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Histoire de France - Moyen Age; - Michelet, Jules

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Histoire de France par Jules MicheletVolume le moyen-age

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    UVRES COMPLTES DE J. MICHELET

  • HISTOIREDE FRANCE

    MOYEN GEDITION DFINITIVE, REVUE ETCORRIGETOME DEUXIMEPARISERNEST FLAMMARION, DITEUR26, RUE RACINE, PRS L'ODONTous droits rservs.

  • HISTOIRE DE FRANCE

    LIVRE III

    TABLEAU DE LA FRANCE.

    L'histoire de France commence avec lalangue franaise. La langue est le signeprincipal d'une nationalit. Le premiermonument de la ntre est le serment dict parCharles-le-Chauve son frre, au trait de843. C'est dans le demi-sicle suivant queles diverses parties de la France, jusque-lconfondues dans une obscure et vague unit,se caractrisent chacune par une dynastiefodale. Les populations, si longtempsflottantes, se sont enfin fixes et assises.Nous savons maintenant o les prendre, et,en mme temps qu'elles existent et agissent part, elles prennent peu peu une voix;

  • chacune a son histoire, chacune se raconteelle-mme.

    La varit infinie du monde fodal, lamultiplicit d'objets par laquelle il fatigued'abord la vue et l'attention, n'en est pasmoins la rvlation de la France. Pour lapremire fois elle se produit dans sa formegographique. Lorsque le vent emporte levain et uniforme brouillard dont l'empireallemand avait tout couvert et tout obscurci,le pays apparat, dans ses diversits locales,dessin par ses montagnes, par ses rivires.Les divisions politiques rpondent ici auxdivisions physiques. Bien loin qu'il y ait,comme on l'a dit, confusion et chaos, c'est unordre, une rgularit invitable et fatale.Chose bizarre! nos quatre-vingt-sixdpartements rpondent, peu de choseprs, aux quatre-vingt-six districts desCapitulaires, d'o sont sorties la plupart dessouverainets fodales, et la Rvolution, qui

  • venait donner le dernier coup la fodalit,l'a imite malgr elle.

    Le vrai point de dpart de notre histoiredoit tre une division politique de la France,forme d'aprs sa division physique etnaturelle. L'histoire est d'abord toutegographie. Nous ne pouvons raconterl'poque fodale ou provinciale (ce derniernom la dsigne aussi bien) sans avoircaractris chacune des provinces. Mais ilne suffit pas de tracer la forme gographiquede ces diverses contres; c'est surtout parleurs fruits qu'elles s'expliquent, je veux direpar les hommes et les vnements que doitoffrir leur histoire. Du point o nous nousplaons, nous prdirons ce que chacuned'elles doit faire et produire, nous leurmarquerons leur destine, nous les doterons leur berceau.

    Et d'abord contemplons l'ensemble de laFrance, pour la voir se diviser d'elle-mme.

  • Montons sur un des points levs desVosges, ou, si vous voulez, au Jura.Tournons le dos aux Alpes. Nousdistinguerons (pourvu que notre regardpuisse percer un horizon de trois centslieues) une ligne onduleuse, qui s'tend descollines boises du Luxembourg et desArdennes aux ballons des Vosges; de l, parles coteaux vineux de la Bourgogne, auxdchirements volcaniques des Cvennes, etjusqu'au mur prodigieux des Pyrnes. Cetteligne est la sparation des eaux: du ctoccidental, la Seine, la Loire et la Garonnedescendent l'Ocan; derrire, s'coulent laMeuse au nord, la Sane et le Rhne aumidi. Au loin, deux espces d'lescontinentales: la Bretagne, pre et basse,simple quartz et granit, grand cueil plac aucoin de la France pour porter le coup descourants de la Manche; d'autre part, la verteet rude Auvergne, vaste incendie teint avec

  • ses quarante volcans.Les bassins du Rhne et de la Garonne,

    malgr leur importance, ne sont quesecondaires. La vie forte est au nord. L s'estopr le grand mouvement des nations.L'coulement des races a eu lieu del'Allemagne la France dans les tempsanciens. La grande lutte politique des tempsmodernes est entre la France et l'Angleterre.Ces deux peuples sont placs front frontcomme pour se heurter; les deux contres,dans leurs parties principales, offrent deuxpentes en face l'une de l'autre; ou si l'on veut,c'est une seule valle dont la Manche est lefond. Ici la Seine et Paris; l Londres et laTamise. Mais l'Angleterre prsente laFrance sa partie germanique; elle retientderrire elle les Celtes de Galles, d'cosseet d'Irlande. La France, au contraire, adosse ses provinces de langue germanique(Lorraine et Alsace), oppose un front

  • celtique l'Angleterre. Chaque pays semontre l'autre par ce qu'il a de plus hostile.

    L'Allemagne n'est point oppose laFrance, elle lui est plutt parallle. Le Rhin,l'Elbe, l'Oder vont aux mers du Nord,comme la Meuse et l'Escaut. La Franceallemande sympathise d'ailleurs avecl'Allemagne, sa mre. Pour la Franceromaine et ibrienne, quelle que soit lasplendeur de Marseille et de Bordeaux, ellene regarde que le vieux monde de l'Afriqueet de l'Italie, et d'autre part le vague Ocan.Le mur des Pyrnes nous spare del'Espagne, plus que la mer elle-mme ne laspare de l'Afrique. Lorsqu'on s'lve au-dessus des pluies et des basses nuesjusqu'au por de Vnasque, et que la vueplonge sur l'Espagne, on voit bien quel'Europe est finie; un nouveau mondes'ouvre: devant, l'ardente lumire d'Afrique;derrire, un brouillard ondoyant sous un vent

  • ternel.En latitude, les zones de la France se

    marquent aisment par leurs produits. Aunord, les grasses et basses plaines deBelgique et de Flandre avec leurs champs delin et de colza, et le houblon, leur vigneamre du Nord. De Reims la Mosellecommence la vraie vigne et le vin; tout espriten Champagne, bon et chaud en Bourgogne,il se charge, s'alourdit en Languedoc pour serveiller Bordeaux. Le mrier, l'olivierparaissent Montauban; mais ces enfantsdlicats du Midi risquent toujours sous leciel ingal de la France [1] . En longitude,les zones ne sont pas moins marques. Nousverrons les rapports intimes qui unissent,comme en une longue bande, les provincesfrontires des Ardennes, de Lorraine, deFranche-Comt et de Dauphin. La ceintureocanique, compose d'une part de Flandre,Picardie et Normandie, d'autre part de

  • Poitou et Guyenne, flotterait dans sonimmense dveloppement, si elle n'taitserre au milieu par ce dur nud de laBretagne.

    On l'a dit, Paris, Rouen, le Havre sontune mme ville dont la Seine est lagrand'rue. loignez-vous au midi de cetterue magnifique, o les chteaux touchent auxchteaux, les villages aux villages; passez dela Seine infrieure au Calvados, et duCalvados la Manche, quelles que soient larichesse et la fertilit de la contre, lesvilles diminuent de nombre, les culturesaussi; les pturages augmentent. Le pays estsrieux; il va devenir triste et sauvage. Auxchteaux altiers de la Normandie vontsuccder les bas manoirs bretons. Lecostume semble suivre le changement del'architecture. Le bonnet triomphal desfemmes de Caux, qui annonce si dignementles filles des conqurants de l'Angleterre,

  • s'vase vers Caen, s'aplatit ds Villedieu; Saint-Malo, il se divise, et figure au vent,tantt les ailes d'un moulin, tantt les voilesd'un vaisseau. D'autre part, les habits depeau commencent Laval. Les forts quivont s'paississant, la solitude de la Trappe,o les moines mnent en commun la viesauvage, les noms expressifs des villesFougres et Rennes (Rennes veut dire aussifougre), les eaux grises de la Mayenne et dela Vilaine, tout annonce la rude contre.

    C'est par l, toutefois, que nous voulonscommencer l'tude de la France. L'ane dela monarchie, la province celtique, mrite lepremier regard. De l nous descendrons auxvieux rivaux des Celtes, aux Basques ouIbres, non moins obstins dans leursmontagnes que le Celte dans ses landes etses marais. Nous pourrons passer ensuiteaux pays mls par la conqute romaine etgermanique. Nous aurons tudi la

  • gographie dans l'ordre chronologique, etvoyag la fois dans l'espace et dans letemps.

    La pauvre et dure Bretagne, l'lmentrsistant de la France, tend ses champs dequartz et de schiste depuis les ardoisires deChteaulin prs Brest jusqu'aux ardoisiresd'Angers. C'est l son tendue gologique.Toutefois, d'Angers Rennes, c'est un paysdisput et flottant, un border comme celuid'Angleterre et d'cosse, qui a chapp debonne heure la Bretagne. La languebretonne ne commence pas mme Rennes,mais vers Elven, Pontivy, Loudac etChtelaudren. De l, jusqu' la pointe duFinistre, c'est la vraie Bretagne, la Bretagnebretonnante, pays devenu tout tranger auntre, justement parce qu'il est rest tropfidle notre tat primitif; peu franais, tantil est gaulois; et qui nous aurait chapp plusd'une fois, si nous ne le tenions serr, comme

  • dans des pinces et des tenailles, entre quatrevilles franaises d'un gnie rude et fort:Nantes et Saint-Malo, Rennes et Brest.

    Et pourtant cette pauvre vieille provincenous a sauvs plus d'une fois; souvent,lorsque la patrie tait aux abois et qu'elledsesprait presque, il s'est trouv despoitrines et des ttes bretonnes plus duresque le fer de l'tranger. Quand les hommesdu Nord couraient impunment nos ctes etnos fleuves, la rsistance commena par leBreton Nomno; les Anglais furentrepousss au quatorzime sicle parDuguesclin; au quinzime, par Richelieu; audix-septime, poursuivis sur toutes les merspar Duguay-Trouin. Les guerres de la libertreligieuse et celles de la libert politiquen'ont pas de gloires plus innocentes et pluspures que Lanoue et Latour d'Auvergne, lepremier grenadier de la Rpublique. C'est unNantais, si l'on en croit la tradition, qui

  • aurait pouss le dernier cri de Waterloo: Lagarde meurt et ne se rend pas.

    Le gnie de la Bretagne, c'est un gnied'indomptable rsistance et d'oppositionintrpide, opinitre, aveugle; tmoinMoreau, l'adversaire de Bonaparte. La choseest plus sensible encore dans l'histoire de laphilosophie et de la littrature. Le BretonPlage, qui mit l'esprit stocien dans lechristianisme, et rclama le premier dansl'glise en faveur de la libert humaine, eutpour successeurs le Breton Abailard et leBreton Descartes. Tous trois ont donn l'lan la philosophie de leur sicle. Toutefois,dans Descartes mme, le ddain des faits, lempris de l'histoire et des langues, indiquentassez que ce gnie indpendant, qui fonda lapsychologie et doubla les mathmatiques,avait plus de vigueur que d'tendue [2] .

    Cet esprit d'opposition, naturel laBretagne, est marqu au dernier sicle et au

  • ntre par deux faits contradictoires enapparence. La mme partie de la Bretagne(Saint-Malo, Dinan et Saint-Brieuc) qui aproduit, sous Louis XV, Duclos, Maupertuiset La Mettrie, a donn, de nos jours,Chateaubriand et La Mennais.

    Jetons maintenant un rapide coup d'ilsur la contre.

    ses deux portes, la Bretagne a deuxforts, le Bocage normand et le Bocagevenden; deux villes, Saint-Malo et Nantes,la ville des corsaires et celle des ngriers[3] . L'aspect de Saint-Malo estsingulirement laid et sinistre; de plus,quelque chose de bizarre que nousretrouverons par toute la presqu'le, dans lescostumes, dans les tableaux, dans lesmonuments [4] . Petite ville, riche, sombre ettriste, nid de vautours ou d'orfraies, tour tour le et presqu'le selon le flux ou reflux;tout bord d'cueils sales et ftides, o le

  • varech pourrit plaisir. Au loin, une cte derochers blancs, anguleux, dcoups commeau rasoir. La guerre est le bon temps pourSaint-Malo; ils ne connaissent pas de pluscharmante fte. Quand ils ont eu rcemmentl'espoir de courir sus aux vaisseauxhollandais, il fallait les voir sur leurs noiresmurailles avec leurs longues-vues, quicouvaient dj l'Ocan [5] .

    l'autre bout, c'est Brest, le grand portmilitaire, la pense de Richelieu, la main deLouis XIV; fort, arsenal et bagne, canons etvaisseaux, armes et millions, la force de laFrance entasse au bout de la France: toutcela dans un port serr, o l'on touffe entredeux montagnes charges d'immensesconstructions. Quand vous parcourez ce port,c'est comme si vous passiez dans une petitebarque entre deux vaisseaux de haut bord; ilsemble que ces lourdes masses vont venir vous et que vous allez tre pris entre elles.

