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Hyperexcitabilité, hyperactivité et traumatisme Hyperexcitement, hyperactivity and traumatism M.-M. Bourrat Centre de la mère et de l’enfant, SHU, 11, rue du Général-Cerez, 87000 Limoges, France Reçu le 22 décembre 2003 ; accepté le 6 mars 2004 Résumé Quentin, six mois, présente un comportement impressionnant dès la salle d’attente : il se dresse sur des jambes qui s’agitent sans cesse comme deux ressorts, il glisse des genoux de sa mère, se tend en direction d’objets, qu’il ne prend pas, semblant aussitôt diriger son attention ailleurs. Il est quasi impossible d’obtenir son regard, il ne se calme jamais, se met en hyperextension, ne se fouisse jamais, a des mouvements incoordonnés et brutaux, il s’agite et crie beaucoup, que ce soit le père ou la mère qui le tienne. Même la prise du biberon n’amène pas de sédation. Confrontée dans notre pratique de pédopsychiatre de secteur à des demandes de consultation pour des bébés difficiles, mais aussi pour des troubles du sommeil importants chez des enfants jeunes, nous avons noté la présence fréquente d’événements traumatiques dans les antécédents familiaux des bébés qui semblent présenter une hyperactivité.Ayant par ailleurs travaillé auparavant et continuant à recevoir de façon fréquente des parents endeuillés par des morts périnatales, nous avons rapproché nos constatations cliniques dans ces deux situations. Il nous semble en effet que les deux situations peuvent mutuellement s’éclairer. Ce que nous essaierons de préciser, c’est le lien qui peut exister entre le symptôme hyperactif présenté par le bébé et le fonctionnement psychique maternel lors de traumatisme. En effet si on s’est beaucoup intéressé à la dépression maternelle et à son incidence dans les dysfonctionnements interactifs, à notre connaissance, il existe beaucoup moins d’études concernant la spécificité des situations traumatiques qui nous paraissent renvoyer à l’impossibilité de symbolisation, de fantasmati- sation, et confronter les mères à répéter tout ce qui, en lien avec le traumatisme, ne doit en aucun cas devenir conscient. Il existe de notre point de vue une faille du système pare-excitation maternel qui entraîne chez le bébé la mise en acte moteur de ce qui est normalement transformé par la mère en éléments pensables (éléments alpha et bêta de Bion) ; le bébé en est réduit à une mise en acte privée de tout sens par défaut de l’appareil à penser les pensées et qui, de façon circulaire, entraîne une réponse motrice de la mère (promener l’enfant dans les bras, le faire sauter sur les jambes, voire le mettre dans un appareil pour marcher (youpala) qui entretient et maintient à la fois l’acte et l’épuisement qui empêche de penser. Nous évoquerons l’importance dans ce contexte de la prise en charge précoce en thérapie mère–bébé qui peut permettre la remise en route d’une capacité de penser. Le risque est la fuite dans la guérison, que ce soit celle qui se produit très rapidement après le début de la prise en charge, avant qu’il y ait eu élaboration psychique et intériorisation, ou celle illusoire apportée par la marche qui, par l’autonomie qu’elle procure, donne l’impression que l’enfant s’est calmé. © 2004 Publié par Elsevier SAS. Abstract Confronted in our practice as catchment area pedopsychiatrists with referral for consultations, not only for difficult babies but also for young children with sleeping problems, we have noticed the frequent presence of traumatic elements in these babies’ family antecedents who seem to show what we call a hyperactivity. Both formerly and at present, we have worked and received grieving parents after perinatal deaths, we have compared our observations in these two situations. It seems to us that these two situations could be mutually enlightened. What we will try to clarify is the link that may exist between the hyperactive symptom showed by the baby and the maternal psychic functioning in the case of a trauma. In fact, if there has been much interest in maternal depression and its incidence in interactive dysfunctions, as far as we know there have been a lot of fewer studies looking forward to the specificity of traumatic situations, which seems to dismiss the impossibility of symbolisation, fantasization and to oblige the mothers to repeat everything to do with the trauma which should not be conscious. In accordance with our thoughts, there exists a flaw in the maternal excitation barrier system which means that what is normally transformed by the mother Adresse e-mail : [email protected] (M.-M. Bourrat). Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 210–218 www.elsevier.com/locate/neuado © 2004 Publié par Elsevier SAS. doi:10.1016/j.neurenf.2004.03.006

Hyperexcitabilité, hyperactivité et traumatisme

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Hyperexcitabilité, hyperactivité et traumatisme

Hyperexcitement, hyperactivity and traumatism

M.-M. Bourrat

Centre de la mère et de l’enfant, SHU, 11, rue du Général-Cerez, 87000 Limoges, France

Reçu le 22 décembre 2003 ; accepté le 6 mars 2004

Résumé

Quentin, six mois, présente un comportement impressionnant dès la salle d’attente : il se dresse sur des jambes qui s’agitent sans cessecomme deux ressorts, il glisse des genoux de sa mère, se tend en direction d’objets, qu’il ne prend pas, semblant aussitôt diriger son attentionailleurs. Il est quasi impossible d’obtenir son regard, il ne se calme jamais, se met en hyperextension, ne se fouisse jamais, a des mouvementsincoordonnés et brutaux, il s’agite et crie beaucoup, que ce soit le père ou la mère qui le tienne. Même la prise du biberon n’amène pas desédation. Confrontée dans notre pratique de pédopsychiatre de secteur à des demandes de consultation pour des bébés difficiles, mais aussipour des troubles du sommeil importants chez des enfants jeunes, nous avons noté la présence fréquente d’événements traumatiques dans lesantécédents familiaux des bébés qui semblent présenter une hyperactivité. Ayant par ailleurs travaillé auparavant et continuant à recevoir defaçon fréquente des parents endeuillés par des morts périnatales, nous avons rapproché nos constatations cliniques dans ces deux situations. Ilnous semble en effet que les deux situations peuvent mutuellement s’éclairer. Ce que nous essaierons de préciser, c’est le lien qui peut existerentre le symptôme hyperactif présenté par le bébé et le fonctionnement psychique maternel lors de traumatisme. En effet si on s’est beaucoupintéressé à la dépression maternelle et à son incidence dans les dysfonctionnements interactifs, à notre connaissance, il existe beaucoup moinsd’études concernant la spécificité des situations traumatiques qui nous paraissent renvoyer à l’impossibilité de symbolisation, de fantasmati-sation, et confronter les mères à répéter tout ce qui, en lien avec le traumatisme, ne doit en aucun cas devenir conscient. Il existe de notre pointde vue une faille du système pare-excitation maternel qui entraîne chez le bébé la mise en acte moteur de ce qui est normalement transformépar la mère en éléments pensables (éléments alpha et bêta de Bion) ; le bébé en est réduit à une mise en acte privée de tout sens par défaut del’appareil à penser les pensées et qui, de façon circulaire, entraîne une réponse motrice de la mère (promener l’enfant dans les bras, le fairesauter sur les jambes, voire le mettre dans un appareil pour marcher (youpala) qui entretient et maintient à la fois l’acte et l’épuisement quiempêche de penser. Nous évoquerons l’importance dans ce contexte de la prise en charge précoce en thérapie mère–bébé qui peut permettrela remise en route d’une capacité de penser. Le risque est la fuite dans la guérison, que ce soit celle qui se produit très rapidement après le débutde la prise en charge, avant qu’il y ait eu élaboration psychique et intériorisation, ou celle illusoire apportée par la marche qui, par l’autonomiequ’elle procure, donne l’impression que l’enfant s’est calmé.© 2004 Publié par Elsevier SAS.

