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CAHIER DES ATELIERS CONTEMPORAINS 13 KLAUS HUBER

HEMU- Cahier des Ateliers Contemporains°13 / Klaus Huber

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CAHIER DES ATELIERS CONTEMPORAINS

13KLAuS HubER

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CAHIER DES ATELIERS CONTEMPORAINSN° 13

ÉDITORIAL

KLAuS HubER : HOMMAgE POuR SES 90 ANS

...von Zeit Zu Zeit...

Auf die ruhige nAchtZeit

LA RAISON Du CœuR

KAMMERKONzERT « intArsi »

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ÉDITORIAL

une musique de credo

« La conscience d’une époque consiste en la conscience de ceux qui ne sont pas prêts à céder. »

Klaus Huber in Ecrits, L’Art comme bouteille à la mer Editions Contrechamps, 1991

A la fin des années cinquante, la musique en Suisse n’a pas vraiment connu de musiciens engagés dans le courant que l’on nommait alors d’avant-garde, si l’on excepte le chef d’orchestre et mécène bâlois Paul Sacher et un peu plus tard le jeune Heinz Holliger. De tous les compositeurs de sa génération, Klaus Huber est dans doute celui qui prit alors le mieux la mesure de son temps et qui déploya avec le plus de vigueur l’étendue de son talent, distingué d’ailleurs par de nombreuses récompenses, dont le fameux Prix Ernst von Siemens. Comme pédagogue, son rayonnement international à la tête de l’Institut für Neue Musik de Freiburg-im-Breisgau fut considérable et presque incontournable pour une grande partie de la nouvelle génération, de 1973 à 1990.

Fuyant autant le dogme sériel de l’après-guerre que l’establishment confortable d’une Suisse encore repliée sur les valeurs conservatrices d’un néoclassicisme tardif, sa démarche s’est assez rapidement distinguée par un dépassement des seules préoccupations musicales (rejetant l’idée même de l’Art pour l’Art) pour tendre vers un langage qui puisse se faire l’écho des aspirations humaines, questionnant puis englobant la philosophie, l’éthique, l’altérité remarquable de civilisations extra-européennes ou encore la question du religieux. S’adressant sans détour au cœur des hommes puis s’engageant, profondément, en faveur des sans-voix, des opprimés ou des exilés de notre monde, il attestait de sa compassion envers une humanité déchirée et marquée par les innombrables conflits que connut le XXe siècle.

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Par le prisme d’une expression éminemment personnelle, qui tend vers une sorte d’humanisme, Klaus Huber pense et vit son art comme étant le miroir de notre condition : l’artiste ne peut – ne doit – pas rester sourd aux bouleversements et aux injustices de notre temps mais plutôt en saisir l’essence, en accueillir les effets. Sa musique, dans sa conception même, est donc universelle. Elle convoque puis intègre les étapes chronologiques de notre histoire dans un champ sonore d’une exceptionnelle singularité et par l’emploi de formes qui doivent autant à l’art de la Renaissance qu’à la plus pointue des réalisations électro-acoustiques, alors que dans le registre des textes sur laquelle elle se fonde, elle cite autant les poètes que les mystiques. Puisant au cœur de l’intime, elle exprime parfois jusqu’à l’indicible et voudrait au fond apaiser nos peurs fondamentales, dans une démarche marquée – malgré l’immense culture dont elle est issue – par une profonde humilité.

A l’occasion du 90e anniversaire de Klaus Huber, la Haute Ecole de Musique de Lausanne, en partenariat avec l’Association Suisse des Musiciens (dont il fut le président de 1979 à 1982) est heureuse de proposer ce portrait en forme d’hommage. Il témoigne de la reconnaissance et de l’admiration que nous avons pour l’homme et son œuvre, l’une des plus marquantes qui soit.

William Blank

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uNE ESTHÉTIquE DE LA RÉSISTANCE

LA bEAuTé INTéRIEuRE Au moment où Klaus Huber choisit, après quelques hésitations et les réticences familiales, le métier de musicien, la plupart des compositeurs de sa génération avaient formé une avant-garde musicale turbulente, radicale et intransigeante : leurs œuvres, comme leurs déclarations, heurtaient le sens commun. Cette jeune génération cherchait par tous les moyens à promouvoir ce que l’on appelait alors la « musique nouvelle ». Jeune homme timide issu d’un milieu conservateur et pieux, Klaus Huber resta à l’écart d’un tel mouvement, sans pour autant adhérer aux courants néoclassique ou néobaroque qui dominaient la vie musicale suisse. Il s’appuya sur quelques références éloignées dans le temps, comme la polyphonie primitive du Moyen Âge et les œuvres tardives de Webern ou Stravinski, mais aussi sur la méditation et la lecture des mystiques chrétiens. Au plus fort de la pensée structuraliste, ses préoccupations semblaient anachroniques : sa Partita pour violoncelle et clavecin (1954) et ses Six vocalises (1955), contemporaines du Marteau sans maître, sont en décalage avec l’époque.

Mais son style s’enrichit progressivement des différents apports de la modernité : l’Oratio Mechtildis (1956-1957), puis les cantates Engels Anredung an die Seele (1957) et Auf die ruhige Nacht-Zeit (1958) constituent les étapes les plus importantes de cette démarche solitaire où l’élément religieux prédomine. Dans les années cinquante jusqu’au début des années soixante, la « beauté intérieure » est pour lui un refuge vis-à-vis du réel, une sublimation du moi individuel. La forme musicale est le reflet d’un monde divin, harmonieux et serein. Elle évite les éclats, les gestes forts, le heurt des sonorités, privilégiant au contraire un monde sonore doux et paisible, un lyrisme très intérieur, souvent contenu dans des limites dynamiques restreintes. Cette musique qui s’appuie en partie sur un Moyen Âge idéal ne renvoie pas à elle-même, dans l’esprit de la « musique absolue », mais se charge de multiples significations symboliques, souvent mises en abyme.

