Histoire d’Une Société Secrète-Galletti

8/11/2019 Histoire dUne Socit Secrte-Galletti

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Title Histoire dune socit secrete (Le chapitre biff de laSomme athologique)

Author(s) Galetti, Maria

Editor(s) Arppe, Tiina; Kaitaro, Timo; Mikkonen, Kai

Date 2009

URL http://hdl.handle.net/10138/25803

Rights 2009 author and volume editors

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Tiina Arppe, Timo Kaitaro & Kai Mikkonen 2009

Writing in Context: French Literature, Theory and the Avant-Gardes

Lcriture en contexte : littrature, thorie et avant-gardes franaises au XXesicle

Studies across Disciplines in the Humanities and Social Sciences 5.

Helsinki: Helsinki Collegium for Advanced Studies. 6177.

Histoire dune socit secrte(Le chapitre biff de la Somme athologique)

Marina Galletti

Professeur de littrature franaise, Universit de Rome III

Faute dtre lie une peur

accablante, lhorreur crie,

la pense me semble ctdumonde et de ltre quelle exprime.

G. Bataille (uvres compltes,

tome VI. Paris: Gallimard, 367.)

Cet article se propose de retracer lhistoire de la socit secrte Acphale et son

rle dans le dveloppement de luvre de Bataille, notamment du projet inabouti

de la Somme athologique. Sappuyant sur les notions sociologiques de societ

secrte et de socit des hommes, il met jour le double versant dAcphale : un

versant diurne ou politique constitu par la publication de la revue homonyme puis

par lactivit publique du Collge de Sociologie; un versant nocturne, ou religieux,dont tmoigne lactivit de la socit secrte elle-mme, activit ayant pour but de

renforcer le lien communiel des adeptes et de les ouvrir ce que Caillois appellera

une plus vaste conjuration.

Je ninvite personne me suivre. Au contraire, il est dans mon propos de faire de

luvre laquelle je mefforce linstant dintroduire le lieu dun malaise dsarmant

et dune solitude difcile daccs .1

Ces notes virulentes, crites par Bataille peu de temps avant sa mort, pour lardition du Coupable, luvre qui avait marqu, au dbut de la seconde guerre

mondiale, la n de toute illusion communautaire, constitue sans doute la meilleure

introduction au caractre scabreux, nigmatique, fuyant, de la socit secrte

1 Georges Bataille 1973. Plans pour la Somme athologique. Dans uvres compltes, tome VI.Paris: Gallimard,372.


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Acphale et du projet, qui lui est li, de fonder une religion religion, comme la

prcis Bataille antichrtienne, essentiellement nietzschenne.2

Pour lintroduire, il convient de dire que ce fut une exprience momentane

et phmre, puisque lcrivain mme nhsita pas, dans laprs-guerre, la

qualier de vellitaire et lassocier au sentiment dun profond ridicule. Mais en

mme temps elle fut pour lui selon les termes de Maurice Blanchot le seul

groupe qui ait compt .3 Elle fut, plus prcisment, la fois une communaut

inviable et le paradigme dune possibilit extrme, destine laisser en ceux qui

la vcurent une impression de sortie hors du monde , 4ou, mieux encore, de la

rencontre avec la chance qui dcide du cours de toute une vie, sil est vrai que

Bataille pour rendre intelligible lintensit de cette exprience communautaire na

pas hsit avoir recours la mtaphore de la table de jeu, o les joueurs se

dilapident eux-mmes et se consument jusquau suicide, et surtout la mtaphore

de lalcve, o les amants communient mme au plus profond dun silence ochaque mouvement charg de passion brlante a le pouvoir de donner lextase .5

Et sil est vrai quun autre adepte, Patrick Waldberg, en plaant la dmarche de

Bataille sous le signe conjoint de Rimbaud et de Marx, a pu crire, au sujet de cette

urgence quAcphale a fait sienne, datteindre ces instants privilgis auxquels

tous les membres aspiraient ds leur enfance : Les rieurs eussent eu beau jeu

lauront encore et lchec ntait pas vitable. Toutefois pour certains, dont je suis,

lexpression changer la vie avait cess dtre une formule creuse .6

Il est de fait que, au-del de lchec invitable, Acphale, tentative de remonteraux sources anthropologiques et cosmologiques de lhumain travers une nouvelle

mythologie, mit en jeu lessentiel, comme la rappel Jean-Luc Nancy7; et que

la ncessit dont un tel groupe tait porteur ne serait sans consquences ni sur

luvre de Bataille, ni sur le surralisme lui-mme.

Il suft de rappeler, propos de Bataille, que laporie mme dAcphale agira

comme noyau propulsif de luvre de sa maturit, cette Somme athologique,

la structure ouvertement religieuse, laquelle lcrivain travaillera jusqu sa

mort. Un signe emblmatique de cette renonciation impossible qui ne cessa

de le tourmenter, est recel dans deux notes des annes soixante, inhrentes

2 Georges Bataille 19701988, Notice autobiographique. Dans uvres compltes, tome VII. Paris:Gallimard,461.

3 Maurice Blanchot 1983. La Communaut inavouble, Paris: Editions de Minuit, 27

4 Bataille, Notice autobiographique, op. cit.,462.

5 Georges Bataille 1995. LApprenti sorcier.Dans Denis Hollier Le Collge de Sociologie. Paris:Gallimard,316

6 Patrick Waldberg 1995, Acphalogramme, Magazine littraire331, 159.

7 Cf. Jean-Luc Nancy 1990. Linsacriable. Dans Une pense fnie. Paris : Galile,65106.


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Acphale. La premire est tire dune lettre Michel Leiris : Je ne songe pas

