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ADELBERT VON CHAMISSO HISTOIRE MERVEILLEUSE DE PIERRE SCHLÉMIHL

Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Page 1: Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

ADELBERT VON CHAMISSO

HISTOIREMERVEILLEUSE DEPIERRE SCHLÉMIHL

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ADELBERT VON CHAMISSO

HISTOIREMERVEILLEUSE DEPIERRE SCHLÉMIHL

Traduit par Hippolyte de Chamisso

1822

Un texte du domaine public.Une édition libre.

ISBN—978-2-8247-1295-6

BIBEBOOKwww.bibebook.com

Page 3: Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

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Credits

Sources :— Jules Tardieu, Éditeur— Bibliothèque Électronique duQuébec

Ont contribué à cette édition :— Association de Promotion de l’Ecriture et de la

Lecture

Fontes :— Philipp H. Poll— Christian Spremberg— Manfred Klein

Page 5: Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl

LicenceLe texte suivant est une œuvre du domaine public éditésous la licence Creatives Commons BY-SA

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« Depuis Charlemagne, le mariage franco-allemand est une utopietantôt idyllique, tantôt brutale. Mais il aura tout de même donné un en-fant fort sympathique, qui hérita des qualités de ses deux parents. Né enChampagne en 1781, Louis Charles Adélaïde de Chamisso de Boncourt,alias Adelbert von Chamisso, émigra outre-Rhin en 1790, servit dans l’ar-mée prussienne, puis se dédia à ses deux passions : littérature et sciencesnaturelles. Heureuse époque que ce XIXᵉ siècle où l’on pouvait devenirdirecteur adjoint du Jardin botanique de Berlin, et enmême temps s’impo-ser comme un des représentants les plus doués de la poésie romantique.Chamisso parvint même à réunir les deux facettes de sa vie dans Salasy Gomez, récit en vers où il s’inspire de son voyage autour du mondepour camper un Robinson espagnol et malchanceux. Son ouvrage le plusfameux demeure Peter Schlemihl. Un brave garçon sans le sou se voit pro-poser une fortune inépuisable en échange de son ombre. Comment refu-ser une telle aubaine ? Cependant, il se rend compte très vite que l’ombrequi suit chacun d’entre nous du berceau au cimetière n’est pas aussi in-utile qu’on pourrait le croire. Alors le diable vient lui mettre en main unsecond marché : son ombre contre son âme. Cette version modeste, toutesimple, du Faust de Goethe est une petite merveille. »

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre

Didier Sénécal, dans Lire, septembre 2003.

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CHAPITRE I

N port après une heureuse traversée, qui, cepen-dant, n’avait pas été pour moi sans fatigues. Dès que le canotm’eut mis à terre, je me chargeai moi-même de mon très mince

bagage, et, fendant la foule, je gagnai la maison la plus prochaine et la plusmodeste de toutes celles où je voyais pendre des enseignes. Je demandaiune chambre. Le garçon d’auberge, après m’avoir toisé d’un coup d’œil,me conduisit sous le toit. Je me fis donner de l’eau fraîche, et m’informaide la demeure deM.Thomas John. « Samaison de campagne, me dit-il, estla première à main droite, en sortant par la porte du Nord. C’est le palaisneuf aux colonnades de marbre. » Il était encore de bonne heure ; j’ouvrisma valise, j’en tirai mon frac noir, récemment retourné, et, m’étant ha-billé le plus proprement possible, je me mis en chemin, muni de la lettrede recommandation qui devait intéresser à mes modestes espérances lepatron chez qui j’allais me présenter.

Après avoir monté la longue rue du Nord et passé la barrière, je vis

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre I

bientôt briller les colonnes à travers les arbres qui bordaient la route. C’estdonc ici, me dis-je. J’essuyai avec mon mouchoir la poussière de mes sou-liers, j’arrangeai les plis et le nœud de ma cravate, et, à la garde de Dieu,je tirai le cordon de la sonnette. La porte s’ouvrit. Il me fallut d’abordessuyer un interrogatoire, mais enfin le portier voulut bien me faire an-noncer, et j’eus l’honneur d’être appelé dans le parc, où M. John se pro-menait avec sa société. Je le reconnus aisément à l’air de suffisance quirégnait sur son visage arrondi. J’eus à me louer de son accueil, qui tou-tefois ne me fit pas oublier la distance qui sépare un homme riche d’unpauvre diable. Il fit un mouvement vers moi, sans pourtant se séparer desa société, prit la lettre de recommandation que je lui présentais, et dit enregardant l’adresse : « De mon frère ! il y a bien longtemps que je n’ai en-tendu parler de lui. Il se porte bien ? » Et, sans attendre ma réponse, il seretourna vers son monde, montrant avec la lettre une colline qui s’élevaità quelque distance. « C’est là, dit-il, que je veux construire le nouveaubâtiment dont je vous ai parlé. » Puis il brisa le cachet, sans toutefoisinterrompre la conversation, qui roulait sur les avantages de la fortune.« Celui qui ne possède pas au moins un million, dit-il, n’est (pardonnez-moi le mot), n’est qu’ungueux. –Quelle vérité ! » m’écriai-je avec l’accentd’une douloureuse conviction. L’expression de ma voix le fit sourire : il setourna vers moi. « Restez, mon ami, me dit-il ; peut-être plus tard aurai-je le temps de vous dire ce que je pense de votre affaire. » Il mit danssa poche la lettre qu’il avait parcourue des yeux, et offrit le bras à unejeune dame. Le reste de la société l’imita ; chacun s’empressait auprès dela beauté qui l’intéressait. Les groupes se formèrent, et on s’achemina versla colline émaillée de fleurs que M. John avait désignée.

Pour moi, je fermais la marche, sans être à charge à personne, carpersonne ne faisait attention à moi. Tour à tour on folâtrait, on parlaitavec gravité de choses vaines et futiles, on traitait avec légèreté les sujetsles plus graves, et l’épigramme s’aiguisait, surtout aux dépens des absents.J’étais trop peu fait à ce genre de conversation, trop étranger dans cecercle, et trop préoccupé pour avoir l’esprit à ce qui se disait, et m’amuserde tant d’énigmes.

On avait atteint le bosquet, lorsque la jeune Fanny, qui semblait êtrel’héroïne du jour, s’entêta à vouloir arracher une branche de rosier fleurie.

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre I

Une épine la blessa, et quelques gouttes de sang vermeil relevèrent encorela blancheur de sa main. Cet événement mit toute la société en mouve-ment. On demandait, on cherchait du taffetas d’Angleterre. Un hommeâgé, pâle, grêle, sec et effilé, qui suivait la troupe en silence et à l’écart, etque je n’avais pas encore remarqué, accourut, et glissant la main dans lapoche étroite de son antique justaucorps de taffetas gris cendré, en tiraun petit portefeuille, l’ouvrit, et avec la plus profonde révérence présentaà la dame ce qu’elle demandait. Elle accepta ce service avec distraction, etsans adresser le plus léger remerciement à celui qui le lui rendait. La plaiefut pansée, et l’on continua à gravir la colline, du sommet de laquelle lesyeux s’égaraient sur un labyrinthe de verdure, pour se reposer, plus loin,sur l’immensité de l’Océan. La perspective était en effet magnifique.

Un point lumineux se faisait remarquer à l’horizon, entre le vert foncédes flots et l’azur du ciel. « Une lunette ! » s’écria M. John. À peine leslaquais, accourus à la voix du maître, avaient entendu ses ordres, quedéjà l’homme en habit gris, s’inclinant d’un air respectueux, avait remisla main dans sa poche et en avait tiré un très beau télescope qu’il avaitprésenté à M. John.

Celui-ci, considérant l’objet lointain, annonça à la société que c’étaitle vaisseau qui, la veille, était sorti du port, et que les vents contraires re-tenaient à la vue des côtes. La lunette d’approche passa de main en main,mais ne revint point dans celles de son propriétaire.Quant à moi, j’exami-nai cet homme avec surprise, et je ne pouvais comprendre comment un silong instrument avait pu tenir dans sa poche ; mais personne ne semblaity prendre garde, et l’on ne s’inquiétait pas plus de l’homme en habit grisque de moi.

On offrit des rafraîchissements ; les fruits les plus rares, les plus ex-quis, furent servis dans des corbeilles élégantes et sur les plus richesplateaux. M. John faisait avec aisance les honneurs de la collation. Ilm’adressa pour la seconde fois la parole. « Prenez, me dit-il, cela vousmanquait à bord. » Je m’inclinai pour lui répondre, mais déjà il causaitavec un autre.

Si l’on n’eût craint l’humidité du gazon, on se serait assis sur le pen-chant de la colline, pour jouir de la beauté du paysage. « Il serait ravissant,dit quelqu’un de la société, de pouvoir étendre ici des tapis. » À peine ce

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre I

vœu avait été prononcé, que déjà l’homme en habit gris avait la main danssa poche, occupé, de l’air le plus humble, à en faire sortir une riche étoffede pourpre, brodée d’or. Les domestiques la reçurent tranquillement deses mains, et la déroulèrent sur l’herbe : toute la société y prit place. Moi,stupéfait, je considérais tour à tour et l’homme, et la poche, et le tapis, quiavait plus de vingt aunes de long, sur dix de large. Je me frottais les yeux,et je ne savais que penser, que croire, en voyant surtout que personne netémoignait la moindre surprise.

J’aurais voulu m’informer quel était cet homme, mais je ne savais àqui m’adresser, car j’étais aussi timide envers messieurs les valets qu’en-vers le reste de la société. Je m’enhardis enfin, et m’approchant d’unjeune homme qui me semblait sans conséquence, et qu’on avait souventlaissé seul, je le priai à demi-voix de m’apprendre quel était ce complai-sant d’une nouvelle espèce, vêtu d’un habit de taffetas gris. « Qui ? merépondit-il, celui qui ressemble à un bout de fil échappé de l’aiguille d’untailleur ? – Oui, celui qui se tient là seul à l’écart. – Je ne le connais pas. »Il me tourna le dos, et, sans doute pour éviter mes questions, il se mit àparler de choses indifférentes avec un autre.

Cependant le soleil avait dissipé les nuages, et l’ardeur de ses rayonscommençait à incommoder les dames. La belle Fanny, se tournant né-gligemment vers l’homme en habit gris, auquel personne, que je sache,n’avait encore adressé la parole, lui demanda si, par hasard, il n’auraitpas aussi une tente sur lui. Il ne répondit que par le salut le plus pro-fond, comme s’il eût été loin de s’attendre à l’honneur qu’on lui faisait.Et cependant il avait déjà la main dans sa poche, dont je vis sortir, à lafile, pieux, cordes, clous, coutil, en un mot tout ce qui peut entrer dansla construction du pavillon le plus commode. Les jeunes gens s’empres-sèrent d’en faire usage, et une tente ombragea bientôt de sa gracieuse cou-pole tout le riche tapis précédemment étendu sur le gazon. – Personne,cependant, ne donnait la moindre marque d’étonnement.

Déjà j’étais frappé d’une secrète horreur, et je frissonnais involontai-rement ; que devins-je, lorsqu’au premier désir exprimé dans la société,je vis l’homme gris tirer trois chevaux de sa poche : – Oui, trois beauxchevaux noirs, à tous crins, sellés et bridés, de cette même poche dontvenaient déjà de sortir un portefeuille, une lunette d’approche, un tapis

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de vingt aunes de long sur dix de large, et une tente des mêmes dimen-sions. – Certes, mon ami, tu refuserais de le croire, si je ne t’affirmais avecserment l’avoir vu de mes propres yeux.

Quelle que fût, d’une part, l’humilité de l’homme en habit gris, et, del’autre, l’insouciance de la société à son égard, moi, je ne pouvais détour-ner les yeux de sa personne, et son aspect me faisait frémir. Il me devintimpossible de le supporter plus longtemps. Je résolus de m’éloigner, cequi, vu le rôle insignifiant que je jouais, devait m’être facile. Je voulaisretourner à la ville, rendre le lendemain une nouvelle visite à M. John,et, si j’en avais l’occasion ou le courage, lui faire quelques questions ausujet de l’homme étrange en habit gris. Trop heureux si j’avais réussi àm’échapper !

Déjà je m’étais glissé hors du bosquet, et me trouvais au pied de lacolline, sur une vaste pièce de gazon, lorsque la crainte d’être surprishors des allées me fit regarder autour de moi. Quel fut mon effroi ! Enme retournant, j’aperçus l’homme en habit gris, qui me suivait et venait àmoi. Il m’ôta d’abord son chapeau, en s’inclinant plus profondément quejamais personne n’avait fait devant moi. Il était clair qu’il voulait me par-ler, et je ne pouvais plus l’éviter sans impolitesse. Je lui ôtai donc aussimon chapeau et lui rendis son salut. Je restai la tête nue, en plein soleil,immobile comme si j’eusse pris racine sur le sol ; je le regardais fixement,avec une certaine crainte, et je ressemblais à l’oiseau que le regard du ser-pent a fasciné ; lui-même paraissait embarrassé ; il n’osait lever les yeux,et s’avançait en s’inclinant à différentes reprises. Enfin, il m’aborde etm’adresse ces paroles à voix basse, et du ton indécis qui aurait convenu àun pauvre honteux :

« Monsieur daignera-t-il excuser mon importunité, si, sans avoirl’honneur d’être connu de lui, j’ose me hasarder à l’aborder. J’aurais unehumble prière à lui faire. Si Monsieur voulait me faire la grâce… – Mais,au nom de Dieu, Monsieur, m’écriai-je en l’interrompant dans mon an-xiété, que puis-je pour un homme qui… » Nous demeurâmes courts tousles deux, et je crois que la rougeur nous monta également au visage.

Après un intervalle de silence, il reprit la parole : « Pendant le peu demoments que j’ai joui du bonheur de me trouver auprès de vous, j’ai, àplusieurs reprises… Je vous demandemille excuses, Monsieur, si je prends

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la liberté de vous le dire, j’ai contemplé avec une admiration inexprimablel’ombre superbe que, sans aucune attention et avec un noble mépris, vousjetez à vos pieds… cette ombremême que voilà. Encore une fois, Monsieur,pardonnez à votre humble serviteur l’insigne témérité de sa proposition :daigneriez-vous consentir à traiter avec moi de ce trésor ? Pourriez-vousvous résoudre à me le céder ? »

Il se tut, et j’hésitais à en croire mes oreilles. « M’acheter mon ombre !il est fou », me dis-je en moi-même, et d’un ton qui sentait peut-être unpeu la pitié, je lui répondis :

« Eh ! mon ami, n’avez-vous donc point assez de votre ombre ? Quelétrange marché me proposez-vous !… » Il continua : « J’ai dans ma pochebien des choses qui pourraient n’être pas indignes d’être offertes à Mon-sieur. Il n’est rien que je ne donne pour cette ombre inestimable ; rien àmes yeux n’en peut égaler le prix. »

Une sueur froide ruissela sur tout mon corps lorsqu’il me fit ressouve-nir de sa poche, et je ne compris plus comment j’avais pu le nommer monami. Je repris la parole, et tâchai de réparer ma faute à force de politesses.

« Mais, Monsieur, lui dis-je, excusez votre très humble serviteur ; sansdoute que j’ai mal compris votre pensée. Comment mon ombre pourrait-elle… ? » Il m’interrompit. « Je ne demande à Monsieur que de me per-mettre de ramasser ici son ombre et de la mettre dans ma poche ; quant àla manière dont je pourrai m’y prendre, c’est mon affaire. En échange, etpour prouver à Monsieur ma reconnaissance, je lui laisserai le choix entreplusieurs bijoux que j’ai avec moi : l’herbe précieuse du pêcheur Glaucus ;la racine de Circé ; les cinq sous du Juif-Errant ; le mouchoir du grand Al-bert ; la mandragore ; l’armet de Mambrin ; le rameau d’or ; le chapeau deFortunatus, remis à neuf, et richement remonté, ou, si vous préfériez, sabourse… – La bourse de Fortunatus ! » m’écriai-je. Et ce seul mot, quelleque fût d’ailleurs mon angoisse, m’avait tourné la tête. Il me prit des ver-tiges, et je crus entendre les doubles ducats tinter à mon oreille.

« Que Monsieur daigne examiner cette bourse et en faire l’essai. » Iltira en même temps de sa poche et remit entre mes mains un sac de maro-quin à double couture et fermé par des courroies. J’y puisai, et en retiraidix pièces d’or, puis dix autres, puis encore dix, et toujours dix. Je lui ten-dis précipitamment la main : « Tope ! dis-je, le marché est conclu ; pour

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cette bourse, vous avez mon ombre. » Il me donna la main, et sans plusde délai se mit à genoux devant moi : je le vis avec la plus merveilleuseadresse détacher légèrement mon ombre du gazon depuis la tête jusquesaux pieds, la plier, la rouler, et la mettre enfin dans sa poche.

Il se releva quand il eut fini, s’inclina devant moi, et se retira dans lebosquet de roses. Je crois que je l’entendis rire en s’éloignant. Pour moi,je tenais ferme la bourse par les cordons ; la terre était également éclairéetout autour de moi, et je n’étais pas encore maître de mes sens.

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CHAPITRE II

E à moi, et me hâtai de quitter ce lieu, où j’espéraisne plus avoir rien à faire. Je commençai par remplir mes pochesd’or, puis je suspendis la bourse à mon cou et la cachai sous mes

vêtements. Je sortis du parc sans être remarqué ; je gagnai la grand’route,et je m’acheminai vers la ville.