KLAuS HubER : HOMMAgE POuR SES 90 ANS

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Au début des années soixante, alors que l’avant-garde musicale éclate en de multiples tendances, Huber approfondit son style personnel. Ses œuvres marquent à la fois un aboutissement et un premier dépassement : avec le quatuor à cordes Moteti – Cantiones (1962-1963), l’oratorio Soliloquia (1959-1964) et la pièce concertante Alveare Vernat (1965), Huber introduit progressivement des figures expressives et des techniques compositionnelles plus audacieuses dans sa musique. Il prend conscience, à travers les mouvements sociaux et politiques de l’époque, des limites de sa position.

FACE Au RéEL

Le réel fait ainsi irruption de façon violente dans cet univers refermé sur lui-même, engendrant une expression tragique jusque-là écartée. La belle harmonie est définitivement brisée. Elle apparaîtra désormais comme moment, comme une figure musicale de l’utopie, et non plus comme le cadre dans lequel les œuvres se déploient. Huber s’identifie à la souffrance du Christ sur la croix (Tenebrae, 1966 ; Psalm of Christ, 1967), il crie son angoisse devant les menaces d’apocalypse (…Inwendig voller Figur…, 1970-1971). L’œuvre ne reflète pas seulement la violence et l’injustice qui règnent dans le monde, elle nous indique aussi la voie d’une possible émancipation, elle est porteuse d’utopie. Loin d’échapper à un monde chaotique, elle s’y plonge dans l’espoir de le sauver et de provoquer un choc salutaire, adoptant volontiers le ton de la prophétie. La totalité visée n’est plus celle, idéale, de la pure intériorité, mais celle, tourmentée, d’un vécu qui engloberait toute l’humanité. L’engagement se situe à la fois au niveau de l’écriture musicale, qui est spéculative et novatrice, sans concession, et au niveau de la signification sociale des œuvres, de leur pouvoir de communication. En même temps qu’il radicalise son style, Huber s’attaque ainsi de façon provocatrice aux genres établis et aux institutions musicales : à l’opéra (Jot en 1972-1973 et Im Paradies oder Der Alte vom Berge en 1973-1975), à l’orchestre (Turnus en 1973-1974), à la musique de chambre (Ein Hauch von Unzeit en 1972, Ascensus en 1969 ou Schattenblätter en 1975), et jusqu’à la musique religieuse (… Ausgespannt… en 1972). Dans l’esprit de contestation qui a soufflé tout au long des années soixante, il met en crise les formes établies de la vie musicale. Symboliquement, il brise la relation entre un compositeur tout puissant et des interprètes

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dévoués à son service, au profit d’une relation complémentaire, fondée sur la créativité et l’engagement : dans la série d’œuvres portant le titre Ein Hauch von Unzeit, c’est aux interprètes de réaliser les multiples versions possibles de l’œuvre. Huber développe ainsi l’idée d’une forme ouverte, en germe dans certaines de ses pièces antérieures, et utilise la technique du montage tout en réactualisant celle des tropes, des parodies et des élaborations à partir d’un cantus firmus, techniques héritées du Moyen Âge.

Ceci va l’amener à agir sur un plan pragmatique. En 1969, il crée le séminaire de Boswil afin de susciter des rencontres créatrices entre les compositeurs, ainsi qu’entre les compositeurs et les interprètes, et entre ceux-ci et le public; puis il organise à l’intérieur de la Hochschule für Musik de Freiburg-im-Breisgau, où il est nommé professeur de composition en 1973, un Institut pour la nouvelle musique qui demeure un modèle pour notre époque. Il y dispensera un enseignement de la composition qui, après celui de Schoenberg et de Messiaen, est l’un des plus prestigieux du siècle. Huber s’attaquera également aux pesanteurs de l’Association des Musiciens Suisses, dont il est le président contesté entre 1979 et 1982.

On ne peut dissocier le compositeur de l’homme engagé, cherchant à la fois de nouvelles formes de pensée et de nouvelles formes d’organisation, une manière nouvelle de communiquer à l’intérieur et à l’extérieur du monde musical. L’engagement de Huber n’a rien d’une posture. Il est même surprenant que cet homme timide, replié sur lui-même au point d’esquiver la demande de Theodor W. Adorno de venir discuter avec lui après la création remarquée de ses Noctes intelligibilis lucis en 1961 à Darmstadt, soit devenu l’un des compositeurs les plus radicaux et les plus volontaires dans son action comme dans ses prises de position. C’est au nom d’une intériorité préservée et de convictions fortes, dans la ligne de la tradition mystique qui constitue son véritable point d’ancrage, que Huber puise sa force de résistance pour mener un combat opiniâtre contre toutes les formes d’assujettissement et de réification.

