Héritier 1985 La cuisse de Jupiter

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Franoise Hritier

La Cuisse de JupiterIn: L'Homme, 1985, tome 25 n94. pp. 5-22.

Citer ce document / Cite this document : Hritier Franoise. La Cuisse de Jupiter. In: L'Homme, 1985, tome 25 n94. pp. 5-22. doi : 10.3406/hom.1985.368560 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1985_num_25_94_368560

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Franoise Hritier-Aug

La Cuisse de Jupiter Rflexions sur les nouveaux modes de procration*

Franoise Hritier- Auge, La Cuisse de Jupiter. Rflexions sur les nouveaux modes de procration. On parle beaucoup de nouveaux modes de pro cration, fruits des progrs de la science et de la technologie, qui rendraient ncessaire d'inventer de nouveaux modes de filiation ; le lgislateur est somm d'intervenir. Une lecture anthropologique permet de douter de la nouveaut du problme : certaines sinon toutes les situations de fait actuelles correspondent des institutions prsentes dans des socits diverses. Toujours est affirme, par rapport au biologique, la primaut de la convent ion juridique qui fonde le social, et la filiation n'est jamais un simple driv de l'engendrement. Bref, s'il est possible de raffiner les formes de famille, on ne peut inventer de nouveaux modes de filiation.

Toutes les socits humaines reposent sur une commune exigence : celle de leur reproduction, qui passe par celle de leurs membres. Autant dire que toutes sont confrontes aux problmes qui, de tout temps, ont fait l'objet de la rflexion des hommes : dfinir, au moyen de rgles par ticulires de filiation, ce qui garantit la lgitimit de l'appartenance au groupe, statuer sur ce qui fonde l'identit de la personne humaine en tant qu'elle est enserre dans un continuum biologique et social, rglementer les droits et les devoirs de l'individu, et mme apporter une solution leur mesure au problme de la strilit. En ces domaines chaque socit suit un usage cohrent qui lui est propre et qui est la loi du groupe. C'est ce titre que l'anthropologie peut clairer la question de l'inser tion dans la pratique sociale des nouveaux modes de procration, qui sont apparemment lis dans l'esprit du public au dveloppement des connais sancesscientifiques et des techniques. L'analyse anthropologique permet en effet de comparer entre elles les diffrentes formules qui, un moment ou un autre, ici ou l, ont t actualises, et peut-tre de dgager de cette * Communication prsente au colloque Gntique, procration et droit , Paris, 18-19 jan. 1985. Les Actes seront publis aux d. Actes Sud (H. Nyssen, dir.). L'Homme 94, avr.-juin 1985, XXV (2), pp. 5-22.

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comparaison un certain nombre de constantes ou tout au moins de tendances fortement marques. On ne trouvera donc dans ce qui suit aucune considration de type moral sur la difficile partition des faits entre le licite et l'illicite, le normal et l'anormal, le naturel et l'artificiel, laquelle est toujours et partout affaire de convention sociale. On ne suggrera pas non plus que nous pourrions chercher ailleurs des modles directement reproductibles ou adaptables notre socit. L'ide d'une greffe est absurde dans la mesure o ce qui est en jeu n'est pas seulement le fait juridique, mais l'ensemble des comportements et des reprsentations qui leur sont associes. La seule leon en tirer, s'il en est une, est une leon d'humilit. La question des palliatifs la strilit, qui nous intresse aujourd'hui, s'est toujours pose dans toutes les socits. Certes, il s'est produit ces dernires annes un dveloppement considrable des connaissances scientifiques en matire de reproduction et de gntique humaine, et nous devons tenir compte de cet acquis ; mais il faut savoir qu'il n'existe pas de systme de pense, si naf qu'il nous paraisse, ni de systme social, si fruste soit-il, qui n'aient t fonds eux aussi sur une analyse critique de ce que la nature offrait aux regards, donc du donn biologique tel qu'il pouvait tre observ et interprt avec leurs propres moyens d'intelligibilit par ceux qui mettaient en pratique ces systmes. Par ailleurs, les rgles qui commandent la filiation, ce lieu ncessaire et de droit dont dpend la reconnaissance de la place de l'enfant dans la famille et dans la socit, sont toutes ancres dans ce que le corps humain, donc la nature humaine, a de plus irrductible : la diffrence des sexes. La filiation passe par une ligne d'hommes, ou de femmes, ou par les deux la fois, selon diffrentes formules. C'est vrai pour toutes les socits qui ne connaissent que le rapprochement sexuel comme mode de reproduction. Ce sera vrai aussi des nouveaux modes de procration qui, s'ils peuvent exclure le rapprochement physique, ne sont pas coups cependant de la reproduction sexue. De ce point de vue, l'ide que le social serait du ct de l'artifice alors que le biologique (ou le gntique) serait du ct de la nature, n'a en toute rigueur aucun sens. C'est l la premire constante que nous sommes mme d'observer dans les faits. Cependant, les systmes de filiation qui consacrent l'appartenance un groupe socialement dfini , les systmes de parent qui dterminent la faon dont nous classons et dnommons nos parents consanguins et allis , les modalits d'alliance matrimoniale et les modles de la famille sont des donnes minemment sociales. Qu'entendre par l ? Si l'une quelconque de ces institutions tait biologiquement fonde, donc naturelle et ncessaire, elle se prsenterait universellement