Abstract

Confronted in our practice as catchment area pedopsychiatrists with referral for consultations, not only for difficult babies but also foryoung children with sleeping problems, we have noticed the frequent presence of traumatic elements in these babies’ family antecedents whoseem to show what we call a hyperactivity. Both formerly and at present, we have worked and received grieving parents after perinatal deaths,we have compared our observations in these two situations. It seems to us that these two situations could be mutually enlightened. What we willtry to clarify is the link that may exist between the hyperactive symptom showed by the baby and the maternal psychic functioning in the caseof a trauma. In fact, if there has been much interest in maternal depression and its incidence in interactive dysfunctions, as far as we know therehave been a lot of fewer studies looking forward to the specificity of traumatic situations, which seems to dismiss the impossibility ofsymbolisation, fantasization and to oblige the mothers to repeat everything to do with the trauma which should not be conscious. In accordancewith our thoughts, there exists a flaw in the maternal excitation barrier system which means that what is normally transformed by the mother

Adresse e-mail : [email protected] (M.-M. Bourrat).

Neuropsychiatrie de l’enfance et de l’adolescence 52 (2004) 210–218

www.elsevier.com/locate/neuado

© 2004 Publié par Elsevier SAS.doi:10.1016/j.neurenf.2004.03.006

into thought elements (elements beta of Bion) activates the baby’s motor. The baby is reduced to carrying out an act deprived of any meaningin absence of the “thought machine” which thinks and, in a circular way, produces a physical response (walking with the baby in one’s arms,playing with him or sitting him in a baby walker)... which keeps and maintains, in the same time, the act and the exhaustion which preventsfrom thinking. We state the importance in this context of undertaking has an early mother–baby therapy which could enable us to restore thethought capacity. The risk is the escape in the recovery, either it is the one that happens very quickly after the beginning of the treatment beforethere is a psychic elaboration and interiorisation, or the one brought on by walking, which gives the impression that the child, with theindependence that this brings, has calmed down.© 2004 Publié par Elsevier SAS.

Mots clés : Excitation ; Symbolisation ; Traumatisme transgénérationnel ; Hyperactivité ; Psychothérapies mère–bébé

Keywords: Excitement; Symbolization; Traumatism through generation; Hyperactivity; Psychotherapy both mother and baby

Lorsque Jean-Philippe Raynaud m’a proposé d’intervenirà ce congrès « La pensée dans le corps, Le corps dans lapensée », dans une table ronde concernant le bébé, c’est laconsultation d’un bébé de six mois, Quentin, qui m’est venueà l’esprit.

La notion de nourrissons difficiles s’est développée à lasuite notamment des travaux de Thomas et Chess (1977), etde ceux sur les bébés brailleurs de Frodi (1985). Elle rendcompte de cas où un nourrisson peut dérouter ou conflictua-liser un parent adéquat. L’origine n’en est généralement pasun handicap grave, mais des troubles simples de la coordina-tion, du tonus, une irritabilité du bébé. Celui-ci présente defréquentes flatulences, une agitation chronique, des pleursinterminables et sans motif, des tétées difficiles ; les signauxqu’il émet sont « mal compréhensibles », il ne se laisse pascâliner ou cajoler.

D’après ces auteurs, dans la plupart des cas, une solutionheureuse est trouvée dans les « forces d’autoguérison inhé-rentes à la communication préverbale ». Mais, parfois, lescris, les pleurs semblent impossibles à arrêter. Il y a alorsrisque d’aboutir à un épuisement chronique, un manque desommeil, notamment chez une mère insécurisée, devant re-noncer au rêve d’être une mère parfaite (blessure narcissique,voire dépression avec inhibition des élans en direction dubébé) ; les compétences parentales seraient mises en échec,d’où risque d’abandon, voire de mauvais traitements. (M. Pa-pousek, 1996, p 120-121).

C’est pour ce genre de bébés et pour leurs parents queM. Papousek a créé une « plage de discussion pour bébéscrieurs », à Munich, où sont proposés évaluation, diagnostic,conseils et traitements : il s’agit de décharger » la mère tantsur le plan physique que moral, et de l’accompagner pour luipermettre de reconnaître des stimulations trop intenses de sapart, et de ne pas interpréter comme réactions de rejet ce quiest en fait réaction d’autorégulation de la part de son bébé. Ilest noté que les troubles les plus difficiles à traiter sont ceuxqui concernent les bébés dont la mère ou les deux parentssouffrent de troubles relationnels d’origine névrotique, maisaussi ceux qui présentent des troubles du sommeil importants[4,5].

Confrontés dans notre pratique de pédopsychiatre à desdemandes de plus en plus nombreuses de consultation pourdes nourrissons difficiles, nous avons noté que, si les consul-

tations demandées de façon précoce (avant le sixième moisdu bébé) correspondaient le plus souvent à ce qui est présentépar les auteurs précédemment cités, il existe aussi une popu-lation de bébés qui se présentent comme hyperexcitables,avec des troubles du tonus à type d’hypertonie, d’irritabilité,des pleurs fréquents, ces bébés donnent aux parents l’impres-sion de ne pas comprendre les besoins de leur enfant ; auxsignes précédents s’associent des refus de se blottir, un évi-tement du regard qui risque d’être vécu par la mère commeun signe de rejet, des refus d’alimentation ou de sommeil quisont interprétés comme des comportements agressifs de lapart de l’enfant.

Ceci conduit les parents à une difficulté à savoir répondresur le plan interactif avec une absence de dialogue décon-tracté, un déficit en éléments ludiques, une hésitation faceaux signaux émis par le bébé, un dosage inapproprié desstimulations et une réponse plutôt sur un plan rationnel.