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Au NOM DES OPPRIMéS

Cette dialectique entre le réel et l’idéal va trouver forme dans toute la série des œuvres écrites depuis la fin des années soixante-dix, et elle culmine notamment dans une œuvre monumentale terminée en 1982, fondée pour une grande part sur des textes du prêtre et poète révolutionnaire nicaraguayen Ernesto Cardenal, figure centrale de la théologie de la libération et d’un christianisme engagé politiquement (il s’en inspirera dans toute une série de pièces). Le titre de l’œuvre vaut comme programme : « Humiliés – Asservis – Abandonnés – Méprisés » (Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet). Ce vaste oratorio fait apparaître clairement le lien profond entre les dimensions humaines et musicales à l’intérieur même du travail compositionnel. D’une part, les réalités du Tiers-Monde y sont articulées à une critique radicale de l’impérialisme et de la domination des classes défavorisées dans les pays riches ; la spiritualité y est mêlée à l’engagement politique, l’intériorité aux faits les plus concrets – la « théologie de la libération » inspire ce mélange de marxisme et de messianisme chrétien. D’autre part, l’œuvre utilise de larges moyens vocaux, instrumentaux et électroniques et elle tente une synthèse entre des processus musicaux « avant-gardistes » et des emprunts ou des références au passé. Elle exprime une conscience du temps présent lucide, critique et engagée, que le compositeur voudrait nous faire partager, et qui prend sa mesure dans un ordre reflétant le « Royaume de Dieu ». Le contenu supra-musical est inséparable d’une quête de la totalité.

Si, dans un premier temps, cette quête s’était manifestée par le repli sur soi, le sujet se transcendant à travers la méditation – une recherche de la vérité et de la beauté dans l’intemporel –, dans un second temps, elle se confronte au monde dans toute sa complexité, avec ses différentes strates historiques, sociales et temporelles. Dans les deux cas, il s’agit pour le compositeur de ne jamais dissocier forme et contenu. La recherche intérieure et l’engagement sociopolitique sont les deux faces – d’abord successives, puis simultanées – d’une même totalité où le moi individuel veut être dépassé. Les personnages de ses œuvres sont ainsi débarrassés de toute psychologie, de toute ambiguïté, et l’on pourrait dire, de toute complexité interne qui tendraient à les singulariser. Ce sont des figures emblématiques, qui représentent une condition, une situation donnée, et qui renvoient à la douleur et à l’angoisse

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intérieures, à l’amour et à l’éveil de la conscience, aux processus de répression et de réification, de révolte et de libération. Huber n’en donne pas une représentation à proprement parlé, mais dirige sur elles un regard qui prend sa source dans une région supérieure.

Au centre de son oratorio, il a placé de façon significative une pièce vocale faisant appel à une voix d’enfant et à un effectif réduit de musique de chambre : Senfkorn est une reconstruction, à partir de ses éléments fragmentaires, d’un air tiré d’une cantate de Bach (« Es ist vollbracht », « Tout est accompli »). L’œuvre ancienne prend forme progressivement, diffusant une lumière sereine qui vient de loin. Il est significatif que le cœur de cette œuvre monumentale soit une pièce intimiste réclamant la voix d’un enfant, expression même de la pureté.

LA COExISTENCE DES TEMPS

Huber a souvent fait appel à des citations du passé : les mélodies archaïques d’Hildegard von Bingen à la fin des Cantiones de Circulo Gyrante (1985), le Tombeau de S. L. Weiss à la fin d’Erinnere dich an G… (1976-1977), les citations mozartiennes dans Intarsi (1993-1994) et Ecce Homines (1998), ou les chorals présents dans de nombreuses œuvres viennent à la rencontre de la modernité dans le mouvement même de celle-ci. Car au cœur de ses propres découvertes, l’écriture créatrice retrouve les figures sœurs du passé, celles qui furent aussi en leur temps des formes novatrices. L’élément positif, dicté par la foi et manifesté par la musique dans ses formes d’écriture ou dans ses références à la musique ancienne, est pourtant ce que la modernité avait depuis plus d’un siècle interprété comme mensonge. « Dans les conditions actuelles, la musique en est réduite à la négation déterminée », écrivait Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique. Huber cherche une voie capable de surmonter cette affirmation. Sa musique n’évoque pas l’instant de bonheur comme quelque chose de fugitif (un mot dont on se souvient qu’il entrait dans la définition baudelairienne de la modernité), et moins encore comme une nostalgie. Les éléments du passé et les images utopiques ne renvoient pas à une conscience déchirée, comme on la trouve chez Zimmermann par exemple, auquel la pensée de Huber se rattache par certains aspects. Ils sont au contraire au cœur de la construction, ils constituent sa poutre maîtresse.

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Ils opposent leur solidité et leur détermination, quand bien même leur apparence semble fragile, aux éléments chaotiques et déstabilisateurs mis en œuvre par ailleurs. Ainsi, jusque dans le monde sensible, Huber reste soumis à l’idée d’un sens transcendant. L’élément subjectif, générateur d’angoisse et de désordre, est repoussé, et avec lui toute la tradition romantique à laquelle Huber a substitué celle du Moyen Âge.

C’est toute l’ambiguïté, la singularité et l’originalité de la démarche du compositeur : cet alliage fragile entre la position théologique et l’engagement politique, cette conception de l’œuvre qui s’enracine dans l’esprit du Moyen Âge aussi bien que dans la modernité musicale. L’articulation entre une pensée religieuse qui pose le « Royaume de Dieu » comme vérité première et ultime, et la réalité complexe, troublée, chaotique, dont l’œuvre se veut le reflet critique, s’exprime par des tendances contradictoires à l’intérieur même de l’œuvre. Elle touche à l’essence du travail de Huber, à cette dialectique très particulière chez lui de la structure musicale et d’un « programme », et à cette polarisation aux extrêmes qui conduit son discours tantôt aux limites du silence, tantôt vers la forme élémentaire du cri. Il n’existe pas de médiations ou de gradations; elles menaceraient de restaurer la puissance de la subjectivité.