  • L'impression gnrale est grande, maispnible. C'est un prodigieux tour de force, undfi port l'Angleterre et la nature. J'ysens partout l'effort, et l'air du bagne et lachane du forat. C'est justement cettepointe o la mer, chappe du dtroit de laManche, vient briser avec tant de fureur quenous avons plac le grand dpt de notremarine. Certes, il est bien gard. J'y ai vumille canons [6] . L'on y entrera pas; maisl'on n'en sort pas comme on veut. Plus d'unvaisseau a pri la passe de Brest [7] .Toute cette cte est un cimetire. Il s'y perdsoixante embarcation chaque hiver. La merest anglaise d'inclination; elle n'aime pas laFrance; elle brise nos vaisseaux; elleensable nos ports [8] .

    Rien de sinistre et formidable commecette cte de Brest; c'est la limite extrme, lapointe, la proue de l'ancien monde. L, lesdeux ennemis sont en face: la terre et la mer,

  • l'homme et la nature. Il faut voir quand elles'meut, la furieuse, quelles monstrueusesvagues elle entasse la pointe de Saint-Mathieu, cinquante, soixante, quatre-vingts pieds; l'cume vole jusqu' l'glise oles mres et les surs sont en prire [9] . Etmme dans les moments de trve, quandl'Ocan se tait, qui a parcouru cette ctefunbre sans dire ou sentir en soi: Tristisusque ad mortem?

    C'est qu'en effet il y a l pis que lescueils, pis que la tempte. La nature estatroce, l'homme est atroce, et ils semblents'entendre. Ds que la mer leur jette unpauvre vaisseau, ils courent la cte,hommes, femmes et enfants; ils tombent surcette cure. N'esprez pas arrter ces loups,ils pilleraient tranquillement sous le feu dela gendarmerie [10] . Encore s'ils attendaienttoujours le naufrage, mais on assure qu'ilsl'ont souvent prpar. Souvent, dit-on, une

  • vache, promenant ses cornes un fanalmouvant, a men les vaisseaux sur lescueils. Dieu sait alors quelles scnes denuit! On en a vu qui, pour arracher une bagueau doigt d'une femme qui se noyait, luicoupaient le doigt avec les dents [11] .

    L'homme est dur sur cette cte. Filsmaudit de la cration, vrai Can, pourquoipardonnerait-il Abel? La nature ne luipardonne pas. La vague l'pargne-t-ellequand, dans les terribles nuits de l'hiver, ilva par les cueils attirer le varech flottantqui doit engraisser son champ strile, et quesi souvent le flot apporte l'herbe et emportel'homme? L'pargne-t-elle quand il glisse entremblant sous la pointe du Raz, aux rochersrouges o s'abme l'enfer de Plogoff, ctde la baie des Trpasss, o les courantsportent les cadavres depuis tant de sicles?C'est un proverbe breton: Nul n'a pass leRaz sans mal ou sans frayeur. Et encore:

  • Secourez-moi, grand Dieu, la pointe duRaz, mon vaisseau est si petit, et la mer estsi grande [12] !

    L, la nature expire, l'humanit devientmorne et froide. Nulle posie, peu dereligion; le christianisme y est d'hier. MichelNoblet fut l'aptre de Batz en 1648. Dans lesles de Sein, de Batz, d'Ouessant, lesmariages sont tristes et svres. Les sens ysemblent teints; plus d'amour, de pudeur, nide jalousie. Les filles font, sans rougir, lesdmarches pour leur mariage [13] . Lafemme y travaille plus que l'homme, et dansles les d'Ouessant elle y est plus grande etplus forte. C'est qu'elle cultive la terre; lui, ilreste assis au bateau, berc et battu par lamer, sa rude nourrice. Les animaux aussis'altrent et semblent changer de nature. Leschevaux, les lapins sont d'une trangepetitesse dans ces les.

    Asseyons-nous cette formidable pointe

  • du Raz, sur ce rocher min, cette hauteurde trois cents pieds, d'o nous voyons septlieues de ctes. C'est ici, en quelque sorte, lesanctuaire du monde celtique. Ce que vousapercevez par del la baie des Trpasss,est l'le de Sein, triste banc de sable sansarbres et presque sans abri; quelquesfamilles y vivent, pauvres et compatissantes,qui, tous les ans, sauvent des naufrags.Cette le tait la demeure des viergessacres qui donnaient aux Celtes beau tempsou naufrage. L, elles clbraient leur tristeet meurtrire orgie; et les navigateursentendaient avec effroi de la pleine mer lebruit des cymbales barbares. Cette le, dansla tradition, est le berceau de Myrdhyn, leMerlin du moyen ge. Son tombeau est del'autre ct de la Bretagne, dans la fort deBrocliande, sous la fatale pierre o saVyvyan l'a enchant.

    Tous ces rochers que vous voyez, ce sont

  • des villes englouties; c'est Douarnenez, c'estIs, la Sodome bretonne; ces deux corbeaux,qui vont toujours volant lourdement aurivage, ne sont rien autre que les mes du roiGrallon et de sa fille; et ces sifflementsqu'on croirait ceux de la tempte, sont lescrierien, ombres des naufrags quidemandent la spulture.

    Lanvau, prs Brest, s'lve, comme laborne du continent, une grande pierre brute.De l, jusqu' Lorient, et de Lorient Quiberon et Carnac, sur toute la ctemridionale de la Bretagne, vous ne pouvezmarcher un quart d'heure sans rencontrerquelques-uns de ces monuments informesqu'on appelle druidiques. Vous les voyezsouvent de la route dans des landescouvertes de houx et de chardons. Ce sont degrosses pierres basses, dresses et souventun peu arrondies par le haut; ou bien, unetable de pierre portant sur trois ou quatre

  • pierres droites. Qu'on veuille y voir desautels, des tombeaux, ou de simplessouvenirs de quelque vnement, cesmonuments ne sont rien moins qu'imposants,quoi qu'on ait dit. Mais l'impression en esttriste, ils ont quelque chose desingulirement rude et rebutant. On croitsentir dans ce premier essai de l'art une maindj intelligente, mais aussi dure, aussi peuhumaine que le roc qu'elle a faonn. Nulleinscription, nul signe, si ce n'est peut-tresous les pierres renverses de Loc-Maria-Ker, encore si peu distincts qu'on est tent deles prendre pour des accidents naturels. Sivous interrogez les gens du pays, ilsrpondront brivement que ce sont lesmaisons des Korrigans, des Courils, petitshommes lascifs qui, le soir, barrent lechemin, et vous forcent de danser avec euxjusqu' ce que vous en mouriez de fatigue.Ailleurs, ce sont les fes qui, descendant des

  • montagnes en filant, ont apport ces rocsdans leur tablier [14] . Ces pierres parsessont toute une noce ptrifie. Une pierreisole, vers Morlaix, tmoigne du malheurd'un paysan qui, pour avoir blasphm, a taval par la lune [15] .

    Je n'oublierai jamais le jour o je partisde grand matin d'Auray, la ville sainte deschouans, pour visiter, quelques lieues, lesgrands monuments druidiques de Loc-Maria-Ker et de Carnac. Le premier de cesvillages, l'embouchure de la sale et ftiderivire d'Auray, avec ses les du Morbihan,plus nombreuses qu'il n'y a de jours dansl'an, regarde par-dessus une petite baie laplage de Quiberon, de sinistre mmoire. Iltombait du brouillard, comme il y en a surces ctes la moiti de l'anne. De mauvaisponts sur des marais, puis le bas et sombremanoir avec la longue avenue de chnes quis'est religieusement conserve en Bretagne;

  • des bois fourrs et bas, o les vieux arbresmme ne s'lvent jamais bien haut; de tempsen temps un paysan qui passe sans regarder;mais il vous a bien vu avec son il obliqued'oiseau de nuit. Cette figure explique leurfameux cri de guerre, et le nom de chouans,que leur donnaient les bleus. Point demaisons sur les chemins; ils reviennentchaque soir au village. Partout de grandeslandes, tristement pares de bruyres roseset de diverses plantes jaunes; ailleurs, cesont des campagnes blanches de sarrasin.Cette neige d't, ces couleurs sans clat etcomme fltries d'avance, affligent l'il plusqu'elles ne le rcrent, comme cettecouronne de paille et de fleurs dont se parela folle d'Hamlet. En avanant vers Carnac,c'est encore pis. Vritables plaines de roc oquelques moutons noirs paissent le caillou.Au milieu de tant de pierres, dont plusieurssont dresses d'elles-mmes, les alignements

  • de Carnac n'inspirent aucun tonnement. Il enreste quelques centaines debout; la plushaute a quatorze pieds.

    Le Morbihan est sombre d'aspect et desouvenirs; pays de vieilles haines, deplerinages et de guerre civile, terre decaillou et race de granit. L, tout dure; letemps y passe plus lentement. Les prtres ysont trs forts. C'est pourtant une graveerreur de croire que ces populations del'Ouest, bretonnes et vendennes, soientprofondment religieuses: dans plusieurscantons de l'Ouest, le saint qui n'exauce pasles prires risque d'tre vigoureusementfouett [16] . En Bretagne, comme enIrlande, le catholicisme est cher aux hommescomme symbole de la nationalit. La religiony a surtout une influence politique. Un prtreirlandais qui se fait ami des Anglais estbientt chass du pays. Nulle glise, aumoyen ge, ne resta plus longtemps

  • indpendante de Rome que celle d'Irlande etde Bretagne. La dernire essaya longtempsde se soustraire la primatie de Tours, et luiopposa celle de Dol.

    La noblesse innombrable et pauvre de laBretagne tait plus rapproche du laboureur.Il y avait l aussi quelque chose deshabitudes du clan. Une foule de familles depaysans se regardaient comme nobles;quelques-uns se croyaient descendusd'Arthur ou de la fe Morgane, et plantaient,dit-on, des pes pour limites leurschamps. Ils s'asseyaient et se couvraientdevant leur seigneur en signed'indpendance. Dans plusieurs parties de laprovince, le servage tait inconnu: lesdomaniers et quevaisiers, quelque dure queft leur condition, taient libres de leurcorps, si leur terre tait serve. Devant leplus fier des Rohan [17] , ils se seraientredresss en disant, comme ils font, d'un ton

  • si grave: Me zo deuzar armoriq: Et moiaussi je suis Breton. Un mot profond a tdit sur la Vende, et il s'applique aussi laBretagne: Ces populations sont au fondrpublicaines [18] ; rpublicanisme social,non politique.

    Ne nous tonnons pas que cette raceceltique, la plus obstine de l'ancien monde,ait fait quelques efforts dans les dernierstemps pour prolonger encore sa nationalit;elle l'a dfendue de mme au moyen ge.Pour que l'Anjou prvalt au douzimesicle sur la Bretagne, il a fallu que lesPlantagenets devinssent, par deux mariages,rois d'Angleterre et ducs de Normandie etd'Aquitaine. La Bretagne, pour leurchapper, s'est donne la France, mais illeur a fallu encore un sicle de guerre entreles partis franais et anglais, entre les Bloiset les Montfort. Quand le mariage d'Anneavec Louis XII eut runi la province au

  • royaume, quand Anne eut crit sur le chteaude Nantes la vieille devise du chteau desBourbons (Qui qu'on grogne, tel est monplaisir), alors commena la lutte lgale destats, du Parlement de Rennes, sa dfense dudroit coutumier contre le droit romain, laguerre des privilges provinciaux contre lacentralisation monarchique. Comprimedurement par Louis XIV [19] , la rsistancerecommena sous Louis XV, et La Chalotais,dans un cachot de Brest, crivit avec uncure-dents son courageux factum contre lesjsuites.