Nous avons remarqué que, si ces enfants sont vus enconsultation précocement, les interactions mettent en évi-dence une hyperexcitabilité du bébé et une impossibilitéparentale à trouver une fonction de pare-excitation. Maislorsqu’on intervient un peu plus tardivement vers l’âge de18 mois, deux ans, le comportement constaté semble êtreorganisé sur un mode de réponse hyperactif, avec un défauttant des capacités de symbolisation que de l’aptitude rela-tionnelle et le diagnostic d’hyperactivité peut facilement êtreévoqué.

À plusieurs reprises, à l’occasion d’un suivi psychothéra-pique ou de consultation thérapeutique, nous avons vu appa-raître dans le discours, le plus souvent maternel, des élémentsd’un traumatisme ancien. C’est cette piste que nous voulonsexplorer, celle du lien éventuel d’une hyperexcitabilité dubébé qui pourrait devenir une hyperactivité lorsqu’il y atraumatisme dans l’histoire transgénérationelle. Le trauma-tisme, pour avoir un tel effet, doit posséder un certain nombrede caractéristiques, la plus évidente nous semble être celled’un deuil non élaboré et encrypté, selon un processus cher àAbraham et Torok [1,12].1

1 N. Abraham et M. Torok dans deux de leurs articles [1] introduisent lanotion de maladie du deuil qui conduit le sujet à conserver dans l’inconscientce que le « moi ne saurait figurer que comme un cadavre exquis, gisant

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Cette hypothèse semble proche de celle élaborée parM. Pollak Cornillot, dans une communication présentée aucongrès de la WAIHM sur « Spécificité du travail psychana-lytique dans les traitements parents-nourrissons » [11] etconcernant une population semblable.

1. Une observation clinique

« Quentin est un petit garçon de six mois qui, dès la salled’attente, présente un comportement impressionnant : ilgesticule sans arrêt, se dresse sur ses jambes qui soit seraidissent en prenant appui sur les genoux maternels,soit s’agitent dans le vide tels deux ressorts animés d’unmouvement perpétuel ; il glisse des genoux de sa mère,s’agite en direction d’objets qu’il ne prend pas, semblantpresque immédiatement diriger son attention ailleurs. Ilpassera la majorité de la consultation dans les bras desa mère. Lorsque épuisée, elle le tendra au père, cecin’amène aucun changement : Quentin perçoit-il mêmequ’il change de bras, cela n’est pas certain.Il m’est quasi impossible d’obtenir une fixation de sonregard, il ne m’évite pas, mais me balaye. Il ne se calmejamais, la prise du biberon elle-même n’entraîne aucunesédation : même à ce moment, comme durant toute laconsultation, il n’y a aucun échange de regard entre lebébé et sa mère. Quentin ne se fouit jamais, il rejète latête en arrière, recherche la position debout. Il se dresseseul par de violents coups de rein, attrape le biberonpour le mettre seul à la bouche.En revanche, ce que je peux percevoir de l’éveil psycho-moteur me semble bon : il change les objets de main,ébauche la préhension pouce–index ; lorsqu’il prend unobjet, il l’observe quelques secondes et l’agite violem-ment ce qui rend celui-ci rapidement dangereux.Le contact est possible, il réagit à l’appel de son prénom,l’insistance de ma part pour obtenir un contact visuelentraîne un léger arrêt de l’agitation et des pleurs, maisaucun retour de regard vers la mère même pendant laprise du biberon. C’est mon absence de mouvement etmon silence qui lui permettent de s’apaiser un peu avantde reprendre sa danse effrénée sur les genoux de samère.Les deux parents sont épuisés par ce bébé très différentde leur premier fils âgé de quatre ans, la nounou menaced’arrêter de le garder. Ils ne savent pas comment réagiravec lui et sont complètement désorganisés. Lors de cette

première consultation, il sera essentiellement questiondes problèmes médicaux dans les suites de la naissancede Quentin ; l’accouchement s’est mal passé, il a été trèslong, sans anesthésie péridurale, il a entraîné une bossesérosanguine très importante chez Quentin. Le service dematernité n’en aurait pas fait grand cas et, 15 joursaprès sa sortie, Quentin a présenté une fièvre importantequi, résistant aux antibiotiques, va entraîner l’hospitali-sation en pédiatrie avec la nécessité de perfusions. Cettemaman pleure en parlant de la souffrance de son fils etde son impuissance à l’empêcher.Je suis perplexe, après la consultation, je note : « petitbébé vu en consultation en compagnie de son père et desa mère, qui se met fréquemment en hyperextension, têteen arrière, il donne l’impression de ne jamais être bien,il est agité de mouvements incoordonnés et brutaux, iltend les bras vers des objets qu’il ne prend pas. Il s’agiteet crie beaucoup, les parents paraissent épuisés. Je notece que j’appelle une émotionnalité à fleur de peau de lamaman, elle pleure en évoquant une culpabilité de ne pass’être inquiétée plus rapidement à propos du céphalhé-matome comme le lui conseillaient les arrières grand-mères, trouvant que « ce n’était pas normal ». Je conclusavec de nombreux points d’interrogation en raison dupeu d’éléments psychiques qui me sont transmis lors decette consultation : dépression maternelle ? Hyperexci-tabilité ou hyperactivité chez Quentin avec détournementactif du regard maternel ? ».Compte tenu de l’éloignement de cette famille, je suisd’emblée conduite à ne proposer que des consultationsmensuelles, d’autant plus que la mère a repris sontravail. Après cette première consultation avec le père,elle viendra seule avec Quentin le plus souvent.Lors de la deuxième consultation, la situation est tou-jours aussi diffıcile, à deux éléments près : Quentin achangé de gardienne, la première ayant refusé de pour-suivre et Quentin a trouvé une nounou qui a dit à lamaman « On va bien y arriver » ; elle a supprimé leyoupala avec lequel il avait pris l’habitude de se dépla-cer depuis l’âge de cinq mois et demi et préfère le tenirdans ses bras. La maman va changer de travail pourobtenir des horaires plus adaptés à ses deux enfants.Quentin sur les genoux de sa mère ou calé à ses piedsm’apparaît toujours dans la même agitation, ponctuéede cris et de demandes perpétuellement insatisfaites. Lamaman, elle, s’installe plus confortablement dans lefauteuil. À un moment où elle a posé Quentin par terre etoù il s’agite en criant, je le prends sur mes genouxd’autant plus volontiers que sa mère est en train de meraconter sa propre enfance. Elle m’explique d’une voixégale qu’elle a vécu un énorme traumatisme dans sonenfance : son frère a été écrasé, sous ses yeux, par uncamion fou sur un trottoir, elle n’a dû son salut qu’auréflexe d’une commerçante qui l’a tirée par le bras danssa boutique, sa mère a été blessée. Lors de ce trauma-tisme, elle était âgée de sept ans et, depuis cette date, elle« prend soin » de sa mère.

