Interprétation du droit international Bachand

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  • 8/4/2019 Interprtation du droit international Bachand

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    Linterprtation en droit international :Une analyse par les contraintes

    Rmi Bachand1

    En ce tournant du XXIe sicle, force est dadmettre que le constat que faisaient les ralistesdanois au cours des annes 40 est maintenant devenu gnralement accept. cette poque, AlfRoss2 et Max Srensen3 cherchaient montrer que la nature imprcise du langage rendaitimpossible linterprtation et lapplication des rgles dun trait grce une analyse strictement gramatico-linguistique et quil fallait aussi, pour comprendre le raisonnement dun tribunal,considrer des facteurs tels que lidologie et autres considrations politiques, conomiques,sociales, techniques, religieuses ou autres 4, tout autant que ses prjugs personnels, sessympathies et antipathies, ses caprices et intrts personnels, en bref, tout ce qui, dans descirconstances particulires, peut psychologiquement influencer sa dcision 5. Deux dcenniesplus tard, cest partant dun constat semblable, mais anims cette fois dune flamme militante enfaveur de la promotion de la dignit humaine fonde dabord et avant tout sur le respect desliberts civiles que les membres de lcole de New Haven proposrent de corriger et dinterprterles contradictions ou lacunes du droit en prenant en considration cette dignit humaine6.

    Deux annes aprs la parution du livre de McDougall, Laswell et Miller, la Commissiondu droit international sentend enfin sur ce qui deviendra la Convention de Vienne sur le droit destraits. Un lment doit tre rappel pour comprendre compltement la formulation des articles31 et 32 qui concernent linterprtation : les rdacteurs se devaient alors de grer lhritage deplusieurs dcennies de dbats sur la meilleure mthode utiliser pour interprter un trait. cemoment, un constat simposait : aucune des trois mthodes (textuelle, subjectiviste ettlologique) gnralement proposes pour interprter les traits ntait adquate pour remplircette tche. En effet, si la mthode textuelle est inefficace cause de lindtermination dulangage, la mthode subjectiviste lest tout autant parce la volont commune des parties est soitinexistante ds le moment o apparat un diffrend entre eux7, soit impossible trouver,notamment du fait quon ne sait pas auprs de quel organe on doit chercher celle-ci. La mthodetlologique, enfin, doit galement tre exclue parce que les parties peuvent avoir t endsaccord au sujet de lobjet du trait ds le moment de sa ratification. Bref, cest avec ces

    1 Lauteur est candidat au doctorat en droit international lUniversit Paris 1 (PanthonSorbonne) et membre du Centre dtude sur le droit international et la mondialisation lUniversit du Qubec Montral. Les commentaires peuvent lui tre envoys ladressesuivante : [email protected] Voir : A. Ross, A., Towards a Realistic Jurisprudence: A Criticism of the Dualism in Law , 1946et :A Textbook of International Law: General Part, 1947.3 M. Srensen, M.,Les sources du droit international, 1946.4 Ross, A., Towards a Realistic Jurisprudence, supra note 2, aux pp. 141-142 [notre traduction].5Ibid, la p. 144 [notre traduction].6 M. McDougall, H. Laswell, et J. Miller, The Interpretation of Agreements and World PublicOrder: Principles of Content and Procedure, 1967.7 Comme la dj fait remarquer Eric Beckett, le recours la volont commune des parties estirraliste dans la mesure o il est presque certain que le diffrend portera sur un lmentnayant pas t imagin par [les parties] : Observations des membres de la Commission sur lerapport de M. Lauterpacht , 43 :1A.I.D.I. (1950) 435, aux pp. 437-438 [notre traduction].

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    msententes en toile de fond que les rdacteurs ont fini par sentendre sur une formule hybride,quon pourrait qualifier d clectique dominante textuelle et dont la formulation, bienconnue, est la suivante :

    Art. 31 Rgle gnrale dinterprtation

    1. Un trait doit tre interprt de bonne foi suivant le sens ordinaire attribueraux termes du trait dans leur contexte et la lumire de son objet et de son but.2. Aux fins de linterprtation dun trait, le contexte comprend, outre le texte,prambule et annexes inclus :

    a) tout accord ayant rapport au trait et qui est intervenu entre toutes lesparties loccasion de la conclusion du trait ;b) tout instrument tabli par une ou plusieurs parties loccasion de laconclusion du trait et accept par les autres parties en tant quinstrumentayant rapport au trait.

    3. Il sera tenu compte, en mme temps que du contexte :a) de tout accord ultrieur intervenu entre les parties au sujet delinterprtation du trait ou de lapplication de ses dispositions ;b) de toute pratique ultrieurement suivie dans lapplication du trait parlaquelle est tabli laccord des parties lgard de linterprtation du trait;c) de toute rgle pertinente de droit international applicable dans lesrelations entre les parties.