J’approchais de la porte, lorsque j’entendis crier derrière moi : « Jeunehomme ! Eh ! jeune homme ! écoutez donc ! » Je me retournai, et j’aperçusune vieille femme, qui me dit : « Prenez donc garde, Monsieur, vous avezperdu votre ombre. – Grand merci, ma bonne mère », lui répondis-je enlui jetant une pièce d’or pour prix de son bon avis, et je continuai maroute à l’ombre des arbres qui bordaient le chemin.

À la barrière, la sentinelle répéta la même observation : « Où celui-cia-t-il laissé son ombre ? » Des femmes, à quelques pas de là, s’écrièrent :« Jésus, Marie ! le pauvre homme n’a point d’ombre ! » Ces propos com-mencèrent à me chagriner. J’évitai avec le plus grand soin de marcher au

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soleil ; mais il y avait des carrefours où l’on ne pouvait faire autrement,comme, par exemple, au passage de la grande rue, où, quand j’arrivai,pour mon malheur, justement les polissons sortaient de l’école. Un mau-dit petit bossu, je crois le voir encore, remarqua d’abord ce qui me man-quait, et me dénonça par de grands cris à la bande écolière du faubourg,qui commença sans façons à me harceler avec des pierres et de la boue.« La coutume des honnêtes gens, criaient-ils, est de se faire suivre de leurombre quand ils vont au soleil. » Je jetai de l’or à pleines mains, pour medébarrasser d’eux, et je sautai dans une voiture de place que de bonnesâmes me procurèrent.

Aussitôt que je me trouvai seul dans la maison roulante, je commençaià pleurer amèrement. Déjà je pressentais que, dans le monde, l’ombrel’emporte autant sur l’or que l’or sur le mérite et la vertu. J’avais jadissacrifié la richesse à ma conscience ; je venais de sacrifier mon ombre à larichesse. –Que pouvais-je faire désormais sur la terre ?

Je n’étais pas encore revenu de mon trouble lorsque la voiture s’ar-rêta devant mon auberge ; l’aspect de cette masure m’indigna ; j’auraisrougi de remettre le pied dans le misérable grenier où j’étais logé. J’en fissur-le-champ descendre ma valise ; je la reçus avec dédain, laissai tomberquelques pièces d’or, et ordonnai de me conduire au plus brillant hôtel dela ville. Cettemaison était exposée au nord, et je n’avais rien à craindre dusoleil ; je donnai de l’or au cocher, je me fis ouvrir le plus bel appartement,et je m’y enfermai dès que j’y fus seul.

Et que penses-tu que je fisse alors ? Ô mon cher Adelbert, en tel’avouant, la rougeur me couvre le visage. Je tirai la malheureuse boursede mon sein, et, avec une sorte de fureur semblable au délire toujourscroissant de ces fièvres ardentes qui s’alimentent par leur propre mali-gnité, j’y puisai de l’or, encore de l’or, sans cesse de l’or. Je le répandaissur le plancher, je l’amoncelais autour de moi, je faisais sonner celui queje retirais sans interruption de la bourse, et ce maudit son, mon cœur s’enrepaissait. J’entassai sans relâche le métal sur le métal, jusqu’à ce qu’en-fin, accablé de fatigue, je me roulai sur ce trésor. Je nageais en quelquesorte dans cet océan de richesses. Ainsi se passa la journée ; le nuit metrouva gisant sur mon or, et le sommeil vint enfin m’y fermer les yeux.

Un songe me reporta près de toi ; je me trouvai derrière la porte vi-

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trée de ta petite chambre. Tu étais assis à ton bureau, entre un squeletteet un volume de ton herbier ; Haller, Humboldt et Linnée étaient ouvertsdevant toi, et, sur ton canapé, Homère et Shakespeare. Je te considérailongtemps, puis j’examinai tout ce qui était autour de toi, et mes yeux tecontemplèrent de nouveau ; mais tu étais sans mouvement, sans respira-tion, sans vie.

Je m’éveillai. Il paraissait être encore de fort bonne heure ; ma montreétait arrêtée ; j’étais brisé, et de plus je mourais de besoin : je n’avais rienpris depuis la veille au matin. Je repoussai avec dépit loin de moi cet ordont peu auparavant j’avais follement enivré mon cœur. Maintenant, in-quiet, triste et confus, je ne savais plus qu’en faire. Je ne pouvais le laisserainsi sur le plancher. J’essayai si la bourse de laquelle il était sorti aurait lavertu de l’absorber ; mais non, il ne voulait pas y rentrer. Aucune de mesfenêtres ne donnait sur la mer ; il fallut donc prendre mon parti, et, à forcede temps et de peines, à la sueur de mon front, le porter dans une grandearmoire qui se trouvait dans un cabinet attenant à ma chambre à coucher,et l’y cacher jusqu’à nouvel ordre ; je n’en laissai que quelques poignéesdans mon appartement. Lorsque ce travail fut achevé, je m’étendis, épuiséde fatigue, dans une bergère, et j’attendis que les gens de la maison com-mençassent à se faire entendre.

Je me fis apporter à manger, et je fis venir l’hôte, avec lequel je réglail’ordonnance de ma maison. Il me recommanda, pour mon service per-sonnel, un nommé Bendel, dont la physionomie ouverte et sage m’ins-pira d’abord la confiance. Pauvre Bendel ! c’est lui dont l’attachement adepuis adouci mon sort, et qui m’a aidé à supporter mes maux en les par-tageant. Je passai toute la journée chez moi avec des valets sans maîtreset des marchands. Je montai ma maison et ma suite conformément à mafortune actuelle, et j’achetai surtout une quantité de choses inutiles, debijoux et de pierreries, dans le seul but de me débarrasser d’une partiedu monceau d’or qui me gênait ; mais à peine si la diminution en étaitsensible.

Je flottais cependant, à l’égard de ce qui me manquait, dans une in-certitude mortelle ; je n’osais sortir de ma chambre, et je faisais allumerle soir quarante bougies dans mon salon, pour ne point rester dans lesténèbres. Je ne pensais qu’avec effroi à la rencontre des écoliers ; cepen-

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre II

dant je voulais, autant que j’en aurais le courage, affronter encore unefois les regards du public, et donner à l’opinion l’occasion de se pronon-cer. La lune éclairait alors les nuits ; je m’enveloppai d’un large manteau,je rabattis mon chapeau sur mes yeux, et me glissai, tremblant comme unmalfaiteur, hors de l’hôtel. Je m’éloignai à l’ombre des maisons, et ayantgagné un quartier écarté, je m’exposai au rayon de la lune, résigné à ap-prendre mon sort de la bouche des passants.

Épargne-moi, mon ami, le douloureux récit de tout ce qu’il me fallutendurer. Quelques femmes manifestaient la compassion que je leur ins-pirais, et l’expression de ce sentiment ne me déchirait pas moins le cœurque les outrages de la jeunesse et l’orgueilleux mépris des hommes, deceux-là surtout qui se complaisaient à l’aspect de l’ombre large et res-pectable dont leur haute stature était accompagnée. Une jeune personned’une grande beauté, qui semblait suivre ses parents, tandis que ceux-ciregardaient avec circonspection à leurs pieds, porta par hasard ses regardssur moi ; je la vis tressaillir lorsqu’elle remarqua la malheureuse clarté quim’environnait. L’effroi se peignit sur son beau visage ; elle le couvrit deson voile, baissa la tête, et poursuivit sa route sans ouvrir la bouche. Deslarmes amères s’échappèrent alors de mes yeux, et, le cœur brisé, je mereplongeai dans l’ombre. J’eus besoin de m’appuyer contre les murs poursoutenir ma démarche chancelante, et je regagnai lentement ma maison,où je rentrai tard.

Le sommeil n’approcha point, cette nuit, de ma paupière. Mon pre-mier soin, dès que le jour parut, fut de faire chercher l’homme en habitgris. J’espérais, si je parvenais à le retrouver, que peut-être notre étrangemarché pouvait lui sembler aussi onéreux qu’à moi-même ; j’appelai Ben-del. Il était actif et intelligent ; je lui dépeignis exactement l’homme entreles mains duquel était un trésor sans lequel la vie ne pouvait plus êtrepour moi qu’un supplice. Je l’instruisis du temps et du lieu où je l’avaisrencontré, et je lui dis encore que, pour des renseignements plus parti-culiers, il eût à s’informer curieusement d’une lunette d’approche, d’unriche tapis de Turquie, d’un pavillonmagnifique, et enfin de trois superbeschevaux de selle noirs, objets dont l’histoire, que je ne lui racontai pas, serattachait essentiellement à celle de l’homme mystérieux que personnen’avait semblé remarquer, et de qui l’apparition avait détruit le repos et

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le bonheur de ma vie.Tout en parlant, je lui donnai autant d’or que j’en avais pu porter ; j’y

ajoutai des bijoux et des diamants d’une valeur encore plus grande, et jepoursuivis : « Voilà ce qui aplanit bien des chemins, et rend aisées biendes choses impossibles. Ne sois pas plus économe de ces richesses quemoi-même. Va, Bendel, va, et ne songe qu’à rapporter à ton maître desnouvelles sur lesquelles il fonde son unique espérance. »

Il revint tard et triste. Il n’avait rien appris des gens de M. John, riendes personnes de sa société. Il avait cependant parlé à plusieurs, et au-cune ne paraissait avoir le moindre souvenir de l’homme en habit gris.La lunette était encore entre les mains de M. John ; le pavillon, tendusur la colline, couvrait encore le riche tapis de Turquie. Les valets van-taient l’opulence de leur maître, mais tous ignoraient également d’où luivenaient ces nouveaux objets de luxe. Lui-même y prenait plaisir, sansparaître se rappeler celui de qui il les tenait. Les jeunes gens qui avaientmonté les chevaux noirs les avaient encore dans leurs écuries, et ils s’ac-cordaient à célébrer la générosité deM. John, qui leur en avait fait présent.

Le récit long et circonstancié de Bendel m’éclairait peu ; cependant,quelque infructueuses qu’eussent été ses démarches, je ne pus refuser deslouanges à son zèle, à son activité et à sa prudence mesurée. – Je lui fissigne, en soupirant, de me laisser seul.

« J’ai, reprit-il, rendu compte à Monsieur de ce qu’il lui importaitle plus de savoir ; il me reste à m’acquitter d’une commission dont m’achargé pour lui quelqu’un que je viens de rencontrer devant la porte, enretournant d’une mission où j’ai si mal réussi. Voici quelles ont été sespropres paroles : “Dites à M. Pierre Schlémihl qu’il ne me reverra plus ici,parce que je vais passer les mers, et que le vent qui vient de se lever nem’accorde plus qu’unmoment ; mais que d’aujourd’hui dans un an j’auraimoi-même l’honneur de venir le trouver, et de lui proposer un nouveaumarché qui pourra lui être alors agréable. Faites-lui mes très humblescompliments, et assurez-le de ma reconnaissance.” Je lui ai demandé sonnom, il m’a répondu : “Rapportez seulement à votre maître ce que je viensde vous dire, et il me reconnaîtra.”

— Comment était-il fait ? » m’écriai-je avec un sinistre pressentiment.Et Bendel me dépeignit, trait pour trait, l’homme en habit gris, tel qu’il

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre II

venait de le signaler lui-même dans son récit. « Malheureux ! m’écriai-je,c’était lui-même. » Et tout à coup, comme si un épais bandeau fût tombéde ses yeux : « Oui ! s’écria-t-il avec l’expression de l’effroi, oui, c’étaitlui, c’était lui-même. Et moi, aveugle, insensé que j’étais, je ne l’ai pasreconnu, malgré la peinture exacte que vous m’en aviez faite, et j’ai trahila confiance de mon maître ! »

Il éclata contre lui-même en reproches amers, et le désespoir auquelje le voyais se livrer excita ma compassion. Je cherchais à le consoler ;je l’assurai que je ne doutais nullement de sa fidélité ; mais je lui ordon-nai de courir aussitôt au port, et de suivre, s’il en était encore temps, lestraces de l’inconnu. Il y vola, mais un grand nombre de vaisseaux, retenusdepuis longtemps par les vents contraires, venaient de mettre à la voilepour toutes les contrées dumonde, et l’homme en habit gris avait disparu,hélas ! comme mon ombre qu’il emportait, sans laisser de vestiges.

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CHAPITRE III

D des ailes à qui gémirait dans les fers ? ellesne feraient qu’accroître son désespoir. J’étais, comme le dragonqui couve son trésor, dépourvu de toute consolation humaine, et

misérable au sein de mes richesses ; je les maudissais comme une barrièrequi me séparait du reste des mortels. Seul, renfermant au dedans de moi-même mon funeste secret, réduit à craindre le moindre de mes valets, età envier son sort, car il pouvait se montrer au soleil et réfléchir devant luison ombre, j’aigrissais ma douleur en y rêvant sans cesse. Je ne sortais nijour ni nuit de mon appartement ; le désespoir peu à peu s’emparait demon cœur, il le brisait, il allait l’anéantir.

J’avais un ami cependant, qui, sous mes yeux, se consumait aussi dechagrin : c’était mon fidèle Bendel, qui ne cessait de s’accuser d’avoirtrompé ma confiance en ne reconnaissant pas l’homme dont je l’avaischargé de s’informer, et auquel il devait croire que se rattachaient toutesmes douleurs. Pour moi, je ne pouvais lui faire aucun reproche ; je ne

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sentais que trop dans tout ce qui s’était passé l’ascendant mystérieux del’inconnu.

Un jour, pour tout essayer, j’envoyai Bendel avec une riche bague dediamants chez le peintre le plus renommé de la ville, en le faisant prierde passer chez moi. Il vint. J’éloignai tous mes gens ; je fermai soigneu-sement ma porte ; je fis asseoir l’artiste à mon côté, et, après avoir louéses talents, j’abordai la question, non sans un serrement de cœur inexpri-mable. J’avais cependant pris la précaution de lui faire promettre le plusreligieux secret sur la proposition que j’allais lui faire.

« Monsieur le professeur, lui dis-je, vous serait-il possible de peindreune ombre à un homme qui, par un enchaînement inouï de malheurs,aurait perdu la sienne ? – Vous parlez, Monsieur, de l’ombre portée ? –Oui, Monsieur, de l’ombre portée, de celle que l’on jette à ses pieds ausoleil. – Mais, poursuivit-il, par quelle négligence, par quelle maladressecet homme a-t-il donc pu perdre son ombre ? – Il importe peu, repartis-je,comment cela s’est fait ; cependant je vous dirai (et je sentis qu’il fallaitmentir effrontément) que, voyageant l’hiver dernier en Russie, son ombre,par un froid extraordinaire, gela si fortement sur la terre, qu’il lui fut im-possible de l’en arracher. Il fallut la laisser à la place où le malheur étaitarrivé. – L’ombre postiche que je pourrais lui peindre, répondit l’artiste,ne résisterait pas au plus léger mouvement ; il la perdrait encore infailli-blement, lui qui, à en croire votre récit, tenait si faiblement à celle qu’ilavait reçue de la nature.Que celui qui ne porte point d’ombre ne s’exposepas au soleil ; c’est le plus raisonnable et le plus sûr. » Il se leva à ces mots,et s’éloigna en me lançant un regard pénétrant que je ne pus supporter.Je retombai dans mon fauteuil, et je cachai mon visage dans mes deuxmains.

Bendel, en rentrant, me trouva dans cette attitude, et, respectant ladouleur de son maître, il allait se retirer en silence. Je levai les yeux ; jesuccombais sous le fardeau de mes peines ; il les fallait alléger en les ver-sant dans le sein d’un ami. « Bendel ! lui criai-je, Bendel, toi le seul témoinde ma douleur, qui la respectes, et ne cherches point à en surprendre lacause, qui sembles t’y montrer sensible et la partager en secret, viens prèsde moi, Bendel, et sois le confident, l’ami de mon cœur. Je ne t’ai pointcaché l’immensité de mes richesses ; je ne veux plus te faire unmystère de

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mon désespoir. Bendel, ne m’abandonne pas. Tu me vois riche, libéral, ettu penses que le monde devrait m’honorer et me rechercher. Cependanttu me vois fuir le monde ; tu me vois mettre entre lui et moi la barrièredes portes et des verrous. Bendel, c’est que le monde m’a condamné ; ilme repousse, me rejette ; et peut-être me fuiras-tu toi-même, lorsque tusauras mon effroyable secret. Bendel, je suis riche, généreux, bon maître,bon ami, mais, hélas ! je n’ai plus… Comment achever, grand Dieu !…Je n’ai plus… mon ombre. – Plus d’ombre ! s’écria-t-il avec terreur, plusd’ombre ! » Et ses yeux se remplirent de larmes. « Misérable que je suis,d’être condamné à servir un maître qui n’a point d’ombre ! » Il se tut, etmon visage retomba dans mes deux mains, dont je le couvris de nouveau.