le moins du monde recommencer, mais je suis oblig de mapercevoir quau

fond, il y avait dans cette entreprise dlirante quelque chose qui na pu mourir en

dpit de lloignement que jai ressenti moi-mme .8La seconde est constitue par

deux courts fragments des Plans pour la Somme athologiquequi, en revenant

sur le climat fbrile dans lequel se consomma cette erreur monstrueuse, en

revendiquent la valeur partir de sa plus ancienne gnalogie. Ce fut une erreur

monstrueuse, mais runis, mes crits rendront compte en mme temps de lerreur

et de la valeur de cette monstrueuse intention 9; et encore: jtais rsolu, sinon

fonder une religion, du moins me diriger en ce sens. Ce que mavait rvl

lhistoire des religions mavait peu peu exalt. Dautre part il mavait sembl que

latmosphre surraliste dans [les parages de] laquelle javais vcu tait lourde

de cette possibilit singulire. Et pour aussi stupante quune telle lubie puisse

paratre je la pris srieusement .10

Quant aux consquences dAcphale sur le surralisme, on peut voquer en

premier lieu la discussion ouverte sur cette exprience par la revue V.V.V. partir

des interrogations souleves dans les Prolgomnes un Troisime manifeste du

surralisme ou non(1942) propos de la mise en question, par la guerre totale,

des vieux modes de connaissance et dintervention et du souci surgi sparment

dans des esprits trs dissemblables mais comptant parmi les plus lucides et les

plus audacieux aujourdhui Breton cite entre autres Bataille, de fournir une

prompte rponse la question [] pas de socit sans mythe social ; dans quelle

mesure pouvons-nous choisir ou adopter, et imposerun mythe en rapport avec lasocit que nous jugeons dsirable ? .11En second lieu, on peut voquer l invitation

adresse par Breton Masson de raliser pour lexposition internationale Le

surralisme en 1947une sculpture de lAcphale12destine la salle du labyrinthe

initiatique, scande par des autels consacrs des tres et des objets dous de

vie mythique, de mme que linvitation adresse Bataille de prendre part au

catalogue de lexposition avec une contribution thorique. Reste sans suite pour

ce qui concerne Masson, cette invitation sera promptement accueillie par Bataille

qui crivit pour loccasion Labsence de mythe, texte qui, dans la formulation du

8 Georges Bataille 1997. Choix de lettres. 19171962. Edition tablie, prsente et annote parMichel Surya. Paris: Gallimard,549.

9 Bataille, Plans pour la Somme athologique, op. cit.,373.

10 Ibid.,369.

11 Andr Breton 1999. uvres compltes, tome III. Bibliothque de la Pliade, Edition de MargueriteBonnet. Paris: Gallimard,10.

12 Cf. Paule Thvenin & Andr Masson 1980. Acphale ou lillusion initiatique, Les CahiersObliques1(janvier-mars), 28.


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titre, rsonne comme le compte-rendu implicite de ce que fut en dernire analyse

Acphale : lexprience dun vide, dune perte rvlatrice.13

Dans cette optique revenir sur Acphale signie non seulement sapprocher

du centre incandescent dune proccupation qui est reste toujours active chez

Bataille (comme le rvle, par ailleurs, dans un plan de la Somme athologique

en trois tomes datant des annes cinquante, le titre dun chapitre jamais crit,

Histoire dune socit secrte), mais aussi toucher une problmatique cruciale de

ces annes-l et non seulement de ces annes-l, savoir cette volont de mythe

sur lequel les rgimes totalitaires staient appuys pour triompher.

Acphale et la morphologie de la socit secrte

La reconstitution de lactivit dAcphale travers le trac diachronique desdocuments rassembls dansL Apprenti Sorcier, nous permet, si ce nest de rpondre

toutes les questions qui psent encore sur cette communaut htrodoxe dont

le projet dun sacrice humain demeure le noeud le plus dconcertant du moins

den cerner ou prciser les principales coordonnes: de la nalit qui la sous-

tendait tous ces traits formels engageant lhomme tout entier qui, par le fait

daccentuer le caractre conscient de la socit secrte, sa volont de puissance

ainsi que sa centralisation, concourent, ainsi que le rappelle Simmel, faire delle

une totalit close, une unit existentielle referme sur elle-mme 14oppose

la socit ofcielle. Je me rfre au systme minutieux de formules et de rgles(serments, instructions, interdictions, dcisions sans discussions, menaces de

sanctions, etc), dont la contrainte schmatique, souvent objectivement absurde 15

a pour but de compenser le risque, toujours latent, danarchie et dinstabilit par

un abandon collectif de corps et dmes entre les mains dun dirigeant, ainsi

que lcrit un des adeptes16dans son texte dadhsion Acphale. En outre, je me

rfre au symbolisme des rites, souvent expressif de la double polarit du sacr,

auquel Acphale t rfrence partir des tudes de lcole sociologique franaise,

comme le montre le document sur l intronisation de Patrick Waldberg.17 Par

ailleurs, la complexit de cette mise en scne mriterait dtre tudie la lumire

de lanalyse faite par Hertz dans son essai sur La prminence de la main droite

13 Georges Bataille 1947. Labsence de mythe. Dans Le surralisme en 1947. Expositioninternationale du surralisme, prsente par Andr Breton et Marcel Duchamp, Paris: Maeght.