    4. Un terme sera entendu dans un sens particulier sil est tabli que telle taitlintention des parties.

    Art. 32 Moyens complmentaires dinterprtationIl peut tre fait appel des moyens complmentaires dinterprtation, etnotamment aux travaux prparatoires et aux circonstances dans lesquelles le traita t conclu, en vue, soit de confirmer le sens rsultant de lapplication de lart.31, soit de dterminer le sens lorsque linterprtation donne conformment lart.31 :

    a) laisse le sens ambigu ou obscur ; oub) conduit un rsultat qui est manifestement absurde ou draisonnable8.

    Si on peut parler dapproche clectique dominante textuelle, cest videmment parceque la premire tape consiste chercher le sens clair des mots (mthode textuelle), mais quecelui-ci doit tre analys en fonction du but et de lobjet du trait (mthode tlologique). Deplus, si cette tape laisse le tribunal sur limpression que le rsultat est absurde ou draisonnable,dautres outils peuvent tre utiliss tels que les travaux prparatoires, hautement associs lamthode subjectiviste puisquils servent dabord et avant tout identifier la volont des parties.Si, durant une courte priode, les internationalistes ont sembl satisfaits de ces articles, unmalaise est rapparu assez rapidement par la suite. En effet, si aucune des mthodes ne semblaitadquate comme paradigme unique, leur association hirarchise ne pouvait quaccrotre le

    8Convention de Vienne sur le droit des traits, 23 mai 1969, 1155RTNU354 (entre en vigueur :27 janvier 1980), art. 31 et 32. Larticle 33 qui fait aussi partie de la section sur linterprtationdes traits traite de linterprtation en deux ou plusieurs langues. Nous ne lavons toutefois pasreproduit cause de son importance moindre pour notre propos.

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    problme. En effet, en plus des msententes possibles sur le sens donner aux termes du trait enfonction du but et de lobjet du trait, des diffrences dapprciation peuvent dsormais mergersur la question de savoir si le rsultat est draisonnable, ce qui permet lutilisation dune mthodesubjectiviste, via le recours aux travaux prparatoires.

    Bref, cest maintenant la presque totalit des internationalistes qui affirme que lutilisation

    des rgles par dduction ne suffit pas pour rsoudre un problme ou un diffrend juridique. Il estdsormais commun de lire que le choix de telle ou telle mthode est dict par les circonstancesbien plus que par des positions doctrinales prtablies 9, que linterprtation est une activit aumoins semi-discrtionnaire 10, que linterprtation des traits prsente un caractreindiscutablement crateur 11, voire que dans la plupart des cas, la dcision sur lissue dulitige prcde la motivation, qui a pour seule fonction de justifier la solution dcouverte pardautres moyens 12. Enfin, lanalyse dveloppe par David Kennedy13 et Martti Koskenniemi14est dsormais bien connue. Pour eux, la nature imprcise du langage nexplique pas elle seuleles problmes relis linterprtation des traits. Pour eux, ce problme rside dans le fait quchaque argument ou mthode hard ou apologiste (fond sur le consentement, la volont destats) peut en tre oppos un autre de nature utopiste ou soft (reposant sur des lments extra-juridiques tels que la justice ou lquit).

    Ce qui est marquant dans cette tendance doctrinale des trente dernires annes, cestqualors que tous sentendent pour dire que des lments idologiques, politiques voireidiosyncrasiques influencent la faon dont les tribunaux rendent leur jugement, nul na tent dethoriser vritablement cette intrusion que font ces lments extra-juridiques dans le droit. Biensr, certains ont tir certaines leons de ce constat et cherchent expliquer comment les tatsvont construire leur argumentation juridique15 ou encore que cette indtermination fait en sorteque le droit devient la rgle telle quinterprte par le plus fort16, la faon dont les tribunauxconstruisent leurs raisonnements demeure en grande partie inexplore et plusieurs questionsrestent en suspend. Ce texte constitue une premire bauche dun projet de recherche qui tente decerner les variables extra-juridiques expliquant ces dcisions. Nous y prsenterons dabord (partie1) notre cadre thorique dont largument repose sur lide que des contraintes de diffrente natureempchent les tribunaux de rendre leurs jugements en fonction de leur seule subjectivit. Cescontraintes sont de quatre types et seront qualifies de contraintes idologiques (partie 2),juridiques (partie 3), de contraintes de lgitimit juridique (partie 4) et de lgitimit substantive(partie 5).