« Bendel, repris-je en hésitant après un assez long silence, Bendel,maintenant tu connais mon secret, et tu peux le trahir. Va, dénonce-moi ;élève contre moi ton témoignage. » Je m’aperçus qu’un violent combat sepassait en lui. Enfin je le vis se précipiter à mes pieds. Il saisit mes mains,les arrosa de ses pleurs, et s’écria : « Non, quoi qu’en pense le monde, je nepuis ni ne veux abandonner mon maître parce qu’il a perdu son ombre.Si je n’agis pas selon la prudence, j’agirai du moins selon la probité. Jedemeurerai près de vous ; je vous prêterai le secours de mon ombre ; jevous rendrai tous les services qui pourront dépendre de moi ; je pleureraidu moins avec vous. » À ces mots, je jetai mes bras autour de son cou,je le serrai contre mon cœur, étonné d’un si admirable dévouement, carje voyais bien que ce n’était point le vil appât de l’or qui le portait à sesacrifier ainsi pour moi.

Depuis cemomentmon sort etmamanière de vivre changèrent. On nesaurait croire avec quel zèle, avec quelle adresse Bendel savait remédierà ma déplorable infirmité. Toujours et partout il était près de moi, de-vant moi, prévoyant tout, prenant les plus ingénieuses précautions, et, siquelque péril venait à memenacer, plus prompt que l’éclair, il accourait etme couvrait de son ombre, car il était plus grand et plus puissant que moi.Alors je pus me hasarder de nouveau parmi les hommes, et reprendre unrôle dans la société. Ma situation me forçait, à la vérité, à affecter diversesbizarreries, mais elles siéent si bien aux riches ! et, tant que la vérité de-meurait cachée, je jouissais doucement des honneurs et des respects quel’on doit à l’opulence. – J’attendais avec plus de tranquillité l’époque à

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laquelle le mystérieux inconnu m’avait annoncé sa visite.Je sentais cependant très bien que j’aurais tort de m’arrêter longtemps

dans un lieu où j’avais été vu sans mon ombre, et dans lequel je pouvaisêtre reconnu d’un moment à l’autre. Je me rappelais aussi, et peut-êtreétais-je le seul à y songer, l’humble manière dont je m’étais présenté chezM. John, et ce souvenir m’était désagréable. Je ne voulais donc qu’ap-prendre et répéter ici mon rôle, afin de le jouer ailleurs avec plus d’assu-rance. Cependant, je fus arrêté quelque temps par ma vanité.

Fanny, la beauté du jour, celle même que j’avais vu briller chez M.John, et que je rencontrai ailleurs sans qu’elle se doutât de m’avoir ja-mais vu, Fanny, dis-je, m’honora de quelque attention, car maintenantj’avais de l’esprit, de l’agrément, de la délicatesse ; on m’écoutait dès quej’ouvrais la bouche, et je ne savais pas moi-même comment j’avais puapprendre si vite à manier la parole avec tant d’art, à diriger la conver-sation avec tant de supériorité. L’impression que je crus avoir faite surcette dame produisit en moi tout l’effet qu’elle désirait ; elle me tourna latête, et dès lors je ne cessai de la suivre, non sans peine ni sans danger,à la faveur de l’ombre et du crépuscule. J’étais vain de la voir mettre sonorgueil à me retenir dans ses chaînes. Je ne réussis pas cependant à fairepasser jusque dans mon cœur l’ivresse de ma vanité.

Mais à quoi bon, ami, te rapporter longuement tous les détails d’unehistoire aussi vulgaire. Toi-même souvent tu m’en as raconté de sem-blables, dont tant d’honnêtes gens ont été les héros ! Cependant, la pièceusée, dans laquelle je jouais un rôle rebattu, eut cette fois un dénouementnouveau et fort inattendu.

Un soir où, suivant ma coutume, j’avais rassemblé dans un jardinmagnifiquement illuminé une société nombreuse et choisie, je m’enfon-çai avec ma maîtresse dans un bosquet écarté. Je lui donnais le bras ;je lui disais des douceurs ; son regard était modestement baissé, et samain répondait légèrement à l’étreinte de la mienne, répondait légère-ment à l’étreinte de la mienne, lorsque inopinément la lune apparut der-rière nous, sortant du sein d’un épais nuage. Elle ne réfléchit que la seuleombre de Fanny, qui, surprise, me regarda d’abord, puis reporta ses yeuxà terre, y cherchant, avec inquiétude, l’image de celui qui était à ses côtés.Ce qui se passait en elle se peignit d’une manière si bizarre sur sa physio-

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nomie, que je n’aurais pu m’empêcher d’en rire aux éclats, si, au mêmemoment, songeant à moi-même, un frisson glacial ne m’eût saisi.

Cependant Fanny perdit l’usage de ses sens. Je la laissai se dégager demes bras, et, perçant comme un trait la foule de mes hôtes, je gagnai laporte, me jetai dans la première voiture qui se rencontra, et revins pré-cipitamment à la ville, où, pour mon malheur, j’avais laissé cette fois lecirconspect Bendel. Le désordre qui se peignait dans tous mes traits l’ef-fraya d’abord ; un mot lui révéla tout. Des chevaux de poste furent à l’ins-tant commandés. Je ne pris avec moi qu’un seul de mes gens, un certainRascal. C’était un insigne vaurien, mais adroit, expéditif, industrieux. Ilavait su se rendre nécessaire, et d’ailleurs il ne pouvait se douter de ce quivenait d’arriver. Je laissai derrière moi, cette nuit-là même, plus de trentelieues de pays. Bendel était resté pour congédier mes gens, répandre del’or, régler mes affaires, et m’apporter tout ce dont on a besoin en voyage.Quand, le jour suivant, il m’eut rejoint, je me jetai dans ses bras et lui ju-rai, sinon de ne plus faire de sottises, du moins d’être plus circonspect àl’avenir. Nous poursuivîmes jour et nuit notre route, passâmes la fron-tière, traversâmes les montagnes, et ce ne fut qu’après avoir mis cettebarrière entre le théâtre de mes infortunes et moi, que je consentis à m’ar-rêter pour respirer. Des bains que l’on disait peu fréquentés se trouvaientdans le voisinage. Ce fut là que je résolus de me rendre pour me remettrede mes fatigues.

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CHAPITRE IV

J de glisser rapidement sur une époque de mon his-toire où je trouverais tant de plaisir à m’arrêter, si ma mémoirepouvait suffire à retracer ce qui en faisait le charme. Mais les cou-

leurs dont elle a brillé sont ternies pour moi et ne sauraient plus revivredans mon récit. Je chercherais en vain dans mon cœur ce trouble cruel etdélicieux qui en précipitait les battements, ces peines bizarres, cette féli-cité, cette émotion religieuse et profonde. En vain je frappe le rocher, uneeau vive ne peut plus en jaillir ; le Dieu s’est retiré de moi.

Oh ! de quel œil indifférent je regarde aujourd’hui ce temps qui n’estplus ! Je me disposais à jouer dans ce lieu un personnage important ;mais, novice dans un rôle mal étudié, je me trouble et balbutie, ébloui pardeux beaux yeux. Les parents, qu’abusent les apparences, s’empressent deconclure le mariage de leur fille, et une mystification est le dénouementde cette scène commune. Tout cela me semble aujourd’hui misérable etridicule, et je m’effraye cependant de trouver ridicule et misérable ce qui

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alors, source d’émotions, gonflait ma poitrine et précipitait les mouve-ments de mon cœur. Je pleure, Mina, comme au jour où je te perdis. Jepleure d’avoir perdu mes douleurs et ton image. Suis-je donc devenu sivieux ? Ô cruelle raison !… Seulement encore un battement de mon cœur !un instant de ce songe ! un souvenir de mes illusions ! Mais non, je voguesolitaire sur le cours décroissant du fleuve des âges, et la coupe enchantéeest tarie.

Bendel avait pris les devants pour me procurer un logement conve-nable à ma situation. L’or qu’il sema à pleines mains et l’ambiguïté de sesexpressions sur l’homme de distinction qu’il servait (car je n’avais pasvoulu qu’il me nommât) inspirèrent au bon peuple de cette petite villeune singulière idée. Dès que ma maison fut prête à me recevoir, Bendelvint me retrouver, et je continuai avec lui mon voyage.

La foule nous barra le chemin environ à une lieue de la ville, dansun endroit découvert. La voiture s’arrêta ; le son des cloches, le bruit ducanon et celui d’une musique brillante et guerrière se firent entendre à lafois. Enfin, un vivat universel retentit dans les airs.

Alors une troupe de jeunes filles vêtues de blanc s’avança à la portièrede la voiture ; la plupart étaient d’une grande beauté, mais l’une d’ellesles éclipsait toutes, comme l’aurore fait pâlir les étoiles de la nuit. Elles’avança la première en rougissant, et, fléchissant le genou, me présenta,sur un riche coussin, une couronne de laurier, de roses et d’olivier. Je necompris pas le compliment qu’elle m’adressa en balbutiant ; je n’entendisque les mots d’amour, de respect, de majesté ; mais le son de sa voix fittressaillir mon cœur. Je crus retrouver, tracés dans ma mémoire, les traitsdéjà connus de cette figure céleste. Cependant le chœur des jeunes fillesentonna les louanges d’un bon roi, et chanta le bonheur de ses peuples.

Remarque, cher ami, que cette rencontre avait lieu en plein soleil, etmoi, privé de mon ombre, je ne pouvais me précipiter hors de cette pri-son roulante où j’étais enfermé ; je ne pouvais tomber à mon tour auxgenoux de cette angélique créature. Oh ! que n’aurais-je point en cet ins-tant donné pour avoir mon ombre ! Il me fallut cacher dans le fond demoncarrosse ma honte et mon désespoir. Bendel prit enfin le parti d’agir enmon nom ; il descendit, et, comme interprète de son maître, déclara queje ne devais ni ne voulais accepter de tels témoignages de respect, qui

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ne pouvaient m’être adressés que par une méprise ; mais que cependantje remerciais les habitants de la ville de leur obligeant accueil. Je tirai demon écrin, qui était à ma portée, un riche diadème de diamants, destinénaguère à parer le front de la belle Fanny, et le remis à mon orateur. Ilprit sur le coussin la couronne qui m’était présentée, posa le diadème àla place, offrit la main à la jeune personne, l’aida à se relever, et la recon-duisit vers ses compagnes. Il congédia d’un geste de protection le clergé,les magistrats et les députations des différents corps, ordonna à la fouled’ouvrir le passage, et remonta lestement dans la voiture, qui partit augrand galop des chevaux. Nous entrâmes dans la ville en passant sousun arc de triomphe qu’on avait élevé à la hâte et décoré de fleurs et debranches de laurier. Cependant le canon ne cessait de tonner. La voitures’arrêta devant mon hôtel. J’y entrai avec précipitation, obligé, pour ga-gner ma porte, de fendre les flots de la foule, que la curiosité et le désirde voir ma personne avaient rassemblée à l’entour. Le peuple criait vivatsous mes fenêtres, et j’en fis pleuvoir des ducats. Enfin, le soir, la ville futspontanément illuminée.

Je ne savais encore ce que tout cela signifiait, ni pour qui on me pre-nait ; j’envoyai Rascal aux informations. On lui raconta comment on avaiteu la nouvelle certaine que le roi de Prusse voyageait dans le pays sous lesimple titre de comte ; comment mon chambellan s’était trahi et m’avaitfait découvrir ; et, enfin, quelle avait été la joie publique à la certitude deme posséder dans ces murs.

Maintenant que l’on voyait quel strict incognito je voulais garder, onse désolait d’avoir si indiscrètement soulevé le voile dont je m’envelop-pais. Cependantma colère avait étémêlée de tant demarques de clémenceet de grâce, que l’on espérait que je voudrais bien pardonner aux habitantsen faveur de leur bonne intention.

La chose parut si plaisante à mon coquin, que, par ses discours insi-dieux et ses graves remontrances, il fit tout ce qui dépendait de lui pouraffermir ces bonnes gens dans leur opinion. Il me rapporta ces nouvellesavec beaucoup de gaieté, et, voyant qu’il me divertissait, il alla jusqu’àse vanter de son espièglerie. Faut-il l’avouer ? j’étais en secret flatté deshonneurs que je recevais, bien que je susse qu’ils s’adressaient à un autre.

J’ordonnai de préparer pour le lendemain au soir, sous les arbres qui

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ornaient la place où donnaient mes fenêtres, une fête, à laquelle je fisinviter toute la ville. La vertu secrète de ma bourse, l’activité de Ben-del, l’adresse inventive de l’ingénieux Rascal, levèrent tous les obstacles,et triomphèrent de la brièveté du temps. Tout s’arrangea avec un ordreet une précision admirables. Magnificence, délicatesse, profusion, rienne manqua. L’illumination brillante était disposée avec tant d’art, que jen’avais rien à craindre ; je n’eus, en un mot, que des louanges à donner àmes serviteurs.

À l’heure indiquée, tout le monde arriva, et chaque personne me futprésentée. Le mot de Majesté ne fut plus prononcé, mais chacun me saluaavec le plus profond respect sous le nom de comte.Que pouvais-je faire ?J’acceptai le titre, et me laissai nommer le comte Pierre. Cependant, aumi-lieu de cette foule empressée et joyeuse, mon âme ne soupirait qu’aprèsun seul objet. Elle parut enfin, bien tard au gré de mon impatience, cellequi, digne de la couronne, en portait sur son front le simulacre – le dia-dème que Bendel avait échangé contre l’offrande de cette bonne ville. Ellesuivait modestement ses parents, et semblait seule ignorer qu’elle était laplus belle. On me nomma M. l’inspecteur des forêts, Madame son épouseet Mademoiselle sa fille. Je réussis à dire mille choses agréables et obli-geantes aux parents, mais je restai devant leur fille muet et déconcerté,comme l’enfant qui vient d’être pris en faute ; enfin je la suppliai, en bal-butiant, d’honorer cette fête en y acceptant le rang dû à ses grâces et àsa beauté. Elle sembla, d’un coup d’œil expressif et touchant, réclamermon indulgence ; mais, aussi timide qu’elle-même, je ne pus que lui of-frir en hésitant mes hommages comme à la reine de la fête. La beauté demon choix réunit facilement tous les suffrages ; on adora en elle la faveuret l’innocence, qui a bien aussi sa majesté. Les heureux parents de Minas’attribuaient les respects que l’on rendait à leur fille.Quant à moi, j’étaisdans une ivresse difficile à décrire. Sur la fin du repas, je fis apporter dansdeux bassins couverts toutes les perles, tous les bijoux, tous les diamantsdont j’avais autrefois fait emplette pour me débarrasser d’une partie demon or, et je les fis distribuer, au nom de la reine, à toutes ses compagneset à toutes les dames. Cependant, du haut des différents buffets élevésderrière les tables, on jetait sans interruption des pièces d’or au peuplerassemblé sur la place.

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Bendel, le lendemain matin, me prévint en confidence que les soup-çons qu’il avait conçus depuis longtemps sur la fidélité de Rascal s’étaientenfin changés en certitude. « Hier, pendant la fête, me dit-il, je l’ai vu dé-tourner et s’approprier plusieurs sacs pleins d’or. – N’envions point, luirépondis-je, à ce pauvre diable le chétif butin qu’il a pu faire. J’en enrichisbien d’autres ; pourquoi celui-là ne tirerait-il pas parti de la circonstance ?Il m’a bien servi hier, ainsi que les gens que tu as nouvellement attachés àmon service ; ils ont tous contribué à ma joie, il est juste qu’ils y trouventleur profit. »

Il n’en fut plus question. Rascal resta le premier de mes domestiques,car Bendel était mon confident et mon ami. Celui-ci s’était accoutumé àregarder mes richesses comme inépuisables, sans jamais s’enquérir quelleen pouvait être la source. Se conformant à mes caprices, il m’aidait à in-venter des occasions de faire parade de mes trésors et de les prodiguer.Quant à l’inconnu, il savait seulement que je croyais ne pouvoir attendreque de lui la fin de mon opprobre. Il me voyait en même temps redoutercet être énigmatique en qui je mettais ma dernière espérance, et, persuadéde l’inutilité de toute perquisition, me résigner à attendre le jour que lui-même m’avait fixé pour une entrevue.

La magnificence de ma fête et la manière dont j’avais représentéconfirmèrent d’abord les habitants de la ville dans leur prévention. Ce-pendant, les gazettes ayant démenti le bruit du prétendu voyage de S. M.Prussienne, les conjectures se tournèrent d’un autre côté. Il fallait absolu-ment que je fusse roi, et l’une des plus riches et des plus royales majestésqui eussent jamais existé. Seulement, on se demandait quel pouvait êtremon empire. Le monde n’a jamais eu, à ce que je sache, à se plaindre de ladisette de monarques, et moins de nos jours que jamais. Ces bonnes gens,qui cependant n’en avaient encore vu aucun de leurs yeux, devinaientl’énigme avec autant de bonheur les uns que les autres. J’étais tantôt unsouverain du Nord ; tantôt un potentat du Midi. Et, en attendant, le comtePierre restait toujours le comte Pierre.

Un jour, il arriva aux bains un négociant qui avait fait banqueroutepour s’enrichir ; il jouissait de la considération générale, et réfléchissaitdevant lui une ombre passablement large, quoique un peu pâle. Il venaitdans ce lieu pour dépenser avec honneur les biens qu’il avait amassés.

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Il lui prit envie de rivaliser avec moi et de chercher à m’éclipser ; mais,grâce à ma bourse, je menai d’une telle façon le pauvre diable, que, poursauver son crédit et sa réputation, il lui fallut manquer derechef, et repas-ser les montagnes ; ainsi j’en fus débarrassé. – Oh ! que de vauriens et defainéants j’ai faits dans ce pays !

