui, les situations d’abus, de maltraitance, de harcèlement sont tellement médiatisées que l’on oublie qu’il existe une emprise normale et une autre, pathologique3. La plupart du temps, l’influence et l’emprise qui en découle relèvent des phénomènes propres à toute relation, à tout groupe et tout système, ainsi qu’aux rapports de force au sein de ceux-ci. Ce qui peut, par contre, parfois poser problème,

DÉRAPAGES POSSIBLES EN MATIÈRE DE DIAGNOSTIC

Il arrive que l’interprétation de la définition du har-cèlement donne lieu à des dérives en matière de dia-gnostic dont les effets sont contre-productifs, et dans ce cas, ils peuvent même venir s’opposer à l’apport que représente la loi, celle-ci visant à lutter contre ce pro-cessus pour le bien-être des travailleurs.

La généralisation Des ouvrages ont appris au grand public à identifier

comme manipulateur une personne en fonction de ses comportements. D’autres ont vulgarisé le profil du per-vers narcissique alors que des profils distincts peuvent s’engager également dans des processus d’emprise1. Cela donne lieu à un paradoxe : les citoyens sont plus informés mais certains d’entre eux font des raccourcis audacieux et peuvent voir des pervers partout…

La banalisation Le harcèlement moral prend la forme d’actes précis,

injustifiés, répétitifs, donnant l’impression d’être déli-bérés qui sont commis à l’encontre d’un (ou plusieurs) travailleur(s) et créent de la sidération2. La législation nous dit aussi que plusieurs critères doivent être ren-contrés pour qu’un comportement soit reconnu comme un fait de harcèlement, notamment la récurrence dans le temps. En effet, lorsque l’on analyse chaque acte séparément, on risque de banaliser une éventuelle forme sournoise de violence : chaque acte pris isolé-ment peut sembler inoffensif ou anodin.

Le regard limité à la sphère relationnelle ou psychologique

La question du harcèlement reste malheureusement encore trop souvent envisagée dans la logique stricte-ment linéaire du rapport « harceleur-harcelé ». Il est bien

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c’est leur utilisation dans un but déterminé et dans un certain contexte. Car bien évidemment, il existe des sys-tèmes pervertis, des liens pervers et au sein de ceux-ci, des conduites pathologiques et violentes.

L’emprise est avant tout un état naturel, parfaite-ment normal et sain. Tout d’abord, dans la formation, l’ajustement et l’accordage du lien d’attachement (que ce soit dans les interactions précoces de l’enfant, dans le lien amoureux, dans le lien à une autorité, dans le lien à un groupe... ). Présent et naturel aussi dans les moments groupaux dont l’enjeu est le remaniement des identités (notamment, les rites de passage ou le passage d’une étape du développement du groupe à une autre). L’emprise ne trouve pas seulement sa source dans l’intrapsychique ou dans l’interaction d’un duo mais bien dans un contexte groupal.

Elle devient pathologique dès qu’il y a tentative récurrente par l’un d’exercer une maîtrise d’autrui dans le but de l’utiliser à son avantage. L’autre devient alors un « ustensile » : il est aux yeux de celui qui exerce le contrôle, un moyen, un instrument pour satisfaire un désir, un besoin ou un dessein précis. L’emprise entre alors dans le champ de la violence et simultanément dans le champ de l’usage car elle devient le mode relationnel usuel.

Une certaine intolérance à la frustration

Les véritables nécessités du service existent, elles imposent normalement une organisation du travail, y compris celle des congés, et elles peuvent tout naturel-lement aller à l’encontre des souhaits personnels sans pour autant constituer un processus de harcèlement.

L’utilisation délibérée de la notion de harcèlement pour servir des intérêts autres

Au sein des groupes, il arrive que des personnes détournent la notion de harcèlement à leur avantage pour servir leurs intérêts propres. Ainsi, un directeur au sein d’une entreprise avait été accusé par 2 salariés et après plusieurs années d’enquête et de procédure, le Tribunal a reconnu la pertinence des actions du direc-teur, conformes à son mandat et respectueuses du Droit. Dans son jugement, le juge avait mis en évidence que les

salariés avaient utilisé la plainte en harcèlement pour dissimuler leurs propres fautes de comportement pro-fessionnel, et retourner de cette façon l’acte d’accusation contre ses auteurs, considérant qu’ils avaient ainsi jeté le discrédit sur la direction et la confusion parmi les sala-riés, ralentissant ainsi l’activité de l’entreprise.

APPROCHE PLURIDISCIPLINAIRE, CHACUN SON RÔLE

Le terme de harcèlement étant une notion juri-dique4, un principe de précaution s’applique si bien que les managers, les médecins du travail et les consultants gagnent à parler de souffrance morale et de laisser aux tribunaux compétents le soin de juger quant à la réa-lité du harcèlement. Après avoir objectivé les faits - dans la durée et non sur quelques échantillons isolés – il convient de remettre les comportements dans leur contexte et de résoudre la situation générale qui a per-mis la situation en prenant en compte les personnes désignées comme harcelé et harceleur, mais sans se limiter à eux.