    Aujourd'hui la rsistance expire, laBretagne devient peu peu toute France. Levieil idiome, min par l'infiltrationcontinuelle de la langue franaise, recule peu peu. Le gnie de l'improvisation potique,qui a subsist si longtemps chez les Celtesd'Irlande et d'cosse, qui chez nos Bretonsmme n'est pas tout fait teint, devient

  • pourtant une singularit rare. Jadis, auxdemandes de mariage, le bazvalan [20]chantait un couplet de sa composition; lajeune fille rpondait quelques vers;aujourd'hui ce sont des formules apprisespar cur qu'ils dbitent. Les essais, plushardis qu'heureux des Bretons qui ont essayde raviver par la science la nationalit deleur pays, n'ont t accueillis que par larise. Moi-mme j'ai vu T*** le savant amide Le Brigant, le vieux M. D*** (qu'ils neconnaissent que sous le nom de M. Systme).Au milieu de cinq ou six mille volumesdpareills, le pauvre vieillard, seul, couchsur une chaise sculaire, sans soin filial,sans famille, se mourait de la fivre entreune grammaire irlandaise et une grammairehbraque. Il se ranima pour me dclamerquelques vers bretons sur un rythmeemphatique et monotone qui, pourtant, n'taitpas sans charme. Je ne pus voir, sans

  • compassion profonde, ce reprsentant de lanationalit celtique, ce dfenseur expirantd'une langue et d'une posie expirantes.

    Nous pouvons suivre le monde celtique,le long de la Loire, jusqu'aux limitesgologiques de la Bretagne, aux ardoisiresd'Angers; ou bien jusqu'au grand monumentdruidique de Saumur, le plus important peut-tre qui reste aujourd'hui; ou encore jusqu'Tours, la mtropole ecclsiastique de laBretagne, au moyen ge.

    Nantes est un demi-Bordeaux, moinsbrillant et plus sage, ml d'opulencecoloniale et de sobrit bretonne. Civilisentre deux barbaries, commerant entre deuxguerres civiles, jet l comme pour romprela communication. travers passe la grandeLoire, tourbillonnant entre la Bretagne et laVende; le fleuve des noyades. Quel torrent!crivait Carrier, enivr de la posie de soncr ime, quel torrent rvolutionnaire que

  • cette Loire!C'est Saint-Florent, au lieu mme o

    s'lve la colonne du Venden Bonchamps,qu'au neuvime sicle le Breton Nomno,vainqueur des Northmans, avait dress sapropre statue; elle tait tourne vers l'Anjou,vers la France, qu'il regardait comme saproie [21] . Mais l'Anjou devait l'emporter.La grande fodalit dominait chez cettepopulation plus disciplinable; la Bretagne,avec son innombrable petite noblesse, nepouvait faire de grande guerre ni deconqute. La noire ville d'Angers porte, nonseulement dans son vaste chteau et dans satour du Diable, mais sur sa cathdrale mme,ce caractre fodal. Cette glise de Saint-Maurice est charge, non de saints, mais dechevaliers arms de pied en cap: toutefoisses flches boiteuses, l'une sculpte, l'autrenue, expriment suffisamment la destineincomplte de l'Anjou. Malgr sa belle

  • position sur le triple fleuve de la Maine, etsi prs de la Loire, o l'on distingue leurcouleur les eaux des quatre provinces,Angers dort aujourd'hui. C'est bien assezd'avoir quelque temps runi sous sesPlantagenets l'Angleterre, la Normandie, laBretagne et l'Aquitaine; d'avoir plus tard,sous le bon Ren et ses fils, possd,disput, revendiqu du moins les trnes deNaples, d'Aragon, de Jrusalem et deProvence, pendant que sa fille Margueritesoutenait la Rose rouge contre la Roseblanche, et Lancastre contre York. Ellesdorment aussi au murmure de la Loire, lesvilles de Saumur et de Tours, la capitale duprotestantisme, et la capitale du catholicisme[22] en France; Saumur, le petit royaume desprdicants et du vieux Duplessis-Mornay,contre lesquels leur bon ami Henri IV btitLa Flche aux jsuites. Son chteau deMornay, et son prodigieux dolmen [23] font

  • toujours de Saumur une ville historique.Mais bien autrement historique est la bonneville de Tours, et son tombeau de saintMartin, le vieil asile, le vieil oracle, leDelphes de la France, o les Mrovingiensvenaient consulter les sorts, ce grand etlucratif plerinage pour lequel les comtes deBlois et d'Anjou ont tant rompu de lances.Mans, Angers, toute la Bretagne,dpendaient de l'archevch de Tours; seschanoines, c'taient les Capets et les ducs deBourgogne, de Bretagne, et le comte deFlandre et le patriarche de Jrusalem, lesarchevques de Mayence, de Cologne, deCompostelle. L, on battait monnaie, comme Paris; l, on fabriqua de bonne heure lasoie, les tissus prcieux et aussi, s'il faut ledire, ces confitures, ces rillettes, qui ontrendu Tours et Reims galement clbres;villes de prtres et de sensualit. Mais Paris,Lyon et Nantes ont fait tort l'industrie de

  • Tours. C'est la faute aussi de ce doux soleil,de cette molle Loire; le travail est chosecontre nature dans ce paresseux climat deTours, de Blois et de Chinon, dans cettepatrie de Rabelais, prs du tombeau d'AgnsSorel. Chenonceaux, Chambord, Montbazon,Langeais, Loches, tous les favoris etfavorites de nos rois, ont leurs chteaux lelong de la rivire. C'est le pays du rire et durien faire. Vive verdure en aot comme enmai, des fruits, des arbres. Si vous regardezdu bord, l'autre rive semble suspendue enl'air, tant l'eau rflchit fidlement le ciel: lesable au bas, puis le saule qui vient boiredans le fleuve; derrire, le peuplier, letremble, le noyer et les les fuyant parmi lesles; en montant, des ttes rondes d'arbresqui s'en vont moutonnant doucement les unssur les autres. Molle et sensuelle contre!c'est bien ici que l'ide dut venir de faire lafemme reine des monastres, et de vivre

  • sous elle dans une voluptueuse obissance,mle d'amour et de saintet. Aussi jamaisabbaye n'eut la splendeur de Fontevrault[24] . Il en reste aujourd'hui cinq glises.Plus d'un roi voulut y tre enterr: mme lefarouche Richard Cur-de-Lion leur lguason cur; il croyait que ce cur meurtrier etparricide finirait par reposer peut-tre dansune douce main de femme, et sous la priredes vierges.

    Pour trouver sur cette Loire quelquechose de moins mou et de plus svre, il fautremonter au coude par lequel elle s'approchede la Seine, jusqu' la srieuse Orlans,ville de lgistes au moyen ge, puiscalviniste, puis jansniste, aujourd'huiindustrielle. Mais je parlerai plus tard ducentre de la France; il me tarde de pousserau midi; j'ai parl des Celtes de Bretagne, jeveux m'acheminer vers les Ibres, vers lesPyrnes.

  • Le Poitou, que nous trouvons de l'autrect de la Loire, en face de la Bretagne et del'Anjou, est un pays form d'lments trsdivers, mais non point mlangs. Troispopulations fort distinctes y occupent troisbandes de terrains qui s'tendent du nord aumidi. De l les contradictions apparentesqu'offre l'histoire de cette province. LePoitou est le centre du calvinisme auseizime sicle, il recrute les armes deColigny, et tente la fondation d'unerpublique protestante; et c'est du Poitouqu'est sortie de nos jours l'oppositioncatholique et royaliste de la Vende. Lapremire poque appartient surtout auxhommes de la cte; la seconde, surtout auBocage venden. Toutefois l'une et l'autre serapportent un mme principe, dont lecalvinisme rpublicain, dont le royalismecatholique n'ont t que la forme: espritindomptable: d'opposition au gouvernement

  • central.Le Poitou, est la bataille du Midi et du

    Nord. C'est prs de Poitiers que Clovis adfait les Goths, que Charles-Martel arepouss les Sarrasins, que l'arme anglo-gasconne du prince Noir a pris le roi Jean.Ml de droit romain et de droit coutumier,donnant ses lgistes au Nord, sestroubadours au Midi, le Poitou est lui-mmecomme sa Mlusine [25] , assemblage denatures diverses, moiti femme et moitiserpent. C'est dans le pays du mlange, dansle pays des mulets et des vipres [26] , quece mythe trange a d natre.

    Ce gnie mixte et contradictoire aempch le Poitou de rien achever; il a toutcommenc. Et d'abord la vieille villeromaine de Poitiers, aujourd'hui si solitaire,fut, avec Arles et Lyon, la premire colechrtienne des Gaules. Saint-Hilaire apartag les combats d'Athanase pour la

  • divinit de Jsus-Christ. Poitiers fut pournous, sous quelques rapports, le berceau dela monarchie, aussi bien que duchristianisme. C'est de sa cathdrale quebrilla pendant la nuit la colonne de feu quiguida Clovis contre les Goths. Le roi deFrance tait abb de Saint-Hilaire dePoitiers, comme de Saint-Martin de Tours.Toutefois cette dernire glise, moinslettre, mais mieux situe, plus populaire,plus fconde en miracles, prvalut sur sasur ane. La dernire lueur de la posielatine avait brill Poitiers avec Fortunat;l'aurore de la littrature moderne y parut audouzime sicle; Guillaume VII est lepremier troubadour. Ce Guillaume,excommuni pour avoir enlev la vicomtessede Chtellerault, conduisit, dit-on, cent millehommes la terre sainte [27] , mais ilemmena aussi la foule de ses matresses.[28] C'est de lui qu'un vieil auteur dit: Il fut

  • bon troubadour, bon chevalier d'armes, etcourut longtemps le monde pour tromper lesdames. Le Poitou semble avoir t alors unpays de libertins spirituels et de librespenseurs. Gilbert de la Pore, n Poitiers,et voque de cette ville, collgue d'Abailard l'cole de Chartres, enseigna avec la mmehardiesse, fut comme lui attaqu par saintBernard, se rtracta comme lui, mais ne sereleva pas comme le logicien breton. Laphilosophie poitevine nat et meurt avecGilbert.

    La puissance politique du Poitou n'eutgure meilleure destine. Elle avaitcommenc au neuvime sicle par la lutteque soutint contre Charles-le-Chauve,Aymon, pre de Renaud, comte deGascogne, et frre de Turpin, comted'Angoulme. Cette famille voulait tre issuedes deux fameux hros de romans, saintGuillaume de Toulouse et Grard de

  • Roussillon, comte de Bourgogne. Elle fut eneffet grande et puissante, et se trouvaquelque temps la tte du Midi. Ils prenaientle titre de ducs d'Aquitaine, mais ils avaienttrop forte partie dans les populations deBretagne et d'Anjou, qui les serraient aunord; les Angevins leur enlevrent partie dela Touraine, Saumur, Loudun, et lestournrent en s'emparant de Saintes.Cependant les comtes de Poitou s'puisaientpour faire prvaloir dans le Midi,particulirement sur l'Auvergne, surToulouse, ce grand titre de ducs d'Aquitaine;ils se ruinaient en lointaines expditionsd'Espagne et de Jrusalem; hommes brillantset prodigues, chevaliers troubadours souventbrouills avec l'glise, murs lgres etviolentes, adultres clbres, tragdiesdomestiques. Ce n'tait pas la premire foisqu'une comtesse de Poitiers assassinait sarivale, lorsque la jalouse lonore de

  • Guyenne fit prir la belle Rosemonde dansle labyrinthe o son poux l'avait cache.