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sous la mme forme. Or ce n'est le cas pour aucune d'entre elles. Le fon dement des diverses formules que l'on rencontre est certes toujours l'observation et le traitement d'invariants biologiques, mais ceux-ci sont d'une trs grande gnralit : il n'existe que deux sexes et leur rencontre (ou la fusion de leurs gamtes) est ncessaire dans l'acte de procration ; la procration entrane une succession de gnrations dont l'ordre ne peut tre invers (celle des parents prcde celle des enfants) ; un ordre de succession des naissances au sein d'une mme gnration classe les indi vidus en ans et en cadets, et des lignes parallles de descendance sont issues des individus ainsi classs. Ces rapports naturels, qui expriment des diffrences irrductibles, constituent un matriau banal dans son universelle simplicit. C'est ce matriau que manipule en tout temps et en tout lieu la pense symbolique, en oprant entre ces trois ordres de faits naturels des sries de driva tionsd'o dcoulent les systmes terminologiques, les rgles de filiation, d'alliance, de rsidence. La combinat oire a fait le tour des possibilits logiques qu'offrent ces trois invariants biologiques. A quelques exceptions prs, toutes ont t actualises ici ou l, de par le monde, dans des insti tutions qui, pour chacune d'elles, offrent le mme type structural, quelles que soient les diffrences culturelles des populations qui les ont adoptes. Si l'on considre la filiation, il apparat qu'il n'existe que six possibil its logiques de modes lmentaires de par la combinaison de quatre units : homme et femme, en position de parent et d'enfant ; et sur les six, deux au moins ne se rencontrent presque jamais. La filiation unilinaire inscrit l'individu ds sa naissance dans un seul groupe : le groupe agnatique du pre ou le groupe utrin de la mre. Dans le premier cas, formule patrilinaire, l'affiliation passe exclusivement par les hommes : les filles appartiennent par naissance au groupe de leur pre, mais donnent des enfants au groupe de leur mari. Dans le second, formule matrilinaire, l'affiliation passe exclusivement par les femmes : les fils appartiennent par naissance au groupe de leur mre, mais donnent des enfants au groupe de leur pouse ; les droits la succession et l'hritage passent cependant pour l'essentiel par les hommes, mais du frre de la mre au fils de la sur, et non du pre au fils. La bilinarit rattache l'individu par voie filiative au groupe agnatique de son pre et au groupe utrin de sa mre, et lui confre des droits succession ou hritage de nature diffrente dans ces deux groupes. La quatrime formule est la ntre. Il s'agit de la filiation que l'on appelle cognatique ou indiffrencie. Le rattachement de l'enfant par voie filiative et l'tablissement de ses droits sont les mmes par rapport ses deux parents et l'ensemble de ses ascendants paternels et maternels. Tous les cheminements sont reconnus comme quivalents travers les

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ascendants des deux sexes, alors que les formules prcdentes privilgient une ligne unisexue d'ascendants ou deux dans le cas de bilinarit. Deux autres formules ne sont pratiquement pas attestes. C'est la filiation alterne o droits et statuts se transmettraient d'un pre sa fille et d'une mre son fils, et la filiation parallle o le pre transmett rait et statuts ses fils et la mre ses filles, exclusivement. droits Ainsi le champ des possibles n'est-il pas infini. On fait beaucoup allusion ces temps-ci la ncessit de changements fondamentaux dans le domaine de la filiation, la ncessaire invention de nouveaux modes pour intgrer les pratiques artificielles de procration rcemment mises au point ou en voie de l'tre. Mais voudrait-on innover qu'on ne le pourr ait. On retombe invitablement sur l'une ou l'autre des seules formules possibles partir du donn biologique incontournable qu'est la reproduc tion bisexue. Et il n'est mme pas si simple de passer de l'une l'autre. En favorisant par la loi l'existence de familles matricentres par exemple, on ne cre pas pour autant un systme de filiation matrilinaire, moins d'interdire toute filiation par le pre ; dans une famille sans pre un enfant sera peut-tre affili au seul groupe parental de sa mre, mais il aura les mmes droits par rapport ses deux grands-parents maternels, s'ils existent. On peut imaginer toutes sortes de variantes possibles au sein de la formule cognatique qui est la ntre ; on peut la rigueur imaginer qu'une socit tout entire passe une formule de filiation diffrente de la sienne, encore que cela implique corrlativement bien d'autres chan gements, jusque dans ce qu'elle a de plus profond ses reprsentations collectives , mais cela s'est produit ; on ne peut concevoir une formule radicalement diffrente des six prcdentes moins de tomber dans les utopies du clonage o disparat le caractre bisexu de la reproduction, ou de systmes qui attribueraient collectivement la puissance publique ]es enfants qui seraient levs dans des institutions ad hoc o les mots mmes de pre et mre, les attachements, les transmissions de toutes sortes seraient absolument interdits. La filiation est donc sociale, en ce sens qu'il s'agit toujours de l'appropriation par un groupe d'une seule des formules possibles partir de la reproduction bisexue ; et la marge de libert est rduite. C'est une deuxime constante. Si l'on considre l'union procrative, on en trouve dans toutes les socits humaines sans exception, y compris dans celles o n'existe pas de lien conjugal stable et permanent, une forme lgitime que par convent ion nous appelons mariage . Cette forme lgitime correspond des critres extrmement variables : il peut s'agir exclusivement d'accords rguliers conclus entre maisons, familles, lignages, clans et qui ont lieu parfois mme avant la naissance des futurs conjoints ; il peut s'agir d'une