C’est ainsi que Huber a adopté la forme du montage. Ce n’est pas la logique musicale seule qui détermine les contours de l’œuvre, mais le contenu qu’ils portent et qui les détermine. C’est le « programme » qui autorise des ruptures et des sauts, mais aussi ces moments étales, ces illuminations où la matière musicale est travaillée de l’intérieur, au détriment de toute forme de progression, de dramatisation du discours. Le temps de référence se situe en surplomb : il transforme les différents temps de l’œuvre en positions dans l’espace. La forme du montage a conduit Huber à la spatialisation des sources sonores, qui reflètent concrètement les différentes couches de la polyphonie, comme c’est le cas par exemple de Cantiones de Circulo Gyrante (1985).

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À L’éCOuTE DE L’AuTRE

Au début des années 1990, révolté par le concept de « choc des civilisations » et par la première guerre du Golfe (que la seconde n’a pu qu’aviver et la suite confirmer), Huber, fidèle à son empathie pour les vaincus, s’est tourné vers l’ennemi désigné. La musique arabe est alors devenue une stimulation nouvelle pour lui. Elle va lui permettre de prolonger, d’approfondir et d’élargir son univers musical, en réintégrant la lecture de l’héritage grec faite par les musiciens arabes, si différente de celle des Européens. À près de soixante-dix ans, Huber se lance dans une exploration nouvelle qui ouvre une troisième période dans sa production. Elle commence avec l’étude des traités musicaux que le comte d’Erlanger avait fait traduire en français par des spécialistes locaux durant la première moitié du XXe siècle. Lui qui avait utilisé, dès les années soixante, les quarts de ton, prend alors conscience des possibilités qu’offre une structuration en tiers de ton plus satisfaisante du point de vue acoustique et musical (elle repose, dans la musique arabe sur les sons mobiles à l’intérieur des tétracordes, caractérisant les différents modes).

Cette démarche inscrite dans la continuité de son travail permet de mieux comprendre, a posteriori, les choix que Huber avait effectués dans les années cinquante. Elle rend explicite ce qui fonde sa conception musicale depuis le début : le rôle premier des intervalles, conçus comme des unités de sens et d’expression plutôt que comme de simples grandeurs quantifiables. Les structures mélodiques, si importantes pour Huber, se déploient à partir d’eux, débouchant sur un tissu polyphonique dans lequel l’harmonie constitue un phénomène résultant et non une forme a priori. Ainsi s’explique l’inclination de Huber pour le dernier Stravinski, auquel il a rendu hommage tardivement en transcrivant pour une formation réduite les Threni qu’il avait tant admirés au moment de leur création, et sa lecture originale de l’œuvre de Webern, dont il conçoit l’organisation sérielle comme part d’une pensée mystique plutôt qu’au travers du structuralisme. En privilégiant la dimension sensible de l’intervalle, et en avançant l’idée selon laquelle l’organisation du matériau doit être chargée d’un sens transcendant, Huber s’oppose à la pensée dominante de son époque. Dès ses premières pièces, il avait cherché à dépasser le tempérament égal par l’usage d’intervalles purs ou par l’usage des quarts de ton. C’est ainsi qu’il se rapproche,

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dans ses dernières œuvres, d’une conception modale très éloignée du chromatisme généralisé des sériels. Mais par là, comme à travers son penchant pour les musiques du Moyen Âge ou de la Renaissance, il renonce aussi à la conception univoque d’un « progrès » historique fondé sur le développement du chromatisme et l’émancipation de la dissonance, tel qu’il fut théorisé par Adorno dans sa Philosophie de la nouvelle musique.

En approfondissant à travers la musique arabe cette sensibilité modale, Huber, dans les œuvres de sa dernière période, a voulu éviter la neutralisation et la saturation des intervalles, qui conduit par ailleurs à l’effacement de la dimension mélodique. Il recherche au contraire une différenciation toujours plus poussée en ayant recours aux tiers et aux quarts, voire même aux sixièmes de ton, renouant avec les expériences historiques de Vicentino et de Gesualdo notamment. Dans les œuvres qu’il compose à partir de tels modèles, Huber réactualise la technique des tropes comme celle de la contrafacture, tout en construisant la généalogie de son propre style. Cet intérêt pour les répertoires anciens, comme pour ceux de la musique arabe, s’inscrit dans la quête d’une musique religieuse moderne, liée à des courants mystiques qui intègrent désormais, aux côtés de figures telles que saint François d’Assise, Jean de la Croix ou Simone Weil, celles de la culture musulmane, et notamment du soufisme. Matériau et contenu sont intimement liés. Dans sa dernière période, Huber réalise une synthèse originale de cultures a priori antinomiques, et ce sur le plan strictement musical comme sur celui du contenu spirituel, nouant les branches qui s’étaient séparées au Moyen Âge.