    Les fils d'lonore, Henri, RichardCur-de-Lion et Jean, ne surent jamais s'ilstaient Poitevins ou Anglais, Angevins ouNormands. Cette lutte intrieure de deuxnatures contradictoires se reprsenta dansleur vie mobile et orageuse. Henri III, fils deJean, fut gouvern par les Poitevins; on saitquelles guerres civiles il en cota l'Angleterre. Une fois runi la monarchie,le Poitou du marais et de la plaine se laissaaller au mouvement gnral de la France.Fontenay fournit de grands lgistes, lesTiraqueau, les Besly, les Brisson. Lanoblesse du Poitou donna force courtisanshabiles (Thouars, Mortemart, Meilleraye,Maulon). Le plus grand politique etl'crivain le plus populaire de la Franceappartiennent au Poitou oriental: Richelieuet Voltaire; ce dernier, n Paris, tait d'une

  • famille de Parthenay [29] .Mais ce n'est pas l toute la province. Le

    plateau des deux Svres verse ses rivires,l'une vers Nantes, l'autre vers Niort et LaRochelle. Les deux contres excentriquesqu'elles traversent, sont fort isoles de laFrance. La seconde, petite Hollande [30] ,rpandue en marais, en canaux, ne regardeque l'Ocan, que La Rochelle. La villeblanche [31] comme la ville noire, LaRochelle comme Saint-Malo, futoriginairement un asile ouvert par l'gliseaux juifs, aux serfs, aux coliberts du Poitou.Le pape protgea l'une comme l'autre [32]contre les seigneurs. Elles grandirentaffranchies de dme et de tribut. Une fouled'aventuriers, sortis de cette populace sansnom, exploitrent les mers commemarchands, comme pirates; d'autresexploitrent la cour et mirent au service desrois leur gnie dmocratique, leur haine des

  • grands. Sans remonter jusqu'au serfLeudaste, de l'le de Rh, dont Grgoire deTours nous a conserv la curieuse histoire,nous citerons le fameux cardinal de Sion, quiarma les Suisses pour Jules II, leschanceliers Olivier sous Charles IX, Balueet Doriole sous Louis XI; ce prince aimait se servir de ces intrigants, sauf les logerensuite dans une cage de fer.

    La Rochelle crut un instant devenir uneAmsterdam, dont Coligny et t leGuillaume d'Orange. On sait les deux fameuxsiges contre Charles IX et Richelieu, tantd'efforts hroques, tant d'obstination, et cepoignard que le maire avait dpos sur latable de l'Htel de Ville, pour celui quiparlerait de se rendre. Il fallut bien qu'ilscdassent pourtant, quand l'Angleterre,trahissant la cause protestante et son propreintrt, laissa Richelieu fermer leur port; ondistingue encore la mare basse les restes

  • de l'immense digue. Isole de la mer, la villeamphibie ne fit plus que languir. Pour mieuxla museler, Rochefort fut fond par LouisXIV deux pas de La Rochelle, le port duroi ct du port du peuple.

    Il y avait pourtant une partie du Poitouqui n'avait gure paru dans l'histoire, quel'on connaissait peu et qui s'ignorait elle-mme. Elle s'est rvle par la guerre de laVende. Le bassin de la Svre nantaise, lessombres collines qui l'environnent, tout leBocage venden, telle fut la principale etpremire scne de cette guerre terrible quiembrasa tout l'Ouest. Cette Vende qui aquatorze rivires, et pas une navigable [33]pays perdu dans ses haies et ses bois, n'tait,quoi qu'on ait dit, ni plus religieuse, ni plusroyaliste que bien d'autres provincesfrontires, mais elle tenait ses habitudes.L'ancienne monarchie, dans son imparfaitecentralisation, les avait peu troubles; la

  • Rvolution voulut les lui arracher etl'amener d'un coup l'unit nationale;brusque et violente, portant partout unelumire subite, elle effaroucha ces fils de lanuit. Ces paysans se trouvrent des hros. Onsait que le voiturier Cathelineau ptrissaitson pain quand il entendit la proclamationrpublicaine; il essuya tout simplement sesbras et prit son fusil [34] . Chacun en fitautant et l'on marcha droit aux bleus. Et cene fut pas homme homme, dans les bois,dans les tnbres, comme les chouans deBretagne, mais en masse, en corps de peupleet en plaine. Ils taient prs de cent mille ausige de Nantes. La guerre de Bretagne estcomme une ballade guerrire du bordercossais, celle de Vende une iliade.

    En avanant vers le Midi, nouspasserons la sombre ville de Saintes et sesbelles campagnes, les champs de bataille deTaillebourg et de Jarnac, les grottes de la

  • Charente et ses vignes dans les maraissalants. Nous traverserons mme rapidementle Limousin, ce pays lev, froid, pluvieux[35] , qui verse tant de fleuves. Ses bellescollines granitiques, arrondies en demi-globes, ses vastes forts de chtaigniers,nourrissent une population honnte, maislourde, timide et gauche par indcision. Payssouffrant, disput si longtemps entrel'Angleterre et la France. Le bas Limousinest autre chose; le caractre remuant etspirituel des Mridionaux y est djfrappant. Les noms des Sgur, des Saint-Aulaire, des Noailles, des Ventadour, desPompadour, et surtout des Turenne, indiquentassez combien les hommes de ce pays sesont rattachs au pouvoir central et combienils y ont gagn. Ce drle de cardinal Duboistait de Brives-la-Gaillarde.

    Les montagnes du haut Limousin se lient celles de l'Auvergne, et celles-ci avec les

  • Cvennes. L'Auvergne est la valle del'Allier, domine l'ouest par la masse duMont-Dore qui s'lve entre le Pic ou Puy-de-Dme et la masse du Cantal. Vasteincendie teint, aujourd'hui par presquepartout d'une forte et rude vgtation [36] .Le noyer pivote sur le basalte, et le blgerme sur la pierre ponce [37] . Les feuxintrieurs ne sont pas tellement assoupis quecertaine valle ne fume encore, et que lestouffis du Mont-Dore ne rappellent laSolfatare et la Grotte du Chien. Villesnoires, bties de lave (Clermont, Saint-Flour, etc.). Mais la campagne est belle, soitque vous parcouriez les vastes et solitairesprairies du Cantal et du Mont-Dore, au bruitmonotone des cascades, soit que, de l'lebasaltique o repose Clermont, vouspromeniez vos regards sur la fertile Limagneet sur le Puy-de-Dme, ce joli d coudrede sept cents toises, voil, dvoil tour

  • tour par les nuages qui l'aiment et qui nepeuvent ni le fuir ni lui rester. C'est qu'eneffet l'Auvergne est battue d'un vent ternelet contradictoire, dont les valles opposeset alternes de ses montagnes animent,irritent les courants. Pays froid sous un cieldj mridional, o l'on gle sur les laves.Aussi, dans les montagnes, la populationreste l'hiver presque toujours blottie dans lestables, entoure d'une chaude et lourdeatmosphre [38] . Charge, comme lesLimousins, de je ne sais combien d'habitspais et pesants, on dirait une racemridionale [39] grelottant au vent du nord,e t comme resserre, durcie, sous ce cieltranger. Vin grossier, fromage amer [40] ,comme l'herbe rude d'o il vient. Ils vendentaussi leurs laves, leurs pierres ponces, leurspierreries communes [41] , leurs fruitscommuns qui descendent l'Allier par bateau.Le rouge, la couleur barbare par excellence,

  • est celle qu'ils prfrent; ils aiment le grosvin rouge, le btail rouge. Plus laborieuxqu'industrieux, ils labourent encore souvent,les terres fortes et profondes de leurs plainesavec la petite charrue du Midi qui gratigne peine le sol [42] . Ils ont beau migrer tousles ans des montagnes, ils rapportent quelqueargent, mais peu d'ides.

    Et pourtant il y a une force relle dansles hommes de cette race, une sve amre,acerbe peut-tre, mais vivace comme l'herbedu Cantal. L'ge n'y fait rien. Voyez quelleverdeur dans leurs vieillards, les Dulaure,les de Pradt; et ce Montlosier octognaire,qui gouverne ses ouvriers et tout ce quil'entoure, qui plante et qui btit, et quicrirait au besoin un nouveau livre contre leparti-prtre ou pour la fodalit, ami et enmme temps ennemi du moyen ge [43] .

    Le gnie inconsquent et contradictoireque nous remarquions dans d'autres

  • provinces de notre zone moyenne, atteint sonapoge dans l'Auvergne. L se trouvent cesgrands lgistes [44] , ces logiciens du partigallican, qui ne surent jamais s'ils taientpour ou contre le pape: le chancelier del'Hospital; les Arnauld; le svre Domat,Papinien jansniste, qui essaya d'enfermer ledroit dans le christianisme; et son amiPascal, le seul homme du dix-septimesicle qui ait senti la crise religieuse entreMontaigne et Voltaire, me souffrante oapparat si merveilleusement le combat dudoute et de l'ancienne foi.

    Je pourrais entrer par le Rouergue dansla grande valle du Midi. Cette province enmarque le coin d'un accident bien rude [45] .Elle n'est elle-mme, sous ses sombreschtaigniers, qu'un norme monceau dehouille, de fer, de cuivre, de plomb. Lahouille y brle en plusieurs lieues, consumed'incendies sculaires qui n'ont rien de

  • volcanique [46] . Cette terre, maltraite et dufroid et du chaud dans la varit de sesexpositions et de ses climats, gerce deprcipices, tranche par deux torrents, leTarn et l'Aveyron, a peu envier l'pretdes Cvennes. Mais j'aime mieux entrer parCahors. L tout se revt de vignes. Lesmriers commencent avant Montauban. Unpaysage de trente ou quarante lieues s'ouvredevant vous, vaste ocan d'agriculture,masse anime, confuse, qui se perd au loindans l'obscur; mais par-dessus s'lve laforme fantastique des Pyrnes aux ttesd'argent. Le buf attel par les corneslaboure la fertile valle, la vigne monte l'orme. Si vous appuyez gauche vers lesmontagnes, vous trouvez dj la chvresuspendue au coteau aride, et le mulet, soussa charge d'huile, suit mi-cte le petitsentier. midi, un orage, et la terre est unlac; en une heure, le soleil a tout bu d'un

  • trait. Vous arrivez le soir dans quelquegrande et triste ville, si vous voulez, Toulouse. cet accent sonore, vous vouscroiriez en Italie; pour vous dtromper, ilsuffit de regarder ces maisons de bois et debrique; la parole brusque, l'allure hardie etvive vous rappelleront aussi que vous tesen France. Les gens aiss du moins sontFranais; le petit peuple est tout autre chose,peut-tre Espagnol ou Maure. C'est ici cettevieille Toulouse, si grande sous ses comtes;sous nos rois, son Parlement lui a donnencore la royaut, la tyrannie du Midi. Ceslgistes violents qui portrent BonifaceVIII le soufflet de Philippe-le-Bel, s'enjustifirent souvent aux dpens deshrtiques; ils en brlrent quatre cents enmoins d'un sicle. Plus tard, ils se prtrentaux vengeances de Richelieu, jugrentMontmorency et le dcapitrent dans leurbelle salle marque de rouge [47] . Ils se

  • glorifiaient d'avoir le capitule de Rome, et lacave aux morts [48] de Naples, o lescadavres se conservaient si bien. Aucapitule de Toulouse, les archives de la villetaient gardes dans une armoire de fer,comme celles des flamines romains; et lesnat gascon avait crit sur les murs de sacurie: Videant consules ne quid respublicadetrimenti capiat. [49]

    Toulouse est le point central du grandbassin du Midi. C'est l, ou peu prs, queviennent les eaux des Pyrnes et desCvennes, le Tarn et la Garonne, pour s'enaller ensemble l'Ocan. La Garonne reoittout. Les rivires sinueuses et tremblotantesdu Limousin et de l'Auvergne y coulent aunord, par Prigueux, Bergerac; de l'est et desCvennes, le Lot, la Viaur, l'Aveyron et leTarn s'y rendent avec quelques coudes plusou moins brusques, par Rodez et Alby. LeNord donne les rivires, le Midi les torrents.

