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1 Norman PALMA INTRODUCTION A LA THEORIE ET A LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

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Norman PALMA

INTRODUCTION A LA THEORIE ET A LA PHILOSOPHIE POLITIQUE

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Pour El-Hadi Benmansour

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PREFACE

Toute préface est en quelque sorte la présentation d’un travail qui a un

contenu significatif. Elle cherche, en tout cas, à introduire l’éventuel lecteur

dans le cheminement d’une œuvre, tout en essayant d’éclaircir, le plus

possible, les différents implicites qui sont à la base d’une construction. Pour

ces différentes raisons, je voudrais dans cette Préface expliquer la place de

cette Introduction à la Théorie et à la Philosophie de la Politique dans

l’ensemble de mon travail théorique. Puis, essayer d’expliquer mon rapport à

l’œuvre d’Aristote et à certains concepts qui sont à la base de la philosophie

grecque. Bien évidemment, ma façon d’employer et de développer ces

éléments principaux qui sont les concepts, les notions, aura aussi une place

dans cette Préface.

Tout d’abord il convient de savoir que cette Introduction à la Théorie et

à la Philosophie de la Politique fait partie d’un ensemble qui telle une bâtisse

comporte quatre piliers et un toit. Chacun des piliers porte comme titre,

justement, Introduction à la Théorie et à la Philosophie. Le premier pilier se

rapporte au Droit, le deuxième à l’Économie, le troisième à la Politique et le

quatrième à la Nature. Cet ensemble aura donc un Toit qui portera comme

titre : De la Métaphysique à la Méta éthique de l’Être, et comme sous-titre :

Traité de principes. C’est à l’automne 1988 que ce projet a pris forme. J’étais

alors en train de rédiger l’Introduction à la Théorie et à la Philosophie du Droit

qui va circuler à partir du début 1990, sous la forme de polycopies, à

l’Université de Paris VIII, où je faisais à l’époque un cours, au département de

Droit, précisément, sur la philosophie du droit.

Cet ensemble se veut donc un système de la pensée. Chaque pilier est

relié aux autres et à la partie supérieure de cette structure, de la même

manière qu’il y a un rapport très étroit entre cette partie supérieure et les

piliers. On peut penser que ce projet est extrêmement prétentieux non

seulement à cause de l’étendue de son contenu, mais aussi à cause du fait

que ce plan surgit à un moment de l’esprit du monde où tout annonçait,

justement, la fin de tout système de la pensée. Or, non seulement j’ai eu alors

des idées claires, par rapport à cet ensemble, mais il me sembla que mes

autres travaux théoriques étaient en rapport avec cette structure

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fondamentale ; donc, qu’ils ne peuvent se comprendre pleinement qu’à partir

d’elle. Certes, chaque texte de cet ensemble possède sa propre autonomie et

est, en quelque sorte, une introduction à l’ensemble. En tout cas, cette

Introduction à la Théorie et à la Philosophie de la Politique, montre clairement

que cette réflexion totalisante – holiste comme on le dit en fra-anglais – n’a

pas comme but de créer une vision totalitaire. Car, il faut être conscient aussi

du fait que le grand problème de notre temps – produit de l’effondrement du

marxisme pratique et de la crise de l’étalon-dollar -, n’est pas celui du

totalitarisme (comme le fascisme et le communisme), mais celui de la perte

des cadres référentiels, propres à la raison théorique ; donc, des cadres

capables d’orienter l’être humain dans son activité nomothétique : dans la

pratique de l’universalité de la raison.

C’est d’ailleurs, pour cela même qu’il nous a semblé nécessaire de

revenir aux sources de la pensée philosophique, de revisiter l’œuvre

d’Aristote1. Or, tous ceux qui ont essayé d’approfondir son œuvre ont pu

comprendre que nous avons affaire à des textes très contradictoires, mais

qu’au fond il y a une cohérence conceptuelle très importante. En fait, cette

relecture d’Aristote a commencé pour moi à la fin des années soixante dix.

Mes premiers contacts avec les écrits d’Aristote se sont produits en Espagne,

à Barcelone, au début des années soixante où je faisais des études de droit,

tout en suivant des cours à l’Université de philosophie. La vérité est que cette

expérience fut, à ce niveau là, très mauvaise. La plupart des professeurs qui

enseignaient dans la philosophie étaient plutôt lié à l’Opus Dei, le nouvel ordre

religieux catholique qui s’était développé à l’ombre du franquisme. La lecture

d’Aristote, à partir de Sepúlveda2 et de Victoria3 s’imposait, par exemple,

dans les cours de droit naturel. Je rappelle qu’à l’époque – 1959-1963 – les

textes de la philosophie allemande de Kant, Hegel, Schopenhauer, Nietzsche,

1 Des présocratiques nous en parlerons dans la partie concernant la théorie et la philosophie de la nature. 2 Rappelons que Juan Ginés de Sepúlveda (1490-1573) fut le théologien de Charles Quint et qu’il s’opposa à Bartolomé de Las Casas, lors de la controverse de Valladolid, en 1550. Sepúlveda défendit alors l’idée selon laquelle les indiens sont une race d’hommes inférieurs voués à l’esclavage. Il dégagea cette vision des indiens de l’œuvre d’Aristote. Des indiens il disait qu’ils ne sont pas ni d’ours ni de singes, mais qu’ils manquent totalement de raison. 3 Notons que Francisco de Victoria (1492-1546) est le fondateur de l’École de Salamanca et il soutenait que selon Aristote les indiens sont serfs par nature et qu’ils peuvent être gouvernés en partie comme des serfs. En tout cas, qu’ils sont totalement non habiles (inhabiles) pour gouverner.

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etc., etc. étaient alors interdits dans l’Espagne franquiste. Les seuls textes de

la philosophie allemande qui circulaient, sous le manteau, se rapportaient à la

philosophie marxiste.

Il est, dès lors, clair que pour moi, il fallait alors oublier Aristote et tout

ce qui était lié à son œuvre. A Paris je suivis particulièrement le cours de

Lucien Goldman à l’École Pratique des Hautes Études. Je suivis aussi, d’une

manière mois assidue, les cours de Raymond Aron. Curieusement, c’est au

séminaire principal de l’École de Francfurt – de la fin 1964 à la mi 1966 – que

j’eu la possibilité d’écouter une version différente d’Aristote. Dans ce

séminaire, dirigé par Adorno – et auquel participait notamment Horkheimer et

Habermas -, la discussion commençait par la lecture d’un passage de la

logique de Hegel qui était généralement faite par un de ses assistants. Puis,

les commentateurs ne cherchaient pas à faire de l’exégèse, mais plutôt à

spéculer autour des concepts de l’ontologie hégélienne. Bien évidemment, les

intervenants faisaient souvent référence à Aristote, mais à aucun moment il fut

question des passages plus ou moins anecdotiques et produits des mœurs de

ce monde. Comme aurait dit Hegel, dans cette réflexion il fallait savoir

marcher dans le monde des concepts.

C’est donc à partir de cette expérience que des années plus tard, je

vais entreprendre la relecture de l’œuvre d’Aristote. Pendant les années qui

ont précédé cette relecture j’essayais plutôt d’approfondir la pensée de Hegel

tout en cherchant à comprendre l’influence de l’auteur de La Phénoménologie

de l’Esprit, sur le jeune et le vieux Marx4. Le fait est que c’est la relecture de

l’œuvre d’Aristote qui va me permettre de revenir aux sources de la

philosophie grecque, mais aussi de construire ma propre vision du monde à

partir de 1988, comme je viens de l’indiquer.

Mais, avant de revenir sur ce problème de la démarche conceptuelle

que je vais développer, sans doute influencé par le séminaire principale de

l’École de Francfurt, il me semble nécessaire de rappeler que nous n’avons

pas hérité la copie des originaux d’Aristote. Nous avons affaire plutôt à des

4 Le résultat, l’aboutissement de cette réflexion qui a commencé au début des années quatre vingt, devrait être publié bientôt sous le titre : Marx et la Raison de l’Histoire.

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textes qui sont très contradictoires5. Prenons un exemple qui a joué un rôle

extrêmement important dans l’histoire : le cas du prêt à intérêt. Voilà ce que

nous dit Aristote : « Ce qu’on déteste, avec le plus de raison, c’est la pratique

du prêt à intérêt, parce que le gain qu’on en retire provient de la monnaie

elle-même et ne répond plus à la fin qui a présidé sa création ». (La Politique,

I, 10,40). De plus, voici le commentaire de Jean Tricot : « Le profit résultant du

prêt à intérêt (ou de l’usure : pour Aristote c’est tout un) est un bénéfice

engendré par la seule monnaie, et ne provient pas de l’échange réel des

marchandises qui a rendu nécessaire sa création. L’argent fait ainsi des petits

(tókos), et l’intérêt ressemble au principal dont il provient, comme l’enfant

ressemble à ses parents. Mais c’est là, aux yeux d’Aristote, un mode de

prolifération contraire à la nature de la monnaie6 ».

Quoi que dans les textes d’Aristote il n’y a pas de différence établie

entre le crédit et l’usure. En tout cas, nous n’avons pas constaté cette

différence explicite dans les textes du Philosophe. Mais, il est clair que dans le

texte cité, le prêt à intérêt est considéré comme une manifestation du mal

social. Ce n’est, donc, pas un hasard si la tradition a fait une identité, là où

conceptuellement et pratiquement il y a une différence. Le premier texte qu’à

notre connaissance fait une différence entre l’intérêt et l’usure, c’est un

passage d’Ézéchiel où il est dit concrètement : « Chez toi, l’on reçoit des

présents pour répandre le sang ; tu exiges un intérêt et une usure, tu

dépouilles ton prochain par la violence 7».

Cela dit, l’intérêt va devenir synonyme d’usure par la suite, et c’est

précisément ce qui est exprimé par Mohamed dans Le Coran lorsqu’il dit :

« Dieu a permis la vente et il a interdit l’usure » (II, 276). Puis, il ajoute :

« Celui à qui parviendra cet avertissement du Seigneur et qui mettra un terme

à cette iniquité obtiendra le pardon du passé ; son affaire ne regardera plus

5 En tout état de cause, on peut constater que chaque moment historique a utilisé les textes aristotéliciens à leur manière, en vue de légitimer l’esprit de son temps. C’est ainsi que, comme nous venons de le voir, Sepúlveda et Victoria ont pu soutenir que les indiens sont par nature des sous humains destinés à être dominés, par des êtres supérieurs. Pour cette raison Thomas Gomez (L’Invention de Amérique, Aubier, 1992.) a pu dire que les indiens ont été traités à l’aune.aristotélicienne. Donc que la tragédie de la conquête américaine fut la faute d’Aristote. Voir aussi, à ce propos : La Formation de l’Amérique, Thomas Gomez et Itamar Olivares, Armand Collin, 1993. 6 La Politique, librairie philosophie Jean Vrin, Paris, 1977, p.65. 7 22,12. – Nous parlerons de cette différence par la suite. En tout cas, voir aussi à propos de cette différence : Ézechiel 18,13.

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que Dieu. Ceux qui retourneront à l’usure seront livrés au feu où ils

demeureront éternellement8 ».

Rappelons que le Nouveau Testament ne parle pas de ce problème de

l’intérêt, ni de l’usure. Par contre nous savons que l’Église a toujours

condamné le prêt à intérêt9. Mais, c’est dans le Dictionnaire de l’Inquisition –

publié à Valence, Espagne, en 1494 – que cette condamnation est exprimée

de la forme la plus radicale. Car selon ce texte il y a trois péchés contre

nature : la sodomie, l’idolâtrie et l’usure. C’est ainsi que dans ce texte il est

dit : « L’Église a juridiction sur ceux qui pêchent contre nature, sur les

usuriers, les idolâtres et les sodomites10 ». Puis, dans un autre passage ce

même Dictionnaire exprime cette condamnation d’une façon très claire – pour

ce qui est de l’identification de l’intérêt avec l’usure – lorsqu’il dit : « L’Église…

applique l’excommunion à tout coupable d’un acte contre nature, que l’acte

soit vénérien, ou qu’il s’agisse d’adorer les idoles, ou de faire fructifier l’argent

qui ne fructifie pas naturellement 11».

Cela dit, avant de revenir à Aristote, remarquons que le crédit va se

développer, en Angleterre, à partir de l’institution de la sécurité juridique ;

concrètement, avec l’Habeas Corpus Act, du 27 mai 1679. Avec l’apparition

des Country Banks, des banques régionales – qui étaient des institutions de

dépôt et d’émission –, le crédit va se développer et va devenir la puissance

motrice de la croissance économique. C’est donc le taux de crédit en rapport

inverse qui va déterminer le niveau d’efficacité de la monnaie, comme l’avait

signalé John Locke, à partir de 169112. Mais c’est à l’époque moderne que la

différence entre le taux de crédit de base (le taux directeur de la Banque

Centrale) et le taux d’usure, va commencer à jouer un rôle de première

importance et ceci dans les pays développés. De sorte que ce taux permet de

constituer le tunnel au sein duquel doit évoluer la pratique du crédit. En tout

état de cause, le taux légal doit se situer au sein de ce tunnel et ne doit pas

8 Nous donnons ici la traduction du Kasimirski. Garnier-Flammarion, Paris, 1970. 9 Considéré d’ailleurs comme synonyme d’usure. 10 Édition Galilée, Paris, 1981, p.187. 11 Ibid, p. 409. 12 Rappelons que les textes économiques de Locke – Some Considerations, Further Considerations et Short Observations – n’ont pas encore été traduits en langue française. Nous essayons de faire avancer ce projet et tout indique que l’historien Edouard Husson et l’éditeur François-Xavier de Guibert devront permettre son

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dépasser le taux d’usure, car un tel dépassement est contraire à la loi.

Tout ceci nous montre, par conséquent, que le texte d’Aristote auquel

nous avons fait référence a provoqué une confusion terrible dans l’histoire.

Cela d’autant plus que les deux grandes religions monothéistes – le

christianisme et l’islam – on toujours affirmé que le Dieu de l’Ancien

Testament avait interdit la pratique du prêt à intérêt. C’est ainsi par exemple

que dans Le Coran (IV, 159), il est dit, en parlant des juifs : « Ils pratiquent

l’usure qui leur a été pourtant interdite ». Or, rappelons que pour l’auteur du

Coran cette condamnation a une dimension fondamentale, car l’usure est,

pour ainsi dire, le mal le plus grand de tous maux.

L’Inquisition de son côté nous dit à peu près la même chose. En effet,

selon le Dictionnaire de 1494 : « Les juifs contreviennent à leur propre loi en

pratiquant des prêts à intérêt (…). Ils pratiquent l’usure au détriment des

chrétiens13 ». Il faut, dès lors, se poser la question de savoir : quelle est la

position de l’Ancien Testament par rapport à ce problème du crédit ? Le moins

qu’on puisse dire est que les textes sont, à ce niveau là extrêmement clairs.

En effet, dans le Deutéronome 23,20 il est dit : « Tu pourras tirer un intérêt de

l’étranger, mais tu n’en tireras point de ton frère14 ». Par conséquent : « Si tu

prêtes de l’argent à mon peuple, au pauvre qui est avec toi, tu ne seras point à

son égard comme un créancier, tu n’exigeras de lui point d’intérêt15 ». En tout

état de cause l’Éternel dit à son peuple : « Tu prêteras à beaucoup de nations,

et du n’emprunteras point 16».

Il s’avère, dès lors, clairement que l’Éternel n’interdit pas à son peuple

la pratique du prêt à intérêt. Cet interdit concerne la communauté elle-même,

se rapporte aux membres de cette communauté, des uns par rapport aux

autres. Ceci montre l’étendu de la confusion, de la mauvaise foi. Mais pour ce

qui est du texte d’Aristote, il est clair que ce texte a contribué, d’une manière

extrêmement significative à tout ce désastre. Ceci dit, on peut se poser la

question de savoir si ce texte est cohérent par rapport à la logique

accomplissement. 13 Op. cit. p. 273. 14 Pour ce qui est du terme frère, employé ici, rappelons que dans le Lévitique 25,46 et dans le I Roi 12,24 , il est dit : « Vos frères, les enfants d’Israël ». 15 Exode 22,25. 16 Deutéronome 15,6 et 28,12-13.

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aristotélicienne elle-même. Car Aristote nous rappelle qu’en grec la monnaie

s’appelle nomisma, de nomos : droit. Ce qui est tout à fait conforme à la réalité

de ce phénomène. En effet, si, par exemple, le billet vert est encore la

monnaie de réserve internationale, c’est à cause des Accords de Bretton

Woods, et si l’euro est la monnaie unique de cette zone monétaire, c’est à

cause du Traité de Maastricht. Pour ce qui est des nations, dans le cas de la

France, rappelons que le franc germinal fut institué par la loi du 17 germinal

an XI (7 avril 1803).

Par conséquent, si la monnaie est un produit du droit, du droit objectivé,

il est, dès lors, normal qu’elle puisse se reproduire comme le droit. Car il ne

faut pas oublier que le propre du droit est de s’auto reproduire. En effet, le

droit se reproduit non seulement à cause de la jurisprudence, mais aussi lors

de son application : le général se conforme au particulier. Pour ces raisons, il

est hautement problématique de dire que la reproduction de la monnaie, à

partir d’elle-même est une perversion. Il est plutôt plus adéquat de dire que la

monnaie peut se reproduire à partir d’elle-même mais que cette reproduction

(le crédit) doit rester encadrée par le droit. De là la nécessité d’instituer un

taux d’usure. Car, comme on peut le comprendre aisément, le danger ne se

trouve pas ici dans le moins – un taux de crédit très bas -, mais dans le plus,

dans les taux usuriers17.

C’est, donc, justement pour ces raisons que notre façon d’utiliser les

textes d’Aristote peut sembler un peu bizarre. Le fait est que nous ne faisons

pas l’exégèse de ces textes, nous avons plutôt décidé de suivre la logique des

concepts. Par conséquent, nous mentionnons, nous faisons référence aux

textes qui correspondent aux valeurs d’ordre universel. Bien évidemment,

nous aurions pu nous passer de ces textes et les formuler autrement. Mais

nous sommes conscient du fait que ce chemin n’est pas viable, car les textes

formulés autrement auraient ressemblé aux textes d’Aristote et nous aurions

17 Rappelons que le taux d’usure n’existe pas dans les pays où l’État de droit n’est pas efficace ; d’une manière générale, dans les pays dit du Tiers-monde. Dans le cas du Mexique, par exemple, le taux moyen de crédit est de 36% et les taux des crédits à la consomma atteint parfois 75%. (Voir à ce propos : Le Figaro, Économie, 12-12-2007, p.20). Notons aussi que les célèbres banques de microcrédit – qui est un crédit à l’investissement – prêtent dans les pays du Tiers-monde à des taux qui sont trois fois supérieurs au taux d’usure à l’investissement de la BCE. Donc, à des taux supérieurs à 22% pour moins de 250 US Dollar. Lorsque ça dépasse cette somme, le taux est plus élevé. Au Brésil, par exemple, Crédit Amigo prêt à partir de 2% par mois (24% par an) pour un prêt inférieur à 1000 reals (370 euros). Au-delà de cette somme le taux d’intérêt s’élève à 5% par mois : 60% par an.

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été condamnés pour plagiat, voire imposture. Pour ces raisons, nous avons

décidé de faire référence à Aristote à partir d’un discours qui assume sa

dimension spéculative.

Car il convient de comprendre qu’il y a chez Aristote une dimension

fondamentale qui réside dans le fait que si bien il est vrai que la loi des

contraires est la substance de l’Être, il est vrai aussi que cette loi se manifeste

de manière différente dans la nature que dans la culture. Dans la nature (la

physis) le négatif se rapporte au positif soit dans la différence, soit dans

l’indifférence. Tandis que dans le monde de l’éthique le négatif s’oppose au

positif, soit excès, soit par défaut. De sorte que le positif est la proportion

raisonnable, ce qui s’oppose au trop et trop peu. Le positif est ainsi la ligne

perpendiculaire droite – de là, le domaine du droit, (drito, recht, right, derecho)

– qui s’oppose, en tant que juste mesure, à tout ce qui est contraire à l’idée de

l’équité, de l’équidistance.

Comme on peut le comprendre aisément, c’est le domaine qui se

rapporte à l’éthique qui est, pour nous – pour la sensibilité et pour la raison de

notre temps – la partie la plus importante. Ceci veut dire concrètement que la

philosophie de la nature aristotélicienne, à cause de sa dimension

géocentrique, ne peut avoir pour nous qu’une importance anecdotique, voire

historique. C’est la même chose en ce qui concerne la théorie esthétique

d’Aristote, car le beau pour nous ne consiste pas dans la copie de la nature,

mais plutôt dans la création.

Cela étant dit, revenons à cette dimension de la pensée aristotélicienne

qui se rapporte à l’éthique et rappelons que pour lui l’éthique est la base de

l’activité nomothétique de l’être humain. Car il ne faut pas oublier que l’être

humain est le seul animal à ne pas être programmé par la nature, dans son

comportement. Il doit, donc, produire ses propres règles soit par la coutume

(cas des règles coutumières), soit par la convention : par ce qui doit être, en

principe, la pratique de la raison. La production normative est, par conséquent,

une nécessité. Ceci d’autant plus que l’être humain est le seul animal capable

de se détruire massivement intra espèce et, en plus, de jouir de cette

monstruosité. C’est, donc, pour ainsi dire la monstruosité la plus grande que la

Voir à ce propos : Le Monde, Économie, 29 novembre 2005, p. V.

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nature a produit. Pour cette raison Aristote nous dit que l’homme conditionné

par l’idée de la justice est le meilleur de tous les animaux et que lorsqu’il est

étranger à cette idée, il est le pire de tous les animaux.

Mais, comme nous le dit le Philosophe lui-même, la nature a donné à

l’humain le sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste18, et c’est à

partir de là qu’a pu se développer la famille et la cité. Par conséquent, ces

sentiments sont à la base des universaux – des valeurs d’ordre universel – qui

sont le fondement de la théorie éthique elle-même. Mais ce qui est surtout

important de comprendre, c’est que c’est ce fondement éthique qui permet le

développement de la conventionalité : du processus conduisant à

l’accomplissement de la communauté humaine en elle-même. Or, ce Logos se

manifeste à travers le droit, l’économie et la politique. Ce qui veut dire

concrètement que la moralité – qui se dégage de la logique des universaux –

s’objective à travers le droit, l’économie et la politique. Ainsi, le droit est une

manifestation de l’idée de la justice et le droit se concrétise à travers

l’économie et la politique. De sorte que le droit, l’économie et la politique sont

des manifestations de la substance éthique de l’humain.

Mais avant d’approfondir l’idée de l’égalité qui est à la base de la

philosophie éthique aristotélicienne, il convient de remarquer que toute

construction théorique est une structure composée de matériaux de base.

Nous parlons, à ce propos, de briques : les briques de la vie, les briques du

cosmos, les concepts. Car on peut se poser la question : pourquoi ne pas

utiliser des briques plus récentes ? La réponse est que malheureusement

elles sont creuses et très souvent dangereuses. Il vaut mieux en l’occurrence

employer des concepts (des briques) qui ont été soumis à l’épreuve du temps.

Car nous n’allons pas nous appuyer sur des principes selon lesquels l’enfer,

c’est les autres (Sartre), ou selon lesquels, il s’agit de faire de la paix la

poursuite de la guerre par d’autres moyens (Carl Schmitt), ou encore, l’idée

selon laquelle le juste est, et il n’est rien que cela, ce que le souverain définit

comme étant juste (Gérard Mairet). Ou, par exemple encore, assumer la thèse

de Fichte, selon laquelle dans la relation aux autres peuples, il n’y a ni loi, ni

droit, excepté le droit du plus fort.

18 Plus concrètement, l’être humain est le seul animal à posséder ces sentiments.

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Bien évidemment, il ne s’agit pas ici de cela. Le but ici est celui de

reconstruire les cadres référentiels de la pensée à partir des éléments

axiologiques qu’Aristote nous offre19. En effet, dans ce cheminement nous

trouvons la thèse aristotélicienne selon laquelle « la justice selon sa

conception démocratique, réside dans l’égalité numérique ». (La Politique, VI,

2,40). Il nous dit aussi, à propos de ce concept de l’égalité, que « l’État est

une forme de communauté d’égaux en vue de mener une vie la meilleure

possible ». (La Politique, VII, 8,35). Nous sommes, dès lors, en droit de nous

poser la question de savoir : d’où vient ce concept de l’égalité ? Plus

précisément, quel est son fondement ontologique ? Or, justement, dans sa

Métaphysique Aristote nous dit : « Qu’on dise, en effet, un numériquement ou

individu, il n’y a aucune différence puisque nous appelons précisément

individu ce qui est un numériquement, et universel ce qui est affirmé de tous

les individus ». (B,4,30). Par conséquent, l’universel est le tout – en

l’occurrence, le genre -, ce qui se prédique dans chacune de ses parties. Car

ce qui s’affirme en première instance aussi bien dans les singularités que

dans les particularités c’est précisément leur dimension générique. Pour cette

raison nous pouvons dire que cet animal qui aboie, ici et maintenant, est avant

tout un chien, puis dans sa particularité il peut appartenir à cette variante qui

s’appelle le berger allemand, ou le berger belge et ainsi de suite. Il est de

même en ce qui concerne l’être humain. En effet, cet animal rationnel –

masculin ou féminin – que voilà, est avant tout un être humain. Sa dimension

générique (l’humanité) est sa substance première et fondamentale. De sorte

qu’il y a une dimension commune qui est à la base de toute singularité, qui

donne une égalité en puissance. Car, il y a à la base de cette identité une

charge éthique de première importance. Laquelle force vitale se manifeste

dans l’être humain, par le désir de reconnaissance ; par un simple regard qui

veut dire : je suis aussi un être humain comme toi et je réclame le droit à la

reconnaissance de l’universalité de ma personne. Il y a ainsi à la base du

rapport entre les êtres humains un désir de reconnaissance qui est un fait

social fondamental. Ceci est d’autant plus significatif, si on tient compte du fait

19 Nous essayons ici de garder une distance par rapport à la pensée pervertie et pervertissante, pour nous rapporter seulement à la pensée axiale, comme aurait dit Karl Jaspers.

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qu’il n’y a pas d’existence sans coexistence.

Le fait de constater que l’universalité générique est à la base de toute

singularité, conduit nécessairement à poser le principe de l’égalité en

puissance. Ce qui est exprimé par le concept grec d’isothymia20. Et c’est

justement cette égalité en puissance qui doit devenir égalité en acte à travers

le processus du politique. Rappelons que pour Aristote « rien ne devient ce

qui n’a pas encore la puissance d’être » (Métaphysique, B, 6,5). Par

conséquent, le passage de la puissance à l’acte est un processus

d’accomplissement. Dans une certaine conceptualité de la tradition

philosophique grecque, ce processus d’accomplissement est exprimé par

l’idée selon laquelle la pratique de la raison réalise l’égalité en puissance,

contenue dans le concept de l’isothymia, par le biais de l’égalité devant le

pouvoir : isocratia. Le but au niveau des nations étant la création d’une

communauté de citoyens 21 . On peut aussi exprimer la logique de ce

processus, en disant que la raison instituante se donne comme but

d’accomplir dans la pratique – par le moyen de l’accomplissement du droit, de

l’économie et de la politique –, au niveau du social, la justice corrective (la

justice relative aux contrats) et la justice commutative (la justice se rapportant

à la formation et à la distribution de la chose publique), par le biais de la

justice contributive et de la justice distributive.

Le processus politique a ainsi comme point de départ une dimension

purement éthique, sans laquelle – sans l’isothymia : le principe du respect de

la dignité de tous les êtres humains -, le mouvement du politique ne peut être

qu’une puissance pervertie et pervertissante. Le rôle du discours politique et

de sa pratique est, donc, théoriquement parlant, comme nous venons de

20 Tout indique que ce concept apparaît à l’époque de Clisthène (-408) en Grèce. Le concept de Thymos veut dire dignité et estime de soi-même. Wikipedia en anglais nous dit : « The word is also used to express the human desire for regonition ». Rappelons, toutefois, que ce mot signifie d’abord l’âme et le coeur en tant que siège de l’intelligence. Francis Fukuyama (The End of History and the Last Man) fait une étude très approfondie de ce concept et nous dit que « Thymos… constitues something like an innate human sense of justice, and as such ist the psychological seat of all the noble virtues like selflessness, idealisme, morality, self-sacrifice, courage, and honorability ». (Penguin 1992, p. 171). 21 Dominique Schapper, sociologue française, membre du Conseil Constitutionnel depuis 2001, nous dit à propos de ce concept : « L’expression de « Communauté de citoyens » que dans ma naïveté j’ai cru inventer il y a dix ans, alors qu’elle s’inscrivait, depuis Aristote dans une longue tradition de philosophie politique ». Le Monde, 12 novembre 2004, p.15. – Il est clair que cette mise au point honore la fille de Raymond Aron, qui se présentait (dans son texte La Communauté de citoyens, sur l’idée moderne de nation, Gallimard, 1994) comme étant à la source de ce concept. De plus, cette mise au point nous montre jusqu’à quel point il y a une confusion

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l’expliquer, celui d’accomplir l’égalité en puissance contenue dans

l’universalité de toute singularité humaine. Mais, ce processus ne s’arrête pas

dans la communauté de citoyens22, au niveau du particulier. Car la nation est

la manifestation particulière de la dimension universelle de l’humain. Par

conséquent, le particulier accomplit sa dimension universelle (générique,

humaine) dans la communauté des nations. Pour cette raison nous disons que

le politique s’accomplit dans le cosmopolitique : dans une communauté

universelle des nations, capable de lutter contre les injustices réciproques,

tout en promouvant les échanges et assurant la solidarité avec ceux qui sont

dans le besoin23.

Mais, il convient, à ce propos, de rappeler que la solidarité est

elle-même soumise à des principes. En effet, pour ce qui est la solidarité,

selon les principes de la justice distributive, il s’agit d’aider ceux qui sont dans

le besoin et non pas ceux qui n’ont pas besoin. Dès lors, subventionner ceux

qui n’ont pas besoin et qui vivent dans la consommation ostentatoire, n’est, et

ne peut être rien d’autre, que la manifestation de la perversion de la raison et,

donc, la négation de la raison instituante. Car la justice, comme le disait le

Philosophe, réside dans l’équité des accords et non pas dans la négation de

l’égalité proportionnelle. Il ne s’agit, dès lors, pas d’accorder entre nations ni

plus ni moins, ni accepter ce qui n’est pas conforme à l’idée de la justice.

Norman Palma

17 avril 2008

I)

terrible sur l’œuvre d’Aristote. 22 Rappelons que pour Aristote, le citoyen est le sujet du pouvoir. Ce qui veut dire que la démocratie est une isocratia : une communauté d’égaux, de sujets du pouvoir. 23 C’est, donc, dans la communauté universelle des nations que l’État - et la communauté particulière dont il est la manifestation juridico-politique – accomplit sa dimension générique.

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15

L’Homme, le règne animal et le système des besoins

Dire que l’homme appartient au règne animal, c’est tout simplement

signaler son point de départ. Mais il est cet être qui se différencie des restes

des animaux, par le fait même que son comportement n’est pas codifié par la

nature et aussi parce qu’il doit, en se constituant, dans des structures de plus

en plus vastes, produire de plus en plus ce dont il a besoin. Ontologiquement

parlant, l’être humain n’est pas l’accomplissement du règne animal, tel qu’il est

perçu, d’une manière générale, par l’évolutionnisme. Il est plutôt une variante

de ce règne, mais une variante très problématique, dans la mesure où il est le

seul animal capable de se détruire intra espèce et même de jouir de cette

monstruosité.

En tout cas, dire que la zoologie et l’anthropologie sont postérieures à

la cosmologie, c’est signaler des vérités simples. Lesquelles vérités tendent à

être brouillées par des croyances créationnistes. Certes, pour l’évolutionnisme

il y a un processus dans lequel la formation du cosmos est suivie de celle de

la vie animale et s’accomplit avec le surgissement de l’être humain. Pour

Kant24, par exemple, au point de départ était le chaos primitif – tout comme

chez Anaxagore -, puis c’est produit l’effondrement gravitationnel de tout

l’univers. Cette concentration de l’Univers infini est, pour lui, la conséquence

métaphysique de l’idée d’un commencement.

Notons, en tout cas, que pour Kant la quantité infinie de matière est une

conséquence immédiate de l’idée de Dieu. En effet, selon lui : « Dieu a mis

dans les forces de la nature un art secret qui lui permet de se former

d’elle-même à partir du chaos et en une parfaite constitution du monde25 ». A

propos de cette thèse, il n’est pas inutile de rappeler que pour Anaxagore le

Nous (l’esprit, l’intelligence) fait passer la nature de l’état de chaos à celui du

cosmos. En réalité, Kant ne fait qu’ajouter la théorie de l’attraction universelle

de Newton. Par la suite, cette idée d’un commencement va se manifester

dans la théorie du proto atome de Georges Lemaître et devenir la théorie du

Big Bang.

En tout état de cause, l’idée d’un commencement fut déjà critiquée

24 Histoire Générale de la Nature et Théorie du Ciel, 1755, Librairie philosophique J. Vrin, Paris, 1984. 25 Op. cit., p. 72.

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dans l’antiquité. Epicure avait dit, par exemple, que rien ne vient à l’être à

partir du non être. Démocrite, pour sa part, va soutenir que rien ne naît du

néant, ni retourne au néant 26 . C’est la raison pour laquelle Melissos et

Anaximandre avaient déjà soutenu que l’Être est infini, sans limite :

« apeiron ». D’une manière plus métaphysique, Xénophane exprime cette idée

que le Tout est un et que cet un est Dieu. C’est précisément la thèse que nous

trouvons chez les Aztèques et dont l’origine est, tout le laisse penser,

Olmèque. En effet, pour les Aztèques le tout de l’Être est infini, est

l’Omothéotle – le Dieu suprême – qui est en lui-même l’unité simple des

contraires. Ce qui veut dire concrètement que le tout de l’Être est à la fois

l’unité du temps et de l’espace. Et, de la même manière qu’on ne peut pas

penser un non temps antérieur au temps de la même manière, on ne peut pas

penser un non espace antérieur à l’espace. De sorte que l’Être est éternel et

infini comme le sont le temps et l’espace. Et les changements ne peuvent se

produire qu’au sein des galaxies. En effet, pour eux les galaxies meurent et

naissent dans le mouvement de l’éternité.

C’est donc au sein de ce processus qu’il convient de placer

l’émergence du monde post-organique, zoologique et anthropologique. En

effet, soutenir que l’être humain est une variante du règne animal, n’est pas

affirmer ni une monstruosité, ni une absurdité. Car comme l’avait signalé

Darwin, tout organisme se reproduit suivant des structures invariantes et puis,

de temps en temps, il y a des variantes qui se produisent. L’apparition

d’espèces différentes est le produit précisément de ces variantes, aussi bien

dans la sélection artificielle27 que dans la sélection naturelle. L’évolution des

espèces fait partie précisément de ce processus, où l’adaptation au milieu

joue un rôle de première importance.

En tout état de cause, comme nous venons de le souligner, la grande

26 Nous trouvons aussi cette thèse chez Lucrèce, pour qui rien ne peut sortir du néant. 27 Les éleveurs, en effet, ont tendance a travailler sur des lignées en sélectionnant ce qui leur semble être les sujets les plus conformes à l’espèce animale, avec laquelle ils travaillent. Parfois, ils se donnent comme but le développement d’une variante qui apparaît souvent par hasard. Ce fut, par exemple, le cas des petits chevaux Falabella, sélectionnés par la famille du même nom à la fin du XIX, dans le ferme Ruro de Roca, près de Buenos Aires en Argentine. En tout cas, beaucoup d’éleveurs de différentes espèces animales ont toujours, en ce qui concerne leur travail de sélection beaucoup d’histoires et d’anecdotes à raconter. Notons, en tout cas, que la plupart des animaux des fermes dans le monde moderne sont le produit de sélections qui ne sont pas très anciennes.

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variante qui permet l’apparition de l’être humain ne doit pas être considéré

d’un point de vue anthropocentrique, mais tout simplement selon sa réalité.

Très concrètement, le fait que cette nouvelle espèce n’est pas, dans son

comportement, entièrement codifiée par la nature. Pour l’essentiel, cet être

doit codifier son comportement, doit se donner des systèmes de valeurs

capables de permettre la coexistence au sein des communautés particulières

et au sein de la communauté universelle. Comme on peut le comprendre

aisément le point de départ, en ce qui concerne la régulation culturelle, est

celui des communautés particulières. Car l’être humain est par nature un

animal familial28 et un animal sociable : capable de vivre dans des structures

plus élargies, comme les structures classiques, voir les structures tribales.

Rappelons aussi que cet animal n’est pas par nature, comme le souligne

Aristote, capable de vivre dans la solitude.

Cela dit, quel que soit le niveau de développement social, toute

communauté humaine se réalise à partir de règles et en fonction des règles.

Et c’est précisément ici que réside la différence fondamentale entre l’homme

et l’animal. Plus précisément, l’être humain doit produire et reproduire les

biens et les valeurs dont il a besoin. Il doit, donc, créer des systèmes de

besoins qui sont en dernière instance des systèmes de valeurs. Cependant,

l’activité supérieure de l’être humain, ne se situe pas au niveau de la

production et de la reproduction des valeurs, mais au niveau de la réflexion de

systèmes de valeurs qui tendent à se manifester dans le monde. En tout cas,

pour Aristote l’homme conditionné par le droit et l’idée de justice est le meilleur

de tous les animaux, tandis que celui qui est contraire à ces valeurs est le pire

de tous. Car il ne faut pas oublier que cet être est bien le seul de tous les

animaux, comme nous l’avons souligné plus haut, à se détruire intra espèce et

28 Tout laisse penser que toutes les cultures ont interdit la reproduction simple des familles. De là, l’interdiction à caractère universel de l’inceste. Car le but immanent du générique est de se reproduire à une échelle de plus en plus importante. En d’autres termes, la formation d’ensembles de plus en plus vastes et de l’ordre même de la dimension générique de l’humain. Rappelons que le concept de l’inceste implique « les relations sexuelles entre un homme et une femme liés par un degré de parenté », comme l’indique le Dictionnaire Larousse. Ce concept exclut l’abus de mineurs qui a été généralement considéré comme un crime ou comme une cause aggravante. Notons, toutefois, que certaines cultures ont permis dans les sphères dominantes ces relations entre parents très proches. Ce fut le cas de l’Egypte ancienne, de l’Egypte des Ptolémées et des Incas. Pour cela l’approche à l’inceste a toujours été plus ou moins importante, selon les traditions culturelles. Actuellement, par exemple, dans beaucoup de pays modernes la relation constante entre adultes, ayant des liens très étroits de sang, n’est pas considérée comme un crime.

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de jouir de cette monstruosité. Notons, à ce propos que dans le règne animal,

l’agressivité est régulée par la nature. Dans un combat de chiens, par

exemple, lorsque le dominé sent qu’il perd la partie, il se met à crier de telle

sorte qu’il paralyse la mâchoire du dominant. Ce qui lui permet de s’échapper.

C’est la raison pour laquelle, dans les combats entre animaux d’une même

espèce il est rare qu’il y ait des morts. Dans un tel cas, il s’agit plutôt

d’accidents29.

Et les combats de coqs ? Peut-on me demander. En effet, pour ces

combats on attache avec des fils des lames très longues et très affûtées dans

les ergots des coqs. De sorte que le premier qui saute a des chances de

blesser l’autre voire même de lui entailler le cou, c’est la raison pour laquelle

ces combats durent peu de temps. Le fait est que si ces lames n’étaient pas

employées, il y aurait nécessairement un des coqs qui prendrait la fuite et

l’autre qui le laisserait partir, comme cela se passe dans la nature.

L’homme est un loup, pour l’homme, disait Hobbes. Cette expression

très métaphorique veut dire concrètement que dans les rapports entre les

êtres humains, il y a ceux qui ont la position du loup et d’autres qui sont

comme des simples moutons30. Ceci veut dire, par conséquent, qu’il y a entre

les hommes des dominants et des dominés, comme dans le règne animal. Ce

qui est tout à fait évident. Et c’est, d’ailleurs la raison pour laquelle Aristote

nous dit que nous ne sommes pas égaux par nature, mais que nous le

devenons par le biais de l’accomplissement du politique.