14 Georg Simmel 1991. Secret et socits secrtes. Strasbourg: Circ,83 et 86. Voir aussi GeorgesBataille 1999. LApprenti sorcier textes, lettres et documents (1932-1939), rassembls, prsentset annots par Marina Galletti. Paris: Ed. de la Diffrence.

15 Simmel, op. cit., 88.

16 Bataille, LApprenti sorcier textes, lettres et documents (1932-1939), op. cit.,347.

17 Ibid.,491492.


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et de ltude de GranetLa droite et la gauche en Chine, - de leffusion de sang

au caractre nocturne de la crmonie et sa localisationdans le monde impur

des prsences malfaisantes et mystrieuses de la brousse 18, espace lectif de

linitiation du sorcier, comme le prcise Caillois: savoir, un terre-plein dans la

fort de Marly, au nord des ruines de la Montjoie, la forteresse mythique de Clovis

devenue le sige de pratiques de ncromancie diriges contre la personne royale

elle-mme 19avant detre consacre par les membres dAcphale la clbration

du regicide. Il ne faut pas oublier non plus que lobscurit et le nord reprsentent,

comme le rappelle encore Caillois, lhabitat des puissances de perdition et de

ruine .20Enn, je me rfre la composition hirarchique de la socit secrte.

Cette composition, conformment au dispositif du secret graduel dcel par

Simmel lintrieur du secret fondamental qui entoure la socit [secrte] dans

son entier 21, se traduisit en trois degrs, dsigns par les termes larve, muet

et prodigue, noms secrets devant tre lobjet de la mme rigueur que tout ce

qui entre nous est secret crit Bataille dans un texte de 1938.22Mais pourque le tableau soit complet, il exige que lon tienne compte aussi du cercle des

initis partiels qui, comme lcrit Simmel, constitue une sorte de tampon entre

la socit et les non-initis 23, et qui, dans le cas dAcphale, sexprima dans la

gure du participant, la participation impliquant en premier lieu, une rigueur

personnelle telle que le secret puisse tre tenu; en second lieu un intrt, une

sympathie profonde pour ce quAcphale signi[ait] sans pour autant prsupposer,

comme dans le cas des adeptes, ladhsion formelle des propositions prcises

ni la rsolution de consacrer ses forces une tche dnie . 24

Acphale, le religieux et le politique

La clbration du rgicide dans les ruines de la Montjoie nous introduit par

ailleurs un autre aspect qui merge avec nettet de lensemble de textes runis

dans LApprenti sorcier et en particulier du texte intitul Constitution du Journal

intrieur25: savoir le rapport de liation qui lie Acphale Contre-Attaque, le

mouvement antifasciste auquel, sous la pousse de la dclaration de guerre de

Mussolini lEthiopie, Bataille avait donn naissance en octobre 1935 avec Andr

18 Roger Caillois 1976. LHomme et le Sacr. Paris: Gallimard,61 et 64.

19 Bataille, LApprenti Sorcier, op. cit.,412.

20 Caillois, op. cit.,49.

21 Simmel, op. cit.,96.

22 Bataille, LApprenti Sorcier, op. cit.,487.


24 Bataille, LApprenti sorcier, op. cit., 424.

25 Ibid.,336341.


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Breton, et dont un des moments mmorables avait t la runion du 21 janvier

1936, anniversaire de lexcution de Louis XVI, illustre par une tte de veau de

Marcel Jean. Filiation paradoxale qui se produit dans labandon du militantisme

de Contre-Attaque et en mme temps fait dAcphale une modalit ultrieure de

lengagement politique de Bataille.

Les notions mmes de secret et de socit secrte, autour desquelles

tournent certains textes, tout en renvoyant une dimension religieuse, ne sont pas

dissociables de linstance politique. Il est vrai que, dans la rednition propose par

Bataille au Collge de Sociologie, le secret nobit pas cette stratgie de pouvoir

qui consent au politique comme la montr Giovanni Macchia propos de Mazarin

de se protger ou de surprendre les autres 26, et encore moins quelque

action contraire la sret de lEtat .27Dans la mesure o il renvoie la ralit

constitutive de lexistence qui sduit 28, il tablit plutt une ligne de dmarcation

nette entre la socit secrte existentielle dont le but, sans aucun dlai, sansfaux-fuyant , cest exister terme indissociable, prcise Bataille, de la volont

de dpense et de jaillissement 29, et ce que Mauss appelle la socit de complot

dont le but est au contraire laction, lintervention dans les affaires publiques.

Il nen reste pas moins que, selon la dnition donne par Simmel, la socit

secrte apparat partout comme un corrlat du despotisme et des interdictions

policires, pour se protger de manire dfensive aussi bien quoffensive contre

la violence crasante des pouvoirs centraux [] .30 Par ailleurs la morphologie

des socits pr-modernes, mise en lumire par lcole sociologique franaise,conrme comme lcrira par la suite Eliade que les socits secrtes, surtout

en Afrique et en Ocanie, ne spuisent pas dans une fonction religieuse ()

mais [qu] elles interviennent effectivement dans la vie sociale et politique de la

communaut .31 Bataille lui-mme, confront la difcult de mettre au point

la dcouverte, faite simultanment par Caillois et par lui, de la possibilit dune

construction thorique donnant aux socits secrtes la valeur dune fonction

assez constante, est oblig, face l absence de stabilit de telles formations

et aux diverses acceptions implicites du terme socit secrte, dintroduire un

distinguo signicatif: qu il est toujours possible une socit secrte purement

26 Giovanni Macchia 1989. Le vie del potere. Dans Giovanni Macchia (ed.) Breviario dei politicisecondo il Cardinale Mazzarino. Milano: Rizzoli, XXX. (d. franaise: Florence Dupont 1984.Brviaire des politiciens, postface de Jules Mazarin. Langres: Caf-Clima).