  • Des Pyrnes descend l'Arige; et laGaronne, dj grosse du Gers et de la Baize,dcrit au nord-ouest une courbe lgante,qu'au midi rpte l'Adour dans ses petitesproportions. Toulouse spare peu prs leLanguedoc de la Guyenne, ces deux contressi diffrentes sous la mme latitude. LaGaronne passe la vieille Toulouse, le vieuxLanguedoc romain et gothique, et,grandissant toujours, elle s'panouit commeune mer en face de la mer, en face deBordeaux. Celle-ci, longtemps capitale de laFrance anglaise, plus longtemps anglaise decur, est tourne, par l'intrt de soncommerce, vers l'Angleterre, vers l'Ocan,vers l'Amrique. La Garonne, disonsmaintenant la Gironde, y est deux fois pluslarge que la Tamise Londres.

    Quelque belle et riche que soit cettevalle de la Garonne, on ne peut s'y arrter;les lointains sommets des Pyrnes ont un

  • trop puissant attrait. Mais le chemin estsrieux. Soit que vous preniez par Nrac,triste seigneurie des Albret, soit que vouscheminiez le long de la cte, vous ne voyezqu'un ocan de landes, tout au plus desarbres lige, de vastes pinadas, routesombre et solitaire, sans autre compagnieque les troupeaux de moutons noirs [50] quisuivent leur ternel voyage des Pyrnes auxLandes, et vont, des montagnes la plaine,chercher la chaleur au nord, sous la conduitedu pasteur landais. La vie voyageuse desbergers est un des caractres pittoresques duMidi. Vous les rencontrez montant desplaines du Languedoc aux Cvennes, auxPyrnes, et de la Crau provenale auxmontagnes de Gap et de Barcelonnette. Cesnomades, portant tout avec eux, compagnonsdes toiles, dans leur ternelle solitude,demi-astronomes et demi-sorciers,continuent la vie asiatique, la vie de Loth et

  • d'Abraham, au milieu de notre Occident.Mais en France les laboureurs, qui redoutentleur passage, les resserrent dans d'troitesroutes. C'est aux Apennins, aux plaines de laPouille ou de la campagne de Rome qu'ilfaut les voir marcher dans la libert dumonde antique. En Espagne, ils rgnent; ilsdvastent impunment le pays. Sous laprotection de la toute-puissante compagniede la Mesta, qui emploie de quarante soixante mille bergers, le triomphantmrinos mange la contre, de l'Estramadure la Navarre, l'Aragon. Le bergerespagnol, plus farouche que le ntre, a lui-mme l'aspect d'une de ses btes, avec sapeau de mouton sur le dos, et aux jambes sonabarca de peau velue de buf, qu'il attacheavec des cordes.

    La formidable barrire de l'Espagnenous apparat enfin dans sa grandeur. Cen'est point, comme les Alpes, un systme

  • compliqu de pics et de valles, c'est toutsimplement un mur immense qui s'abaisseaux deux bouts [51] .Tout autre passage estinaccessible aux voitures, et ferm au mulet, l'homme mme, pendant six ou huit mois del'anne. Deux peuples part, qui ne sontrellement ni Espagnols ni Franais, lesBasques l'ouest, l'est les Catalans etRoussillonnais [52] , sont les portiers desdeux mondes. Ils ouvrent et ferment; portiersirritables et capricieux, las de l'ternelpassage des nations, ils ouvrent Abdrame,ils ferment Roland; il y a bien destombeaux entre Roncevaux et la Seu d'Urgel.

    Ce n'est pas l'historien qu'il appartientde dcrire et d'expliquer les Pyrnes.Vienne la science de Cuvier et d'lie deBeaumont, qu'ils racontent cette histoireant-historique. Ils y taient, eux, et moi jen'y tais pas, quand la nature improvisa saprodigieuse pope gologique, quand la

  • masse embrase du globe souleva l'axe desPyrnes, quand les monts se fendirent, etque la terre, dans la torture d'un titaniqueenfantement, poussa contre le ciel la noire etchauve Maladetta. Cependant une mainconsolante revtit peu peu les plaies de lamontagne de ces vertes prairies, qui fontplir celles des Alpes [53] . Les picss'moussrent et s'arrondirent en bellestours; des masses infrieures vinrent adoucirles pentes abruptes, en retardrent larapidit, et formrent du ct de la Francecet escalier colossal dont chaque gradin estun mont [54] .

    Montons donc, non pas au Vignemale,non pas au Mont-Perdu [55] , mais seulementau por de Paillers, o les eaux se partagententre les deux mers, ou bien entre Bagnreset Barges, entre le beau et le sublime [56] .L vous saisirez la fantastique beaut desPyrnes, ces sites tranges, incompatibles,

  • runis par une inexplicable ferie [57] ; etcette atmosphre magique, qui tour tourrapproche, loigne les objets [58] ; cesgaves cumants ou vert d'eau, ces prairiesd'meraude. Mais bientt succde l'horreursauvage des grandes montagnes, qui secachent derrire, comme un monstre sous unmasque de belle jeune fille. N'importe,persistons, engageons-nous le long du gavede Pau, par ce triste passage, travers cesentassements infinis de blocs de trois etquatre mille pieds cubes; puis les rochersaigus, les neiges permanentes, puis lesdtours du gave, battu, rembarr durementd'un mont l'autre; enfin, le prodigieuxCirque et ses tours dans le ciel. Au pied,douze sources alimentent le gave, qui mugitsous des ponts de neige, et cependant tombede treize cents pieds, la plus haute cascadede l'ancien monde [59] .

    Ici finit la France. Le por de Gavarnie,

  • que vous voyez l-haut, ce passagetemptueux, o, comme ils disent, le filsn'attend pas le pre [60] , c'est la porte del'Espagne. Une immense posie historiqueplane sur cette limite des deux mondes, ovous pourriez voir votre choix, si le regardtait assez perant, Toulouse ou Saragosse.Cette embrasure de trois cents pieds dans lesmontagnes, Roland l'ouvrit en deux coups desa durandal. C'est le symbole du combatternel de la France et de l'Espagne, qui n'estautre que celui de l'Europe et de l'Afrique.Roland prit, mais la France a vaincu.Comparez les deux versants: combien lentre a l'avantage [61] ! Le versant espagnol,expos au midi, est tout autrement abrupt,sec et sauvage; le franais, en pente douce,mieux ombrag, couvert de belles prairies,fournit l'autre une grande partie desbestiaux dont il a besoin. Barcelone vit denos bufs [62] . Ce pays de vins et de

  • pturages est oblig d'acheter nos troupeauxet nos vins. L, le beau ciel, le doux climatet l'indigence; ici, la brume et la pluie, maisl'intelligence, la richesse et la libert. Passezla frontire, comparez nos routes splendideset leurs pres sentiers [63] , ou seulement,regardez ces trangers aux eaux deCauterets, couvrant leurs haillons de ladignit du manteau, sombres, ddaigneux dese comparer. Grande et hroque nation, necraignez pas que nous insultions vosmisres!

    Qui veut voir toutes les races et tous lescostumes des Pyrnes, c'est aux foires deTarbes qu'il doit aller. Il y vient prs de dixmille mes: on s'y rend de plus de vingtlieues. L, vous trouverez souvent la foisle bonnet blanc du Bigorre, le brun de Foix,le rouge du Roussillon, quelquefois mme legrand chapeau plat d'Aragon, le chapeaurond de Navarre, le bonnet pointu de

  • Biscaye [64] . Le voiturier basque y viendrasur son ne, avec sa longue voiture troischevaux; il porte le berret du Barn; maisvous distinguerez bien vite le Barnais et leBasque; le joli petit homme smillant de laplaine, qui a la langue si prompte, la mainaussi, et le fils de la montagne, qui la mesurerapidement de ses grandes jambes,agriculteur habile et fier de sa maison, dontil porte le nom. Si vous voulez trouverquelque analogue au Basque, c'est chez lesCeltes de Bretagne, d'cosse ou d'Irlandequ'il faut le chercher. Le Basque, an desraces de l'Occident, immuable au coin desPyrnes, a vu toutes les nations passerdevant lui: Carthaginois, Celtes, Romains,Goths et Sarrasins. Nos jeunes antiquits luifont piti. Un Montmorency disait l'und'eux: Savez-vous que nous datons de milleans?Et nous, dit le Basque, nous ne datonsplus.

  • Cette race a un instant possdl'Aquitaine. Elle y a laiss pour souvenir lenom de Gascogne. Refoule en Espagne auneuvime sicle, elle y fonda le royaume deNavarre, et en deux cents ans, elle occupatous les trnes chrtiens d'Espagne (Galice,Asturies et Lon, Aragon, Castille). Mais lacroisade espagnole poussant vers le Midi,les Navarrois, isols du thtre de la gloireeuropenne, perdirent tout peu peu. Leurdernier roi, Sanche-l'Enferm, qui mourutd'un cancer, est le vrai symbole desdestines de son peuple. Enferme en effetdans ses montagnes par des peuplespuissants, ronge pour ainsi dire par lesprogrs de l'Espagne et de la France, laNavarre implora mme les musulmansd'Afrique, et finit par se donner auxFranais. Sanche anantit son royaume en lelguant son gendre Thibault, comte deChampagne; c'est Roland brisant sa durandal

  • pour la soustraire l'ennemi. La maison deBarcelone, tige des rois d'Aragon et descomtes de Foix, saisit la Navarre son tour,la donna un instant aux Albret, auxBourbons, qui perdirent la Navarre pourgagner la France. Mais, par un petit-fils deLouis XIV, descendu de Henri IV, ils ontrepris non seulement la Navarre, maisl'Espagne entire. Ainsi s'est vrifiel'inscription mystrieuse du chteau deCoaraze, o fut lev Henri IV: Lo que a deser no puede faltar: Ce qui doit tre nepeut manquer. Nos rois se sont intituls roisde France et de Navarre. C'est une belleexpression des origines primitives de lapopulation franaise comme de la dynastie.

    Les vieilles races, les races pures, lesCeltes et les Basques, la Bretagne et laNavarre, devaient cder aux races mixtes, lafrontire au centre, la nature la civilisation.Les Pyrnes prsentent partout cette image

  • du dprissement de l'ancien monde.L'antiquit y a disparu; le moyen ge s'ymeurt. Ces chteaux croulants, ces tours desMaures, ces ossements des Templiers qu'ongarde Gavarnie, y figurent, d'une maniretoute significative, le monde qui s'en va. Lamontagne elle-mme, chose bizarre, sembleaujourd'hui attaque dans son existence. Lescimes dcharnes qui la couronnenttmoignent de sa caducit [65] . Ce n'est pasen vain qu'elle est frappe de tant d'orages;et d'en bas l'homme y aide. Cette profondeceinture de forts qui couvraient la nudit dela vieille mre, il l'arrache chaque jour. Lesterres vgtales, que le gramen retenait surles pentes, coulent en bas avec les eaux. Lerocher reste nu; gerc, exfoli par le chaud,par le froid, min par la fonte des neiges, ilest emport par les avalanches. Au lieu d'unriche pturage, il reste un sol aride et ruin:le laboureur, qui a chass le berger, n'y

  • gagne rien lui-mme. Les eaux qui filtraientdoucement dans la valle, travers le gazonet les forts, y tombent maintenant entorrents, et vont couvrir ses champs desruines qu'il a faites. Quantits de hameauxont quitt les hautes valles faute de bois dechauffage, et recul vers la France, fuyantleurs propres dvastations [66] .

    Ds 1673, on s'alarma. Il fut ordonn chaque habitant de planter tous les ans unarbre dans les forts du domaine, deux dansles terrains communaux. Des forestiers furenttablis. En 1669, en 1756, et plus tard, denouveaux rglements attestrent l'effroiqu'inspirait le progrs du mal. Mais laRvolution, toute barrire tomba; lapopulation pauvre commena d'ensemblecette uvre de destruction. Ils escaladrent,le feu et la bche en main, jusqu'au nid desaigles, cultivrent l'abme, pendus unecorde. Les arbres furent sacrifis aux

  • moindres usages; on abattait deux pins pourfaire une paire de sabots [67] . En mmetemps le petit btail, se multipliant sansnombre, s'tablit dans la fort, blessant lesarbres, les arbrisseaux, les jeunes pousses,dvorant l'esprance. La chvre surtout, labte de celui qui ne possde rien, bteaventureuse, qui vit sur le commun, animalniveleur, fut l'instrument de cette invasiondvastatrice, la Terreur du dsert. Ce ne futpas le moindre des travaux de Bonaparte decombattre ces monstres rongeants. En 1813,les chvres n'taient plus le dixime de leurnombre en l'an X [68] . Il n'a pu arrterpourtant cette guerre contre la nature.