Cela dit, tout système économique est en lui-même un système des

besoins. C’est, en effet, à travers un système de production et de reproduction

matériel31 que les communautés et les sociétés satisfont leurs besoins. Mais

un système de besoins n’est pas simplement un mode de production, il est

aussi un système d’échange. Car, comme nous l’avons indiqué, l’échange est

consubstantiel à la vie sociale. En effet, dans la mesure où l’être humaine

29 Tout indique que dans les combats de chiens, tels qu’ils sont organisés dans le sud des États-Unis, on affûte les dents des chiens, pour provoquer des blessures plus graves. De sorte que, dans ce cas, très souvent les chiens très blessés sont achevés par leurs maîtres. 30 Car le loup n’est pas, à proprement parler, le prédateur du loup. 31 A ce propos, il convient de remarquer que la reproduction matérielle est une dimension économique ou pré économique. L’économie implique le marché et la monnaie, tandis que le pré économique ne connaît, au sens strict du terme, ni l’un ni l’autre.

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n’est pas un animal destiné à vivre dans la solitude, comme l’a souligné

Aristote, dans cette mesure l’échange est une nécessité. Pour cette raison

nous pouvons dire que les êtres humains ont la possibilité de satisfaire leurs

besoins soit par le biais de l’échange simple – le troc -, soit par celui de

l’échange élargie : l’échange monétarisé. Ceci veut dire, par conséquent, que

l’échange monétarisé n’est pas une perversion de l’échange simple, mais

plutôt le résultat de l’objectivation de la pratique de la raison. En effet, c’est en

vue de la satisfaction optimale des besoins que l’économie politique se

manifeste et tend à développer ses propres capacités.

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II) Communauté et société

C’est le sociologue allemand Ferdinand Tönnies le premier à avoir

introduit cette différence dans on œuvre principale Économie et Société

(1887). Depuis lors cette différence conceptuelle est devenue fondamentale

pour les sciences humaines. Max Weber va, pour sa part, développer ces

concepts dans son travail Économie et Société (1921). Nous n’allons pas

développer ici les différences qui se sont manifestées dans la perception de

ces concepts depuis Tönnies, mais tous simplement exposer notre

compréhension, tout en signalant que pour l’essentiel il y a un accord général

pour exprimer cette différence en disant que la communauté est le règne du

non individualisme, tandis que la société est le règne de l’individualisme. Les

règles religieuses règnent dans les ordres communautaires, tandis que dans

les sociétés c’est plutôt le règne du droit et du politique. En ce qui concerne

les catégories économiques de base, qui sont la valeur d’usage et la valeur

d’échange, nous pouvons constater que la valeur d’usage règne au sein de la

communauté, tandis que la production de la valeur d’échange est

consubstantielle à l’ordre social.

Bien évidemment, il y a des réalités humaines qui correspondent à la

logique de la communauté au sens pur du terme. De même qu’il y en a

d’autres qui correspondent très concrètement au mode d’être des sociétés.

Par contre, il y a d’autres réalités historiques qui ne sont pas la manifestation

paradigmatique ni de l’une, ni de l’autre. En ce qui concerne les formes

communautaires pures, les structures classiques, telles que nous les trouvons

par exemple chez les esquimaux et les tupinambas, du Brésil actuel, en sont

la manifestation, comme le sont aussi des structures impériales, comme celles

des anciens égyptiens ou celle de l’empire inca. Par contre, l’Empire chinois

des Ming (1368 à 1644), l’Empire du Grand Moghol en Inde, le Califat des

Omeyyades32, le Califat des Abbassides et l’Ancien Régime en France, pour

ne donner que quelques exemples, où les situer ? Car, si nous prenons le cas

des deux califats arabes que nous venons de mentionner, il faut constater que

nous avons affaire à des réalité marchandes – quoi que non encore

capitalistes -, mais où l’individualisme n’existe pas et donc la dimension du

32 On peut tenir compte non seulement des Omeyyades de Damas, mais aussi de ceux de Cordoue.

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21

politique. Il est de même en ce qui concerne l’Ancien Régime en France, par

exemple, pendant la période de la dynastie des Bourbons (1589 à 1789), nous

constatons aussi que cette réalité était marchande – non encore capitaliste –

et où l’individualisme et le politique étaient absents.

Au sens strict du terme, la personne est le mode d’être naturel de toute

singularité. Dans le règne de la communauté toute singularité est une

personne. Cela dit, il y a des personnes qui ont de la personnalité et d’autres

qui ne l’ont pas, qui sont plutôt effacées. En plus, au sein de ce monde, toute

personne ayant un pouvoir est un personnage, mais tout personnage n’est

pas une personnalité. En d’autres termes, dans le monde non juridique le

rapport naturel entre le dominant et le dominé est une dimension manifeste,

car le principe de la personnalité n’est pas encore brouillé par la puissance

nivelatrice du droit. Tocqueville remarquait, par exemple, que « chez les

peuples aristocratiques, chaque homme est à peu près fixe dans sa sphère ;

mais les hommes sont prodigieusement dissemblables ; ils ont des passions,

des idées, des habitudes et des goûts essentiellement divers. Rien n’y remue,

tout y diffère. Dans les démocraties au contraire, tous les hommes sont

semblables et font des choses à peu près semblables33 ».

Dans le règne de la communauté, au sens strict de ce terme, comme

nous l’avons indiqué un peu plus haut, la production dominante est celle de

valeurs d’usage – donc des biens destinés à la consommation des

producteurs et des siens -, tandis que la production de valeurs d’échange en

est marginale. Plus précisément, dans ce monde les valeurs d’usage

deviennent circonstanciellement des valeurs d’échange et cet échange se

réalise par le biais du troc.

Mais l’être humain ne produit pas simplement des valeurs matérielles. Il

produit aussi des valeurs culturelles, des systèmes de valeurs. Dans le règne

de la communauté, la production culturelle est liée à celle d’un discours

fondateur. Toute réflexion au sein de cet ordre est en rapport avec ce discours

et se manifeste généralement sous la forme du commentaire et où le

commentaire du commentaire a une place très importante. En tout cas, la

fidélité par rapport aux discours fondateur joue, au sein de ce monde, un rôle

33 De la Démocratie en Amérique, 10-18, Paris, 1963, p. 330.

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de première importance. Ici, c’est le passé qui compte. Le futur ne peut être

valable que s’il se manifeste comme simple reproduction du passé : du passé

fondateur. Ainsi, toute tentative de rupture par rapport à ce discours ne peut

être considérée que comme une activité démoniaque. Comme la

manifestation même d’une conscience pervertie et pervertissante.

La communauté exprime sa substance éthique, sous la forme de la

moralité familiale. De sorte qu’avant d’être un bon père il faut être un bon fils

et seulement celui qui respecte la pitié familiale peut s’affirmer dans l’ordre

communautaire, où le prince est avant tout perçu comme le père de son

peuple. De sorte que l’ordre communautaire ne fait que reproduire l’ordre

familial. Ainsi, la hiérarchie communautaire est aussi sacrée que la hiérarchie

familiale.

Cette fidélité au passé, propre à l’esprit de la communauté, nous la

trouvons chez Confucius lorsqu’il dit : Je m’attache aux anciens avec

confiance et affection. Nous la trouvons aussi lorsqu’il affirme : Je n’invente

rien, je transmets. Puis, dans une forme très simple cette fidélité, par rapport à

la morale familiale traditionnelle, nous la trouvons aussi dans les Préceptes

des vieillards (Les Ueuetlatolli) des aztèques. Et nous constatons le même

phénomène de la fidélité par rapport au discours fondateur, dans le cas des

religions dites monothéistes, où le commentaire des textes de base est au

centre même de la production et de la reproduction des valeurs.

Certes, la morale dite monothéiste affirme synthétiser son noyau

éthique dans le commandement : Aime ton prochain, comme toi-même ! Mais

ce principe ne dépasse pas l’horizon de la moralité familiale comme on tend à

le dire. Car, en dernière instance cette moralité se donne comme but l’identité

des communautés particulières en elles-mêmes. Car, comme on peut le

comprendre aisément, le prochain s’oppose au dissemblable. De là que les

religions monothéistes ont été particulièrement destructrices par rapport aux

autres cultures et aux autres en général. D’ailleurs, les textes eux-mêmes

sont, à ce niveau là, particulièrement clairs. On n’a pas besoin, par rapport à

cette problématique d’apporter beaucoup de citations. Par exemple, Esaïe

nous dit : « Car la nation et le royaume qui ne te serviront pas périront. Ces

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nations-là seront exterminées34 ». Pour sa part Luc fait dire aux Christ : « Au

reste, amenez ici mes ennemis, qui n’ont pas voulu que je régnasse sur eux,

et tuez-les en ma présence 35». En ce qui concerne Le Coran, il dit très

précisément : « Tuez les polythéistes, partout où vous les trouverez 36».

A sa base, donc, le règne de la communauté est le règne du particulier,

voire du particulier accompli en lui-même. Car cette structure est en

elle-même autosuffisante et capable de se reproduire en circuit fermé, en

autarcie. L’Empire des Incas, comme l’Empire Chinois, sont probablement les

manifestations les plus hautes de cette forme d’accomplissement. Mais, à

partir du moment où l’échange monétarisé commence à se manifester dans le

monde, à partir de ce moment une nouvelle perspective tend à se profiler :

celle de l’universalité des rapports. Mais avant d’essayer de comprendre le

développement de la logique de l’être social il convient de saisir que l’échange

simple – le troc – s’accomplit dans l’échange élargi : l’échange monétarisé.

Nous devons, toutefois, tenir compte du fait que l’échange est consubstantiel

à l’être social et qu’il n’y a pas de vie sociale sans échange, comme l’a

souligné Aristote. Par conséquent que l’échange n’est pas une perversion des

rapports au sein de l’être social, comme le pensait Marx37. Car, c’est par le

biais de l’échange que nous satisfaisons nos besoins, comme nous le dit

Adam Smith. Ainsi, l’échange élargi est la forme de rapport entre les êtres

humains qui tend à s’accomplir dans l’universalité des relations. Relevons que

selon le Petit Robert, le commerce est non seulement une opération qui a

pour objet la vente d’une marchandise, d’une valeur, ou l’achat de celle-ci

pour la revendre après l’avoir transformée ou non – ou l’entreprise qui fait

cette opération -, mais aussi des relations que l’on entretient dans la société.

Dès lors, le commerce n’est pas simplement échange, négoce, trafique, mais

aussi fréquentation, rapport, relation. Cela veut dire, par conséquent que

l’échange élargi contient en puissance l’universalité des rapports entre tous

34 60-12. – Le passage suivant est aussi très significatif : « Tu dévoreras tous les peuples que l’Éternel, ton Dieu, va te livrer, tu ne jetteras pas sur eux un regard de pitié ». Deutéronome 7,16. 35 Luc 19,27. – Le Dictionnaire de l’Inquisition, de 1494 nous dit, à ce propos, au mot Tuer : « Que les hérétiques doivent être tués est dit en toutes lettres par l’évangile selon Luc ». 36 5. IX, 5. – Voir aussi à ce propos : II, 190 et IV, 89 37 Rappelons que pour l’auteur du Das Kapital, la monnaie et la valeur d’échange sont la manifestation de la vénalité et de la prostitution universelle… Rien de moins, rien de plus. C’est ce que Pol Pot et les siens ont

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24

les êtres humains.

C’est de l’ordre de la constatation : les catégories avec lesquelles nous

pensons le social ont été développées en Grèce. C’est notamment le cas non

seulement des concepts comme la politique et l’économie, mais aussi des

concepts liés au droit (nomos) et à son processus d’accomplissement. Car à la

différence de l’esprit de la communauté qui cherche, par tous les moyens, de

rester fidèle à son discours fondateur, à son fondement historique, l’esprit de

la société à comme but son propre accomplissement. Et c’est précisément la

logique de ce processus qu’il s’agit de comprendre, à partir de ces principes.

En effet, le point de départ de cette réflexion est la thèse logique selon

laquelle l’universel est le fondement des singularités et des particularités. Par

conséquent que l’universel est ce qui prédique chacune des parties. En

d’autres termes que le singulier est ce qui est un numériquement, tandis que

l’universel est ce qui s’affirme dans toutes les singularités et, par là même,

dans toutes les particularités. C’est dès lors cette thèse aristotélicienne qui

peut être considérée comme le point de départ de cette réflexion qui pose

l’égalité numérique comme le moyen terme de ce processus qui mène à la

communauté d’égaux. Laquelle communauté d’égaux est la finalité même de

ce processus politique. Or, ce en quoi il y a une fin, nous dit Aristote, est fait

pour cette fin. Ainsi, la communauté d’égaux est la puissance énergétique qui

s’agite au sein même du social.

Traduit dans un langage plus simple, cela nous donne le fait que la

dimension générique (l’humain) est le fondement de tout être humain. Donc

que tout être humain est en première instance la manifestation du genre. Ceci

de la même façon que tout chien est la manifestation de la « chienneté ». Ce

qui veut dire qu’il n’y a pas de chien qui soit plus chien ou moins chien qu’un

autre chien. Puisque les espèces sont des parties du genre et que toutes les

singularités sont des manifestations concrètes de cette universalité. Ceci nous

mène donc, à affirmer qu’il y a à la base des singularités, une égalité en

puissance qui doit devenir égalité en acte à travers la concrétisation de cette

rationalité.

La pensée politique grecque va exprimer cette idée de l’égalité en

intégré, comme un principe scientifique.

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puissance, par le concept de l’isothymia : de l’égalité en dignité de tous les

êtres humains. Du point de vue conceptuel cette égalité en dignité est

précisément la manifestation du fait que, comme va le dire plus tard

Montaigne, chaque être humain porte en lui la forme entière de l’humaine

condition. Kant de son côté va soutenir que tous les hommes ont un même

droit fondamental au respect. C’est ainsi que l’égalité en dignité de tous les

êtres humains va se présenter comme la condition première et fondamentale

de la coexistence universelle. Ainsi, l’égalité en puissance doit devenir égalité

en acte à travers l’accomplissement du social. Plus précisément, l’isothymia

doit se réaliser à travers l’isonomia – l’égalité devant le droit – et s’accomplir

dans l’isocratia : l’égalité devant le pouvoir.

Cette vision de l’accomplissement du social implique, dès lors, le fait

que les hommes sont inégaux par nature, mais qu’ils doivent devenir égaux

grâce au processus conventionnel qui est le résultat de la pratique de la

raison. Laquelle pratique doit se donner comme but la création d’une

communauté d’égaux en vue de bien vivre. Par conséquent, la pratique de la

raison ne fait que mettre en marche le contenu même de la raison théorique.

Plus précisément le fait que du point de vue théorique, l’universel est ce qui

s’affirme dans toutes les singularités. – De plus, la raison théorique nous

montre que c’est par le biais de la conventionalité que cette finalité éthique

s’accomplit. L’égalité en dignité est ainsi le fondement éthique de ce

processus, qui trouve dans le droit, l’économie et le politique, les moyens de

son propre accomplissement.

Il s’agit, dès lors, de comprendre que pour Aristote le fondement

éthique de l’humain se réalise, s’objective, par le biais du droit et de ses

manifestations essentielles qui sont l’économique et le politique. En effet, pour

lui, le droit est la manifestation de l’éthique. Le droit naturel = « to physei

dikaion » = n’existe pas, car ni le droit est un produit de la nature, ni la nature

est une extériorisation de la juridicité. Le Logos n’est donc pas un produit du

« Noûs », de cette puissance qui selon Anaxagore produit l’ordre dans le

monde physique. Le Logos est plutôt la manifestation de la substance

rationnelle de l’humain, qui à travers sa capacité nomothétique est capable de

donner un sens rationnel à la « praxeis » des hommes.

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C’est donc par le biais de la raison universelle que l’être humain est

capable de produire un processus qui mène à l’accomplissement du social, au

règne de la communauté d’égaux. Ainsi, le Logos permet de saisir l’idée de la

justice – du « dikaion » -, en vue de créer un ordre politique juste, suivant les

règnes du « kolon » (du « bonum ») et de l’ « ison » (l’ « aequum »). Par

conséquent, dans ce processus la substance éthique de l’humain s’objective

dans un processus conventionnel, dont le but est celui de réaliser l’égalité en

puissance, en vue de produire l’égalité effective dans le monde. C’est, dès

lors, comme nous l’avons indiqué plus haut, le droit qui est la puissance

motrice de ce processus qui mène à l’égalité devant le droit (isonomia) et à

l’égalité devant le pouvoir : isocratia. Il convient toutefois de comprendre que

le droit se réalise, pour Aristote, à travers l’économie – « oikos-nomos » - et le

politique qui est le droit fondamental de l’ordre social.

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27

III) La loi des contraires dans le monde physique e t dans le monde

de l’éthique.

Aristote est le seul penseur à avoir compris non seulement que l’unité

des contraires est le fondement de l’Être, mais aussi que cette dualité se

manifeste d’une manière différente dans la culture que dans la nature. En

effet, les cultures anciennes avaient déjà remarqué que le réel se structure

selon la loi des contraires. C’est ainsi que dans la Chine ancienne il est

question du Yin et du Yang. Donc, du noir et du blanc, du sombre et du clair,

de la nuit et du jour, de la lune et du soleil, de l’hiver et de l’été, du nord et du

sud, de la gauche et de la droite, de la terre et du ciel, de l’homme et de la

femme, et ainsi de suite à l’infini. Le Tao lui-même se manifeste sous la forme

de la dualité yin et yang. Ce qui veut dire que l’unité substantielle est en même

temps dualité fondamentale.

Nous trouvons cette idée aussi dans le cas de la pensée

mésoaméricaine, que les Aztèques – suivant les Toltèques, héritiers des

Olmèques – ont exprimé de la façon suivante, comme nous l’avons déjà

remarqué plus haut, que la totalité de l’Être, l’Omothéotle, est non seulement

le Tout, mais aussi l’unité simple des contraires. L’unité des contraires est

représentée au niveau de la nature par Quetzalcóatl, l’unité de ce qui vole et

de ce qui rampe : l’oiseau et le serpent. Par contre au niveau de l’humain la

différence n’est pas aussi tranchante, car la dualité se trouve au sein du

masculin comme du féminin. En effet, Omothécutli est le Seigneur de la

dualité, car il est dominant masculin et sous-dominant féminin, tandis

qu’Omocihuatle est le Dame de la dualité, car elle est dominante féminin et

sous-dominante masculin.

Pour ce qui est des atomistes grecs, rappelons que pour Démocrite

d’Abdère, qui est mort vers -365, la nature est composée dans son ensemble

de deux principes : le positif, les atomes (ce qui est plein) et le négatif, le vide,

le néant. De sorte que l’Être, substantiellement, est ce rapport entre l’être et le

non-être. Notons aussi que pour Démocrite ce rapport entre le plein et le vide

se manifeste aussi au niveau cosmologique, car les mondes existent dans le

vide et sont en nombre infini. Ils sont de différentes grandeurs et disposés de

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différentes manières dans l’espace et dans certaines régions il y a plus ou

moins de monde.

En ce qui concerne encore cette problématique de la loi des contraires,

il n’est pas inutile de rappeler que pour Hegel la contradiction est aussi le

fondement de l’Être en tant que tel. Mais, ce rapport des contraires ne se

présente pas de la même manière comme chez Démocrite, où le négatif

s’oppose au positif, comme son irréductiblement autre, mais plutôt comme cet

autre qui est en tant qu’autre, l’autre et non-autre de son autre. Ceci veut dire

concrètement que le néant qui s’oppose à l’être n’est pas du néant à l’état pur,

comme le soutient justement Démocrite, mais plutôt comme

ce-qui-n’est-pas-encore. Pour cette raison le rapport entre l’être et le néant

donne chez Hegel le devenir. Le vrai se présente, dès lors, ontologiquement

parlant, comme le Tout qui s’accomplit à travers son développement.

Cela dit, il s’agit de comprendre que dans ce processus

d’accomplissement de l’Être, chaque moment est supérieur à celui qui le

précède et inférieur à celui vers lequel il tend. Notons, toutefois, que dans

l’histoire humaine ce processus d’accomplissement a des caractéristiques

différentes. Ceci, indépendamment du fait que la logique ontologique, dans la

nature comme dans la culture, est la même, car le négatif est toujours en face

du positif, comme le ce-vers-quoi-il-tend. En effet, dans l’histoire chaque

moment historique, chaque formation sociale, développe sa propre

contradiction. Et c’est cette négation déterminée qui – à l’instar des lumiers

pendant la deuxième partie du dix-huitième français – va se manifester au

niveau de la pratique – avec la Révolution française, précisément – comme

négation de la négation, pour donner naissance à une forme supérieure.

Laquelle forme sera à son tour niée par une autre négation déterminée

jusqu’au sommet du royaume de l’esprit, où la liberté dans la conscience

laisse écumer sa propre infinité38.

Nous n’allons pas essayer de montrer ici la façon de comment Marx va

reprendre la dialectique hégélienne pour assoir sa propre vision du monde.

Nous parlons de cette problématique dans la Postface de cette Introduction à

38 Nous reprenons ici les moments essentiels de la dialectique du développement d’Esprit, tel que Hegel le présente dans Phénoménologie de l’Esprit.

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la Théorie et à la Philosophie Politique. Pour le moment ce qui nous intéresse

c’est précisément de montrer le fait que pour Aristote la loi des contraires se

manifeste d’une manière différente dans le monde de l’éthique et, dans le

monde de la physique. En effet, dans l’univers de la physique le négatif

s’oppose au positif, car la substance est le réceptacle des contraires, tandis

que dans le monde de l’éthique le négatif est ce qui s’oppose au positif, soit

par excès soit par défaut. Ceci veut dire, par conséquent, que le juste est la

proportion raisonnable, tandis que l’injuste est ce qui s’oppose à cette mesure

par le trop ou le trop peu39.

En effet, pour Aristote, comme nous le verrons d’une façon plus précise

au chapitre suivant, les valeurs d’ordre universel – l’idée du Vrai, de la Justice

et du Bien – sont à la base du Logos, sont le cœur même de la substance

éthique de l’humain. De plus, pour lui, l’idée de la Justice est la puissance à

travers laquelle le Logos se réalise. Car la raison universelle est le Logos

spermatikos : la puissance capable d’engendrer, de produire un monde

conforme à l’être de son géniteur. Et c’est, précisément, dans son dévoilement

que la justice exprime sa raison d’être : le fait que l’égal soit traité en égal et

l’inégal en inégal. C’est ainsi que l’idée de la Justice se manifeste sous la

forme de la justice corrective et de la justice distributive.

Nous allons ici considérer la justice corrective, car elle est la première

manifestation de l’idée de la Justice (Dikaion), au niveau de la pratique

sociale. Mais avant de réfléchir sur la justice corrective, il convient de

remarquer qu’entre la Justice – Dikaion, Justitia – et le droit – nomos, jus – il y

a le rapport entre l’universel et le particulier et que cet ensemble s’objective

dans les règles juridiques elles-mêmes : nomoi, lex. Or, nous avons déjà vu

que dans la logique du monde éthique – de l’humain, très humain – l’universel

est ce qui s’affirme en première instance, dans les particularités – en

l’occurrence les ordres juridiques – et les singularités40. C’est précisément

39 Notons que pour Eschyle : « La mesure est le bien suprême ». Agamemnon, V.377. 40 Notons que les valeurs d’ordre universel – les universaux – sont des catégories à priori de la raison, tandis que les concepts généraux – tout ce qui se rapporte aux êtres et aux choses – sont des catégories à postériori. En effet, ce qui est juste dérive de l’idée de la justice, tandis que l’idée des êtres et des choses – d’une manière générale, les en-soi de Platon – dérivent de la connaissance de ces êtres ou des ces choses. En effet, pour avoir l’idée de la « tableité », il faut connaître des tables, ainsi que pour avoir l’idée de la « chevaleité », il faut connaître les chevaux. Tandis qu’au niveau des valeurs d’ordre universel, nous ne connaissons pas l’idée de la justice à travers l’expérience, mais par le biais de l’intelligence, de la pensée rationnelle. Car l’être humain,

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cette logique du rapport entre le particulier (le droit) et l’universel (la Justice)

qui a fait dire à Ulpien41 : « Jus a justitia apellatur » : Le droit dérive de la

justice. Plus précisément, les systèmes juridiques particuliers font appel,

doivent intégrer, incorporer, la justice. Par conséquent, les systèmes

juridiques particuliers doivent non seulement se réclamer et se légitimer avec

l’idée de la justice, mais en faire sa source d’inspiration.

Cela étant signalé, revenons au domaine de la justice corrective. Plus

concrètement, à la justice relative aux contrats. Car comme nous l’avons déjà

indiqué l’échange élargi est la première manifestation de la logique du social.

Mais, pour que cette forme de l’échange puisse se manifester, il faut que les

sujets de l’échange soient mis sur un pied d’égalité. Car, entre égaux

l’échange doit être équitable. Plus précisément, en égalité proportionnelle. En

effet, pour Aristote, puisque le juste est l’égal, l’égal selon une proportion est

aussi le juste. En d’autres termes, pour lui, le juste qui se rapporte à autrui est

l’égal, tandis que l’injuste est l’inique.

Mais, pour que l’échange élargi soit possible, il faut une commune

mesure. Ce qui implique nécessairement l’apparition de la convention. Car la

monnaie – en grec : nomisma, de nomos, droit – est un produit de la

conventionalité. Or, la convention existe en vue de garantir les droits

réciproques, comme l’avait signalé Lycophron. Le droit commercial, le droit

économique, se présente ainsi comme le point de départ de ces processus qui

doit conduire à l’égalité devant le droit, à l’isonomia. En effet, le rôle de tout

pouvoir, comme le disait déjà Confucius, est celui de garantir les poids et les

mesures. Dans le règne de la communauté 42 la proportionnalité dans

l’échange est garantie par les règles traditionnelles, tandis que dans l’ordre

social les règles garantissant l’égalité proportionnelle, sont le résultat de la

convention, donc du droit. Car, ce qui est droit, nous dit Aristote, doit être pris

comme le signale Aristote, est le seul animal a avoir le sentiment du bien, du vrai et du juste. De plus, nous dit-il ce sont ces sentiments qui sont à la base de l’existence familiale et de la vie communautaire. Mais c’est seulement sous leur forme rationnelle, qu’ils sont le fondement de la vie sociale. 41 Rappelons que Domitius Ulpianus – mort en 228 – est considéré comme la figure même de la jurista – du juris-prudente – romain. Il considérait que le droit est l’art du bon et de l’équitable. 42 Notons que dans le règne de la communauté le troc implique un échange de valeurs équivalentes. Cette forme de l’échange se réalise entre les membres de ces communautés de base qui sont comme des frères, tandis que le don et l’offrande se réalisent au sein d’un ordre hiérarchique, où l’autorité supérieure est toujours censée donner une valeur plus importante que celle qui est apportée par le sujet de la base.

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au sens d’égal. La justice corrective est, dès lors, selon lui, le juste milieu

entre la perte de l’un et le gain de l’autre. Donc, le moyen terme,

l’équidistance, entre le profit de l’un et le dommage de l’autre43.

Pour le Stagirite, en tout cas, sans égalité proportionnelle, il ne peut pas

y avoir d’échange ni de communauté des rapports. Ou, en tout cas, l’échange

et la communauté des rapports deviennent problématiques. Pour cette raison,

la mesure commune (la nomisma) et les règles qui garantissent l’égalité

proportionnelle dans l’échange, sont la manifestation du besoin que nous

avons les uns des autres et qui garantissent la vie en société. Cela dit, il

convient toutefois de tenir présent à l’esprit qu’aussi bien la mesure commune,

que les règles garantissant l’égalité proportionnelle dans l’échange, sont des

manifestations institutionnelles dont la régulation est faite par la puissance

judiciaire. En effet, dans la tradition classique grecque le juge est considéré

comme l’incarnation du droit juste, car il est celui qui rétablit le rapport

équitable, contenu dans l’idée même de l’égalité proportionnelle : ison

analogon. Le juge (le dikastès) est ainsi celui qui rétablit l’égalité

proportionnelle entre deux excès 44 . Car le droit du plus fort est un droit

disproportionné, contraire à l’idée même de ce qui est droit : l’ison ( l’aequum).

La justice corrective est, dès lors, la puissance éthique qui garantit

l’égalité, car entre égaux, l’échange doit être en égalité proportionnelle. Pour

cette raison Aristote considère qu’il n’y a pas de justice là où la logique de ce

qui est droit, ne s’impose pas, car la justice (le dikaion) en tant que puissance

s’objectivant dans les institutions, doit devenir l’âme de la cité.

Le rôle de la justice corrective est précisément, comme nous venons de

le voir, celui de garantir l’égalité entre les sujets de l’échange, car le juste est

ce qui s’accorde avec l’égalité. Bien évidemment, ce processus normatif tend

à se développer avec la sécurité juridique et avec la formation de l’État de

droit. Car, parmi les buts les plus immédiats de l’État de droit il y a l’idée de

l’égalité devant le droit : l’isonomia. Mais, comme nous le verrons plus loin la

constitution de l’individualisme, par la sécurité juridique, est le moment où se

43 Stamatios Tzitzis, nous dit, à ce propos, suivant cette logique que « le droit n’est pas seulement le légal, mais aussi l’égal, la justice signifiant en même temps la légalité et l’égalité ». Dire le Droit, Editions Panthéon-Assas, 2006, p. 61. 44 En effet, selon la conceptualité de cette pensée, le juge est celui qui doit juger selon l’opinion la plus

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produit la rupture avec l’ordre pré-politique, celui qui est encore ancré dans le

règne de la communauté.

équitable, car il est celui qui cherche l’équidistance entre un gain et une perte indue aux parties en litige.

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IV) L’En-soi éthique de l’humain et son dévoilement dans l’ordre

social.

Tout système de valeurs, comme tout système de la pensée, a une

source unique à laquelle il emprunte son unité et sa logique finaliste. Dans le

cas du système de croyance dit monothéiste le point de départ est Dieu et la

création. En effet dans l’Ancien Testament, la médiation du processus, de

dévoilement de sa propre finalité, est l’Alliance, suivie de la donation

territoriale45 que ce Dieu fait à son peuple. La fin de ce processus étant la

promesse. Pour ce qui est de la promesse, nous allons apporter quelques

citations qui donnent le sens de cette finalité. En premier lieu il s’agit d’un

passage des Psaumes : « Demande-moi et je te donnerai les nations pour

héritage, les extrémités de la terre pour possession ». (2,8). Il y a par la suite

un texte de Daniel : « Le règne, la domination et la grandeur de tous les

royaumes qui sont sous les cieux, seront donnés au peuple des saints de

Très-haut. Son règne est un règne éternel, et tous les dominateurs le serviront

et lui obéiront ». (7,27). Puis, nous apportons un passage de l’Épitre de Paul

aux Romains : « En effet, ce n’est pas par la loi que l’héritage du monde a été

promis à Abraham et à sa postérité, c’est par la justice de la foi ». (4,13-14).

Notons que c’est précisément cette dimension de la promesse qui est

considérée comme la perspective eschatologique46 de ce système de valeurs.

Quoi que, à proprement parler, pour le christianisme, la perspective

eschatologique est celle de la parousie du deuxième retour du Christ sur la

terre. Ce qui devra permettre le règne de mille ans de Christ sur la terre. Car

l’historicité chrétienne est ce mouvement qui va de la résurrection à la

parousie. Mais, la dimension messianique propre à Jésus, fait que sa figure

fait aussi partie de l’eschatologie judaïque. Plus précisément, de cette

dimension prédite par Esaïe : « Car un enfant nous est né, un fils nous est

45 Rappelons qu’à proprement parler il y a deux donations : la grande et la petite donation. La grande donation est formulée de la façon suivante : « je donne ce pays à ta postérité, depuis le fleuve d’Egypte jusqu’au grand fleuve, au fleuve de l’Euphrate ». (Genèse, 15,18). La petite donation est pour sa part exprimée de la manière que voici : « Je te donnerai, et à tes descendants après toi, le pays que du habites comme étranger, tout le pays de Canaan, en possession perpétuelle, et je serais leur Dieu ». Genèse, 17,8 46 Remarquons aussi que l’eschatologie se rapporte à la fin dernière de ce système de valeurs. Elle est, par conséquent, la perspective accomplissante : de ce en vue de quoi ce système de valeurs existe. Car comme le disait Aristote, ce en quoi il y a une fin, est faite pour cette fin.

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donné, et la domination reposera sur son épaule ; on l’appellera Admirable,

Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la paix. Donner à l’empire

de l’accroissement, et une paix sans fin au trône de David et à son royaume ».

(9,5-6).

En effet, c’est précisément dans ce sens que Spinoza, dans son Traité

Théologico-Politique soutient que « la voix du Christ… peut être appelé la voix

de Dieu » ; donc, que « le Christ est le chemin du salut 47». En d’autres

termes, pour Spinoza : « Le Christ a perçu et compris les choses révélées en

vérité48 ». Il « n’a nullement abrogé la loi de Moïse 49».Ce qui est tout à fait

conforme à l’idée, au fil conducteur, du texte de l’Apocalypse, attribué à Jean.

En effet, dans ce texte ceux qui sont marqués par le sceau de l’Éternel, ce

sont des enfants « de toutes les tribus des fils d’Israël (7,4-5) ». Puis il y a

surtout le fait que la Nouvelle Jérusalem entourée d’une grande et haute

muraille a non seulement douze portes et sur les portes les noms « des douze

tribus des fils d’Israël » (21,12-13), mais aussi douze fondements et « sur eux

les douze noms des douze apôtres de l’agneau ». (21,14). Ce qui veut dire

que la perspective eschatologique mosaïque ne peut pas être comprise en

dehors de la figure du Christ50. Car l’idée de la royauté de Dieu sur le peuple

élu, et par lui sur le monde, est au centre de sa parole.

Pour ce qui est de l’Islam, la dimension eschatologique est exprimée de

la façon suivante : « La terre appartient à Dieu et il en fait héritier qui il veut,

parmi ses serviteurs51 ». Par conséquent, « la terre sera l’héritage de nos

serviteurs52 ». « Il nous concèdera la terre en héritage ». (XXIV, 54). Ainsi, la

perspective eschatologique se présente pour le monothéisme, d’une manière

générale, comme le résultat d’une entreprise conquérante. Et c’est

précisément cette problématique qui est actuellement au centre de ce que

Samuel Huntington a appelé le choc des civilisations et qu’Edgar Morin a

appelé, pour sa part, le choc des barbaries.

47 Œuvres III, PUF, 1999, p.93. 48 Ibid. p. 197. 49 Ibid. p. 213. – Rappelons que pour Spinoza : « Dieu doit être compris comme l’auteur de la Bible ». Ibid. p. 439. 50 Dans l’Épitre aux Hébreux Paul dit, à ce propos : « Car assurément ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide, mais à la postérité d’Abraham ». (2,16-17). 51 Le Coran VII, 128.

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Cela étant signalé, passons maintenant au problème de la

détermination du vrai et du faux. Rappelons, en effet, que pour la conscience

dite monothéiste l’Un est le vrai, tandis que le multiple est le faux. Le

monothéisme s’oppose ainsi au polythéisme, comme le vrai s’oppose au faux.

Or, du point de vue conceptuel, et selon sa réalité, l’un ne s’oppose pas au

multiple comme le vrai s’oppose au faux, car tout un est multiple et tout

multiple est un. Cependant, si bien il est vrai que l’absolu est un, tout un n’est

pas un absolu. Se pose, dès lors, la question de savoir quel un peut-il être

considéré comme un absolu. Du point de vue purement philosophique

Xénophane rappelait, comme nous l’avons déjà indiqué, que le Tout est un et

que cet Un est un absolu. Ce qui correspond au concept de l’Omothéotle des

Aztèques. On peut aussi considérer que le Noûs d’Anaxagore est aussi un

absolu, comme peut l’être aussi l’idée du Tao de la philosophie classique

chinoise. Ceci, de la même façon que peut être considéré comme un absolu,

le Logos de la philosophie classique grecque.

Mais, en ce qui concerne le Logos, il s’agit de comprendre qu’il n’est

pas un reflet du Noûs53. Nous avons déjà signalé, à ce propos, que la loi des

contraires ne se manifeste pas de la même manière dans le monde de la

physique que dans le monde de l’éthique. Et c’est, sans nul doute, un des

grands acquis de la philosophie aristotélicienne. De sorte qu’on peut parler de

deux instances absolues différentes : l’une étant métaphysique, l’autre étant

métaéthique. Par conséquent, de la même manière que nous parlons d’une

instance métaphysique au sens absolu de ce terme, nous pouvons parler

d’une instance métaéthique qui n’est autre que la substance éthique de

l’humain. Certes, Aristote n’a pas introduit cette différence, mais sa

philosophie nous montre le chemin qui reste à parcourir. Et c’est précisément

ce que nous essayons de faire. En tout état de cause, nous ne cherchons pas

à montrer ce qu’Aristote a voulu dire. Nous constatons simplement que dans

cette œuvre, très confuse et très lumineuse à la fois, il y a des ébauches des

chemins qui peuvent et doivent être pris. Car, comme le dit le Stagirite

lui-même, le commencement est la moitié du tout.

52 Ibid., 27 XXI, 105. 53 En ce qui concerne cette différence, on peut aussi dire, pour ce qui est de la philosophie aristotélicienne, que

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C’est donc cet absolu métaéthique qu’il s’agit de comprendre ici. Ceci

tout en étant conscient du fait que cette instance n’est pas une particularité, le

produit de l’esprit d’un peuple, et encore moins une singularité aussi

exceptionnelle soit-elle. Car l’absolu éthique ne peut se manifester qu’au

niveau de l’universalité de l’humain. Ne peut, donc, être, ce qu’il est, qu’en tant

que l’extériorisation de la dimension générique de l’humain. Dès lors, en tant

que tel, l’absolu éthique, ne peut être que la manifestation de l’esprit de

l’humain. A ce propos, il ne faut surtout pas confondre l’esprit d’un peuple (un

« volksgeist ») avec l’esprit du monde de l’humain : le « weltgeist ». En effet,

tout peuple a un esprit, comme l’ont expliqué les romantiques allemands. Et

tout le peuple peut donner à son esprit la forme d’un égo, d’une personnalité

planant par delà ses circonstances. C’est le cas, aux États-Unis, de l’Oncle

Sam. Notons que ce sujet est la personnification de l’élite du pouvoir du

dix-neuvième, de la WAPS54 : de la société américaine blanche et protestante.

Un peuple peut aussi non seulement rendre culte à son esprit – le considérer

comme l’esprit saint par excellence -, mais aussi l’estimer comme l’image de

son esprit. Il peut aussi, considérer que son sur-moi est l’Ego-transcendantal

en tant que tel : le Dieu Pantocrator55.

Par contre, lorsque nous parlons du Logos, de la Raison universelle,

nous avons affaire à une instance qui est tout d’abord la manifestation des

sentiments du bien, du vrai et du juste que la nature a donné à l’être humain,

comme nous l’explique Aristote. Et ce sont précisément ces sentiments, qui,à

travers la capacité synthétique de la raison, deviennent des catégories à priori

de la raison éthique : des universaux. Ce sont, donc, les concepts de la Vérité,

de la Justice et du Bien. Or, c’est cet ensemble de valeurs d’ordre universel –

et qui sont, en tant que tels, communs à tous les êtres humains – qui constitue

le noyau éthique de base, le point de départ du Logos, le fondement de la

substance éthique de l’humain. C’est justement cette instance, en tant qu’unité

simple, que nous appelons l’En-soi éthique de l’humain. Puis cet En-soi

devient pour-soi dans son dévoilement, pour s’accomplir en tant qu’en-soi et

pour-soi.

le Logos n’est pas une manifestation du Premier Moteur. 54 En anglais : White americain protestant society.

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Ainsi, ces catégories philosophiques hégéliennes nous permettent

d’expliquer ces processus d’accomplissement, par lesquels la vérité de ce

noyau éthique peut se manifester à travers l’idée de la justice et s’accomplir

dans le règne du bien. Notons que cette base eidétique n’implique pas une

dimension idolâtrique. Car si bien il est vrai qu’en dernière instance l’idolâtrie

est le culte des concepts, des idées56, il s’agit de comprendre que, comme le

disait Aristote, l’essentiel est de ne pas donner le pouvoir aux hommes57, mais

à la raison. En effet, les valeurs d’ordre universel ne sont pas seulement des

produits de la capacité synthétique de la raison, comme nous venons de le

souligner, mais ils sont aussi, en tant que fondement éthique, le ce à travers

quoi la raison universelle se manifeste.