27 Bataille, LApprenti sorcier, op. cit.,326.

28 Ibid., 326.

29 Roger Caillois 1995. Confrries, ordres, socits secrtes, glises. Dans Denis Hollier LeCollge de Sociologie. Paris: Gallimard,242.


31 Mircea Eliade 1996. Initiation, rites, socits secrtes. Paris: Gallimard, 163164.


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existentielle de comploter et que lintervention dans les affaires publiques est

mme normale dans toutes les organisations du mme ordre .32

Acphale, la socit des hommes et les confrries dionysiaques

Pour mettre en pleine lumire le problme du rle des communauts lectives dans

la socit il ne suft pas de citer Eliade ou Simmel, ni de rpter avec ce dernier

que les priodes o slaborent de nouveaux contenus existentiels, rencontrant

lopposition des pouvoirs en place, sont donc prdestines lclosion des socits

secrtes [] .33Il faut aussi tenir compte du fait quici le motif de la socit secrte

sinscrit, comme le souligne Denis Hollier34, dun ct dans labsence de secret

des rgimes dmocratiques, de lautre, dans une fascination pour la clandestinit

qui, bien que revtue de tons diffrents chez Bataille et chez Caillois, a commearrire-plan le dbat ouvert en ces annes-l par Marcel Mauss sur la stratgie

sectaire et conspiratrice du parti communiste et surtout sur le lien entre la doctrine

des minorits agissantes propage, selon ce que rappelle Caillois lui-mme au

Collge de Sociologie, la suite de Sorel par Lnine, Mussolini, Hitler, et la

Socit des hommes des socits archaques, avec ses confrries publiques

et secrtes la fois .35Avec cette diffrence que, dans les socits archaques,

comme lcrit Vincent Descombes, la socit secrte quest la socit des

hommes [] a affaire un changement de toute lexistence, au passage de

lenfance lge dhomme [] , et que les prils de ce passage ncessitentque les nouveaux venus soient soumis au rite dinitiation . En revanche, dans le

monde contemporain le rle des socits des hommes est rempli par les partis

rvolutionnaires (de type communiste ou fasciste), cest--dire par dnition des

socits de complot. En dautres termes, des organisations qui, prcise encore

Descombes, substituent la mystifcation linitiation (la mystication du travail

militant en vue de ns dont la qualit mythique fait lobjet dune dngation) .36

Il faut ajouter cela le tableau de la dichotomie des socits indo-europennes

trac par Dumzil travers la mise en lumire du conit entre les classes dge

et surtout du rle politique que joue, lintrieur de la socit des hommes, la

socit des jeunes : dans lantiquit romaine lancienne corporation initiatique des

32 Caillois, Confrries, ordres, socits secrtes, glises, op. cit.,240.


34 Cf. Denis Hollier 1987. Contrun. Dans Jacqueline Risset (ed.) Bataille. Il politico e il sacro.Napoli: Liguori, 137138.

35 Marcel Mauss 1995.Lettre Elie Halvy. Dans Denis Hollier Le Collge de Sociologie. Paris:Gallimard,849.

36 Vincent Descombes 1980. La part du jeu, Critique396,446.


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Luperques se rvle, au moment de la fte des Lupercalia, en troit rapport avec la

conscration du roi 37; dans lAllemagne du XXesicle, les corps paramilitaires et

les Sections dassaut reprsentent de vritables ordres militaires dont la dura virtus

prolonge en la dnaturant la mystique de la violence des socits guerrires des

Berserkirs, les lus du dieu de la souverainet magique, Odhinn.38

Or il va sans dire que, malgr la difcult de runir sous le terme de socit

secrte les formations des peuples non historiques comme les confrries

africaines et polynsiennes, et les associations de la civilisation avance, telles

que franc-maonnerie ou carboneria, le modle de la socit des hommes

alimente la curiosit du Collge de Sociologie pour les socits secrtes .39On

peut voquer la confrence de Leiris Le sacr dans la vie quotidienneet lembryon

de socit secrte quenfant, il formait avec son frre an quand, chaque soir, ils

se clotraient dans les W.C : comme dans une maison des hommes de quelque

le de lOcanie l o les initis se rassemblent et o, de bouche en bouche et degnration en gnration, se transmettent les secrets et les mythes .40Noublions

pas non plus que ce travail base dintrospection et de psychologie individuelle 41

conu par Leiris comme une tentative de rponse un des points du programme

du Collge de Sociologie ltablissement de points de concidence entre les

tendances fondamentales de la psychologie individuelle et les structures directrices

qui prsident lorganisation sociale et commandent ses rvolutions 42 a un

pendant sur le plan scientique: le mmoire La langue secrte des Dogons de

Sanga, rdig cette poque pour lEcole pratique des hautes tudes, et portant

prcisment sur la socit des hommes, organisation ferme et hirarchise comme lcrit Leiris dans lavant-propos ldition de 1948 qui prsente jusque

dans ses manifestations publiques une tendance naturelle au secret et qui

joue un rle de premier plan tant dans la vie profane que dans la vie sacre de

cette population .43Quant aux modalitsque la socit des hommes revt dans

le monde moderne, elles concourent au travail prparatoire la ralisation de la

partie active du programme du Collge de Sociologie44, en tant que susceptibles

de rpondre ces types de communauts morales qui, du moins sur le plan de

la forme, pouvaient avoir valeur exemplaire pour la dnition de la socit secrte.