    9 P. Daillier, et A. Pellet,Droit international public, 7e dition, 2002, la p. 265.10 D. Simon,L'interprtation judiciaire des traits d'organisations internationales: Morphologiedes conventions et fonction juridictionnelle, 1981, la p. 143.11 J. Verhoeven, J.,Droit international public, 2000, la p. 418.12 Simon, supra note 10, la p. 137.13 Da. Kennedy, Theses about International Law Discourse 23 G.Y.I.L. (1980) 353 et TheSources of International Law 2Am. U.J.Intl L., (1987) 1.14 M. Koskenniemi, From Apology to Utopia : The Structure of International Legal Argument,2005.15 Par exemple, M. Koskenniemi pour qui les tats opposent constamment des argumentsapologistes des arguments utopistes, et vice versa : ibid.16 C. Miville,Between Equal Rights: A Marxist Theory of International Law, 2005.

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    Lanalyse par les contraintes

    Lanalyse effectue ici sinspire de celle de Duncan Kennedy17 qui tente de comprendre ce quiempche les juges tats-uniens de rendre des jugements en fonction uniquement de leursprfrences politiques et idologiques. Kennedy soutient la thse selon laquelle une partie du

    droit produit par le pouvoir judiciaire au moment de la dcision peut tre mieux dcrite commetant un choix idologique soutenu par un discours qui nie fortement lexistence de ce choix, etsoutenu par des acteurs dont plusieurs sont de mauvaise foi 18. Pour lui, il existe un certainnombre de contraintes qui font obstacle de tels jugements, contraintes que Kennedy thoriseselon deux typologies diffrentes. Selon lui, il existerait dabord deux types de contraintestextuelles, savoir des contraintes non-embarrasses par la rgle 19 et les contraintes par letexte 20. Un second type de contraintes se superpose celles-ci, savoir des contraintesinternes21 et des contraintes externes22. Une fois ces contraintes prises en compte, resterait encoreune certaine place pour la subjectivit du juge, subjectivit qui sera utilise afin de faire lapromotion de valeurs politiques et idologiques.

    Lanalyse de Kennedy est pntrante et russit convaincre de limportance desprfrences politiques et idologiques des juges dans la vie juridique tats-unienne. Cependant,concernant les contraintes qui rduisent la marge de manuvre de la magistrature, lanalyse estextrmement rapide (tient sur deux pages) et reste tre dveloppe. Notamment, Kennedynexplique pas comment sarticule la relation entre les deux typologies de contraintes et commentcelles-ci se forment concrtement. De plus, si la thse principale consiste souligner la place deschoix (conscients) idologiques des juges, la place de lidologie comme lment influenantinconsciemmentcelui-ci nest pas voque, pas plus que le rle de cette mme idologie dans laformation de la conscience de lauditoire qui constitue les contraintes externes voques.

    Cela dit, lanalyse par les contraintes de Kennedy est pertinente pour dpasser la seuleanalyse de lindtermination du droit et de la texture ouverte des rgles qui ne russissent pas rpondre aux questions souleves prcdemment. Elle nous ouvre en effet la porte unecomprhension plus profonde de linterrelation entre la socit et le tribunal quelle influenceautant dans ses valeurs et son apprciation idologique de ce que devrait tre le droit queparce que celui-ci voudra garder sa lgitimit devant elle. Surtout, elle vite le problme majeurde la dichotomie entre normes dtermines et indtermines et qui laisse croire quon peutobjectivement tablir que dans certaines situations, la rgle est suffisamment claire pour diriger le juge en direction dune dcision prcise alors qu dautres moments, elle est indtermine etpermet au tribunal de statuer en fonction de critres personnels et extra juridiques.

    17 Du. Kennedy,A Critique of Adjudication (fin de sicle), 1997.18Ibid, la p. 4 [notre traduction].19 Qui surviennent lorsque deux versions des faits sopposent, qu chacune, une rgle clairepourrait tre applique par dduction pour donner un rsultat faisant consensus, et que le travaildu juge se rsume choisir entre les deux versions.20 O la rgle sapplique de faon tellement vidente que le juge doit rendre une dcision qui lelaisse insatisfait. Face cette insatisfaction, il tente par tous les moyens den arriver un autrersultat mais ny parvient pas.21 Qui incitent le juge rendre un faire le meilleur raisonnement juridique, ses propres yeux.22 O ce sera maintenant le jugement de son auditoire qui lincitera rendre le meilleurraisonnement juridique possible.