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conscration officielle religieuse ou civile, ou de la reconnaissance publique d'un tat de fait ; il peut s'agir trs frquemment du paiement par l'poux et sa famille au groupe qui lui cde une pouse, donc une descendance, d'une prestation compensatoire en travail, en btail, en argent, en biens de tous ordres. C'est l'union lgitime qui fait la lgitimit premire des enfants et cre ipso facto leur affiliation un groupe. A ct de l'union lgitime peuvent tre reconnus plusieurs types d'union matrimoniale de statut diffrent, dont le concubinage. Il existe donc diffrents modes de lgitimit et d'inscription sociale des enfants. Le statut des enfants naturels est toujours prvu, plus ou moins heureux. Ainsi, dans un cas de figure particulirement cohrent, celui des Samo du Burkina-Faso, chez qui la filiation est patrilinaire, il est inconcevable qu'un enfant n'ait pas de pre et soit rattach par voie de filiation au lignage de son grand-pre maternel. Les enfants adultrins appartiennent au mari lgitime de jure (pater is est quem nuptiae demonstrant) ; les enfants naturels, dans le cas rare o la jeune fille n'aurait pas de mari lgitime assign ds son enfance, appartiennent au groupe d'un homme qu'elle doit dsigner comme pre. L'enfant est une richesse pour le groupe et il n'y a pas de cas o cette dsignation soit rcuse : il est prsent aux anctres, inscrit dans la mmoire du groupe son ordre de naissance ; l'ge requis, il est remis son pre si sa mre n'a pas pous celui-ci. Cette inscription, cette affiliation, lui confre le droit d'accder aux diffrents statuts lorsque son tour d'ge sera venu : s'il s'agit d'un homme, il pourra tre doyen de lignage. Au total, il n'existe pas jusqu' nos jours de socits humaines qui soient fondes sur la seule prise en considration de l'engendrement bio logique, ou qui lui auraient reconnu la mme porte que celle de la filiation socialement dfinie. Toutes consacrent la primaut du social de la convention juridique qui fonde le social sur le biologique pur. La fili ation n'est donc jamais un simple driv de l'engendrement. C'est une troisime constante. Cela ne signifie pas pour autant que la sparation entre engendrement biologique et filiation sociale porte la marque de l'ignorance du rle de l'acte sexuel dans la procration. Elle rend compte plutt d'une certaine ide du rle et du statut de l'enfant d'une part, des droits et des devoirs de l'individu dans la socit d'autre part, et plus gnralement de systmes de reprsentations, que l'on pourrait dire d'ordre gntique, o l'on peut dceler un certain nombre d'attitudes fondamentales qui ne sont videm ment pas exclusives d'une trs remarquable diversit de leurs manifes tationsculturellement marques. Mais comme il n'est pas possible de gnr aliser ce propos, on parlera plutt de tendances que de constantes.

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A sa naissance, un enfant n'existe pas, le plus souvent, en tant qu'tre humain unique et part entire. Il est cens rsulter par exemple de la juxtaposition d'un certain nombre de composantes dont certaines lui appartiennent en propre, d'autres lui venant de l'un ou l'autre de ses gniteurs qui les tenaient eux-mmes de leurs parents, certaines encore tant l'empreinte d'un lment supranaturel tutlaire du groupe familial, d'autres enfin marquant la reviviscence d'une composante d'un anctre particulier qui choisit de revenir dans cet enfant-l, anctre situ dans une ligne de filiation d'autant plus nettement dfinie qu'on se trouve dans un systme unilinaire. Ainsi l'enfant est-il enserr dans une srie de dterminismes et inscrit dans une ligne de descendance qui signale un cont inuum. Ce qui assure ensuite son existence part entire est l'attribution d'une identit sociale reconnue par tous, identit marque par le nom qu'on lui donne. Il ne devient une personne que s'il porte ce nom charg de sens et, dans bien des cas, seulement s'il franchit sans encombre un certain nombre de caps difficiles, tels le sevrage et la pubert, passages qui tmoignent qu'il a choisi d'tre au monde. Ainsi l'enfant qui nat aprs un ou plusieurs frres ou surs morts la naissance ou dans les mois difficiles de la petite enfance n'est-il souvent pas considr comme un tre nouveau, mais est cens tre le mme enfant qui revient et s'essaie trouver la vie son got sans y parvenir, pour des raisons que l'on s'efforce de dchiffrer. La mort n'est donc pas dfinitive ; elle n'est pas la dispa rition d'un tre irremplaable, puisque par l'imposition de certains carac tres et leur transitivit, l'individu n'est lui-mme que s'il est aussi quelqu'un d'autre qui l'a prcd et s'il choisit d'assumer un destin. Cet enfant qui n'existe comme personne que s'il veut bien vivre et atteindre l'ge adulte, qui porte un nom l'inscrivant dans un groupe o l'identit sociale qui est la sienne est essentielle et renvoie une ligne d'anctres, qui n'est jamais totalement unique et irremplaable, il est certainement voulu et il sera aim. Mais il n'est pas voulu comme objet de pur dsir et d'appropriation, comme bien de consommation et d'investi ssement affectif du couple ou de l'individu, mme s'il constitue un capital conomique et, comme on a pu l'crire, une assurance- vie. Il semble qu'il s'agisse davantage d'un dsir de descendance et d'un dsir d'accomplisse ment que d'un dsir d'enfant, et de la ncessit d'accomplir un plutt devoir envers soi-mme et la collectivit plutt que de la revendication d'un droit possder. Dsir et devoir de descendance. Ne pas transmettre la vie, c'est rompre une chane dont nul n'est l'aboutissement ultime, et c'est par ailleurs s'interdire l'accs au statut d'anctre. On connaissait ainsi en Chine trois impratifs catgoriques noncs par Mencius : l'acte non filial par excel lence est de ne pas avoir de postrit ; puisqu'il s'agit d'un crime contre