37 Georges Dumzil 1929. Le problme des Centaures.Paris: Paul Geuthner,219222.

38 Georges Dumzil 1939. Mythes et Dieux des Germains. Paris: Ernest Leroux,7991.

39 Descombes, op. cit.,446.

40 Michel Leiris 1995. Le sacr dans la vie quotidienne. Dans Denis Hollier Le Collge de Sociologie.Paris: Gallimard,107.

41 Michel Leiris 1995. Notes. Dans Hollier, Le Collge de Sociologie, op. cit.,815.

42 Ibid.,814.

43 Michel Leiris 1992. La langue secrte des Dogons de Sanga.Paris: Jean-Michel Place,12 etIX.

44 Leiris, Notes, op. cit.,814.


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Cette problmatique est au centre de deux confrences du Collge de Sociologie,

Hitler et lordre teutonique, dont le texte na pas t retrouv, et Les rites des

associations politiques dans lAllemagne romantiquede Hans Mayer, qui repre,

partir de lacception donne par Blher aux liens du Mannerbund, la gense du

national-socialisme dans les formes des associations nationalistes postrieures

la premire guerre mondiale. Cette continuit de forme entre la socit des

hommes et la socit secrte, qui du monde primitif rebondit dans le monde

contemporain donnant lieu dans quelques les de la Mlansie45 des formations

de compromis o il est possible de lire le passage de la catgorie sociologique de

la Gemeinschaft celle de Bund46, agit aussi sur la structure dAcphale, traverse

par une opration de brassagede scnarios et motifs traditionnels. On peut citer

le mythe de lacphale en tant que remise en scne travers louverture au

registre du fminin - du drame familier et politique repr par Dumzil dans

la ThogoniedHsiode47; on peut citer galement lagglutination des mthodes

dorganisations prexistantes, opposes aux intentions dAcphale, comme la franc-maonnerie, lordre naissant des Jsuites ou les Templiers, ainsi que linscription

de rites indits, comme la clbration du rgicide, la lecture communielle de

Nietzsche ou le refus de serrer la main aux antismites48, dans des crimoniaux

initiatiques archaques. Il sufra dvoquer ici le rite de la communion avec le feu

de soufre, matire volcanique en rapport avec le caractre chtonien de la ralit

mythique poursuivie par les adeptes49; ou le duel avec le monstre tricphale

des rituels dentre dans les socits des hommes indoeuropennes tudies par

Dumzil50; ou encore le symbole du labyrinthe51, li la lutte de Thse avec le

Minotaure, thme rcurrent dans les initiations hroques.52

Enn, dans la dnition de la socit secrte propose par le Collge de

Sociologie, il ne faut pas ngliger limportance, dun ct, du modle de lEglise et

de larme mis en lumire par Freud dans un essai considr par Bataille comme

45 Cf. Marcel Mauss 1968. uvres I Les fonctions sociales du sacr. Prsentation de V. Karady.Paris: Les Editions de Minuit,574581.

46 Cf. Jules Monnerot 1946. Court trait des catgories sociologiques. Dans Les faits sociaux nesont pas des choses. Paris: Gallimard.

47 Georges Dumzil 1934. Ouranos-Varouna. Paris: Adrien-Maisonneuve,21.

48 Cf. Bataille, LApprenti Sorcier, op. cit.,361362.

49 Ibid.,360.

50 Georges Dumzil 1934. Mythes et dieux des Germains. Dans Ourans-Vruna. Paris: Adrien-Maisonneuve,9798.

51 Cf. Georges Bataille, Si nous sommes vritablement unisDans LApprenti Sorcier, op. cit.,380382. Cf. aussi la couverture de la revue Acphale.

52 Eliade, op. cit. 236. Cf. aussi Franoise Will-Levaillant 1981. Masson, Bataille, ou lincongruitdes signes (119261937), Cahiers Bataille1,62.


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une introduction essentielle la comprhension du fascisme 53et llaboration

de la science du sacr ; de lautre ct, de la charge subversive, authentiquement

rvolutionnaire lgard du pouvoir et de la morale, des confrries dionysiaques,

dont les mystres ouverts et universels , - crit Caillois en liant leur force

de sursocialisation la lutte des couches populaires contre les aristocraties

traditionnelles faisaient de la participation lextase et de lapprhension en

commun du sacr le ciment unique de la collectivit quils fondaient.54Or ajoutons

que le culte dionysiaque est prcisment lorigine de la tragdie, et que Bataille

(plus que Caillois) veut y incorporer la notion de socit secrte existentielle pour

contraster la prminence, dans le monde contemporain, tant du butor arm que

de lhomme de la loi et du discours et la suprmatie du premier sur le second:

Lhomme tragique est essentiellement celui qui prend conscience de lexistence

humaine. Il voit les forces violentes et contradictoires qui lagitent: il se sait en proie

labsurdit humaine, en proie labsurdit de la nature mais il afrme cette ralit

qui ne lui a pas laiss dautre issue que le crime .55

A la lumire de ces considrations on peut comprendre comment, investie de la

double fonction de rajeunir la socit vieillie et de sopposer au dveloppement des

militarismes nationaux, et doue dune capacit de rpercussion bien plus dcisive

que celle des partis politiques, dont laction, comme le rappelle Bataille, se perd

dans le sable mouvant des paroles qui se contredisent 56, la socit secrte

assume dans le dbat thorique du Collge de Sociologie et dans Acphale la

double connotation de motif antifasciste et de motif antidmocratique. Elle apparat

comme le seul moyen capable de contraster les valeurs du sang et de la terrepropres la droite ce que Caillois appelle les dterminations de fait, race ou

langue, territoire ou tradition historique, qui conditionnent lexistence des nations et

nourrissent le patriotisme 57et que Bataille appelle, lui, avec un terme emprunt

Nietzsche, le Vaterland, la terre des pres58 et, en mme temps, comme un

lieu de rsistance lindividualisme et labsence de communaut des rgimes

dmocratiqes.