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    Les contraintes idologiques

    Le premier type de contraintes considrer est de nature idologique. Ces contraintesidologiques se distinguent des autres parce quelles sont les seules tre transversales ,cest--dire sexerant chaque moment du raisonnement menant la dcision. Pour en saisir la

    porte, il est important de dfinir un peu plus prcisment ce que nous entendons par idologie .Lidologie est centrale aux dbats thoriques chez les marxistes depuis Gramsci et

    Lukcs, voire depuis Marx et Engels eux-mmes. La question la plus importante concerne sateneur et son ampleur. En gros, deux visions sopposent : une vision ngative ou pjorative ; etune vision positive ou descriptive. La premire vision, associe ( tort ou raison) aux auteursclassiques marxistes ainsi qu ceux de lcole de Frankfort, considre lidologie en tantquillusion cherchant tromper la population afin de lgitimer et de soutenir les diffrentesformes de domination. Cette vision souffre de plusieurs dfauts qui nous empchent dy adhrercompltement, surtout dans la mesure o ses deux lments (lide de fausset et doutil delgitimation du pouvoir) sont problmatiques ds le moment o ils sont des conditions sine quanon au concept tudi. En effet, lide selon laquelle lidologie ne sappuie que sur des faussesides (ou, dans une version modre, sappuie principalement sur des faussets) estproblmatique dans la mesure o afin dtre vraiment efficaces, les idologies doiventconsidrer un minimum de lexprience des gens et doivent se conformer jusqu un certaindegr ce quils savent de la ralit sociale lors de leur intervention avec eux 23. Dit autrement,elles doivent gnralement tre partiellement vraies et expliquer la ralit complexe partirdlments faisant partie du vcu des individus. Ensuite, et concernant le fait quelles ne serventqu soutenir et lgitimer les formes de domination, cette approche en vient ncessairement exclure des (appelons-les ainsi afin de ne pas utiliser ce moment-ci le concept didologie) conceptualisations cherchant manciper un sujet collectif tel que le socialisme ou lefminisme24. Enfin, elle ne distingue pas les lments faux (par exemple, lide que le soleiltourne autour de la terre) et les ides qui ne sont objectivement ni vraies, ni fausses, maisnormatives et relevant uniquement du jugement de valeurs (et donc idologiques) tel que la peinede mort25.

    linverse, une vision positive ou descriptive telle que nous allons utiliser cette ideconoit plutt lidologie comme incluant la totalit des formes de la conscience sociale ou desides politiques des classes sociales 26. Dans cette version, lidologie est autant formedlments politiques, quconomiques, culturels, religieux, etc., et contribue former laconception du monde du sujet individuel, gnralement par le biais dun sujet collectif. Parconception du monde, nous entendons la faon dont ce sujet collectif croit que la socit a t,est, devrait tre et pourrait devenir.

    Avant daller plus loin, nous allons voquer rapidement la question du sujet de lidologieet de la relation entre le sujet individuel et le sujet collectif. Lidologie est donc un mcanismepar lequel un individu, cest--dire un sujet individuel, va se crer une conception du monde quisera en partie responsable de ses actions. Bien que ce sujet individuel soit partiellementautonome, cette conception du monde dcoule grandement de son appartenance un (voire

    23 T. Eagleton,Ideology : An Introduction, 1991, la p. 14 [notre traduction].24Ibid, aux pp. 6 et 7.25Ibid, la p. 12.26 J. Larrain,Marxism and Ideology, 1983, la p. 4.

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    possiblement plusieurs) sujet collectif qui lui offre une conception du monde envers laquelle ilest interpell. Ce sujet collectif peut tre de diffrente nature, pouvant prendre la forme dunenation, dune classe sociale, dune communaut linguistique, religieuse ou professionnelle, etc..Chacun deux offre donc une (voire plusieurs) conception du monde qui est plus ou moinscohrente dans son ensemble. Or, les conceptions du monde offertes peuvent tre contradictoires

    les unes envers les autres et cest de ces contradictions que naissent les luttes hgmoniques entreles diffrents sujets collectifs pour limposition de sa propre conception du monde. Ainsi, bienque nadhrant pas une analyse o les dterminants seraient strictement matrialistes, nousdevons convenir que les diffrentes conceptions du monde qui saffrontent sont en grande partierelies avec les intrts (ou plutt ce qui est peru comme tre les intrts) de ceux qui ont lacapacit de mettre en place et de propager de telles constructions thoriques.