quelque part en lui et dont il n’aura de cesse de rechercher la trace dansl’espoir de le faire revivre un jour ». Ceci conduit dans le cas de la perte d’unobjet narcissiquement indispensable à la constitution de ce que ces auteursappellent la crypte endopsychique ou encore le caveau : « Le deuil indicibleinstalle à l’intérieur du sujet un caveau secret. Dans la crypte repose, vivant,reconstitué à partir de souvenirs de mots, d’images, d’affects, le corrélatobjectal de la perte, en tant que personne complète avec sa propre topiqueainsi que les moments traumatiques qui avaient rendu l’introjection impra-ticable ».

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Au fur et à mesure qu’elle parle de cet accident, de sasouffrance et de son impossibilité à faire le deuil de cefrère, Quentin peut s’apaiser momentanément dans mesbras acceptant que je le tienne serré selon une destechniques préconisées par Brazelton avec les bébésdiffıciles.Nous décidons la poursuite des consultations thérapeu-tiques mère–bébé tous les mois seulement, pour desraisons de distance. Elle se poursuit encore actuelle-ment. Je ne relèverai que quelques éléments qui meparaissent fondamentaux.Quentin aura deux ans dans quelques jours, il est trèsdifférent : il joue avec des animaux, avec des petitesvoitures, il associe à ses jeux ses parents, son frère, sanounou, le petit garçon aîné en garde... Il parle, il faitdes phrases, se nomme depuis peu : pendant très long-temps il employait le prénom de son frère pour sedésigner. Dans la glace, il montre qu’il se reconnaît,mais ne se nomme pas encore. Il a des moments de calmeet aussi de colère quand on lui dit « non ». Il embrasseson nounours, les animaux, les autres enfants mais passes parents. Il est très attentif, observateur de ce qu’onfait autour de lui, vérifie dans le bureau qu’il retrouvetoujours ses objets favoris.Il emploie tous les petits mots dont L. Danon Boileau ditqu’ils marquent la valeur communicationnelle et expres-sionnelle du langage et qu’ils signent l’émergence de lacapacité de penser et de se penser : « a pu ’ ‘ encore ’ ‘non ».Savez-vous quel est le premier changement importantque la maman a pointé ? : « Nous nous regardons enfin !Quentin a 11 mois. » m’écrit-elle à l’occasion d’uneinterruption du suivi de son fait.Et enfin pour terminer une anecdote « contre-transféren-tielle ». Nous sommes à huit mois de thérapie, Quentin a14 mois, il joue à récupérer les morceaux d’un puzzle. Enfait, il s’agit d’une maman lapine en bois qui a desbébés, lapins jumeaux, dans son ventre, le tout enmorceaux. Quentin met dans un petit faitout à couvercleles morceaux des bébés qu’il récupère soigneusementtandis que sa mère me parle de la relation à son proprefrère, du morcellement de sa famille, du fait qu’elle n’ajamais eu de photos de son frère, que sa mère en a unegrande... qu’elle hésite à lui en demander une.Je suis admirative, compte tenu de la situation initiale,de la capacité de solitude de Quentin et aussi del’application de son jeu, il récupère avec soin tous lesmorceaux des bébés, les agite dans le faitout, les dis-perse et les rassemble à nouveau. Sa mère se plaint quepersonne n’a jamais pris soin d’elle, qu’elle doit tou-jours se débrouiller seule. D’ailleurs elle assume, elle atoujours assumé, je suis incapable de la moindre asso-ciation, aucune idée ne me vient. Après la consultation,au retour dans mon bureau, en rangeant le matériel, jeréalise que Quentin, à sa façon, soignait sa mère en luimontrant qu’il pouvait l’aider à rassembler les morceaux

dispersés, alors que moi je n’avais pu faire aucun lien,me contentant de lui proposer mon aide pour descendrela poussette dans l’escalier, ce à quoi elle m’avaitrépondu sa formule rituelle, « je me débrouille ». Laprise en compte dans un après-coup assez rapide, asso-ciée à la disposition des lieux, m’a permis de retrouvercette mère et Quentin dans le couloir, de leur faire partde ma compréhension de ce qui s’était passé et cettemaman a accepté que je l’aide à porter la poussette dansles escaliers...

Cette observation stimule la réflexion à plusieurs niveaux :• Tout d’abord elle rejoint d’autres constatations clini-

ques, tout spécialement celles faites à l’occasion deconsultations pour des troubles du sommeil : l’entretienavec la mère (ou les parents) fait souvent ressurgir, chezles parents, des traumatismes déjà anciens et qui,jusque-là, apparaissaient plus ou moins bien élaborés. Àl’occasion de la consultation, il y a résurgence del’événement traumatique avec une effraction émotion-nelle plus ou moins prononcée, qui fait penser que c’estcomme si ce bébé-ci venait réactiver chez la mère unenévrose traumatique.

Tout se passe, comme si cet enfant, soit en raison de sescaractéristiques personnelles, soit en lien avec des circons-tances événementielles, venait faire effraction dans le sys-tème de défense construit par les parents (ou par la mèreseule comme dans l’observation de Quentin), pour ne plusêtre aux prises avec le traumatisme initial qui avait inaugurél’organisation de la névrose traumatique. Celle-ci, qui étaitrestée jusque-là muette ou plutôt dont les éléments d’émer-gence n’avaient jamais pu être mis en lien avec le trauma-tisme, entraînerait chez le bébé une réponse symptomatiqueque nous appellerions psychosomatique et qui viendrait enquelque sorte extérioriser une souffrance parentale non re-présentée.

Cela nous conduit à revenir à la définition du trauma-tisme : actuellement, il s’agit d’une notion qui connaît uneinflation importante dans tout le domaine psychologique,inflation qui va de pair avec un flou de la définition utilisée etune utilisation généralisée du traumatisme comme explica-tion des troubles constatés. On a commencé par dire, àpropos de l’éducation des enfants, qu’il ne fallait pas lestraumatiser, puis on a poursuivi en disant que tout trauma-tisme, c’est-à-dire tout événement de vie un peu spectacu-laire, mérite ou a droit (c’est selon) à son psychiatre [15].