Dissmin dans le corpus des textes de la socit secrte runis dans

LApprenti sorcier, un mot rsume la conguration religieuse et politique dAcphale:

Montjoie , en mme temps cri de guerre de la Chanson de Roland et nom

53 Georges Bataille 19701980. La structure psychologique du fascisme. Dans uvres compltes,tome I. Paris: Gallimard,356.

54 Roger Caillois 1937. Les vertus dionysiaques,Acphale34, 25.

55 Caillois, Confrries, ordres, socits secrtes, glises, op. cit.,225.

56 Bataille, LApprenti sorcier, op. cit.,326.

57 Roger Caillois 1995. Le vent dhiver. Dans Denis Hollier Le Collge de Sociologie. Paris: Gallimard,339.

58 Georges Bataille 1937. Chronique nietzschenne,Acphale34, 19.


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des ruines de lantique forteresse de Clovis qui furent, avec la clairire larbre

foudroy, lun des deux sanctuaires des conjurs dans la fort de Marly.59Une

telle conguration trouve des rsonances dans un lment ultrieur, qui ressort

avec insistance du dossier des textes de la socit secrte: la profonde suggestion

dans llaboration du mythe de lacphale du Rameau dor de Frazer, livre

consacr aux prrogatives des rois primitifs et des tabous qui les frappent ,

rappelle Bataille au Collge de Sociologie60peu avant de sonder le rapport entre

le sacr et le pouvoir. Le motif de la mditation devant larbre acphale, motif li

au rite de communion avec le feu, semblable ces charmes ou imitations

voulues du soleil 61que durent tre dans lEurope antique les ftes du feu, voque

le culte du chne, larbre du dieu de la foudre autrefois gard au risque de sa

propre vie par Dianus, le roi-prtre mythique de Nemi qui, parvenu une telle

charge par le meurtre, la conservait jusqu ce quil soit dpos et mis mort par

le roi du bois successif. Or cette gure mythique de Dianus prend chez Bataille un

relief extraordinaire, devenant une sorte de gure inaugurale dune souverainet

tragique, voue la destruction et, en tant que telle, antithtique au fascisme, dont

la symbologie se condense dans limage du fascio, emblme chez les romains du

pouvoir militaire,ou, comme le rappelle Bataille, instrument de la mise mort des

sujets.62Ce nest pas par hasard que Dianus est lun des noms (avec ceux de Nemi

et dOuranos) de la revue projete dans le cadre du Collge de Sociologie aprs

lclipse d Acphale63et le pseudonyme auquel Bataille fera appel au moment de

la publication du premier fragment du Coupable, dont lpilogue sintitule Le roi du

bois. Mais Dionysos, le roi de la folie extatique et de la contradiction tragique dont

le martyre soppose dans les pages de la revue Acphale celui du Christ, tait luiaussi considr dans lantiquit comme le dieu des arbres, si bien quen Botie

comme le rappelle Frazer un de ses titres tait Dionysos de larbre.64Il y a l une

conjonction de motifs extrmement fconde, qui mriterait dtre approfondie.

Je me limiterai rappeler que Bataille comme ayant lintention de prvenir

ou de mettre en garde contre toute interprtation voulant lenfermer dans le rle

du mystique, - au fur et mesure quil donnera forme lexigence dAcphale de

renforcer son unit communielle en la poussant dans la direction de la pratique de

la joie devant la mort - multipliera au Collge de Sociologie ses prises de positions

politiques sur la crise internationale et sur labdication des rgimes dmocratiques

face Hitler.

59 Cf. Marina Galletti 1999. Le roi du bois. Dans Georges Bataille, LApprenti Sorcier, Textes, lettreset documents (19321939), op. cit.,5665.

60 Roger Caillois 1995. Le pouvoir. Dans Denis Hollier Le Collge de Sociologie. Paris: Gallimard,185.

61 James George Frazer 1984. Le Rameau dor, tome IV. Paris: Robert Laffont,192.

62 Caillois, Le pouvoir, op. cit.,195.

63 Georges Bataille Roger Caillois, in Denis Hollier Le Collge de Sociologie, op. cit.,839.

64 James George Frazer 1996. Le Rameau dor, tome III. Paris: Robert Laffont,26.


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Galletti

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Limpasse auquel nous rive ce geste contradictoire ne laisse sans doute quune

issue possible : savoir de cesser de concevoir Acphale et le Collge de Sociologie

comme deux organismes distincts et davancer lhypothse dune communaut

bicphale. Cest ce que semble suggrer la phrase place en introduction la

quatrime et dernire partie du Mmorandum, recueil daphorismes de Nietzsche

que Bataille publiera tout de suite aprs la guerre mais qui, comme le rvlent

certains documents, fut pens dans le cercle dAcphale: la question morale

est aussi politique et rciproquement. La morale est elle-mme EXPERIENCE

MYSTIQUE .65

Encore plus explicite, est en ce sens, un texte de Bataille lusage de la

socit secrte Acphale. Dat du 24 septembre 1937, ce texte, qui porte le titre

de Conclusion annuelle, et qui doit tre lu en mme temps comme une sorte de

bilan de la premire anne dactivit de la socit secrte elle-mme et comme la

mise en tat du programme de la seconde anne dactivit, dblaye lincertitudeinterprtative et le malaise dans lesquels le secret, avec ses modalits ambiges