DéPASSER LE « MOI »

Mais il est un autre point de convergence entre ces références archaïques, devenues ferment de modernité : c’est le refus de l’individualisme, paradoxalement glorifié à l’intérieur de sociétés de masse où les individus sont manipulés jusque dans leur sphère la plus intime, un paradoxe qui a sa contrepartie dans l’opposition entre une musique savante produite par des individualités et destinée à une élite, et une musique fabriquée industriellement pour le plus grand nombre. En revendiquant l’humilité devant Dieu, qui conduit à la sympathie pour les plus déshérités, Huber fait d’une valeur prébourgeoise et prémoderne un élément central de sa conception de la

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modernité. L’expression qu’il vise n’est plus celle du moi, mais celle d’une conscience capable de parler au nom de tous. Il existe un lien entre cet horizon expressif détaché de la tradition romantique et expressionniste et les moyens techniques utilisés : la modalité porte en elle le préindividuel et le collectif – c’est la « langue » des musiques populaires et des traditions anciennes à travers le monde –, alors que le chromatisme généralisé, né de l’évolution de la tonalité, est lié à une individualisation de plus en plus poussée qui culmine dans la musique et la personnalité de Schoenberg. On pourrait voir dans cette position hubérienne l’influence de l’héritage bartokien qui a marqué ses années de formation : une conception de la modernité qui, à travers la musique populaire, vise un type d’expressivité qui dépasse l’individu (elle est perçue, chez le Bartók de la maturité, comme une forme de « classicisme »).

Huber, dans une sorte d’anti-croisade s’opposant aux croisades modernes conduites avec des moyens logistiques sophistiqués, a ainsi suggéré qu’un dialogue s’établisse entre des cultures présentées comme antagonistes. Lui qui s’était tourné vers l’Amérique latine au moment de sa domination dans les années soixante et suivantes, puis vers les philosophies et les cultures de l’Extrême-Orient, il a ouvert un dialogue fécond avec le monde arabe, attitude extrêmement rare, voire inexistante, dans le paysage musical contemporain. Une des grandes œuvres de sa dernière période est écrite sur un texte que le poète palestinien Mahmoud Darwisch écrivit durant le siège de Ramallah : Die Seele muss vom Reittier steigen (2002). L’élément directement politique est lié à l’idée que le poète (l’artiste) a pour mission de maintenir ouvertes les formes d’illumination, d’espérance et de résistance intrinsèques à l’acte créateur. Dans cette œuvre, Huber intègre des formes de cantillation utilisant les tiers de ton qui proviennent de la musique arabe (on les retrouve dans les autres œuvres de cette période). Elles sont soutenues par un ensemble qui comprend toute une série d’instruments anciens, dont certains évoquent les instruments de la musique arabe. La démarche est audacieuse.

Cette œuvre caractéristique de la dernière période du compositeur, l’une de ses grandes réussites, se décline selon des formats très différents : la version originale est conçue pour des solistes vocaux et instrumentaux entourés d’un groupe d’une trentaine de musiciens; Huber a réduit ce dernier

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une première fois à neuf musiciens, puis une seconde fois à trois ! Il a en effet progressivement développé une conception pour laquelle la forme d’apparition sonore peut être variable sans que la substance soit altérée, et les différentes couches polyphoniques jouées indépendamment les unes des autres comme des entités autonomes. Il avait déjà conçu le trio Schattenblätter selon un tel principe (l’œuvre pour piano seul s’intitule Blätterlos), et il en allait de même pour la pièce d’orchestre Protuberanzen (voir les textes qui sont consacrés à ces œuvres ci-après). Dans ses compositions récentes, il a systématisé cette ubiquité des formes de présentation, comme si les œuvres constituaient un organisme dont chaque membre pouvait exister par lui-même tout en préservant le sens du tout. Huber applique ainsi l’idée de la contrafacture à sa propre musique. Il existe un rapport entre cette conception et l’idée d’une forme qui agglutine des morceaux pouvant être joués de façon indépendante. C’est le cas par exemple d’une œuvre vocale comme Miserere Hominibus (2005-2007), ou de l’opéra Schwarzerde (1997-2001). Dans ces œuvres, la totalité n’est pas conçue comme une construction monumentale dont chaque partie serait un moment nécessaire, mais elle est au cœur de chacun des moments. La forme s’agrandit ou se réduit dans le temps et dans l’espace sans jamais perdre sa signification profonde. Dans de telles œuvres, les moments d’unicité, souvent liés à une écriture de type choral – des moments extatiques d’une rare beauté, avec des harmonies subtiles et colorées, luminescentes –, creusent le ciel, pour reprendre l’expression baudelairienne, et réfractent sa lumière. L’idée d’une totalité dans laquelle tout est interconnecté, mais dont chaque élément est porteur, a permis à Klaus Huber d’offrir dans ses dernières œuvres l’image de la Cité idéale, dont les parties peuvent se nouer, se détacher, ou se recomposer librement, sans jamais perdre leur signification.

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uN RETOuRNEMENT RADICAL

Le décentrement voulu par ce compositeur né au cœur de l’Europe, dans un pays qu’il a finalement « enjambé » par son installation en Allemagne et par ses résidences en Italie, se manifeste aussi par le recours à des instruments rares et plus guère utilisés, comme la viole d’amour, le baryton ou la mandole, ou appartenant à des cultures non européennes, comme le shô japonais ou le buk coréen. Le renouvellement de la sonorité, lié pour une part à l’emploi d’échelles intégrant les tiers de ton, s’effectue aussi par de tels choix instrumentaux. La plupart des œuvres de la dernière période réclament des effectifs peu courants, ce qui ne contribue d’ailleurs pas à en faciliter l’exécution, avec une prédilection pour les instruments à cordes pincées, qui a son origine dans l’intérêt porté très tôt au clavecin. En choisissant des timbres riches mais moins puissants que ceux des instruments modernes, Huber critique implicitement une forme d’entropie qui ne serait pas seulement technico-économique et politico-financière, mais aussi sonore et dynamique, associée à l’extériorité et à l’aliénation qui conduisent dans le domaine musical comme dans le domaine économique à l’aporie. Huber perçoit celle-ci sous la forme de la catastrophe, et il lui oppose un retour vers l’intériorité sensible. Dans sa musique, les différenciations minimes et le silence jouent un rôle essentiel; le niveau dynamique est souvent réduit.