Aumilieu du faste vraiment royal quim’environnait, et des profusionsimmenses de tous genres par lesquelles je me soumettais tout, je vivaisdans l’intérieur de ma maison très solitaire et très retiré ; je m’étais faitune règle de la plus exacte circonspection : personne, excepté Bendel,n’entrait, sous aucun prétexte que ce fût, dans la chambre que j’habitais. Jem’y tenais, tant que le soleil éclairait l’horizon, exactement renfermé avecmon confident, et l’on disait que le comte travaillait dans son cabinet ; onsupposait que les nombreux courriers que j’expédiais pour les moindresfutilités étaient porteurs des résultats de ce travail. Je ne recevais quele soir, dans mes salons ou dans mes jardins illuminés avec éclat, maistoujours avec prudence, par les soins de Bendel, et toujours surveillé parses yeux d’Argus ; je ne sortais que pour suivre la jolie Mina au jardin del’inspecteur des forêts, car mon amour faisait le seul charme de ma vie.

Oh ! mon cher Adelbert ! j’espère que tu n’as pas encore oublié ce quec’est que l’amour ! Je te laisserai ici une grande lacune à remplir. Minaétait en effet une bonne, une aimable enfant ; j’avais enchaîné toutes lespuissances de son être. Elle se demandait, dans son humilité, comment elleavait pu mériter que je jetasse les yeux sur elle. Elle me rendait amourpour amour ; elle m’aimait avec toute l’énergie d’un cœur innocent etneuf. Elle m’aimait comme les femmes savent aimer ; s’ignorant, se sacri-fiant elle-même, sans savoir ce que c’est qu’un sacrifice, ne songeant qu’àl’objet aimé, ne vivant qu’en lui, que pour lui : oui, j’étais aimé !

Et moi cependant, oh ! quelles heures terribles, heures pourtant querappellent mes regrets, j’ai passées dans les larmes, entre les bras de Ben-del, depuis que, revenu d’une première ivresse, je fus rentré dans moi-même ! Moi, dont le barbare égoïsme, du sein de mon ignominie, abusait,trahissait, entraînait après moi dans le précipice cette âme pure et angé-lique. Alors je prenais la résolution de m’accuser moi-même devant elle ;ou soudain je faisais le serment de m’arracher de ces lieux, de fuir pourjamais sa présence ; puis, je répandais de nouveaux torrents de larmes, et

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je finissais par concerter avec Bendel les moyens de la revoir le soir mêmedans le jardin de son père.

D’autres fois je cherchais à me flatter de l’espérance de la visite pro-chaine de l’homme en habit gris ; mais mes larmes coulaient de nouveau,lorsque en vain j’avais essayé de me repaître de chimères. J’avais sanscesse devant les yeux le jour qu’il avait fixé pour me revoir, jour aussi re-douté qu’impatiemment attendu. Il avait dit : « D’aujourd’hui en un an »,et j’ajoutais foi à sa parole.

Les parents de Mina étaient de bonnes gens, qui, sur le retour de l’âge,n’avaient d’autre affection que le tendre amour qu’ils portaient à leur filleunique. Notre amour les surprit avant qu’ils s’en fussent avisés, et, domi-nés par les événements, ils ne savaient à quoi se résoudre. Il ne leur étaitpas d’abord venu dans l’esprit que le comte Pierre pût jeter les yeux surleur enfant, et voilà qu’il l’aimait et qu’il en était aimé. La vanité de lamèreallait jusqu’à se bercer de la possibilité d’une alliance, dont elle cherchaitmême à aplanir les voies ; mais le bon sens du père se refusait à une aussifolle ambition. Tous deux cependant étaient également convaincus de lapureté de mes sentiments ; ils ne pouvaient que prier Dieu pour le bon-heur de leur fille.

Une lettre de Mina, écrite dans ce temps, me tombe en ce momentsous la main. Oui, c’est son écriture ! je vais te la transcrire.

« J’ai de bien folles pensées. Je m’imagine que mon ami, parce que j’aipour lui beaucoup d’amour, pourrait craindre de m’affliger. Tu es si bon,si incomparablement bon ! Entends-moi bien : il ne faut pas que tu mefasses aucun sacrifice ; il ne faut pas que tu veuilles m’en faire aucun. MonDieu, si je le croyais, je pourrais me haïr ! Non ; tu m’as rendue infinimentheureuse, tu t’es fait aimer. Pars. Je n’ignore pas mon destin. Le comtePierre ne saurait m’appartenir ! il appartient au monde entier. Avec quelorgueil j’entendrai dire : Voilà où il a passé ; voilà ce qu’il a fait ; voilà cequ’on lui doit ; là on a béni son nom, et là on l’a adoré !Quand j’y songe, jepourrais t’en vouloir d’oublier tes grandes destinées auprès d’une pauvreenfant. Pars, mon ami, ou cette pensée détruira mon bonheur, moi qui suispar toi si heureuse. N’ai-je pas orné ta vie d’un bouton de rose comme j’enavais mêlé dans la couronne que je t’offris ? Ne crains pas de me quitter, ômon ami ; je te possède tout entier dans mon cœur. Je mourrai, je mourrai

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre IV

heureuse, oui, au comble du bonheur, par toi, pour toi. »Je te laisse à penser combien ces lignes me déchirèrent le cœur. Je lui

déclarai un jour que je n’étais nullement ce que l’on semblait me croire ;que je n’étais qu’un particulier riche, mais infiniment misérable ; que jelui faisais unmystère de la malédiction qui pesait sur ma tête, parce que jen’étais pas encore sans espérance de la voir finir ; mais que ce qui empoi-sonnait la félicité de mes jours, c’était l’appréhension d’entraîner aprèsmoi dans l’abîme celle qui était, à mes yeux, l’ange consolateur de madestinée. Elle pleurait de me voir malheureux. Loin de reculer devant lessacrifices de l’amour, elle eût volontiers donné toute son existence pourracheter une seule de mes larmes.

Mina interpréta autrement ces paroles ; elle me supposa quelqueillustre proscrit dont la fureur des partis poursuivait la tête, et son imagi-nation ne cessait d’entourer son ami d’images héroïques.

Un jour, je lui dis : « Mina, le dernier jour du mois prochain déciderade mon sort ; mais si l’espérance m’abuse, je ne veux point ton malheur ;il ne me restera qu’à mourir. » À ces mots, elle cacha son visage dansmon sein. « Si ton sort change, me dit-elle, laisse-moi seulement te savoirheureux. Je ne prétends point à toi ; mais si le malheur s’appesantit sur tatête, attache-moi à ton destin, et laisse-moi t’aider à le supporter.

— Ô mon amie, quelles indiscrètes paroles se sont échappées de teslèvres ! Rétracte ! rétracte ce vœu téméraire ! Connais-tu le destin que tut’offres à partager, et l’anathème qui me flétrit ?Me connais-tu bien ? Sais-tu… ? Ne me vois-tu pas frémir et hésiter ? Ne me vois-tu pas, dans mondésespoir, entretenir un fatal secret entre toi et moi ? » Elle tomba à mespieds en sanglotant, et me répéta avec serment la même prière.

L’inspecteur entra, et je lui déclarai que mon intention était de fairela demande solennelle de la main de sa fille le premier jour du mois sui-vant. Je ne lui précisais ce temps, ajoutai-je, que parce que d’ici là certainsévénements pourraient beaucoup influer sur ma position, mais que messentiments pour sa fille étaient inaltérables.

Le bonhomme parut confondu d’une telle proposition de la part ducomte Pierre. L’amour paternel a aussi son orgueil. Ravi de la brillantedestinée offerte à sa fille, il me sauta cordialement au cou ; puis, revenantde son émotion, il sembla confus de s’être un instant oublié. Cependant,

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au milieu de sa joie, il lui vint quelque scrupule. Il parla de sûretés pourl’avenir, du sort qu’il devait chercher à régler en faveur de son enfant ; lemot de dot enfin lui échappa. Je le remerciai de m’y avoir fait songer, etj’ajoutai que, désirant me fixer dans un pays où je paraissais aimé, poury mener une vie retirée et libre, je le priais d’acheter, sous le nom de safille, les plus belles terres qui se trouveraient en vente dans les environs,et d’en assigner le paiement sur ma cassette. Je le laissais, lui dis-je, maîtrede tout, parce que, dans cette occasion, c’était à un père à servir un amant.Cette commission, dont il se chargea avec joie, ne fut pas pour lui sanspeines, car un inconnu mettait partout l’enchère sur les biens sur lesquelsil jetait les yeux ; aussi ne put-il en acquérir que pour environ la sommed’un million.

J’avoue que je n’étais pas fâché de lui procurer quelque occupation quil’éloignât de nous. C’était une ruse que j’avais déjà employée plusieursfois, car le bonhomme ne laissait pas que d’être un peu fatigant. Pourla mère, elle avait l’ouïe dure, et n’était pas, comme son mari, jalouse del’honneur d’entretenir M. le comte. Ces heureux parents me pressèrent deprolonger avec eux la soirée. Il fallut me refuser à leurs instances. Nousétions au milieu du jardin, et déjà je voyais la clarté de la lune s’élever àl’horizon ; je n’avais pas une minute à perdre, mon temps était accompli.

Le lendemain je revins au même lieu. J’avais jeté mon manteau surmes épaules et rabattu mon chapeau sur mes yeux ; je m’avançai versMina ; elle leva les yeux sur moi et tressaillit. À ce mouvement, je merappelai cette nuit lugubre où, jadis, je m’étais exposé sans ombre auxrayons de la lune. En effet, c’était elle-même que j’avais vue cette nuit-là ;m’avait-elle aussi reconnu ? Elle était silencieuse et abattue ; ma poitrineétait oppressée. Je me levai de mon siège. Elle se jeta sans rien dire dansmon sein et l’inonda de ses pleurs. Je m’éloignai.

Souvent, depuis lors, je la trouvai dans les larmes, et l’avenir s’obscur-cit de plus en plus pour moi. Ses parents, cependant, étaient au combledu bonheur.

La veille du jour fatal arriva. À peine pouvais-je respirer. J’avais, parprécaution, rempli d’or un assez grand nombre de caisses. J’attendais avecimpatience la douzième heure. Elle sonna. Assis vis-à-vis de la pendule,l’œil fixé sur les aiguilles, chaqueminute, chaque seconde que je comptais,

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était un coup de poignard. Je tressaillais au moindre bruit qui se faisaitentendre. Le jour se leva, les heures se succédèrent lentement, commesi elles avaient eu des ailes de plomb ; la nuit survint. Onze heures son-nèrent. Les dernières minutes, les dernières secondes de la dernière heures’écoulèrent ; personne ne parut. Voilà minuit !… Je compte, les uns aprèsles autres, les douze coups de la cloche ; au dernier, mes larmes s’échap-pèrent comme un torrent, et je tombai à la renverse sur mon lit de dou-leurs. Je n’avais plus d’espérance et je devais, à jamais sans ombre, deman-der le lendemain la main de ma maîtresse. Un sommeil plein d’angoisseme ferma les yeux vers le matin.

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CHAPITRE V

I de bonne heure lorsque je fus réveillé par des voixqui s’élevaient avec véhémence dans mon antichambre. Je prêtail’oreille : Bendel défendait ma porte ; Rascal jurait qu’il ne rece-

vrait point d’ordre de son égal, et prétendait entrer malgré lui dans monappartement. Bendel lui représentait avec douceur que ces propos, s’ilsparvenaient à mon oreille, le feraient renvoyer d’un service auquel le de-vait attacher son propre intérêt. Rascal le menaçait de porter la main surlui s’il s’obstinait plus longtemps à lui barrer le passage.

Je m’étais habillé à demi ; j’ouvris ma porte avec colère, et m’avan-çai vers Rascal en l’apostrophant : « Que prétends-tu, misérable ?… » Ilrecula d’un pas et me répondit avec le plus grand sang-froid : « Voussupplier humblement, Monsieur le comte, de me faire voir enfin votreombre ; tenez, le plus beau soleil luit maintenant dans votre cour. » Je de-meurai immobile et comme frappé de la foudre. Il se passa quelque tempssans que je retrouvasse l’usage de la parole. « Comment un valet peut-il,

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vis-à-vis de son maître ?… » Il m’interrompit : « Un valet peut être forthonnête homme, et ne pas vouloir servir un maître qui n’a pas d’ombre.Donnez-moi mon congé. » Il fallait changer de ton. « Mais, Rascal, moncher Rascal, qui t’a pu donner cette malheureuse idée ? Comment peux-tu croire ?… » Il continua comme il avait commencé : « Il y a des gensqui prétendent que vous n’avez point d’ombre, et, en un mot, vous memontrerez votre ombre, ou vous me donnerez mon congé. »

Bendel, pâle et tremblant, mais avec une présence d’esprit que jen’avais plus, me fit un signe, et j’eus recours à la puissance de mon or : ilavait perdu sa vertu. Rascal jeta à mes pieds celui que je lui offris : « Jen’accepte rien d’un homme sans ombre. » Il me tourna le dos, enfonça sonchapeau sur sa tête, et sortit lentement, en sifflant son air favori. Bendelet moi nous restâmes pétrifiés et le regardâmes sortir, stupéfaits et im-mobiles.

Enfin, la mort dans le cœur, je me préparai à dégager ma parole età paraître dans le jardin de l’inspecteur, comme un criminel devant sesjuges. Je descendis sous l’épais berceau de verdure, auquel on avait donnémon nom et où l’on devait m’attendre. Ce jour-là, la mère vint à moi, lefront serein et le cœur plein d’espérance. Mina était assise, belle et pâlecomme la neige légère qui vient quelquefois, en automne, surprendre lesdernières fleurs. L’inspecteur, une feuille de papier écrite à lamain, se pro-menait à grands pas ; il semblait se contraindre avec effort ; la rougeur etla pâleur se succédaient sur son visage, et sa physionomie, d’ailleurs peumobile, trahissait l’agitation de son âme. Il vint à moi, et, s’interrompantà diverses reprises, me témoigna le désir de m’entretenir en particulier.L’allée dans laquelle il m’invitait à le suivre conduisait à une plate-formeouverte et éclairée par le soleil. Je me laissai tomber, sans lui répondre,sur un siège qui se trouvait là, et il se fit un long silence.

L’inspecteur, cependant, continuait à parcourir le bosquet à pas in-égaux et précipités. S’arrêtant enfin devant moi, il regarda encore lepapier qu’il tenait à la main ; puis, me fixant d’un regard perçant, ilm’adressa cette question : « Serait-il vrai, Monsieur le comte, qu’un cer-tain Pierre Schlémihl ne vous fût pas inconnu ? » Je gardai le silence,et il continua : « Un homme d’un caractère distingué, de vertus singu-lières ?… » Il attendait une réponse. « Eh bien ? lui dis-je, si c’était moi ?

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– Un homme, s’écria-t-il, qui a perdu son ombre ! »« Ô mes funestes pressentiments ! s’écria Mina ; oui ! je le sais depuis

longtemps, il n’a point d’ombre. » À ces mots elle se jeta dans les bras desamère, qui, pleine d’effroi, la serra contre son sein, lui reprochant d’avoirpu taire cet horrible mystère. Elle était, comme Aréthuse, changée en unefontaine de larmes, qui redoublaient au son de ma voix, accompagnées desanglots convulsifs.

« Et vous avez eu l’impudence, reprit le forestier furieux, de tromper,ainsi que moi, celle que vous prétendiez aimer, celle que vous avez per-due ! Voyez-la, contemplez votre ouvrage, malheureux que vous êtes ! »

J’étais tellement troublé, que mes premières paroles ressemblèrent àcelles d’un homme en délire. Je balbutiai qu’une ombre n’était à la finqu’une ombre, qu’on pouvait s’en passer, et que ce n’était pas la peine defaire tant de bruit pour si peu de chose ; mais je sentais parfaitement moi-même le peu de fondement et le ridicule de ce que je disais, et je cessai deparler sans qu’il eût daigné m’interrompre. « Oui, j’ai perdu mon ombre,ajoutai-je alors, mais je puis la retrouver. »

Il m’interpella d’un ton menaçant : « Dites-le-moi, Monsieur, com-ment avez-vous perdu votre ombre ? » Il me fallut de nouveau mentir.« Un jour, lui dis-je, un malotru marcha dessus si lourdement, qu’il y fitun grand trou ; je l’ai donnée à raccommoder, car que ne fait-on pas pourde l’argent ! On devait me la rapporter hier.

— Fort bien, Monsieur, reprit l’inspecteur des forêts ; vous recherchezlamain dema fille ; d’autres y aspirent comme vous ; c’est àmoi, en qualitéde père, de décider de son sort. Je vous donne trois jours pour chercherune ombre ; si d’ici à trois jours vous vous présentez devant moi avec uneombre qui vous aille bien, vous serez le bienvenu ; mais, je vous le déclare,le quatrième, ma fille sera l’épouse d’un autre. »

Je voulus essayer d’adresser encore quelques paroles à Mina, mais ellese cacha en sanglotant dans le sein de sa mère, et celle-ci, me repoussantdu geste, me commanda dem’éloigner. Je sortis en chancelant du jardin, etil me sembla que le paradis se fermait derrièremoi, et que j’étais poursuivipar l’épée flamboyante de l’ange des vengeances.