L’En-soi éthique est, dès lors, cette unité des valeurs d’ordre universel,

où la vérité est la substance axiologique qui se manifeste à travers la justice,

pour s’accomplir dans le règne du bien. Ainsi, le moyen terme de ce qui est,

en lui-même, un processus d’objectivation éthique est l’idée de la justice. Pour

laquelle idée, il s’agit de traiter l’égal en égal et l’inégal en inégal. Plus

concrètement, l’idée de la justice s’objective dans le social à travers la justice

corrective, la justice contributive et la justice distributive. Cela fait, par

conséquent, que dans son processus d’accomplissement l’En-soi éthique se

manifeste sous la forme de la substance éthique de l’humain et s’objective à

travers le droit, l’économie et la politique.

Dans ce processus conventionnel, le droit, comme nous l’avons

55 Ésaïe dit à ce propos : « Et ton rédempteur est le Saint d’Israël ; il se nomme Dieu de toute la terre ». (54,5). 56 Rappelons, en effet, que le concept d’idolâtrie vient du grec eidos (idées) et latrenein (adorer). Quoi qu’on le fasse plutôt dériver d’eidôlon (image), ce qui nous semble inadéquat. Car si bien il y a des images, dans la pratique de l’idolâtrie, nous ne devons pas oublier qu’à la base de ces images il y a des concepts, comme la vérité, la justice, le temps, la guerre et l’amour entre autres. Certes, à ces eidos se sont ajoutés les grandes forces de la nature comme le soleil et la lune, mais pour l’essentiel nous avons affaire à des concepts culturels, aussi bien chez les grecs, que chez les aztèques, par exemple. 57 L’iconolâtrie, d’eikonos (image), est au sens strict du terme le culte des singularités humaines. Le catholicisme comme l’orthodoxie sont à ce niveau là des religions iconolâtres. En effet, pour elles le Christ est Dieu, car il est en lui-même Dieu et le Saint Esprit. Puis, il ne faut pas oublier que beaucoup des catholiques, par exemple, ne rendent culte qu’à telle ou telle manifestation de Jésus et de Marie, ou tout simplement à des saints ou à des saintes. Cette dimension iconolâtre tend aussi à se manifester dans notre monde au niveau du politique. – En tout état de cause, il convient de noter qu’aussi bien pour le concept d’idolâtrie que pour celui d’iconolâtrie, les dictionnaires nous donnent la même définition : culte des images. Or, selon son concept et sa réalité, nous avons affaire à deux cultes très différents : d’un côté, les concepts, avec l’idolâtrie, et de l’autre, avec l’iconolâtrie, à des personnalités. De sorte que le culte non religieux des personnalités, doit être compris comme faisant partie de l’iconolâtrie. – Notons, en tout cas, que pour le Dictionnaire de l’Inquisition : « Ce n’est pas la représentation picturale que nous vénérons, mais ceux que la peinture nous représente ». Éditions Galilée, Paris

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souligné, met en route le principe de l’égalité dans l’échange, pour réaliser

dans une phase supérieure l’égalité devant le droit pénal et l’égalité devant le

droit politique. De sorte à créer les conditions de la communauté d’égaux à

travers la justice contributive et la justice distributive. En d’autres termes, dans

ce processus l’égalité en puissance (l’isothymia) mène à l’égalité en acte à

travers l’égalité devant le droit (isonomia) et l’égalité devant le pouvoir :

isocratia. C’est dans ce processus de nivellement social que le politique se

dépasse pour s’accomplir dans le cosmopolitique. Car, c’est à travers la

dimension cosmopolitique que l’homme réalise pleinement sa dimension

générique et crée les conditions de la coexistence universelle dans la paix.

1981, p. 69.

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V) La justice et le devenir de la substance éthique du monde.

Comme nous venons de l’indiquer, la substance éthique de l’humain

s’objective dans les institutions à travers la justice corrective d’un côté, et de la

justice contributive et distributive de l’autre côté. Le but de la justice corrective

est celui qui consiste à mettre chacun sur un pied d’égalité. Donc, la justice

corrective garantit l’équité, l’équanimité, l’équidistance entre le profit de l’un et

la perte de l’autre. C’est, donc, par le biais de la justice corrective que la

légalité devient égalité, tout d’abord dans le droit commercial, puis dans le

droit civil et le droit pénal. Nous avons, dès lors, affaire à un processus dans

lequel le juge tend à se manifester comme l’incarnation de la justice, en grec

l’ensychon dikaion.

Cela dit, ce processus égalitaire se manifestant à travers la justice

corrective, ne peut pas se développer sans l’accomplissement du politique.

Car dans l’ordre pré-politique nous dit Aristote « la royauté absolue est le

gouvernement domestique d’une cité, ou d’une nation, ou d’un groupe de

nations 58 ». En effet, l’ordre pré-politique est celui où règne la moralité

familiale, où le prince est considéré comme le Père de son peuple. Rappelons

que dans le cas du christianisme, il est dit : « Que toute personne soit soumise

aux autorités supérieures ; car il n’y a point d’autorité qui ne vienne de

Dieu 59».

A ce niveau là, dans l’Ancien Régime, les choses du pouvoir sont tout à

fait claires : l’autorité du Roi provient de Dieu. C’est la raison pour laquelle il

est dit dans le monde catholique, par exemple, que de tel ou tel Roi est le Roi

de son royaume par la grâce de Dieu. Mais ce rapport n’était pas simplement

de l’ordre du pouvoir étatique, mais aussi du pouvoir miraculeux. C’est ainsi,

par exemple, que les rois britanniques avaient le privilège divin de guérir

l’épilepsie et que les souverains espagnols délivraient les possédés. Les rois

de la France, de leur côté, avaient le don de guérir les écrouelles. Plus

précisément, une maladie d’origine tuberculeuse provoquant des fistules

purulentes, localisées sur les ganglions du cou et lors de cette cérémonie, du

58 La Politique, III, 14,30. 59 Épitre de Paul aux Romains, 13,1.

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toucher les écrouelles, le roi prononçaient traditionnellement la phrase : « le

roi te touche, Dieu te guérit ».

Pour ce qui est des rois de la France, rappelons de plus que ces

différentes dynasties se sont considérées comme les descendants des rois de

Juda ; donc, comme de véritables lignées davidiques. Tout cela en vue de

légitimer ce pouvoir qui devait être non seulement la manifestation de Dieu

dans le monde, mais aussi, en quelque sorte, la concrétisation de la Nouvelle

Alliance. Car il ne faut pas oublier que le Christ est considéré, par la croyance

chrétienne, comme le dernier Roi de Juda60. Nous avons ainsi affaire à un

ordre qui – comme le montre l’histoire des Dynasties françaises – a

doctrinairement sa propre cohérence. En tout cas, au sein de ce monde la

domination religieuse, est la sanctification de la domination.

Ainsi, au sein de ce monde chacun avait sa propre place et se

reproduisait d’une manière simple. Ceci dans le sens où les seigneurs

produisaient des seigneurs, des gardiens, des gardiens et des esclaves, des

esclaves61. C’est ainsi que Paul dit dans son Épître à Tite : « Exhorte les

serviteurs à être soumis à leurs maîtres, à leur plaire en toutes choses, à

n’être pas contredisants, à ne rien dérober, mais à montrer toujours une

parfaite fidélité, afin de faire honorer en tout la doctrine de Dieu notre

Sauveur62 ».

Dans son Épitre aux Colossiens, Paul reprend ce discours de la façon

suivante : « Serviteurs, obéissez en toutes choses à vos maîtres selon la

chair, non pas seulement sous leurs yeux, comme pour plaire aux hommes,

mais avec simplicité de cœur, dans la crainte du Seigneur. Tout ce que vous

faites, faites-le de bon cœur, comme pour le Seigneur et non pour les

hommes, sachant que vous recevrez du Seigneur l’héritage pour

60 Remarquons, à ce propos, que selon Luc, l’ange Gabriel dit à Marie : « Tu lui donneras le nom de Jésus. Il sera grand et sera appelé Fils du Très-Haut et le Seigneur Dieu lui donnera le trône de David, son père. Il règnera sur la maison de Jacob éternellement et son règne n’aura point de fin ». (1,32-34). – En tout état de cause, c’est précisément cette dimension du sacrée qui fait dire à Pierre Chaunu que « l’histoire de la France apparaît ainsi comme celle d’un peuple de Dieu bis, à la différence qu’ici le peuple est sacré parce que le roi est sacré, alors qu’en Israël le roi est sacré parce qu’il est le roi d’un peuple sacré ». Baptême de Clovis, baptême de la France, Balland, Paris, 1996, p.121. 61 Nous employons ici ce terme dans son sens générique et qui veut dire aussi serf et serviteur. Il s’agit, plus précisément, de la couche inférieure, de la base sociale, de cet ordre où la mobilité verticale est, pour ainsi dire, inexistante, et où tout tend à la castification du social. 62 2, 9-10.

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récompense63 ».

Pour sa part Pierre, dans son premier Épître, exprime cette

problématique de la façon suivante : « Serviteurs, soyez soumis en toute

crainte à vos maîtres, non seulement à ceux qui sont bons et doux, mais aussi

à ceux qui sont d’un caractère difficile. Car c’est une grâce que de supporter

des afflixions pour motif de conscience envers Dieu, quand on souffre

injustement. En effet, quelle gloire y a-t-il à supporter des mauvais traitements

pour avoir commis des fautes ? Mais si vous supportez la souffrance lorsque

vous faites ce qui est bien, c’est une grâce devant Dieu. Et c’est à cela que

vous avez été appelés, parce que Christ aussi a souffert pour vous, vous

laissant un exemple, afin que vous suiviez ses traces64 ».

Ces citations nous montrent jusqu’à quel point, l’idée de l’égalité devant

le droit et le principe de l’égalité numérique ne surgissent pas des systèmes

de valeur monothéistes, comme on tend à le dire actuellement. Par exemple,

Bernard-Henri Lévy parle de « la contribution de l’Église à l’émergence des

droits de l’homme 65». Notons que pour sa part Alain Besançon nous dit que

« l’origine de la démocratie remonte à l’époque médiévale66 ». En tout cas,

Pierre Chaunu pense que « le fondement ontologique de l’individualisme

découle de la Parole entendue au pied du Sinaï et portée par la mémoire de

génération en génération 67 ». Ainsi, pour Pierre Chaunu il n’y a pas de

contradiction entre monarchie davidique – qui selon son concept et sa réalité

ne peut être qu’absolue – et individualisme, car l’individualisme est un produit

de « la Parole entendue au pied du Sinaï » et le davidisme est, pour ainsi dire,

une caractéristique propre aux monarchies françaises. Ainsi le destin de la

France est celui d’être le Peuple de Dieu bis68, grâce à la refondation, comme

nous venons de le voir, de la monarchie davidique. Donc, non pas d’une

63 3,22-24. – Car, il ne faut pas oublier que l’au-delà – le paradis – est la récompense destinée aux serviteurs. Cette dimension de l’au-delà, comme le lieu de l’accomplissement de l’humain a disparu dans les temps modernes, avec la sécularisation du christianisme. Par contre, elle va garder toute sa force, du côté de l’Islam, pour devenir, sous l’empire du choc des civilisations, une puissance redoutable. 64 2, 18-21. 65 Le Testament de Dieu, Grasset, Paris, 1979, p. 166. 66 Le Figaro Littéraire, 19 mai 2005, p.5. 67 Op. cit. p. 43. 68 Notons, à ce propos, que pour les néoconservateurs américains, les États-Unis sont la nation élue par Dieu, pour donner à son Peuple Elu son rôle dans le monde : le fait d’être la lumière des nations.

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monarchie constitutionnelle, mais d’une monarchie qui considère que la

légitimité de son pouvoir, seul vient de Dieu, car elle est de la lignée des rois

de Juda.

Pour notre part nous considérons que tous les concepts concernant le

politique sont le produit de la civilisation et de la langue grecque. C’est le cas

notamment de la démocratie, ainsi que du concept même de politique. Ce qui

ne laisse aucune espèce de doute. Cependant, il s’agit de comprendre que,

pour la philosophie du Logo, le processus du politique est une détermination

du développement du droit et que ce droit est à son tour la manifestation de la

substance éthique de l’humain. Cela dit, remarquons aussi que l’économie est

aussi, pour cette philosophie, la manifestation de cette substance éthique.

Car, l’échange est non seulement, selon Aristote, consubstantiel à l’être

social, mais qu’il doit se réaliser, comme nous venons de le voir, selon les

principes de la justice corrective. Donc, selon les principes de l’équité, de

l’égalité proportionnelle. En effet, comme le dit Aristote dans La Grande

Éthique : Quand il s’agit de distribuer un bénéfice, personne « ne voudrait

donner part égale au meilleur et au moins bon, on donnera toujours plus à

celui qui est en position de supériorité. C’est cela l’égalité proportionnelle ». (II,

XI, 53, 10-15).

On peut, dès lors, se poser la question de savoir, comme se fait-il que

cette vision du monde ne s’est pas réalisée après la mort d’Aristote.

Rappelons en effet que le Stagirit est mort au en moins 322, donc un an après

la mort d’Alexandre et de l’achèvement de ces conquêtes. De sorte que la

question de l’ordre social à l’époque n’était plus celui se rapportant à la cité –

la politeia -, mais plutôt celui des grandes structures que les généraux

d’Alexandre – les Diadoques – vont s’approprier. Donnant ainsi naissance au

règne des Antigonides en Grèce et Macédoine, à celui des Séleucides en

Mésopotamie et au Proche-Orient et à celui des Ptolémées en Egypte. Cette

lutte des Diadoques pour le partage du pouvoir, va dès lors, marginaliser la

problématique du politique. L’esprit du temps va, pour ainsi dire, abandonner

la question de l’ordre social juste et va se tourner vers la question de

l’accomplissement du soi. C’est ainsi que Zénon fonda le Portique en moins

300 et qu’Epicure fonda le Jardin en moins 306. Alors, l’école la plus

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importante est celle du stoïcisme – de stoê : portique – qui cherche avant tout

la sagesse : la connaissance du monde, la soumission à Dieu et

l’acquiescement du destin. Pour le stoïsme le Bien est l’expression d’une

harmonie intérieure que s’identifie avec l’harmonie du monde.

L’œuvre d’Aristote sera ainsi marginalisée. La réflexion sur la politique

va resurgir avec Cicéron. Plus précisément avec son texte De Republica (55),

mais Cicéron chercha avant tout à légitimer la république romaine. C’est la

raison pour laquelle il affirme que l’État idéal est celui qui réussit les trois

formes de gouvernement : le monarchique, l’autocratique et le démocratique.

C’est ce qu’il appelle la « République des notables », et qu’il voyait

constamment menacée par les profiteurs et les agitateurs. Avec la

scholastique de l’Islam – principalement avec Averroès (1126-1198) – et la

scholastique chrétienne – particulièrement avec Thomas d’Aquin (1225-1274)

– c’est plutôt la métaphysique aristotélicienne qui revient à l’ordre du jour. Ibn

Rochd, philosophe maure espagnol, fut un commentateur d’Aristote et

particulièrement de la Métaphysique, du Traité du Ciel et du texte sur l’Ame.

Du point de vue politique Averroès fait plutôt le commentaire de la République

de Platon. En tout cas, il soutient deux thèses qui vont être très critiquées en

Occident. Premièrement, la thèse selon laquelle les intellectuels humains ont

une substance commune, tandis que les âmes humaines sont des

manifestations singulières, où cette substance est brouillée. Deuxièmement, la

thèse selon laquelle l’âme meurt avec le corps69. D’une manière générale,

Averroès soutient la thèse de la double vérité, comme plus tard Spinoza dans

son Traité Théologico-Politique. En effet, pour lui la philosophie représente la

forme intellectuelle de la vérité, tandis que la religion, pour lui le Coran,

représente une forme imagée de la vérité, à la portée de tous.

Thomas d’Aquin pour sa part réfute la thèse averroïste de l’opposition

entre l’intellect et l’âme et va parler plutôt d’harmonie fondamentale entre la foi

et le savoir. Car pour lui, par la foi nous arrivons à Dieu de la même façon que

par le savoir. Bien évidemment, nous ne pouvons pas comprendre la position

69 Il est clair que cette thèse ne pouvait que choquer non seulement la conscience catholique de l’époque, mais aussi celles des musulmans eux-mêmes. Quoi qu’on oublie de dire que la thèse de l’immortalité de l’âme n’existe pas dans l’Ancien Testament. En effet, les morts du Peuple élu ne vont pas à l’au-delà, mais doivent réincarner pour vivre éternellement sur la terre. C’est d’ailleurs, aussi, la thèse de l’Apocalypse, attribuée à Jean.

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de l’auteur de la Somme Théologique, si on ne tient pas compte du fait que

pour lui Dieu, c’est le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, et non pas le Dieu

des philosophes70, comme le dira plus tard Pascal. Car comme nous l’avons

déjà souligné pour Aristote l’Absolu éthique ne peut pas être un

Ego-transcendantale, mais plutôt la dimension générique de l’humain, l’En-soi

du Logos, ce qui est le fondement de l’intellect de tous les êtres humains.

En effet, chez Aristote le rapport entre l’universel et le singulier est fait

de telle sorte que d’un côté, l’universelle est ce qui s’affirme en première

instance dans toutes les singularités, et que de l’autre côté, les universaux

sont communs à tous les êtres humains et évidents en eux-mêmes. Ceci veut

dire par conséquent que l’homme peut, à partir de la raison, prendre

conscience du Logos : de la substance éthique de l’humain. Car, il y a d’un

côté la dimension biologique de l’être humain et de l’autre sa dimension

générique. La vocation substantielle de l’humain est précisément donnée par

sa substance éthique, par ce rapport rationnel des singularités avec leur

universalité.

On peut, en tout état de cause, constater que ce n’est pas cette

dimension du rapport entre la singularité et l’universalité qui va revenir avec la

scholastique. Quoi que, chez Averroès, la logique de ce rapport n’est pas tout

à fait absente. Mais, cette logique est saisie dans sa dimension purement

métaphysique et non pas dans sa dimension métaéthique. Il reste, toutefois,

étonnant de constater cette liberté de penser, dans un monde où la pensée de

la liberté n’était pas une dimension fondamentale.

C’est, curieusement, autour des conséquences de la Conquête

américaine que la soi disant pensée anthropologique d’Aristote va faire

irruption sur la scène de l’histoire. Car il va se développer, alors, l’idée selon

laquelle, comme le dit Thomas Gomez, « la personnalité des Indiens fut

mesuré à l’aune de la philosophie aristotélicienne, afin de montrer qu’ils

pouvaient être considérés comme des esclaves « a nature »71 ». Rappelons,

70 Jacques Ellul pour sa part dira, à ce propos, que « le mot Dieu est un mot parfaitement vide et qu’on peut y mettre des réalités très différentes ». Islam et Judéo-christianisme, PUF,2004, p. 62. C’est, en tout cas, la raison pour laquelle on trouve dans l’œuvre de Spinoza quatre définitions différentes du mot Dieu : 1) La Nature ; 2) La cause première de l’Être, dans le sens du Premier moteur aristotélicien ; 3) Le Dieu d’Israël en tant que Dieu de tous, et 4) Le refuge de l’ignorance. 71 Droit de Conquête et Droit des indiens, Armand Collin, Paris, p. 113.

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en effet, qu’à l’époque le théologue de Charles Quint, Juan Ginés de

Sepulveda (1490-1573), va soutenir que les habitants des Amériques n’étaient

ni ours, ni singes et qu’ils ne manquaient pas de raison, mais qu’ils pouvaient

être soumis à l’esclavage car ils étaient esclaves par nature, comme le pensait

Aristote. En réalité Sepulveda va soutenir une thèse qui avait déjà été

exprimée par Francisco de Victoria (1483-1546) pour lequel ces barbares,

comme il le disait lui-même, semblent ne pas être très distants des animaux

rationnels, mais ils sont totalement incapables de gouverner. Pour ces raisons

ils étaient des serfs par nature et pouvaient être gouvernés comme tels72.

Or, indépendamment des problèmes que pose l’œuvre d’Aristote, - car

les originaux ont disparu, et les textes qui nous sont parvenus ont été le

résultat de compilations d’écrits plus ou moins authentiques et de notes de

cours – il n’est pas difficile de comprendre que pour lui les hommes sont par

nature forts ou faibles, dominants ou dominés, maîtres ou serviteurs, mais par

le biais du développement de la moralité s’objectivant dans les institutions doit

s’imposer le principe de l’égalité numérique. Bien évidemment, à aucun

moment il a soutenu que les hommes sont égaux par nature, comme il est dit

dans l’article 3 de la Deuxième Déclaration des droits de l’Homme et du

Citoyen.

Il convient, en effet, de bien tenir présent à l’esprit que le principe de

l’égalité chez Aristote n’est pas une caractéristique naturelle objective, mais

bien plutôt une dimension faisant partie du devoir-être. Par conséquent, les

êtres humains sont égaux en puissance – car toute singularité est en première

instance une manifestation de son universalité : de son genre – et doivent le

devenir en acte par le biais de l’accomplissement de sa substance éthique.

Rappelons que c’est, justement, cette mesure que les grecs appelaient

l’isothymia : l’égalité en dignité. Principe qui est à la base non seulement du

72 On ne peut pas comprendre cette dimension misanthropique si on ne tient pas compte du fait que ce monde se considérait comme le Nouveau Peuple Élu, grâce à l’accomplissement de la Nouvelle Alliance. C’était, en tout cas, pour la société hispanique de l’époque le sens de la donation papale ainsi que la promesse de la domination universelle qui devait conduire à la Parousie – au deuxième retour du Christ sur la terre – et à son Règne de mille ans dans le monde. Cette supériorité, cette dimension de Surhomme, va trouver sa plus haute concrétisation dans le Statut de la pureté du sang accordé, au peuple espagnol, par le Pape Alexandre VI, le 22 décembre 1495. Observons que ce statut fut tout d’abord adopté par la ville de Tolède, en 1440, à la suite d’émeutes anti-conversos. En tout cas, comme le souligne Henry Méchoulan : « C’est la même obsession du sang chez les Espagnols que la pureté de la race chez les nazis. Le sang pur germain, c’est le sang pur espagnol ! ». Le Monde, 3 août 2007, p. 15.

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politique, mais de l’éthique elle-même, de l’humanisme et de la philanthropie.

Car comme le disait Aristote la justice réside dans la bienveillance mutuelle et

non pas dans le droit du plus fort. En effet, selon lui, le droit du plus fort est un

droit disproportionné ; ce qui s’oppose à l’idée de l’équité et de la juste

mesure. Le dikaion, la justice, doit s’incarner, pour le Stagirit, dans le droit

juste.

Certes, il y a dans La Politique d’Aristote des passages extrêmement

troublants, mais quelle que soit l’interprétation qu’on veut donner à ce texte, il

est tout à fait clair que lorsqu’il parlait d’esclavage il faisait référence aux

rapports de domination au sein des sociétés non-politiques et non pas à des

relations d’ordre raciale. En tout cas, pour le Stagirit, « un gouvernement est

établi soit dans l’intérêt de celui qui gouverne soit dans l’intérêt des

gouvernés : dans le premier cas c’est ce que nous appelons le pouvoir du

maître sur ses esclaves, et dans le second c’est le gouvernement sur des

hommes libres73 ». – Cela dit, rappelons que nous ne faisons pas ici un

commentaire de plus sur l’œuvre d’Aristote, nous essayons plutôt de

reconstituer l’idée même du Logos se manifestant dans le monde.

Il est, dès lors, manifestement problématique de soutenir que le

désastre humain74 et culturel de la Conquête, fut la faute d’Aristote En tout

cas, remarquons que dans la dispute de Valladolid (1558) Las Casas

s’attaque au « philosophe gentil » et soutient que la loi évangélique est

principe et cause de justice. Ce qui veut dire concrètement que toute cette

hécatombe fut la conséquence de la philosophie aristotélicienne et que la

seule solution, pour éviter la continuité de ce désastre c’était de revenir à la loi

de Jésus. Certains disent que par sa critique des conquistadors, Las Casas a

réussi à sauver le christianisme. Car il est vrai que Las Casas considérait que

la cause de cette hécatombe humaine fut la volonté et la pratique

génocidaires – disons nous actuellement – des conquistadors. Il résume sa

très violente critique dans sa Très brève relation de la destruction des Indes,

rédigée en 1541. Dans ce texte, Las Casas dénonce le dépeuplement du

73 La Politique, VII, 14,5. 74 Thomas Gomez et Itamar Olivares nous rappellent, en effet, qu’ « un siècle et demi plus tard… cette population n’était plus que de 4,5 millions d’habitants pour l’ensemble du continent. Elle avait chuté de 95% ». La Formation de l’Amérique Hispanique, Armand Collin, Paris, 1993, p.28.

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continent comme la conséquence de la cruauté des conquistadors. Las Casas

ne donne aucune place au choc bactériologique souligné par Sahagun et

Benavente. On aurait dit que le but de Las Casas, était en tant que nouveau

chrétien, de régler des comptes avec les vieux chrétiens qu’il traitait de

criminels et d’exterminateurs. - Il n’est pas difficile, en effet, de constater

jusqu’à quel point ce conflit a pu parasiter la compréhension du rôle de Las

Casas dans cette histoire. Notons, en tout cas, que Las Casas va toujours se

présenter comme étant plus catholique que les catholiques eux-mêmes. C’est

le même phénomène que nous pouvons noter dans le cas de Christophe

Colomb ou de Teresa d’Avila. Or, il ne s’agit pas de rester au niveau de la

légitimation, car comme le disait Marx, avec raison, on ne peut pas

comprendre ni une personne, ni un moment historique à partir du discours

qu’ils tiennent d’eux-mêmes ; car tout le monde essaie de se légitimer, de

légitimer son action et son système de valeurs. Pour beaucoup de personnes,

par exemple Christophe Colomb, était soit un héros, soit un Saint, en tout cas

un envoyé de la Providence Divine elle-même. David Stannard, l’auteur de

l’American Holocauste, nous dit de lui plutôt : « Colombus was, in most

respects, merely an especially active and dramatic embodiment of the

European – and especially the Mediterranean – mind and soul of this time : a

religious fanatic obsessed with the conversion, conquest, or liquidation of all

non-Christians”. Oxford University Press, Oxford, 1992, p. 199.

Quoi qu’il en soit, Las Casas est non seulement celui qui demande au

futur Charles Quint, en 1517, l’entrée d’esclaves noirs en Amérique, mais il est

aussi celui qui fait l’apologie de la donation 75 et du pouvoir des Rois

Catholiques sur le Nouveau Monde76. En plus, il ne faut pas oublier que Las

Casas fut l’inspirateur des Nouvelles Lois qui ont supprimé le caractère

perpétuel des « Encomiendas », pour les donner aux ordres religieux et non

pas aux indiens. – Alexandre von Humboldt nous signale, à ce propos,

qu’avant l’expulsion des jésuites des terres américaines de la couronne

espagnole, en 1767, les ordres religieux contrôlaient dans ce monde les ¾

75 Par exemple, il a parlé du Pape Alexandre VI, comme le Pape de bonne mémoire grâce à la concession qu’il a fait à l’Espagne. 76 Voir à ce propos son : Traité prouvant (« comprobatorio ») l’Empire Souverain et la Principauté universelle que les Rois de Castille et de Léon ont sur les Indes. Signalons que ce texte apologétique fut rédigé en 1552, à la

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des biens immobiliers. Ceci veut dire que les descendants des conquistadors

ne possédaient alors que le quart restant. Ceci veut dire, par conséquent, que

les Nouvelles lois, d’inspiration lascasienne, comme nous l’avons souligné, ont

permis aux ordres religieux de s’enrichir. En tout état de cause, par sa lutte

contre les vieux chrétiens espagnols – les conquistadors et les premiers

colons -, Las Casas va rétablir le pouvoir de l’Église catholique. En effet, selon

sa doctrine la hiérarchie ecclésiastique était le Verus Israël, le seul Peuple

Élu, selon la Nouvelle Alliance. Les nations particulières, ne pouvaient donc

pas accéder à cette dignité.

En tout état de cause, Las Casas savait très bien que la donation

papale était la source de la légitimation de la Conquête. De même qu’il savait

que la donation est un des concepts essentiels de l’Ancien Testament. Il

savait, par conséquent, que le Bulle Inter Coetera – qu’il appelle divina –

impliquait nécessairement la destruction des populations originaires de ces

contrées. Car comme il est dit dans le Deutéronome 20,16, dans les terres

« que l’Éternel ton Dieu te donne pour héritage, tu ne laisseras la vie à rien de

ce qui respire ». De là que selon ce système de valeurs, l’hécatombe

américaine n’est pas un accident.

Certes à la veille de sa mort, Las Casas s’est repenti de toute son

entreprise apologétique. C’est la raison pour laquelle il va reconnaître dans

son Traité des douze doutes, de 1564, que les Rois de Castille ne sont pas

rentrés dans ces royaumes, comme il le dit précisément, selon les exigences

du droit naturel et du droit humain. En tout cas, rappelons qu’il regretta aussi

d’avoir demandé l’entrée des noirs77 et va explicitement dans ce texte, comme

dans son Testament, demander l’abandon de l’occupation et de l’exploitation

de ces terres.

Tout ceci nous montre jusqu’à quel point l’entreprise conquérante du

Nouveau Monde n’avait rien à voir avec l’éthique aristotélicienne, comme on

continue à le soutenir encore de nos jours. En réalité, la thèse aristotélicienne

demande du Prince Philippe, future Philippe II d’Espagne. 77 L’Encyclopaedia Britannica, nous dit, à ce propos, - après avoir constaté l’excuse de Las Casas dans son Historia de las Indians (lib. Iii, cap. 101) – que « he must bear the blame for his violation or neglect of moral principle ». London, 1963, Volume 20, p. 779. – Notons que pour sa part l’Abbé Grégoire donne à Las Casas le titre d’ami du Genre humain. – En tout cas, rappelons que toute cette histoire va provoquer, comme le dit Alain Milhou : « la plus grande catastrophe démographique des temps historiques ». Introduction à La Destruction des

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selon laquelle les êtres humains sont égaux en puissance et doivent le devenir

en acte, grâce au droit et au politique, est une thèse qui est restée étrangère à

l’esprit du monde moderne, et à plus forte raison à l’esprit de l’époque des

Rois Catholiques et de ses héritiers. La mise en marche de ce processus qui

est, à proprement parler, celui de l’objectivation de la raison conventionnelle,

va se produire lors de la Révolution anglaise. Nous ne parlons pas ici

d’objectivation des principes contenus dans cette philosophie, mais tout

simplement d’un processus qui, dans sa forme première, se déroule selon

cette logique. Car pour qu’il y ait objectivisation de ces principes, il faudrait

qu’il y ait respect de la dignité de tous les êtres humains. Ce qui n’était pas le

cas à l’époque78 et ne l’est pas non plus à l’époque actuelle.

Donc, du point de vue purement théorique, pour la philosophie

aristotélicienne, l’égalité en dignité, l’égalité générique, doit mener à travers la

réalisation des possibilités contenues dans l’économique, le droit et le

politique à la construction « d’une communauté d’égaux, en vue de mener une

vie la meilleure possible79 ». Nous avons déjà signalé qu’à la base de ce

processus il y a le principe de l’égalité. Lequel principe se manifeste tout

d’abord au niveau de l’échange – selon le principe de l’égalité proportionnelle :

ison analogon – et doit se manifester par la suite au niveau du politique. Mais

le mouvement du politique ne peut se concrétiser qu’au sein d’un ordre

individualiste. Or, l’individualisme80 est un produit du droit et l’individualisme

secrète nécessairement le pluralisme et mène au règne du droit : à l’État de

droit.

Par conséquent, le politique est, théoriquement parlant, ce processus

qui commence avec l’État de droit et la mise en marche du mouvement de

l’égalité devant le droit. Mais, cette objectivation du politique implique

nécessairement l’apparition de l’individualisme – de la sécurité juridique -, de

Indes, Editions Chandeigne, Paris, 1995, p.8. 78 Alexis de Tocqueville, se pose à ce propos la question suivante : « Ne dirait-on pas, à voir ce qui se passe dans le monde, que l’Européen est aux hommes des autres races ce que l’homme lui-même est aux animaux ? Il les fait servir à son usage, et quand il ne peut pas les plier, il les détruit ». De la Démocratie en Amérique, 10/18, Paris, 1963, p. 179. 79 La Politique, VII, 8,35. 80 Rappelons que l’in-dividu – eidividy en grec, individuum, en latin – est ce qui est un numériquement. C’est la singularité du genre. Le but de la raison instituante est précisément d’arriver à l’égalité numérique : un vaut un et pas plus d’un.

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l’émergence du pluralisme et de l’État de droit. Et c’est, précisément, à

l’objectivation de ce processus que nous allons assister avec la Révolution

anglaise. En effet, tout commence, sous le règne de Charles Ier et, plus

concrètement, de la célèbre Pétition des droits (Petition of Rights) du 26 juin

1628. Cette pétition est une demande de garantie contre l’arbitraire royale.

Bien évidemment le Roi Charles Ier refuse d’accorder une quelconque

garantie, car selon lui le Roi est le représentant de Dieu et ne peut pas, par

conséquent, faire le mal : « can do no wrong ». Ce conflit va conduire à la

dissolution du Parlement (1629) et par la suite à la guerre civile (1642-1648),

et au règne d’Olivier Cromwell, le Lord dictateur81. C’est sous la restauration,

de Charles II (1661-1685) que va se produire l’évènement fondateur du

politique dans le monde occidental. Très précisément, la votation par le

Parlement anglais de la loi de l’Habeas Corpus, le 27 mai 1679.

En effet, ce texte va garantir la sécurité juridique des individus. Notons

que c’est la discussion et la votation de cette loi qui va donner naissance aux

partis politique : les Whigs et les Tories, les libéraux et les conservateurs82. Ce

qui montre deux choses essentiellement : Premièrement, que l’individu est un

produit du droit et deuxièmement, que l’individualisme donne naissance au

pluralisme. Par conséquent, ce processus implique nécessairement le

dépassement de l’ordre monolithique, propre au monde pré politique, de la

monarchie absolue qui est comme le disait Aristote le gouvernement

domestique, d’une cité, ou d’une nation ou d’un groupe de nations.

Ainsi, au sein de ce monde pluraliste – où le bipartisme est la

dimension fondamentale – l’élite du pouvoir va se diviser. Donnant, dès lors,

naissance à la lutte pour le pouvoir, au sein même de la société, et non plus

au sein de la famille régnante, comme cela était le cas sous l’empire de la

monarchie absolue. C’est, précisément, cette division sociologique qui va faire

apparaître la nécessité du règne du droit, d’un texte fondamental capable de

81 Officiellement il fut le Lord Protecteur, entre 1649 et 1685. Son fils Richard Cromwell lui succéda, mais son règne fut très court. 82 Rappelons que dans cette division entre conservateur et libéraux, se manifestait à l’époque la différence entre ceux qui voulaient dépasser cet ordre, pour aller vers le nivellement social. A partir de la Révolution française il va être question plutôt de droite et de gauche. Car le 11 septembre 1789, ceux qui étaient à gauche du Président de l’Assemblée Nationale Constituante étaient ceux qui étaient contre le droit de véto du Roi, tandis que ceux qui étaient à sa droite considéraient qu’il fallait sauvegarder ce privilège, car, selon eux, le Roi était au-dessus des lois.

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permettre, par le biais de la loi du plus grand nombre l’alternance des élites.

Ce qui a comme fonction sociologique d’assurer la mobilité verticale dans

l’espace du pouvoir. Le règne du droit devait, dès lors, assurer l’alternance

politique et mettre en marche le processus de nivellement social83.

Dans l’histoire de la Révolution anglaise ce texte fondamental s’appelle

le Bill of rights, la Déclaration des droits, du 13 février 1689. Comme le

rappellent Guy Lagelée et Gilles Manceron – dans leur étude de la Conquête

mondiale des droits de l’homme (le Cherche Midi Éditeur, et Éditions de

l’Unesco, Paris, 1998) – le titre exacte de ce texte fondateur est : Acte

déclarant les droits et les libertés des sujets et réglant la succession de la

Couronne. Il est important de comprendre que ce texte commence, article 1,

par souligner que « la loi est au-dessus du roi ». Donc, que le roi doit être

soumis à la loi et que de ce fait elle ne peut pas être suspendue, ni abolie

sans le consentement du Parlement.

Les autres articles essentiels découlent de ce principe fondamental.

Plus concrètement que le Parlement détient la réalité du pouvoir, car il est

souverain en matière de « levée d’argent » (article 4), de « levée et

d’entretien des armées » (article 6). De plus le Parlement doit être

« fréquemment réuni » (article 11) et ses membres doivent jouir d’une « Totale

liberté d’expression » (article 8). Pour ce qui est des droits reconnus au peuple

anglais notons que dans l’article 5 il est question du « droit de pétition » et,

dans l’article 9, le « droit de voter librement ». Puis, dans l’article 10, il est

question non seulement de la liberté individuelle, mais aussi des garanties

judiciaires suivant la pratique de l’Habeas Corpus.

83 Notons que le concept de niveleurs, vient du mouvement anglais les « Levellers », de « to level » qui signifie niveler. Tout indique que ce terme est apparu en 1607, en Angleterre, lors d’une révolte agraire. C’est surtout un concept qui prend corps lors de la Guerre Civile anglaise (1642-1648) et était assumé par un groupe d’hommes qui demandait des réformes constitutionnelles et l’égalité devant le droit. Leur programme politique fut résumé dans le Manifeste (Statement) des Levellers de 1649. Ce mouvement fut écrasé par Cromwell en 1649.

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VI) De la manifestation et du développement de l’Ét at de droit.

Le règne du politique commence, donc, avec la manifestation de l’État

de droit. Cet État, comme nous l’avons déjà souligné est le résultat de la

création de l’individualisme par le droit et, par là même, de la nécessaire

apparition du pluralisme. C’est, dès lors, l’existence du pluralisme qui va

donner naissance au règne du droit. Donc, à un ordre où le Roi ne pouvait pas

dire, comme Louis XIV : L’État c’est moi ! Par conséquent, c’est ce règne d’un

texte fondamental – que nous appelons une Constitution – qui est le propre de

l’État de droit. Plus précisément d’un État qui est conditionné par le règne du

droit 84 . Car, généralement parlant, tout État est l’objectivation d’un ordre

juridique, mais tout État n’est pas un État de droit.

En fait, la condition première et fondamentale d’un État de droit est le

règne du droit. Se pose donc la question de savoir dans quelle mesure la

Déclaration des droits anglaise, du 13 février 1689, est une Constitution. Car

on tend à dire qu’en Angleterre il n’y a pas de Constitution. En effet, d’une

manière générale on tend à penser qu’une Constitution est un texte qui définit

précisément le rôle des fonctions principales et la séparation des pouvoirs.

Mais comme Hans Kelsen nous l’explique dans sa Théorie pure du Droit, une

Constitution ne peut pas être exhaustive. C’est la raison pour laquelle il parle

d’une Ur-Konstitution, c’est-à-dire d’une Constitution qui pose simplement les

principes qui sont à la base du règne du droit85. Or ces principes sont donnés

par la Déclaration des droits qui nous semblent être de l’ordre de quatre : 1)

La suprématie du droit (la loi est au-dessus du Roi). 2) La primauté du pouvoir

législatif, car il est l’organe producteur de la normativité. 3) La sécurité

juridique : le fait que l’État reconnaît et garantit la liberté des individus, et 4) La

loi du plus grand nombre, la loi de la majorité. Puis, les lois organiques ont

pour finalité de déterminer les fonctions et le rapport entre elles.

Cela dit une fois le règne du droit posé, par un texte fondamental plus

84 Car selon Aristote, vouloir le règne du droit, c’est vouloir le règne de la raison. 85 « Une Constitution, nous dit Aristote, est l’ordre des divers magistratures d’un État, et spécialement de celle qui a la suprême autorité sur toutes les affaires. Partout, en effet, l’autorité suprême dans la cité est l’organe souverain, et la constitution est en fait l’autorité suprême ». La Politique, librairie Philosophique J. Vrin, Paris, 1977, III,6,10. – Notons que pour sa part Hans Kelsen a beaucoup insisté sur la hiérarchie des normes. Donc que chaque règle de droit est légitimée par une règle supérieure. Le règlement, par exemple, est inférieur à la loi et la

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ou moins exhaustif, se pose la question de savoir : quel est le rôle de l’État de

droit ? Or, comme nous l’avons souligné, l’État de droit est cet ordre

institutionnel qui met en marche le processus politique. Lequel processus a

comme finalité la création d’une communauté d’égaux : le nivellement social.

Car la justice politique – le Dikaion politikon – réside précisément dans

l’égalité proportionnelle : l’Ison analogon. Donc dans la création d’un ordre

capable d’assurer et promouvoir l’égalité des chances et le nivellement

social86.