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les anctres, le clibataire par choix reprsente la forme ultime de la per versit. Un clibataire n'est jamais une personne accomplie , car seul le mariage confre le statut et les responsabilits de l'adulte. Enfin, dans le mariage, tout individu doit chercher avoir la postrit la plus nomb reuse possible. Mariage et procration sont donc des devoirs l'gard de ceux qui nous ont prcds dans l'existence. Mais l'absence de procration est aussi un crime contre soi-mme, ici-bas comme dans l'au-del. Le vieux garon et la vieille fille sont socialement perdus , crivait Hsu (1948), et ils le sont galement dans le monde des morts, car une juste place dans le monde spirituel procde automatiquement de la place approprie occupe ici-bas . Le dsir et le devoir de descendance sont aussi dsir et devoir d'acomplissement. Dans bien des socits, une femme n'est considre et dsigne comme telle qu'aprs avoir procr. Sinon, mme marie, elle est toujours considre et traite comme une fille qui n'est jamais sortie de l'enfance et, aprs sa mort, elle sera enterre sans honneurs dans le cimetire des enfants ; il en est ainsi chez les Samo, pour ne pas parler des formes d'opprobre qui s'exercent son encontre de son vivant dans d'autres socits. Les mortes sans enfants, dont le destin ne s'est pas ral is, sont ces collatrales jalouses qui agressent ensuite les vivants en leur apportant le malheur. Un mcontentement viscral fait d'elles, en Chine, des dmons d'une nature si dangereuse que mme les autres dmons s'cartent de leur chemin (Schroder, 1952). C'est aussi par le mariage et la paternit par l il faut entendre particulirement le nombre de ses enfants, mles de prfrence que se btit essentiellement le prestige de l'homme durant sa vie, puis comme anctre honor. Chez les Chagga, par exemple (Gutmann, 1926 ; Dundas, 1927), les hommes morts sans tre maris vivront au village des morts une existence malheureuse de clibataires, sans tre honors sur terre. Aussi pratique-t-on si possible un mariage entre morts, pour pallier autant que faire se peut ce malheur post mortem. Quant ceux qui taient maris mais sans descendance, ils en rclament une. Le pre du mari dfunt pourra alors pouser au nom de son fils une jeune fille dont les enfants seront ceux du mort auquel ils rendront un culte filial qui rendra douce sa vie dans l'au-del. tre honor de son vivant, tre honor aprs sa mort, suppose donc d'avoir accompli son devoir de procration et d'avoir eu une descendance viable qui, transmettant la vie reue, permet aux anctres de continuer d'exister. Avoir eu beaucoup d'enfants dont aucun n'a vcu assez pour procrer ne confre nul prestige ni aucun statut post mortem. Ainsi le dsir d'enfant est-il surtout un dsir minemment social d'accomplisse ment au travers d'une descendance qui conservera la mmoire projet

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des morts et leur rendra le culte ncessaire. Devoir envers ceux qui ont prcd, c'est donc aussi un devoir envers soi-mme, anctre venir. La strilit, comme la mort des enfants, est, dans cette optique, conue comme le malheur biologique suprme. Mais dans presque toutes les socits humaines, la strilit est avant tout la responsabilit des femmes. Qu'il en aille ainsi n'est pas tonnant, la gestation n'tant vidente que dans une priode marque concrtement par l'apparition et la disparition des rgles, et parce que le processus biochimique de la fcondation est inconnu. Si l'impuissance mcanique est identifiable, il n'en est pas de mme de la strilit proprement masculine. Dans notre socit, la strilit masculine n'a t reconnue que depuis peu ; le sperme tait, par dfinition, fertile. Aussi n'est-l pas paradoxal de voir bien souvent attribuer la femme la fois la responsabilit de la strilit et, dans la procration, un simple rle de gestatrice, selon des mtaphores plus ou moins gracieuses : sac, besace, pirogue pour passer d'une rive l'autre, pot ou marmite o s'opre une cuisson. Le sperme de l'homme convoie la vie en convoyant le sang, et si au dpart sa rencontre avec les eaux de sexe fminines est ncess aire, c'est lui, fcondant et nourricier, qui fabrique et faonne le corps de l'enfant dans l'utrus maternel, en lui apportant le sang. Pensions-nous d'ailleurs trs diffremment tant que nous ignorions ce qui se passe dans l'union de deux gamtes ? Ce que les hommes revendiquaient dans la paternit, c'tait, grce au sperme, des enfants de leur sang . Si une femme est strile, c'est, pense-t-on, qu'elle ne peut faire en sorte que le sperme de l'homme prenne avec sa propre substance, que les caillots forms tournent pour diverses raisons : vindicte de ces collat raux morts sans descendance et jaloux des vivants qui russissent l o ils ont chou ; rancune d'ascendants directs qui estiment ne pas recevoir les hommages qui leur sont dus ou rendus agressifs par la transgression de normes lignagres ; fureur d'tres surnaturels que les hommes auraient lss sans le vouloir ; parfois aussi rticence fminine transmettre la vie par une sorte d'hostilit au monde des hommes (comme chez les Navaho o toute conception marque, dans le rapport de forces entre homme et femme, la victoire de l'lment masculin sur l'lment fminin). Il peut s'agir aussi de malheurs identifis comme proprement physiologiques : absence de rgles, absence imaginaire ou mauvaise position de l'utrus, incompatibilit prsume des sangs en prsence, due peut-tre au refus d'un anctre, dont une part est prsente dans l'un des deux conjoints, de cooprer avec la part de l'anctre prsent dans l'autre. Dans presque tous les cas, on espre, par des sacrifices appropris, se rendre propices les forces malveillantes, ou l'on va ailleurs la recherche de la compatibilit indis pensable. Espoirs souvent dus.