Échappé à la vigilance de Bendel, je me jetai dans la campagne, et par-courus au hasard les bruyères et les bois. Une sueur froide découlait de

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mon front ; de sourds gémissements sortaient du fond de ma poitrine ; unaffreux délire m’agitait. J’ignore combien de temps pouvait s’être écoulé,lorsque, sur la pente d’une colline, éclairée des rayons du soleil, je me sen-tis arrêter par la basque demon habit. Je me retournai : c’était l’homme enhabit gris, qui paraissait m’avoir poursuivi à perte d’haleine. Il prit sur-le-champ la parole : « Je vous avais annoncé mon retour pour aujourd’hui ;mais vous n’avez pas eu la patience de m’attendre ; c’est égal, rien n’estencore perdu. Vous suivrez mon conseil, vous rachèterez votre ombre queje vous rapporte et retournerez sur-le-champ sur vos pas ; vous serez lebienvenu dans le jardin de l’inspecteur, et tout ce qui s’est passé n’aura étéqu’une espièglerie.Quant à Rascal, qui vous a trahi et qui vous supplanteauprès de votre maîtresse, j’en fais mon affaire : le scélérat est mûr. »

Je crus rêver : « annoncé son retour pour aujourd’hui. » J’y réfléchisde nouveau. Il avait raison : je m’étais constamment trompé d’un jourdans mon calcul. Ma main cherchait la bourse dans mon sein. L’hommeen habit gris devina ma pensée, et, reculant de deux pas : « Non, Monsieurle comte, me dit-il, elle est en de trop bonnes mains ; conservez-la. » Jel’interrogeais d’un regard fixe et étonné ; il poursuivit : « Je ne demandequ’une légère marque de votre souvenir ; vous voudrez bien me signer cebillet. » Le parchemin contenait ces mots :

Je soussigné lègue au porteur du présent mon âme après sa séparationnaturelle de mon corps.

Muet d’étonnement, je considérais tour à tour et le billet et l’inconnu.Il avait cependant recueilli sur ma main, avec le bec d’une plume nouvel-lement taillée, une goutte de sang qui coulait des blessures que les épinesm’avaient faites, et il me la présentait.

« Qui donc êtes-vous ? » lui dis-je à la fin. – Que vous importe ? merépondit-il, et d’ailleurs ne le voyez-vous pas ? Je suis un pauvre diable,une espèce de savant, de physicien, qui pour prix de tout le mal qu’ilse donne à servir ses amis, n’est payé par eux que d’ingratitude, et n’ad’autre amusement dans cemonde que celui qu’il prend à ses expériences.Mais, signez donc ! là, au bas de l’écriture, Pierre Schlémihl. »

Je secouai la tête, et lui dis : « Pardonnez-moi, Monsieur, je ne signeraipas. – Vous ne signerez pas ! reprit-il avec l’expression de la surprise. Etpourquoi pas ? – Mais, lui dis-je, il me semble que c’est une chose qui

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mérite au moins réflexion : racheter mon ombre au prix de mon âme ! –Ah ! ah ! reprit-il en partant d’un grand éclat de rire, une chose qui mériteréflexion !Mais, oserai-je vous demander, Monsieur, ce que c’est que votreâme ? L’avez-vous jamais vue ? Et que comptez-vous en faire quand vousserez mort ? Estimez-vous heureux de trouver un amateur qui, de votrevivant, mette au legs de cet X algébrique, de cette force galvanique ou depolarisation, de cette entéléchie, de cette sotte chose, quelle qu’elle soit, unprix très réel, le prix de votre ombre, auquel sont attachés la possessionde votre maîtresse et l’accomplissement de tous vos vœux ; ou voulez-vous plutôt la livrer vous-même, la pauvre Mina, aux griffes de cet infâmeRascal ? Venez, je veux vous le faire voir de vos propres yeux ; je vousprêterai ce bonnet de nuage (il tirait quelque chose de sa poche), et nousirons, sans qu’on nous voie, faire un tour au jardin de l’inspecteur. »

Je l’avouerai, j’étais humilié d’entendre cet homme rire à mes dépens ;il m’était odieux, je le haïssais de tout mon cœur, et je crois que cette an-tipathie naturelle contribua plus que mes principes ou mes préjugés à mefaire refuser la signature qu’il me demandait pour prix de mon ombre,quelque nécessaire qu’elle me fût en ce moment. Rien au monde n’auraitpu m’engager à faire dans sa compagnie le pèlerinage qu’il me proposait ;voir entre moi et mon amie, entre nos cœurs déchirés, ce hideux rieuraux écoutes, et endurer ses moqueries. Cette idée me révoltait, elle bou-leversait tous mes sens ; je considérai les événements passés comme unedestinée irrévocable, et ma misère comme consommée. Je repris la paroleet lui dis :

« Monsieur, je vous ai vendu mon ombre pour cette bourse mer-veilleuse, et je m’en suis assez repenti ; voulez-vous revenir sur le marché,au nom de Dieu ! » Il secoua la tête, et une hideuse grimace donna à sestraits l’expression la plus sinistre. Je poursuivis : « Eh bien, je ne vousvendrai plus rien qui m’appartienne, même au prix de mon ombre, et jene signerai pas. Vous concevrez donc, Monsieur, que le déguisement au-quel vous m’invitez serait beaucoup plus divertissant pour vous que pourmoi. Vous recevrez mes excuses, et les choses en étant là, séparons-nous.

— Je suis vraiment fâché, Monsieur Schlémihl, que vous vous entêtiezsottement à refuser un marché que je vous proposais en ami ; mais jeserai peut-être plus heureux une autre fois ; au revoir. À propos, il faut

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que je vous montre encore que je ne laisse pas dépérir les choses quej’achète, mais que j’en prends soin, que je m’en fais honneur, et qu’ellesne sauraient être mieux qu’entre mes mains. »

À ces mots il tira mon ombre de sa poche, et, la jetant à ses piedsdu côté du soleil, en la déroulant avec dextérité, il se trouva avoir deuxombres à sa suite, car la mienne obéissait, comme la sienne, à tous sesmouvements.

Quand après un temps si long je revis enfin ma malheureuse ombre,et la retrouvai dans cet odieux servage, alors que son absence venait deme jeter dans une telle détresse, je sentis mon cœur se briser, et des tor-rents de larmes amères s’échappèrent de mes yeux. Cependant, l’odieuxhomme gris, souriant avec orgueil à sa conquête, et la promenant devantmes yeux, osa me renouveler impudemment sa proposition :

« Il tient encore à vous : allons ! un trait de plume, Monsieur, et voussauverez cette pauvre Mina d’entre les griffes d’un vil scélérat, pour lapresser avec amour sur votre sein. Allons, comte, un trait de plume ! » Àces mots mes larmes redoublèrent, mais je détournai mon visage et lui fissigne de s’éloigner.

Bendel cependant, qui, plein d’inquiétude, avait suivi jusqu’ici mestraces, arriva en cet instant. Cet excellent serviteur, me trouvant enlarmes, et voyant mon ombre, qu’il lui était impossible deméconnaître, aupouvoir de cet étrange individu, résolut sur-le-champ de me faire rendremon bien, dût-il avoir recours à la violence. Il s’adressa d’abord au pos-sesseur, et lui ordonna, sans plus de discours, de me restituer ce qui m’ap-partenait. Celui-ci, sans daigner lui répondre, tourna le dos et s’éloigna.Mais Bendel, le suivant de près, et levant sur lui le gourdin d’épine qu’ilportait, lui réitéra l’ordre de remettre mon ombre en liberté, et, commeil n’en tenait compte, il finit par lui faire sentir la vigueur de son bras.L’homme en habit gris, comme s’il eût été accoutumé à un tel traitement,baissa la tête, courba le dos, et, sans mot dire, continua paisiblement sonchemin sur le penchant de la colline, m’enlevant à la fois et mon ombreet mon ami. J’entendis encore longtemps un bruit sourd résonner dans lelointain. Je restai, comme auparavant, seul avec ma douleur.

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CHAPITRE VI

J libre cours à mes larmes. Elles soulagèrent enfinmoncœur du poids insupportable qui l’oppressait. Cependant je nevoyais aucun terme à ma misère, et je me nourrissais avec une

sorte de fureur, du nouveau poison que l’inconnu venait de verser dansmes blessures. Mon âme appelait à grands cris l’image de Mina, cetteimage douce et chérie. Elle m’apparaissait pâle, éplorée, telle que je l’avaisvue pour la dernière fois au jour de mon ignominie. Alors s’élevait effron-tément entre nous le fantôme moqueur de Rascal. Je couvrais mon visagede mes mains ; je fuyais à travers les bruyères ; mais l’effroyable visions’attachait à mes pas et me poursuivait sans relâche. Hors d’haleine, jetombai enfin sur la terre, où je me roulai avec le délire d’un insensé.

Et tant de maux pour une ombre ! pour une ombre, qu’un seul trait deplumem’aurait rendue !Quand je songeais à l’étrange proposition de l’in-connu et à mon refus obstiné, je ne trouvais que chaos dans mon esprit ;je n’avais plus la faculté de comparer ni de juger.

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Le jour s’écoula. J’apaisai ma faim avec des fruits sauvages, ma soifdans un torrent de la montagne. La nuit arriva, je la passai au pied d’unarbre. La fraîcheur du matin me réveilla d’un sommeil pénible, épouvantépar les sons convulsifs qui s’échappaient de mon gosier, comme le râle dela mort. Bendel paraissait avoir perdu mes traces, et j’aimais à me le re-dire. Farouche comme le cerf des montagnes, je ne voulais plus retournerparmi les hommes, dont je fuyais l’aspect. Ainsi se passèrent trois joursd’angoisse.

J’étais, au matin du quatrième, dans une plaine sablonneuse que le so-leil inondait de ses rayons. Étendu sur quelques débris de roche, j’éprou-vais un certain charme dans la sensation de la chaleur de l’astre du jour,car aujourd’hui je recherchais son aspect, dont je m’étais privé si long-temps. Je nourrissais mon cœur de son désespoir. Tout à coup, un bruitléger vint frapper mon oreille, et, prêt à fuir, je jetai les yeux autour demoi. Je n’aperçus personne. Cependant, une ombre qui ressemblait assezà la mienne glissait devant moi sur le sable, et semblait, allant ainsi seule,avoir perdu celui à qui elle appartenait. Cette vue éveilla toute ma cupi-dité. « Ombre ! m’écriai-je, si tu cherches ton maître, je veux t’en servir. »Et je m’élançai vers elle pour m’en emparer, car je pensais que si je réus-sissais à marcher dans ses traces, de façon à ce qu’elle vînt juste à mespieds, elle y resterait sans doute attachée, et pourrait, avec le temps, finirpar s’accoutumer a moi.

L’ombre, à ce brusque mouvement, prit la fuite devant moi, et je lapoursuivis. La chasse que je donnais à cette proie légère exigeait une vi-tesse et des forces que je ne pus trouver que dans l’espoir de finir en uninstant tous mes maux. L’ombre fuyait vers une forêt qui était encoreéloignée, mais dans l’épaisseur de laquelle j’allais la perdre ; je le sentais,et l’effroi qui me saisit à cette idée redoubla mon ardeur. Je gagnais visi-blement du terrain ; je m’approchais d’elle, j’allais l’atteindre. Tout à coupelle s’arrête et se retourne vers moi. Comme un lion qui se précipite sur saproie, je m’élance pour en prendre possession, et je heurte inopinémentun obstacle solide contre lequel s’abat mon essor. Alors me furent portésdans les flancs, et par un bras invisible, les plus terribles coups que jamaispeut-être un homme ait reçus.

L’effet que produisit en moi la frayeur fut de me faire embrasser

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convulsivement l’objet inaperçu qui se trouvait devant moi. Dans cetteaction subite je tombai en avant, et alors un homme que je tenais em-brassé, et qui était tombé sous moi à la renverse, m’apparut soudain.

Ce qui venait de se passer s’expliquait donc tout naturellement. Il fal-lait que cet homme eût été porteur du fameux nid d’oiseau, dont la vertucommunique l’invisibilité, sans empêcher, comme on sait, celui qui le pos-sède de porter une ombre, il fallait encore que ce nid lui fût échappé danssa chute. Je jetai donc les yeux autour de moi, et cherchai avidement surl’arène éclairée l’ombre du nid invisible ; je l’aperçus, m’élançai et sai-sis, sans le manquer, le nid lui-même. J’étais invisible avec ce trésor, etl’ombre dont j’étais privé ne pouvait me trahir.

Mon adversaire, s’étant aussitôt relevé, cherchait des yeux son heu-reux vainqueur, mais il ne découvrit sur la plaine éclairée ni lui, ni sonombre, dont il paraissait surtout s’enquérir, car il n’avait pas eu, sansdoute, avant notre rencontre, le loisir de remarquer que je fusse sansombre. Lorsqu’il se fut assuré que toute trace du ravisseur avait disparu,il porta ses mains sur lui-même avec le plus violent désespoir, et se mit às’arracher les cheveux. Cependantma précieuse conquête, enme donnantle moyen de me replonger dans le tourbillon du monde, m’en inspirait ledésir. Je ne manquais pas de prétextes pour colorer à mes propres yeuxl’énormité de mon action, mais plutôt je n’en cherchai aucun ; et, pourme soustraire à tout remords, je m’éloignai sans regarder en arrière, etsans prêter l’oreille à l’infortuné, dont la voix lamentable me poursuivitlongtemps encore. Telles furent, telles me parurent du moins alors, toutesles circonstances de cet événement.

Je brûlais du désir de me rendre au jardin de l’inspecteur, et de vérifierpar moi-même les rapports de l’odieux inconnu. Je ne savais où j’étais ; jegravis pour m’orienter la colline la plus prochaine, et de son sommet jedécouvris presque à mes pieds et la ville et le jardin. Aussitôt mon cœurbattit avec force, et des larmes, bien différentes de celles que jusque-làj’avais versées, roulèrent dans mes yeux ; j’allais donc la revoir ! Je des-cendis par le sentier le plus direct ; un désir inquiet précipitait mes pas. Jepassai, sans être vu, auprès de quelques paysans qui venaient de la ville.Ils s’entretenaient de moi, du père de Mina, de Rascal ; je ne voulus pasles entendre ; j’accélérai ma course.

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre VI

J’entrai dans le jardin ; mon cœur tressaillit. Je crus d’abord entendreun éclat de rire, qui me fit frissonner. Je regardai partout autour de moi,mais je ne pus découvrir personne. Je m’avançai dans le jardin ; il mesemblait entendre comme les pas d’un homme qui aurait marché à mescôtés, et cependant je ne voyais rien ; je crus que mon oreille me trompait.Il était encore de bonne heure : personne dans le jardin, personne sousle berceau du comte Pierre ; tout était encore désert. Je parcourus ces al-lées qui m’étaient si connues ; je m’avançai jusqu’auprès de la maison.Le bruit qui m’inquiétait me poursuivait, et devenait même plus distinct.Je m’assis, respirant à peine, sur un banc placé au soleil vis-à-vis de laporte. Il me sembla que l’invisible lutin qui s’acharnait à me poursuivres’asseyait à côté de moi avec un rire sardonique. J’entendis tourner laclef ; la porte s’ouvrit ; l’inspecteur sortit, des papiers à la main. Je sentisen même temps comme un brouillard passer sur ma tête ; je regardai au-tour de moi, je frémis d’horreur : l’homme en habit gris était assis à moncôté, et me considérait avec un regard infernal. Il avait étendu sur moi lebonnet de nuage qui le couvrait, et mon ombre gisait paisiblement à sespieds à côté de la sienne. Il roulait négligemment entre ses doigts le par-chemin que je connaissais ; et tandis que l’inspecteur, occupé des papiersqu’il feuilletait et relisait, se promenait en long et en large à l’ombre destilleuls, il se pencha familièrement à mon oreille, et me tint ce discours :

« Vous vous êtes donc enfin rendu à mon invitation, et nous voilà,comme on dit, deux têtes dans un bonnet. C’est à merveille ; or, rendez-moi mon nid d’oiseau ; vous n’en avez plus besoin, et vous êtes trop hon-nête homme pour vouloir injustement retenir le bien d’autrui. D’ailleurs,sans remerciement, je vous proteste que c’est du meilleur de mon cœurque je vous l’ai prêté. » Il le reprit de mes mains sans que je m’y oppo-sasse, le remit dans sa poche, et me regarda en partant d’un nouvel éclatde rire, qui même fut si sonore, que le forestier se retourna au bruit. Jerestai pétrifié.