Dans l’un comme dans l’autre cas, c’est bien en référenceà la définition donnée par Freud en 1915, dans Lesconférences d’introduction à la psychanalyse » [6] : « Nousappelons ainsi une expérience vécue qui apporte en l’espacede peu de temps, un si fort accroissement d’excitation à la viepsychique que sa liquidation ou son élaboration par lesmoyens normaux et habituels échoue ».

Mais si on met bien en avant l’accroissement de l’excita-tion, il semble que l’on néglige souvent la dimension del’élaboration du traumatisme : élaboration qui peut être plus

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ou moins différée, plus ou moins retardée, mais qui le plussouvent n’entraînera qu’une simple étape critique du déve-loppement et non un bouleversement traumatique. Toute ex-périence ou événement de vie n’est pas un traumatisme etencore moins un psychotraumatisme [14].

2. Traumatisme et psychopathologie du bébé ?

Pour expliquer la psychopathologie chez le jeune enfant,plusieurs auteurs font référence au traumatisme, G. Schmit,[13] à propos des troubles du sommeil, préfère parler, lui,de microtraumatismes et il relève deux facteurs microtrau-matiques :

• la surstimulation, en lien avec l’angoisse de mort res-sentie par les parents, mais aussi avec l’incapacité pa-rentale soit à imaginer que leur bébé peut pendant untemps se passer totalement d’eux, soit la difficulté poureux de ne pas satisfaire immédiatement leur nourrisson ;

• l’enfant conflit, cette notion est classique qu’il s’agissede l’enfant conflit dans le couple, enfant qui ne peut êtresoumis à « la censure de l’amante »2 dont parlait M. Fainet D. Brunsweig ou enfant–conflit renvoyant au blocagede la capacité d’organisation d’une névrose infantileparentale, en raison des éléments transgénérationnels ouintrafamiliaux. Le microtraumatisme est là du côté duparent.

Nous avons retrouvé des éléments comparables dans lesétudes faites par S. Missonier, sur les reflux gastro-œsophagiens [8] : il fait du bébé selon les mots d’AnneBouchard « un étranger à demeure » qui vient occuper uneplace intermédiaire à cheval entre l’espace intrapsychique etextrapsychique parental. Cette situation unique entraîne se-lon lui, reprenant là B. Cramer « une effusion projective » quivient ébranler l’organisation psychique parentale et entraînersur le bébé des flux d’identifications projectives parentalesqui étaient jusque-là attachés à des objets internes ou desaspects du self. Dans le cas du reflux gastro-œsophagien, cesidentifications seront expulsives et annexantes et viendrontmuseler l’individuation du nouveau-né. S. Missonier relietout cela aux dépressions maternelles postnatales qui sont,dit-il, une catégorie nosographique générique encore impré-cise qui recouvre l’immense diversité des avatars du devenirmère. Il relie la réponse du bébé par un reflux gastro-œsophagien à un surplus d’excitation qui entraînerait unrefus d’incorporation en lien avec deux hypothèses possi-bles :

• soit la mère déprimée est indisponible pour accompa-gner avec empathie les sensations, les émotions et lesprojections de l’enfant ; elle lui donnera une alimenta-tion opératoire qui ne lui permettra pas d’introjecter la

première représentation d’une mère nourricière capablede contenir la pulsion orale. En régurgitant le nourrissonmimerait le rejet maternel ;

• soit au lieu d’être contenu par les parents, le nourrissondevient le réceptacle de leurs projections toxiques, lanourriture devient alors un corps étranger à expulser(c’est l’identification mimétique).

Lors de notre recherche bibliographique parmi les nom-breux articles concernant les effets des traumatismes préco-ces, celui de Romane Negri [10] qui parle des symptômesprécoces d’alarme et de la psychopathologie précocenous a particulièrement intéressés.

Avec elle, nous retrouvons des éléments proches de ceuxdont nous parlions dans notre observation et parmi les symp-tômes d’alarme qu’elle décrit, on retrouve des éléments sé-méiologiques de l’hyperexcitabilité de Quentin tel que nousl’avons décrite. Un point sur lequel elle insiste nous sembleparticulièrement important, c’est celui de la constatation deplusieurs symptômes et surtout leur caractère répétitif etprolongé, se traduisant par un grave manque de variabilité etde souplesse.

En revanche, nous avons eu parfois du mal à nous repérerdans les différentes classifications psychopathologiquesqu’elle fait des symptômes, elle utilise une terminologie peuclassique partant à la fois du DSM IV et de la classification0–3. Dans la corrélation qu’elle fait des symptômes d’alarmeet des cadres psychopathologiques, elle retrouve l’hyperex-citabilité soit dans les troubles du déficit de l’attention–hyperactivité qu’elle dénomme DDAI, soit dans les troublesde la somatisation.

Dans le premier, elle interprète l’expression psychopatho-logique comme un déficit d’intégration de l’enveloppe peaude la fonction maternelle, ce qui entraînerait chez l’enfantdes angoisses de fragmentation extrêmement primitives quile conduiraient à se construire « une deuxième peau ». Pour laconstitution de celle-ci, l’appui sur un objet interne capablede le soutenir serait remplacé par une fragile indépendancede type musculaire, résultat d’une utilisation omnipotente etactive du bagage sensoriel et mental servant à « se tenirensemble ». La description des symptômes, insistant sur lecaractère défensif de l’hypertonie distale et de l’agitationmotrice pour surmonter le danger, associé à une attituded’autosuffisance totalement inadaptée, comme prendre lebiberon seul, rejoint les éléments de notre observation. Ro-mane Negri insiste sur le caractère d’omnipotence de cesmanifestations conduisant à la seconde peau de Bick quiserait responsable du caractère bidimensionnel et de l’adhé-sivité sous-jacente de ces bébés.

Dans les troubles de la somatisation, elle insiste sur l’exis-tence de symptômes d’alarme dans le domaine somatique,pouvant aller jusqu’à la pathologie psychosomatique, maiselle y associe aussi des troubles entrant dans le domaine del’hyperexcitabilité (irritabilité, agitation motrice). Elle lerapproche sur le plan psychodynamique du déficit de l’atten-tion et de l’hyperactivité, à la fois dans la dimension d’omni-potence de l’enfant, dans la pauvreté de la pensée symboli-

2 Celle-ci correspondrait, selon ces auteurs, à la capacité de la mère de sedétacher de la préoccupation quasi-exclusive de son nourrisson pour réin-vestir ses propres intérêts libidinaux et ainsi retrouver une possibilité derelation amoureuse.

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que et la composante dépressive importante. Nous avons étéintéressés par l’importance qu’elle donne dans ce type detroubles à « la connivence de l’enfant aux besoins incons-cients de sa mère » en lien avec la situation d’immaturité dunourrisson qui ne peut réaliser l’intégration psyché-soma quepar la capacité contenante maternelle.