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Sans doute clibat et asctisme sont-ils valoriss dans les socits o prvaut la croyance que dans l'au-del sexualit et affectivit sont absentes et que la chastet par le clibat permet ici-bas d'atteindre une forme de perfection. L'individu cherche avant tout faire son salut, encore que ne soit pas toujours absent le souci de la continuit de la ligne, assume alors par certains seulement des membres du groupe familial. Enfin, l'ide assez gnralement rpandue de la transmission d'un mme sang surtout masculin n'est pas contradictoire avec celle que l'appartenance au groupe et l'insertion dans la ligne passent galement par la volont, la reconnaissance publique, l'attribution du nom, donc par une parole, pour ainsi dire sminale, qui assure l'incorporation sociale de l'enfant vis--vis tant des morts que des vivants. C'est la parole qui fait la filiation, c'est la parole qui la retire , comme disent expressment les Samo. Il est important d'avoir des enfants dclars comme siens par la filia tion, qui assurent l'honneur et la prosprit des individus, le renom des lignes de descendance et la survie des anctres. Cependant le malheur bio logique existe : mort des enfants, strilit des femmes, parfois impuissance des hommes, mort prmature des adultes. On ne s'tonnera donc pas de trouver dans nombre de socits des institutions qui tentent d'y remdier, soit directement, soit que rpondant d'autres ncessits elles concourent aussi cet effet. D'une certaine manire et sans trop jouer sur l'analogie, l'ensemble des questions auxquelles nous sommes confronts aujourd'hui et dont nous imaginons que des solutions sont rendues possibles de faon radicalement nouvelle par les spectaculaires progrs de la connaissance scientifique et de la technique, ont trouv ailleurs des solutions non techniciennes, ancres dans la structure sociale et dans l'imaginaire collectif des groupes qui les ont adoptes. Il ne peut y avoir, bien sr, d'quivalents directs des techniques ellesmmes en ce qu'elles ont de plus novateur (fcondation in vitro, prlve ment d'ovocytes ou d'embryons, transferts et implantations, conglat ion), mais les effets recherchs procdent de la mme ncessit pallier le malheur de l'absence de descendance , mme si les motivations sont moins de satisfaire une demande individuelle que de rpondre l'intrt bien compris de la collectivit des vivants et des morts. Donnons quelques exemples, en prcisant que le prsent ethnogra phique concerne des situations devenues obsoltes ou peu communes. Dans des socits o la strilit proprement masculine n'est pas recon nue,elle est d'autant mieux masque que, par le biais d'institutions parti culires, il est rare qu'un homme, mme impuissant, se trouve absolument

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dpourvu de progniture. Ces institutions fonctionnent en quelque sorte comme des quivalents de l'insmination ici naturelle avec donneur. Les Samo du Burkina-Faso, par exemple, pratiquent une forme de mariage lgitime o la fillette est donne en mariage ds sa naissance ou dans son enfance, mme si le transfert ne s'accomplit que quelques annes aprs la pubert. Mais, avant d'tre remise son mari, la jeune fille pubre entretient pendant trois annes au maximum des relations avec un amant de son choix, qui ne peut tre son mari, et ce tout fait officie llement puisque cet amant lui rend visite dans la maison paternelle. La jeune fille rejoint son mari ds la naissance d'un enfant, qui est considr comme le premier-n de son union lgitime. Une femme n'a qu'un mari lgitime, mme si elle peut entrer, aprs dissolution de son mariage par veuvage ou sparation, dans des unions de type secondaire. Un homme peut avoir plusieurs pouses lgitimes et, si elles le quittent de son vivant, il reste en droit le pre de tous les enfants qu'elles mettront au monde, les revendique comme siens et les prend chez lui lorsqu'ils sont en ge de se suffire eux-mmes. La possession d'tat, comme nous l'entendons, ne joue aucun rle dans la filiation de l'enfant. Un homme impuissant ou strile se trouve donc avoir autant d'enfants que ses pouses lgitimes en ont mis au monde de son vivant, sauf renonciation expresse de sa part exercer son droit. Il arrive mme qu'en cas d'absence de progniture, si l'pouse tient son mari et que les procdures divinatoires ont mis en vidence comme cause premire de la strilit une incompatibilit des sangs, elle feigne avec son accord de le quitter, prenne un mari secondaire et revienne son poux enceinte ou mre d'un ou plusieurs enfants qui seront ceux de ce dernier. L'institution masque donc totalement le fait de la strilit masculine et autorise le rapprochement avec ce que nous appelons l'insmination par donneur, mme si sa raison d'tre est rechercher dans un tout autre registre. Les enfants ns d'un autre gniteur que le pre social (pater), et par ticulirement ceux issus des uvres de l'amant prnuptial, ne connaissent d'autre pre que le mari de leur mre. Mais la collectivit n'ignore ni leur statut ni l'identit de leur gniteur. Les premiers-ns des femmes savent aussi qu'ils sont ns, selon la mtaphore usuelle, dans la maison de leur grand-pre . Mais, conformment l'ide-force que la parole cre la filiation au mme titre que le sang, ces diffrents savoirs n'ont pas d'effets visibles sur leur insertion dans le lignage. En revanche, la parole furieuse d'un tiers prononant publiquement et clairement le nom du gniteur suffit pour provoquer la rupture. Nolens volens, l'enfant ainsi ls dans son identit sociale doit s'affilier volontairement, par un rituel spcial, au lignage de cet homme, y tre introduit selon l'ordre des naissances et pr sent aux anctres dans la maison des morts.