Dans sa dernière période, Huber s’est attaché à la figure lumineuse et tragique du poète russe Ossip Mandelstam, mort en déportation, auquel il a consacré plusieurs œuvres (dont l’opéra Schwarzerde) et auquel il semble s’être en partie identifié. Mandelstam symbolise une puissance d’éveil et de résistance intérieure, mais apparaît aussi comme saint et martyr. La force de son invention a traversé une réalité sordide sans jamais faiblir, l’exigence de vérité fut posée face au cynisme et au mensonge, qu’elle affronta sans détour : triomphe de l’esprit sur sa propre négation. La métaphore du travail poétique que Huber lui emprunte, celle de la charrue qui retourne la terre, illustre tout autant son rapport avec le passé dont, pour reprendre une idée d’Ernst Bloch citée par le compositeur, nous devons encore honorer la dette, que l’artisanat musical proprement dit à travers la confrontation avec le matériau. L’inouï, pour le compositeur, ne se confond pas avec les mirages d’une terre vierge, mais exige que le sol soit retourné pour faire apparaître, ou réapparaître, ce

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qui a été recouvert et enseveli. La conscience elle-même doit être retournée par une relation critique avec le réel. Il y a dans la musique de Huber un double mouvement vers le bas où l’on creuse, et vers le haut où s’élève le regard. Cette verticalité du présent, qui plonge ses racines loin dans le passé tout en s’élançant vers un avenir utopique est une métaphore de l’intemporalité, un reflet de l’éternité divine. Ce qui distingue pourtant radicalement la démarche de Huber de celle d’autres compositeurs religieux en ce siècle, c’est que la quête de l’intemporel ne conduit pas chez lui à une mise entre parenthèse du réel, mais provoque au contraire un regard critique, intempestif et sans concession sur lui, un engagement de tous les instants. Ce qui est visé dans l’exacerbation du détail et dans les lignes mélodiques au lyrisme incandescent, repliées sur elles-mêmes, tissées, enchevêtrées, diffractées dans l’espace, produisant des textures sonores iridescentes, c’est la révélation, où se nouent la lucidité, la pitié et la révolte, et que la musique voudrait provoquer en s’appuyant sur « la raison du cœur ». Huber se tient dans la position de l’ange représenté par Klee telle que Walter Benjamin l’a interprétée : il fait face à la catastrophe portée par le vent de l’histoire, qu’il fixe avec effroi, tournant le dos au futur qu’elle dessine dans des couleurs d’apocalypse; d’une voix douce et insistante, il chante un présent « sans limite ni contour » – Ohne Grenze und Rand –, porteur d’une possibilité de salut qui exige la forme d’un retournement radical.

Philippe Albèra

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... von Zeit Zu Zeit ... DEuxIèME quATuOR à CORDES (1984-1985)

Dans sa version actuelle, ...von Zeit zu Zeit... […De temps en temps…] a été conçu en 1984 et 1985 ; mais il reprend aussi des esquisses conceptuelles que j’avais toujours remises à plus tard, en particulier parce que ma concentration sur l’oratorio Erniedrigt – Geknechtet – Verlassen – Verachtet (1975/78-83) ne me laissait ni le temps ni la force de m’organiser en vue d’un projet délicat de musique de chambre.À propos du quatuor à cordes lui-même, je me bornerai à dire que le thème le plus profond de mon travail consistait à explorer la problématique de la structure et de la réception temporelles en musique, et ceci aux niveaux et dans les espaces des plus différenciés.Dans les esquisses pour cette œuvre, j’ai noté en été 1984 : « Cet effort de saisie n’est pas accessoire mais essentiel. Écarter, étendre les bras – embrasser : voilà l’acte créateur proprement dit. Effort jusqu’à la rupture, à tout instant (possible), à chaque MAINTENANT… Le processus créateur serait-il donc, vu sous cet angle, tout à la fois une ouverture la plus large et une tension ? Serait-ce cela, justement, qui lui conférerait la possibilité d’anticiper quelque chose comme « l’avenir » ? Le travail créatif ne pourrait, ne devrait-il pas dès lors « éclairer par avance » l’être social, dans un sens tout à fait déterminé ? »

Mon idée initiale pour ce quatuor a été l’espace d’un corps sonore imaginaire et dense que je pensais d’abord créer à l’aide des quatre instruments. Mais dès le départ, la limitation de l’espace sonore vers le bas par le do de la corde la plus basse du violoncelle me dérangea. C’est pourquoi je la transformai en l’abaissant au contre-la, ce qui conféra à toute la sonorité du quatuor une nouvelle envergure, pour ainsi dire. On y trouve ainsi la pulsation du temps musical sous forme de vagues à multiples chevauchements.Après une série d’œuvres dans lesquelles je m’étais concentré sur le développement d’une sémantique structurelle, en particulier concernant le rythme et les hauteurs, je compris qu’il s’agissait de reprendre les choses au départ, d’une certaine façon pré-compositionnellement.Ceci voulait dire que je devais laisser derrière moi toutes les possibilités développées jusqu’à ce jour de structurer techniquement et de manipuler méthodiquement le temps ; comme si je me déplaçais dans une pénombre qui ne s’éclaircissait que petit à petit. Des vagues de temps à multiples chevauchements et interprétées dans trois horizons