3. Traumatisme et hyperactivité

Ainsi les troubles psychopathologiques présents chez lebébé peuvent être rapportés à ce qui, dans la relation à lamère, peut faire traumatisme pour ce bébé. L’observation deQuentin nous apparaît pouvoir illustrer la dimension trans-formationnelle qui relie ce traumatisme du bébé à une formeparticulière de traumatisme constitué dans l’enfance de lamère.

Face à un nourrisson comme Quentin, c’est l’inquiétudequi domine. A posteriori, je dirais que ma première réaction aété pour moi un signal d’alerte : bien que n’ayant aucun doutesur le caractère non psychotique de cet enfant, j’ai été in-quiète sur son devenir, sur les possibilités d’aide thérapeuti-que pour cette mère et ce bébé, (je sentais le père un peu àl’écart, même s’il s’efforçait d’aider comme il le pouvait).

En fait, presque paradoxalement, c’est la révélation dutraumatisme subi par la mère dans son enfance qui m’apermis d’entrevoir une possibilité thérapeutique. Il ne s’agitpas du tout de la possibilité de levée d’un quelconque secretou même de verbalisation, mais de celle d’un lien possibleentre un comportement essentiellement moteur de l’enfant etun contenu psychique de la mère. Ainsi ce qui jusque-là nem’apparaissait que sous la forme comportementale,pouvait-il être abordé de façon psychique.

Qu’a-il de spécial ce traumatisme ? Sa première caracté-ristique est d’être resté identique à l’événement, comme àl’abri de toute élaboration psychique. Pour dire cela, je m’ap-puie sur deux éléments contre-transférentiels : lorsque cettemaman me l’a dit (j’emploie à dessein ce verbe simple, car iln’y a pas de récit), j’ai vu la scène et j’aurais pu crier, criqu’elle-même ne se souvient pas avoir poussé, mais à proposduquel elle ajoute de la même voix sans affect apparent : « Detoute façon, on m’a demandé mon manteau pour couvrir monfrère », ce qui me fait frissonner et me sidère.

On est là face à un traumatisme sidérant (1994) dont ilparaît important de considérer la spécificité. Qu’est-ce quifait qu’un traumatisme est sidérant ?

• sa brutalité et sa violence, mettant en jeu la vie et lamort ;

• mais aussi l’impossibilité que des perceptions sensoriel-les, émotionnelles et représentatives se rejoignent. Onne peut qu’en rester à des stimulations brutes de nossens ;

• la sensation de passivité et d’impuissance de celui quiest pris dans l’événement traumatique.

Dans cette observation c’est bien à un tel traumatisme quenous sommes confrontés, et de nombreuses années plus tard,

le récit que cette mère en fait nous la montre comme anesthé-siée ou hypnotisée face à une image qui ne peut prendre sens.Les différents aspects du traumatisme sont clivés, ce quipermet de les dénier, de les projeter ou de les désaffectiverpar clivage et ainsi d’entrer dans le domaine de la névrosetraumatique où il y a répétition à l’identique et non-élaboration.

Lors de la naissance du second enfant, cette constructionpsychique a été mise à mal et la représentation traumatique aété réactivée :

• l’accouchement s’est déroulé dans des conditions an-goissantes avec des difficultés d’expulsion qui ont en-traîné l’utilisation des forceps et un aspect physique« endommagé ». Quentin présente une bosse sérosan-guine qui nécessitera un traitement (perfusions épicrâ-niennes) qui est visuellement comparable aux manœu-vres de réanimation mises en œuvre pour le frère mort ;

• de plus, il s’agit du « petit frère », terme employé pour ledésigner en référence à l’aîné et analogue à celui que lamère emploie dans son discours spontané pour désignerl’enfant mort.

La représentation traumatique redevient alors active et,dans un premier temps, seule la douleur peut consciemmentréapparaître et c’est ce dont la mère parle spontanément àpropos de Quentin : « Je ne me pardonne pas de l’avoir laissésouffrir ». À ce propos, si l’on prend au pied de la lettre lediscours de cette maman, on peut peut-être imaginer que letraumatisme qu’elle a subi dans son enfance et la violence dela douleur qu’elle a ressentie à ce moment-là, l’ont empêchédes années plus tard d’entendre la souffrance de son fils.

À ce stade, il nous semble important de nous poser laquestion suivante :

Est-ce la mère qui, pour ne pas aller plus loin dans cettedouleur réveillée, induit chez Quentin un fonctionnementhyperactif qui ramène à des composantes sensoriellesbrutes non intégrées

ou

est-ce Quentin qui, dans un effort pour se déconfusionnerd’avec l’oncle mort (la douleur suscitée chez la mèrerisquant d’entraîner une confusion des deux images, semanifeste dans une activité uniquement sensorielle querien ne peut faire cesser (Bourrat) [3]) ?

L’hyperactivité motrice de Quentin renvoie sans doute à lapossibilité de « se sentir exister » par le mouvement indépen-damment du regard de la mère. Mais seul ce dernier [2]permettrait une véritable intégration de la double compo-sante tonicomotrice sensorielle et l’image de soi dans lemiroir, comme l’avait explicité Lacan dans le stade du miroir,entre 6–8 mois, une possibilité de jonction entre la perceptiontonique–motrice liée au jeu ligamentomusculaire et une pro-toreprésentation de soi. Le temps ultérieur, pour lui, étant leretour vers le visage maternel à la recherche du sourire,témoin du désir maternel, ce qui fera dire plus tard à Lacan

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que la première identification est un leurre. À partir de monpropre vécu contre transférentiel, je suppose chez cette mère,une impossibilité d’intégration des composantes sensoriellesprimaires qui, en raison de son propre traumatisme infantile,en restent à l’état brut.

Un autre élément paraît intéressant et fera le lien avec lepoint suivant : c’est l’intensité du mouvement que présenteQuentin comme s’il remplaçait le plaisir que procure lamaîtrise du mouvement par l’intensité de l’agitation. Nepourrait-on pas rapprocher cela du vécu maternel qui aucours des séances dira : « Peut-être que ce que je ne pardonnepas à ma mère, c’est d’avoir lâché mon frère, moi je ne croispas que je l’aurais lâché ». Ce qui renvoie aux galériensvolontaires de G. Swec, mais aussi aux traumatismes encreux de B.Golse [7].