« Avouez, poursuivit-il, que ce bonnet est encore beaucoup plus com-mode que mon nid d’oiseau ; il couvre au moins l’homme et son ombre,et toutes les ombres qu’il lui prend fantaisie d’avoir. Voyez, j’en ai prisaujourd’hui deux à ma suite. » Il se mit à rire. « Tenez-vous-le pour dit,Schlémihl, que l’on en vient à faire malgré soi ce que l’on n’avait pas

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voulu faire de bon gré. Je suis toujours d’avis, et il en est encore temps,que vous repreniez votre ombre et votre prétendue. Pour Rascal, nous leferons pendre ; cela ne sera pas difficile tant qu’il y aura des cordes. Tenez,je vous donnerai mon bonnet par-dessus le marché. »

La mère de Mina survint, et la conversation s’établit entre elle et sonmari. « Que fait Mina ? – Elle pleure. –Quelle déraison !…Qu’y faire ? –Je ne sais, mais la donner si tôt à un autre !… – Oh ! mon ami ! tu es biencruel envers ton enfant ! – Non, ma femme, tu ne vois pas juste dans cetteoccasion. Quand, après avoir versé quelques larmes, elle se trouvera lafemme d’un homme honoré et puissamment riche, elle se consolera, et sadouleur ne lui paraîtra plus que comme un songe. Elle remerciera Dieuet ses parents, tu le verras. – Je le souhaite. – Elle possède sans doute au-jourd’hui une belle fortune ; mais, après le bruit qu’a fait sa malheureuseliaison avec cet aventurier, crois-tu qu’il soit facile de trouver pour elle unparti tel que M. Rascal ? Sais-tu à quoi monte sa fortune ? M. Rascal vientd’acheter comptant pour six millions de belles et bonnes terres, libres detoute hypothèque. J’en ai eu les titres entre les mains. C’était lui dans letemps qui mettait l’enchère sur toutes celles que je voulais acquérir pourMina ; il possède en outre en portefeuille pour environ trois millions depapiers sur la maisonThomas John. – Il faut donc qu’il ait beaucoup volé.–Que dis-tu là ? Il a sagement économisé, tandis que d’autres jetaient parles fenêtres. – Mais un homme qui a porté la livrée ! – Sottise ! Son ombreest exempte de taches. – Tu as raison, mais cependant… »

L’homme en habit gris me regarda encore en riant. La porte s’ouvrit.Mina parut, appuyée sur le bras d’une femme de chambre. Des larmessillonnaient ses joues décolorées. Elle prit place dans un fauteuil qu’onlui avait préparé sous les tilleuls, et son père s’assit sur une chaise à côtéd’elle. Il prit sa main, la serra tendrement et lui adressa la parole en adou-cissant le son de sa voix. Les larmes de Mina coulèrent plus abondantes.

« Tu es ma bonne, ma chère enfant ; tu seras raisonnable ; tu ne vou-dras pas affliger ton vieux père, qui ne souhaite que ton bonheur. Jeconçois, ma chère fille, que tout ce qui vient de se passer t’ait fortementaffectée ; tu as échappé comme par miracle à ta ruine. Avant que nouseussions découvert l’infamie de ce misérable, tu l’aimais, tu l’aimais ten-drement je le sais, mon enfant, et je ne t’en fais point de reproches ; je l’ai

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chéri moi-même tant que je l’ai pris pour un grand seigneur. Mais consi-dère comment les choses ont changé. Quoi ! le dernier manant, jusqu’aumoindre barbet, chacun a son ombre, en ce monde, et ma fille unique au-rait été l’épouse d’un homme… Non, tu ne penses plus certainement à lui.Écoute, Mina : un homme qui ne craint pas le soleil, un honnête homme,qui n’est pas, à la vérité, un prince, mais qui a dix millions de bien (dix foisautant que tu en possèdes toi-même), recherche ta main. Un homme quirendra ma chère fille heureuse. Ne me réponds rien ; ne me résiste pas ;sois ma fille bien aimée, ma fille soumise ; obéis ; laisse ton père veiller àtes intérêts, régler ton sort et sécher tes larmes. Promets-moi de donnerta main à M. Rascal. Dis, veux-tu me le promettre !… »

Elle répondit d’une voix mourante : « Je n’ai plus aucun désir sur laterre. Que la volonté de mon père décide de mon sort. »

Aussitôt on annonça M. Rascal. Il se présenta d’un air assuré. Minaperdit l’usage de ses sens. Mon diabolique compagnon, me regardant d’unair courroucé, m’adressa rapidement ces mots : « Et vous pourriez sou-tenir cette scène ! Qu’est-ce donc qui coule dans vos veines ? est-ce biendu sang ? » Et d’un mouvement prompt il me fit une légère blessure à lamain. « Oui, dit-il, c’est du sang, du véritable sang ; signez donc ! » Je metrouvai le parchemin dans une main et la plume dans l’autre.

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CHAPITRE VII

J , cher Adelbert, en appeler à ton jugement sans cher-cher à le séduire. Longtemps, juge impitoyable de moi-même, j’ainourri le ver rongeur dans mon âme. Cet instant critique et décisif

de ma vie, sans cesse présent à mes yeux, me tenait dans le doute et l’hu-miliation. – Mon ami, celui qu’une première imprudence écarte du droitchemin se voit bientôt égaré dans de perfides sentiers dont la pente l’en-traîne ; il ne saurait déjà plus retourner en arrière ; ses regards interrogenten vain les astres du ciel ; il ne saurait plus régler sur eux sa marche ; ilfaut poursuivre, le gouffre l’appelle, et bientôt il ne lui reste plus qu’à sedévouer lui-même à Némésis. – Après la faute qui avait attiré sur moile mépris des hommes, criminel par un amour irréfléchi, j’avais témérai-rement enveloppé dans mes tristes destinées l’existence d’un autre être.Devais-je balancer, quand il en était encore temps, à m’élancer en aveuglepour sauver du précipice celle que j’y avais moi-même jetée ? Ne me mé-prise pas au point de croire qu’aucun prix qui fût en ma puissance m’eût

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paru excessif, et que j’eusse été plus avare d’aucune propriété que de monor. Non, je te le jure. Mais, Adelbert, mon âme était tout absorbée dans lahaine invétérée que je portais à cet homme, dont les voies courbes et mys-térieuses me révoltaient. Peut-être que je lui faisais tort, mais je n’étaispas maître de moi, et toute communauté avec lui me faisait horreur. Il ar-riva donc encore cette fois ce qui déjà souvent m’était arrivé dans ma vie,et ce dont se compose en général l’histoire des hommes : un événementremplit la place d’une action. Je me suis depuis réconcilié avecmoi-même.J’ai appris à révérer la nécessité, et qu’est-ce qui lui appartient plus irré-vocablement que l’action commise et l’événement avenu ? J’ai appris àrévérer cette même nécessité comme un ordre sage qui conserve et dirigele vaste ensemble dans lequel nous entrons comme des rouages qui re-çoivent et propagent le mouvement. Il faut que ce qui doit être arrive. Cequi devait être arriva, et plus tard j’ai reconnu avec vénération l’impul-sion irrésistible de cette force intelligente dans mes propres destinées, etdans celles des êtres chéris sur lesquels s’étendit leur influence.

Je ne sais si je dois l’attribuer à la trop forte tension de tous les ressortsde mon âme, à l’épuisement de mes forces physiques, ou bien au désordreinexprimable qu’excitait dans tout mon être le voisinage odieux de cetindividu. Quoi qu’il en soit, à l’instant de signer, je me sentis défaillir ; jetombai sans connaissance, et je demeurai un temps considérable entre lesbras de la mort.

Quand je revins àmoi, des trépignements de pieds et des imprécationsfurent les premiers sons qui frappèrent mon oreille. J’ouvris les yeux. Ilétait nuit, mon odieux compagnon me donnait ses soins tout en m’acca-blant d’injures. « N’est-ce pas là, disait-il, se conduire comme une vieillefemme. Allons ! qu’on se dépêche, et qu’on fasse ce que l’on a résolu defaire ; ou bien a-t-on changé d’avis, et veut-on s’en tenir à pleurer ? » Jeme relevai péniblement de la terre où j’étais étendu, et jetai en silence mesregards autour de moi. Il faisait tout à fait nuit. Dans la maison illuminéede l’inspecteur des forêts retentissait une musique bruyante. Quelquespersonnes parcouraient les allées du jardin ; deux d’entre elles s’appro-chèrent en conversant et vinrent prendre place sur le banc où moi-mêmej’avais été assis. J’écoutais leurs discours ; elles s’entretenaient dumariagede l’opulent M. Rascal avec la fille de l’inspecteur des forêts, mariage qui

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avait été célébré dans la matinée de ce même jour. Ainsi donc, c’en étaitfait.

Je retirai sans rien dire ma tête de dessous le bonnet de nuage de l’in-connu, qui disparut aussitôt à mes regards, et je me hâtai, en m’enfon-çant dans l’épaisseur des bosquets et en passant par le berceau du comtePierre, de regagner la porte du jardin. Cependant, attaché à moi commeun vampire, mon compagnon invisible me poursuivait et ne cessait dem’assaillir de ses discours envenimés. « Voilà donc ce que l’on gagne àsoigner durant tout un jour Monsieur, qui a des attaques de nerfs ! Unautre aurait dit : grand merci ; mais, mon ami, c’est fort bien ; fuyez-moitant que vous voudrez ; sauvez-vous tant que vous pourrez : nous n’enserons pas moins inséparables. Vous avez mon or et j’ai votre ombre. Iln’est plus de repos pour l’un ni pour l’autre. Jamais ombre a-t-elle aban-donné son homme ? La vôtre m’entraîne, m’attache à votre suite, jusqu’àce qu’enfin il vous plaise de la recevoir en grâce et de m’en débarrasser. Jevous le prédis, vous ferez un jour, et trop tard, par lassitude et par ennui,ce que vous n’avez pas voulu faire de bon cœur, quand il en était temps.On n’échappe pas à sa destinée ! » Il continuait à parler sur le même ton.Je fuyais en vain ; il s’obstinait avec ironie à me retracer les attraits del’ombre et de l’or. Je ne pouvais me recueillir ni former aucune penséesuivie.

J’avais regagné ma maison en traversant quelques rues écartées etdésertes ; j’eus peine à la reconnaître. Les fenêtres en étaient brisées, lesportes barricadées ; aucune lumière n’éclairait les appartements, aucunbruit ne s’y faisait entendre, aucun domestique ne m’attendait. Mon in-visible persécuteur éclata de rire. « Ainsi va le monde, dit-il ; mais vousretrouverez votre Bendel. On l’a prudemment l’autre jour renvoyé si fa-tigué, qu’il aura été obligé de garder la maison. » Il se remit à rire. « Ilaura une longue histoire à vous faire. Bonsoir donc pour aujourd’hui. Auplaisir de vous revoir, et bientôt ! »

J’avais sonné à plusieurs reprises ; je vis une lumière en mouvement.Bendel demanda qui était là ; lorsque cet excellent serviteur eut reconnuma voix, à peine put-il contenir ses transports. La porte s’ouvrit et noustombâmes, en pleurant, dans les bras l’un de l’autre. Je le trouvai trèschangé. Il était faible et malade. Pour moi, mes cheveux étaient devenus

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tout gris. Il me conduisit à travers ces vastes appartements, entièrementdévastés, à un cabinet intérieur qui avait été épargné. Il y apporta quelquenourriture, et, s’étant assis près de moi, il recommença à pleurer. Il me ra-conta que l’homme grêle en habit gris, qu’il avait surpris avecmon ombre,l’avait entraîné à sa suite très loin et très longtemps, jusqu’à ce que, tom-bant de lassitude et ne pouvant plus retrouver mes traces, il eût été réduità prendre le parti de se traîner chez moi pour m’y attendre ; que bientôtla populace, soulevée et ameutée par Rascal, avait assouvi sa fureur enbrisant les fenêtres et les meubles de mon hôtel ; que mes gens s’étaientdispersés ; que la police m’avait banni comme suspect, et m’avait assignévingt-quatre heures pour sortir du territoire. Voilà comment ils avaientreconnu tous mes bienfaits.

À ce que je savais déjà de la fortune et du mariage de Rascal, il ajoutaquelques circonstances que j’ignorais encore. Ce scélérat, auteur de tousles désastres qui venaient de fondre sur moi, semblait avoir connu monsecret dès le principe, et ne s’être attaché à moi que par attrait pour l’or. Ils’était probablement procuré une clef de l’armoire où étaient jadis cachéesmes richesses, et avait dès lors jeté les fondements d’une fortune qu’ilpouvait aujourd’hui négliger d’augmenter.

Ce récit, Bendel l’avait entrecoupé de bien des larmes. Lorsqu’il l’eutachevé, il en répandit de nouvelles, mais de la seule joie que lui causaitmon retour, car il avait craint de ne plus me revoir, et frémi des extrémi-tés auxquelles aurait pu me porter l’adversité, qu’il me voyait aujourd’huisupporter avec calme. Tel était, en effet, le caractère qu’avait pris en moile désespoir. Mon infortune se présentait à moi comme une fatale néces-sité ; je n’avais plus de larmes à lui donner ; aucun gémissement, aucuncri, ne pouvait plus sortir de mon sein. Je courbais avec une apparenteindifférence une tête dévouée sous la main invisible qui m’opprimait.

« Bendel, lui dis-je, tu connaismon sort. Je n’ai pas laissé de provoquerle châtiment qui me poursuit. Je ne veux pas t’associer plus longtemps àma destinée, toi dont le bon cœur et l’innocence méritent un meilleursort. Selle-moi un cheval ; je vais partir. Séparons-nous ; je le veux. Il doitencore rester ici quelques caisses remplies d’or, garde-les ; pour moi, jevais seul et sans but parcourir le monde. Si jamais je revois des joursplus sereins, si le bonheur daigne encore me sourire, alors je penserai

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fidèlement à toi, car, dans les heures de l’adversité, j’ai plus d’une foisrépandu des larmes dans ton sein. »

Il fallut que Bendel, effrayé dema résolution et le cœur déchiré, obéît àce dernier ordre de sonmaître. Sourd à ses représentations et à ses prières,je fus inébranlable. Il m’amenamon cheval ; je serrai encore une fois entremes bras l’ami de mon malheur, et m’éloignai, dans les ténèbres de lanuit, de ce lieu funeste, tombeau de mes espérances. Je ne faisais aucuneattention à la route que suivait mon cheval, car je n’avais plus sur la terreaucun but, aucun désir.

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CHAPITRE VIII

B joint par un piéton qui, aprèsm’avoir suivi quelquetemps, me demanda la permission, puisque nous suivions lamême route, de placer sur la croupe de mon cheval un man-

teau qui l’incommodait. Je le laissai faire sans lui répondre. Il me remer-cia de ce léger service avec aisance et politesse, loua cependant la beautéde ma monture, en prit occasion de célébrer le bonheur et la puissancedes riches, et enfin s’engagea, je ne sais trop comment, dans une sorte dedialogue avec lui-même, pendant lequel je jouais le rôle passif d’auditeur.

Il développa ses idées sur lemonde, et aborda bientôt lamétaphysique,dont le problème est de nous révéler le mot de la grande énigme, et denous donner la clef de toutes celles qui bornent notre pensée. Il posa laquestion avec beaucoup de clarté, et se mit aussitôt à y répondre.

Tu sais, mon ami, qu’après avoir écouté tous nos philosophes, j’ai clai-rement reconnu que je n’étais aucunement appelé à me mêler de leursspéculations, et que, dans le sentiment de mon insuffisance, je me suis

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irrévocablement retiré de l’arène. J’ai depuis laissé dormir bien des ques-tions, que je me suis résigné à ignorer, à ne pas faire ou à laisser sansréponse, et, me confiant en la droiture de mon sens, j’ai, comme tu mele conseillais toi-même, suivi autant que je l’ai pu la voix qui s’élevait enmoi pour me conduire, et n’ai voulu qu’elle pour guide sur la route que jeme suis frayée. Cependant ce rhéteur, dont j’admirais le talent, me sem-blait élever un édifice fondé en apparence sur sa propre nécessité. Mais jen’y trouvais pas ce que précisément j’y aurais voulu ; et dès lors ce n’étaitplus pour moi qu’une de ces constructions élégantes qui ne servent qu’àrécréer la vue par la symétrie de leurs formes ; mais je prenais plaisir àl’éloquence du sophiste, qui, maîtrisant mon attention, m’avait distrait demes propres maux, et je ne lui aurais pas résisté s’il avait su ébranler monâme, comme il savait dominer mon esprit.

Les heures cependant s’étaient écoulées, et le crépuscule avait insensi-blement succédé à la nuit. Un secret effroi me fit tressaillir lorsque, levantles yeux, je vis l’orient briller des couleurs qui annoncent le retour du so-leil, et, à l’heure où les ombres que projettent les corps opaques jouissentde leur plus grande dimension, je ne découvrais contre lui, dans la contréeouverte que je parcourais, aucun abri, aucun rempart et je n’étais passeul ! Alors, pour la première fois, je jetai un coup d’œil sur mon com-pagnon de voyage ; je frémis de nouveau : ce rhéteur n’était autre quel’homme en habit gris.

Il sourit de ma consternation, et poursuivit ainsi son discours, sansme laisser le temps de prendre la parole : « Souffrez qu’une fois, commec’est l’usage dans le monde, notre intérêt commun nous réunisse ; nousaurons toujours le temps de nous séparer. Je vous avertis que cette routequi traverse lesmontagnes est la seule que vous puissiez tenir. Vous n’ose-riez descendre dans la plaine, et vous ne voudriez pas sans doute repasserles montagnes pour retourner au lieu d’où vous êtes venu ; ce cheminest aussi le mien. Je vous vois pâlir à l’approche du soleil ; je veux bienvous prêter votre ombre pour le temps que durera notre société, et, pourcette complaisance, vous me souffrirez près de vous ; aussi bien n’avez-vous plus votre Bendel ; vous serez content de mon service. Vous ne m’ai-mez pas, j’en suis fâché ; cela vous empêche-t-il de vous servir de moi ?Le diable n’est pas si noir qu’on le peint. Vous m’avez impatienté hier,

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cela est vrai ; mais je ne vous en tiens pas rancune aujourd’hui, et vousm’avouerez que je vous ai déjà abrégé le chemin jusqu’ici. Allons, faitesencore une fois l’essai de votre ombre. »

Déjà le soleil paraissait à l’horizon, et je voyais du monde s’avancervers nous sur la route. J’acceptai la proposition, quoique avec une extrêmerépugnance, et l’homme gris, en souriant, laissa glisser à terremon ombre,qui alla aussitôt prendre place sur celle de mon cheval, et se mit à trottergaiement à mon côté ; je ne saurais exprimer l’étrange émotion que jeressentis à cette vue.