de fonctionnement, a envelopp jusqu aujourdhui lactivit communautaire de

Bataille entre les deux guerres. En effet, de la notion de sparation implicite dans

ltymologie du mot secret (le latin secretum, participe pass du verbe secernere,

sparer, mais aussi la variante constitue par la racine cernere, du verbe excernere,

vacuer)66, Conclusion annuelle souligne explicitement deux actes linguistiques

majeurs: ce que Boutang dans sa table du secret67nomme la communication

(coner, transmettre), ayant pout but de renforcer la structure de la socit

secrte avec lexclusion des non-initis; et la rvlation, ouverte tout intrus (dire,divulguer, trahir). Cette conomie se combine avec ce que Zempleni appelle les

conduites de scrtion constitues par lexhibition plus ou moins involontaire de

fragments de secret68ouvrant la structure de la socit secrte une autre scne,

qui opre comme rosion de son dispositif manifeste.

Acphale, organe bicphale

Lieu de la conversion de la rtention en expulsion, Conclusion annuellervle que

la revue Acphale, loin de prcder la naissance de la socit secrte comme

la afrm Andr Masson69, ou de ny tre que partiellement relie, ce que ferait

supposer la prsence de collaborateurs trangers la socit secrte, apparat au

65 Georges Bataille 1994. Mmorandum. Dans uvres compltes, tome VI. Paris: Gallimard,259.

66 Cf. A. Lvy 1976. Evaluation tymologique et smantique du mot secret , Nouvelle Revue depsychanalyse14.

67 Pierre Boutang 1973. Ontologie du secret. Paris: P.U.F.,130131.

68 A. Zemplni 1984. Secret et sujtion, Traverses3031.

69 Thvenin & Masson, op. cit.,29.


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contraire, selon lexpression de Caillois70 comme son organe, organe lui-mme

bicphale, - la revue se doublant de numros communiqus aux seuls conjurs,

dans la clandestinit du silence et du secret: un versant diurne, constitu par la

publication, lieu de la pratique de la scrtion; un versant nocturne, les numros

intrieurs prposs la communication entre les adeptes et la transformation du

secret en fait social. Quoi quil en soit, la revue, ralise dans le refus du misrable

subterfuge de laction et de toute vanit littraire, est le pivot de la socit secrte,

comme Bataille lui-mme le souligne quand il afrme qu une existence intrieure

forte reste existence seulement dans la mesure o elle crot et rayonne cest--

dire dans la mesure o elle est lextrieur agressive .71Sur elle se concentrent

tous les efforts de la communaut lective, au point que lannonce, au centre de

Conclusion annuelle, de deux nouveaux numros de la revue apparat comme une

vritable plateforme programmatique destine corriger lambigut des numros

publis en 1937, Nietzsche et les fascisteset Dionysos philosophe72: Dans le texte

que nous intitulerons politique nietzchenne, nous opposerons la comprhensionnietzschenne du combat la comprhension marxiste; nous afrmerons que

notre combat doit avoir lieu contre la masse laquelle nous nous sentons tenus

dimposer sa chance; et nous dnirons les conditions dans lesquelles un ordre

pourra renouveler la structure dune socit dcompose. Dans le recueil que

nous consacrerons lrotisme, nous montrerons ce que rvle la nature de

lobjet rotique sur la nature elle-mme; en mme temps nous rendrons sensible

ce qui lie lhomme actuel une telle rvlation, ce point quil doit maintenant

comprendre quil doit ou renoncer tre ou simposer la masse qui aujourdhui

lignore encore .73

Quant aux numros intrieurs, vritable livre des adeptes se prsentant sous

la forme dun journal anonyme, ils ont pour les conjurs la valeur dune mise en

demeure, en les ouvrant la conscience de ce qui les runit. Models sur les

Exercices spirituelsde Ignace de Loyola, que Bataille lui-mme avait pratiqus dans

son adolescence, ils oprent comme inducteurs de la volont de puissance, comme

appel cette plus vaste conjuration dont parle Caillois dans son Introduction

Pour un Collge de Sociologie. Ils annoncent par ailleurs les exercices dinitiation

la mystique de la joie devant la mort du dernier numro dAcphale, vou la

clandestinit. Une de ces premires techniques dillumination , pour reprendre

lexpression de Jean Bruno,74est constitue par le recueil sur le Cruci voqu

70 Roger Caillois 1964. Lesprit des sectes. Dans Instincts et socit.Utrecht: Denol-Gonthiet,66.

71 Georges Bataille, Conclusion annuelle. 24 septembre 1937, dans Bataille 1995. LApprentiSorcier,op. cit.,404.

72 Dans la revue Acphale.

73 Georges Bataille, Conclusion annuelle. 24 septembre 1937, dans Bataille 1995. LApprentiSorcier, op. cit.,405.

74 Bataille, [Le Crucif], dans Bataille 1995. LApprenti Sorcier, op. cit.,394.


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dans Conclusion annuelle; numro destin rester intrieur et dont le sens est

dachever la meditation de lathe devant la croix .75Linsistance douloureuse sur

des thmes de torture est la porte qui ouvre laccs au monde auquel les adeptes

aspirent: Nous serons maintenant assez forts pour changer en nous en joie la

torture qui existe dans le monde en rire heureux le Crucif en volont de

puissance notre vieille et immense faiblesse .76

La stratgie du secret qui sous-tend Acphale trouve son aboutissement dans le

Collge de Sociologie, vritable organe polymorphique, dont Conclusion annuelle

rcrit a lateredu Collge virtuel de Monnerot77 et de la tentative avorte de

Masses78, la sinueuse fondation mise en lumire par Caillois. Plus prcisment,

doublant la Note relative la fondation dun Collge de Sociologiesigne, dans

le no : 2 d Acphale, par Ambrosino, Bataille, Caillois, Klossowski, Pierre Libra et