    Tout ce Midi, si beau, c'est nanmoins,compar au Nord, un pays de ruines. Passezles paysages fantastiques de Saint-Bertrand-de-Comminges et de Foix, ces villes qu'ondirait jetes l par les fes; passez notrepetite Espagne de France, le Roussillon, ses

  • vertes prairies, ses brebis noires, sesromances catalanes, si douces recueillir lesoir de la bouche des filles du pays.Descendez dans ce pierreux Languedoc,suivez-en les collines mal ombragesd'oliviers, au chant monotone de la cigale.L, point de rivires navigables; le canal desdeux mers n'a pas suffi pour y suppler; maisforce tangs sals, des terres sales aussi, one crot que le salicor [69] ; d'innombrablessources thermales, du bitume et du baume,c'est une autre Jude. Il ne tenait qu'auxrabbins des coles juives de Narbonne de secroire dans leur pays. Ils n'avaient pas mme regretter la lpre asiatique; nous en avonseu des exemples rcents Carcassonne [70].

    C'est que, malgr le cers occidental,auquel Auguste dressa un autel, le vent chaudet lourd d'Afrique pse sur ce pays. Lesplaies aux jambes ne gurissent gure

  • Narbonne [71] . La plupart de ces villessombres, dans les plus belles situations dumonde, ont autour d'elles des plainesinsalubres: Albi, Lodve, Agde la noire[72] , ct de son cratre. Montpellier,hritire de feu Maguelone, dont les ruinessont ct; Montpellier, qui voit son choixles Pyrnes, les Cvennes, les Alpes mme,a prs d'elle et sous elle une terre malsaine,couverte de fleurs, tout aromatique et commeprofondment mdicamente; ville demdecine, de parfums et de vert-de-gris [73].

    C'est une bien vieille terre que ceLanguedoc. Vous y trouvez partout les ruinessous les ruines; les Camisards sur lesAlbigeois, les Sarrasins sur les Goths, sousceux-ci les Romains, les Ibres. Les murs deNarbonne sont btis de tombeaux, de statues,d'inscriptions [74] . L'amphithtre deNmes est perc d'embrasures gothiques,

  • couronn de crneaux sarrasins, noirci parles flammes de Charles-Martel. Mais ce sontencore les plus vieux qui ont le plus laiss;les Romains ont enfonc la plus profondetrace: leur Maison carre, leur triple pont duGard, leur norme canal de Narbonne quirecevait les plus grands vaisseaux [75] .

    Le droit romain est bien une autre ruine,et tout autrement imposante. C'est lui, auxvieilles franchises qui l'accompagnaient, quele Languedoc a d de faire exception lamaxime fodale: Nulle terre sans seigneur.Ici la prsomption tait toujours pour lalibert. La fodalit ne put s'y introduire qu'la faveur de la croisade, comme auxiliairede l'glise, comme familire del'Inquisition. Simon de Monfort y tablitquatre cent trente-quatre fiefs. Mais cettecolonie fodale, gouverne par la coutumede Paris, n'a fait que prparer l'espritrpublicain de la province la centralisation

  • monarchique. Pays de libert politique et deservitude religieuse, plus fanatique quedvot, le Languedoc a toujours nourri unvigoureux esprit d'opposition. Lescatholiques mme y ont eu leurprotestantisme sous la forme jansniste.Aujourd'hui encore, Alet, on gratte letombeau de Pavillon, pour en boire la cendrequi gurit la fivre. Les Pyrnes onttoujours fourni des hrtiques, depuisVigilance et Flix d'Urgel. Le plus obstindes sceptiques, celui qui a cru le plus audoute, Bayle, est de Carlat. De Limoux, lesChnier [76] , les frres rivaux, nonpourtant, comme on l'a dit, jusqu'aufratricide; de Carcassonne, Fabred'glantine. Au moins l'on ne refusera pas cette population la vivacit et l'nergie.nergie meurtrire, violence tragique. LeLanguedoc, plac au coude du Midi, dont ilsemble l'articulation et le nud, a t

  • souvent froiss dans la lutte des races et desreligions. Je parlerai ailleurs de l'effroyablecatastrophe du treizime sicle. Aujourd'huiencore, entre Nmes et la montagne deNmes, il y a une haine traditionnelle qui, ilest vrai, tient de moins en moins lareligion: ce sont les Guelfes et les Gibelins.Ces Cvennes sont si pauvres et si rudes; iln'est pas tonnant qu'au point de contact avecla riche contre de la plaine, il y ait un chocplein de violence et de rage envieuse.L'histoire de Nmes n'est qu'un combat detaureaux.

    Le fort et dur gnie du Languedoc n'a past assez distingu de la lgret spirituellede la Guyenne et de la ptulance emportede la Provence. Il y a pourtant entre leLanguedoc et la Guyenne la mme diffrencequ'entre les Montagnards et les Girondins,entre Fabre et Barnave, entre le vin fumeuxde Lunel et le vin de Bordeaux. La

  • conviction est forte, intolrante enLanguedoc, souvent atroce, et l'incrdulitaussi. La Guyenne, au contraire, le pays deMontaigne et de Montesquieu, est celui descroyances flottantes; Fnelon, l'homme leplus religieux qu'ils aient eu, est presque unhrtique. C'est bien pis en avanant vers laGascogne, pays de pauvres diables, trsnobles et trs gueux, de drles de corps, quiauraient tous dit, comme leur Henri IV:Paris vaut bien une messe; ou, comme ilcrivait Gabrielle, au moment del'abjuration: Je vais faire le saut prilleux![77] Ces hommes veulent tout prix russir,et russissent. Les Armagnacs s'allirent auxValois; les Albret, mls aux Bourbons, ontfini par donner des rois la France.

    Le gnie provenal aurait plusd'analogie, sous quelque rapport, avec legnie gascon qu'avec le languedocien. Ilarrive souvent que les peuples d'une mme

  • zone sont alterns ainsi; par exemple,l'Autriche, plus loigne de la Souabe quede la Bavire, en est plus rapproche parl'esprit. Riveraines du Rhne, coupessymtriquement par des fleuves ou torrentsqui se rpondent (le Gard la Durance, et leVar l'Hrault), les provinces de Languedocet de Provence forment elles deux notrelittoral sur la Mditerrane. Ce littoral a desdeux cts ses tangs, ses marais, ses vieuxvolcans. Mais le Languedoc est un systmecomplet, un dos de montagnes ou collinesavec les deux pentes: c'est lui qui verse lesfleuves la Guyenne et l'Auvergne. LaProvence est adosse aux Alpes; elle n'apoint les Alpes, ni les sources de sesgrandes rivires; elle n'est qu'unprolongement, une pente des monts vers leRhne et la mer; au bas de cette pente, et lepied dans l'eau, sont ses belles villes,Marseille, Arles, Avignon. En Provence

  • toute la vie est au bord. Le Languedoc, aucontraire, dont la cte est moins favorable,tient ses villes en arrire de la mer et duRhne. Narbonne, Aigues-Mortes et Cette neveulent point tre des ports [78] . Aussil'histoire du Languedoc est plus continentaleque maritime; ses grands vnements sont lesluttes de la libert religieuse. Tandis que leLanguedoc recule devant la mer, la Provencey entre, elle lui jette Marseille et Toulon;elle semble lance aux courses maritimes,aux croisades, aux conqutes d'Italie etd'Afrique.

    La Provence a visit, a hberg tous lespeuples. Tous ont chant les chants, dansles danses d'Avignon, de Beaucaire; tous sesont arrts aux passages du Rhne, cesgrands carrefours des routes du Midi [79] .Les saints de Provence (de vrais saints quej'honore) leur ont bti des ponts [80] etcommenc la fraternit de l'Occident. Les

  • vives et belles filles d'Arles et d'Avignon,continuant cette uvre, ont pris par la mainle Grec, l'Espagnol, l'Italien, leur ont, bongr mal gr, men la farandole [81] . Et ilsn'ont plus voulu se rembarquer. Ils ont fait enProvence des villes grecques, mauresques,italiennes. Ils ont prfr les figuesfivreuses de Frjus [82] celles d'Ionie oude Tusculum, combattu les torrents, cultiven terrasses les pentes rapides, exig leraisin des coteaux pierreux qui ne donnentque thym et lavande.

    Cette potique Provence n'en est pasmoins un rude pays. Sans parler de sesmarais pontins, et du val d'Olioulles, et de lavivacit de tigre du paysan de Toulon, cevent ternel qui enterre dans le sable lesarbres du rivage, qui pousse les vaisseaux la cte, n'est gure moins funeste sur terreque sur mer. Les coups de vent, brusques etsubits, saisissent mortellement. Le Provenal

  • est trop vif pour s'emmailloter du manteauespagnol. Et ce puissant soleil aussi, la fteordinaire de ce pays de ftes, il donnerudement sur la tte, quand d'un rayon iltransfigure l'hiver en t. Il vivifie l'arbre, ille brle. Et les geles brlent aussi. Plussouvent des orages, des ruisseaux quideviennent des fleuves. Le laboureurramasse son champ au bas de la colline, oule suit voguant grande eau, et s'ajoutant laterre du voisin. Nature capricieuse,passionne, colre et charmante.

    Le Rhne est le symbole de la contre,son ftiche, comme le Nil est celui del'gypte. Le peuple n'a pu se persuader quece fleuve ne ft qu'un fleuve; il a bien vu quela violence du Rhne tait de la colre [83] ,et reconnu les convulsions d'un monstre dansses gouffres tourbillonnants. Le monstre,c'est le drac, la tarasque, espce de tortue-dragon, dont on promne la figure grand

  • bruit dans certaines ftes [84] . Elle vajusqu' l'glise, heurtant tout sur son passage.La fte n'est pas belle s'il n'y a pas au moinsun bras cass.

    Ce Rhne, emport comme un taureauqui a vu du rouge, vient donner contre sondelta de la Camargue, l'le des taureaux etdes beaux pturages. La fte de l'le, c'est laFerrade. Un cercle de chariots est charg despectateurs. On y pousse coups de fourcheles taureaux qu'on veut marquer. Un hommeadroit et vigoureux renverse le jeune animal,et, pendant qu'on le tient terre, on offre lefer rouge une dame invite; elle descend etl'applique elle-mme sur la bte cumante.

    Voil le gnie de la basse Provence,violent, bruyant, barbare, mais non sansgrce. Il faut voir ces danseurs infatigablesdanser la moresque, les sonnettes auxgenoux, ou excuter neuf, onze, treize,la danse des pes, le bacchuber, comme

  • disent leurs voisins de Gap; ou bien, Riez,jouer tous les ans la bravade des Sarrasins[85] . Pays de militaires, des Agricola, desBaux, des Crillon; pays des marinsintrpides; c'est une rude cole que ce golfede Lion. Citons le bailli de Suffren, et cerengat qui mourut capitan-pacha en 1706;nommons le mousse Paul (il ne s'est jamaisconnu d'autre nom); n sur mer, d'uneblanchisseuse, dans une barque battue par latempte, il devint amiral et donna sur sonbord une fte Louis XIV; mais il nemconnaissait pas pour cela ses vieuxcamarades, et voulut tre enterr avec lespauvres, auxquels il laissa tout son bien.

    Cet esprit d'galit ne peut surprendredans ce pays de rpubliques, au milieu descits grecques et des municipes romains.Dans les campagnes mme, le servage n'ajamais pes comme dans le reste de la laFrance. Ces paysans taient leurs propres

  • librateurs et les vainqueurs des Maures; euxseuls pouvaient cultiver la colline abrupte, etresserrer le lit du torrent. Il fallait contre unetelle nature des mains libres, intelligentes.