    Cest donc de la collision entre ces diffrentes versions du monde que naissent ce quilconvient dappeler les formations idologiques, dont les formes dominantes sont celles qui ont leplus de chances dinfluencer un sujet individuel, considrant la structure sociale lintrieur delaquelle il est insr ainsi que la fonction quil exerce dans celles-ci, concernant ce quil penseque la socit a t, est, devrait tre et peut devenir. Or, tout en ayant cart lapproche ngative laquelle ils ont t associs, il faut remarquer que les auteurs associs lcole de Frankfort nontcertainement pas tort de remarquer les liens troits entre les thories tentant dexpliquer la socitdune part, et structures de pouvoir et autres intrts politiques dautre part27. Aussi pouvons-nous utiliser lexemple frappant de David Kennedy :

    Si ladministration amricaine injecte de largent dans les institutionsinternationales pour dvelopper lintrt pour le droit international par lestribunaux locaux, si les professeurs agrgs des principales coles de droitmontrent de lintrt envers les tribunaux nationaux, si la Socitamricaine de droit international subventionne ltude du droitinternational par les juges des tribunaux nationaux, ou si les journauximportants tiennent des symposiums sur les relations entre les juridictionsnationales de diffrents pays tout ceci aura un effet sur la possibilit et laplausibilit de ces ides28.

    Cette brve analyse est importante pour notre propos dans la mesure o les contraintesidologiques influencent la faon dont chacune des autres contraintes seront exerces, etnotamment parce que la lgitimit du tribunal et de lordre juridique international exige que lontienne compte de ce que la conception idologique de la socit civile29.

    27 Voir, par exemple : M. Horkheimer, Thorie traditionnelle et thorie critique, 1974.28 Da. Kennedy, When Renewal Repeats: Thinking Against the Box 32 N.Y.U. J. Int'l L. &Pol. (2000) 335, la p. 421 [notre traduction].29 Lutilisation du concept socit civile nous semble lgrement embtante parce que dunepart, son utilisation chez Marx, par exemple, suppose (de la faon dont nous comprenons sonutilisation) quelle soit totalement exclue de la sphre politique, parlementaire autant quextra-parlementaire. On quitte donc la socit civile ds le moment o on participe lactivitpolitique. Gramsci fait une utilisation toute aussi pertinente du concept en assimilant la socitcivile la partie de la superstructure dont la fonction (idologique) est dassurer le consentement.Notre utilisation, dicte dabord et avant tout par linexistence de concept dcrivant la ralit quenous voulons dcrire, ira toutefois dans un sens plus large et visera lensemble de la socit extra-

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    Les contraintes juridiques

    Pour comprendre le rle des rgles dans le droit, il est important de dfinir le point dquilibreentre deux ples opposs concernant la capacit du droit et des rgles de dterminer les dcisions

    des tribunaux. Le premier de ces points de vue soutient que les mots dans lesquels sont formulesles rgles ayant une essence ou, au moins, une signification prcise tablie par les conventionssociales, ces rgles donc, appliques par dduction une situation empirique, ne peuvent donnerquune seule dcision. Cette position est aujourdhui rejete par la totalit de la communaut juridique, notamment cause du dveloppement des thories linguistiques ayant tablilindtermination du langage. Elle doit tre galement rejete, notamment au regard des travauxconvaincants de Martti Koskenniemi pour qui chaque principe utopiste peut se voir opposerun autre principe apologiste. Ainsi, une argumentation juridique fonde sur le respect duneobligation laquelle on a consenti ( pact sunt servanda) peut tre oppose une autreargumentation aussi convaincante et justifie par des changements exceptionnels de circonstances(rebus sic stantibus).

    Inversement, la position sceptique-radicale (voire nihiliste30) considre que le langage etle droit sont tellement indtermins que tout peut tre dfendu31. Il sagit, l aussi, dune positionqui a t gnralement rejete pour avoir refus de considrer suffisamment les conventionssociales qui tablissent certains consensus autour des mots. Comme le fait remarquer Altman : [s]i tous les mots sont indtermins dans leur signification, les arguments [des dfenseurs decette position] le sont aussi et, sil en est ainsi, [leurs] arguments ne signifient et ne prouventrien 32.

    Ainsi, seule une position mitoyenne est soutenable. Cette position peut tre tablie grce laffirmation suivante : le droit positif est trop indtermin pour donner, par simple dduction,une solution unique un problme juridique. Les consensus sociaux existant autour de lasignification donner aux termes dfinissant ses rgles substantives et procdurales sont toutefoissuffisamment forts pour contraindre les tribunaux de telle faon que ceux-ci ne puissent statueren fonction uniquement de leur subjectivit. Autrement dit, si le droit ne dit pas prcismentquelle doit tre la dcision un problme ou un diffrend juridique, il exclut quand mme uncertain nombre de raisonnements qui ne peuvent pas tre pris par les tribunaux.