Mais, pour comprendre la logique de ce processus, nous ne devons

pas oublier que ce mouvement est le résultat d’une rupture par rapport à un

ordre dans lequel la souveraineté appartenait au Souverain et la chose

publique était considérée comme le domaine du Roi. De là que l’État de droit

se donne comme but le dépassement de cet ordre, où le Roi et ses Paires

sont tout et le peuple n’est rien, pour créer les conditions de la communauté

d’égaux. Pour cette raison l’État de droit implique nécessairement : 1) Le

principe de la souveraineté du plus grand nombre, 2) l’égalité devant le droit et

3) la fin de l’État patrimonial.

En ce qui concerne le premier point, nous avons déjà indiqué que

l’individualisme mène au pluralisme et donc à la loi du plus grand nombre. De

là le principe de la souveraineté populaire. Car c’est par le biais de la loi de la

majorité que se produit le phénomène de l’alternance dans l’espace du

pouvoir. Le système électoral permet précisément cette alternance. De sorte

que c’est par la loi de la majorité que tantôt les uns accèdent au pouvoir,

tantôt les autres 87 . Par conséquent, le droit de la majorité, le système

électoral, ne doit pas être perçu comme la condition suffisante de la

démocratie, mais comme la condition première de l’État de droit. Ce qui veut

dire concrètement que selon son concept et sa réalité l’État de droit est la

première phase de ce processus du politique dont la finalité est de créer et

promouvoir l’égalité devant le droit. Plus précisément, devant le droit

loi, elle, est inférieure à la Constitution. 86 Car selon le Stagirite, « il est manifeste que dans une société formée d’individus semblables et égaux, il n’est jamais ni profitable, ni juste qu’un seul homme ait la suprématie sur tous ». Op. cit, III, 17,40. 87 Car, selon Aristote, la justice politique « réside dans l’égalité numérique et non dans l’égalité d’après le mérite, et, cette notion de juste une fois posée, la multitude est nécessairement souveraine, et tout ce qu’a décidé la majorité est une fin, et c’est en cela que consiste le juste ». Op. cit., VI, 2,40.

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commercial, le droit civil et le droit pénal. Car nous partons ici de la thèse

selon laquelle la démocratie est une phase supérieure qui se rapporte

nécessairement à l’isocratia, à l’égalité devant le pouvoir.

Cela veut dire, par conséquent, que dans la phase de l’État de droit le

pouvoir est nécessairement oligarchique88, car c’est la période de construction

de la communauté de citoyens qui est, en elle-même une communauté

juridique. En tout cas pour le Stagirite, les citoyens sont les sujets du pouvoir

et l’État démocratique est cet ordre où la communauté sociale est une

communauté de citoyens89. Ceci veut donc, dès lors, dire que l’État de droit

est cet ordonnancement où le processus de formation du politique tend à se

manifester. Mais, il est clair que ce mouvement ne peut pas se réaliser s’il n’y

a pas un minimum éthique et ce minimum éthique est l’isothymia, sans lequel

l’isonomia ne peut pas se manifester concrètement.

Bien évidemment ce processus d’individuation est un mouvement

accomplissant. La pratique historique nous le montre. Dans le cas de la

France, par exemple, le droit de vote est tout d’abord restreint, le suffrage est

dit censitaire. Ce fut particulièrement le cas avec la première Constitution, de

1791. Puis, c’est avec la Deuxième République que le suffrage masculin

universel s’impose. Et ce n’est qu’avec la Constitution de la Quatrième

République, 1946, que le suffrage universel masculin et féminin s’imposa.

Ceci montre jusqu’à quel point le processus d’individuation fut une affaire de

longue haleine. Très concrètement, le suffrage universel masculin et féminin

fut institué 147 ans après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen,

de 1789. Par conséquent, il est absurde de penser que l’État de droit

accomplit immédiatement le principe de l’égalité devant le droit. Ainsi la

souveraineté populaire ne devient une réalité effective qu’avec le suffrage

universel masculin et féminin.

Cela dit, passons maintenant au problème de la fin de l’État patrimonial.

Nous avons, en effet, souligné le fait que dans l’Ancien Régime la chose

publique était le domaine de la famille royale. Or théoriquement parlant,

88 Rappelons en effet que pour Aristote : « dans les démocraties il y a participation de tous à toutes les fonctions, tandis que dans les oligarchies c’est le contraire ». Op. cit., VII, 9,30. 89 En effet, pour Aristote : « un citoyen est, d’une façon générale, celui qui participe tout à tour au droit de gouverner et à celui d’être gouverné ». Op. cit., III, 13,40.

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comme l’avait signalé Aristote, la chose publique est la propriété de tous, elle

ne doit donc pas être objet d’appropriation ni de monopole90. Nous pensons,

pour notre part qu’il convient de faire une différence entre l’appropriation et le

monopole, ceci dans le sens où l’appropriation de la chose publique est bien

une manifestation des ordres pré-politiques91, tandis que le monopole de la

chose publique par une minorité donnée – que nous appelons actuellement

la nomenklatura -, est bien un phénomène qui existe dans des sociétés

modernes, où la diminution de l’État de droit est une réalité incontestable. Ceci

veut dire, par conséquent, que l’État patrimonial est une manifestation

pré-politique92, car sous le règne du droit, la chose publique est, par définition,

la propriété de tous. Elle ne peut donc pas être objet d’appropriation privée. La

société civile est pour Aristote le règne de l’appropriation privée, tandis que la

chose publique est la propriété de tous et en tant que telle l’objet de la justice

distributive, comme nous le verrons plus loin.

En tout état de cause, l’État de droit implique des comptes publics

clairs, pour que la chose publique ne puisse pas être un objet de pillage.

Ethiquement parlant, il est hautement problématique de considérer comme un

État de droit un ordre dans lequel la chose publique est le butin de ceux qui

accèdent au pouvoir. Car la chose publique fait partie de la charge publique,

de ce que la communauté doit payer pour couvrir les dépenses publiques. Or,

l’État de droit est non seulement une alliance – comme nous le montre la

Déclaration anglaise des droits – en vue de la sécurité juridique, mais aussi en

vue d’empêcher des prélèvements abusifs. Car, le pillage de la chose

publique – telle que cela s’est passé dernièrement dans les pays dits du

Tiers-monde et tend à se passer encore – est nécessairement un saccage de

la société civile et, en dernière instance, de chacun de ses membres pris

90 Le Stagirite nous dit concrètement à ce propos : « Les lois et les institutions doivent être ordonnées de telle façon que les fonctions publiques ne puissent jamais être une source de profit ». Op. cit., V, 8,30. 91 Notons que depuis Max Weber il est question d’État patrimonial. Concept qui joue actuellement un rôle très important pour expliquer la réalité dans les pays dits du Tiers-monde, comme nous le verrons plus loin. 92 La célèbre expérience de Jacques Necker lors de son premier ministère (1776-1781) sous le règne de Louis XVI, est à ce niveau là très significatif. Rappelons, en effet, qu’en janvier 1781 Jacques Necker publie le Compte-rendu au Roi, afin selon lui de faire connaître les comptes du royaume et montrer que son endettement n’était pas aussi important qu’on tendait à le croire. Mais, en agissant de la sorte, il a dévoilé l’importance du domaine royal et a donc révélé ce qui devait être nécessairement opaque. De plus, dans ce texte il s’attaque à la ferme générale et s’est mis à dos, non seulement le monde de la finance, mais aussi la famille royale. C’est la raison pour laquelle il sera obligé de démissionner le 19 mai 1781.

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individuellement.

Pour ces raisons, la société libérale classique a pensé aussi bien à

l’indispensable contrôle prudentiel des comptes publics, mais aussi à la

nécessité de l’équilibre budgétaire. Plus précisément, comme l’a signalé Adam

Smith le fait que les dépenses doivent être en équilibre par rapport aux

recettes. Il s’avère, dès lors, clairement que puisque, comme le souligne

Aristote, « en politique le bien n’est autre que le juste, autrement dit l’intérêt

général 93», l’État patrimonial ne fait pas partie de l’horizon du politique. Il est,

par conséquent, tout comme la monarchie absolue, le pouvoir domestique

d’une cité, d’une nation, ou d’un groupe de nations. Nous étudions cette

problématique au chapitre suivant.

Cela étant souligné, il convient de remarquer que la sécurité juridique,

avec la loi de l’Habeas Corpus, du 27 mai 1769, va permettre non seulement

la manifestation du politique, avec la Déclaration des droits, du13 février 1689,

mais aussi le développement de l’économique. En effet, c’est la sécurité

juridique qui va permettre en Angleterre l’apparition des banques régionales,

des County banks. C’est plus précisément l’apparition de l’épargne, du crédit

et de l’investissement. Plus concrètement, avec la sécurité juridique nous

allons assister au dépassement de l’accumulation simple et au développement

de l’accumulation élargie. Nous allons par conséquent assister à l’élévation du

niveau d’efficacité de la monnaie. – Nous développons ces différentes

catégories dans notre Introduction à la Théorie et à la Philosophie de

l’Économie.

Il convient, toutefois de comprendre ici, en ce qui concerne le rapport

entre le politique et l’économique que, puisque l’échange est consubstantiel à

l’être social et qu’il n’y a pas de vie sociale sans échange94, il est, dès lors,

fondamental que les échanges puissent se développer. Car la communauté

politique existe non seulement en vue de son accomplissement, mais aussi en

vue d’empêcher les injustices réciproques et de favoriser les échanges. Pour

ces raisons nous pouvons dire que le développement des échanges est une

des conditions du développement social. Or, l’accroissement du niveau

93 Op. cit., III, 12,15. 94 Adam Smith rappelait, à ce propos, de son côté, que c’est par le biais de l’échange que nous réalisons nos

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d’efficacité de la monnaie, par le biais du crédit, est une des conditions de ce

développement.

En d’autres termes, puisque nous ne pouvons pas faire l’économie de

l’échange95 et que la monnaie est le résultat du processus conventionnel en

vue du développement des échanges, l’optimalité monétaire fait partie de ce

processus d’accomplissement. Car le mal n’est pas l’échange équitable, mais

plutôt l’échange inéquitable, l’échange qui est entaché de perfidie, de traîtrise,

de félonie, de scélératesse. Selon les principes le libre échange n’est viable

que s’il est juste et équitable. Pour cette raison Aristote nous dit que l’égalité

proportionnelle dans l’échange, est la condition même de l’échange équitable.

Vouloir le règne de la convention juste et équitable, c’est vouloir le règne de la

raison. Car, comme le dit le Stagirite, la justice réside dans l’équité des

accords.

Cela étant souligné, revenons sur le phénomène de la sécurité

juridique, pour constater qu’il est non seulement le point de départ du

développement du politique, mais aussi le moment où se produit le passage,

pour ce qui est l’économie, à une phase supérieure. Plus précisément, comme

nous venons de le souligner, le passage de l’accumulation simple – la

thésaurisation -, à l’accumulation élargie : l’épargne, le crédit et

l’investissement. Plus précisément, au processus de développement

économique : le capitalisme96.

Il faut toutefois tenir présent à l’esprit que le capitalisme est cette

manifestation de l’économie où la monnaie va connaître son niveau

d’efficacité le plus élevé. Il est le produit de la sécurité juridique, car c’est cette

manifestation du droit qui donne naissance à l’épargne, au crédit et à

l’investissement. Par conséquent, du point de vue structurel, la croissance

économique, le développement capitalistique, se manifeste au sein d’un ordre

besoins. 95 Car comme l’avait signalé Aristote, l’être humain est un animal qui n’est pas destiné à vivre dans la solitude. Nous avons besoin du rapport avec les autres pour nous accomplir et l’échange, le commerce, font partie de la substance même de ce rapport. 96 Comme on le sait, Marx a donné à ce terme une connotation très négative. Car pour l’auteur du Capital, la monnaie et la valeur d’échange sont la manifestation de la vénalité et de la prostitution universelle. Voir à ce propos : Grundrisse, chapitre I, La Monnaie, rapport social, Editions Anthropos, 10/18, Paris 1968, p. 164. – De plus, pour Marx le capitalisme est cet ordre où les inégalités sociales atteignent leur niveau le plus élevé. Donc, c’est la manifestation de la plus haute expression de la misère et de l’abjection.

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dont le but principal est la création d’une communauté sociale nivelée97. Ainsi

l’ordre du politique est non seulement un système qui est en puissance

nivelateur, mais aussi une réalité qui se donne les moyens pour créer les

richesses nécessaires en vue de bien vivre.

Il convient toutefois de comprendre qu’ici, dans le monde de la

convention, le passage de la puissance à l’acte est une manifestation

purement rationnelle. Si des distorsions se produisent par rapport à ce qui est

en puissance, ça ne peut être manifestement que le résultat de la fausse

conscience ou de la mauvaise foi des acteurs au sein de cet ordre. Il n’y a

donc pas d’automatisme pur entre l’État de droit et l’État de justice. Dans ce

processus, il est absolument nécessaire que la raison théorique puisse

conditionner, informer, la raison pratique. Le célèbre groupe des idéologues –

Tracy, Volney et Cabanis – à l’époque du Directoire (1795-1799)98 s’est posé

justement la question de savoir quel est le logos d’idée – eidos–logos – qui

doit gouverner le monde qui était alors, en train de se former. Et c’est

précisément ce logos qu’il s’agit de comprendre. Nous pensons pour notre

part que cette entreprise, ne peut pas faire l’économie de la réflexion

aristotélicienne. Ceci tout en tenant compte du fait que nous avons affaire à

des textes qui ne sont pas conformes aux originaux. De là, la nécessité de

repenser ce processus, en vue de reconstituer la logique de son

développement.

Il faut, en tout cas, rappeler que d’une manière générale les grands

théoriciens de l’époque ont eu tendance à penser que ce système pouvait se

développer suivant son propre automatisme, dans une espèce de laisser faire,

laisser passer99. Pour Smith, par exemple, il fallait simplement respecter le

principe de l’équilibre budgétaire100, puis la main invisible devait assurer le

97 Aristote nous dit, en effet : que « le pouvoir politique proprement dit est un gouvernement d’hommes libres et égaux ». Op. cit, I, 7,20. 98 Rappelons que Bonaparte va appeler ce groupe les idéologues, dans le sens de ceux qui se promenaient dans le règne des idées. Par la suite, Marx va donner à ce concept une connotation très négative. En effet l’idéologie est, pour lui une fausse manifestation de la réalité, l’image de la réalité renversée. 99 Rappelons que ces termes ne sont pas le produit de la pensée libérale, comme on tend à le dire. C’est Turgot qui va introduire ces concepts, lorsqu’il accède à la direction des affaires économiques en 1774, sous le règne de Louis XVI. En effet, pour lui il s’agissait de supprimer les entraves propres au mode de production de l’Ancien Régime, pour que l’économie puisse se développer. Bien évidemment, il n’a pas compris que le nouvel ordre qui se développa, alors, en Angleterre était la manifestation de la sécurité juridique. 100 En effet, le fait que les dépenses soient en équilibre avec les recettes, empêche l’endettement public –

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développement harmonieux du social. Certes, le principe de l’équilibre

budgétaire était très important, mais il n’a pas compris le rôle de la justice

contributive, ni celui de la justice distributive. Car, cet ordre tend au

nivellement social, mais ne débouche pas nécessairement dans la

communauté d’égaux. Le règne de la convention est le règne de la raison (de

la raison agissante), se manifestant par le biais de la justice à travers les

institutions.

Rappelons que Hegel, pour sa part, considère que le développement

est le résultat d’un processus dans lequel chaque moment est supérieur à

celui qui le précède et inférieur à celui vers lequel il tend. De telle sorte qu’il y

a nécessairement progression continuelle. L’ontologie hégélienne est ainsi

évolutionniste. Les automatismes du réel font, dès lors, que chaque moment

historique se dépasse dans une forme supérieure. C’est d’ailleurs, pour cette

raison que Hegel pose le vrai comme la totalité de l’Être qui s’accomplit à

travers son développement. Ce n’est, donc, pas un hasard si il présente, dans

sa Philosophie du Droit, l’État Prussien, avec son système corporatiste,

comme la plus haute manifestation de l’esprit du monde s’objectivant à travers

les institutions.

Cela étant souligné, revenons à la logique de la formation du processus

du politique lui-même, pour rappeler qu’il y a toute la contribution du droit dans

l’émergence de la sécurité juridique. Puisque c’est la sécurité juridique qui va

donner naissance d’un côté, au politique avec la formation de l’État de droit, et

de l’autre côté au développement de l’économique avec l’apparition de

l’accumulation élargie. Laquelle accumulation élargie est, comme nous l’avons

déjà souligné, composé de trois moments essentiels : l’épargne, le crédit et

l’investissement. Nous allons laisser de côté l’émergence du politique, à

travers l’État de droit que nous avons déjà approfondi et que nous devons

continuer à faire dans les chapitres qui suivent, pour revenir sur le phénomène

du développement de l’économique. Mais, avant de continuer cette réflexion

sur le développement de l’économique, il convient d’observer que la formation

de l’individualisme se donne par le biais du politique les moyens de son propre

accomplissement – le nivellement social -, et par le biais de l’économique les

qu’implique une forme de prélèvement différé – et surtout empêche la création d’une caste de permanents au

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moyens de son propre développement, les moyens économique pour bien

vivre. Car c’est précisément ce développement du politique et de

l’économique au sein d’une communauté juridique qui permet de penser ce

monde comme une réalité accomplie en elle-même.

Mais, pour ce qui est de l’économique, sous sa forme développée, nous

avons dans notre monde, très marqué par la pensée de Marx101, les concepts

de capital et donc du capitalisme qui ont une charge négative extrêmement

importante et qu’il s’agit d’éclaircir pour les rendre opérationnels et montrer

jusqu’à quel point ces concepts sont susceptibles de rentrer dans la dimension

éthique de cet ensemble. En effet, nous avons déjà expliqué que dans la

logique de cette pensée l’échange simple (le troc) s’accomplit dans l’échange

élargi : l’échange monétarisé. En effet, l’échange par le biais du troc ne peut

être viable et suffisant que là où les besoins sont semblables : au sein des

clans et des communautés agricoles de base. Mais, dans la cité, où les

besoins sont dissemblables, comme nous l’explique Aristote, l’apparition d’un

instrument de mesure produit par la convention, la monnaie, s’avère

nécessaire. La monnaie est ainsi un instrument de la justice corrective, car

elle permet au sein des sociétés, l’égalité proportionnelle dans l’échange. Bien

évidemment, il peut y avoir de la triche, de la fraude, c’est alors au juge

d’intervenir. Car le juge – en grec, le dikastès – est celui qui rétablit l’égalité

proportionnelle, entre le profit de l’un et le dommage de l’autre. En effet, pour

Aristote le droit – ce qui coïncide avec la justice et l’équité – est l’âme de la

cité.

En tout état de cause, si l’échange simple s’accomplit dans l’échange

élargi, il est clair que l’accumulation simple – la thésaurisation – s’accomplit

dans l’accumulation élargie : dans l’épargne, le crédit et l’investissement, donc

dans le processus de capitalisation. Car, si nous ne pouvons pas faire

l’économie de la monnaie, il est évident qu’il vaut mieux que la monnaie soit

efficace – dans la production de richesses -, que le cas contraire : qu’elle soit

surtout objet de thésaurisation, comme à l’époque précapitaliste. Il s’avère,

dès lors, que l’accumulation élargie est une forme supérieure à l’accumulation

niveau de la fonction publique. 101 Pour ce qui est de notre réflexion sur la pensée de Marx, nous renvoyons le lecteur à notre texte : Marx et la raison dans l’Histoire.

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simple, car d’un côté la monnaie permet l’accroissement des richesses, tandis

que de l’autre, la monnaie a aussi une dimension parasitaire, car la

thésaurisation réduit la monnaie en circulation et appauvrit, par là même, le

social.

Mais, il convient de comprendre que le passage du système de

l’accumulation simple, au système de l’accumulation élargie, implique

nécessairement le franchissement d’une économie simplement monétarisée à

une économie de crédit102. Et voilà que nous nous trouvons devant un autre

écueil, car dans La Politique, Aristote nous dit que le prêt à intérêt est une

manifestation pervertissante de la monnaie. Voilà le texte en question : « Ce

qu’on déteste avec le plus de raison, c’est la pratique du prêt à intérêt, parce

que le gain qu’on en retire provient de la monnaie elle-même et ne répond pas

à la fin qui a présidé sa création. Car la monnaie a été inventée en vue de

l’échange, tandis que l’intérêt multiplie la quantité de monnaie elle-même.

C’est même là l’origine du terme intérêt ; car les êtres engendrés ressemblent

à leurs parents, et l’intérêt est une monnaie née d’une monnaie. Par

conséquent, cette dernière façon de gagner de l’argent est de toutes la plus

contraire à la nature103 ».

Voilà un texte qui est très significatif de l’œuvre que nous avons hérité

d’Aristote, car il est très contradictoire par rapport à la logique de sa pensée.

En effet, il nous dit d’un côté que la monnaie est une manifestation du droit –

nomisma, de nomos droit - puis dans ce texte il considère que le fait que la

monnaie puisse se multiplier à partir d’elle-même est une perversion. Or, ce

qui caractérise le droit est justement qu’il se reproduit à partir de lui-même. En

effet, la jurisprudence est une forme de reproduction de la règle, comme l’est

l’exégèse et le commentaire du droit en général. La production juridique est

aussi une forme de reproduction, car toute règle inférieure s’inspire d’une

règle supérieure, comme l’a signalé Hans Kelsen.

Par conséquent, de la même manière que l’autoreproduction du droit en

lui-même et à partir de lui-même n’est pas une perversion, il est de même en

102 Notons que pour sa part Fernand Braudel (1902 – 1985) parle du rapport entre le marché et le capital. Ce qui est plutôt problématique, car la phase capitalistique est aussi une réalité marchande. Plus concrètement, la réalité marchande en tant que telle. 103 I, 10, 1258 b. – Notons qu’en grec tókos, intérêt, veut aussi dire enfant. Dans ce sens nous disons, à propos

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ce qui concerne la monnaie, car la monnaie est une manifestation du droit.

Éthiquement parlant, ce n’est donc pas le crédit qui pose problème, mais

l’usure. Car il est hautement problématique de soutenir que crédit et usure

sont une et même chose, comme cela est dit dans Le Coran et affirmé à partir

de son exégèse. Actuellement nous disons, par exemple, que le taux de crédit

(légal) est la fourchette qui se trouve entre le taux préférentiel – en anglais :

prime rate – et le taux d’usure. L’usure est, dès lors, la manifestation du mal

du point de vue économique. Car l’usure est la manifestation du droit du plus

fort, d’un droit disproportionné. A ce propos, notons que l’Assemblée

Nationale Constituante rappela le 3 octobre 1789 que le crédit est autorisé

suivant le taux déterminé par la loi. Ce qui veut dire aussi, concrètement, que

l’économie doit rester, en tant que manifestation du droit – oikos-nomos -,

encadrée par l’idée de la justice et de l’équité.

de l’argent, soit le faire fructifier, soit, plus populairement, lui faire faire des petits.

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VII) Des racines de l’État patrimonial et de la per version du

minimum éthique.

Nous avons essayé de montrer que l’ordre du politique, dans sa

première manifestation structurelle de l’État de droit, est la concrétisation de la

raison instituante. Laquelle raison provoque le passage de ce qui est naturelle

– la famille et la vie en société -, vers l’ordre du politique. Donc, de ce

processus qui va de l’État de droit, en passant par l’État démocratique, à l’Etat

de justice. Mais, comme nous venons de le souligner, dans le chapitre

précédent, l’État de droit implique nécessairement non seulement la

manifestation de la souveraineté populaire et de l’égalité devant le droit, mais

aussi la fin de l’État patrimonial, car la chose publique est le bien de la

communauté sociale et ne peut pas être le domaine de l’élite du pouvoir. La

rentrée dans l’ordre politique peut être, dès lors, entravée par l’existence d’une

élite du pouvoir qui est tout, face à une société civile qui n’est rien. Et ici l’être

et l’avoir vont ensemble. De telle sorte que dans ces sociétés nous avons

affaire à l’existence des inégalités sociales absolues et, pour ainsi dire, à

l’impossibilité du nivellement social104.

Il se pose dès lors la question de savoir : comment expliquer la

formation de ces sociétés, dont les manifestations politiques sont tout à fait

claires mais qui ne sont pas des sociétés tendant au nivellement social ? Car

nous sommes partie ici de la thèse selon laquelle le politique est un processus

qui tend au nivellement social. Nous avons, en effet, affaire à un mouvement

qui implique une rupture avec l’ordre traditionnel et qui se donne comme but la

liberté (sécurité juridique), l’égalité (le nivellement social) et la fraternité : la

solidarité sociale. Donc, la communauté d’égaux en vue de bien vivre. Car, il

s’agit de comprendre que cette rupture du politique implique, par conséquent,

que cette dimension n’est pas une continuité de l’ordre naturel. Dans le sens

où la cité est la continuité de la famille. Thomas d’Aquin nous dit, ainsi à ce

propos, dans son commentaire de La Politique d’Aristote que « de même que

104 Le cas du Brésil est actuellement très significatif. En effet, selon des études qui ont défrayé la chronique, il y a actuellement dans ce pays « 130.000 millionnaires qui ont une fortune estimée à 573 millions de dollars. Ce qui représente la moitié du produit intérieur brut de ce pays de 190 millions d’habitants ». Le Figaro, Économie, 24 juillet 2007, p. 18.

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le village est composé de plusieurs maisons, de même la cité est composée

de plusieurs villages ». (Chapitre 16,40).

Par rapport à cette problématique, il s’agit de tenir compte que si bien il

est vrai que l’être humain est par nature un animal familial et un animal

social105, il est vrai aussi qu’il est en puissance un animal politique et un

animal cosmopolitique. Et cette puissance est sa finalité et dans ce sens on

peut dire que l’être humain est aussi par nature un animal politique et un

animal cosmopolitique, car « la nature d’une chose est sa fin 106», comme le

dit si bien le stagirite. En effet, la fin éthique du politique est la communauté

d’égaux au niveau particulier et au niveau universel.

La philosophie première pose ici, dès lors, le concept de la nature à

deux niveaux, tout d’abord comme manifestation première – l’être humain est

un animal familial, et social – et puis comme détermination finale : l’être

humain est un animal politique et cosmopolitique 107 . Par conséquent, la

dimension politique et cosmopolitique est de l’ordre du devoir-être ; car ces

manifestations sont des objectivations rationnelles, produites par la pratique

de la raison. Cela dit, au sein de cette différence, entre le règne de la moralité

familiale et le règne de l’éthique rationnelle, il convient de tenir présent à

l’esprit que cette dernière a comme point de départ au niveau pratique

l’isothymia : l’égalité en dignité de tous les êtres humains. Car, comme nous

l’avons déjà souligné cette égalité à un fondement universel et est, en quelque

sorte, naturel, car toute singularité est une manifestation de sa dimension

générique. Nous nous trouvons ici, par conséquent, devant une troisième

manifestation de la nature de l’humain. La première est sa manifestation

immédiate et nous signale que tous les êtres humains sont différents. Puis, il y

a la nature selon sa finalité éthique, qui est aussi une dimension naturelle

puisque comme le dit Aristote : la nature d’une chose est sa fin. Et en

troisième, il y a la dimension logique de la nature qui fait que l’universel est ce

qui se manifeste en première instance dans toute singularité.

105 Social dans le sens que l’être humain n’est pas un animal destiné à vivre dans la solitude, mais a besoin des autres. Car il n’y a pas d’existence sans coexistence. 106 Comme le souligne Aristote dans La Politique I,2, 1253 a. 107 Il faut surtout ne pas confondre cette différence, avec celui qui fait Spinoza entre la nature productrice – nature naturante, Dieu en tant que cause première – et la nature produite : nature naturée, le monde phénoménal.

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Tout ceci nous mène à dire que nous ne sommes pas égaux selon la

nature immédiate, mais que nous sommes égaux du point de vue de la

logique de l’être et du point de vue éthique. Pour cette raison la thèse de

l’égalité naturelle posée par la deuxième Déclaration des droits de l’homme et

du citoyen108, est particulièrement problématique, dans la mesure où la nature,

dont il est question, est la nature immédiate. Or, de ce point de vue nous

sommes inégaux, car nous sommes tous différents et cette différence est

encore plus grande, par définition, entre les dissemblables qu’entre les

semblables. C’est la raison pour laquelle, dans l’Article premier de la

Déclaration universelle des droits de l’homme, du 10 décembre 1948, il est

dit : « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droit ».

Il y a, comme on peut le noter, dans ces règles trois déterminations

essentielles : 1) l’égalité par nature, 2) l’égalité par la naissance et 3) l’égalité

en dignité. L’égalité par nature, comme l’égalité par la naissance109 sont des

thèses hautement problématiques, tandis que l’égalité en dignité est un

postulat et une exigence de la raison axiologique. La Déclaration universelle

expose, dès lors, en parlant d’égalité en dignité, une avancée théorique et

éthique de première importance. C’est, en tout cas, la déduction théorique que

nous pouvons faire de la philosophie première et fondamentale. Plus

précisément que les êtres humains sont égaux en dignité et qu’ils doivent

devenir égaux en droit pour avoir la possibilité de se réaliser dans l’égalité des

chances.

La philosophie politique présuppose, par conséquent, un minimum

éthique qui est la simple reconnaissance de l’égalité en dignité de tous les

êtres humains. Ainsi, sans ce minimum éthique – qui est exprimé par le

concept de l’isothymia – il ne peut pas y avoir ni égalité devant le droit, ni

encore moins d’égalité devant le pouvoir. Nous pouvons, en effet, le

constater : il y a des sociétés qui sont tendanciellement plus nivellatrices que

d’autres. Il s’agit, dès lors, de comprendre d’où vient cette différence. Plus

108 En effet, dans l’article 3 de la Déclaration du 24 juin 1793, il est dit : « Tous les hommes sont égaux par nature et devant la loi ». – Rappelons que La Déclaration de 1789 nous dit dans l’article premier que : « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits ». 109 Il est, en effet, difficile de soutenir que celui qui naît dans un bidonville du Tiers-monde a autant d’égalité de chances que ceux qui naissent, comme on le dit, avec la cuillère en or entre les dents.

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précisément pourquoi il y a des sociétés où l’État de droit110 n’arrive pas à se

développer ? Car, ce qui s’y manifeste est plutôt de l’ordre de la perversion,

de l’altération de la logique du politique. Or, comme nous avons essayé de le

montrer, le processus du politique est un mouvement rationnel qui mène

nécessairement au nivellement social.

Il doit, donc, y avoir une déformation dans la substance de ces sociétés

qui explique que le politique tend à être perverti dans ses manifestations. Voilà

ce que nous dit Jorge G. Castañeda, un membre de l’élite mexicaine du

pouvoir et qui fut Ministre des affaires étrangères du gouvernement de

Vincente Fox, entre 2000 et 2003. En effet, selon Castañeda « L’Amérique

Latine n’est pas la région la plus pauvre du monde, mais les fossés entre

riches et pauvres, villes et campagnes, noires et blancs et métis sont plus

grands que jamais… Depuis toujours, l’Amérique Latine a été victime d’un

niveau de corruption inconnue ailleurs. Cette conception « patrimoniale »

remonte à la Conquête 111». Alexandre Van Humboldt avait déjà parlé de ce

problème, en 1803, dans son texte Essai politique sur le Royaume de la

Nouvelle Espagne. Dans ce texte il nous dit simplement : « Le Mexique est le

pays des inégalités. Il n’y a dans aucun pays du monde une distribution aussi

effroyable des fortunes, de la civilisation, da la culture de la terre et de la

population112 ». Pour sa part Pierre Chaunu nous explique, en ce qui concerne

cette problématique : « Les Conquistadores ont marqué pour des siècles

l’histoire de leur conquête. L’Amérique Latine est restée le pays que l’on

n’exploite pas mais que l’on pille 113».

Il est ainsi clair, que si nous voulons comprendre ce monde, nous

devons voir les moments historiques essentiels de ce processus depuis la

Conquête. Pour faire cela, nous allons regarder tout d’abord, de l’époque qui

va de la Conquête à l’indépendance, puis de l’indépendance à nos jours. Pour

faciliter ce parcours historique nous allons nous concentrer dans l’Amérique

espagnole. Mais, avant de regarder ces moments principaux, il convient de

110 Nous parlons bien ici d’État de droit, car le concept d’État démocratique est, en lui-même, une forme supérieure. 111 Le Monde, 12 septembre 2003, p. III. 112 Editorial Porrúa, Mexico, 1991, p. 68-69. – C’est nous qui faisons la traduction. 113 Histoire de l’Amérique Latine, PUF, Paris, 1949, p.84.

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rappeler que le premier voyage de Christophe Colomb fut conditionné par la

nécessité dans laquelle se trouve le monde catholique de l’époque – ce qui

correspondait plus ou moins à l’Empire d’Occident – de rétablir les liens avec

l’extrême Orient, en vue de reconstituer les échanges assurés par la route des

épices 114 et que les ottomans avaient coupé après la chute de

Constantinople, le 29 mai 1453. Par conséquent la méditerranée orientale

étant contrôlée par les ottomans, il ne restait que deux solutions pour rétablir

le lien avec l’extrême orient, soit contourner l’Afrique, stratégie développée par

les portugais, soit naviguer vers l’occident, vers le couchant, comme va le

proposer l’astronome Paolo Toscanelli en 1474. Colomb, après avoir séjourné

au Portugal et connu les expériences portugaises de la navigation entre les

archipels de l’Atlantique – Madère, Açores, Canaries et les îles du Cap-Vert –,

décida de revendiquer la thèse de Toscanelli115. C’est donc le 3 août 1492 que

Colomb se lança dans son entreprise avec l’appui particulier de la Reine de

Castille. C’est après avoir contourné les îles des Canaries, pour prendre les

Alizés, que Christophe Colomb va arriver le 12 août dans un des îles de

l’archipel des Bahamas. Dans son Journal du premier voyage Colomb décrit

un monde, pour ainsi dire paradisiaque. Mais ce qui nous intéresse ici c’est le

fait qu’il signale dans plusieurs de ses écrits que ce monde était très peuplé.

Par exemple, dans sa lettre à Santangel, du 15 février 1493, il souligne par

deux fois ce phénomène. Il emploie même dans un des deux passages

l’expression latine : instimabile numero. Puis, dans sa lettre au Pape

Alexandre VI, de février 1502, il emploie le terme de populatissima, en parlant

de ce même phénomène. Or, ce concept est une sorte de mélange entre le

latin, l’italien et l’espagnol. D’ailleurs, il l’avait déjà employé ce terme dans une

lettre aux Rois d’Espagne, de 1498-1499, dont il ne resta que deux

morceaux116.

114 Il convient de remarquer que par épices on entendait à l’époque : 1) des épices au sens strict du terme, 2) des produits colorants, et 3) des produits dits apothicaires, médicinaux. 115 En effet, l’astronome Paolo Toscanelli (1397-1482) écrit une lettre, le 25 juin 1474, à l’Abbé Ferdam Martins de Lisbonne, dans laquelle il parle de la possibilité d’atteindre l’extrême orient en voyageant vers l’ouest. Tout indique que Christophe Colomb a eu connaissance de cette lettre, ainsi que de la carte qui l’accompagnait en 1477. Par la suite il a reçu une lettre de Toscanelli lui-même, en réponse à une de ces lettres, où il parle justement de cette possibilité. Notons que Colomb répéta la même erreur, en ce qui concerne la circonférence de la terre, que Toscanelli, en la diminuant de quelque chose comme un quart. 116 Voir à ce propos : Cristobal Colón, Textos y documentos completos, Alianza Universidad, Madrid, 1982,

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Passons maintenant à la période de la Conquête, laquelle commence

avec le deuxième voyage de Colomb. Donc, après la Donation papale, la Bulle

Inter Coetera, du 4 mai 1493117. Donc, pour ce qui est la Conquête de ce

monde, le problème fondamental qui se pose est, comme le dit Ruggiero

Romano, celui « de comprendre le processus par lequel un continent a été

déstructuré ; comprendre comment toute une masse démographique a été

conquise, aliénée et rendue étrangère à elle-même 118». Or, comme nous le

savons, en plus, la Conquête a provoqué un effondrement démographique,

presque total. En effet, la plupart des spécialistes s’accordent actuellement

pour dire, avec les démographes de l’École de Berkeley, que vers 1600 il ne

restait que le 5% de la population du continent. Bien évidemment il y a des

régions où la disparition fut pour ainsi dire totale – comme dans le cas des

Antilles -, tandis que dans d’autres régions, le résidu fut plus important. Le

travail de Borah et de Cook – The Indian Population of Central Mexico on the

eve of the Spanish Conquest, Berkeley, 1963 – nous montre d’une manière

précise ce phénomène. Par la suite d’autres démographes de la même école,

comme Sauer, Simpson et Dobyns, vont élargir leur recherche et nous donner

des résultats très proches. En tout cas, comme l’a dit Pierre Chaunu, les

chiffres de l’école de Berkeley sont incontournables.

Il est, en tout cas, important de constater que cet effondrement

démographique est non seulement une réalité incontestable, mais qu’en plus il

ne fut pas, principalement, le résultat de l’extermination directe, comme l’a

soutenu Las Casas. La cause principale de la dépopulation de ce continent,

lors de la Conquête et par-delà, fut le choc bactériologique. Sahagun le dit très

précisément en parlant de la conquête de Mexico : « Miraculeusement Dieu

notre Seigneur a envoyé une grande pestilence, sur tous les indiens de cette

p.258. 117 Notons que dans la préface de son livre Les Incas, ou la destruction de l’Empire du Pérou, 1777, Jean-François Marmontel dit, à propos de la Donation, que de tous les crimes de Borgia, cette bulle fut la plus grande. – Marmontel aurait dû y ajouter la monstruosité du Statut de la pureté du sang, accordé par Alexandre VI, à l’Espagne, - son pays d’origine, ne l’oublions pas – du 22 décembre 1495. Car la conjonction de ces deux privilèges a provoqué des rivières de sang, des montagnes de cadavres et des mers de souffrance. Cela dit, nous ne devons pas laisser de côté le fait que ce n’est pas lui qui a réactivé le paradigme de la Donation. Dans l’histoire de la papauté romaine le premier à employer ce modèle fut Nicolas V (1447-1455). En effet, le 8 janvier 1454, le Pape Nicolas V fait au roi du Portugal, Alphonse V, la donation de l’Afrique noir par la Bulle Romanus Pontifex. Ce qui après l’effondrement démographique du Nouveau Monde, va donner lieu au marché triangulaire.

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Nouvelle Espagne, pour châtiment contre la guerre qu’ils ont fait à ses

chrétiens, qu’il y envoyé pour réaliser cette entreprise119 ». Nous savons, en

effet, que cette vague pestilentielle s’est produite en août et septembre 1520,

après la morte de Moctezuma II et le départ des conquistadores de Mexico.

Elle va en plus provoquer la mort de Cuitlahuac, le nouveau roi des Aztèques.

Guy et Jean Testas nous disent, à ce propos, précisément que : « La variole

de 1520 provoqua la perte de 50% de la population120 ». Ils nous disent, par la

suite, qu’en 1531 « la rougeole tua 30% des habitants survivants121 » et que

ces vagues pestilentielles furent suivies d’autres maladies meurtrières, comme

la grippe, le typhus, la diphtérie, la peste bubonique et la malaria.

Bien évidemment, comme nous venons de l’indiquer avec le franciscain

Bernardino de Sahagún (1499-1590), pour les chrétiens ces pestilences furent

un châtiment divin. Nous trouvons la même explication dans le cas de Toribio

de Benavente (1482-1569), un autre franciscain. Pour lui la Conquête fut un

véritable châtiment divin, sous la forme de dix plaies que Dieu a envoyé à ces

peuples incroyants. La première plaie étant le choc bactériologique de 1520 et

ainsi de suite122. Dans une lettre qu’il écrit à Charles V, en 1555, il lui dit : « Il y

a eu dernièrement beaucoup de mortalité et des pestilences. Il manque

beaucoup de monde, à telle enseigne que là où manquent le moins, de trois, il

manque deux ; et dans d’autres endroits de cinq, il manque quatre, et dans

d’autres encore, de huit il manque sept 123».