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Chez les Haya, population bantoue des royaumes interlacustres (Afrique de l'Est), Audrey Richards (1954) dcrit une situation qui pro duit les mmes effets. L'acquittement de la compensation matrimoniale et la consommation du mariage ouvrent au mari lgitime un droit sur les enfants venir, condition que ce droit soit rinstaur aprs chaque nais sance par le premier rapport sexuel post partum. Ce premier rapport dsigne l'homme qui sera le pre de l'enfant suivant. Ainsi, si une femme quitte son mari alors qu'elle lui a accord le premier rapport aprs ses relevailles prcdentes, le premier enfant qu'elle aura de son nouvel poux sera l'enfant de jure du prcdent. Mais c'est exclusivement l'pouse de dsigner publiquement elle peut mentir celui qui elle a accord ce premier rapport. A. Richards prcise que cette dclaration fait parfois l'objet de transactions et que des hommes maris mais sans progniture s'entendent avec des femmes fcondes pour que ce privilge leur soit reconnu moyennant des contreparties de type conomique, et se consti tuent ainsi une descendance. On peut voir dans cette institution aussi bien l'quivalent d'une insmination avec donneur (qui serait le mari lgitime) que l'utilisation monnaye d'un ventre au profit d'un homme ou d'un couple. Dans les unions de type polyandrique en usage au Tibet, entre autres cas, une femme marie un an pouse successivement chacun des frres de son mari intervalles rguliers d'une anne. Il n'y a jamais plus d'un mari au foyer, les autres s'absentent et pratiquent le commerce au long cours. Tous les enfants sont attribus l'an qu'ils appellent pre tandis qu'ils appellent oncle les autres maris de leur mre. Les frres sont censs constituer une seule et mme chair et ne se soucient pas de la paternit individuelle de chacun d'eux ; seule compte leur paternit collective, mme si la cohabitation alterne dsigne nos yeux, sans ambigut possible, le vritable gniteur de chaque enfant. Il ne peut donc y avoir ici de strilit masculine. Dans un cas particulirement intressant rencontr chez les Nuer, c'est une femme strile, considre comme un homme, qui, en tant que pre, se voit attribuer une descendance. Dans cette socit en effet, les femmes qui ont fait la preuve, aprs avoir t maries suffisamment long temps, de leur strilit dfinitive, retournent dans leur lignage d'origine o elles sont considres comme des hommes part entire. Ce n'est qu'un des exemples o la femme strile, loin d'tre discrdite pour n'avoir pu accomplir son destin fminin, est crdite de l'essence masculine. La brhaigne, si l'on en croit l'tymologie avance par Littr, est bien une femme-homme (de barus = vir, en bas-latin), mais on peut, selon les cultures, tirer de cette assimilation, des conclusions radicalement diff rentes. Pour les Nuer, la femme brhaigne accde au statut masculin.

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Tout mariage lgitime tant sanctionn par des transferts importants de btail, de la famille du mari celle de l'pouse, ce btail est rparti entre le pre et les oncles paternels de celle-ci. Revenue chez ses frres, la femme strile bnficie donc, en tant qu'oncle paternel, de parts du btail de la compensation verse pour ses nices. Quand elle s'est ainsi constitue un capital, elle peut verser son tour une compensation matrimoniale et obtenir une pouse dont elle devient le mari. Cette relation conjugale n'entrane pas de rapports homosexuels ; l'pouse sert son mari et tra vaille son profit. La reproduction est assure grce un serviteur, le plus souvent d'une ethnie trangre, qui s'acquitte de tches pastorales mais assure aussi le service du lit auprs de l'pouse. Tous les enfants ainsi mis au monde sont ceux du mari qu'a dsign expressment le trans fert btail, donc la loi sociale qui fait la filiation. Ils portent son nom, de l'appellent pre , l'honorent, et ne se reconnaissent aucun lien particulier avec leur gniteur, qui n'a pas de droits sur eux et se voit rcompens de son rle par l'attribution d'une vache lors du mariage des filles, vache qui est le prix de l'engendrement. Statuts et rles masculin et fminin sont donc ici indpendants du sexe : c'est la fcondit fminine, ou son absence, qui cre la ligne de partage. Pousse l'extrme, cette reprsentation qui fait de la femme strile un homme l'autorise jouer le rle d'homme dans toute son extension sociale. Mais l'impuissance particulire qui la carac trise l'amne recourir ce qui est une insmination naturelle, avec un donneur reconnu comme tel, pay symboliquement et dpourvu de droits sur les enfants qui ont grandi sous ses yeux. On ne peut videmment trouver d'institutions sociales qui quivau draientau don d'ovocytes ou d'embryons, sauf entendre ainsi la pratique haya ou le systme de location de ventre ( venir em locare), affaire entre hommes, pratiqu dans la Rome antique un homme dont la femme tait fconde pouvait la cder provisoirement un autre dont l'pouse tait strile ou mettait au monde des enfants qui ne vivaient pas. Il s'agira toujours de don d'enfants, mais dans ce domaine galement les usages sociaux sont divers. On connat l'adoption pleine et entire, crant un lien de filiation qui prend la place du prcdent, comme dans la socit romaine ou dans la ntre depuis Napolon. Dans les socits ocaniennes, il est d'usage de confier des enfants, parfois retenus ds avant leur nais sance, des tiers qui les lvent comme leurs. On a pu montrer Tonga, par exemple, que 83 % des maisonnes comportaient au moins un indi vidu donn ou adopt (Silk, 1980) et que ceux qui adoptent ont souvent eux-mmes donn des enfants. C'est dire que la fonction ducative et l'attachement affectif ne sont pas ncessairement associs la fonction reproductive. Mais on trouve galement normal, dans des socits afri caines notamment (les Gonja, les Kotokoli, les Samo et bien d'autres),