    Une telle position doit prendre au srieux un certain nombre de considrants. Dabord,une rgle peut bien tre claire, le droit dans son ensemble peut quand mme savrer indterminsur une question relative celle-ci du fait quune contre-rgle existe et peut la contrebalancer.Ainsi, lorsquon voque les contraintes juridiques imposes par un trait, ce ne sera passeulement le texte en soi qui devra tre considr mais lensemble du droit, et toutparticulirement les rgles dinterprtation dans toute leur rigueur et leur ambigut. Cette contre-rgle peut aussi bien tre une rgle dun autre domaine du droit international qui entre encontradiction avec la premire rgle, quun principe dinterprtation contradictoire avec celuiutilis dans largumentation de lautre partie comme la montr Koskenniemi. Par exemple, une

    tatique, partant de lindividu isol et non insr dans un rseau politique et allant jusqulorganisation syndicale internationale et la firme transnationale.30 Voir, par exemple : Singer, The Player and the Cards: Nihilism and Legal Theory 94 YaleL. Rev. (1984) 1.31 Voir, par exemple : Peller, The Metaphysics of American Law 73 Cal. L. Rev. (1985) 1151.32 A. Altman, Critical Legal Studies: A Liberal Critique, 1990, la p. 93 [notre traduction].

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    rgle claire qui donnerait un rsultat bien dtermin si on en faisait une interprtationtextuelle peut voir sa signification mise de ct parce que le rsultat de son application estconsidr comme tant draisonnable , tel que le prvoit clairement la Convention deVienne, alors que rien ntablit positivement ce qui est clair et ce qui ne lest pas.

    Ensuite, on doit rflchir la faon dont les tribunaux sapproprient le droit et participent

    ltablissement de contraintes textuelles en fonction, notamment, des contraintes idologiquesqui les guident, cest--dire, notamment, de leur conception de ce quils croient que la socit at, est, devrait devenir et peut devenir. Par exemple, sil a dj sembl douteux certains que lestatut juridique de lONU lui permettait de se prvaloir de la possibilit de faire des rclamationsdevant des juridictions internationales, lAvis sur les rparations des dommages subis au servicedes Nations Unies33 fait en sorte que plus aucune juridiction ne refuserait de se reconnatrecomptente sous prtexte que lOrganisation nest pas un tat. Dans ce cas, la Cour a elle-mmeparticip ce qui est devenu une contrainte juridique, et non pas seulement une contrainte delgitimation juridique tant donn limportance thorique qui a t donne cet avis.

    Enfin, on doit se questionner sur la faon dont des relations sociales sont rifies etconceptualises au moment de linterprtation au point de former des contraintes juridiques mais dune faon telle que ce que lon se reprsentera partir du signifiant rifi interprt seradiffrent du signifi quil a comme fonction de dcrire. titre dexemple, on sait que le caractrenormatif du droit international est en grande partie lgitim par le fait que, thoriquement, sesrgles ne deviennent (sauf exception) contraignantes que par le consentement de ltat, cest--dire de par la volont de celui-ci. Cette lgitimit dcoule de la fiction de la volont de ltatreprsentant la somme des volonts libres des membres de la communaut tatique et que lonretrouve chez plusieurs auteurs fondamentaux en thorie politique tels que Locke, Hobbes etHegel, pour ne nommer queux. Puisque seul un acte de volont de ltat (plus prcismentltat-nation, concept lgitim partout dans le monde) peut le contraindre juridiquement, et quilest habilit poser cet acte grce sa souverainet (autre concept connotation positive)reposant thoriquement sur la volont de ses sujets, le droit international est ultimement lgitimparce quil repose en dernire instance sur la volont populaire. Paralllement, les interprtationsde ses organes juridictionnels qui reposent sur cette volont de ltat se trouvent lgitimesgrce la responsabilit commune et illusoire que ce terme permet de colporter. Or, cetterification permet la lgitimation du droit international sur la base de relations sociales dont lastructure fait en sorte que le pouvoir de dtermination diffre incommensurablement selon lesindividus. Puisque cest sur elle que reposent toutes les interprtations du droit international(puisque la premire tape de toute procdure contentieuse consiste identifier les obligationsdes parties), cette rification permet de faire porter lensemble dune population laresponsabilit dun acte illicite dcid par les groupes dominants de cet tat (et souvent motivpar leurs seuls intrts) mais dissimul par le vocable de volont de ltat . On peut parexemple, faire assumer par tous les Argentins le fardeau de la responsabilit internationale de leurpays engage par des violations des dispositions des licences dexploitation accordes suite auxprivatisations du dbut des annes 90 sans prendre en considration le contexte de corruption34ayant entour celles-ci, ni de faon vraiment srieuse limpact pour la population du statut quo,

    33Avis sur la rparation des dommages subis au service des Nations Unies, Rec. C.I.J. (1949). 174.34 Voir, par exemple : R.P. Saba et L. Manzetti, Privatization in Argentina: The Implications forCorruption 25 Crime, Law & Social Change (1997) 353, particulirement aux pp. 363 365.