    Libre et hardi fut encore l'essor de laProvence dans la littrature, dans laphilosophie. La grande rclamation duBreton Plage en faveur de la liberthumaine fut accueillie, soutenue en Provencep a r Faustus, par Cassien, par cette noblecole de Lrins, la gloire du cinquimesicle. Quand le Breton Descartes affranchitla philosophie de l'influence thologique, leProvenal Gassendi tenta la mmervolution au nom du sensualisme. Et audernier sicle, les athes de Saint-Malo,Maupertuis et La Mettrie, se rencontrrentchez Frdric, avec un athe provenal(d'Argens).

    Ce n'est pas sans raison que la littraturedu Midi, au douzime et au treizime sicle,

  • s'appelle la littrature provenale. On vitalors tout ce qu'il y a de subtil et de gracieuxdans le gnie de cette contre. C'est le paysdes beaux parleurs, abondants, passionns(au moins pour la parole), et quand ilsveulent, artisans obstins de langage; ils ontdonn Massillon, Mascaron, Flchier,Maury, les orateurs et les rhtheurs. Mais laProvence entire, municipes, Parlement etnoblesse, dmagogie et rhtorique, le toutcouronn d'une magnifique insolencemridionale s'est rencontr dans Mirabeau,le col du taureau, la force du Rhne.

    Comment ce pays-l n'a-t-il pas vaincu etdomin la France? Il a bien vaincu l'Italie autreizime sicle. Comment est-il si ternemaintenant, en exceptant Marseille, c'est--dire la mer? Sans parler des ctesmalsaines, et des villes qui se meurent,comme Frjus [86] , je ne vois partout queruines. Et il ne s'agit pas ici de ces beaux

  • restes de l'antiquit, de ces ponts romains,de ces aqueducs, de ces arcs de Saint-Remiet d'Orange, et de tant d'autres monuments.Mais dans l'esprit du peuple, dans sa fidlitaux vieux usages [87] , qui lui donnent unephysionomie si originale et si antique; laussi je trouve une ruine. C'est un peuple quine prend pas le temps pass au srieux, etqui pourtant en conserve la trace [88] . Unpays travers par tous les peuples, aurait d,ce semble, oublier davantage; mais non, ils'est obstin dans ses souvenirs. Sousplusieurs rapports, il appartient, commel'Italie, l'antiquit.

    Franchissez les tristes embouchures duRhne obstrues et marcageuses, commecelles du Nil et du P. Remontez la villed'Arles. La vieille mtropole duchristianisme dans nos contresmridionales, avait cent mille mes au tempsdes Romains; elle en a vingt mille

  • aujourd'hui; elle n'est riche que de morts etde spulcres [89] . Elle a t longtemps letombeau commun, la ncropole des Gaules.C'tait un bonheur souhait de pouvoirreposer dans ses champs lysiens (lesAliscamps). Jusqu'au douzime sicle, dit-on, les habitants des deux rives mettaient,avec une pice d'argent, leurs morts dans untonneau enduit de poix, qu'on abandonnait aufleuve; ils taient fidlement recueillis.Cependant cette ville a toujours dclin.Lyon l'a bientt remplace dans la primatiedes Gaules; le royaume de Bourgogne, dontelle fut la capitale, a pass rapide et obscur;ses grandes familles se sont teintes.

    Quand de la cte et des pturagesd'Arles on monte aux collines d'Avignon,puis aux montagnes qui approchent desAlpes, on s'explique la ruine de la Provence.Ce pays tout excentrique n'a de grandesvilles qu' ses frontires. Ces villes taient

  • en grande partie des colonies trangres; lapartie vraiment provenale tait la moinspuissante. Les comtes de Toulouse finirentpar s'emparer du Rhne, les Catalans de lacte et des ports; les Baux, les Provenauxindignes, qui avaient jadis dlivr le paysdes Maures, eurent Forcalquier, Sisteron,c'est--dire l'intrieur. Ainsi allaient enpices les tats du Midi, jusqu' ce quevinrent les Franais qui renversrentToulouse, rejetrent les Catalans enEspagne, unirent les Provenaux, et lesmenrent la conqute de Naples. Ce fut lafin des destines de la Provence. Elles'endormit avec Naples sous un mmematre. Rome prta son pape Avignon; lesrichesses et les scandales abondrent. Lareligion tait bien malade dans ces contres,surtout depuis les Albigeois; elle fut tue parla prsence des papes. En mme tempss'affaiblissaient et venaient rien les

  • vieilles liberts des municipes du Midi. Lalibert romaine et la religion romaine, larpublique et le christianisme, l'antiquit etle moyen ge, s'y teignaient en mme temps.Avignon fut le thtre de cette dcrpitude.Aussi ne croyez pas que ce soit seulementpour Laure que Ptrarque ait tant pleur lasource de Vaucluse; l'Italie aussi fut saLaure, et la Provence, et tout l'antique Midiqui se mourait chaque jour [90] .

    La Provence, dans son imparfaitedestine, dans sa forme incomplte, mesemble un chant des troubadours, un canzonede Ptrarque; plus d'lan que de porte. Lavgtation africaine des ctes est bienttborne par le vent glacial des Alpes. LeRhne court la mer, et n'y arrive pas. Lespturages font place aux sches collines,pares tristement de myrte et de lavande,parfumes et striles.

    La posie de ce destin du Midi semble

  • reposer dans la mlancolie de Vaucluse,dans la tristesse ineffable et sublime de laSainte-Baume, d'o l'on voit les Alpes et lesCvennes, le Languedoc et la Provence, audel, la Mditerrane. Et moi aussi, j'ypleurerais comme Ptrarque au moment dequitter ces belles contres.

    Mais il faut que je fraye ma route vers lenord, aux sapins du Jura, aux chnes desVosges et des Ardennes, vers les plainesdcolores du Berry et de la Champagne.Les provinces que nous venons de parcourir,isoles par leur originalit mme, ne mepourraient servir composer l'unit de laFrance. Il y faut des lments plus liants,plus dociles; il faut des hommes plusdisciplinaires, plus capables de former unnoyau compact, pour fermer la France duNord aux grandes invasions de terre et demer, aux Allemands et aux Anglais. Ce n'estpas trop pour cela des populations serres

  • du centre, des bataillons normands, picards,des massives et profondes lgions de laLorraine et de l'Alsace.

    Les Provenaux appellent les Dauphinoisles Franciaux. Le Dauphin appartient dj la vraie France, la France du Nord. Malgrla latitude, cette province est septentrionale.L commence cette zone de pays rudes etd'hommes nergiques qui couvrent la France l'est. D'abord le Dauphin, comme uneforteresse sous le vent des Alpes; puis lemarais de la Bresse; puis dos dos laFranche-Comt et la Lorraine, attachesensemble par les Vosges, qui versent celle-ci la Moselle, l'autre la Sane et leDoubs. Un vigoureux gnie de rsistance etd'opposition signale ces provinces. Celapeut tre incommode au dedans, mais c'estnotre salut contre l'tranger. Elles donnentaussi la science des esprits svres etanalytiques: Mably et Condillac son frre,

  • sont de Grenoble; d'Alembert est Dauphinoispar sa mre; de Bourg-en-Bresse,l'astronome Lalande, et Bichat, le grandanatomiste [91] .

    Leur vie morale et leur posie, ceshommes de la frontire, du reste raisonneurset intresss [92] , c'est la guerre. Qu'onparle de passer les Alpes ou le Rhin, vousverrez que les Bayard ne manqueront pas auDauphin, ni les Ney, les Fabert, laLorraine. Il y a l, sur la frontire, des villeshroques o c'est de pre en fils uninvariable usage de se faire tuer pour le pays[93] . Et les femmes s'en mlent souventcomme les hommes [94] . Elles ont danstoute cette zone du Dauphin aux Ardennesun courage, une grce d'amazones, que vouschercheriez en vain partout ailleurs. Froides,srieuses et soignes dans leur mise,respectables aux trangers et leursfamilles, elles vivent au milieu des soldats,

  • et leur imposent. Elles-mmes, veuves, fillesde soldats, elles savent ce que c'est que laguerre, ce que c'est que souffrir et mourir;mais elles n'y envoient pas moins les leurs,fortes et rsignes; au besoin elles iraientelles-mmes. Ce n'est pas seulement laLorraine qui sauva la France par la maind'une femme: en Dauphin, Margot de Laydfendit Montlimart, et Philis La Tour-du-Pin.La Charce ferma la frontire au duc deSavoie (1692). Le gnie viril desDauphinoises a souvent exerc sur leshommes une irrsistible puissance: tmoin lafameuse madame Tencin, mre ded'Alembert; et cette blanchisseuse deGrenoble qui, de mari en mari, finit parpouser le roi de Pologne; on la chanteencore dans le pays avec Mlusine et la fede Sassenage.

    Il y a dans les murs communes duDauphin une vive et franche simplicit la

  • montagnarde, qui charme tout d'abord. Enmontant vers les Alpes surtout, voustrouverez l'honntet savoyarde [95] , lamme bont, avec moins de douceur. L, ilfaut bien que les hommes s'aiment les uns lesautres; la nature, ce semble, ne les aimegure [96] . Sur ces pentes exposes au nord,au fond de ces sombres entonnoirs o sifflele vent maudit des Alpes, la vie n'estadoucie que par le bon cur et le bon sensdu peuple. Des greniers d'abondance fournispar les communes supplent aux mauvaisesrcoltes. On btit gratis pour les veuves, etpour elles d'abord [97] . De l partent desmigrations annuelles. Mais ce ne sont passeulement des maons, des porteurs d'eau,des rouliers, des ramoneurs, comme dans leLimousin, l'Auvergne, le Jura, la Savoie; cesont surtout des instituteurs ambulants [98]qui descendent tous les hivers des montagnesde Gap et d'Embrun. Ces matres d'cole s'en

  • vont par Grenoble dans le Lyonnais, et del'autre ct du Rhne. Les familles lesreoivent volontiers; ils enseignent lesenfants et aident au mnage. Dans les plainesdu Dauphin, le paysan, moins bon et moinsmodeste, est souvent bel esprit: il fait desvers, et des vers satiriques.

    Jamais dans le Dauphin la fodalit nepesa comme dans le reste de la France. Lesseigneurs, en guerre ternelle avec la Savoie[99] , eurent intrt de mnager leurshommes; les vavasseurs y furent moins desarrire-vassaux que des petits nobles peuprs indpendants [100] . La proprit s'yest trouve de bonne heure divise l'infini.Aussi la Rvolution franaise n'a point tsanglante Grenoble; elle y tait faited'avance [101] . La proprit est divise aupoint que telle maison a dix propritaires,chacun d'eux possdant et habitant unechambre [102] . Bonaparte connaissait bien

  • Grenoble, quand il la choisit pour sapremire station en revenant de l'le d'Elbe[103] ; il voulait alors relever l'empire parla rpublique.

    Grenoble, comme Lyon, comme Besanon, comme Metz et dans tout leNord, l'industrialisme rpublicain est moinssorti, quoi qu'on ait dit, de la municipalitromaine que de la protection ecclsiastique;ou plutt l'une et l'autre se sont accordes,confondues, l'vque s'tant trouv, au moinsjusqu'au neuvime sicle, de nom ou de fait,le vritable defensor civitatis. L'vqueIzarn chassa les Sarrasins du Dauphin en965; et jusqu'en 1044, o l'on placel'avnement des comtes d'Albon commedauphins, Grenoble, disent les chroniques,avait toujours t un franc-aleu del'vque. C'est aussi par des conqutes surles vques que commencrent les comtespoitevins de Die et de Valence. Ces barons

  • s'appuyrent tantt sur les Allemands, tanttsur les mcrants du Languedoc [104] .

    Besanon [105] , comme Grenoble, estencore une rpublique ecclsiastique, sousson archevque, prince d'empire, et sonnoble chapitre [106] . Mais l'ternelle guerrede la Franche-Comt contre l'Allemagne, y arendu la fodalit plus pesante. La longuemuraille du Jura avec ses deux portes deJoux et de la Pierre-Pertuis, puis les replisdu Doubs, c'taient de fortes barrires [107]. Cependant Frdric-Barberousse n'y tablitpas moins ses enfants pour un sicle. Ce futsous les serfs de l'glise, Saint-Claude,comme dans la pauvre Nantua de l'autre ctde la montagne, que commena l'industrie deces contres. Attachs la glbe, ilstaillrent d'abord, des chapelets pourl'Espagne et pour l'Italie; aujourd'hui qu'ilssont libres, ils couvrent les routes de laFrance de rouliers et de colporteurs.