Pour ce qui est de l’Empire Inca, notons que Huayna Capac, son

dernier empereur, va mourir justement en 1527 de la variole, trois ans avant

118 Les Conquistadores, Flammarion, Paris, 1972, p. 118. 119 Historia Général de las casas de Nueva España, Editorial Porroúa, 1975, p. 721. (Prologo del Libro XII). La traduction est notre. – Pour ce qui est de ce problème des pestilences, rappelons que l’Ancien Testament fait mention, justement de cette capacité de l’Éternel de répandre les maladies au milieu des ennemies de son peuple. C’est ainsi que Habakuk 3,5, nous dit : « Devant lui marche la peste, et la peste est sur ses traces ». Par contre, il protège son peuple, « de la peste et de ses ravages » (Psaume 91,3) et il lui dit : « Tu ne craindras ni les terreurs de la nuit, ni la flèche qui vole le jour, ni la peste qui marche dans les ténèbres, ni la contagion qui frappe en plein midi ». (Ibid. 91, 5-6). – En tout cas, dans cette affaire il s’agit de tenir présent à l’esprit que les indiens ont très vite constaté que les conquistadores n’étaient pas les victimes de ces maladies. Nous constatons ce même phénomène dans les îles polynésiennes, dans l’Australie et les autres îles du pacifique sud. Donc, dans toutes les terres émergées qui n’étaient pas en rapport avec la masse continentale Europe, Asie et Afrique. 120 Les Conquistadores, Hachette, 1988, p. 116. 121 Op. cit. p. 116. 122 Rappelons que Benavente s’oppose farouchement à Las Casas, qu’il considère comme anticolonial et perturbateur de l’ordre voulu par son Église. 123 Voir à ce propos : Historia de Las Indias de la Nueva España, Editorial Porrúa, Mexico, 1973, p.212. –

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l’arrivée de Pizarro. Ce choc bactériologique va avoir la même incidence

démographique que dans le cas de la Confédération des Aztèques. Tout

laisse penser, en effet, que la moitié de la population de l’empire va

disparaître alors. Nous constatons aussi le même phénomène dans le cas du

Brésil actuel. En effet, Amerigo Vespucci, lors de son premier voyage

(1499-1500), navigua vers l’embouchure de l’Amazone et surtout lors de son

deuxième voyage (1501-1502), où il descendit le long de la côte brésilienne

actuelle et va jusqu’en Patagonie, raconte que toute cette partie du Nouveau

Monde était aussi peuplée que les îles des Antilles. Or, lorsque les portugais

commencent la colonisation des terres correspondant aux limites du Traité de

Tordesillas (7 juin 1494) en 1531, ils ne constateront pas le même poids

démographique.

Cela dit, revenons à la période de la Conquête proprement dite

(1493-1542) et rappelons que du point de vue institutionnel, elle peut être

divisée en deux phases différentes : la période de la répartition des terres

(1493-1512) et la période dite de l’Encomienda, de la mise sous tutelle des

indiens, aux nouveaux propriétaires de terres. Cette mise sous tutelle fut

instituée par les lois de Burgos, du 27 décembre 1512. Elles impliquent le fait

que les nouveaux propriétaires des terres étaient dans l’obligation de

christianiser les indiens qui se trouvaient sous leur tutelle. En réalité cette

différence est purement formelle et obéissait à l’idée selon laquelle la

Conquête était une mission divine124. C’est, donc, l’instance de légitimation qui

va jouer ici un rôle principal. Par contre du point de vue effectif cette période

se distingue par la propriété perpétuelle des terres réparties. Car, la Conquête

de ce monde suit le modèle du Livre de Josué, dont le sous titre est :

Conquête du Pays de Canaan.

C’est nous qui traduisons. 124 Cette dimension de la Conquête est une constante pour ses acteurs, non seulement à cause de la Donation, mais aussi parce que pour eux les pestilences étaient des manifestations du Tout puissant. En tout cas, puisque la Conquête est au centre de l’histoire dite sacrée, toutes ces paroles avaient pour eux un sens : d’invitation à la réalisation de cette entreprise. Les passages suivant du Deutéronome sont à ce niveau là très significatifs. En effet il est dit : « Nul ne tiendra contre nous, l’Éternel notre Dieu, rependra, comme il nous l’a dit, la frayeur et la crainte de toi sur tout le pays où vous marcherez ». (11,25). Puis, il est dit encore : « Tu dévoreras tous les peuples que l’Éternel, ton Dieu, va te livrer, tu ne jetteras pas sur eux un regard de pitié ». (7,16). Enfin, « last, but not least » : « Vous détruirez tous les lieux où les nations que vous allez chasser servent leur dieux… Vous renverserez leurs autels, vous briserez leurs statues, vous brûlerez au feu leurs idoles, vous abattrez leurs images taillées de leurs dieux, et vous ferez disparaître leurs noms de ces lieux-là ». (12,2-3).

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71

Tout indique, en tout cas, que pour les conquistadores cette œuvre était

la manifestation de la volonté de Dieu, qui avait voulu la disparition de tous les

incroyants, pour créer les conditions du retour – la parousie – de son fils sur la

terre. Les indiens de leur côté ont cru que ces gens là étaient protégés par un

dieu capable de détruire massivement et à distance. Il est, en tout cas,

totalement absurde et naïf de croire, comme l’affirme l’historiographie officielle,

de soutenir que d’un côté les indiens ont cru que les conquistadores étaient

des dieux et que de l’autre côté, les conquistadores ont cru que les indiens

n’étaient pas des êtres humains. En effet, comme l’a dit Confucius, le propre

de tout être est de se reconnaître dans son espèce. En tout cas on n’a jamais

constaté le fait qu’il puisse y avoir confusion entre espèces différentes ;

comme, par exemple, qu’un chien prenne un cochon pour un animal de son

espèce, ou qu’un canard puisse se confondre avec une poule, ou une mouche

avec une abeille. Il est donc difficile de croire qu’une telle confusion puisse se

produire chez cet être doué d’intelligence qui est l’être humain. De tels

arguments ne peuvent que déshonorer ce qui est, par définition, un animal

rationnel. De la même manière qu’éthiquement parlant, cet être ne peut

qu’être déshonoré par son inhumanisme. C’est le cas particulièrement avec le

phénomène de la destruction des enfants, telle que nous le raconte Las Casas

dans sa Brevisima, où il est question de nouveau-nés frappés contre les

roches. Or, il convient de constater que cette pratique est mentionnée trois

fois dans l’Ancien Testament. La première fois dans les Psaumes 137,9, où il

est dit précisément : « Heureux qui saisit tes enfants, et les écrase sur le

roc ». La deuxième fois dans le texte d’Ésaie (13,16) : « Leurs enfants seront

écrasés sous leurs yeux, leur maisons pillées, et leurs femmes violées ». Puis,

en troisième lieu, dans le texte d’Osée 13,16 : « Leurs petits enfants seront

écrasés, et l’on fendra le ventre de leurs femmes enceinte ». – Il n’est pas

inutile de rappeler ici que pour Benoît XVI, « la Conquête fut une forme de

purification ». (Le Monde, 16 mai 2007, p.6). Bien évidemment quelques jours

plus tard, devant l’avalanche de critiques provoquées par ces mots, il a corrigé

son jugement de la façon que voici : « Il n’est pas possible d’oublier les

souffrances et les injustices infligées par les colonisateurs aux populations

indigènes, dont les droits humains fondamentaux ont été souvent piétinés ».

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Le Monde, 25 mai 2007, p.4.

Nous constatons, en tout cas, que dans toute cette histoire

conquérante, et coloniale – voire post coloniale -, l’indien, comme le signale

Alexandre Von Humboldt, fut considéré comme un être non rationnel125. Ce

qui va être aussi le cas des noirs. Mais, avant de rentrer dans cette période

proprement coloniale, rappelons que cette phase de l’histoire

hispano-américaine se produit avec Les Nouvelles Lois126 qui ont supprimé le

caractère perpétuel des « encomiendas », de terres réparties entre les

conquérants, suite à la conquête. Car rappelons que cette phase se divise,

toute comme Le Livre de Josué, en deux parties : la conquête et le partage

des terres conquises. Ainsi, dans la logique de ce processus, le Pape

Alexandre VI donne ces terres aux rois de Castille ad vitam aeternam ; donc,

les rois de Castille ont donné ces terres aux conquérants aussi pour l’éternité.

C’est précisément ce caractère perpétuel des « donatarias », comment on

appela les « encomiendas » dans le cas du Brésil, qui va être supprimé avec

Les Nouvelles Lois la perpétuité de ces donations. Certes, ces lois furent

abrogées, pour l’essentiel, par Philippe II en 1546127. Mais le résultat pratique

de ce mouvement fut le fait que l’essentiel des terres sont passées sous la

domination des ordres religieux. Car, la politique de la suppression du

caractère perpétuel de l’ « encomienda » fut maintenue.

Il y a eu pour ainsi dire, une sorte d’arrangement avec la réalité. Les

grandes « encomenderos » ont gardé leurs terres et sont devenus des grands

fermiers. C’est ainsi qu’au début du XVII siècle, l’essentiel des terres et de

biens immobiliers appartenaient aux ordres religieux. De sorte que Les

Nouvelles Lois vont permettre aux ordres religieux non seulement de

récupérer l’essentiel des terres occupées par les « encomenderos », mais

aussi de s’occuper des « Reducciones » - du latin reducere -, c’est-à- dire des

125 A l’époque coloniale on appelait, en effet, « gente de razón », des personnes douées de raison, les blancs et les métis (d’indien ou de noir). Quoi que, dans ce monde, les métis étaient frappés d’indignité, à cause du mélange racial. 126 Notons que ces Lois ont été signées par Charles Quint à Barcelone, le 20 novembre 1542. C’est après avoir lu la Brevissima de Las Casas et après avoir rencontré son auteur le 26 janvier 1542 que Charles Quint pris la décision de supprimer le caractère perpétuel des « encomiendas ». 127 Il n’est pas inutile de rappeler que Les Nouvelles Lois ont provoqué la guerre civile au Pérou et des soulèvements un peu partout dans le continent. Notons aussi que c’est à partir de 1516 que Las Casas, dans son « Mémoire des Quatorze Remèdes », qu’il réclame la fin de l’ « encomienda », ainsi que l’arrivée des noirs, pour

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endroits où les résidus des populations indigènes ont été regroupés. Le

modèle le plus accompli des « Reducciones » furent les Missions des jésuites,

dont la première fut fondée au Paraguay en 1610128.

Cela étant dit, passons maintenant au problème de l’ordre social qui va

se développer dans ce monde colonial. Mais, pour comprendre la logique de

cet ordre, il convient de rappeler que selon le système de valeurs découlant

de la Donation, il ne peut pas y avoir d’accord ou de concorde avec ces

peuples et encore moins d’amitié et des alliances. Le texte que voilà, est à ce

niveau là très clair : « Lorsque l’Éternel ton Dieu, t’aura fait rentrer dans le

pays dont tu vas prendre possession et qu’il chassera devant toi beaucoup de

nations… lorsque l’Éternel, ton Dieu, te les aura livrées et que tu les auras

battues, tu le dévoueras par interdit129, tu ne traiteras point d’alliance avec

elles, et tu ne leur feras point de grâce. Tu ne contracteras point de mariage

avec ces peuples, tu ne donneras point tes filles à leurs fils, et tu ne prendras

point leurs filles pour tes fils130 ».

De sorte que selon ce système de valeurs, il est question non

seulement de ne pas faire des alliances avec les résidus de ces « races

maudites131 », mais surtout de ne pas avoir des rapports avec ces peuples.

Dans le texte de Josué il est dit, très précisément, à ce propos : « Ne vous

mêlez point avec ces nations qui sont restées parmi nous ». (23,7). Nous

avons, par conséquent, affaire ici à un interdit concernant les rapports intimes

entre le peuple conquérant et les peuples conquis. Mais, comme on le dit dans

la théorie du droit, les règles (légales) sont susceptibles de ne pas être

efficaces. Donc, les règles peuvent être efficaces et peuvent aussi ne pas

l’être. Dans le domaine du droit positif l’efficacité ou la non efficacité des

règles juridiques est la compétence de la sociologie du droit.

Ici nous avons affaire à un interdit concernant en dernière instance les

soulager les indiens, comme il le dit lui-même. 128 Relevons qu’aux États-Unis et au Canada ces « Reducciones » sont appelés Réserves. 129 Il n’est pas inutile de remarquer que dans les traductions françaises il est question ici de dévouer par interdit ou de frapper d’anathème, tandis que dans les traductions espagnoles il est question de destruction et d’extermination. 130 Deutéronome 7, 1-4. 131 Voir à ce propos Sagesse 12,11 et l’Écclésiastique 16,9. Notons que dans les traductions espagnoles il est question ici de « raza maldita ». Il s’agit, de plus, de deux textes qui appartiennent au canon catholique et qui sont absents du juif et donc du canon protestant. Car la version protestante de l’Ancien Testament est celle du

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rapports sexuels, et donc, aussi le domaine de la reproduction des êtres

humains. Mais, avant de développer cette problématique, il convient de

rappeler que dans ce monde les « races maudites » étaient les indiens et les

noirs. Il va se développer alors ce qui est convenu d’appeler le récit

noachique. Plus précisément, l’anecdote concernant la vie de Noé

immédiatement après le déluge. Le fait est que selon ce texte : « Les fils de

Noé, qui sortirent de l’arche étaient Sam, Cham et Japhet. Cham fut le père

des Canaan. Ce sont là les trois fils de Noé, et c’est la postérité qui peupla

toute la Terre132 ».

Ce récit nous raconte, par la suite, que Noé « planta la vigne. Il but du

vin, s’enivra, et se découvrit au milieu de sa tente. Cham, père de Canaan, vit

la nudité de son père et le rapporta dehors à ses deux frères. Alors Sam et

Japhet prirent le manteau, le mirent sur leurs épaules, marchèrent à reculons

et couvrirent la nudité de leur père … Lorsque Noé se réveilla de son vin, il

apprit ce que lui avait fait son fils cadet. Et il dit : Maudit soi Canaan, qu’il soit

l’esclave des esclaves de ses frères ! Il dit encore : Béni soit l’Éternel, Dieu de

Sam, et que Canaan soit leur esclave. Que Dieu étende les possessions de

Japhet, qu’il habite dans les tentes de Sam, et que Canaan soit leur

esclave133 ».

Voilà donc le célèbre récit noachique qui va se développer peu après la

Conquête, pour légitimer l’oppression des amérindiens et des noirs. Car, il

convient de comprendre que la destinée de ces deux populations sera liée

dans l’histoire de ce continent. En effet, c’est l’effondrement démographique,

tout d’abord dans les Antilles, puis dans le reste du continent qui est la cause

du déclanchement du marché triangulaire. Lequel marché va commencer en

1518 et va durer officiellement jusqu’à 1885 avec le Traité de Berlin,

c’est-à-dire 367 ans. De sorte qu’à cause de ce récit noachique les destinées

texte sacré des juifs. 132 Genèse 9,18-19. – Il convient de remarquer ici que Cham le fils qui va être maudit, comme nous le verrons par la suite, est le père des Canaan. Plus précisément, du peuple qui occupait la terre promise. Rappelons, en tout cas, que c’est ce peuple qui va occuper la basse Egypte entre moins 1720 et moins 1570 et que les égyptiens ont appelé les Hyksôs. Avarias dans le delta du Nil fut la capital des Hyksôs. Ils sont représentés par les égyptiens comme une population blanche, aux yeux clairs. Notons que le grand apport des Canaan à l’histoire culturelle de l’humanité, est l’invention de l’écriture alphabétique, à partir de l’écriture hiératique – cursive – égyptienne. Cette écriture des Hyksôs, dite linéaire, A (vers -1650) va s’accomplir dans la linéaire B (vers -1100) des phéniciens. Puis va donner vers l’occident le grec et le latin et vers l’orient l’aranéen et l’arabe, entre autres. 133 Genèse 9,25-27.

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de ces communautés humaines vont être plutôt liées, tout en étant différentes.

C’est précisément la soi-disant malédiction noachique qui est le point

commun de ces deux manifestations de l’humain. Ils étaient des peuples

maudits et leurs souffrances étaient considérées comme la condition de leur

rachat. Les membres de l’Église disaient alors : « nous les baptisons et nous

leur donnons la chance d’aller au paradis134 ». Le Père Daniel Camboni, dans

une lettre adressée au Concile Vatican Ier, en 1870, exprime cette

condamnation de l’Éternel de la façon suivante : « La malédiction impitoyable

et douloureuse dont le Tout-Puissant a condamné les fils de Cham135 ».

En ce qui concerne le comportement de l’Église de Rome, par rapport à

ces populations, il convient de noter l’intervention tout d’abord du Bref136

Sublimis Deus de Paul III, du 4 juin 1537. Dans ce texte Paul III dit

concrètement : « Nous reconnaissons que les indiens sont des êtres

humains ». Il n’est pas question des noirs dans ce Bref. Dans cette histoire, il

y a eu par la suite le Bref d’Urbain VIII, du 22 avril 1639, où le Pape condamne

l’esclavage des indiens, mais ne dit pas un mot des noirs. Puis, nous avons le

Bref de Benoît XIV, du 20 décembre 1741. Dans sa lettre Benoît XIV

condamne aussi l’esclavage des indiens, mais ne fait pas mention des noirs.

Le premier Bref papal à condamner la traite négrière et non pas l’esclavage

est le Bref de Grégoire XVI, du 3 décembre 1839. En réalité, le premier texte

chrétien qui condamne l’esclavage, fut l’œuvre de Richard Baxter le Quaker,

134 Cité par Alphonse Quenum, Les Églises chrétiennes et la traite atlantique du XVème au XIX siècle, Éditions Karthala, 1993, p.151. 135 Op. cit. p. 263. – En ce qui concerne l’importance quantitative du marché triangulaire, il convient de remarquer que Pierre Chaunu est probablement le premier à avoir signalé sa véritable dimension. En effet, dans son travail sur l’Amérique Latine, publié dans l’Histoire Universelle de l’Encyclopédie de la Pléiade, il nous dit : « Pour un noir qui arrive et fait souche, dix au moins meurent au départ, en cours de route, par incapacité de s’adapter ». (Paris, 1958, T. III, p. 1.094). Tout indique, en effet, que quelques treize millions de noirs ont été rembarqués à partir des côtes africaines, entre 1517 et 1885. Mais pour chaque noir embarqué il restait quatre morts, en moyenne dans le continent. Ce qui nous donne déjà 52 millions de morts. Puis, il y avait ceux qui mouraient en cours de route et les malades qui étaient jetés à la mer, avant le débarquement, comme s’ils étaient de la viande avariée, nous dit Humboldt. De sorte qu’en tout ce sont quelques six millions qui vont faire souche, car il y avait ceux qui étaient destinés aux mines et qui n’avaient pas la possibilité de faire des enfants. Pour cette raison Chaunu ajoute immédiatement : « Il ne faut pas perdre de vue l’énorme gâchis, ou si l’on veut, le faible rendement de ce genre d’émigration forcée ». Car Pierre Chaunu est très cohérent avec les chiffres, mais ses jugements inhumanistes laissent toujours un arrière goût de malaise. Comme lorsqu’il a dit que l’hécatombe américaine fut le prix à payer pour la conquête spirituelle de ce monde… 136 Notons que le Bref est une lettre papale ne portant pas le sceau du Pape. Ce qui est, soi dit en passant, le cas de la Bulle, laquelle est une lettre papale qui porte le sceau du Pape. – Notons, à ce propos, que selon le Dictionnaire de l’Inquisition « tout ce que le pape promulgue en Droit, est promulgué par Dieu lui-même, puisque le Pape est son vicaire ». Editions Galilée, 1981, p. 182. Il n’est pas inutile de rappeler qu’à l’époque on

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dans son Christian Directory de 1673, où il est question de ce commerce

honteux. Il convient aussi de rappeler que c’est l’Abbé Grégoire, le premier

religieux chrétien à avoir condamné de la façon la plus vigoureuse la traite et

l’esclavage des noirs dans son texte De la Traite et de l’Esclavage, de 1815.

En effet, dans cette dissertation l’Abbé Grégoire parle de proscrire à jamais un

commerce qui a fait couler tant de larmes et de sang et dont le souvenir

perpétué, dans les fastes de l’Histoire, est la honte de l’Europe137.

A présent, avant de revenir sur la dimension pigmentocratique propre

au monde latino-américain, posons nous la question de savoir qui était, dans

ce monde, au plus bas de l’échelle sociale ? La plupart des spécialistes de

l’époque coloniale hispano-américain sont actuellement d’accord pour

reconnaître que Jorge Juan et Antonio de Ulloa sont les témoins les plus

importants et les plus crédibles de cette période qui se situe entre 1735 et

1745, et c’est en 1747 qu’ils rédigent leurs célèbres Nouvelles secrètes

d’Amérique. Rappelons seulement que ces personnages espagnols ont

participé à une expédition organisée, alors, par l’Académie des Sciences de

Paris, pour mesurer le degré terrestre à la hauteur de l’équateur. Et ils

décrivent dans un travail très volumineux ce qu’ils ont observé dans ce

monde.

Dans ce texte ils posent la question : « Qui peut douter, en constatant

ce qu’on voit, que les indiens sont en pire conditions que les esclaves138 ? » Et

dans un autre passage ils ajoutent : « Les indiens sont des véritables esclaves

dans ces pays et ils auraient été heureux s’ils avaient un seul maître à qui

donner ce qu’ils gagnent avec la sueur de leur travail, mais ils sont si

nombreux que même s’ils essayent d’être fidèles à tous, ils ne bénéficient de

rien de ce qu’ils produisent139 ». Les auteurs expliquent que cet état de misère

et de disgrâce dans lequel se trouvent les populations indiennes était le

résultat non seulement à l’exploitation des autorités civiles – les

« Corregidores », les magistrats dont le rôle était celui d’appliquer la justice

disait : Qui écoute le Pape, écoute Pierre, écoute le Christ, écoute Dieu. 137 Rappelons que pendant toute l’histoire coloniale l’Église Latino-américaine était « une puissance négrière », comme le souligne Alphonse Quenum qui est lui-même prêtre catholique. Voir à ce propos : op. cit. p. 151. 138 Historia 16, Madrid, 1991, p. 245. – C’est nous qui traduisons. 139 Ibid., p. 239.

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corrective… - et des autorités religieuses140, mais aussi du mauvais traitement

qu’ils recevaient de tous les espagnols. C’est de là nous disent-ils que « née

la disgrâce dans laquelle vivent ces gens141 ».

Par conséquent, Jorge Juan et Antonio Ulloa essaient de nous

expliquer que le statut d’esclave était plus avantageux que celui que

connaissaient les indiens. En effet, le noir avait un maître, quelqu’un qui

pouvait le défendre, tandis que les indiens avaient pour maître aussi bien les

métropolitains que les « criollos142 », voire les métis. Quoi que ces derniers

n’avaient pas le droit d’exploiter les indiens, mais dans la pratique les

quarterons et les octavons étaient considérés comme des blancs. Ceci nous

ramène, dès lors, au problème du métissage qui, comme nous l’avons

souligné plus haut, ne peut que se trouver ici au centre de cette réflexion. Car,

le métissage va jouer un rôle très important au sein de cet ordre social.

Notons, en tout cas, que pour les auteurs des Nouvelles secrètes d’Amérique

les métis sont des ennemis – « acerrimos enemigos » - des indiens (p. 176). –

Il n’est pas inutile de signaler que ces auteurs font référence au métissage des

blancs et des indiens et non pas à celui des blancs et des noirs. Dans ce qui

suit nous allons parler du métissage en général, car la différence

fondamentale, au sein des Amériques, ne se situe pas dans ces différentes

formes de mélange, mais plutôt entre le monde catholique et le monde

protestant.

En effet, il n’est pas difficile de constater que le métis dans le monde

protestant – anglo-saxon en l’occurrence – n’a pas eu à l’égard des indiens ou

des noirs un comportement discriminatoire, comme on peut le constater dans

le monde catholique, ou ibéro-américain. Comment expliquer une telle

différence ? Car, il est incontestable que le comportement des métis à l’égard

des frères non mélangés du côté de la mère, va jouer un rôle de première

importance, dans la structure de domination de ce monde. L’argument qui est

140 Ils nous disent, à ce propos, que les curés appliquaient toutes leurs capacités à faire de l’argent (p. 266). Puis, ils nous parlent de l’exploitation sexuelle des femmes indiennes, et ils affirment que les couvents étaient « des bordels publics » (« públicos burdeles »). P. 505. 141 Ibid. p. 274. 142 Donc, aussi bien les espagnols de l’Espagne que les espagnols des Amériques. Il convient, en tout cas, de tenir présent à l’esprit que « criollo » ne veut pas dire créole, mais plutôt becquée, dans le sens que ce terme a dans les Antilles françaises.

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généralement avancé, c’est de dire que les ibériques n’avaient pas de

préjugés par rapport aux femmes indiennes ou noires, tandis que cela était le

cas des anglo-saxons. Or, si cet argument correspondait à la réalité, comment

expliquer le degré de métissage que nous constatons dans les réserves aux

États-Unis et d’une manière générale au sein de la population noir dans ce

pays ?

Donc, quelle que soit l’attirance, ou la répulsion pour des raisons

racistes, que les femmes indiennes ou noires ont pu exercer sur les

européens, il est incontestable que ces relations ont existé. De là le degré de

métissage que nous pouvons constater aisément, d’un côté et de l’autre dans

ce monde. La différence fondamentale dans le comportement, à ce niveau là,

fut sans doute conditionnée par le niveau d’efficacité ou de non efficacité de la

règle interdisant le mélange, dont nous avons fait mention plus haut143. En

effet, nous pouvons, en tout cas, constater que cet interdit fut efficace au sein

du monde protestant, mais non pas au sein du monde catholique144. Ceci veut

dire concrètement que dans le monde latino-américain les conquistadores et

les colons ont eu des rapports plus ou moins ouverts avec les femmes

indiennes et les femmes noires. De sorte que les enfants produits de ces

rapports, ont été élevés dans le culte du père et dans le rejet de celui de la

mère. Les métis ont ainsi constitué les « castas », c’est-à-dire les serviteurs

des nouveaux maîtres de ce monde. Ainsi, dans le monde latino-américain le

métissage va jouer un rôle stabilisateur de la structure de domination

ethnique, pigmentocratique, propre à cet univers. En d’autres termes, dans ce

monde les rapports d’ordre racial sont à la base de l’ordre social. Ce qui a

empêché le développement, contenu en puissance, de la dimension

isothymique.

Par contre, dans le monde anglo-saxon nous constatons un

développement différent de ce rapport entre les soi-disant descendants des

enfants préférés de Noé et les descendants de son fils maudit. Les colons

anglo-saxons ont respecté l’interdit en question. De sorte que leurs rapports

avec les femmes indiennes et les femmes noires ont plutôt été de l’ordre de la

143 Donc, ceci dans le sens où il est question dans 7,3 du Deutéronome, ou dans le 23,7 du texte sur Josué. 144 Il serait probablement plus approprié de faire ici la différence entre l’Amérique du nord, (le Québec

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clandestinité. Ce qui a permis aux enfants produits de ces rapports de vivre au

sein de la famille de la mère, sans aucun rapport particulier avec la famille du

maître. Ceci explique que, par exemple, aux États-Unis les mulâtres, aussi

clairs de peau soient-ils, considèrent les noirs comme des frères et

revendiquent la négritude au même niveau. Ce qui n’est pas le cas en

Amérique Latine. De plus dans le monde de l’Amérique du nord, puisque le

métis ne discrimine pas son frère plus foncé, il n’a aucune raison de se

discriminer lui-même. Ce qui est le cas dans les réalités latino-américains, où

les métisses les plus clairs discriminent les plus foncés, tout en se discriminant

eux-mêmes. Mais ce sentiment de rejet est surtout orienté vers la

communauté qui est à la base de sa couleur, ou plutôt de sa coloration. Car le

but des métis, selon les valeurs de ce monde est de « s’élever jusqu’au soleil

de la blancheur », comme le souligne Salvador de Madariaga145.

Certes, certains américanistes pensent que l’œuvre de la conquête et

de la colonisation espagnole fut un apport de première importance à l’histoire

de l’humanité146. C’est ainsi que Salvador de Madariaga nous dit : « Après

avoir été défigurée pendant des siècles, la façon dont l’Espagne a compris et

organisé les Indes est aujourd’hui appréciée par tous les gens honnêtes et

bien informés comme un des actes les plus honorables de l’histoire de

l’humanité147 ». Pour cette raison Salvador de Madariaga nous explique que :

« Contrairement à ce qu’on affirme parfois, les très grandes civilisations

indigènes qui furent remplacées par la domination espagnole, c’est-à-dire les

Aztèques, les Incas et les Mayas étaient barbares et sous bien des aspects

redoutables et leur disparition fut un immense bienfait pour le nouveau

monde 148». En tout cas, pour lui : « L’Église espagnole était au XVIème une

institution grande, noble et créatrice 149 ». Bien évidemment pour lui :

« L’Inquisition faisait partie de cette vie étrange et merveilleuse des Indes, une

compris) et l’Amérique Latine. 145 Le Déclin de l’Empire Espagnol, Albin Michel, 1968, Tome II, p. 166. 146 Op. cit. T. I, p. 108. – Pierre Chaunu pour sa part nous dit, à ce propos : « Au XVIème et XVIIème siècle l’Espagne – on ne pourrait en dire exactement autant du Portugal – avait conçu un système colonial qui fut le plus respectueux de l’humanité colonisée ». Histoire Universelle, Encyclopédie de la Pléiade, T. III, p. 1.118. 147 Rappelons que Salvador de Madariaga (1886-1978) présida en 1921 la Commission du désarmement de la Société des Nations, du gouvernement républicain, qu’il fut ministre de l’Instruction publique pendant la guerre civile espagnole et que dans l’après-guerre il présida le Collège d’Europe de Bruges. 148 Ibid. p. 355.

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des rares périodes de l’Histoire qui aient réussi à engendrer cette qualité

insaisissable : un style 150».

149 Ibid. p. 197. 150 Ibid. p. 227.

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VIII) Du développement de l’État patrimonial et de la perversion du

politique.

Le monde colonial hispano-américain a commencé à connaître son

épilogue avec l’expulsion des Jésuites, le 25 juin 1767. Pierre Chaunu nous dit

à propos de cet évènement : « L’expulsion de 1767 aura bien sonné dans

toute l’Amérique l’heure d’une grande victoire, celle de l’anarchie, du néant et

de la mort sur la civilisation 151 ». En effet, il est tout à fait évident que

l’expulsion des jésuites des colonies hispano-américaines représente un

moment essentiel, dans la mesure où il est le point de départ de la rupture

avec l’ordre colonial. L’expulsion de l’ordre fondé par Ignacio de Lollola fut une

sorte de réaction contre la puissance exorbitante de l’Église. Notons que les

jésuites étaient, alors, l’ordre dominant au sein de l’Église de Rome. Ils

avaient remplacé, dans cette position dominante, les Dominicains à partir de

la fin du Concile de Trente, en 1553152. Le fait est que l’affaiblissement des

puissances coloniales catholiques, à partir de la mi du XVIIème siècle, va faire

des jésuites des boucs émissaires de leur décadence.

La guerre de sept ans (1756-1763) entre la France et l’Angleterre153 ne

fera qu’accentuer cette frustration. Rappelons, en tout cas, que cette guerre

va terminer avec le Traité de Paris du 10 février 1763. Lequel Traité fut une

véritable catastrophe pour la France, car elle perd, en faveur de l’Angleterre,

le Canada français, la Louisiane orientale et ses positions en Inde. L’Espagne

perd la Floride et a permis au Portugal d’agrandir son territoire au Brésil. C’est

précisément cette défaite qui va conduire à l’expulsion des jésuites de la

France en 1764 et par la suite à l’expulsion des jésuites de l’Espagne et de

ses colonies, comme nous venons de le signaler.

Cela dit, l’expulsion des jésuites, pour ce qui est l’Amérique espagnole,

va conduire à la consolidation du pouvoir des « Criollos ». Car ceux-ci vont

acheter, à vil prix, une partie des richesses immobilières des jésuites. En

réalité, les jésuites vont vendre leurs biens immobiliers – terres et bâtisses –

151 Op. cit. p. 1.113. 152 Notons, en passant, que les jésuites ont perdu cette position dominante depuis 1982, en faveur de l’Opus Dei. 153 Il n’est pas inutile de rappeler que dans cette guerre, l’Espagne était du côté de la France, tandis que le

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aux autres ordres religieux154, comme aux « Criollos ». De sorte qu’après cette

expulsion des jésuites les Grandes familles « Criollas 155», vont se trouver

avec un pouvoir significatif. Car, comme nous l’avons déjà souligné, Les

Nouvelles Lois avaient marginalisé les descendants des Conquistadores et

avaient donné tout le pouvoir à l’Église156 et aux autorités coloniales. Nous

allons, dès lors, à partir de cette expulsion, assister à la montée de l’élite

« Criolla ». Ce qui va conduire aux mouvements des indépendances et aux

désamortisations. Rappelons que les indépendances se sont produites entre

1810 et 1824. Elles ont été facilitées par l’occupation de l’Espagne, par les

troupes napoléoniennes. Cependant le passage aux Républiques aurait dû se

faire grâce à la manifestation du processus politique : individualisation,

pluralisme et État de droit. Mais, ce mouvement ne pouvait pas se réaliser au

sein d’un monde où la minorité dominante, issue des grandes familles, était

tout et où le peuple n’était rien. Car, à la base du processus politique, comme

nous l’avons déjà souligné, il doit y avoir un minimum éthique qui est celui de

l’égalité en dignité de tous les êtres humains. Or, dans ce monde l’indien était

plutôt considéré comme un animal non rationnel157.

Il s’avère, dès lors, clairement que cet ordre racialement castifié ne

pouvait pas se manifester sous la forme du politique. La seule possibilité qui

restait était celle de l’ordre pré-politique, en l’occurrence, d’une société

castifiée racialement et non pas dans une société tendant à l’individuation

généralisée, ce qui fut le cas des États-Unis, où les indiens et les noirs étaient

des minorités ; totalement marginalisées dans le cas des indiens et

Portugal était du côté de l’Angleterre. 154 Dans le cas de la haute Californie, par exemple, les missions des jésuites vont passer sous le pouvoir des franciscains. 155 Dans l’histoire de l’Amérique espagnole il est question aussi des « Benemeritos », de ceux qui méritent des honneurs, pour être descendants de conquistadores. 156 Guillermo Céspedes del Castillo l’auteur de l’América Hispánica (1492-1898), nous signale, à ce propos, que l’Archevêque de Lima « avait des rentes nettes supérieures à celles du Vice-Roi du Pérou ». Historia de España, Editorial Labor, Barcelona, T. VI, 1994, p. 243. 157 A ce propos, Alexandre von Humboldt nous dit, en parlant de l’histoire de ce phénomène : « Dans un siècle où l’on discuta formellement si les indiens étaient des êtres raisonnables, on cru leur accorder un bienfait en les traitant comme des mineurs, en les mettant à perpétuité sous la tutelle des Blancs, en déclarant nul tout acte signé par un natif de la race cuivrée, toute obligation que ce natif contractait au-dessus de la valeur de quinze francs. Ces lois se maintiennent dans leur pleine vigueur ; elles mettent des barrières insurmontables entre les indiens et les autres castes, dont le mélange est également prohibé. Des milliers d’habitants ne peuvent faire des contrats valables, car ils sont condamnés à une minorité perpétuelle ». L’Amérique Espagnole en 1800, Calmann Levy, Paris, 1990, p. 265 et 266.

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socialement mis à part 158 dans le cas des noirs. Mais, le processus

d’individuation devait réaliser son œuvre et permettre l’intégration sociale de

ces minorités. Or, le phénomène latino-américain est tout à fait différent, dans

la mesure où la logique de son métissage lui donnera comme seule issue la

possibilité de se constituer en tant que société racialement castifié. De sorte

que le chemin le plus viable était celui de la constitution d’un pouvoir

patrimonial : la continuité de l’ordre colonial sans les métropolitains. C’est

précisément ce que va essayer Iturbide au Mexique159. Mais cette perspective

n’a pas été viable et ne pouvait pas être viable, car la légitimité historique

dans ce monde est donnée par la Bulle Inter Coetera.

En effet, c’est aux Rois d’Espagne que ces terres ont été données à

perpétuité. De sorte que la rupture avec la monarchie espagnole faisait que

cette légitimité n’était plus efficace 160 . C’est la raison pour laquelle

l’indépendance va conduire à l’époque « caudillista ». Plus précisément, à

cette période qui va de l’indépendance à l’apparition des dictatures. Dans le

cas du Mexique cette période va concrètement de 1822 à 1876. De ce point

de vue l’évènement fondamental pendant cette phase « caudillista » de la

guerre entre les grandes familles, fut précisément la « désamortisation ». Plus

précisément, l’appropriation par les grandes familles de terres contrôlées par

les ordres religieux, par la Couronne et celles des communautés indigènes.

Nous allons, ainsi, assister à la concentration des terres dans les mains des

grandes familles et la paupérisation des masses indigènes.

Par conséquent, pendant la période « caudillista », nous allons assister

au renversement effectif de l’ordre créé par les Nouvelles Lois de 1542, et à la

revanche des « criollos 161». Mais, cette phase de guerre n’a pas résolu le

problème du pouvoir, car tout chef de grande famille se considérait plus

158 Comme dans une sorte d’apartheid, plus ou moins rigide 159 Rappelons qu’Agustín Iturbide y Arámburu fut nommé Empereur du Mexique le 19 mai 1822, sous le nom d’Agustín Iero. Il fut fusillé le 19 juillet 1824. Ce qui a mis fin à cette expérience monarchique et impériale. 160 Notons, à ce propos, que le Conde de Aranda, premier ministre de Carlos III, proposa en 1783 la transformation des Vice-royautés de l’Amérique Espagnole en royautés et de la royauté espagnole en Empire. Ce projet n’a jamais vu le jour, mais montre jusqu’à quel point la logique pré-politique pouvait exprimer, dans ces circonstances, sa propre cohérence. C’est précisément ce qui va se produire au Brésil, lorsque le 12 octobre 1822 Pedro Ier devient empereur. Empêchant par là, la dislocation du Brésil. 161 Le poète et conquistadores Alonso de Ercilla (1533-1594), fait référence à l’élite « criolla », dans son épopée La Araucana, de la façon suivante : « L’heureux succès, la victoire, la célébrité et les richesses qu’ils ont acquis les a conduit à une telle arrogance et une telle vanité, qu’en mille lieux dix hommes ne peuvent pas

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légitime de contrôler et de monopoliser le pouvoir que n’importe quel autre.

Notons aussi que c’est précisément cette lutte entre les « caudillos » qui va

conduire au morcellement des structures des Vice-royautés. Le cas du

Mexique est à ce niveau là très significatif. En 1836, les États-Unis du

Mexique vont perdre l’Amérique Centrale, en 1848 le Texas est annexé par

les États-Unis et en 1848, c’est le Traité Guadelupe-Hidalgo, par lequel ‘Oncle

Sam annexe toutes les terres au nord du Rio Grande, 2 millions de kilomètres

carrés.

Ainsi, les Indépendances vont conduire à la désamortisation162 et au

caudillisme. De sorte que la période dite caudilliste est une époque

d’instabilité très importante. Ce qui va conduire à l’émergence des dictatures.

Plus précisément de l’apparition des pouvoirs de facto qui ont le caractère des

pouvoirs totalitaires. Car il convient de tenir présent à l’esprit que la dictature,

dans la tradition romaine, est un pouvoir d’exception, donc un pouvoir

transitoire. En effet, dans la tradition romaine, la dictature 163 est une

magistrature exceptionnelle. Cette magistrature suprême était considérée

comme une exception dans la logique de l’ordre juridique. Elle était assortie

de règles de désignation précises et temporaires. Elle ne pouvait pas durer

plus de six mois. Cela fait que théoriquement parlant la dictature est l’autre de

l’État de droit. C’est pour ainsi dire, l’État d’exception régulé par la norme

fondamentale elle-même. Nous trouvons cette manifestation exceptionnelle de

l’État de droit, dans l’article 16 de la Constitution de la cinquième

République164 française.