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    cest--dire du respect par ltat des engagements pris ce moment35. Bref, il y a lieu de sequestionner sur la faon dont les relations sociales sont reprsentes sous forme de concept aumoment de linterprtation afin de voir si la signification qui leur est accorde dans ce momentimportant du droit est bien conforme avec la ralit sociale.

    Les contraintes de lgitimit juridique

    Une fois tablies ces limites lintrieur desquelles le jugement sera formul, dautres contraintesapparaissent qui concernent la lgitimit des tribunaux ou de lordre juridique, voire de lordresocial dans son ensemble. Les premires de ces contraintes, quon appellera les contraintes delgitimit juridique , font en sorte que les tribunaux se sentent lobligation de rendre desdcisions qui paratront, aux yeux de deux auditoires (un premier form du public profane et unsecond de la communaut juridique), tre conformes au droit et notamment aux tendances jurisprudentielles plutt que prises en fonction de leurs seules opinions sur la question.Notamment, les tribunaux dune juridiction quelconque tenteront de donner limpression quilsdonnent toujours la mme rponse aux mmes questions juridiques lorsque ceux-ci se prsententdans des affaires diffrentes.

    La teneur idologique de ces contraintes est importante : il sagit, pour le tribunal, dedonner limpression de la stabilit du droit, dalimenter lillusion que les droits et obligations sontfixes et bien tablis et que le sujet juridique, suppos connatre le contenu de ceux-ci, na qu seconformer aux rgles afin dviter les foudres du pouvoir public (ou de la communautinternationale dans notre discipline). Cette prvisibilit est particulirement importante dans lathorie politique librale, dont lallgorie du passage de ltat de nature ltat politique supposeque lon abandonne certaines liberts pour assurer sa protection personnelle. Les limites imposes cette libert doivent toutefois tre dfinies lavance afin dviter que la puissance publiquenexerce ses pouvoirs de faon arbitraire. Il est incontestable que le droit international estgalement lgitim par une telle ide de rgles dfinies lavance et appliques de la mme faonen toute circonstance. Ces contraintes de lgitimit juridique ne concernent donc pas que lalgitimit du tribunal mais bien celle du droit international, aussi bien que celle de lordreinternational dans son ensemble. Il sagit de donner limpression que lordre international est grpar des rgles qui sappliquent pareillement tous, et non uniquement par lexpression desrapports de force.

    Les contraintes de lgitimit substantive

    Nous appellerons le second type de contraintes de lgitimit les contraintes de lgitimitsubstantive . Ces contraintes se forment galement au moment dun dialogue avec lauditoire dutribunal mais concernent le rsultat substantifde la dcision, cest--dire ses effets sur la socit.Les contraintes de lgitimit substantive sont extrmement influences par les contraintesidologiques en ce sens quelles concernent la tche du tribunal de rendre une dcision qui seraconforme avec les attentes de cet auditoire propos de ce quest, de ce que veut devenir et de ceque peut devenir la socit. Ces contraintes apparaissent sous au moins deux dimensions.

    35 Nous faisons videmment rfrence aux nombreuses requtes dposes devant le CIRDI pardes investisseurs trangers suite aux mesures prises pour juguler la crise du dbut de la dcennie.Voir la premire dcision sur le fond : CMS Gaz c. Argentine (ARB/01/8) (Dcision sur le fond)(2005).

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    En premier lieu, elles ciblent les acteurs possdant la capacit de remettre en question lacrdibilit et la lgitimit du tribunal, de lorganisation internationale ou du trait desquels lepremier tire sa juridiction ; ou encore lordre juridique, voire politique. Ces acteurs sont de deuxtypes : les tats et les acteurs de la socit civile. Dans le premier cas, comment ne pas utilisercomme exemple le fameux et trs controvers Avis consultatif sur la licit de la menace ou de

    lemploi darmes nuclaires o lAssemble gnrale des Nations Unies a demand la Cour derpondre la question suivante : [e]st-il permis en droit international de recourir la menace ou lemploi darmes nuclaires en toute circonstance? 36. Il est rapidement apparu aux yeux detous que cette question tait un panier de crabes pour la Cour : statuer en faveur de la licitlaurait compltement discrdite face aux tats ne possdant pas une telle arme ; trancher aucontraire en faveur de son illicit lui aurait fait perdre toute lgitimit envers les puissancesnuclaires. Face un tel catch 22, la majorit, obtenue grce au vote prpondrant du PrsidentBedjaoui, a conclu ainsi sur la question principale :

    Il ressort des exigences susmentionnes que la menace ou lemploi darmesnuclaires serait gnralement contraire aux rgles du droit internationalapplicable dans les conflits arms, et spcialement aux principes et rgles du droithumanitaire ;Au vu de ltat actuel du droit international, ainsi que des lments de fait dontelle dispose, la Cour ne peut cependant conclure de faon dfinitive que lamenace ou lemploi darmes nuclaires serait licite ou illicite dans unecirconstance extrme de lgitime dfense dans laquelle la survie mme dun tatserait en cause37.