Je passai devant une troupe de paysans, qui se rangèrent pour faireplace à un homme riche, et ôtèrent respectueusement leurs chapeaux. Lecœurme battait avec force, et, du haut demon cheval, je regardais de côté,et d’un œil de convoitise, cette ombre qui, autrefois, m’avait appartenu,et que maintenant je ne tenais qu’à titre de prêt d’un étranger, d’un êtreque j’abhorrais.

Mon compagnon, cependant, semblait être dans la plus parfaite sé-curité ; il me suivait en s’amusant à siffler, lui à pied, moi bien monté.La tentation était trop forte : il me prit comme un vertige, je piquai desdeux, courus ainsi à pleine carrière un certain espace de chemin mais jen’emmenais pas mon ombre avec moi, elle avait glissé sous celle de moncheval, lorsque celui-ci avait pris le galop, et était retournée à son légi-time propriétaire. Il me fallut honteusement tourner bride. L’homme enhabit gris, lorsqu’il eut tranquillement achevé son air, se moqua de moi,rajusta mon image à la place qu’elle devait occuper, et m’apprit qu’elle neme resterait attachée que lorsqu’elle serait redevenue ma propriété. « Jevous tiens, continua-t-il, par votre ombre, et vous ne m’échapperez pas :un homme riche comme vous a besoin de ce meuble, et vous n’avez quele tort de ne pas l’avoir senti plus tôt. »

Je poursuivis mon voyage dans la même direction, et toutes les com-modités de la vie, ses superfluités, le luxe, la magnificence, revinrent in-sensiblement m’entourer. Muni d’une ombre, bien que d’emprunt, je pou-vais me mouvoir sans crainte et sans gêne ; je jouissais partout de maliberté, et j’inspirais partout le respect que l’on doit à l’opulence ; maisj’avais la mort dans le cœur. Mon incompréhensible compagnon, qui par-tout se donnait lui-même pour le serviteur indigne de l’homme du monde

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le plus riche, était d’une complaisance sans bornes ; il remplissait, en effet,près de moi les fonctions de valet avec un empressement, une intelligenceet une dextérité qui surpassaient toute idée ; c’était le modèle accompli duvalet de chambre d’un riche.Mais il neme quittait pas, et ne cessait d’exer-cer sur moi son éloquence, affectant toujours la plus parfaite sécurité queje finirais, ne fût-ce que pour me débarrasser de lui, par conclure le mar-ché qu’il m’avait proposé. Il m’était, en effet, aussi à charge qu’odieux ; ilme faisait peur. Je m’étais placé moi-même dans sa dépendance ; il me te-nait asservi depuis qu’il m’avait fait de nouveau jouer un rôle sur la scènedu monde, que je voulais fuir. Je ne pouvais plus lui imposer silence, etje sentais qu’au fond il avait raison. Il faut dans le monde qu’un riche aitune ombre, et si je voulais soutenir l’état qu’il m’avait insidieusement faitreprendre, il n’y avait qu’une issue à prévoir. Cependant j’avais irrévo-cablement résolu, après avoir sacrifié mon amour et désenchanté ma vie,que pour toutes les ombres de la terre je n’engagerais point mon âme,quel que pût être l’événement.

Un jour, nous étions assis à l’entrée d’une caverne que les étrangersqui voyagent dans les montagnes ont coutume de visiter. La voix des tor-rents souterrains se fait entendre dans une profondeur immense, et lespierres que l’on jette dans le gouffre retentissent longtemps dans leurchute, sans paraître en atteindre le fond.

L’homme gris, selon sa coutume,me faisait, avec une imagination pro-digue et toute la magie des plus vives couleurs, le tableau ravissant de toutce que je pourrais effectuer dans ce monde, au moyen de ma bourse, dèsque j’aurais recouvré la propriété de mon ombre.

Les coudes appuyés sur mes genoux, cachant mon visage dans mesdeux mains, je prêtais l’oreille au corrupteur, et mon cœur hésitait entreles attraits de la séduction et l’austérité de ma volonté. Je ne pouvais pluslongtemps rester ainsi en guerre avec moi-même ; j’engageai enfin uncombat qui devait être décisif.

« Vous paraissez oublier, Monsieur, que, si je vous ai permis de m’ac-compagner jusqu’ici, ce n’a été qu’à certaines conditions, et que je me suisréservé mon entière liberté. – Dites un mot, répondit-il, et je ferai monpaquet. » Cette sorte de menace lui était familière. Je gardai le silence ; ilse mit en devoir de reployer mon ombre et de l’emporter. Je pâlis, mais je

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le laissai faire. Il acheva, et un long silence suivit. Il reprit enfin la parole :« Vous me haïssez, Monsieur, je le sais ; mais pourquoi me haïssez-

vous ? Serait-ce pour m’avoir attaqué en voleur de grand chemin et vousêtre applaudi, dans votre sagesse, de m’avoir dépouillé un moment demon nid d’oiseau ? Ou bien, est-ce pour avoir voulu me voler, comme unfilou, le bien que vous supposiez confié à votre seule probité, cette ombreque vous savez fort bienm’avoir vendue ?Quant àmoi, je ne vous en veuxpas pour cela ; je trouve tout simple que vous cherchiez à user de tous vosavantages, ruse et violence.Que d’ailleurs vous vous prêtiez les principesles plus sévères, et que, dans votre esprit, vous rêviez à un bel idéal dedélicatesse, c’est une fantaisie dont je ne m’offense pas. Je n’ai pas, eneffet, une morale aussi austère que la vôtre, mais j’agis comme vous pen-sez. Dites-moi, par exemple, si je vous ai jamais pris à la gorge pour avoirvotre belle âme, dont vous savez que j’ai envie ; si jamais je vous ai faitattaquer par quelqu’un de mes gens pour recouvrer ma bourse ; ou si j’aiessayé d’ailleurs de vous en priver par quelque tour de passe-passe ? » Jen’avais rien à répondre ; il poursuivit : « C’est fort bien, Monsieur, c’estfort bien ; vous ne sauriez me souffrir, je le conçois facilement, et je nevous en fais point de reproches. Il faut nous séparer, cela est clair, et jevous avouerai que, de mon côté, je commence aussi à vous trouver infini-ment ennuyeux. Or donc, pour vous soustraire définitivement et à jamaisà l’humiliation de ma fâcheuse présence, je vous le conseille encore unefois, rachetez-moi cette ombre tant regrettée. – À ce prix ? lui dis-je en luiprésentant sa bourse. – Non. » Telle fut sa laconique réponse. Je soupi-rai profondément et repris la parole : « À la bonne heure. Je n’en insistepas moins sur notre séparation. Ne vous obstinez pas, Monsieur, à mebarrer plus longtemps le chemin sur cette terre, qui, je pense, est assezlarge pour tous deux. » Il sourit et me répliqua : « Je pars, Monsieur, maisauparavant je veux vous apprendre à sonner votre valet très indigne, sijamais vous pouviez avoir besoin de lui. Vous n’avez pour cela qu’à se-couer votre bourse ; le tintement de l’or éternel qu’elle renferme se ferapartout entendre à mon oreille, et je serai toujours à vos ordres. Chacunpense à son profit dans ce monde ; vous voyez qu’en songeant au mienje ne néglige pas vos intérêts. N’est-il pas évident que je remets aujour-d’hui une nouvelle force à votre disposition ? Oh ! cette bourse ! Tenez,

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quand les teignes auraient rongé votre ombre, cette bourse serait encoreun lien solide entre nous. En un mot, vous me tenez par la bourse ; vouspouvez m’appeler quand il vous plaira, et disposer, en tout temps et entous lieux, de votre très humble et très obéissant serviteur. Vous savezquels services je puis rendre à mes amis, et que surtout les riches sontbien dans mes papiers ; vous l’avez vu. Mais pour votre ombre, Monsieur,tenez-vous-le pour dit, vous savez le prix que j’y mets. J’ai l’honneur devous saluer. »

En ce moment d’anciens souvenirs se retracèrent inopinément à monesprit. Je lui demandai avec vivacité : « Aviez-vous une signature de M.John ? » Il répondit en souriant : « Avec un ami tel que lui, je n’avaispas besoin d’écriture. – Mais qu’est-il devenu ? Où est-il à cette heure ?m’écriai-je ; au nom de Dieu, je veux le savoir ! »

Il mit en hésitant sa main droite dans sa poche, et en tira par les che-veux le fantôme pâle et défiguré de Thomas John, dont les lèvres livides,s’entrouvrant avec peine, laissèrent échapper ces mots : Justojudicio Deijudicatus sum ; justo judicio Dei condemnatus sum. Je suis jugé par un justejugement de Dieu ; je suis condamné par un juste jugement de Dieu.

Saisi d’horreur, je jetai précipitamment la bourse que je tenais dans legouffre, et m’écriai : « Je t’en conjure, au nom de Dieu, misérable, éloigne-toi d’ici, et ne reparais jamais devant mes yeux. » Il se leva aussitôt, d’unair sombre et sinistre, et disparut parmi les rochers qui formaient l’en-ceinte de ce lieu sauvage.

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CHAPITRE IX

J donc sans ombre et sans argent, mais ma poitrineétait soulagée du fardeau qui l’avait oppressée et je respirais libre-ment. Si je n’avais pas perdu mon amour, ou si dans cette perte je

m’étais cru sans reproche, je crois que j’aurais été heureux. Cependant jene savais que faire, et j’ignorais ce que j’allais devenir. Je visitai d’abordmes poches, où je trouvai encore quelques pièces d’or ; je les comptai,et je me mis à rire. J’avais laissé mes chevaux dans la vallée, à l’aubergeprochaine, mais j’avais honte d’y retourner. Au moins fallait-il pour celaattendre le coucher du soleil, et il était à peine à son midi. Je m’étendis àl’ombre d’un arbre, et je m’endormis profondément.

À travers le tissu diaphane d’un songe délicieux, je vis groupées au-tour de moi les plus riantes images. Je vis Mina couronnée de fleurs s’ap-procher, me sourire, se pencher vers moi, et glisser comme sur les ailes duzéphyr. L’honnête Bendel, le front radieux, passa devant moi, et me ten-dit la main. De nombreux groupes semblaient former dans le lointain des

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre IX

danses légères. Je reconnus plusieurs personnes ; je crus te reconnaîtretoi-même, mon cher Adelbert. Une vive lumière éclairait le paysage ; ce-pendant personne n’avait d’ombre, et ce qu’il y avait de plus extraordi-naire, c’est que cela n’avait rien de choquant. Des chants retentissaientsous des bosquets de palmiers ; tout respirait le bonheur. Je ne pouvaisfixer toutes ces images furtives, je ne pouvais même les comprendre ; maisleur vue me remplissait d’une douce émotion, et je sentais que ce rêvem’enchantait. J’aurais voulu qu’il durât toujours, et en effet, longtempsaprès m’être réveillé, je tenais encore les yeux fermés, comme pour enretenir l’impression dans mon âme.

J’ouvris enfin les yeux. Le soleil était encore au ciel, mais du côté del’orient ; j’avais dormi le reste du jour précédent et la nuit tout entière.Il me sembla que ce fût un avertissement de ne plus retourner à monauberge. J’abandonnai sans regret tout ce que j’y possédais encore, et jerésolus de suivre à pied le sentier qui, à travers de vastes forêts, serpentaitsur les flancs de la montagne. Je m’abandonnai à mon destin, sans regar-der en arrière, et je n’eus pas même la pensée de m’adresser à Bendel, quej’avais laissé riche, et sur lequel j’aurais pu compter dans ma détresse.

Je me considérai sous le rapport du nouveau rôle que j’allais avoirà jouer. Mon habillement était très modeste ; j’étais vêtu d’une vieillekourtke noire, que j’avais portée jadis à Berlin, et qui, je ne sais comment,m’était tombée sous la main le jour où j’avais quitté les bains. J’avais unbonnet de voyage sur la tête et une paire de vieilles bottes à mes pieds. Jeme levai, coupai un bâton d’épine à la place même où j’étais, en mémoirede ce qui s’y était passé, et je me mis sur-le-champ en route.

Je rencontrai dans la forêt un vieux paysan qui me salua cordiale-ment ; je liai conversation avec lui. Je m’informai, comme le fait un voya-geur curieux et à pied, d’abord du chemin, ensuite de la contrée et de seshabitants, enfin des diverses productions de ces montagnes. Il répondit àtoutes mes questions en bon villageois et avec détail. Nous arrivâmes aulit d’un torrent qui avait ravagé une assez vaste étendue de la forêt. Celarge espace éclairé par le soleil me fit frissonner intérieurement. Je lais-sai mon compagnon passer devant moi, mais il s’arrêta au milieu de cettedangereuse traversée, et se retourna vers moi pour me raconter l’histoireet la date du débordement dont nous voyions les traces. Il s’aperçut bien-

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tôt de ce qui me manquait, et s’interrompant dans sa narration : « Com-ment donc ! dit-il, Monsieur n’a point d’ombre ? –Hélas ! non, répondis-jeen gémissant ; je l’ai perdue, ainsi que mes cheveux et mes ongles, dansune longue et cruelle maladie. Voyez, brave homme, à mon âge, quels sontles cheveux qui me sont revenus : ils sont tout blancs ; mes ongles sontencore courts, et pour mon ombre, elle ne veut pas repousser. » Il secouala tête en fronçant le sourcil, et répéta : « Point d’ombre ! point d’ombre !cela ne vaut rien, c’est une mauvaise maladie que Monsieur a eue là. » Ilne reprit pas le récit qu’il avait interrompu, et il me quitta, sans rien dire,au premier carrefour qui se présenta. Mon cœur se gonfla de nouveau,de nouvelles larmes coulèrent le long de mes joues. C’en était fait de masérénité.

Je poursuivis tristement ma route, et je ne désirai désormais aucunesociété ; je me tenais tout le jour dans l’épaisseur des bois, et lorsquej’avais à traverser quelque lieu découvert, j’attendais qu’aucun regard nepût m’y surprendre. Je cherchais, le soir, à m’approcher des villages oùje voulais passer la nuit. Je me dirigeais sur des mines situées dans cesmontagnes, où j’espérais obtenir du travail sous terre. Il fallait, dans masituation présente, songer à ma subsistance ; il fallait surtout, et je l’avaisclairement reconnu, chercher dans un travail forcé quelque relâche auxsinistres pensées qui dévoraient mon âme.

Deux journées de marche par un temps pluvieux, ou je n’avais pas lesoleil à craindre, m’avancèrent beaucoup sur ma route, mais ce fut auxdépens de mes bottes, qui dataient du temps du comte Pierre, et n’avaientpas été faites pour voyager à pied dans les montagnes. Je marchais à piedsnus ; il fallait renouveler ma chaussure. Le matin du jour suivant, le cielétant encore couvert, j’entrai, pour m’occuper de cette affaire importante,dans un bourg où l’on tenait foire, et je m’arrêtai devant une boutiqueoù des chaussures vieilles et neuves étaient étalées. Je marchandai unepaire de bottes neuves qui me convenaient parfaitement ; mais le prixexorbitant que l’on en demandait m’obligea d’y renoncer. Je me rabattissur d’autres déjà portées, qui paraissaient encore bonnes et très fortes ;je conclus le marché. Le jeune garçon qui tenait la boutique, et dont unelongue chevelure blonde ombrageait la belle figure, les remit entre mesmains, après en avoir reçu le paiement, et me souhaita d’un air gracieux

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un bon voyage. Je me chaussai de ma nouvelle emplette, et je sortis dubourg, dont la porte s’ouvrait du côté du nord.

Absorbé dans mes pensées, je regardais à peine à mes pieds ; je son-geais aux mines, où j’espérais arriver le soir même, et où je ne savais tropcomment me présenter.

Je n’avais pas encore fait deux cents pas, lorsque je m’aperçus que jen’étais plus dans le chemin ; je le cherchai des yeux. Je me trouvais au mi-lieu d’une antique forêt de sapins, dont la cognée semblait n’avoir jamaisapproché. Je pénétrai plus avant : je ne vis plus autour de moi que des ro-chers stériles, dont une mousse jaunâtre et aride revêtait la base, et dontles sommets étaient couronnés de glaces et de neiges. L’air était extrême-ment froid. Je regardai derrière moi ; la forêt avait disparu. Je fis encorequelques pas ; le silence de la mort m’environnait. Je me trouvai sur unchamp de glace, qui s’étendait à perte de vue autour de moi. L’air étaitépais ; le soleil se montrait sanglant à l’horizon. Je ne comprenais rien àce qui m’arrivait. Le froid qui me gelait me força de hâter mamarche. J’en-tendis le bruissement éloigné des flots ; encore un pas, et je fus aux bordsglacés d’un immense océan ; et devant moi des troupeaux innombrablesde phoques se précipitèrent en rugissant dans les eaux. Je voulus suivrecette rive ; je revis des rochers, des forêts de bouleaux et de sapins, – desdéserts. Je continuai un instant à courir ; la chaleur devint étouffante. Jeregardai autour de moi ; j’étais au milieu de rizières et de riches cultures.Je m’assis sous l’ombre d’une plantation de mûriers ; je tirai ma montre :il n’y avait pas un quart d’heure que j’étais sorti du bourg. Je croyaisrêver ; je me mordis la langue pour m’éveiller, mais je ne dormais pas.Je fermai les yeux pour rassembler mes idées. Les syllabes d’un langagequi m’était tout à fait inconnu frappèrent mon oreille. Je levai les yeux :deux Chinois (la coupe asiatique de leur visage me forçait d’ajouter foi àleur costume), deux Chinois m’adressaient la parole avec les génuflexionsusitées dans leur pays. Je me levai et reculai de deux pas ; je ne les revisplus : le paysage avait changé, des bois avaient remplacé les rizières. Jeconsidérai les arbres voisins ; je crus reconnaître des productions de l’Asieet des Indes orientales. Je voulus m’approcher d’un de ces arbres ; – unejambe en avant, et tout avait encore changé. Alors je me mis à marcherà pas comptés, comme une recrue que l’on exerce, regardant avec admi-

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ration autour de moi. De fertiles plaines, de brûlants déserts de sable, dessavanes, des forêts, des montagnes couvertes de neige se déroulaient suc-cessivement et rapidement à mes regards étonnés. Je n’en pouvais plusdouter, j’avais à mes pieds des bottes de sept lieues.