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entre consanguins, allis, amis ou voisins, d'changer des enfants, d'en faire l'offrande un parent estim, d'en remettre ceux qui en sont dpourvus, ou de confier une fillette une femme qui n'aurait que des fils et, inversement, un garon un homme qui n'aurait que des filles. Les placements ne sont pas ncessairement des adoptions modifiant la filiation prcdemment tablie par la naissance, mais ils affectent ce que nous appelons la possession d'tat, en crant de nouveaux rapports affectifs et d'entretien des enfants (Lallemand, 1980). Chez les Tupi-Kawahib du Brsil, on constate une sorte d'indiffren ciation l'levage des enfants entre les pouses d'un mme homme, dans lesquelles peuvent tre des parentes consanguines : des surs, ou mme une mre et sa fille ne d'un prcdent mariage. Les enfants sont levs ensemble par les femmes, qui ne semblent pas se soucier beaucoup de savoir si l'enfant dont elles s'occupent est le leur ou non (Lvi-Strauss, 1956). La consanguinit des copouses favorise ici l'indiffrenciation des enfants dans une sorte de maternit collective. Mais on rencontre aussi le don d'enfants entre pouses non consanguines d'un mme homme. Dans les grandes familles polygames mossi du Yatenga (Burkina-Faso), on procde une rpartition des enfants entre les femmes, de sorte que la gnitrice est rarement la maroka, la mre sociale, qui prend soin de l'enfant, le porte, l'aime et l'duque. Les enfants n'apprennent souvent qu' l'ge adulte l'identit de celle parmi les pouses du pre (qu'ils appellent toutes mres ) qui les a mis au monde. Les femmes vritabl ement striles et celles dont les enfants ne survivent pas ont donc toujours leur part de maternit aimante et responsable, et bnficient en retour de l'amour des enfants dont elles ont eu individuellement la charge. On peut mme citer dans la littrature ethnographique un exemple de mre porteuse avec rtribution, mais selon un mode original, puisque l'enfant est conu au bnfice d'un homme, que le paiement va au mari de la mre porteuse et qu'il y a la base de la transaction une tromperie manifeste. Il s'agit, l encore, d'un mariage entre femmes, mariage lgal consacr par le versement d'une compensation matrimoniale. De riches commerantes ekiti, sous-groupe yoruba (Nigeria), qui ne sont pas striles et tiennent leur richesse de leurs activits, acquittent les compensations matrimoniales pour se procurer des pouses qu'elles envoient commercer pour leur compte et dont elles tirent un profit capitaliste, comme d'un placement. Ces pouses sont convies se mettre en mnage comme si elles disposaient d'elles-mmes donc sans versement de compensation matrimoniale , avec un homme rencontr au cours de leurs voyages et qui est heureux de l'aubaine. Mais elles doivent prvenir leur poux lorsque la chose est faite. Si des enfants naissent et atteignent l'ge de cinq ou six ans, l'poux-femme se prsente, excipe des droits qu'elle tient

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du versement de la compensation et exige le retour de son pouse ainsi, accessoirement, que des enfants qui lui reviennent de droit. Pour garder ces derniers, l'homme dup doit payer une somme importante qui vient grossir la fortune de la femme-poux. Des hommes, riches commerants, utilisent parfois certaines de leurs jeunes femmes de la mme manire et aux mmes fins. On voit tout la fois en quoi cette institution ressemble l'utilisation des mres porteuses et en quoi elle en diffre. Il s'agit l de l'exploitation concerte des capacits reproductives de leurs pouses par des maris (hommes ou femmes) qui font ainsi fructifier un capital, par tromperie consciemment organise. Celui qui donne la semence est bien aussi celui qui paye, et il est galement le bnficiaire de l'enfant ; mais c'est un par tenaire aveugle dans une opration qui lui est impose et qui dtruit le couple qu'il croyait avoir form. Enfin, la mre porteuse n'agit pas non plus de son plein gr. Elle est contrainte par la situation matrimon iale dpendance qui est la sienne ; ses enfants lui sont retirs ; lse de dans ses droits et dans ses attachements, elle est la grande perdante de l'opration. Si nous considrons maintenant l'insmination post mortem, nous trouvons des institutions qui ont le mme effet. Une forme de l virt notamment, o le frre cadet du dfunt qui a pous la veuve procre au nom de son frre mort et non au sien. C'est l une institution trop rpandue et trop largement connue pour s'y arrter longuement. Plus curieuse est l'institution du mariage-fantme chez les Nuer, dont nous avons vu une prfiguration dans l'exemple chagga cit plus haut. Lorsqu'un homme meurt sans tre mari, ou sans descendance, un parent proche un frre, un cousin parallle patrilatral, un neveu (fils d'un frre) peut prlever sur le btail du dfunt la quantit ncessaire au paiement de la compensat ion matrimoniale pour obtenir une pouse et il procre alors au nom du dfunt, car c'est ce dernier qui a fourni la compensation dont le versement cre la filiation. Les enfants savent dissocier les deux rles de gniteur et de pater : leur pre social est le dfunt et ils apprennent se situer dans la gnalogie familiale par rapport lui ; quant leur gniteur, qu'ils aiment comme un pre, ils le dsignent du terme de parent qui corre spond au rapport qui les unit dans cette gnalogie. Il peut mme arriver, rapporte Evans-Prftchard (1951), qu'un homme ayant uvr pour un frre dfunt, meure sans avoir eu le temps de procrer pour son propre compte. Son neveu, c'est--dire le fils qu'il a engendr pour le compte de son frre, lui rend son tour le mme service en procrant au nom de son gniteur ; celui-ci tant le frre de son pater, les enfants mis au monde ne seront, dans le langage de la parent et dans celui de la gnalogie famil iale, que ses cousins. Cette situation comparable celle de l'insmination