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temporels distincts donnaient lieu à une pulsation discontinue mais somme toute régulière de durées qui ne sont quasiment jamais identiques et vont du très long au très bref. Cette fluctuation constante, je l’ai mise en musique de façon très variée. Ces vagues traversant l’espace sonore génèrent des structures symétriques qui tendent vers les micro-intervalles, et dévoilent toujours de nouvelles facettes. Le processus entamé traverse toute la pièce, pas à pas. Tout ce qui émerge de nouveau est d’une certaine façon relié à quelque chose de préexistant. De manière associative, des sauts se produisent subitement, comme une irruption de quelque chose de totalement étranger à cette musique qui étouffe et efface la pulsation. Les vagues de temps s’élargissaient de façon concentrique en mon subconscient. À partir d’une « pulsation à la minute » générative (chaque séquence ayant environ la même durée), se créait une « pulsation à l’heure », pour ainsi dire le déroulement de toute une journée, de l’aurore jusqu’à la nuit profonde ; et finalement la pulsation des jours, des mois et des ans : l’étendue d’une vie humaine. Je dois avouer que je n’ai pas essayé de créer « directement » de la musique dans cette œuvre. Je cherchais plutôt à trouver des métaphores pour ce qui constitue la vie… Pour moi, le processus de la composition, qui amène toujours du nouveau par association, est devenu de plus en plus le symbole de la vie… Ceci peut paraître très présomptueux. Mais devant le champ de tensions entre le manque croissant d’importance de l’art et la commercialisation toujours plus importante des œuvres, il ne reste plus grand-chose d’autre à l’artiste que d’opposer une résistance et de se défendre d’emblée contre la réification de l’œuvre. Il doit se construire une esthétique de la résistance. À la place d’une affirmation de soi et de la perpétuelle représentation de soi, notre création s’est tournée vers les alentours immédiats de domaines existentiels, qui sont tout simplement ceux de la vie et de la mort. Ce que l’on se plaît à nommer « l’essence de l’art » serait donc plus proche de l’énigme, du mystère de l’existence humaine, et très éloigné de catégories telles que l’œuvre d’art ou la valeur marchande.

Klaus Huber

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Auf die ruhige nAchtZeit

Écrite en 1958, cette œuvre pour soprano, flûte, alto et violoncelle fait partie d’une trilogie de trois cantates pour des effectifs réduits composées à partir de textes sur des textes d’inspiration mystique renvoyant au Moyen Âge : Antiphonisches Kantate (1956) et Des Engels Anredung an die Seele (1957) sont les deux cantates qui précèdent Auf die ruhige Nachtzeit. Cette dernière œuvre s’appuie sur un texte de Catharina Regina von Greiffenberg (1633-1694). À l’époque, Huber se consacre à la lecture des textes mystiques, qui constituent pour lui un refuge face à un monde qu’il qualifie de « mauvais » : « je lisais beaucoup les grands mystiques comme Jean de la Croix, Hildegard von Bingen, Jakob Böhme, Mechtild von Magdebourg, mais aussi des textes plus directement confrontés à la politique comme ceux de Simone Weil par exemple ».

Il cherche dans ces textes et en conséquence dans ses cantates une expression purement intérieure, faite de beauté et d’harmonie, dans une sorte d’immobilité ou de suspension du temps qui s’apparente à une forme de méditation en musique. Ainsi Auf die ruhige Nachtzeit présente une structure parfaitement symétrique en sept parties, dont le centre est symboliquement un Herzstück. Les intervalles consonants sont privilégiés, dans une intonation qui doit être naturelle (c’est-à-dire non tempérée) et dans une nuance presque uniment douce. Cette calme méditation sur la nuit, typique de sa première période, fut composée par Huber dans un monastère sur les bords du Rhin en août 1958.

Philippe Albèra

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I. TranquilloTrône céleste, incrusté d’astres,Et toi, lune, couronne des nuits,Luisez, car des rayons du soleilNous prive le globe terrestre

II. SostenutoPaix, sépulcre des pensées, Dissipe donc souci et peine,Apaise en moiToute soif d’émotion.

III. Poco agitatoMaintenant, la musique du ventDort au sein des arbres creux,Repose, se tait.J’aspire à m’élever vers Dieu.

IV. Molto tranquillo« Cœur »Douce sève de la grâce divine,Douce sève de la grâce divine,Toi qui apporte le bonheur en sommeil,Le bonheur de la grâce divine !Coule dans mes rêves.Être et paraître de mon salut,Être et paraître de mon salut.

V. SostenutoOmbre, amie de a quiétude !Nuit, temps de la régénération !Ne soyez pas si sombres,Au point de ternir votre noble éclat.Et toi, repos de mon repos,Maître de mon cœur, viens donc,Sois mon alcôve :Fais que je veille dans mon sommeil.

VII. TranquilloFermez-vous, mes yeux,Procurez-moi le repos,Mais toi, mon esprit, contemple Dieu,Loue le Seigneur, à minuit.

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LA RAISON Du CœuR

Dans sa dernière période, Huber s’est rapproché de la culture arabe, qui l’a stimulé pour de nouvelles possibilités compositionnelles et a constitué l’occasion d’une réflexion politique sur le monde actuel. Dans une grande pièce pour pour cinq voix solistes, percussion arabe et orchestre écrite en 2007, Quod est pax ? – Vers la raison du cœur…, il a introduit un texte du philosophe français Jacques Derrida au centre de la musique; il s’agissait d’une pièce à deux voix composée peu après la mort de Derrida comme bicinium in memoriam; elle a aussi été reprise dans l’œuvre intitulée Miserere hominibus.