Par contre, les dictatures qui surgiront en Amérique Latine, donneront

naissance à des pouvoirs personnels, où les textes fondamentaux n’ont

tenir ». – C’est nous qui traduisons. 162 Au Pérou, par exemple, l’indépendance, en 1824, va conduire deux ans après à la désamortisation. 163 Etymologiquement, le dictateur est « celui qui parle », celui qui impose des règles en dehors de tout mode de production juridique. 164 Voilà comment est libellé l’article 16 : « Lorsque les institutions de la République, l’indépendance de la Nation, l’intégrité du territoire ou l’exécution des ses engagements internationaux sont menacés d’une manière grave et immédiate et que le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels est interrompu, le Président de la République prend les mesures exigées par les circonstances, après consultation officielle du Premier Ministre, des présidents des assemblées ainsi que du Conseil constitutionnel. Il informe la Nation par un message. Ces mesures doivent être inspirées par la volonté d’assurer aux pouvoirs publics constitutionnels, dans les moindres délais, les moyens d’accomplir leur mission. Le Conseil constitutionnel est consulté à leur sujet. Le Parlement se réunit de plein droit. L’Assemblée nationale ne peut être dissoute pendant l’exercice des pouvoirs exceptionnels ».

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aucune efficacité. C’est, comme aurait dit Aristote, des pouvoirs domestiques

au sein des nouvelles républiques. Les dictateurs vont ainsi permettre la

stabilité d’un ordre dont le but était celui de la sauvegarder des privilèges de la

nouvelle élite du pouvoir. Bien évidemment, ces dictatures – dont celle de

Porfirio Díaz au Mexique est le modèle – n’ont pas empêché le soulèvement

des « caudillos ». Ceux-ci continuaient à se soulever, car, très souvent les

dictateurs étaient considérés comme des hors castes, issus très souvent du

corps militaire, comme Porfirio Díaz lui-même, et non pas des grandes

familles165.

En réalité, les masses indigènes et métisses ne rentreront dans la

scène de l’histoire de ce monde qu’avec la Révolution mexicaine. Laquelle

révolution met fin, en 1910 précisément, au règne de Porfirio Díaz. Mais, cette

révolution, notons le, ne s’est pas donnée comme but la réalisation du principe

de l’égalité, et encore moins du nivellement social, car elle était plutôt la

manifestation de la nécessité de la survie des masses. En effet, dans sa

dimension la plus authentique, le zapatisme166, le but de ce mouvement social

était la réforme agraire. La répartition des terres, puisque, comme nous

l’avons déjà souligné, après l’indépendance l’élite « criolla » va non seulement

s’approprier des terres des ordres religieux167 et de la Couronne, mais aussi

des terres communales qui permettaient aux masses paupérisées, de

l’époque coloniale, une certaine forme d’économie de subsistance.

Cela étant souligné, il convient de comprendre que la Révolution

mexicaine, dans sa pratique, ne vas pas résoudre ni le problème de la terre, ni

celui de la réalisation du politique. Nous avons plutôt affaire à un processus

qui cherche son accomplissement plutôt dans un ordre patrimonial, dans

lequel la caste des grandes familles va s’assurer le contrôle du pouvoir d’une

165 Il convient à ce propos de tenir présent à l’esprit que les « caudillos » avaient dans ce monde le droit de convocation, pour lever des troupes, et avaient, en cas d’échec, la possibilité de se réfugier dans les ambassades, pour partir en exile. Cette pratique va se développer au niveau international à partir de la deuxième guerre mondiale. 166 Emiliano Zapata (1879-1919) fut sans doute la personnalité qu’incarna de la façon la plus cohérente la révolution mexicaine. Son but principal était la réforme agraire, l’expropriation de 2/3 des grandes propriétés, pour les répartir entre les paysans sans terre. 167 Rappelons que la politique de la désamortisation, connait au Mexique son point culuminant sous la présidence de Bénito Juárez (1806-1872), avec la Loi de la Réforme, de 1859, qui mène non seulement à la confiscation des biens du clergé, mais aussi à la séparation de l’Église et de l’État. A l’époque l’expropriation des terres communales et des terres de la Couronne était déjà, pour ainsi dire, un fait accompli.

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manière collective. Mais, avant de regarder cette manifestation particulière à

l’histoire du Mexique, nous allons tout d’abord regarder l’option du pacte

oligarchique. Laquelle pratique va se développer en Espagne. En effet,

l’Ancien Régime espagnole va disparaître, dans sa forme traditionnelle, avec

la mort de Ferdinand VII, en 1833. Mais la Constitution de 1834 va imposer le

principe de la souveraineté partagée, du Roi et des Cortes. Mais dans cette

diarchie, le Roi est le « primus inter pares ». De sorte que le Roi168 garda le

droit de veto de la production juridique. Or, comme nous l’avons signalé l’État

de droit implique non seulement le fait que le Roi n’est pas au-dessus de la loi,

mais aussi que le pouvoir législatif est la manifestation de la souveraineté

populaire. En tout cas, ce principe de la souveraineté partagée va se maintenir

dans les Constitutions de 1837, celle de 1845 et celle de 1876. La véritable

constitution libérale, au sens classique de ce terme, est la Constitution de

1869, qui fut la manifestation de la Révolution de 1868. Mais cette Constitution

qui promouvait la liberté religieuse et de l’enseignement, ainsi que le suffrage

universel masculin et le libre échange, n’a pas été efficace.

C’est la restauration de la monarchie, en décembre 1874, avec Alfonse

XII, qui va donner naissance à la pratique du pacte oligarchique, avec le Pacte

du Prado de 25 novembre 1885. En effet, ce système qui fut exposé par

Antonio Cánovas del Castillo, dans son manifeste de Sandhurst, de 1874,

implique l’existence d’un ordre dans lequel deux grands partis169 politiques

accèdent alternativement au pouvoir. Ce système repose sur un ordre dans

lequel un réseau de notables pratique le « caciquisme ». Sont donc prêt à

remplir les urnes avec des vois favorables au parti qui doit accéder au pouvoir.

Ainsi, comme on peut le comprendre aisément, ce système de l’alternance

concertée, suppose la négation de la substance même de l’État de droit,

lequel implique nécessairement la suprématie de la loi du plus grand nombre.

A vrai dire, ce système ne peut fonctionner d’une manière adéquate qu’au

sein d’un ordre monarchique.

168 Plus précisément, la Régente, la mère de la future Isabelle II qui commença à régner à partir de 1843. En réalité, cette tendance contraire à l’État de Droit, est en partie, le résultat de la première guerre carliste (1833-1839). En effet, Don Carlos, le frère de Ferdinand VII était non seulement absolutiste, mais considérait que la Loi Salique était valable pour les bourbons espagnols. De là, son opposition à l’accès de sa nièce au pouvoir. 169 Notons qu’à l’époque les deux grands partis sont les conservateurs de Cánovas del Castillo et les libéraux

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Cela dit, revenons maintenant à l’ordre post révolutionnaire de la

Révolution mexicaine. En effet, le grand souffle révolutionnaire de cette

période de l’histoire mexicaine a surtout exprimé, comme nous venons de le

signaler, la nécessité d’une réforme agraire : la volonté de réduire les

inégalités absolues entre ceux qui ont tout et l’immense majorité des

dépossédés dans cette histoire ô combien tragique et ô combien absurde. Car

les conquistadores se sont imposés parce qu’ils étaient porteur de

pestilences170. En tout état de cause les grandes familles mexicaines ont vécu

cette révolution comme un grand risque pouvant mettre en danger leur pouvoir

et leurs richesses. Ce qui, selon cette histoire, grâce au Tout-Puissant, ils

avaient acquis par droit de conquête171. Il fallait, par conséquent organiser une

alliance entre les chefs des grandes familles, pour éviter de se faire importer

par la révolte des misérables. C’est précisément ce qui va faire le Général

Plutarco Calles, en créant le 4 mars 1929, le PNR, le Parti National

Révolutionnaire. Puis, ce parti, cette alliance de plutocrates, va prendre sous

le pouvoir Lazaro Cardenas, en 1938, le nom de Parti de la Révolution

mexicaine, pour s’appeler par la suite, en 1946, le PRI : Parti Révolutionnaire

Institutionnel172.

Se pose alors la question de savoir : en quoi l’expérience du PRI est

différente de celle d’autres partis à vocation plus ou moins totalitaire ? En

réalité, nous avons affaire à un parti qui ne voue pas de culte à un seul chef

dit charismatique, voire messianique. En effet, la personne qui est au pouvoir

n’a pas le droit de se représenter. Elle doit désigner, avant la fin de son terme,

celle qui doit le remplacer. De sorte à ce que les membres du Conseil puissent

avoir la possibilité d’accéder au pouvoir 173 . Ainsi, les chefs des grandes

familles ont la possibilité de jouir, pour ainsi dire, à tour de rôle du pouvoir, des

de Sagasta. 170 Salvador de Madariaga, pense pour sa part à propos des conquistadores, que « nul homme dans l’histoire humaine n’a entrepris, ni n’a achevé de plus grandes choses ». Op. cit, T.II, p. 21. – Jacques Lafaye pour sa part considère que « la conquête de l’Amérique est l’aventure collective la plus grande que l’humanité ait jamais vécu ». Les Conquistadores, Fondo de Cultura Económica, Mexico, 1999, p. 115. C’est nous qui traduisons. 171 Car, comme l’a dit le conquistador Lope de Aguirre – Le Fort Chef de la Nation Marañon, titre qu’il s’est donné lui-même – dans sa lettre à Philippe II, octobre 1561 : « Dieu a fait le ciel pour ceux qui le méritent et la terre pour ceux qui sont forts ». 172 Remarquons que le PRI, après 70 ans de pouvoir perd les élections présidentielles du 2 juillet 2000 au profit du PAN – Parti Action National – de Vicente Fox Quesada. 173 Notons que le terme de l’exercice de la présidence est, selon la Constitution mexicaine, de six ans.

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richesses et des privilèges qui sont liés au contrôle de la chose publique. Car

il faut tenir présent à l’esprit que nous avons affaire ici à un État patrimonial.

Donc, à un ordre dans lequel la chose publique est la « cosa nostra » de cette

minorité.

Nous avons, ainsi, affaire à un ordre qui a une apparence

démocratique, dans le sens où ce concept est généralement interprété.

C’est-à-dire comme un système où le monopartisme n’existe pas et où la loi

du plus grand nombre tend à se manifester lors des élections. De sorte que

lorsque le nouveau candidat était désigné174 par le Président, en exercice, la

campagne électorale était rapidement organisée. Il s’agit, dès lors, d’un

pouvoir présidentiel démesuré, car soutenu par les grandes familles et par un

État corporatiste qui contrôlait tous les syndicats, comme sous le règne de

Franco en Espagne. L’historien mexicain Enrique Krauze parlait, à son propos

de « la présidence impériale. L’écrivain d’origine péruvienne, Mario Vargas

Llosa, parla pour sa part de « la dictature parfaite175 ».

Donc dans ce système, qui dura 70 ans, l’opposition va commencer à

jouer un rôle significatif à partir de 1997, lorsque le PRD (le Parti de la

Révolution Démocratique) gagna la Mairie de Mexico avec Cuauhtémoc

Cárdenas. Mais, c’est surtout lors des élections du 2 juillet 2000 que la

véritable déroute du PRI fut une réalité. Lorsque, comme nous venons de

l’indiquer, le PAN (le Parti d’Action National) de Vicente Fox gagna les

élections. En réalité, on ne peut pas comprendre cette déroute si on ne tient

pas compte de deux choses : d’un côté, du problème de surendettement

international du Mexique et de l’autre côté, de la montée d’une nouvelle classe

174 C’est précisément ce qu’on appelle au Mexique « el rito del dedazo », c’est-à-dire le fait que le Président en exercice nomme le candidat suivant. C’est ainsi, par exemple, que Carlos Salina de Gortori, 13ème président issu du PRI (1988-1994), choisi Luis Donaldo Colosio, lequel est assassiné peu de temps après, puis il nomma Ernesto Cedillo Ponce de Léon, qui fut le dernier Président issu du PRI – Il n’est pas inutile de noter ici que le Président du Mexique gagne trois fois plus que le Président du gouvernement espagnol. (El Pais, 11 juin 2006, p. 9). Puis que ce Président touche après avoir quitté le pouvoir une pension à vie qui est actuellement de 170.000 pesos par mois, c’est-à-dire 18.300 dollars, plus des véhicules neufs chaque année. Par ailleurs, l’État paye le salaire de tous ceux qui s’occupent de sa garde personnelle. La quelle varie selon les circonstances. Le Monde, 23-24, septembre 2007, p.5. 175 Notons ici que ce terme fut tout d’abord employé par Aldous Huxley dans son célèbre roman le Meilleur des Mondes (Brave New World), publié pour la première foi en 1932. Pour Huxley la dictature parfaite a l’apparence de la démocratie, mais c’est un système d’esclavage, où les esclaves ont l’amour de la servitude. Il est clair que le concept de la dictature parfaite correspond précisément à l’ordre établit par le PRI. Car ce n’est pas toujours le Même, mais une copie du même – de la même oligarchie, plutocratique et racialement déterminée – grâce aux jeux pipés du suffrage universel.

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de riches ne faisant pas partie, à proprement parler, des grandes familles,

comme c’est le cas de Fox lui-même et surtout de Carlos Slim. En effet, ce

n’est pas la corruption qui a été la cause de cette perte, car pour la grande

majorité des mexicains il est, pour ainsi dire, normal que le « Grand Perro » -

le Grand Chien, le Grand Chef – soit celui qui ait la part la plus grosse du

gâteau, du butin 176 . Ce qui est dans la logique de l’État patrimonial et

qu’implique l’existence d’un ordonnancement où la minorité dominante est tout

et où le peuple n’est rien.

C’est donc la crise du surendettement qui va conduire à la

marginalisation du pouvoir des grandes familles. Rappelons, en tout cas, que

ce surendettement fut le résultat de la manifestation de la théorie du

renversement des termes de l’échange. Laquelle théorie va apparaître lors de

la guerre du Kippour en octobre 1973. Des sommités américaines de

l’économie ont affirmé, alors, que le monde se trouvait de fait dans une

logique de renversement de termes de l’échange. De sorte que les matières

premières allaient coûter de plus en plus chères par rapport aux produits finis.

Cela voulait dire concrètement que les pays dits producteurs de matières

premières – les pays du Tiers-monde – allaient s’enrichir considérablement,

tandis que les pays développés allaient s’appauvrir d’une manière

significative.

C’est alors, - début 1974 – que les grandes banques, au niveau

international, ont prêté à ces pays – en principe potentiellement riches – des

sommes considérables. De plus, ces sommes ont été très rapidement placées

dans les célèbres paradis fiscaux. C’est, précisément, ce qu’on a appelé la

fuite des capitaux et qui va provoquer la non moins célèbre crise de

l’endettement international des pays du Tiers-monde177. Le fait est qu’en 1985

nous allons assister à un effondrement du pouvoir d’achat des populations

latino-américaines, de l’ordre de 50%. Ce fut l’époque où on parlait de la dette

extérieure, comme d’une dette éternelle. Mais, à partir de 2003 nous allons

176 Car, rappelons que dans ce monde la chose publique n’est pas la chose de tous, la respublica, mais bien le domaine de l’élite du pouvoir. Dans cette tradition, le droit de conquête, donne accès au droit de mordre – « derecho de mordida » -, de profiter de la chose publique. 177 Remarquons, à ce propos, qu’en 1975 la dette extérieure du Mexique était de 17 milliards de dollars et qu’en 1999 cette dette était de 160 milliards de dollars. De plus en 1999, peu avant l’échec électoral du PRI, la fuite de ces capitaux était du même ordre que cette somme, ainsi que la valeur des exportations mexicaines. De

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assister à un retour en force de l’économie de ces pays, à cause de la baisse

du dollar. Car les produits de ces pays vont être de plus en plus

concurrentiels178.

En effet, tout cela explique la raison pour laquelle nous assistons

actuellement au retour à la solvabilité de ces pays, mais aussi à une

augmentation considérable de la valeur de leurs exportations. Dans le cas du

Mexique cela nous donne concrètement le fait que la valeur des exportations

fut en 2006, de 250 milliards de dollars et que les réserves de ces pays

permettent actuellement de couvrir largement le résidu de la dette extérieure.

En tout cas, le service de cette dette représenta cette année le 13% de la

valeur des exportations mexicaines179.

Comme nous l’avons indiqué, un peu plus haut, le surendettement

international et la fuite des capitaux, ont conduit à l’émergence d’une nouvelle

élite plutocratrique qui n’est plus issue des grandes familles. Au Mexique le

modèle par excellence de cette nouvelle élite est, sans nul doute Carlos Slim

Helú. Notons, en effet, que ce personnage est actuellement selon le magazine

Fortune, l’homme le plus riche du monde ; avec un patrimoine de 59 milliards

de dollars180, en juillet 2007 ; devant Bill Gates le patron et le fondateur de

Microsoft, avec 58 milliards de dollars. Il convient, en tout cas, de savoir que

Carlos Slim est d’origine libanaise, du côté de son père et de sa mère. Plus

précisément, il est d’origine chrétien maronite.

Son père émigre au Mexique en 1902. Tout d’abord petit commerçant, il

investit, par la suite, ses économies dans l’immobilier, en plein centre ville,

durant la révolution mexicaine. Carlos Slim lui-même va s’orienter, tout

d’abord, vers l’achat et la vente de l’immobilier au centre de la ville de Mexico.

Début des années quatre-vingt il profite de la crise du surendettement

mexicaine, en octobre 1982 pour acheter de nombreuses entreprises,

notamment « Seguros de Mexico », pour 44 millions de dollars. Cette

plus cette année là, le Mexique avait besoin de quelques 40 milliards de dollars pour servir sa dette. 178 Il convient de rappeler que sous le règne du billet vert, depuis la fin 1971, la dette extérieure des pays du Tiers-monde est en rapport direct à la puissance du billet vert. De sorte que si le dollar s’apprécie, la dette augmente en termes réels, tandis que si cette monnaie se déprécie, la dette diminue, toujours en termes réels. 179 Voir à ce propos : El País, Negocios 2-9- 2000, p. 16. 180 Notons-le, dans un pays où la moitié de la population survit avec moins de 5 dollars par jour.

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entreprise vaut actuellement 2,5 milliards de dollars181. Le fait est qu’en 1990 il

rachète la société de télécommunications du Mexique (Telmex), vendue par

l’État lors de la présidence de Carlos Salinas. Il a, en tout cas réussi à garder

Telmex dans une position de quasi-monopole, grâce à son influence politique.

En effet, d’après le New York Times, 3 juin 2006, Telmex contrôle 90% de la

téléphonie fixe et Telcel l’opérateur de la téléphonie mobile, également

contrôlé par Slim, détient une part de marché de 80%. Selon le magazine

Fortune, c’est en août 2007 que Carlos Slim a dépassé le fondateur de

Microsoft, Bill Gates, pour devenir l’homme le plus riche du monde.

L’apparition de ces grandes fortunes dans des pays du Tiers-monde

peut étonner beaucoup, mais ce phénomène ne peut pas s’expliquer si on ne

tient pas compte du fait que dans ces pays l’impôt direct n’existe pas. Au

Mexique, par exemple, le taux de prélèvements obligatoires est de 13% du

PIB, tandis qu’il tourne autour de 45% dans les pays développés. Le cas de

Lakshmi Mittal est, à ce niveau là, particulièrement significatif, car il est

considéré comme la 5ème personne la plus riche du monde, avec une fortune

s’élevant à 32 milliards de dollars182. De plus, il convient de noter que le

Sunday Times considère Mittal – originaire de l’Inde, où il a fait l’essentiel de

sa fortune – comme étant la plus grosse fortune de la Grande-Bretagne.

D’ailleurs selon le journal Le Monde les trois plus grosses fortunes de la

Grande-Bretagne sont Mittal, Abramovitch, avec 21,5 milliards de dollars et le

Duc de Westminster, avec 14 milliards de dollars 183 . Ceci veut dire, par

conséquent, que ces personnes richissimes construisent des fortunes

colossales dans des pays où la misère des masses, n’est pas une figure de

l’esprit, mais une réalité effrayante. Car en Inde, par exemple, le 85% de la

population survit avec moins de 2 dollars par jour.

Mais, il convient de comprendre que l’augmentation des inégalités

sociales n’est pas uniquement un phénomène propre aux pays du

Tiers-monde, il tend aussi à se développer considérablement dans les pays

les plus développés. Raymond Aron pour sa part considérait que la modernité

181 Voir à ce propos l’article de Wikipedia, dans l’Internet. 182 Il est donc, selon la revue Forbes, derrière Ingvar Kampard, le fondateur d’Ikea, avec 33 milliards de dollars. 183 2 mai 2007, p.32.

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92

devait conduire à la réduction de l’éventail des salaires. Dans son étude sur

Marx qui fut le résultat d’une série de conférences qu’il a faites à la Sorbonne

en 1962-1963 et qu’il va reprendre plus tard au Collège de France, en

1976-1977, il nous dit à ce propos que : « Dans tous les pays de

développement moderne, on observe que cet évènement tend à se rétrécir au

fur et à mesure que la richesse de la collectivité augmente. Ce qui ne signifie

pas qu’il ne subsiste pas des intervalles considérables, de 40 à 50 fois

éventuellement, entre celui qui est en bas et celui qui est en haut de la

hiérarchie des salaires, mais la tendance est plutôt à la fermeture de l’écart

qu’à l’élargissement184 ».

Or, force est de constater que c’est plutôt le phénomène inverse qui est

en train de se produire. Le CERC185 a publié dernièrement un rapport dans

lequel il est dit, à ce propos : « Alors que Rockefeller avait autrefois préconisé

aux États-Unis que le salaire des dirigeants d’entreprise ne dépasse pas 40

fois celui de leurs ouvriers, le salaire moyen du PDG américain est passé de

85 fois le salaire moyen d’un salarié en 1990 à 500 fois en 2000. L’évolution a

été similaire en Europe, et particulièrement en France186 » Pour sa part l’IPS

(Institute for Policy Studies) nous signale que le salaire des vingt premiers

gestionnaires de fonds d’investissements187 côtés à Wall Street ont touché en

moyenne, en 2006, 657,5 millions de dollars, c’est-à-dire 22.255 fois le salaire

moyen annuel américain, estimé à quelques 29.500 dollars. Signalons,

toutefois, que cette année là, le salaire le plus élevé, fut celui de James

Simons, le PDG de Renaissance Technologies, qui fut de 1.500 millions de

dollars188. Ceci dans un pays, les États-Unis, où 47 millions de personnes

n’ont pas d’assurance maladie.

Nous assistons, dès lors, dans cette phase de consolidation de l’idée

politique, à l’augmentation des inégalités sociales. Donc, à la perversion de la

finalité même du politique qui est le nivellement social. Mais, actuellement la

montée des inégalités sociales se manifeste non seulement avec la

184 Le Marxisme de Mars, Éditions de Fallois, Paris, 2002, p.641. 185 Le Conseil de l’emploi, des revenus et de la cohérence sociale, présidé par Jacques Delors. 186 Les Échos, 21-22 septembre 2007, p. 15. 187 Les fonds dits en anglais de « private equity » et des « hedge fonds ». 188 Voir à ce propos : El País, 30 août 2007, p. 57.

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consolidation économique des pays émergents 189 , mais aussi avec le

délabrement social des anciennes puissances industrielles comme les

États-Unis et la France. Et, tout indique que cette montée des inégalités

sociales devra connaître son apogée, avec la crise profonde du système

dollars que nous connaissons actuellement. Théoriquement cette crise devra

conduire à la restructuration de l’économie internationale et des économies

nationales, en vue d’assurer l’égalité des chances dans la concurrence

internationale. Car, le libre échange n’est raisonnable que si l’échange est

équitable. Par conséquent, le dépassement du privilège exorbitant 190 des

temps actuels, en vue de créer les conditions d’une restructuration de l’ordre

international. Plus précisément, d’un ordre capable de promouvoir

l’accomplissement du politique au sein des nations, ainsi que l’universalité des

rapports dans la communauté internationale.

189 A propos des pays émergents il est question des pays du BRIC : Brésil, Russie, Inde et Chine. 190 Rappelons que ce terme fut introduit par Charles De Gaulle et fait référence au droit qu’ont les États-Unis d’émettre la monnaie internationale et de pouvoir ainsi, acheter les biens et les services du monde avec du simple papier.

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IX) De l’émergence et de la formation de l’ère

de la confusion des confusions

Tout système politique est la manifestation du degré d’éthicité contenue

dans une société donnée. Et toute société est un micro cosmos éclairé par un

niveau donné de rationalité. Mais, ce qui détermine principalement les ordres

sociaux particuliers est le niveau de rationalité du tout, dans lequel ces réalités

sont inscrites. Notons ici que le tout en question peut être en première

instance une totalité régionale, mais en dernière instance, ce qui détermine le

particulier, c’est le niveau de rationalité du tout et ce tout n’est autre que la

communauté des nations. C’est ainsi qu’actuellement nous pouvons dire que

la France fait partie en première instance de la Communauté Européenne,

mais qu’en dernière instance elle fait partie de cette totalité qui s’appelle la

communauté des nations. En tout cas, actuellement nous pouvons dire que la

France fait partie en première instance de la Communauté Européenne, mais

qu’en dernière instance elle fait partie de cette totalité qui s’appelle la

communauté des nations. Laquelle communauté se dévoile comme cette

puissance abstraite que nous appelons tantôt globalisation, tantôt

mondialisation, voire internationalisation, et qui se manifeste concrètement

dans et par cet ordonnancement qui s’appelle, depuis 1945, les Nations Unies

et qui s’objective aussi sous la forme du Système Monétaire International

(SMI).

A l’époque classique du capitalisme – pensons particulièrement au

dix-neuvième 191 – les sociétés devenues politiques, n’avaient pas encore

compris que l’universalité est le genre et que le processus d’accomplissement

social implique nécessairement la réalisation de sa dimension cosmopolitique.

Car, de la même manière que le particulier s’épanouis dans l’universel, de la

même manière le politique s’accomplit dans la dimension cosmopolitique et

l’économie nationale dans l’économie internationale.

Comme nous l’avons déjà souligné, cette société classique va non

191 Notons que si le dix-neuvième se présente comme le siècle classique de l’ordre nouveau, c’est parce que pendant cette période les mécanismes politico-économiques qui ont commencé, dans la pratique, à se manifester avec la Révolution anglaise vont se projeter au niveau international. Ainsi, la particularité de la Révolution anglaise (1689) tend à devenir généralité à travers la Révolution américaine (1776) et celle de la France (1789).

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seulement se manifester à travers le processus d’accomplissement de

l’individualisme et du politique, mais aussi à travers le développement de

l’économique, grâce à l’élévation du niveau d’efficacité de la monnaie, au sein

d’un ordre conditionné par les automatismes quantitatifs du règne du métal

jaune. Pour ce qui est du phénomène de l’individualisme, nous avons déjà

signalé le fait qu’il va connaître un développement très important et dont les

manifestations essentielles sont le suffrage censitaire, le suffrage universel

masculin et le suffrage universel masculin et féminin. Pour arriver ainsi à

l’égalité homme-femme de l’époque moderne. Car, comme nous l’avons déjà

souligné l’universel est ce qui s’affirme dans toutes les singularités. De sorte

que le principe de l’égalité concerne toutes les singularités, aussi bien les

hommes que les femmes.

Pour ce qui est la dimension du politique, nous avons déjà vu que ce

processus se développe à partir de l’État de droit, pour connaître sa première

forme d’accomplissement dans l’État démocratique et son achèvement dans

l’État de justice. Car le but axiologique du politique est la création d’une

communauté juridique, nivelée économiquement. Certes, le monde classique

n’a pas connu cette forme de communauté d’égaux, mais elle a réalisé le

système démocratique dans sa forme première. Plus précisément, l’existence

d’un système où le principe de l’alternance pure fonctionnait, mais aussi sein

d’un ordre social ou l’égalité juridique n’existait pas encore. Si nous prenons le

cas des États-Unis, nous constatons qu’au dix-neuvième l’égalité juridique

universelle n’existe pas et que, par conséquent, le droit de vote n’était réservé

qu’à une partie de la population : les hommes blancs. Mais cette absence

d’égalité n’empêchait pas l’existence d’un ordre politique dans lequel le

système de la fonctionnarisation de l’espace du pouvoir n’existait pas. En

effet, à l’époque classique la corporation des fonctionnaires n’était pas une

classe de permanents. En d’autres termes, le phénomène de ce que nous

appelons actuellement la nomenklatura192, n’existe pas encore.

A l’époque dite classique du capitalisme, l’absence d’une caste de

192 Rappelons que ce concept va apparaître dans l’Union Soviétique et implique l’ordre de la haute fonction publique.

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fonctionnaires, de seigneurs193 de la chose publique, était conditionnée par

l’existence du principe de l’équilibre budgétaire. Cette thèse d’Adam Smith,

selon laquelle l’État devait fonctionner en équilibre budgétaire, a joué au sein

de ce système un rôle de première importance. En tout état de cause, les

dépenses de fonctionnement ne pouvaient pas être rigides, elles devaient

s’adapter à la logique des cycles économiques194. De sorte que l’État pouvait

augmenter les dépenses en phase de croissance et les diminuer lorsque la

phase récessive tendait à se manifester. Pour cette raison, les contrats de

travail dans la fonction publique étaient plutôt des contrats à court terme,

pouvant être renouvelés si les entrées fiscales tendaient à augmenter.

En tout cas, au sein de ce système, l’alternance politique se manifestait

selon la logique de ce que nous appelons en France le système de la

spoliation. C’est-à-dire le fait que lorsqu’un parti politique gagne les élections,

il change l’essentiel de l’administration, en sa faveur. De sorte que, suivant le

modèle américain, si les démocrates gagnent les élections, l’essentiel des

postes dans l’administration vont être pris par des démocrates. Ce qui veut

dire que les républicains en place perdent leurs postes. C’est précisément ce

que nous appelons l’alternance pure. Car, comme nous le verrons plus loin –

au chapitre XI – l’ordre démocratique est celui dans lequel ce ne sont pas

toujours les mêmes qui sont au pouvoir, aussi bien au niveau de l’élite

politique que de l’élite administrative. Dans le cas contraire nous avons affaire

à un ordre oligarchique.

Cela dit, il convient de comprendre que l’ordre démocratique accompli

en lui-même est le système dans lequel la communauté de citoyens195 est la

communauté nationale. Ce qu’ implique nécessairement, selon la logique du

politique, l’individualisation généralisée et, par conséquent, le suffrage

universel masculin et féminin. Ainsi, la démocratie de l’époque dite classique

du capitalisme est une démocratie non encore accomplie ; elle était, pour ainsi

dire, une démocratie sous-développée. Car, toute réalité se manifeste tout

d’abord sous une forme non-encore achevée ; et ce n’est que lorsque ses

193 Notons que le terme de propriétaires de la chose publique est ici inadéquat, car ce concept implique un État patrimonial, donc un ordre pré politique. 194 Rappelons que d’une manière générale, les cycles économiques étaient en moyenne de onze ans, neuf ans de croissance et deux ans de récession.

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potentialités arrivent à se manifester concrètement que nous pouvons parler

d’accomplissement. Donc, de démocratie accomplie en elle-même.

Il est toutefois nécessaire de tenir présent à l’esprit que cette réalité se

manifestait, dans ses rapports d’échange au niveau international, au sein du

règne de l’étalon or. Ceci veut dire que, d’une manière générale, dans ce

contexte la richesse de chaque nation dépendait en première instance de sa

capacité d’exportations et en deuxième instance du niveau de ses réserves,

donc de sa balance commerciale. A l’époque, rappelons le, le modèle par

excellence était l’économie britannique. Elle était la première puissance

exportatrice et détenait la première réserve d’or du monde. Il était dans ce

monde, dès lors, inconcevable qu’une nation très déficitaire, comme c’est le

cas actuellement des États-Unis 196 , puisse être la première puissance

économique au niveau international.

Il est surtout important de comprendre que le système de l’étalon or

s’autorégulait au niveau international et régulait, par ce biais, les économies

nationales. Ainsi, par exemple, les puissances excédentaires voyaient leur

niveau de consommation augmenter, ce qui leur permettait de remettre, sur le

marché international, une partie importante de leur surplus métallique. Dans

ce processus de régulation, le phénomène qui jouait le rôle de moyen terme

était la politique de monétisation de l’or. Plus précisément, les pays

excédentaires augmentaient la quantité de papier monnaie en circulation, ce

qui augmentait la capacité de consommation sociale et, donc, les

importations.

Par contre, les pays déficitaires se trouvaient, tôt ou tard, devant le

problème de la rareté des réserves. Ce qui impliquait nécessairement la

réduction de la quantité de monnaie (papier)197 en circulation. De sorte que la

société en question était obligée, à un moment ou à un autre, de prendre des

195 A ce propos, Aristote nous dit que les citoyens sont les sujets du pouvoir. 196 Notons, à ce propos, que le déficit extérieur américain en comptes courants fut de 100 milliards de dollars en 1984, qu’en 2000 il fut de 440 milliards de dollars et que fin 2006 il a atteint la somme considérable de 856,7 milliards de dollars. Remarquons aussi que si on fait la somme de tous ces déficits de 1972 à 2006, cela nous donne le chiffre astronomique de 7.499 dollars. 197 Rappelons, en effet, qu’au sein de ce système le principe de la libre convertibilité – papier monnaie-or – était pour ainsi dire la clef de voûte de ce système. De sorte que la rareté d’or non seulement augmentait sa demande en vue de la thésaurisation mais renchérissait aussi le coût du crédit. Ce qui provoquait la contraction économique au sein de cette société.

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mesures protectionnistes. Ceci, dans le sens d’augmenter les barrières

douanières pour faire en sorte d’importer moins et d’arriver à exporter plus. Le

retour à l’équilibre, voire à l’excédent devait permettre à cette société de

rétablir le libre échange. Ainsi, le protectionnisme était l’autre du libre

échange, de la même manière que, comme nous l’avons expliqué au chapitre

précédent, l’État d’exception est l’autre de l’État de droit.

Ce système dit du capitalisme classique, était, dès lors, un ordre qui se

manifestait au sein de la loi des contraires. Ceci dans le sens où l’injuste est

ce qui s’oppose au juste, soit par excès, soit par défaut. Mais cet ordre

classique n’avait pas encore développé ses propres potentialités. Par delà les

ombres et les voiles des préjugés, de la suffisance, voire de l’ignorance

perçait, alors, comme une nouvelle ère des lumières : la finalité éthique du

politique et son accomplissement dans la dimension cosmopolitique. Mais,

l’esprit de ces lumières n’éclairait pas suffisamment ce monde. Car pour la

conscience de l’époque humanité et animalité sont une et la même chose,

comme va le dire plus tard Carl Schmitt198.

Certes Kant avait parlé dans son texte Vers la paix perpétuelle, 1795,

de la nécessité de créer une communauté des nations. Car, comme l’avait

déjà expliqué Aristote, toute communauté existe en vue de promouvoir les

échanges et en vue de lutter contre les injustices réciproques. La construction

d’une communauté universelle des nations fait donc partie du nécessaire

développement de la conventionalité. Mais, le moins qu’on puisse dire est qu’à

l’époque cette vocation cosmopolite, cette disposition éthique vers la

construction d’une communauté des nations, n’existait pas au niveau du

discours dominant et selon la logique de la philosophie du Logos199.

Il est en, tout cas, important de comprendre que ce mouvement vers la

198 En effet, pour ces cultures ethnocentrées, seuls sont semblables les êtres de leur propre espèce. Et dans la réalité deux tendances vont alors se développer d’un côté, la volonté de conquête territoriale, dite d’espace vital – Conférence de Berlin du 26 février 1885 – et de l’autre côté, la radicalisation ethnocentrique avec le Comte de Gobineau (1816-1882) et le développement du nazisme. En tout état de cause, l’idée de Fichte, selon laquelle dans la relation aux autres peuples, il n’y a ni loi, ni droit, excepté le droit du plus fort, va s’imposer à l’esprit du temps. – Pour ce qui est la pensée du Comte de Gobineau, rappelons que les quatre volumes de son œuvre principale – Essai sur l’inégalité des races humaines – furent publiés entre 1853 et 1855. 199 Il y avait, certes, à l’époque – vers la mi du dix-neuvième – une perception commune et confuse de la nécessité d’un ordre cosmoplitique, mais comme dans le cas de la philosophie de l’histoire de Marx la concrétisation de la dimension générique – l’Internationale, pour la sensibilité marxiste – n’est pas le résultat de l’accomplissement du politique, mais bien plutôt de sa négation. – Nous parlerons de cette problématique dans la

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constitution d’une communauté des nations devait permettre non seulement

de lutter contre l’état de guerre permanent dans lequel se trouvaient les

nations les plus puissantes, mais aussi de trouver des solutions aux exigences

posées par la nouvelle économie. En effet, Adam Smith avait déjà souligné,

dans son œuvre principale – La Richesse des Nations, 1776 – que : « La

substitution du papier à la place de la monnaie or et argent est une manière

de remplacer un instrument de commerce extrêmement dispendieux, par un

autre qui coûte infiniment moins, et qui est quelquefois tout aussi commode.

La circulation s’établit ainsi sur une nouvelle roue qui coûte bien moins à la

fois à fabriquer et à entretenir que l’ancienne 200».

Mais, il est tout à fait évident que ce passage au règne du papier

monnaie impliquait la création d’une communauté des nations capable

d’asseoir le nouvel ordre monétaire. Or, l’esprit de l’époque n’était pas encore

mure pour dépasser la position de défiance, voire d’hostilité des nations entre

elles. Par conséquent, ce monde, où la modernité avait pris racine, avait

encore des taches à accomplir. Au niveau interne, l’expansion de

l’individualisme et le développement du nivellement social. Puis, au niveau

international, la création d’une communauté des nations en vue non

seulement de lutter contre les injustices réciproques, mais aussi en vue de

l’accroissement des échanges. Or, comme nous venons de le voir,

l’accroissement des échanges impliquait le dépassement de l’étalon or, car

son coût de production et d’entretien était trop onéreux. Mais

l’institutionnalisation d’une communauté des nations impliquait une

disponibilité pour la paix et la justice, car dans le rapport, entre les hommes, la

justice réside dans la bienveillance mutuelle et l’équité des accords.

Nous allons dans la suite de ce chapitre et dans le suivant, développer

la problématique monétaire, et laisser pour les chapitres sur la démocratie et

l’État de justice le développement de l’individualisme et du nivellement social.

Le fait est que le niveau d’hostilité entre les nations en Europe – et

particulièrement entre la France et l’Allemagne – va conduire à la première

conflagration internationale. On dirait que la Conférence de Berlin, de 1885, et

Postface de cette réflexion. 200 Idées/Gallimard, Paris, 1976, Livre II, Chapitre II, p. 150.

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le partage de l’Afrique avait détourné l’attention par rapport aux conflits au

sein de l’Europe. Lesquels conflits seront exacerbés par les résultats de la

guerre France-Allemagne de 1870. Laquelle guerre va conduire à la perte de

l’Alsace et de la Lorraine, ainsi qu’au paiement par la France d’une

indemnisation de guerre de 5 milliards de francs or.

La Première Guerre Mondiale (1914-1918) est le résultat de ce

processus conflictif qui va conduire, d’une manière générale à l’affrontement

de deux grandes coalitions, d’un côté les pays de la Triple-Entente – la

France, le Royaume-Uni et la Russie impériale – et de l’autre la Triple

alliance : l’Empire allemand, l’Empire d’Autriche-Hongrie et l’Empire Ottoman.

Le fait est que pendant la période la plus importante de cette guerre, les

États-Unis ont maintenu leur neutralité. Et ce n’est que le 2 avril 1917 que les

États-Unis rentrent dans la guerre. Mais il convient de comprendre que

pendant la phase de la neutralité les États-Unis, en dehors des champs de

bataille, vont vendre des marchandises, des services et des armes aux

belligérants. Ce fut la période dite du « cash and carry ». C’est-à-dire que,

pendant cette phase, les États-Unis vont accumuler beaucoup de réserves or.

Car les belligérants payaient avec leur réserve or. Pour cette raison en 1920,

la Réserve Fédérale disposait déjà de 30% des réserves or du monde. Tout

indique, en effet, que pendant la période de la guerre les États-Unis ont

doublé leurs réserves de métal jaune. Puis, que fin 1931 les États-Unis

contrôlaient déjà le 44% des réserves or du monde201. Car à ce moment là, le

maximum des prêts consentis par les américains à leurs alliés avait été

remboursé.

Le problème qui se posa alors est le fait que la Réserve Fédérale a

thésaurisé une partie importante de ces réserves. Nous avons en réalité

affaire ici, tout l’indique, à un processus qui a consisté à ne pas émettre du

papier monnaie, en contrepartie des nouvelles réserves 202 . Il s’agit

concrètement d’un mouvement de thésaurisation qui a commencé en 1917 et

qui va atteindre son niveau le plus élevé fin 1931. De sorte que début 1932 le

201 Il convient de noter ici que lorsqu’on parle des réserves métalliques des Banques centrales, on fait principalement référence à l’or existant sous la forme de barres (10 kilos). Les monnaies et les lingots (1kilo) sont essentiellement détenus par les personnes et les entreprises. 202 Nous parlons alors de thésaurisation, de démonétisation, de désactivation.