    Pour reprendre les termes de notre cadre danalyse, les contraintes juridiques auxquellesfaisait face la Cour taient tellement peu rigides quil nous appert quelles auraient pu permettreun avis allant dans un sens comme dans lautre et quun tel rsultat aurait t aussi justifi face audroit que le compromis auquel la Cour est arrive. Lampleur des possibilits quoffraient cescontraintes textuelles est dailleurs dmontre par la division profonde ayant marqu le vote, ladcision sur la question principale ayant t adopte par un vote de sept contre sept, avec voteprpondrant du Prsident. Les six opinions dissidentes dmontent par ailleurs que les contraintesde lgitimit juridique ont galement t assez peu importantes, lavis offert par la majorit ayantt grandement critiqu lintrieur mme de la Cour. En fait, il appert que le facteur le plusimportant a t sans contredit les contraintes de lgitimation substantive. De manire parallle,certains indices semblent indiquer que certaines dcisions rendues par des tribunaux arbitraux endroit de linvestissement aient t influences par la contestation de la part de certaines parties dela socit civile laquelle fait face, par exemple, le chapitre 11 de lALNA38.

    Dans leur deuxime dimension, les contraintes de lgitimit substantive sont cres enfonction de ceux qui pourraient ventuellement sadresser la juridiction concerne. Lamultiplication des juridictions habilites se prononcer sur les mmes questions et la lutte

    36Avis consultatif sur la licit de la menace ou de lemploi darmes nuclaires, Rec. CIJ (1996)1.37Ibid, 105, point 2) E de la conclusion [nos italiques].38 Voir notre analyse : Interprtation et lgitimit : les tribunaux arbitraux forms en vertu duchapitre 11 de lALNA ont-il peur de la contestation aux tats-Unis ? en ligne :http://www.er.uqam.ca/nobel/ieim/article-gric.php3?id_article=2726.

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    hgmonique que se livrent celles-ci39 risque fort de pousser les tribunaux rendre desinterprtations incitant ceux qui sont aptes se saisir de leur juridiction faire appel eux pluttquaux juridictions concurrentes : ainsi pourrions-nous interprter, encore une fois, certainesdcisions des tribunaux CIRDI concernant la juridiction40.

    Conclusion

    Une fois lensemble de ces contraintes considres, cest la subjectivit des tribunaux qui setrouve tre interpelle afin de conclure le raisonnement juridique. Cette subjectivit seraprincipalement utilise en fonction de lidologie politique des membres des tribunaux, cest--dire en fonction, une fois de plus, de ce que ceux-ci croient que la socit a t, est, veut deveniret peut devenir. Ainsi, aprs avoir jou un rle important dans la dtermination de lespace lintrieur duquel cette subjectivit peut tre exerce, lidologie rapparat au dernier moment delexercice du raisonnement juridique.

    Si cette analyse est juste, elle met en relief certains aspects du droit international, voire delordre international dans son ensemble. Nous devons dabord souligner le rle important joupar les membres de tribunaux internationaux, en pleine prolifration41, sur la vie internationale.Ensuite, nous ne pouvons pas ne pas tre frapps par lavantage dont jouissent, au moment delinterprtation juridictionnelle, ceux qui ont la capacit de produire ces visions du monde, cesversions de ce que le monde a t, est, devrait tre et peut devenir. En contrepartie, il fautgalement prendre au srieux le rle que jouent les visions contestatrices des idologiesdominantes, considrant leur place centrale dans les contraintes de lgitimit substantive.

    39 Voir, par exemple : M. Koskenniemi et P. Leino, Fragmentation of International Law?Postmodern Anxieties 15Leiden J.I.L. (2002) 553.40 Voir ce sujet E. Gaillard qui voquait un mouvement trs gnral dinterprtation large dela quasi-totalit des conditions de comptence dans la juridiction du Centre : Centreinternational pour le rglement des diffrends relatif aux investissements (CIRDI), Chronique dessentences arbitrales 127J.D.I. (2000) 149, la p. 161.41 Voir le symposium sur cette question : 31N.Y.U. J. Intl L. & Pol. (1999) 679.