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CHAPITRE X

U profond sentiment de piété me fit tomber à genoux, etdes larmes de reconnaissance coulèrent demes yeux. Un avenirnouveau se révélait à moi. J’allais, dans le sein de la nature que

j’avais toujours chérie, me dédommager de la société des hommes, dontj’étais exclu par ma faute ; toute la terre s’ouvrait devant mes yeux commeun jardin ; l’étude allait être le mouvement et la force de ma vie, dont lascience devenait le but. Je n’ai fait depuis ce jour que travailler, avec zèle etpersévérance, à réaliser cette inspiration ; et le degré auquel j’ai approchéde l’idéal a constamment été la mesure de ma propre satisfaction.

Je me levai aussitôt pour prendre d’un premier regard possession duvaste champ où je me préparais à moissonner. Je me trouvais sur le hautplateau de l’Asie, et le soleil, qui peu d’heures auparavant s’était levé pourmoi, s’inclinait vers son couchant. Je devançai sa course en traversantl’Asie d’orient en occident ; j’entrai en Afrique par l’isthme de Suez, et jeparcourus en différents sens ce continent, dont chaque partie excitait ma

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curiosité. Passant en revue les antiques monuments de l’Égypte, j’aperçusprès de Thèbes aux cent portes les grottes du désert qu’habitèrent autre-fois de pieux solitaires, et je me dis aussitôt : « Ici sera ma demeure. »Je choisis pour ma future habitation l’une des plus retirées, qui était àla fois spacieuse, commode et inaccessible aux chacals, et je poursuivisma course. J’entrai en Europe par les colonnes d’Hercule, et, après enavoir regardé les diverses provinces, je passai du nord de l’Asie sur lesglaces polaires, et gagnai le Groenland et l’Amérique. Je parcourus lesdeux parties du nouveau monde, et l’hiver qui régnait dans le sud me fitpromptement retourner du cap Horn vers les tropiques.

Je m’arrêtai jusqu’à ce que le jour se levât sur l’orient de l’Asie, etrepris ma course après quelque repos. Je suivis du sud au nord des deuxAmériques la haute chaîne de montagnes qui en forme l’arête. Je mar-chais avec précaution, d’un sommet à un autre, sur des glaces éternelleset au milieu des feux que vomissaient les volcans ; souvent j’avais peineà respirer. Je cherchai le détroit de Behring et repassai en Asie. J’en sui-vis la côte orientale dans toutes ses sinuosités, examinant avec attentionquelles seraient celles des îles voisines qui pourraient m’être accessibles.

De la presqu’île de Malacca mes bottes me portèrent sur les îles jus-qu’à celle de Lamboc. Je m’efforçai, non sans m’exposer à de grands dan-gers, de me frayer, au travers des roches et des écueils dont ces mers sontremplies, une route vers Bornéo, et puis vers la Nouvelle-Hollande : ilfallut y renoncer. Je m’assis enfin sur le promontoire le plus avancé del’île que j’avais pu atteindre, et, tournant mes regards vers cette partie dumonde qui m’était interdite, je me mis à pleurer, comme devant la grilled’un cachot, d’avoir sitôt rencontré les bornes qui m’étaient prescrites.En effet, la portion de la terre la plus nécessaire à l’intelligence de l’en-semble m’était fermée, et je voyais dès l’abord le fruit de mes travauxréduit à de simples fragments. Ô mon cher Adelbert, qu’est-ce donc quetoute l’activité des hommes ?

Souvent, au fort de l’hiver austral, m’élançant du cap Horn, bravant lefroid, la mer et les tempêtes, je me suis risqué, avec une audace téméraire,sur des glaces flottantes, et j’ai cherché à m’ouvrir par le glacier polaireun passage vers la Nouvelle-Hollande, même sans m’inquiéter du retour,et dût ce pays affreux se refermer sur moi comme mon tombeau. Mais en

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vain : mes yeux n’ont point encore vu la Nouvelle-Hollande. Après cestentatives infructueuses, je revenais toujours au promontoire de Lamboc,où, m’asseyant la face tournée vers le levant ou le midi, je pleurais monimpuissance.

Enfin, je m’arrachai de ce lieu, et, le cœur plein de tristesse, je rentraidans l’intérieur de l’Asie. J’en parcourus les parties que je n’avais pas en-core visitées, et je m’avançai vers l’occident en devançant l’aurore. J’étaisavant le jour dans la Thébaïde, à la grotte que j’avais marquée la veillepour mon habitation.

Dès que j’eus pris quelque repos, et que le jour éclaira l’Europe, je son-geai à me procurer tout ce qui m’était nécessaire. D’abord il fallut songerau moyen d’enrayer ma chaussure vagabonde ; car j’avais éprouvé com-bien il était incommode d’être obligé de l’ôter chaque fois que je voulaisraccourcir le pas, ou examiner à loisir quelque objet voisin. Des pantouflesque je mettais par-dessus mes bottes produisirent exactement l’effet queje m’en étais promis, et je m’accoutumai plus tard à en avoir toujoursdeux paires sur moi, parce qu’il m’arrivait souvent d’en jeter une, sansavoir le temps de la ramasser, quand des lions, des hommes ou des oursm’interrompaient dans mes travaux, et me forçaient à fuir. Ma montre,qui était excellente, pouvait, dans mes courses rapides, me servir de chro-nomètre. J’avais encore besoin d’un sextant, de quelques instruments dephysique et de quelques livres.

Je fis pour acquérir tout cela quelques courses dangereuses à Paris et àLondres. Un ciel couvert me favorisa.Quand le reste de mon or fut épuisé,j’apportai en paiement des dents d’éléphants, que j’allai chercher dans lesdéserts de l’Afrique, choisissant celles dont le poids n’excédait pas mesforces. Je fus bientôt pourvu de tout ce qu’il me fallait, et je commençaimon nouveau genre de vie.

Je parcourais incessamment la terre en mesurant les hauteurs, en in-terrogeant les sources, en étudiant l’atmosphère. Tantôt j’observais desanimaux, tantôt je recueillais des plantes ou des échantillons de roches.Je courais des tropiques aux pôles, d’un continent à l’autre, répétant ouvariant mes expériences, rapprochant les productions des régions les pluséloignées, et jamais ne me lassant de comparer. Les œufs des autruches del’Afrique et ceux des oiseaux de mer des côtes du nord formaient, avec les

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fruits des tropiques, ma nourriture accoutumée. La nicotiane adoucissaitmon sort, et l’amour de mon fidèle barbet remplaçait pour moi les douxliens auxquels je ne pouvais plus prétendre. Quand, chargé de nouveauxtrésors, je revenais vers ma demeure, ses bonds joyeux et ses caresses mefaisaient encore doucement sentir que je n’étais pas seul dans le monde.

Il fallait l’aventure que je vais raconter pour me rejeter parmi leshommes.

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CHAPITRE XI

U , sur les côtes de Norvège, mes pantoufles à mespieds, je recueillais des lichens et des algues, je rencontrai audétour d’une falaise un ours blanc, qui se mit en devoir dem’at-

taquer. Je voulus pour l’éviter jeter mes pantoufles et passer sur une îleéloignée, qu’une pointe de rocher à fleur d’eau s’élevant dans l’intervalleme donnait la facilité d’atteindre. Je plaçai bien le pied droit sur ce récif,mais je me précipitai de l’autre côté dans la mer, parce que ma pantouflegauche était, par mégarde, restée à mon pied.

Le froid excessif de l’eaume saisit, et j’eus peine àme sauver du dangerimminent que je courais. Dès que j’eus gagné terre, je courus au plus vitevers les déserts de la Libye, pour m’y sécher au soleil. Mais ses rayonsbrûlants, auxquels je m’étais inconsidérément exposé, m’incommodèrenten me donnant à plomb sur la tête. Je me rejetai d’un pas mal assuré versle nord ; puis, cherchant par un exercice violent à me procurer quelquesoulagement, je me mis à courir de toutes mes forces d’orient en occident,

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre XI

et d’occident en orient. Je passais incessamment du jour à la nuit et de lanuit au jour, et chancelais du nord au sud et du sud au nord, à travers tousles climats divers.

Je ne sais combien de temps je roulai ainsi d’un côté du monde àl’autre. Une fièvre ardente embrasait mon sang. Je sentais, avec la plusextrême anxiété, mes forces et ma raison m’abandonner. Le malheur vou-lut encore que dans cette course désordonnée je marchasse sur le pied dequelqu’un, à qui sans doute je fis mal. Je me sentis frapper, je tombai àterre, et je perdis connaissance.

J’étais, lorsque je revins à moi, mollement couché dans un bon lit, quise trouvait au milieu de plusieurs autres, dans une salle vaste et d’uneextrême propreté. Une personne était à mon chevet ; d’autres se prome-naient dans la salle, allant d’un lit à l’autre. Elles vinrent au mien et s’en-tretinrent de moi. Elles ne me nommaient que numéro douze, et cepen-dant sur une table de marbre noir, fixée au mur en face de moi, était écritbien distinctement mon nom :

Pierre Schlémihlen grosses lettres d’or. Je ne me trompais pas, ce n’était pas une illu-

sion, j’en comptais toutes les lettres. Au-dessous de mon nom étaient en-core deux lignes d’écriture, mais les caractères en étaient plus fins, etj’étais encore trop faible pour les assembler. Je refermai les yeux.

J’entendis prononcer distinctement et à haute voix un discours danslequel il était question de Pierre Schlémihl, mais je n’en pouvais pasencore saisir le sens. Je vis un homme d’une figure affable et une trèsbelle femme vêtue de noir s’approcher de mon lit. Leurs physionomiesne m’étaient point étrangères ; cependant, je ne pouvais pas encore lesreconnaître.

Je repris des forces peu à peu ; je m’appelais numéro douze, et nu-méro douze passait pour un juif à cause de sa longue barbe, mais n’enétait pas pour cela traité avec moins de soin ; on paraissait ignorer qu’ileût perdu son ombre. On conservait, me dit-on, mes bottes avec le restedes effets trouvés sur moi à mon entrée dans la maison, pour m’être scru-puleusement restitués à ma sortie. Cette maison où l’on me soignait dansma maladie s’appelait Schlemihlium. Ce que j’entendais réciter tous lesjours était une exhortation à prier Dieu pour Pierre Schlémihl, fondateur

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et bienfaiteur de l’établissement. L’homme affable que j’avais vu près demon lit était Bendel ; la dame en deuil était Mina.

Je me rétablis dans le Schlemihlium sans être reconnu, et je reçus dif-férentes informations. J’étais dans la ville natale de Bendel, où, du restede cet or, jadis maudit, il avait fondé sous mon nom cet hospice, danslequel un grand nombre d’infortunés me bénissaient chaque jour. Il sur-veillait lui-même ce charitable établissement. Pour Mina, elle était veuve ;un malheureux procès criminel avait coûté la vie à M. Rascal, et absorbéen même temps la plus grande partie de sa dot. Ses parents n’étaient plus,et elle vivait dans ce pays retirée du monde, et pratiquant les œuvres demiséricorde et de charité.

Elle s’entretenait un jour avec M. Bendel près du numéro douze :« Pourquoi donc, Madame, lui dit-il, venez-vous si souvent vous exposerà l’air dangereux qui règne ici ? Votre sort est-il donc si amer que vouscherchiez la mort ? – Non, mon respectable ami. Rendue à moi-même,depuis que mes songes se sont dissipés, je suis satisfaite, et ne souhaiteni ne crains plus la mort. Je contemple avec une égale sérénité le passéet l’avenir ; et ne goûtez-vous pas vous-même une secrète félicité à ser-vir aussi pieusement que vous le faites votre ancien maître et votre ami ?– Oui, Madame, grâce à Dieu. Quelle a été notre destinée ! Nous avonsinconsidérément, et sans y réfléchir, épuisé toutes les joies et toutes lesdouleurs de la vie ; la coupe est vide aujourd’hui. Il semblerait que le seulfruit que nous ayons recueilli de l’existence fût la prudence qu’il nous eûtété utile d’avoir pour en fournir la carrière, et l’on serait tenté d’attendrequ’après cette instructive répétition la scène véritable se rouvrît devantnous. Cependant une tout autre scène nous appelle, et nous ne regret-tons pas les illusions qui nous ont trompés, dont nous avons joui, et dontle souvenir nous est encore cher. J’ose espérer que, comme nous, notrevieil ami est aujourd’hui plus heureux qu’il ne l’était alors. – Je trouve enmoi la même confiance », répondit la belle veuve. Et tous deux passèrentdevant mon lit et s’éloignèrent.

Cet entretien m’avait profondément affecté, et je balançais en moi-même si je me ferais connaître ou si je partirais inconnu. Enfin je medécidai ; je me fis donner du papier et un crayon, et je traçai ces mots :

« Votre vieil ami est, ainsi que vous, plus heureux aujourd’hui qu’il

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ne l’était alors ; et s’il expie sa faute, c’est après s’être réconcilié. »Puis je demandai, me trouvant assez fort, à me lever. On me donna

la clef d’une petite armoire qui était au chevet de mon lit : j’y retrou-vai tout ce qui m’appartenait. Je m’habillai ; je suspendis par-dessus makourtke noire ma boîte à botaniser, dans laquelle je retrouvai, avec plai-sir, les lichens que j’avais recueillis sur les côtes de Norvège le jour demon accident. Je mis mes bottes, plaçai sur mon lit le billet que j’avaispréparé, et, dès que les portes s’ouvrirent, j’étais loin du Schlemihlium,sur le chemin de la Thébaïde.

Comme je suivais le long des côtes de la Syrie la route que j’avaistenue la dernière fois que je m’étais éloigné de ma demeure, j’aperçusmon barbet, mon fidèle Figaro, qui venait au-devant de moi. Cet excellentanimal semblait chercher, en suivant mes traces, unmaître que sans douteil avait longtemps attendu en vain. Je m’arrêtai, je l’appelai, et il accourutà moi en aboyant et en me donnant mille témoignages touchants de sajoie. Je le pris dans mes bras, car assurément il ne pouvait suivre, et je leportai jusque dans ma cellule.

Je revis ce séjour avec une joie difficile à exprimer ; j’y retrouvai touten ordre, et je repris, petit à petit, et àmesure que je recouvrais mes forces,mes occupations accoutumées et mon ancien genre de vie. Mais le froiddes pôles ou des hivers des zones tempérées me fut longtemps insuppor-table.

Mon existence, mon cher Adelbert, est encore aujourd’hui la même.Mes bottes ne s’usent point, elles ne perdent rien de leur vertu, quoique lasavante édition que Tickius nous a donnée de rebus gestis Pollicillime l’aitd’abord fait craindre. Moi seul je m’use avec l’âge ; mais j’ai du moins laconsolation d’employer ces forces que je sens décliner, à poursuivre avecpersévérance le but que je me suis proposé. Tant que mes bottes m’ontporté, j’ai étudié notre globe, sa forme, sa température, ses montagnes,les variations de son atmosphère, sa force magnétique, les genres et lesespèces des êtres organisés qui l’habitent. J’ai déposé les faits avec ordreet clarté dans plusieurs ouvrages, et j’ai noté en passant, sur quelquesfeuilles volantes, les résultats auxquels ils m’ont conduit, et les conjec-tures qui se sont offertes à mon imagination. Je prendrai soin qu’avantma mort mes manuscrits soient remis à l’université de Berlin.

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Enfin, mon cher Adelbert, c’est toi que j’ai choisi pour dépositaire dema merveilleuse histoire, dans laquelle, lorsque j’aurai disparu de dessusla terre, plusieurs de ses habitants pourront trouver encore d’utiles leçons.Quant à toi, mon ami, si tu veux vivre parmi les hommes, apprends àrévérer, d’abord l’ombre, ensuite l’argent. Mais si tu ne veux vivre quepour toi et ne satisfaire qu’à la noblesse de ton être, tu n’as besoin d’aucunconseil.

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Table des matières

I 3

II 10

III 16

IV 21

V 31

VI 38

VII 44

VIII 49

IX 55

X 60

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Histoire merveilleuse de Pierre Schlémihl Chapitre XI

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Une édition

BIBEBOOKwww.bibebook.com

Achevé d’imprimer en France le 5 novembre 2016.