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post mortem en inverse cependant les termes : dans un cas, le gniteur ne peut jamais tre lepater, lequel est mort ; dans l'autre, le gniteur, qui est mort, ne peut tre enregistr comme pater, puisque la naissance intervient hors des dlais lgaux. Comme on peut s'en convaincre la lecture de ce qui prcde, toutes les formules que nous pensons neuves sont possibles socialement et ont t exprimentes dans des socits particulires. Mais pour qu'elles fonctionnent comme des institutions, il faut qu'elles soient soutenues sans ambigut par la loi du groupe, inscrites fermement dans la structure sociale et correspondent l'imaginaire collectif : aux reprsentations de la personne et de l'identit. La loi du groupe doit dsigner clairement les lments qui fondent la filiation, le droit succder et hriter. Dans les situations patrilinaires les plus extrmes que nous avons dcrites, il n'y a de doute pour aucun des acteurs sociaux sur l'identit du pater, celui par qui passe la filiation. Les rles peuvent tre clats, l'investissement affectif, la possession d'tat tre coups de la filiation, celle-ci existe, est une, et il ne peut y tre attent par simple dcision individuelle, sauf dans le cas grave de l'exclusion par maldiction. En quelque sorte, le droit collectif qui fonde le social passe avant les revendications individuelles. Ces socits n'ont pas deux codes effets contradictoires. Or, s'il est permis de faire une lecture anthropologique de la loi fran aise telle qu'elle a t modifie en 1972, ce qui frappe est la possibilit offerte, dans des limites temporelles variables, aux diffrents individus impliqus dans un rapport conjugal au sens large ou parental, d'utiliser le texte de la loi en se rfrant, selon la convenance et les dsirs du moment, tantt la filiation sociale lgitime telle qu'elle est juridiquement dfinie, tantt la volont, tantt la vrit biologique pour revendiquer ou rcuser un enfant. Qu'en serait-il si la loi devait prendre aussi en compte la vrit purement gntique et, pour dire le droit, se fonder sur l'origine des gamtes ? Il semble, devant les situations de procration assiste dont il est dbattu actuellement, qu'il ne soit pas utile ni ncessaire de lgifrer pour des cas dont on peut lgitimement penser qu'ils ne seront jamais la norme, et d'aboutir ce que le droit prcde l'usage. En revanche, il serait souhaitable de fixer des limites aux possibilits de dsaveu, soit des droits de l'enfant, soit des droits du conjoint, si ce dsaveu se fondait sur la prise en considration de critres de nature gntique. L'homme qui a accept l'insmination artificielle avec donneur, la femme qui a accept le don d'ovocyte ou d'embryon, par un accord librement consenti entre les deux parties, ne devraient ni tre spolis ultrieurement de leurs droits, ni tre en mesure de spolier ceux de leur conjoint et de l'enfant. Dans le

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cas des mres porteuses dont il ne faut pas se cacher qu'il s'agit, certes en tournant la loi, d'une pratique non pas nouvelle, mais ancienne , l'adoption devrait permettre de prendre en charge l'usage, mme s'il est ncessaire pour cela d'en faciliter les procdures. Le social n'est jamais rductible au biologique ni, a fortiori, au gn tique. Il n'est pas non plus dfinissable comme un simple agrgat de droits individuels. Or on se trouve actuellement dans une zone frontire o chacun entend faire appel son gr, en fonction de ses intrts, tantt au biologique, tantt au social. Mais si ces deux ordres de ralit ne sauraient s'ignorer, celui-ci ne peut dcouler de celui-l. S'agissant du secret et de l'anonymat des donneurs, l'examen de ce qui a cours dans d'autres socits montre qu'il est tout fait possible, lorsque le consensus social est tabli et que la filiation est dfinie par la loi, de vivre en bonne harmonie avec soi-mme et avec les autres en dissociant parfaitement les fonctions de gniteur et de pater, de gnitrice et de mater, tout au moins dans les situations o l'enfant n'est pas priv de l'amour et du soutien qu'il est en droit d'attendre de ses parents nourriciers. Dans le cas particulier de l'insmination avec donneur, on peut se demander s'il est pertinent ou ncessaire de chercher un donneur tranger la famille. Nous voyons dans des socits diffrentes des consanguins procrer pour leurs proches parents. Cela semble correspondre un dsir exprim par les couples demandeurs. Et l'on sait que les femmes n'ad mettent volontiers le don d'ovocytes que pour leurs surs, parentes ou amies. Il n'est pas certain qu'on puisse tablir un parallle entre les dons de gamtes, mles et femelles, mais il ne serait pas inutile de s'interroger, la lumire des donnes anthropologiques, sur le sens d'un certain dsir que les choses se passent, en quelque sorte, en famille. Laboratoire d' Anthropologie sociale, Collge de France, Paris

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