Le médecin du travail a un rôle essentiellement pré-ventif, et non curatif. Sa mission est double : la surveil-lance de la santé des travailleurs et la surveillance sanitaire des lieux de travail. Ses prestations ne se limitent pas aux examens médicaux. Elles consistent aussi à se rendre sur les lieux de travail et à être conseil-ler des employeurs et des travailleurs. Ainsi, il fait le lien entre les conditions de travail et la santé des personnes qui font ce travail, et par conséquent, il peut attirer l’at-tention des employeurs sur ces liens possibles.

Le psychologue du travail interviendra lui au niveau des interactions et peut apporter du soutien aux per-sonnes. Il tiendra compte que, si la psychologie inter-vient positivement dans les interactions au sein d’un système, elle seule ne résout pas les problèmes qui se jouent dans les interactions dans une organisation.

Un consultant extérieur pourra contribuer à réguler les nœuds de tensions au sein des organisations dans le cadre de leurs contrats avec celles-ci. Pour ce faire, deux mouvements d’intervention conjoints sont utiles :

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p Du salarié vers le groupe : ainsi, par exemple, un coa-ching permettant de tenir son rôle adéquatement, une formation visant à renforcer une compétence professionnelle pour assurer sa mission, une descrip-tion de postes et le lien entre le poste et la situation actuelle, … C’est-à-dire des interventions portant sur la manière dont les gens agissent, et dans ce cas, visant un ajustement de représentations et de positionnement,

p Du groupe vers le salarié : ainsi par exemple, la clari-fication de l’organigramme et des attendus de rôles, la définition des missions, la définition des objectifs et l’ajustement des moyens pour y parvenir, une régulation d’équipes, un accompagnement de CoDir, l’application des lois, règlements, sanctions, la prise en compte de la culture d’entreprise,…

C’est-à-dire des interventions sur les aspects struc-turaux et fonctionnels du groupe lui-même ; ce qui a une influence pour les agissements des personnes

Le manager quant à lui a un rôle-clé également : donner les moyens de faire le travail demandé, vérifier que les moyens sont adéquats, prendre les mesures nécessaires en vue de résoudre les tensions et les conflits car même s’il s’en distingue, le harcèlement a presque toujours à sa base un conflit non résolu. Ce conflit peut provenir d’une divergence de points de vue, d’une rivalité, d’une lutte d’influence, d’une recherche de pouvoir, d’un conflit de normes, etc. En cas de conflit, il faut agir rapidement et au bon endroit! Contrairement aux bons vins, les conflits vieillissent mal. Ne pas les traiter aujourd’hui est engranger des soucis pour l’ave-nir et risquer d’aggraver une situation qui finira de toute façon par exploser. Plus le temps passe, plus le climat de travail se dégrade et plus il est difficile de réta-blir une situation de confiance.

En cas de transgressions, les interventions de tous doivent aussi dénoncer ce qui a été détecté. Il est néces-saire que le tiers prenne position et dépasse la répu-gnance à sortir de la neutralité bienveillante.

CONCLUSION

Approcher le harcèlement et le vécu de harcèle-ment, en particulier au travail, nécessite de considérer la complexité, les subtilités et les éventuelles dérives du contexte qui le produit.

Véronique Sichem, CFIP 5

RÉFÉRENCES1. Dejours – Souffrance en France - La banalisation de l’injustice –

Editions SeuilGoffman – Stigmates – Editions de MinuitHirigoyen – Le harcèlement moral, violence perverse au quotidien – Editions SyrosHirigoyen – Malaise au travail, démêler le vrai du faux – Editions La découverteHirigoyen – Le harcèlement professionnel dans la vie professionnelle – Editions Pocket

2. Manifestations d’hostilité, de violence ou de brutalité à l’encontre de la personne, qui peuvent être verbales, comportementales, voire physiques - Mise sous pression de la personne, qui prendra par exemple la forme d’une surveillance exagérée de son travail - Ridiculiser la personne ou discréditer son travail. On déconsidère sa valeur professionnelle, on se moque d’elle, on isole la personne. On ne la convie pas à des réunions d’équipe, on ne l’écoute pas lorsqu’elle parle, on lui fait comprendre qu’elle est de trop - Favoriser la communication indirecte ou empêcher la personne de s’exprimer, la mettre au placard (où l’on prive la personne de son travail, en la mettant sur une voie de garage et en ne lui donnant plus de travail à effectuer)

3. Sichem – L’emprise dans les groupes – www.fregat.eu - articlesSichem – L’emprise: du mouvement normal aux dérives – www.fregat.eu

4. Le harcèlement est une notion apparue en 1996 avec la publication du « Mobbing*, la persécution au travail » de Heinz Leymann . Le législateur en Belgique le définit comme un phénomène qui s’exprime par « des conduites abusives et répétées de toute origine, externes ou internes à l’entreprise ou l’institution, qui se produisent pendant un certain temps et qui se manifestent notamment par des comportements, des paroles, des intimidations, des actes, des gestes et des écrits unilatéraux, ayant pour objet ou pour effet de porter atteinte à la personnalité, la dignité ou l’intégrité physique et psychique de la personne lors de l’exécution du travail, de mettre en péril son emploi ou de créer un environnement intimidant, hostile, dégradant, humiliant ou offensant».

5. Consultante senior au CFIP (Centre pour la Formation et l’Intervention Psycho-sociologiques)