Nous voudrions encore aborder un point clinique avant determiner par la thérapeutique : il est assez habituel de dire queles troubles du nourrisson sont en rapport avec un vécudépressif de la mère. Or notre expérience des enfants conçusdans des situations de deuil et en particulier de deuil d’enfant,ne renvoie pas du tout à la même symptomatologie, commel’illustre une brève vignette clinique :

Nelly est la septième enfant d’une famille, conçue trèsrapidement après la mort subite du bébé qui la précé-dait, décédé à l’âge de deux mois dans son berceau àproximité de toute la famille. Elle a été vue dans le cadred’une recherche concernant les enfants conçus après unbébé mort de mort subite du nourrisson. La séquenced’observation que nous allons rapporter se situe alorsqu’elle est âgée de trois mois. Nelly est souriante, vive,active ; assise sur les genoux de sa maman, elle explorel’environnement du regard. Cependant jamais son regardne croise celui de sa mère qui la tient pourtant trèsconfortablement. Même pendant la tétée qui donne uneimpression de détente, jamais Nelly ne regardera samère ; cette dernière le perçoit et essaie d’obtenir unregard en l’élevant en face d’elle, c’est peine perdue,Nelly fixe désespérément un ruban de la robe maternelle.La mère, manifestement mal à l’aise par rapport à cetéchec, me la tend et part fermer une fenêtre. J’installeNelly contre-moi, tournée dans la direction où sa mère adisparu et lui parle d’elle. Sa mère revient en portant unjouet du berceau. Confortablement installée contre moi,Nelly commence à répondre aux sollicitations de samaman, pour finir par la regarder et rire aux éclats.Cette séquence terminée et Nelly couchée, sa maman medira qu’elle est déprimée, que Noëlle, le bébé perdu,revient sans arrêt dans sa tête quand elle joue avecNelly : « c’est le même regard, elles sont pareilles, ellesse ressemblent et elle ajoute « Vous allez me croire folle,hier je suis allée au cimetière, et je n’ai pas arrêté del’appeler Noëlle ». Elle me montre alors des photos etdes vêtements de Noëlle qu’elle ne peut pas mettre àNelly et commence verbalement une série de différencia-tions et de confusions.

Lors de la recherche concernant des enfants conçus aprèsune mort subite de nourrisson (Bourrat) [3], nous notons àpropos des enfants subséquents : « avant l’acquisition de lamarche, s’ils présentent une intense activité motrice, c’est enmaintenant un lien de dépendance à la mère. Ainsi ils n’uti-lisent pas cette précocité motrice pour se déplacer mais poursolliciter les parents. S’ils se détournent du visage maternel,c’est pour montrer une grande capacité à investir l’environ-nement, se montrant particulièrement attentifs au regardd’autrui ». Ce qui empêche Nelly de regarder sa mère, cen’est pas tant la dépression maternelle, que la constatation dela présence de l’autre bébé qui occupe tout le psychismematernel et donc le regard.

Dès la marche acquise, le regard s’accroche à la mère etdevient hyper vigilant à son égard, ce regard intentionnelprend une grande place dans les interactions et remplit plu-sieurs fonctions : non seulement l’enfant regarde sa mère,mais il la contrôle à l’instar de ce qui s’est passé pour lui lespremiers mois, il obtient ainsi son regard à son endroit.

C’est plus par le regard que par la motricité que l’enfantdans cette situation se sent exister. Pourquoi une telle diffé-rence alors qu’on pourrait parler là aussi de traumatisme ?C’est le cœur même de l’hypothèse de cet article.

À notre avis, dans notre observation principale, celle deQuentin, le fait que le traumatisme soit survenu dans l’en-fance du parent, qu’il n’y ait eu personne pour aider cetteenfant immature à construire cet événement traumatique, àen faire un souvenir, puis une histoire3 est un élément central.Cette mère n’a dû sa survie psychique qu’à sa capacité àenfouir de façon cryptique les éléments de son histoire trau-matique, éléments restés identiques et non liés à des repré-sentations. Elle possédait à l’intérieur de son psychisme lescomposants sensoriels, émotionnels bruts, les images visuel-les, séparées, privées de tout lien permettant un travail asso-ciatif, en fait, elle se présentait comme une mère « crypti-que » pour son nourrisson. C’est la situation traumatique dela naissance de Quentin qui est venue fonctionner comme ledeuxième temps du trauma, celui qui libère des contenus quenous appellerions de façon analogique des « signifiants énig-matiques ». Face à ces derniers, le nourrisson ne peut qu’êtreenvahi par des identifications projectives, en lien avec desaffects bruts et non liés, en rapport avec le traumatismeinitial. Il se trouve alors, à la fois hyperstimulé par cescomposants venant de la mère, privé de pare-excitation, maisaussi en situation de « réanimer psychiquement » sa mère,sous peine d’être aspiré dans la crypte du traumatisme.

Dans la dépression maternelle, il s’agit davantage de l’ef-fet d’un visage vide, sans expression émotionnelle, analogueà l’expérience du still-face ; dans ce cas, le bébé s’agite, crie,essaie d’obtenir l’attention. Il peut y avoir temporairementhyperexcitation, mais face à l’absence de possibilité d’obte-nir une réponse d’intérêt de la mère, le bébé rentrera dans le

3 Cet élément, à savoir l’impossibilité en raison de l’immaturité de sedétacher de l’événement pour construire un récit, fait sans doute partie aussides caractéristiques des traumatismes sidérants.

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retrait et l’atonie, car il n’y a pas ces signifiants énigmatiquesqui, eux, par l’excitation qu’ils entraînent, hyperstimulentl’enfant et le conduisent vers l’hyperactivité comportemen-tale seul moyen de décharger le trop plein de cette excitationimpensable.

Pour conclure nous insisterons sur l’importance d’untraitement précoce qui devrait permettre aussi d’explorerles hypothèses que nous proposons sur la constitution dusymptôme hyperactivité. Ce qui n’est pas sans difficultés.

En tout premier lieu, il faut signaler un risque majeur,celui de fuite dans la guérison, qu’il s’agisse de celle qui estopposée au clinicien très rapidement après le début de la priseen charge, ou de celle apportée par la marche qui, par l’auto-nomisation de surface qu’elle donne à l’enfant, rend moinsdifficile les interactions, les parents ayant moins besoin de« comprendre » les désirs du bébé. On voit bien, dans cesdeux situations, la conjonction des désirs de tous d’échapperà la reviviscence d’un traumatisme à l’intérieur du lien thé-rapeutique, il y a là effet conjoint mère (père) bébé pour seprotéger mutuellement. Ceci impose au thérapeute une trèsgrande vigilance lorsqu’il y a énonciation d’un traumatismesidérant tel que nous l’avons caractérisé ; on est dans ce typede situation à mi-chemin du traitement d’une névrose trau-matique et de celui de l’approche psychothérapique du fan-tôme tel que l’aborde Claude Nachin4 [9]. Cet état traumati-que au sens strict du terme vient bloquer les possibilitésd’élaboration psychique et l’élaboration s’arrête alors à unpartage d’affects (souvent d’horreur) sans qu’une véritablecirculation représentative puisse se mettre en route. Pourlutter contre ces difficultés, il est important « d’utiliser » lebébé dans un traitement conjoint mère–bébé.