Monnerot, Conclusion annuellese produit comme un supplment de naissance qui

oblige revoir les prsupposs et lidentit de la communaut morale annoncedans ce premier document collectif.

Dans cette direction, le Collge de Sociologie cesse dapparatre comme

ce travail de rexion et de connaissance sur des thmes que ngligeaient

partiellement les institutions ofcielles mais qui ntaient pas incompatibles avec

elles 79 dont parle Blanchot pour devenir, selon le tmoignage de Klossowski,

lmanation exotrisante du groupe ferm et secret dAcphale 80ou, selon un

autre membre de la socit secrte, Pierre Andler, le terrain de recrutement de

nouveaux alis 81

: nous ne nous contenterons pas de dnir ce que nous avonsentrepris; nous tendrons donner cette entreprise une base thorique sur le plan

de la connaissance la mieux contrle: cest ce que nous entreprendrons dans le

cadre du Collge de Sociologie, qui reprsentera dautre part le cadre dans lequel

pourrait se constituer le milieu le moins dfavorable que nous puissions rencontrer.

Cest dans un tel milieu quil nous sera le plus facile de discerner ceux qui seront

susceptibles de prendre conscience avec nous de ce que nous sommes en face des

dpressions et des tensions extrmes du monde qui nous entoure; dans ce milieu,

75 Jean Bruno 1963. Les techniques dillumination chez Georges Bataille, Critique195196.

76 Georges Batail le, Conclusion annuelle. 24 septembre 1937. Dans Bataille 1995. LApprentiSorcier, op. cit.,404.

77 Cf. Jean-Michel Heimonet 1984, Le Collge de Sociologie, un gigantesque malentendu,Esprit89.

78 Cf. Marina Galletti 1987. Masses un Collge mancato ? Dans Jacqueline Risset (ed.) Bataille.Il politico e il sacro.Napoli: Liguori,6794.

79 Blanchot, op. cit.,27.

80 Pierre Klossowski 1995, Entre Marx et Fourier, Le Monde,31 mai 1969. Repris in Denis HollierLe Collge de Sociologie. Paris:Gallimard, 884.

81 Pierre Andler, Conversation prive, Fontainebleau, octobre 1994.


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mais, bien entendu, partout o nous pourrons rencontrer nos semblables: et, de

toute vidence, aucun dentre nous ne peut se sentir exempt; chacun dentre nous

doit tre port mme agressivement la rencontre de celui qui lui ressemble .82

Tel un hiroglyphe qui devient intelligible aprs stre obstinment soustrait

au regard indiscret des ses profanes inquisiteurs, Acphale semble sur le point

dentrouvrir les portes de son sanctuaire. Dans Paradoxe dune sociologie active

Caillois trace limage dun organisme pourvu dune seule tte quand il voque la

gure monstrueuse de lanti-intellectuel Acphale avec ses manations dordre

viscral, soud au trs crbral Collge de Sociologie dans la clbration de

lexcution de Louis XVI, place de la Concorde, la date anniversaire de lvnement

et sur lemplacement prsum de lchafaud .83Bataille dans Conclusion annuelle

compose au contraire limage dun monstre bicphale: semblable ces carts de

la nature reproduits dans Documents qui prsentent deux ttes runies en un

seul visage ou une seule tte diversie en deux visages; semblable surtout ces

mystrieux masques-Janus de lAfrique orientale recouverts de peaux danimaux,

destins dans leur caractre sublime ou dmoniaque dissimuler comme crit

un autre collaborateur de Documents le visage de lhomme qui excutait les

ordres de la socit secrte dont il tait membre .84 Il est de fait que, limage

des anciennes socits des hommes, Acphale exhibe une activit extrieure,

politique, qui sexplicite travers la revue Acphale, puis travers le Collge

de Sociologie, et une activit intrieure dont les tapes sont scandes par le

Journal intrieur, compte rendu des preuves au terme desquelles les adeptes

furent investis du titre de larve, terme drivant du latin larva, fantme, spectre,par analogie masque, derrire lequel sentrevoient les confrries secrtes des

peuples primitifs qui, comme le rappelle Simmel, agissent presque exclusivement

en utilisant des masques .85Cest partir de ce nouveau scnario quil faudra

dornavant repenser la signication et le rle dAcphale.

82 Georges Bataille, Conclusion annuelle. 24 septembre 1937, dans Bataille 1995. LApprentiSorcier, op. cit.,405406.

83 Roger Caillois 1978. Paradoxe dune sociologie active. DansApproches de limaginaire. Paris:Gallimard, 59.

84 Dr. Eckart von Sydow 1991 (1930). Masques-Janus du Cross River (Cameroun), Documents2, 6. Rd. Jean-Michel Place, Paris, 1991, T. II,328.

85 Simmel, op. cit., 106.


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