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niveau de la masse thésaurisée était de l’ordre de la moitié de ce que la

Banque centrale des États-Unis contrôlait. Par conséquent, le système de

l’étalon or va se trouver, pendant cette période, devant un phénomène de

rareté de la base monétaire. En réalité, ce processus peut être divisé en trois

moments différents : Tout d’abord, la réduction lente de la base monétaire203,

entre 1917 et 1931, pour cause de thésaurisation, puis la contraction brutale

de la demande globale, en 1932 et enfin la préférence pour l’or qui va faire

que les personnes et les entreprises, au lieu de consommer ou investir, vont

thésauriser l’or, le rendant ainsi plus rare et plus cher. Et c’est précisément cet

ensemble de phénomène qui a donné d’un côté, la période de

raccourcissement des cycles – 1921, 1925, 1929 et 1932 – et de l’autre côté,

l’époque de la grande crise déflationniste, justement à partir de la crise

financière de 1932.

Il s’avère, dès lors, clairement que la crise des années vingt et trente fut

provoquée par cette politique de thésaurisation pratiquée par la Réserve

Fédérale. Car normalement, soyons clair, le gonflement des réserves n’avait

pas des incidences déflationnistes. En effet, comme nous l’avons signalé, les

pays excédentaires tendaient, presque automatiquement, à accroitre la

quantité de papier monnaie en circulation. Ce qui permettait d’augmenter la

demande globale du pays excédentaire et provoquait, par là même,

l’augmentation de ses importations. Donc, la réduction des excédents et la

régulation englobante du système. De là qu’avec la thésaurisation d’une partie

des réserves, la Banque centrale des États-Unis a empêché cette

autorégulation et provoqua le processus récessionniste auquel nous faisons

référence.

Cela dit, nous constatons qu’à l’époque les théoriciens n’ont pas pris

conscience de cette politique de la Réserve Fédérale. L’esprit du temps était,

pour ainsi dire, obnubilé par la thèse de la crise finale de Marx. La théorie

quantitative de Locke fut alors mise entre parenthèse. Ce qui a empêché de

comprendre la raison d’être de cette crise. En tout cas, rappelons que dans

203 Il est important de tenir présent à l’esprit que le concept de base monétaire renvoie à la quantité de monnaie en circulation. A l’époque de l’étalon or, la base monétaire était essentiellement donnée par les réserves or des banques centrales. N’oublions pas qu’au sein de ce système le papier monnaie – les billets de banque – faisait partie de la vitesse de circulation. Pour ces raisons on disait à l’époque que la puissance économique d’un pays

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son Essai sur la réforme monétaire, de 1923, Keynes parla de la nécessité de

dépasser l’étalon or, car il pensait que la « relique barbare » était la cause de

la crise qui tendait à se manifester. Il convient aussi de remarquer que la

Conférence de Gênes – du 10 avril au 19 mai 1922 – n’a pas trouvé d’autre

solution que de prôner l’acceptation des réserves en livre sterling au même

niveau que les réserves d’or. Ce qui montre le problème de la pénurie d’or qui

existait déjà à l’époque.

Mais, le grand évènement de cette post-guerre fut la tentative de

création d’une institution internationale capable d’imposer la sécurité

collective. En effet, la Société des Nations (SdN) fut créée par le Traité de

Versailles, en 1919, dans le but de conserver la paix après la Première guerre

mondiale. Le principal promoteur de la SdN fut le Président des États-Unis

Woodrow Wilson. Cet ancien professeur de sciences politiques à l’Université

de Princeton présenta, à la fin de la guerre ses 14 points qui constituent la

base de cette association des nations. Dans ces 14 points Wilson propose

notamment non seulement la fin de la diplomatie secrète (1er point), la

suppression des barrières économiques et l’égalité commerciale entre toutes

les nations (3ème point), mais aussi l’arrangement des questions coloniales en

tenant compte des intérêts des populations concernées (4ème point). En tout

cas, pour Wilson il s’agit de créer une association des Nations pour garantir

l’indépendance et la frontière des États (14ème point).

Cela dit, le Sénat américain s’opposa à l’adhésion à la Société des

Nations et les États-Unis devenues, à la suite de cette guerre, la première

puissance économique du monde n’en font jamais partie. Puis, par la suite

l’URSS, l’Allemagne nazie et le Japon sortent de la SdN. De sorte que cette

institution ne fut pas efficace. Mais son émergence montre jusqu’à quel point

l’existence d’une communauté des nations était une nécessité pour garantir la

sécurité collective et assurer et promouvoir le libre échange et l’égalité des

chances dans la concurrence internationale.

Ainsi, la Première Guerre Mondiale va montrer la nécessité de créer

non seulement une communauté des nations – capable de promouvoir

l’échange équitable, de lutter contre les injustices réciproques et de favoriser

dépendait de son excédent extérieur et, donc, du niveau de ses réserves.

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103

la solidarité internationale -, mais aussi d’apporter une solution viable et juste

au problème de la monnaie. Or, cette post-guerre n’a pas permis de créer cet

ordonnancement. En réalité, elle ne fera qu’aggraver le contexte international

en exacerbant les tensions, soit dans le sens de la xénophobie absolue avec

le nazisme204, soit dans celui de la haine du commerce avec le bolchevisme.

La crise des années trente va donc radicaliser ces tendances et conduire à la

Deuxième conflagration internationale. Donc, à une aggravation du contexte

monétaire antérieur à cette guerre. En effet, à la sortie de la guerre les

États-Unis vont se trouver avec les trois quarts des réserves or du monde.

Plus précisément, avec 21.700 tonnes d’or.

De sorte qu’à partir de ce contexte, il était impossible de reconduire le

système de l’étalon or. C’est la raison pour laquelle les Accords de Bretton

Woods, du 22 juillet 1944, vont instituer un nouvel ordre monétaire : le

système de l’étalon de change-or205. Ceci dit, nous n’allons pas développer ici

le côté purement monétaire de ce changement. Signalons tout simplement

que dans ce nouveau système le dollar était en parité fixe à l’or – au taux de

35 dollars pour une once d’or 206 -, tandis que les autres monnaies

convertibles, fixeront leur parité par rapport au billet vert. Laquelle monnaie

était considérée comme étant aussi bonne que l’or – « As good as gold » -,

comme il était inscrit dans ces billets à l’époque.

En tout état ce cause, le système de Bretton Woods était le seul viable

à l’époque, car il conduisait à la redistribution des immenses réserves or

contrôlées par les États-Unis. Et ceci via le déficit extérieur de ce pays. En

effet, puisque le billet vert va devenir la monnaie de réserve internationale, le

déficit extérieur de ce pays ne pouvait que se traduire par l’accumulation de

cette monnaie dans les banques centrales des pays excédentaires. Ce qui

204 Rappelons que pour le nazisme le peuple allemand était un peuple de seigneurs, la race supérieure. Il avait donc le droit à la domination sur les autres peuples. Et parmi ces autres peuples, il y en avait qui avaient le droit à la servitude, tandis que les autres n’avaient pas le droit à la vie et devaient être exterminés. 205 En anglais : « Gold Exchange Standard ». – Notons qu’à l’époque de la négociation des Accords de 1944, Keynes proposa la création d’une monnaie internationale appelée Bancor. Laquelle monnaie devait être émise par une institution internationale et n’avoir pas de rapport avec le métal jaune. Mais étant donné que les États-Unis contrôlaient l’essentiel des réserves or, ce fut le système proposé par le représentant américain Dexter White qui s’imposa. Donc, le système de l’étalon de change-or. En ce qui concerne le Bancor, Pierre Leonte fait remarquer : « improprement nommé puisque n’ayant aucun lien avec l’or ». La Grande Crise monétaire du XXIème siècle, Jean-Cyrille Godefroy, Paris, 2007, p.32. 206 Notons que l’once en question est l’once troy, laquelle vaut 31,103 grammes.

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permettait à ces banques centrales, d’échanger ces billets contre du métal

jaune auprès de la Réserve Fédérale, et reconstituer ainsi leurs réserves. Le

fait est que c’est par le biais de cet échange que la Banque centrale des

États-Unis (la Fed) va voir ses réserves se réduire considérablement. En effet,

le 15 août 1971, lorsque le Président Nixon suspend la garantie or du dollar, la

Fed ne disposait que de 3.900 tonnes d’or207.

Tout ceci montre jusqu’à quel point les États-Unis auraient pu permettre

la redistribution de ses réserves avant la crise financière de 1932, voire après.

Mais, pour cela il aurait fallu que les États-Unis importent beaucoup plus de ce

qu’ils exportaient. Mais, malheureusement l’esprit du temps ne s’est pas

focalisé sur cette problématique. Cet esprit était plutôt obsédé par la volonté

de domination, par la conquête d’espace, par l’anéantissement de l’altérité208.

Puis, après la deuxième guerre mondiale il est venu le temps de la

coexistence – de la prise de conscience qu’il n’y a pas d’existence sans

coexistence – et de la nécessité de la conciliation. Ce fut le temps de la

découverte des horreurs du nazisme, avec les découvertes des camps

d’extermination et de l’holocauste.

Le processus de répartition des réserves métalliques contrôlé par les

États-Unis aurait pu être alors plus rapide. Mais, l’existence de la guerre froide

va provoquer son ralentissement avec l’institution du Pool de l’or. Car, comme

nous l’avons indiqué, le déficit extérieur des États-Unis, obligeait ce pays à

rembourser en or les dollars, ce qui entraîna une hémorragie de leurs

réserves en or. De sorte que les automatismes du système de 1944 étaient en

train d’épuiser ces réserves. Ce qui mettait en danger l’équilibre du monde

occidental. Il fallait, dès lors, éviter l’épuisement des réserves or des

États-Unis. En d’autres termes, la guerre froide, entre le monde occidental et

le bloc soviétique, fut la cause de l’institution du Pool de l’or (1961-1968). Plus

précisément, du fait que les autres pays riches vendaient de l’or sur le marché

de Londres pour éviter l’épuisement des réserves or des États-Unis 209 ;

207 Remarquons qu’en 1944 les réserves or du monde étaient de l’ordre de 29.000 tonnes, elles seraient actuellement de presque 33.000 tonnes. 208 En effet, l’esprit de l’époque était obsédé par l’idée nietschéenne du Surhomme et était intimement persuadé – suivant en cela la pensée de l’auteur d’Ainsi parlait Zarathoustra – que la volonté de domination était la substance du monde, le sens même de la terre. 209 Rappelons que le Comité des dix pays les plus riches du monde était alors constitué par les États-Unis,

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c’est-à-dire, pour éviter que l’once d’or dépassa, sur le marché libre, le taux de

35 dollars.

C’est au sein de ces circonstances qu’eu lieu la Conférence de Presse

de de Gaulle du 4 février 1965210. En effet, dans cette conférence de Gaulle

nous dit que : « La convention qui attribue au dollar une valeur transcendante

ne repose plus sur sa base initiale, savoir la possession par l’Amérique de la

plus grande partie de l’or du monde211 ».

Pour cette raison, il ajoute : « Nous tenons pour nécessaire que les

échanges internationaux s’établissent … sur une base monétaire indiscutable

et qui ne porte la marque d’aucun pays en particulier212 ». Puis, de Gaulle se

posa la question : « Quelle base ? » et il répondit : « En vérité on ne voit qu’à

cet égard il puisse y avoir de critère d’étalon, autres que l’or 213». Il ne s’agit

donc pas « de perpétuer le Gold Exchange Standard, mais bien de le

remplacer 214». Car, les États-Unis payent leur déficit « avec des dollars qu’il

ne tient qu’à eux d’émettre215 ».

En tout cas, pour de Gaulle il fallait sortir du règne de l’étalon de

change or, car au fur et à mesure que le temps passait des sommes

considérables de billets verts s’accumulaient à l’extérieur, de sorte que, nous

dit-il : « qu’on peut même se demander jusqu’où irait le trouble si les États qui

détiennent des dollars en venaient, tôt ou tard, à vouloir les convertir en or ?

Lors même, d’ailleurs, qu’un mouvement aussi général ne se produirait

jamais, le fait est qu’il existe un déséquilibre en quelque sorte

fondamental216 ».

Par conséquent, pour e Gaulle, ce privilège exorbitant, comme il va

l’appeler plus tard, était déjà une réalité à l’époque, à cause des interventions

dans le système du Pool de l’or, et aussi à cause du fait que certains pays

comme l’Allemagne et le Japon, avaient cessé, à l’époque, de demander le

l’Angleterre, la France, l’Allemagne, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique, le Japon, la Suède et le Canada. 210 Voir à ce propos : Discours et Messages, 1962-1965, Plon, 1970. 211 Tome IV, p. 332. 212 Ibidem. 213 Ibid. p. 333. 214 Ibid. p. 334. 215 Ibid. p. 332. 216 Ibid. p. 334.

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remboursement des dollars en or. Mais, pour lui, le danger le plus grand de

tous ne pouvait être que le résultat d’accorder aux États-Unis, le droit

d’émettre la monnaie internationale. Car, dans ces conditions, le déséquilibre

fondamental, du privilège du billet vert, ne pouvait que conduire, tôt ou tard, à

une crise d’ordre universelle. Laquelle crise ne pouvait prendre, dans son

esprit, que la forme d’un dessaisissement des dollars, en surabondance sur le

marché international, au profit du métal jaune.

Le fait est que le Pool de l’or fut supprimé le 18 mars 1968 et que le

double marché de l’or va prendre sa place. Plus précisément, l’existence d’un

côté, d’un marché officiel – entre banques centrales – qui passa de 35 dollars

l’once d’or à 42 dollars l’once, et de l’autre, d’un marché libre, soumis à la loi

de l’offre et de la demande internationale. Nous allons assister, alors, à une

montée constante du prix de l’or sur le marché libre sans que l’hémorragie des

réserves américaines soit stoppée. C’est la raison pour laquelle le 15 août

1971, le Président Nixon décida de supprimer la garantie or du billet vert217.

Cette décision de Nixon, prise avec le concours de son secrétaire du Trésor,

John Connaly218, aurait dû conduire à la renégociation des Accords de Bretton

Woods, soit pour retourner à l’étalon or, soit pour restructurer autrement

l’ordre monétaire international.

C’est plutôt lors de la rencontre Nixon-Pompidou aux Açores, le 14

décembre 1971219, que l’ordre de 1944 va trouver sa suite. Plus précisément,

la continuité de cet ordre, mais sans la garantie or du dollar. De telle sorte

qu’avec la fin de la parité fixe, des Accords de Bretton Woods, on va se

217 Comme nous l’avons déjà indiqué les réserves or des États-Unis sont passées entre 1944 et 1971 de 21.700 tonnes d’or à 3.900 tonnes d’or. De plus, les réserves des pays excédentaires en dollars avaient augmenté considérablement passant de 12,6 milliards de dollars en 1950 à 53,4 milliards en 1971. 218 Rappelons que quelques semaines plus tard John Connaly va exprimer la célèbre phrase qui résume l’absurdité et l’injustice de l’ordre monétaire international dans lequel nous sommes encore : Le dollar est notre monnaie et votre problème ! La seule chose qui a changé depuis lors est qu’à présent, le billet vert est aussi le problème des États-Unis. 219 Il convient d’observer que lors de cette rencontre Nixon est accompagné par John Connely son secrétaire d’État au Trésor et Pompidou l’était par Valéry Giscard d’Estaing son ministre des finances. A aucun moment il ne fut question du privilège exorbitant. Tout indique que le centre de la discussion fut la fin de la parité fixe et la nécessité d’une concertation dans un système de changes flottants. Jacques de Larosière dans son intervention au Colloque consacré à la politique internationale du Président Giscard d’Estaing, le 26 janvier 2004, au Sénat, résume la position de l’ancien Président de la façon suivante : « Or, dans ces circonstances, je me souviens que M. Giscard d’Estaing, sans remettre en cause l’inévitabilité d’une dépréciation du dollar, entendait en limiter la portée. Il souhaitait, aussi, restaurer la stabilité des taux de change, établir une nouvelle grille de parité et définir une nouvelle forme de coopération et de discipline internationales sous l’autorité du FMI ». Voir à ce propos : http://www.asmp.fr-Academie des sciences morales et politiques.

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trouver sous le règne de l’étalon dollar, au sens strict du terme. C’est

précisément ce qui va être entériné par les Accords de Washington du 18

décembre 1971. Alors le dollar cessera d’être aussi bon que l’or – « As good

as Gold » - et va intégrer définitivement la nouvelle devise : « In god me

trust220 ».

La dislocation de l’ordre monétaire de 1944, avec les Accords de

Washington du 18 décembre 1971, va ainsi donner naissance à une nouvelle

période de l’histoire moderne. Donc, cette phase où la nation la plus riche du

monde va jouir du privilège d’émettre la monnaie internationale. Mais, il

convient de remarquer que le véritable règne du dollar va commencer avec

l’effondrement du prix du métal jaune, le 21 janvier 1980. Nous avons ainsi

affaire, en quelque sorte, à une période de transition, qui va concrètement du

18 décembre 1971 au 20 janvier 1980. Pendant cette période, nous allons

constater un retour de l’or qui concurrençait le billet vert. Et à ce niveau là,

nous allons voir se manifester un processus qui va dans le sens de la

démonétisation du métal jaune. Ce qui va donner tout d’abord les Accords de

Jamaïque, du 8 janvier 1976, puis le deuxième amendement des Accords de

1944221, du 1er avril 1978, et enfin les taxations sur les ventes d’or qui vont se

manifester en 1979. De sorte qu’en janvier 1980 se produit l’effondrement du

prix de l’or et le billet vert va se trouver comme le seul référent au niveau

international.

Pour ce qui est de la dislocation du système de 1944, il convient de

rappeler que cette politique va conduire d’un côté, à la fin de ce qu’il est

convenu d’appeler la période des Trente glorieuses – 1944-1973 – et de

l’autre côté, au début de la crise de l’endettement du Tiers-Monde. En ce qui

concerne cette crise, à laquelle nous avons fait mention au chapitre

précédent, rappelons qu’elle a sa source dans l’idée selon laquelle, les pays

producteurs de matières premières allaient s’enrichir constamment, tandis que

les pays industrialisés allaient connaître un processus d’appauvrissement

220 Il n’est pas inutile de rappeler, à ce propos, que cette devise est apparue pour la première fois dans la monnaie de 2 cents en 1864 et qu’elle apparaîtra à nouveau dans les billets de banque en 1965, l’année de la conférence de presse de de Gaulle. – Notons aussi que les Accords de Washington ont été signés par le G3 : les États-Unis, le Royaume-Uni et la France. 221 Rappelons que le premier amendement des Accords de Bretton Woods se réalise avec les Accords de Washington dont nous venons de faire mention.

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radical. Il convient de comprendre que cette thèse absurde, de renversement

des termes de l’échange, était le résultat de la déstructuration de la pensée,

comme conséquence de la dislocation du référentiel propre au système des

besoins monétarisés de l’époque. Nous traitons cette problématique, dans le

cas de la construction de la Communauté Européenne, au chapitre suivant.

Mais, avant de terminer ce chapitre rappelons que – l’expression Trente

Glorieuses fut créée par Jean Fourastié 222 et qu’elle fait écho aux Trois

Glorieuses, journées révolutionnaires des 27, 28 et 29 juillet 1830 qui ont vu la

chute de Charles X et l’instauration de la Monarchie de juillet de Louis-Philippe

Ier. En tout cas cette expression de Trente Glorieuses renvoie à la croissance

extraordinaire qu’a connue la France entre 1945 et 1974, où la production fut

multipliée par 4,5, soit une croissance annuelle de 5,9%. Cela dit, d’une

manière générale ce terme fait référence à la période qui va de 1944 à 1973.

En tout état de cause, il est clair que la dislocation des Accords de 1944 va

conduire à une période de crise généralisée qui va commencer dans les pays

du Tiers-Monde et qui va mener par la suite à l’effondrement du socialisme dit

réel, pour se manifester actuellement sous la forme de la crise de l’étalon

dollar et donc d’une crise d’ordre universelle.

222 En effet, c’est en 1979 que Jean Fourastié publie son texte Les Trente Glorieuses, chez Fayard.

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X) Du crépuscule de l’ère de la confusion des confu sions

Que le tout détermine les parties, voilà qui est une évidence. Selon la

logique de l’être social, il aurait fallu commencer par constituer un ordre

international capable d’assurer et promouvoir l’égalité des chances dans la

concurrence internationale. Or, puisque cette possibilité sera, comme nous

venons de le montrer, pervertie par l’histoire de l’entre deux guerres, il va se

développer à partir de la France l’idée selon laquelle la construction de la

totalité doit passer par la constitution d’économies régionales, où le but est

non seulement la libre circulation des marchandises, la libre circulation des

capitaux et des personnes. Tout ceci au sein d’un ordre capable d’affirmer la

solidarité entre les membres de la communauté régionale. Va surgir, ainsi, le

projet de l’union européenne, au milieu d’un temps de fracture impériale et de

la marche forcée des peuples de l’est européen, de la Russie et de la Chine,

vers une nouvelle dimension illusoire, vers l’aube des temps modernes.

Le nouveau projet européen sera composé de trois moments

essentiels. Tout d’abord, l’union économique, dont la finalité sera celle de la

création d’un marché commun. Donc, la disparition des barrières internes et la

construction de barrières douanières par rapport au reste du monde. Cette

idée de l’union économique est exprimée dans le Traité de Rome, du 25 mars

1957. Mais le but de ce processus, selon ses fondateurs, n’est pas la création

d’une Europe des marchands, comme on le disait, mais bien d’une Europe

unie : d’une union politique. Et c’est, précisément, en vue de cette finalité que

la CEE va se donner comme finalité immédiate l’union monétaire, en tant que

condition préalable à l’union politique. Car l’union politique se présente comme

le but englobant de ce processus. Ce qui devait permettre la fin des guerres

dans l’ancien continent et la création des conditions d’une communauté

internationale composée de communauté régionales et non pas

d’État-Nations. Car selon cette vision socio-historique les nations sont les

causes des guerres et du malheur dans le monde223.

223 Jean Monnet nous dit à ce propos : « L’unité des peuples européens, réunis dans les États-Unis d’Europe, est le moyen de relancer leur niveau de vie et de maintenir la paix ». Le Monde, 17 février 2006, p. 2. – Rappelons que Jean Monnet est le véritable inspirateur de l’Union Européenne. Il fut le premier Président de la Haute Autorité de la Communauté européenne du charbon et de l’acier (CECA), installée au Luxembourg, le 10

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Avec l’expérience européenne va ainsi apparaître un modèle de

constitution de communautés supranationales, selon lequel le libre échange

régional – le marché commun – est le point de départ de la construction

régionale, du dépassement des économies nationales, en vue de l’union

politique. Mais, cette union politique ne peut pas exister sans l’union

monétaire. C’est, en effet, l’existence d’une monnaie unique qui débouche

nécessairement sur l’union politique 224 . Pour cette raison les trois traités

fondateurs sont : le Traité de Rome, le Traité de Maastricht et le Traité de

Nice. Nous avons ainsi affaire à un projet qui s’opposa au projet classique,

pour lequel la nation est le point de départ, au sein duquel cadre se développe

le politique et l’économique, mais ces ensembles s’achèvent dans la

dimension cosmopolitique. En effet, le but du cosmopolitique n’est pas la

constitution de communautés ethnoculturelles, mais plutôt le dépassement

des particularités en vue de l’assomption de la dimension générique.

Cela dit, revenons à la construction de l’Union européenne.

Remarquons tout d’abord, que pour ce projet la libre circulation des

marchandises n’est viable qu’au sein d’une communauté de semblables, puis

notons qu’au sein de cette perspective la monnaie unique est la condition de

l’union politique. Il y a ici, donc, en quelque sorte, un automatisme qui fait que

l’union monétaire mène à l’union politique. C’est-à-dire à l’accomplissement de

cette communauté régionale en elle-même. Par conséquent, selon cette

perspective le particulier, l’économie nationale, s’accomplit dans l’ordre

régional, grâce au libre échange – la libre circulation des marchandises, des

capitaux et des personnes – et surtout grâce à l’union monétaire, car c’est la

monnaie unique qui est l’instrument de l’union politique : du dépassement de

l’État-nation et de l’économie nationale.

En ce qui concerne la première phase, celle du libre échange, au sens

strict du terme, elle implique dans la logique de ce processus non seulement

août 1952. Il proposa la création, en 1953, d’une Communauté européenne de la défense (CED). Laquelle communauté fut rejetée par le Parlement français, sous le gouvernement de Mendès France. Mais comme nous l’avons déjà souligné, ce n’est qu’avec le Traité de Rome que cette nouvelle expérience va commencer à prendre forme. 224 Thierry de Montbrial nous explique à ce propos que « l’Union européenne tient dans l’élaboration, expérimentale et progressive, d’un nouveau type d’unité politique, adaptée à l’ère de la mondialisation. A cette fin, les citoyens européens doivent développer tout ce qui fait l’existence d’une culture commune et, par conséquent, il ne s’agit pas de transposer à l’Europe l’ancien modèle de l’État-nation ». Le Monde, 20 juillet

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la disparition des barrières douanières, mais aussi celle des contrôles

douaniers. Nous avons ainsi affaire à un processus qui va du Traité de Rome,

du 25 mars 1957, à l’Acte unique européen du 17 février 1986225. En effet,

l’Acte unique européen permet la transformation, le 1er janvier 1993, du

marché commun issu du Traité de Rome, en un marché unique sans

frontières intérieures. Ce traité se donne comme objectif de mener à terme la

réalisation d’un véritable marché commun. C’est-à-dire d’un « espace sans

frontières intérieures dans lequel la libre circulation des marchandises, des

personnes, des services et des capitaux est assurée » (article 7a), avant la fin

de l’année 1992. Ainsi, le but essentiel de l’Acte unique européen est

d’imposer des barrières douanières extérieures et assurer la libre circulation

dans l’espace de la CE.

Posons-nous, à présent, la question de savoir quel a été le résultat de

cette politique de libre échange au sein de la CE, et particulièrement depuis la

libre circulation des capitaux, le 1er juillet 1990. Et bien nous constatons que la

concurrence est très déloyale. Ceci en dépit des subventions considérables

que reçoivent certains pays. Voici ce que nous dit Nicole Catala à ce propos :

« Cet effort de solidarité se retourne aujourd’hui contre ceux qui l’ont consenti,

dans la mesure où les pays bénéficiaires pratiquent parfois une concurrence

sociale et fiscale redoutable226 ».

Pour ce qui est de cette fiscalité redoutable, notons qu’avant l’entrée

des nouveaux membres des pays de l’Europe centrale, le 1er mai 2004, les

membres de la CE pratiquaient un impôt sur les sociétés qui avait une

moyenne de 36%. Le seul pays qui s’écartait de cette moyenne, d’une

manière remarquable, c’était l’Irlande qui pratiquait et continue à pratiquer un

impôt sur les sociétés de 12,5%. Actuellement la plupart des pays membres

de la CE se trouvent engagés dans un processus de réduction de l’impôt sur

les sociétés, car beaucoup de pays ont compris que la baisse de cet impôt est

le moyen le plus simple pour attirer les investissements. En tout état de cause,

2006, p. 2. 225 Il est important de rappeler que l’Union Européenne (UE) s’est constituée par le biais de la convention. Ce qui est, en lui-même, un phénomène rationnel, car c’est par le biais du droit que l’ordre social s’objective. 226 Voir à ce propos : Le Figaro 30 septembre 2005, p. 14. – Rappelons que Madame Nicole Catala est juriste et fut Vice-présidente de l’Assemblée Nationale de 1993 à 1997 et de 1998 à 2002. Elle fut membre de la RPR et est actuellement membre de l’UMP.

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l’Irlande a connu à partir de la libre circulation des capitaux, une période

extrêmement favorable. Selon Virginie Malingre : « Au total 80 sites

pharmaceutiques se sont créés en Irlande, depuis 20 ans, soit un

investissement de 40 milliards de dollars. Les laboratoires irlandais ont

exporté en 2004 pour 29 milliards d’euros, contre à peu près zéro il y a vingt

ans227 ».

Il n’est donc pas difficile de comprendre que cet avantage fiscal permet

à l’Irlande d’avoir une capacité productive considérable. C’est ainsi qu’en 2006

le pays du trèfle, avec une population de seulement 4,2 millions d’habitants a

exporté en 2006 pour 112,9 milliards de dollars et a eu cette année là un

excédent commercial de 39,7 milliards de dollars228. Il n’est pas aussi inutile

de rappeler que l’Irlande détient actuellement « le deuxième PNB par tête en

Europe après le Luxembourg » et se « situe à 40% au-dessus de la moyenne

européenne229 ».

A présent, posons-nous la question de savoir : pourquoi le Luxembourg

a le niveau de vie le plus élevé de la CE. ? Car, le Luxembourg a exporté en

2006 pour 22,2 milliards de dollars et a importé pour 26,8 milliards de

dollars230. Or, rien à ce niveau là ne peut nous apporter des éléments de

réponse. Par contre, un article du journal Le Monde nous dit à propos de

l’activité financière extrêmement fleurissante au Luxembourg que « Les

régimes des « holdings 1929 », H. 29, exonère les holdings de l’impôt sur les

bénéfices et sur les plus-values ». Donc, dans le Duché « quelques 15.000

holdings représentent un capital de 2.000 à 3.000 milliards d’euros231 ». Ce

qui représente une moyenne de 3.537,5 milliards de dollars232. Or, il faut

savoir qu’un an plus tôt « on estimait la totalité des fonds gérés en Suisse à

227 Le Monde, 9 novembre 2005, p. 17. – Notons que dans un autre article du Monde il est question précisément de « 1.022 entreprises étrangères, dont 130 françaises ». 24 janvier 2006, p.12. 228 Voir à ce propos : l’État du Monde 2008, Édition de la Découverte, Paris, 2007, p.398. 229 Le Monde, 30 mars 2007, p. 15. – Bien évidemment d’autres pays de la CE cherchent à suivre ce chemin. C’est ainsi que Chypre se trouve actuellement avec un impôt sur les sociétés de 10% (Le Monde, Économie, 9 janvier, p. II) et que l’Estonie a un impôt de 0% (Le Monde, Économie, 18 octobre 2005, p. IV). Pour le reste, il convient de savoir qu’en 2007, la France a un impôt sur les sociétés de 33% et l’Allemagne de 25%. 230 Voir à ce propos : L’État du Monde 2008, p. 400. 231 Le Monde, 21 juillet 2006, p. 10. 232 Notons que pour arriver à ce chiffre, nous avons multiplié 2.500 par 1.415, la valeur de l’euro, en ce moment (10-10-2007), pour avoir le résultat en dollars.

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2.836,8 milliards de dollars 233 ». Ce qui veut dire que grâce au régime

« holdings 29 », et à la libre circulation des capitaux au sein de la CE, le

Luxembourg est devenu le premier paradis fiscal du monde. C’est

précisément ce que disent les suisses depuis quelques années.

Cela dit, il est clair qu’au sein d’une communauté fonctionnant en libre

échange à l’état pur, sans aucune barrière douanière, la raison aurait voulu

que l’harmonisation fiscale s’impose, pour éviter, justement, la concurrence

déloyale. Or, pour l’esprit de l’époque la concurrence déloyale ne pouvait pas

exister, quoi qu’elle se situe à plusieurs niveaux, non seulement au niveau de

l’impôt sur les sociétés et l’impôt sur le revenu, mais aussi sur les droits

d’accise, comme les impôts sur le tabac, l’alcool et l’essence234. En effet, par

exemple, le tabac est grosso modo, deux plus cher en France qu’en Espagne,

et deux fois moins cher à Gibraltar – territoire sous administration anglaise –

qu’en Espagne.

Car, pour la conscience qui a conditionné ce processus, dans une

communauté qui réalise, en quelque sorte, sa destinée manifeste, les

tricheries n’ont pas lieu d’être. Ceci d’autant plus que dans cette communauté

la solidarité joue un rôle extrêmement important. C’est ainsi que si nous

prenons le dernier programme (2000-2006) et celui qui est en cours

(2007-2013), nous nous rendons compte que les sommes sont considérables.

Pour le premier, le budget total fut de 812 milliards d’euros, tandis que pour le

deuxième le tout devrait être de 864 milliards d’euros235. Donc, pour le premier

de 116 milliards d’euros par an, tandis que pour le deuxième les dépenses

annuelles devraient être de l’ordre de 123,4 milliards d’euros. Il convient de

signaler ici que ces budgets se divisent en trois grandes parties : 1) La

politique agricole commune (PAC). 2) Les fonds structurels et 3) les dépenses

de fonctionnement. Notons que dans le premier programme les dépenses

annuelles étaient de l’ordre de 43 milliards d’euros pour la PAC, 43 pour les

fonds structurels et 30 pour les dépenses de fonctionnement. Pour le

233 Le Figaro économique, 1er juillet 2005, p. III. 234 Quoi que l’article 99 du Traité de Maastricht parle précisément de : « L’harmonisation des législations relatives aux taxes sur le chiffre d’affaire, aux droits d’accise et autres impôts indirects ». Mais, en observant la réalité, on peut constater que cette politique n’a jamais été efficace au sein de la Communauté européenne. 235 Pour ce dernier voir : Le Monde, Économie, 3 mai 2006, p. V. – Pour ce qui est de ce dernier budget, notons qu’il s’agit de 1.252,8 milliards de dollars.

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programme actuel les dépenses annuelles devraient être de 50 milliards

d’euros pour la PAC, de 44 pour les fonds structurels et de 29,4 milliards pour

les dépenses de fonctionnement.

Cela dit, il convient de tenir présent à l’esprit qu’au sein de la CE il y a

des pays contributeurs nets et des pays qui sont des bénéficiaires nets. Pour

le programme 2000-2006 les premiers contributeurs nets sont, par ordre

d’importance : 1) La France, 2) l’Allemagne, 3) les Pays-Bas, et 4) la

Belgique236. Tandis que les premiers bénéficiaires nets sont : 1) l’Espagne, 2)

la Grèce, 3) le Portugal et 4) l’Irlande237. De sorte qu’au sein de ce processus

nous avons affaire à des pays qui sont subventionnés, et à des sociétés qui

reçoivent autant qu’elles donnent et, enfin, à des pays qui donnent plus de ce

qu’ils ne reçoivent. Ici, nous allons faire référence essentiellement aux

sociétés qui sont bénéficiaires nets et à celles qui sont les premières

contributrices nettes.

Mais, avant de parler de ces différences, il est important de tenir

présent à l’esprit que nous avons affaire ici à un processus dans lequel se

produit ce passage de la monnaie nationale à la monnaie unique. Donc, pour

le contributeur net il y a une différence essentielle entre un moment et l’autre.

En effet, sous le règne de la monnaie nationale le contributeur net donnait une

partie de ses réserves, tandis que sous le règne de la monnaie unique il

donne une partie de sa propre monnaie. Ainsi au premier moment il garde son

instrument monétaire stable238, tandis qu’au deuxième moment il se dessaisit

d’une partie de son instrument monétaire et aura tendance à se trouver en

rareté monétaire. Nous parlons ici de tendance, car le pays contributeur peut

soit avoir une balance extérieure excédentaire, auquel cas il peut reconstituer

son instrument monétaire – sa base monétaire239 -, soit se trouver avec une

balance courante déficitaire, auquel cas le phénomène de la rareté monétaire

236 Notons que le Royaume-Uni reçoit depuis 1984 une compensation qui avoisinait le 5,5 milliards d’euros en 2003, et dont la France est le premier contributeur. Le Figaro Économie, 15 novembre 2004, p. VI. 237 Voir à ce propos : Le Figaro Économie, 19 mai 2003, p. VII. 238 En effet, si nous prenons le cas de la France, nous pouvons dire qu’à l’époque du franc la France donnait une partie de ses réserves – qui à partir de 1985 étaient en DM -, sans diminuer la quantité de francs en circulation. Ce qui lui permettait d’optimaliser sa capacité productive. 239 En effet, lorsque nous parlons d’instrument monétaire, nous faisons référence au concept de la base monétaire qui est la quantité de monnaie en circulation. Donc, essentiellement la quantité des billets en circulation, car la monnaie métallique sort peut et ce n’est pas avec elle, comme on peut le comprendre aisément

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devient une réalité effective. Ce qui ne peut que provoquer la contraction de

son activité économique et l’appauvrissement social. Par contre, les pays

bénéficiaires se trouvent plus avantagés sous le règne de la monnaie unique,

car elle lui permet d’augmenter sa base monétaire, tout en bénéficiant aussi

du facteur inflationniste que cet afflux monétaire provoque. Car il convient de

rappeler ici que le niveau de l’activité économique dépend non seulement du

taux de crédit courant, en rapport inverse, mais aussi du taux réel du crédit.

Or, le taux réel est égal au taux nominal, moins le taux d’inflation240.

Ainsi, les pays bénéficiaires des fonds européens – fonds structurels

plus PAC – vont se trouver, sous le règne de la monnaie unique, dans une

situation particulièrement favorable, à cause précisément de cet afflux

monétaire, tandis que les pays contributeurs vont se trouver dans une

situation particulièrement défavorable. Sauf, bien entendu, comme nous

venons de l’expliquer, si le pays contributeur arrive à avoir une balance

extérieure excédentaire. Ce qui est le cas de l’Allemagne. Notons, en effet,

que l’Allemagne a eu une balance de comptes courants excédentaires de 43,4

milliards d’euros en 2002, de 86,9 milliards en 2004 et de 100,9 milliards

d’euros en 2006241.

Ceci fait, par conséquent que l’Allemagne se trouve actuellement en

situation de surabondance monétaire. En effet, selon les statistiques données

par la BCE et par la Banque centrale de l’Espagne242, il y avait en Allemagne,

fin octobre 2006, 39% des billets de 500 euros émis dans la zone euro, tandis

qu’en France il ne circulait alors que le 2,45%. Par contre le 26% de ces

coupures circulaient en Espagne. Comment expliquer ces différences ? La

surabondance des billets de 500 euros en Allemagne est tout-à-fait

compréhensible : ce phénomène est le résultat des excédents de la balance

des comptes courants de ce pays. Le cas de l’Espagne s’explique aussi : il est

que les pays membres de la CE font leur contribution au budget communautaire. 240 Plus précisément, si dans une zone monétaire, cas de la zone euro, le taux de base (l’euribor) est de mettons 2% et le taux d’inflation dans un des pays membres est de 4% et de 1% dans un autre, le taux réel est de -2% dans le premier et de +1% dans le deuxième. Ceci veut dire, par conséquent que le volume des transactions est plus important dans le pays où le taux d’inflation est plus élevé que dans celui, où ce taux est moins important. 241 Notons qu’en juillet 2007 l’excédent commercial allemand fut de 17,9 milliards d’euros (Le Monde, 8 septembre 2007, p. 14). Ce qui donne un excédent tendanciel sur un an de quelques 300 milliards de dollars. 242 El País, 10-12-2006, p. 57.

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le résultat des afflux monétaires produits par les fonds européens243. La rareté

des grosses coupures, et particulièrement des billets de 500 euros, que nous

constatons en France est le résultat du fait que d’un côté, elle est le premier

contributeur au sein de la CE244, et de l’autre, qu’elle a une balance extérieure

déficitaire. En effet, cette balance fut excédentaire en 2000 de 16,27 milliards

d’euros, puis elle est devenue déficitaire à partir de 2004, avec un déficit de

8,3 milliards d’euros. En 2006 le déficit de la balance des comptes courants fut

de 22,4 milliards d’euros. De sorte qu’actuellement l’économie française se

trouve devant un problème de rareté de liquidité très important. Donc, au

moment où la chute du dollar tend à s’accélérer. En tout cas, notons qu’en

juillet 2007, la balance commerciale de la France a connu un déficit de 3,3

milliards d’euros. Ce qui veut dire que le déficit tendanciel de cette balance est

actuellement de 39,6 milliards d’euros245. Ce qui veut dire que ce déficit tend à

s’élargir.

Mais, avant de regarder de près le problème de la crise monétaire qui

se profile devant nous – laquelle se manifeste sous la forme de la forte

dépréciation du billet vert et de la non moins forte appréciation de l’euro -,

essayons de donner quelques indications plus précises sur le célèbre

« miracle » de l’économie espagnole. En effet, il faut savoir que l’économie

espagnole a eu un excédent budgétaire de 18 milliards d’euros en 2006 et que

cet excédent fut, pour le premier trimestre 2007 de 6,86 milliards d’euros, ce

qui veut dire que l’excédent tendanciel sur l’année est de 27,440 milliards

d’euros. En tout cas, le fond de réserve de la Sécurité Sociale espagnole sera

à la fin de l’année 2007 de quelques 50 milliards d’euros246.