« Dans ce bref texte que Derrida, Juif algérien, a écrit comme message pour le voyage en Palestine de la délégation du Parlement international des écrivains – c’était une réponse à un appel de Mahmoud Darwich –, il s’agit de paix au sens le plus profond, de la capacité de paix d’un “nous”. Derrida nomme cela “la raison du cœur”, se référant ainsi à Blaise Pascal, lequel avait fondé ses pensées profondes sur la double signification de la raison: bon sens et fondement. “La raison du cœur” serait ainsi toujours du côté de la vie, ce que l’on ne peut malheureusement pas dire de la raison intellectuelle. Les voix atteignent “… la raison du cœur, sa raison politique… Le cœur est du côté de la vie. La raison du cœur. C’est l’amour…” ». [Klaus Huber]

Philippe Albèra

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KAMMERKONzERT « intArsi » POuR PIANO ET ENSEMbLE (1993-1994)

Le point de départ de cette œuvre est le dernier Concerto pour piano de Mozart, auquel je pensais sans cesse. Je voulais remettre en cause le développement inflationniste de la musique pour piano d’avant-garde; aussi me suis-je restreint consciemment à l’ambitus du piano mozartien dans une grande partie de l’œuvre. Au lieu d’une technique de sauts virtuoses, j’ai visé un maximum de polyphonie aux niveaux rythmique, sonore et linéaire. Dans le premier mouvement de Intarsi, qui conduit au second à travers un grand silence composé, le piano est inséré dans un mouvement d’ensemble extrêmement doux et transparent et détermine la sonorité de façon décisive. Comme de la marqueterie (intarsie), de très brèves citations du premier mouvement de Mozart émergent par-ci par-là, vers lesquelles je me dirige constamment : des trilles descendants comme un « Adieu » toujours nouveau et devenant toujours plus lourd. Ce concerto de chambre, notamment le mouvement « Intarsi », est dédié à la mémoire de Witold Lutosławski, dont la précieuse amitié reste pour moi irremplaçable. La pièce est également écrite pour András Schiff. Le second mouvement, « Pianto – Specchio di Memorie », est dans un certain sens une étude spectrale à huit voix, dont les hauteurs dérivent en permanence de constellations d’intervalles mozartiens (comme d’ailleurs dans la première partie). La pulsation continue, subdivisée en couches superposées fondées sur des rapports de nombres premiers, est interrompue par deux « Cadenze contrappuntistiche » qui glissent comme des ombres : il s’agit d’un contrepoint élaboré à partir des motifs intervalliques et rythmiques du Concerto de Mozart. La troisième « cadence », absorbée par les pulsations, se souvient du thème mozartien du second mouvement. Dans le troisième mouvement, intitulé « Unità », on retrouve une situation totalement opposée. Je me permets de développer ad absurdum un thème du dernier mouvement de l’œuvre de Mozart par des séquences, des inversions et des rétrogradations; il en résulte une « chasse aux sorcières » qui tend constamment à l’unité sans jamais l’atteindre…Dans l’épilogue, « Giardino Arabo », je reprends « l’étude spectrale » du second mouvement pour la conduire de la manière la plus douce vers son épilogue. La structure d’intervalles en trois-quarts de tons ébauchée dans le second mouvement déjà se développe vers un maqâm qui supplante de plus en plus l’image sonore tempérée du piano. Le piano, véritable fondement historique de notre pensée musicale chromatique, laisse alors place à un monde sonore ouvrant d’autres horizons…

Klaus Huber

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bIbLIOgRAPHIE

En français, les éditions Contrechamps ont publié un choix d’Écrits et entretiens représentatif de la pensée de Klaus Huber : Au nom des opprimés, éd. Philippe Albèra, Genève, Contrechamps, 2012.

En allemand, les textes de Huber ont été réunis par Max Nyffeler sous le titre Umgeflügte Zeit, Schriften und Gespräche, Köln, MusikTexte, 1999. La revue Musik-Konzepte a publié un numéro consacré à Klaus Huber : VIII/2007 (édition text+kritik) qui comporte plusieurs essais sur sa musique.

DISCOgRAPHIE

Parmi les disques de la musique de Huber, signalons quelques œuvres importantes : Musique de chambre (dont Auf die ruhige Nachtzeit), ACCORD Una Corda Soliloquia Sancti Aurelii Augustini, GRAMMONT …inwendig voller Figur… et Tempora, Konzert für Violine und Orchester, WERGO Cantiones de Circulo Gyrante, AUVIDIS MONTAIGNE Erniedrigt - Gekenchtet - Verlassen - Verachtet…, NEOS Schwarzerde, opéra, MGB/MUSIKSZENE SCHWEIZ Miserere Hominibus et Agnus Dei cum Recordatione, SOUPIR ÉDITIONS

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DANS LA MÊME COLLECTION

> N° 12 HEINZ HOLLIGER / HANSPETER KyBURZ mars 2014> N° 11 IVAN FEDELE mars 2013> N° 10 LUIGI DALLAPICCOLA décembre 2012> N° 9 SOFIA GUBAIDULINA novembre 2011> N° 8 IANNIS XENAKIS mars 2011> N° 7 PIERRE BOULEZ janvier 2011> N° 6 GyöRGy LIGETI octobre 2009> N° 5 ISABEL MUNDRy février 2009> N° 4 ELLIOTT CARTER octobre 2008> N° 3 JONATHAN HARVEy octobre 2007> N° 2 BETSy JOLAS mars 2007> N° 1 LUCIANO BERIO novembre 2006

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