  • Sous son vque mme, Metz tait libre,comme Lige, comme Lyon; elle avait sonchevin, ses Treize, ainsi que Strasbourg.Entre la grande Meuse et la petite (laM o s e l l e , Mosula), les trois villesecclsiastiques, Metz, Toul et Verdun [108] ,places en triangle, formaient un terrainneutre, une le, un asile aux serfs fugitifs. Lesjuifs mme, proscrits partout, taient reusdans Metz. C'tait le border franais entrenous et l'Empire. L, il n'y avait point debarrire naturelle contre l'Allemagne,comme en Dauphin et en Franche-Comt.Les beaux ballons des Vosges, la chanemme de l'Alsace, ces montagnes formesdouces et paisibles, favorisaient d'autantmieux la guerre. Cette terre ostrasienne,partout marque des monumentscarlovingiens [109] , avec ses douze grandesmaisons, ses cent vingt pairs, avec sonabbaye souveraine de Remiremont, o

  • Charlemagne et son fils faisaient leursgrandes chasses d'automne, o l'on portaitl'pe devant l'abbesse [110] , la Lorraineoffrait une miniature de l'empire germanique.L'Allemagne y tait partout ple-mle avecla France, partout se trouvait la frontire. Laussi se forma, et dans les valles de laMeuse et de la Moselle, et dans les fortsdes Vosges, une population vague etflottante, qui ne savait pas trop son origine,vivait sur le commun, sur le noble et leprtre, qui les prenaient tour tour leurservice. Metz tait leur ville, tous ceux quin'en avaient pas, ville mixte s'il en futjamais. On a essay en vain de rdiger enune coutume les coutumes contradictoires decette Babel.

    La langue franaise s'arrte en Lorraine,et je n'irai pas au del. Je 'm'abstiens defranchir la montagne, de regarder l'Alsace.Le monde germanique est dangereux pour

  • moi. Il y a l un tout-puissant lotos qui faitoublier la patrie. Si je vous dcouvrais,divine flche de Strasbourg, si j'apercevaismon hroque Rhin, je pourrais bien m'enaller au courant du fleuve, berc par leurslgendes [111] vers la rouge cathdrale deMayence, vers celle de Cologne, et jusqu'l'Ocan; ou peut-tre resterais-je enchantaux limites solennelles des deux empires,aux ruines de quelque camp romain, dequelque fameuse glise de plerinage, aumonastre de cette noble religieuse quipassa trois cents ans couter l'oiseau de lafort [112] .

    Non, je m'arrte sur la limite des deuxlangues, en Lorraine, au combat des deuxraces, au Chne des Partisans, qu'on montreencore dans les Vosges. La lutte de la Franceet de l'Empire, de la ruse hroque et de laforce brutale, s'est personnifie de bonneheure dans celle de l'Allemand Zwentebold

  • et du Franais Rainier (Renier, Renard?),d'o viennent les comtes de Hainaut. Laguerre du Loup et du Renard est la grandelgende du nord de la France, le sujet desfabliaux et des pomes populaires: unpicier de Troyes a donn au quinzimesicle le dernier de ces pomes. Pendantdeux cent cinquante ans la Lorraine eut desducs alsaciens d'origine, cratures desempereurs, et qui, au dernier sicle, ont finipar tre empereurs. Ces ducs furent presquetoujours en guerre avec l'vque et larpublique de Metz [113] , avec laChampagne, avec la France; mais l'un d'euxayant pous, en 1255, une fille du comte deChampagne, devenus Franais par leur mre,ils secondrent vivement la France contreles Anglais, contre le parti anglais deFlandre et de Bretagne. Ils se firent tous tuerou prendre en combattant pour la France, Courtray, Cassel, Crcy, Auray. Une

  • fille des frontires de Lorraine etChampagne, une pauvre paysanne, Jeanned'Arc, fit davantage: elle releva la moralitnationale; en elle apparut, pour la premirefois, la grande image du peuple, sous uneforme virginale et pure. Par elle, la Lorrainese trouvait attache la France. Le ducmme, qui avait un instant mconnu le roi etli les pennons royaux la queue de soncheval, maria pourtant sa fille un prince dusang, au comte de Bar, Ren d'Anjou. Unebranche cadette de cette famille a donndans les Guise des chefs au parti catholiquecontre les calvinistes allis de l'Angleterreet de la Hollande.

    En descendant de Lorraine aux Pays-Baspar les Ardennes, la Meuse, d'agricole etindustrielle, devient de plus en plusmilitaire. Verdun et Stenay, Sedan, Mzireset Givet, Mastricht, une foule de placesfortes, matrisent son cours. Elle leur prte

  • ses eaux, elle les couvre ou leur sert deceinture. Tout ce pays est bois, comme pourmasquer la dfense et l'attaque auxapproches de la Belgique. La grande fortd'Ardenne, la profonde (ar duinn), s'tend detous cts, plus vaste qu'imposante. Vousrencontrez des villes, des bourgs, despturages; vous vous croyez sorti des bois,mais ce ne sont l que des clairires. Lesbois recommencent toujours; toujours lespetits chnes, humble et monotone ocanvgtal, dont vous apercevez de temps autre, du sommet de quelque colline, lesuniformes ondulations. La fort tait bienplus continue autrefois. Les chasseurspouvaient courir, toujours l'ombre, del'Allemagne, du Luxembourg en Picardie, deSaint-Hubert Notre-Dame-de-Liesse. Biendes histoires se sont passes sous cesombrages; ces chnes tout chargs de gui, ilsen savent long, s'ils voulaient raconter.

  • Depuis les mystres des druides jusqu'auxguerres du Sanglier des Ardennes, auquinzime sicle; depuis le cerf miraculeuxdont l'apparition convertit saint Hubert,jusqu' la blonde Iseult et son amant. Ilsdormaient, sur la mousse, quand l'pouxd'Iseult les surprit; mais il les vit si beaux, sisages, avec la large pe qui les sparait,qu'il se retira discrtement.

    Il faut voir, au del de Givet, le Trou duHan, o nagure on n'osait encore pntrer;il faut voir les solitudes de Layfour et lesnoirs rochers de la Dame de Meuse, la tablede l'enchanteur Maugis, l'ineffaableempreinte que laissa dans le roc le pied ducheval de Renaud. Les quatre fils Aymonsont Chteau-Renaud comme Uzs, auxArdennes comme en Languedoc. Je voisencore la fileuse qui, pendant son travail,tient sur les genoux le prcieux volume de laBibliothque bleue, le livre hrditaire, us,

  • noirci dans la veille [114] .Ce sombre pays des Ardennes ne se

    rattache pas naturellement la Champagne.Il appartient l'vch de Metz, au bassin dela Meuse, au vieux royaume d'Ostrasie.Quand vous avez pass les blanches etblafardes campagnes qui s'tendent de Reims Rethel, la Champagne est finie. Les boiscommencent; avec les bois, les pturages etles petits moutons des Ardennes. La craie adisparu; le rouge mat de la tuile fait place ausombre clat de l'ardoise; les maisonss'enduisent de limaille de fer. Manufacturesd'armes, tanneries, ardoisires, tout celan'gaye pas le pays. Mais la race estdistingue: quelque chose d'intelligent, desobre, d'conome; la figure un peu sche, ettaille vives artes. Ce caractre descheresse et de svrit n'est pointparticulier la petite Genve de Sedan; ilest presque partout le mme. Le pays n'est

  • pas riche, et l'ennemi deux pas; cela donne penser. L'habitant est srieux. L'espritcritique domine. C'est l'ordinaire chez lesgens qui sentent qu'ils valent mieux que leurfortune.

    Derrire cette rude et hroque zone deD a u p h i n , Franche-Comt, Lorraine,Ardennes, s'en dveloppe une autre toutautrement douce, et plus fconde des fruitsde la pense. Je parle des provinces duLyonnais, de la Bourgogne et de laChampagne. Zone vineuse, de posieinspire, d'loquence, d'lgante etingnieuse littrature. Ceux-ci n'avaient pas,comme les autres, recevoir et renvoyersans cesse le choc de l'invasion trangre.Ils ont pu, mieux abrits, cultiver loisir lafleur dlicate de la civilisation.

    D'abord, tout prs du Dauphin, lagrande et aimable ville de Lyon, avec songnie minemment sociable, unissant les

  • peuples comme les fleuves [115] . Cettepointe du Rhne et de la Sane semble avoirt toujours un lieu sacr. Les Segusii deLyon dpendaient du peuple druidique desdues. L, soixante tribus de la Gauledressrent l'autel d'Auguste, et Caligula ytablit ces combats d'loquence o le vaincutait jet dans le Rhne, s'il n'aimait mieuxeffacer son discours avec sa langue. saplace, on jetait des victimes dans le fleuve,selon le vieil usage celtique et germanique.On montre au pont de Saint-Nizier l'arcmerveilleux d'o l'on prcipitait lestaureaux.

    La fameuse table de bronze, o on litencore le discours de Claude pourl'admission des Gaulois dans le snat, est lapremire de nos antiquits nationales, lesigne de notre initiation dans le mondecivilis. Une autre initiation, bien plussainte, a son monument dans les catacombes

  • de Saint-Irne, dans la crypte de Saint-Pothin, dans Fourvires, la montagne desplerins. Lyon fut le sige de l'administrationromaine, puis de l'autorit ecclsiastiquepour les quatre Lyonnaises (Lyon, Tours,Sens et Rouen), c'est--dire pour toute laCeltique. Dans les terribles bouleversementsdes premiers sicles du moyen ge, cettegrande ville ecclsiastique ouvrit son sein une foule de fugitifs, et se peupla de ladpopulation gnrale, peu prs commeConstantinople concentra peu peu en elletout l'empire grec, qui reculait devant lesArabes ou les Turcs. Cette population n'avaitni champs ni terre, rien que ses bras et sonRhne; elle fut industrielle et commerante.L'industrie y avait commenc ds lesRomains. Nous avons des inscriptionstumulaires: la mmoire d'un vitrierafricain, habitant de Lyon. la mmoired'un vtran des lgions, marchand de

  • papier [116] . Cette fourmilire laborieuse,enferme entre les rochers et la rivire,entasse dans les rues sombres qui ydescendent, sous la pluie et l'ternelbrouillard, elle eut sa vie morale pourtant etsa posie. Ainsi notre matre Adam, lemenuisier de Nevers, ainsi lesmeistersaengers de Nuremberg et deFrancfort, tonneliers, serruriers, forgerons,aujourd'hui encore le ferblantier deNuremberg. Ils rvrent dans leurs citsobscures la nature qu'ils ne voyaient pas, etce beau soleil qui leur tait envi. Ilsmartelrent dans leurs noirs ateliers desidylles sur les champs, les oiseaux et lesfleurs. Lyon, l'inspiration potique ne futpoint la nature, mais l'amour: plus d'unejeune marchande, pensive dans le demi-jourde l'arrire-boutique, crivit, comme LouiseLabb, comme Pernette Guillet, des verspleins de tristesse et de passion, qui n'taient

  • pas pour leurs poux. L'amour de Dieu, ilfaut le dire, et le plus doux mysticisme, futencore un caractre lyonnais. L'glise deLyon fut fonde par l'homme du dsir(, saint Pothin). Et c'est Lyon que,dans les derniers temps, saint Martin,l'homme du dsir, tablit son cole [117] .Ballanche y est n [118] . L'auteur del'Imitation, Jean Gerson, voulut y mourir[119] .

    C'est une chose bizarre et contradictoireen apparence que le mysticisme ait aim natre dans ces grandes cits industrielles,comme aujourd'hui Lyon et Strasbourg. Maisc'est que nulle part le cur de l'homme n'aplus besoin du ciel. L o toutes les voluptsgrossires sont porte, la nause vientbientt. La vie sdentaire aussi de l'artisan,assis son mtier, favorise cettefermentation intrieure de l'me. L'ouvrier ensoie, dans l'humide obscurit des rues de

  • Lyon, le tisserand d'Artois et de