3.1. Quelle place doit tenir le bébé dans ces traitementsmère–nourrrisson ?

De notre point de vue, le bébé a une place très importante,tout d’abord dans la possibilité de sortir la mère de son état de« figeage » entraîné par le traumatisme en pratiquant uneréanimation maternelle. La mère est atteinte dans sa fonctionpare-excitante et ne peut que laisser le bébé décharger sonexcitation dans sa symptomatologie d’hyperactivité. La priseen charge thérapeutique va permettre le développement d’un

espace de partage émotionel mère–bébé qui pourra devenirsecondairement un espace de parole, dans lequel vont pou-voir se développer les liens psychiques de cet enfant avec sesparents. C’est par leur étonnement sur le comportement deleur bébé que les mères comprennent le mieux ce qui est entrain de se jouer. Cette brève séquence d’une séance alors queQuentin a 19 mois en témoigne : après un épisode d’opposi-tion où la mère lui a dit non, Quentin boude longuement, puisva trouver un moyen de renouer un jeu avec sa mère, il placele landau de la poupée entre eux deux, il y installe son ours« doudou » auquel il accroche sa tétine. Il va alors développerun jeu où il alterne jeu avec le bébé de la poussette et jeuidentique avec son ours doudou. À différentes reprises ilsollicite sa mère pour qu’elle s’occupe alternativement desdeux. La mère commente : « il ne joue jamais comme ça à lamaison », elle rit et ajoute « je ne le connais pas commecela ». Quentin est très détendu, il chantonne, ponctue son jeude commentaires, il passera ensuite à un jeu avec le biberonqu’il remplit de petits morceaux de bois, il les agite à l’inté-rieur, fait admirer le biberon rempli à sa mère, et le verse enponctuant de « a pu », « encore ». C’est à travers ce jeu quevont se faire jour à la fois des possibilités d’élaboration dutraumatisme mais surtout la possibilité d’une dimension demalléabilité du psychisme maternel qui évitera la répétition àl’identique des images traumatiques, et permettra un nou-veau jeu identificatoire.

Comme nous l’avons déjà écrit [3] à propos des mèresendeuillées et des enfants subséquents, dans notre observa-tion, Quentin vient réanimer l’enfant mort et ainsi permettreà la mère un travail de deuil jusqu’alors impossible : il permetde faire glisser deux images, celle du petit frère mort et lasienne, qui, dans la collusion traumatique, se superposeraientde façon à se confondre identiquement pour montrer qu’ellesse ressemblent, mais qu’elles se différencient dans un travaild’identité.

Alors, bien sûr, une hirondelle ne fait pas le printemps, etune observation ne fait pas la théorie, mais à travers le travailqui se poursuit avec Quentin et sa maman, nous avons l’im-pression d’avoir permis à ce petit garçon de se constituer uneenveloppe psychique qui le protége de l’hyperactivité. Agéde deux ans et demi, Quentin a été scolarisé à la rentrée et samaîtresse, si elle insiste sur les difficultés de Quentin à joueravec les autres (difficultés qui témoignent que tout n’est pasrésolu), insiste sur sa capacité à mener un travail de triage àson terme, « ce qui est une compétence très rare pour desenfants de cet âge et à cette période de l’année » je la cite.

C’est ce qui nous incite à proposer à titre d’hypothèse,qu’un traumatisme sidérant, et tout spécialement celui surve-nant dans l’enfance d’un parent, va pouvoir entraîner unehyperexcitabilité qui, si rien n’est entrepris, fera le lit del’hyperactivité de l’enfant.

Références

[1] Abraham N, Torok M. « L’écorce et le noyau ». Flammarion 1987:229–51 259-275.

4 Dans la suite des travaux de N. Abraham et M. Torok, C. Nachindéveloppe la place du fantôme dans les problématiques transgénérationnel-les : « Le fantôme habite dans le ça, la part de l’inconscient de son porteurqui correspond à l’introjection originelle de la topique de la mère ; Il necorrespond ni à un refoulement dynamique, ni à un déni, mais à une lacunedans la constitution de l’inconscient primaire pour laquelle on pourraitréserver le terme de forclusion ». Il insiste sur la complexité d’un tel facteurdans l’histoire transgénérationnelle : « Ce qui est innommable pour le parentest impensable pour son descendant ou se heurte à des angoisses sans nom età des symptômes corporels bizarres. » Pour le traitement il insiste sur le faitqu’il ne suffit pas de repérer un fantôme mais qu’il convient de bienconnaître les difficultés inhérentes à ce type de traitement, l’horreur suscitéepar le fait de briser un secret, le danger de porter atteinte à une intégritémême fictive, la lacune du dire, et le besoin de données provenant del’entourage

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[2] Bourrat MM. « Excitation : facteur de violence ou facteurd’intégration du moi ? ». Neuropsychiatrie de l’enfance et del’adolescence 2002;50:429–33.

[3] Bourrat MM. « La tombe était vide. Travail du deuil et mort subite dunourrisson ». Évolution psychiatrique 1994;59(4):693–704.

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[5] Debray R. Bébés, mères en révolte. Paris: Païdos, Le Centurion; 1987.

[6] Freud S. « Les Conférences d’Introduction à la Psychanalyse ». 1915.

[7] B. Golse. « la psychanalyse de l’enfant a-t-elle un quelconque rapportavec la sexualité ? Psychiatrie Française, Vol. XXIX 3/98, nov, p148-158.

[8] Missonnier S. « Je régurgite donc je suis », psychosomatique et refluxgastro-œsophagien. Devenir 1999;11(no 3):51–84.

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[12] Puyuelo R. « J’aurais pas dû naître »... un au-delà du trauma in « Lenourrisson savant une figure de l’infantile ». Collection de la SEPEA2001:57–85.

[13] Schmit G, Schmaltz V. Troubles du sommeil et microtraumatismes.Nervure mars 1996;IX(2):56–64.

[14] Le Bébé et les traumatismes. Bulletin du groupe WAIMH francoph-one juin 2001;8.

[15] Dossier « Les traumatismes précoces ». Nervure mars 1996;IX(2):27–55.

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