La croissance exceptionnelle de la consommation que connaît

l’Espagne depuis plus de douze ans, va se traduire par le boom de

l’Immobilier. C’est ainsi qu’il y a eu entre 1997 et 2006 une augmentation du

243 Par conséquent, ces afflux monétaires – quelques 200 milliards d’euros (Les Échos, 30-31 décembre 2005, p.5) entre 1986 et 2006 – vont donner de la surabondance monétaire (des grosses coupures) et de l’inflation dans le règne de la monnaie unique. 244 Rappelons, en effet, que la contribution de la France au budget 2000-2006 fut de 16 milliards d’euros par an, tandis que celle de l’Allemagne fut de 8,4 milliards d’euros. 245 Voir à ce propos : Les Échos, 12 septembre 2007, p.3. 246 Voir à ce propos : El País, Negocios, 16 septembre 2007, p.2.

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parc immobilier de l’ordre de 5,4 milliards de logements 247 . Mais, cette

augmentation considérable de la consommation va se manifester sous la

forme d’un déficit des comptes courants qui fut pour le premier semestre 2007

de 50,202 milliards d’euros248. Ce qui devrait donner, pour 2007, un déficit de

quelques 143 milliards de dollars. Donc, un déficit extérieur en proportion

supérieur à celui des États-Unis249.

Cela dit, il convient de savoir que la surabondance monétaire dans

laquelle se trouve l’Espagne, ne se traduit pas uniquement dans son déficit

extérieur et l’excédent de ses comptes publics, mais aussi dans ses

investissements au niveau international. En effet, selon la Banque d’Espagne

en 2006, l’Espagne fut le troisième investisseur sur le marché international,

avec 66,943 milliards d’euros. Et tous ces investissements ont rapporté

l’année dernière, 2006, aux entreprises espagnoles sous formes de

plus-values la somme de 225 milliards d’euros 250 . C’est précisément ce

phénomène qui a permis de faire actuellement de la banque Santander la

première banque de la zone euro et de Telefonica, la première compagnie de

téléphone occidentale.

Il convient toutefois de comprendre que ce « miracle » économique ne

peut pas être compris si on ne tient pas compte de la surabondance des billets

de 500 euros circulant en Espagne. En effet, selon la Banque centrale

espagnole, il y avait fin mai 2007 en Espagne, très précisément, 113,058

millions de billets de 500 euros et cette quantité représentait le 61,5% du total

des billets en circulation dans le pays lui-même. Mais, il n’est pas difficile de

comprendre qu’une telle situation est particulièrement dangereuse en cas de

crise monétaire globale. Car la chute du billet vert ne peut que provoquer

l’implosion de l’euro. Or, les pays ultra subventionnés de la CE 251 , sont

actuellement désindustrialisés. De sorte que le retour à l’or comme étalon ne

pourra que dévoiler d’une manière brutale l’immense fragilité dans laquelle se

247 Ibid. p. 13. 248 Ibid. p. 2. 249 Plus précisément de 6% du PIB pour les États-Unis et de presque 10% pour l’Espagne. 250 Voir à ce propos : El País, Negocios, 8-7-2007, p. 2. 251 Comme l’Espagne, le Portugal, la Grèce et actuellement la Pologne et les autres nouveaux membres de la CE.

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trouvent ces économies252. Car il s’agit de comprendre que la fin de l’étalon

dollar doit nécessairement provoquer la fin du règne papier monnaie et, donc,

l’implosion de l’euro. De sorte que des pays hyper-subventionnés vont se

trouver sans aucune capacité concurrentielle. Le cas de la Grèce est, à ce

niveau là, particulièrement significatif. En effet, si nous regardons les chiffres

de 2006, nous constatons que d’un côté ce pays exporte pour 20,840 milliards

de dollars et qu’il importe pour 63,157 milliards de dollars253. Ce qui veut dire

que la Grèce importe plus de trois fois ce qu’elle exporte. De plus, son PIB est

de 289,450 milliards de dollars, ce qui représente 13,9 fois plus que la valeur

des exportations de ce pays. Donc, un multiplicateur plus important que celui

des États-Unis qui est de 12,5 fois254. Or, pour l’Allemagne, le multiplicateur

est, à ce niveau là, de 2,3, pour la Chine de 2,8 et pour l’Espagne de 5,9.

Cela dit, revenons au cas de la France. Nous constatons, tout d’abord,

que l’économie française est la cinquième puissance exportatrice du monde,

avec 460,145 milliards de dollars en 2005 et 490,145 milliards en 2006255.

Notons aussi que la France est la quatrième puissance pour ce qui se réfère

aux services après les États-Unis, le Royaume-Uni et l’Allemagne ; donc,

devant le Japon256. Mais, indépendamment de cette capacité économique, il

n’est pas difficile de constater que nous assistons à l’affaiblissement de son

économie et de sa capacité concurrentielle. Pour cela nous n’avons qu’à

regarder du côté de sa balance des comptes courants. En effet, en 1998

l’excédent de sa balance des comptes courants fut de 23,7 milliards d’euros –

154,6 milliards de francs -, puis qu’en 2003 cette balance a connu un

excédent de 4,8 milliards d’euros et qu’à partir de 2004 elle est devenue

déficitaire de 8,3 milliards d’euros. Depuis lors, ce déficit tend à augmenter et

en 2006, il fut de 29,2 milliards d’euros257.

Certes, cette dégradation ne se constate pas uniquement au niveau de

252 Notons, à ce propos, que l’Espagne n’a actuellement que 242 tonnes d’or (El País, 16 septembre 2007, p. 18), tandis qu’un autre pays …………… comme les États-Unis en a 8.200 tonnes. Curieusement depuis septembre 2005, l’Espagne a vendu 283 tonnes d’or. 253 Voir à ce propos : L’État du Monde 2008, op. cit, p. 405. 254 Ibid. p. 388. 255 Notons que pendant ces deux dernières années l’ordre des puissances exportatrices a été, tout d’abord l’Allemagne, puis les États-Unis en deuxième place, la Chine en troisième et le Japon en quatrième. 256 Voir à ce propos : Les Échos, 6-7 avril 2007, p. 7. 257 Voir à ce propos : Le Figaro Économie, 10 octobre 2007, p. 22.

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sa balance des comptes courants, elle est très claire pour ce qui est de la

dette publique. Il convient de savoir, en effet, que cette dette fut fin du

deuxième trimestre 2007, selon l’Insee, de 1.216,4 milliards d’euros et que

cette dette a augmenté de 32,2 milliards d’euros au deuxième trimestre par

rapport au trimestre précédent 258 . Ce qui veut dire que son rythme

d’augmentation est actuellement de 128,8 milliards d’euros par an259.

L’ancien Premier Ministre Edouard Balladur, explique la situation

socio-économique en France de la façon suivante : En France le « taux de

pauvreté reste supérieur à la moyenne européenne… La France est l’un des

pays d’Europe où le sentiment d’insécurité face à l’emploi est le plus vif… La

France est le pays où le sentiment inégalitaire est le plus fort… Le taux de

chômage demeure l’un des plus élevés, le sentiment d’inégalité est comme

ancré dans les consciences… En dépit des sommes énormes que la

collectivité a consacrées à la lutte contre la fracture sociale, celle-ci demeure

importante260 ».

Donc, se pose la question de savoir : comment expliquer le fait que la

cinquième puissance économique du monde par la valeur des exportations,

puisse se trouver dans une telle situation ? – Pour ce qui est de cette

problématique concernant la puissance productive de la France, il n’est pas

inutile de rappeler que c’est précisément cette puissance qui est pour nous le

facteur déterminant et que cette capacité productive se manifeste

concrètement à travers les exportations. La balance des services nous semble

être un indicateur moins représentatif, car par exemple le tourisme peut

s’interrompre facilement, pour des raisons qui d’une manière générale n’ont

rien à voir avec la capacité productive d’une nation, comme l’insécurité, le

terrorisme, les maladies facilement transmissibles, etc. etc.. En tout état de

cause, nous n’utilisons pas le PIB, comme indicateur cohérent pour expliquer

la capacité économique d’une nation. Aux États-Unis par exemple les activités

258 Nouvelobs, 29-09-2007. 259 Il convient, à ce propos, de rappeler que le 54% de la dette publique française est détenue par des non résidents. Ce qui veut dire qu’une part importante du paiement et du service de cette dette va à l’extérieur et implique nécessairement sortie de monnaie. 260 Le Figaro, 27 janvier 2006, p. 16. – François Dubet explique pour sa part cette situation de la façon que voici : « Il m’arrive de penser que le climat dans lequel nous vivons n’est pas très différent de celui des années 1930 : un climat profondément idéologique dominé par le sentiment de la chute nationale, de la fin de la nation et de la disparition de sa puissance ». Le Monde, 19-20 mars 2006, p. 13.

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liées à la consommation représentent le 75% du PIB, tandis qu’au Japon elles

représentent le 50% du PIB et en Chine 40%. De plus, le PIB varie avec les

appréciations et les dépréciations des monnaies nationales, voire avec les

politiques de change officiels261. En tout cas, si nous tenons compte de la

différence entre la puissance économique de la France et du Royaume-Uni,

nous constatons que le PIB de la France pour 2006 est de 1.934,6 milliards de

dollars, tandis que celui du Royaume-Uni pour la même année est de 2.121,7

milliards de dollars 262 . Ce qui veut dire que, selon les statistiques

internationales, le Royaume-Uni est la cinquième puissance économique du

monde, tandis que la France en est la sixième. Or, si nous regardons la valeur

des exportations, nous avons, toujours pour 2006, les résultats suivants :

490,1 milliards de dollars pour la France et 443,3 milliards de dollars pour le

Royaume-Uni263.

Cela étant souligné, revenons à la question que nous venons de nous

poser : comment expliquer l’état des choses en France ? Les réponses que

nous donnent les spécialistes sont très différentes, mais d’une manière

générale Eric Le Boucher résume bien l’opinion dominante. Selon lui, en effet,

« la crise qui persiste en France a des causes qui ne relèvent ni de l’Europe ni

du monde, mais d’elle-même : son défaut d’adaptation aux réalités du XXIème

siècle264 ». Marcel Gauchet, nous dit pour sa part : « Le sentiment dominant

est qu’il n’y a pas de pilote dans l’avion et que l’on ne sait pas où l’on va265 ».

Pour notre part, nous pensons que la cause de cette crise n’est pas, à

proprement parler d’ordre économique. Elle est le résultat de la place que va

prendre la France dans le processus de la construction de la CE qui tend à se

manifester sous la forme de la pénurie monétaire. A la base il y a donc la

261 Rappelons, à ce propos, qu’avant l’effondrement de l’Union Soviétique 1 rouble valait 1,50 de dollars. De sorte que si le PIB était de 100 roubles, sa valeur au niveau international était de 150 dollars, tandis qu’avec l’effondrement de ce système fin 1991, le rouble va passer à 20 pour 1 dollar. De sorte que le PIB de 100 roubles ne valait que 5 dollars. Et c’est précisément cet effondrement de 30 fois de la valeur du PIB que les spécialistes n’ont pas su expliquer à l’époque. Car on n’a pas tenu compte de la très grande déformation induite par la valeur officielle du rouble. 262 Voir à ce propos l’État du Monde 2008, op. cit., pages 399 et 401. 263 Op. cit. 264 Le Monde, 22-23 avril, 2007, p. 26. – En tout cas, « selon l’Eurobaromètre, 37% des français estiment que la situation économique du pays va s’aggraver ; 18% pensent qu’elle va s’améliorer ». Le Monde, 1er mars 2007, p. 13. 265 L’Express, 19-4-2007, p. 60.

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thèse politique selon laquelle l’accomplissement du social et le règne de la

paix en Europe implique nécessairement son union politique. Mais, cette union

n’est possible que s’il y a union économique et union monétaire266. De sorte

que le projet européen se présente comme un projet politique dont le but est

précisément de dépasser l’État-nation pour réaliser l’État-confédéral de cette

communauté ethnoculturelle que Louis Sala-Molins appelle blanco-biblique.

Or, comme nous l’avons vu ce projet politique comporte trois moments

essentiels : Premièrement, la formation d’un marché commun sans aucune

entrave à la libre circulation des marchandises, des personnes et des

capitaux267. Deuxièmement, la création d’une monnaie unique et par là même

de l’union politique. Troisièmement, l’union politique proprement dite qui doit

conduire à la disparition des États-Nations et à la formation d’un

État-Confédéral. Donc, au sein de ce processus il y a eu la croyance selon

laquelle d’une part, le libre échange secrète nécessairement l’échange

équitable268, et de l’autre que la monnaie unique mène nécessairement à

l’union politique. Le fait est que ni le libre échange a conduit automatiquement

à la concurrence loyale, ni l’union monétaire a secrété automatiquement

l’union politique. Ce que nous constatons c’est plutôt, comme l’a si bien dit

Edgar Morin, un souk commun. Un souk dans lequel la concurrence déloyale

est de plus en plus importante et où l’horizon de l’union politique ne brille que

par son absence. Ceci d’autant plus que la lutte pour l’existence, dans une

crise économique généralisée, tend à remettre les nationalismes à l’ordre du

jour.

Vu donc à partir de la France cette crise se manifeste non seulement

sous la forme de la pénurie monétaire, mais aussi par la sur-appréciation de la

monnaie unique. Par conséquent, la crise du billet vert est en train de se

télescoper avec la crise au sein de la CE et curieusement l’économie

française est au centre de la convergence de ces forces négatives. Pour

266 Rappelons que du point de vue strictement théorique le politique se réalise dans ce cadre historique que sont les nations et s’accomplit dans la dimension cosmopolitique. Par conséquent le politique réalise le particulier et c’est par le biais du cosmopolitique que le particulier accède à l’universel. 267 Nous avons déjà indiqué jusqu’à quel point la concurrence déloyale joue un rôle très important au sein de cette communauté où le principe de la « concurrence libre et non faussée » ne s’est pas imposé dans la pratique et doit, très curieusement, disparaître du Mini-traité européen, dit aussi Traité simplifié. 268 Ceci d’autant plus que la solidarité – les fonds européens – devait prendre une place très importante, pour permettre le nivellement économique au sein de la communauté européenne elle-même.

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comprendre la logique de ce phénomène nous devons en première instance

tenir compte du fait que lors de la phase finale du système monétaire

européen (SME) nous avons assisté à la convergence de ces monnaies. Ce

qui fut possible grâce à l’affaiblissement du DM, à la suite de la réunification

allemande 269 . La politique anti-inflationniste du Traité de Maastricht avait

conduit à la stabilité du stock monétaire de chaque pays membre. De sorte

que lors du passage des monnaies nationales à la monnaie unique chaque

pays a eu droit à une quantité de monnaie unique donnée. La Banque de

France, par exemple, a eu droit à 19,1210% de la nouvelle monnaie émise, la

Banque d’Allemagne à 27,8215%, celle de l’Italie à 16,1990, celle de

l’Espagne à 10,1020% et ainsi de suite. Mais pour faciliter la compréhension

de ce mécanisme et pour ne pas alourdir le texte, nous allons supposer que la

France a eu droit à 20%, que l’Espagne n’a eu droit qu’à 10% et que

l’Allemagne a eu droit à 30%. Bien évidemment, lorsque la nécessité se fera

sentir nous allons faire référence à la proportion exacte.

En deuxième instance, il est important de tenir présent à l’esprit que les

pays membres n’ont pas le droit d’émettre de la monnaie. L’article 105A,1 du

Traité de Maastricht nous dit, à ce propos : « La BCE est la seule habilitée à

autoriser l’émission des billets de banque dans la Communauté » et ajoute par

la suite que « Les États membres peuvent émettre des pièces ». Ce qui veut

dire concrètement, pour ce qui est de l’émission des billets de banque que la

BCE ne peut pas émettre de la monnaie, mais elle peut autoriser l’émission en

contrepartie de réserves et donc, principalement de dollars (USD). De sorte

que les pays excédentaires ont la possibilité d’augmenter le stock monétaire

en circulation. Ce qui est actuellement le cas de l’Allemagne270.

En troisième instance il convient de comprendre pour ce qui est du

269 Notons que cette convergence autour du taux pivot de chaque monnaie, va se produire à partir de 1996. Nous allons donc assister, à partir de ce moment, à la stabilité des parités des monnaies de la future zone euro et à la convergence des taux directeurs. Nous étudions cette problématique dans notre travail : Chronique d’un désastre économique, Considérations sur la crise économique, sociale et politique en France. Les Éditions François-Xavier de Guibert, Paris, 2008. 270 Pour ce qui est de pièces de monnaie, comme il est dit dans l’article 105 A, 2 : « Les États membres peuvent émettre des pièces ». Ce qui veut dire que les États membres peuvent frapper autant de monnaie qu’ils veulent. Leur seule responsabilité à ce niveau là, c’est d’éviter la pénurie de monnaie métallique en circulation. A ce niveau là, il s’agit de savoir que les pièces suivent les mouvements migratoires saisonniers. Elles vont donc du nord vers le sud, principalement à cause du tourisme. Ce qui est le cas aussi des petites coupures de 5, de 10, de 20 et de 50.

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stock monétaire papier en circulation dans chaque pays que chaque banque

centrale doit entretenir la monnaie en circulation dans son propre espace. Ce

qui consiste principalement à retirer les vieilles coupures et à mettre des

neuves en circulation. Or, de ce point de vue là, le stock monétaire est

composé en quelque sorte de deux parties, les grosses coupures et les

petites. Les premières – 500, 200 et 100 – circulent peu, tandis que les autres,

les petites, ont un niveau de circulation très élevé.

En réalité, les grosses coupures constituent la base monétaire du

système financier de chaque pays. C’est particulièrement le cas des billets de

500 euros. En effet, ces billets jouent en quelque sorte le rôle des barres d’or,

de l’époque du règne du métal jaune, tandis que les coupures de 200 et de

100 jouent le rôle des lingots271.

Par conséquent, en quatrième et dernière instance, il s’agit d’accorder

aux grosses coupures une attention particulière pour ce qui est le problème

qui nous intéresse ici particulièrement, celui de l’abondance et de la rareté

monétaire au sein de la zone euro. Bien évidemment, le billet de 500 euros

doit être au centre de cette attention, car il est non seulement le fondement de

la base monétaire bancaire, mais aussi l’instrument de thésaurisation le plus

important au monde. Rappelons, en effet, qu’actuellement – 20 octobre 2007

– un billet de 500 euros représente, au taux de change de 1 euro à 1,43

dollars, 715 dollars. C'est-à-dire, un peu plus de sept billets de 100 dollars qui

est la coupure la plus importante du système dollar.

Cela dit, il convient de savoir qu’au 30 avril 2007, selon les sources de

la Banque d’Espagne et de la BCE, il y avait 426 millions de billets de 500

euros en circulation272. Ce volume était de 401 millions d’euros fin septembre

2006. Nous savons, en tout cas, selon les mêmes sources que fin 2006 il y

avait 160 millions de billets de 500 euros en Allemagne, 106 millions en

Espagne et 10 millions en France. Se pose, dès lors, la question de savoir :

comment se fait-il qu’il y a 10 fois plus de billets de 500 euros en Espagne

qu’en France ? La réponse est tout à fait évidente, d’après ce que nous avons

271 Ce qui veut dire, si nous suivons ce modèle, que les petites coupures – 50, 20, 10 et 5 – jouent le rôle de la monnaie or en circulation, de la monnaie or frappée. 272 Voir à ce propos : El País, 8-07-2007, p. 59. – Notons aussi qu’il y avait, alors 152 millions de billets de 200 euros et 1.109 billets de 100 euros.

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124

déjà indiqué : depuis 1986 et jusqu’à 2006 l’Espagne est le premier

bénéficiaire des fonds européens, tandis que la France est le premier

contributeur.

En tout cas les chiffres officiels espagnols sont très clairs à ce niveau

là. En effet, fin mai 2007 il y avait en Espagne 113,058 millions de billets de

500 euros. Ce qui représentait le 61,5% des billets en circulation dans ce

pays273 . Or, en Espagne il devait y avoir quelque chose comme le 10%,

c’est-à-dire un peu plus de 42 millions de billets de 500 euros. Dans le cas de

la France la proportion aurait dû être de moins de 20%. Donc de quelque

chose comme 82 millions de billets de 500 euros. Mais, le Rapport 2006 de la

Banque de France nous indique qu’à la fin de cette année là, il y avait en

France : « plus d’un billet de 20 euros sur trois circulant dans la zone euro…

mais moins d’un sur dix en 500 euros274 ».

Par conséquent le Rapport 2006 de la Banque de France nous signale

le fait, grosso modo, qu’il y a actuellement beaucoup de billets de 20 euros en

France – plus d’un sur trois – et peu de billets de 500 euros : moins d’un sur

dix. Tandis que dans le cas de l’Espagne la Banque d’Espagne nous dit qu’il y

a plus de billets de 500 euros circulant dans son espace que des billets de

5275. Ceci veut dire, par conséquent, qu’au sein du système de la monnaie

unique – c’est la même chose dans le cas du F-CFA -, il peut y avoir des

réalités ou telle ou telle coupure circule en abondance et d’autres où ces

billets peuvent être en rareté. Mais d’une manière générale, il vaut mieux être

en état d’abondance de grosses coupures que de petites. Car, au sein de ce

système, une banque centrale peut toujours frapper de la monnaie métallique,

pour combler justement la rareté de petites coupures276. C’est, en tout cas, ce

que nous constatons actuellement en Espagne, puisque la quantité de

monnaie divisionnaire en circulation est passée de 2.853 à 3.126 millions

273 Voir à ce propos : El País, 8-07-2007, p. 59 - Il convient de remarquer que selon les mêmes sources les billets de 200 euros étaient passés en un an de 19 millions à 21 millions. 274 Page 47. – Or, comme nous l’avons déjà indiqué selon la BCE, il y avait en France, fin octobre 2006, quelques 2,45% des billets de 500 euros en circulation. Voir à ce propos : El País, 10-12-2007, p. 57. 275 En effet, en janvier 2005 il y avait déjà en Espagne, en circulation, 62 millions de billets de 5 euros et 72 millions de billets de 500 euros. El País, 17 avril 2005, p. 56. 276 Rappelons, en effet, que selon l’article 105A, du Traité de Maastricht, les États membres peuvent frapper des pièces, mais ne peuvent pas émettre des billets. Seule la BCE est habilité à autoriser l’émission des billets de banque dans la Communauté.

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d’euros, depuis la fin 2005277.

Cela étant dit posons nous la question de savoir : pourquoi il y a autant

de billets de 20 euros en circulation actuellement en France ? Ceci n’est pas

le résultat comme le croient certains spécialistes, du fait que les français

préfèrent les billets de 20 euros, tandis que les allemands et les espagnols

préfèrent les billets de 500. Cette histoire nous semble être beaucoup plus

simple ; en tout cas, elle n’a rien à voir avec les préférences des uns et des

autres278, mais c’est le résultat du fait que la France est non seulement la

première puissance touristique du monde, mais aussi à cause du fait qu’elle

est le principal espace de passage des pays de la zone euro. En effet, il y a

d’un côté, le fait que la France est le centre géographique de l’Europe

occidentale, et de l’autre côté, il y a le fait que lorsque les gens se déplacent,

au sein de cet espace, ils amènent un peu d’argent avec eux pour le reste les

cartes de crédit leur permettent d’avoir accès à des euros qui font partie de la

monnaie circulant dans le pays en question. Si un belge, par exemple, va

passer des vacances en Italie et prend la route pour cela, il emporte avec lui

un peu d’argent, en général des billets de 20 euros, puis lorsqu’il aura

dépensé cet argent, il va utiliser sa carte de crédit, aussi bien en France qu’en

Italie, où il va passer ses vacances.

En tout état de cause, nous avons déjà indiqué que la petite monnaie –

les petites coupures et la monnaie métallique – se déplace avec les

personnes. On peut, par exemple, observer qu’on trouve en France beaucoup

de pièces – d’un et de deux euros – allemandes. Elles sont aisément

reconnaissables à cause de l’aigle. Cela dit, il convient de savoir qu’on peut

aussi connaître l’origine des billets en euro, de la même manière qu’on peut

identifier l’origine des pièces de monnaie. En effet, tous les billets de banque

de la zone euro, puisque c’est d’elle que nous parlons, ont un numéro et ce

numéro est précédé d’une lettre ; laquelle lettre nous indique l’État émetteur.

C’est ainsi que la lettre Z nous indique que le billet en question fut émis par la

277 Voir à ce propos : El País, 8-07-2007, p.59. 278 En effet, si on demande à quelqu’un, quelle que soit son origine, s’il préfère un billet de 20 ou un billet de 500, la réponse ne peut pas être un objet de spéculation. Et si on lui demande s’il préfère un billet de 500 ou l’équivalent en plusieurs coupures, il est clair qu’en générale la réponse sera de demander plusieurs coupures, mais par forcément des billets de 20. Ceci est d’autant plus vrai que les billets de 500 euros ne sont pas facile à écouler dans le marché de la vie quotidienne.

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Belgique, la lettre X que c’est l’Allemagne, la lettre V que c’est l’Espagne, la

lettre U que c’est la France, la lettre S que c’est l’Italie et ainsi de suite. Ce qui

veut dire, par conséquent, que toute banque centrale peut donner à tout

moment, pour ainsi dire, la proportion de l’origine (nationale) des billets qui

circulent dans son espace. Ceci veut dire, dès lors, que de la même manière

que la Banque d’Espagne est capable de nous indiquer que fin mai 2007, il y

avait en Espagne 113,058 millions de billets de 500 euros279 en circulation, de

la même manière elle pourrait nous indiquer l’origine de ces billets. Car, il

convient de savoir que la Banque d’Espagne n’a émis, en 2002, que 13

millions d’unités280. Donc, se pose la question de savoir : d’où viennent les

autres qu’elle possède en si grande abondance ? Car il est très naïf de penser

que tous ces billets furent apportés par les mafias latino-américaines et

russes, comme se plait à le dire la presse espagnole, suivie en cela par toute

la presse internationale. La vérité est que la Banque d’Espagne fut très

surprise de constater cette augmentation à partir de 2004281. Mais le fait est

qu’indépendamment de cette surprise plutôt candide, elle n’a jamais donné

des chiffres concernant l’origine de ces billets.

Cela dit, il n’est pas absurde de penser que l’essentiel de ces billets ont

été émis par les banques centrales des pays contributeurs nets. En tout cas,

ce phénomène correspond à la logique du système de la monnaie unique.

Car, comme nous l’avons déjà souligné, à l’époque des monnaies nationales,

lorsqu’un pays apportait sa contribution au budget communautaire il donnait

des réserves, tandis que depuis l’apparition effective de la monnaie unique,

chaque pays membre de la zone euro apporte sa part en euros. Donc, avec

des grosses coupures. Par conséquent, les contributions européennes – fonds

structurels plus PAC – nous permettent de comprendre la surabondance des

billets de 500 euros en Espagne, mais comment comprendre la surabondance

de ces billets en Allemagne282 ? Nous avons déjà indiqué qu’il convient de lier

279 El País, 8-07-2007, p. 59. 280 El País, Negocios, 23-04-2007, 2. – Il n’est pas inutile de remarquer ici que toutes ces précisions données par la Banque d’Espagne ont permis de rendre clair la logique de ce système, même si cela ne fut pas sa finalité. En tout cas, elle n’aurait pas pu être aussi précise si cet argent était thésaurisé par les particuliers. 281 Notons, à ce propos, que fin 2003, il y avait déjà en Espagne 43 millions de billets de 500 euros en circulation et que fin 2004 cette somme était déjà de 63 millions. El País, 2-10-2005, p. 8. 282 Rappelons que, selon la BCE, le 39% des billets de 500 euros circulaient en Allemagne, fin août 2006. El

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ce phénomène aux excédents allemands. Plus précisément au surplus de sa

balance commerciale. Ce qui fait que l’économie allemande non seulement

reçoit beaucoup d’euros de ces partenaires, mais aussi beaucoup de dollars –

et d’autres devises, comme des yens, des livres sterlings et des francs suisses

-, ce qui lui permet d’acheter le droit d’émission de sa propre monnaie.

En tout cas, ces excédents ne peuvent pas être compris, étant donné

l’appréciation de l’euro que nous connaissons283, si on ne tient pas compte du

fait que l’Allemagne a la possibilité de sous-traiter une partie de sa production

chez ses voisins de l’Europe centrale, où les coûts de production sont moins

chers qu’outre Rhin284. Le fait est que toutes ces différences – monétaires et

concurrentielles – nous montrent qu’il est hautement problématique de

prendre la CE comme un ensemble cohérent, comme s’il s’agissait d’une

économie nationale. Ce qui veut dire concrètement que les surplus extérieurs

allemands ne permettent pas de combler, par exemple, les déficits extérieurs

de la France. Ceci de la même manière que les excédents budgétaires de

l’Espagne et de l’Irlande ne permettent pas de soulager le déficit budgétaire

de la France. Ceci est vrai aussi en ce qui concerne la valeur de l’euro. En

effet, l’appréciation de l’euro est particulièrement punitive pour l’économie

française, mais elle n’a pas d’incidence négative dans l’économie

allemande285 et ne provoque aucune alarme en Espagne, indépendamment

de l’immensité de son déficit extérieur. Mais officiellement ces différences

n’existent pas, elles font partie de la face cachée de cette réalité. C’est ainsi

que Joaquín Almunia, commissaire européen chargé des affaires

País, 10-12-2006, p. 57. 283 Notons, à ce propos, que le 26 août 2000, 1 euro valait 0,8226 de dollar, tandis qu’actuellement il dépasse le 1,43 dollar pour 1 euro. 284 En effet, « les produits porteurs de l’étiquette made in Germany sont de plus en plus souvent seulement assemblés en Allemagne, plus qu’ils n’y sont réellement fabriqués ». Annie Kahn, Le Monde, 8 juin 2007, p. 19. – Cette politique de sous-traitance – et non pas de délocalisations dans le cas de l’Allemagne – est le résultat du fait que « l’heure de travail dans l’industrie est de 18,2 dollars en Allemagne et de 3 dollars en Pologne ». Le Monde, 6-7 février 2005, p. 12. – Pour sa part Patrick Artus considère que la sur-concurrentialité de l’Allemagne est le résultat du fait que les produits allemands « plus hauts en gamme, sont moins sensibles aux variations de change ». Donc que « l’euro fort va accélérer le processus de désindustrialisation en France et en Italie au profit de l’Allemagne et accélérer le processus de désindustrialisation en France et en Italie au profit de l’Allemagne et accélérer notre mutation vers une économie de services ». Le Nouvel Observateur, 10-16 mai 2007. 285 Dernièrement Peer Steinbrück, ministre allemand des finances disait, à ce propos : « Un euro fort est mieux qu’un euro faible ». Pour sa part Bos Wouter, ministre néerlandais des finances nous dit que « toute l’idée de l’union monétaire, c’était de créer un euro fort » et que, par conséquent, la force de la monnaie unique est une « bonne nouvelle ». Le Monde, 10 octobre 2007, p. 14.

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économiques et monétaires, a pu dire : « Avec la même monnaie, certains

pays ont une croissance très élevée286 ».

Cela dit, selon le projet européen, la monnaie unique est, comme nous

l’avons déjà souligné, l’instrument de l’accomplissement politique de cette

communauté. De là que le but immédiat, de cette vision de l’accomplissement

du politique, était non seulement de donner naissance à cette union, mais

aussi et surtout de marginaliser le billet vert, de prendre sa place en tant que

la monnaie de réserve internationale. En effet, pour Raymond Barre il ne fallait

pas s’opposer aux américains en promouvant la renégociation des Accords de

Bretton Woods pour revenir à l’or comme étalon – comme l’avait proposé de

Gaulle, lors de sa Conférence de presse du 4 février 1965 -, mais de créer

une monnaie super forte en vue de marginaliser le billet vert287.

Mais, l’ironie de l’histoire a voulu que l’euro soit plutôt l’instrument

accélérateur de la perte du billet vert. En effet, si bien il est vrai que le règne

du dollar, malgré la démonétisation du métal jaune, n’était pas éternel, il est

vrai aussi que l’euro a joué un rôle très important dans l’affaiblissement du

billet vert. Nous pouvons remarquer ce phénomène depuis l’apparition

effective de la monnaie unique. Car, à partir de ce moment là, le marché

monétaire international va connaître l’affrontement de deux monnaies : le

dollar et l’euro. Donc, d’une monnaie qui est en surabondance et d’une

monnaie qui est rare, car la BCE n’a pas le droit, selon ses statuts d’émettre

de la monnaie 288 . De sorte que la fin de la thésaurisation des dollars,

principalement dans les pays surendettés de l’espace dollar – comme les pays

de l’Amérique Latine, les pays du sud-est asiatique et de la Russie, voire la

Chine elle-même -, va provoquer la dépréciation du billet vert et, par là même,

la sur appréciation de l’euro.

Ce rapport contradictoire, entre le dollar et l’euro, va se manifester

d’une manière tout à fait claire à partir de la fin 2003. Début février 2004

Jean-Paul Fitoussi publie un article, à la une du journal Le Monde, dont le titre

286 Le Monde, 30 novembre 2006, p. 8. 287 Rappelons, en effet, que pour les fondateurs de la monnaie unique il s’agissait d’additionner des monnaies fortes – selon la perception anti-inflationniste -, pour créer une monnaie super forte. Donc, d’une monnaie qui, grâce à sa dimension anti-inflationniste, soit capable de marginaliser le billet vert. 288 Notons à ce propos que la BCE ne dispose pas d’une lettre permettant de distinguer les billets produits par elle.

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est très significatif : L’Euro : notre monnaie, notre problème. Car on assistait

cette année là à une chute rapide de la valeur du billet vert et, donc, à une sur

appréciation de l’euro. Et c’est précisément pour éviter un effondrement brutal

du dollar, que le Président de la Réserve Fédéral, Alan Greenspan va décider

de monter les taux d’intérêts aux États-Unis, car, notons que début juin 2004,

le taux directeur de la Réserve Fédérale était de 1%, tandis que celui de la

BCE était de 2%. Le 2 février 2005, le taux de la Fed était déjà de 2,25% et va

atteindre 5,25% le 1er juillet 2006, tandis que celui de la BCE se trouvera alors

à 3%. Or, c’est précisément cette montée du taux directeur de la Fed qui va

provoquer la crise de l’immobilier aux États-Unis, pour se transformer par la

suite, à partir du 9 août 2007, en crise du crédit. Par conséquent, la hausse

des taux d’intérêt aux États-Unis, va permettre l’appréciation du billet vert

pendant un certain temps289. Mais, malgré le différentiel du taux directeur,

entre le taux de la Réserve Fédérale et celui de la BCE – en août 2007, par

exemple, le taux de la Fed était de 5,25% et celui de la BCE de 4% -, le dollar

continue à se déprécier, provoquant par là même l’asphyxie notamment de

l’économie française290 et celle des pays du franc CFA.

Tout ceci nous montre jusqu’à quel point la destinée de la monnaie

unique, n’est pas de produire une quelconque union politique, mais par l’ironie

de l’histoire, celle de provoquer la chute du billet vert, tout en s’autodétruisant.

Car, il convient de comprendre que l’effondrement du dollar291, n’est pas de

l’ordre de l’accident de l’histoire, mais plutôt de ce qui ne peut pas être

autrement. Car la valeur de change d’une monnaie dépend de son abondance

ou de sa rareté sur le marché international. Or le billet vert est non seulement

en surabondance, structurellement parlant, mais à cause de sa dépréciation, il

y a nécessairement préférence pour d’autres valeurs monétaires comme

289 Le 5 juillet 2005, l’euro 1,1668 dollar, tandis que le 30 décembre 2004 il était à 1.3667 dollar. Cette appréciation fut précisément le résultat de cette montée des taux. Car le coût élevé de cette devise réduisait sa demande, par le biais du crédit, et diminuait par là même sa surabondance. Mais à partir de juin 2006 cette barrière de protection a cessé d’être efficace et nous assistons depuis lors à une lente dépréciation du billet vert. Signalons, en effet, qu’en 2006, l’euro est passé de 1,18 à 1,32 dollar. 290 Pour ce qui est l’économie française, rappelons que la France est toujours le premier contributeur au sein de la Communauté. Actuellement « le prélèvement opéré sur les recettes de l’État au profit de la communauté européenne », est de « 18,4 milliards d’euros ». Le Monde, 23 octobre 2007, p. 13. – Notons que dans cette somme est inclus le rabais britannique. 291 Il y a seulement quelques jours l’encore directeur général du FMI, Rodrigo de Rato disait que : « le risque d’une chute brutale du dollar existe, que cette chute soit la conséquence ou la cause d’une perte de confiance

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l’euro ou le métal jaune. C’est, en tout cas, ce que nous montre le marché.

Notons, par exemple que l’once d’or valait 225 dollars, le 20 janvier 2001,

lorsque Bush le petit est arrivé au pouvoir. Elle tourne actuellement, 24

octobre 2007, autour de 760 dollars l’once. Rappelons de plus que le déficit

extérieur des États-Unis est passé de 440 milliards de dollars en 2000 à 856,7

milliards en 2006292.

Tout indique, dès lors, que nous assistons à la fin du règne du billet

vert. Mais ce qu’il faut comprendre, c’est que la dépréciation continuelle de

cette monnaie provoque la sur appréciation de l’euro. Puis qu’une chute

brutale du dollar – dont a parlé Rodrigo de Rato – ne peut que provoquer la

sur appréciation aussi brutale de l’euro et donc son implosion. Bien

évidemment, un tel phénomène ne peut que provoquer une crise d’ordre

universel, comme l’avait déjà expliqué de Gaulle, dans sa conférence de

presse du 4 février 1965. Car il va y avoir des pays qui ont des montagnes

d’actifs libellés en dollars – comme la Chine, le Japon, la Russie, la Corée du

Sud, l’Arabie Saoudite, le Brésil, etc., etc. – et qui vont se trouver du jour au

lendemain avec du papier qui ne vaudra plus rien.

Nous devons, en tout cas comprendre que c’est la loi de l’offre et de la

demande 293 qui mène à la fin du règne du billet vert. De sorte que ce

processus mène à la fin de l’ère de la confusion des confusions. Donc, d’une

part, au rétablissement de l’égalité des chances dans la concurrence

internationale, et de l’autre, à la reconstitution de la perspective axiologique du

monde. Ceci veut dire concrètement que d’un côté, le retour à l’or comme

étalon devra rétablir le principe de l’égalité proportionnelle dans la

concurrence internationale, et que de l’autre côté, la nécessaire construction

d’une véritable communauté des nations devra permettre de comprendre que

le politique s’accomplit dans le cosmopolitique. En effet, le chemin du

processus axiologique part de l’idée selon laquelle l’universel (l’humain) est ce

dans les actifs libellés dans la monnaie américaine ». Le Monde, 24 octobre 2007, p. 20. 292 Pour la plupart des spécialistes les États-Unis empruntent actuellement quelques 2.3 milliards de dollars par jour pour rembourser ce déficit. Il y a ici un malentendu terrible. En réalité, les États-Unis achètent des biens et services sur le marché international avec des dollars. Puis, la partie la plus importante de ces dollars va se trouver dans les banques centrales des pays excédentaires ; lesquelles banques centrales vont acheter des bons du Trésor américains avec ces dollars. Car il vaut mieux avoir une monnaie rémunérée qu’une monnaie non-rémunérée. Pour cette raison l’essentiel des réserves des pays excédentaires sont en bons du Trésor des États-Unis. 293 Laquelle loi joue le rôle de la loi de la gravitation universelle en économie.

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qui s’affirme dans toute singularité – ce qui donne le principe de l’isothymia :

de l’égalité en dignité de tous les êtres humains – et s’accomplit dans l’idée de

la communauté universelle des nations, capable de se réaliser dans

l’universalité des rapports.

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XI) De l’État oligarchique à l’État démocratique

Théoriquement parlant le politique est en tant que détermination du

droit, une manifestation de l’idée de la justice. Le politique est, plus

concrètement, le processus à travers lequel le logos se réalise dans le monde.

Comme nous l’avons déjà indiqué, le point de départ de cette réflexion est

l’idée logique selon laquelle l’universel de l’humain est la manifestation

première de toute singularité. Socrate – pour parler avec les grecs de la

philosophie classique – est, dès lors, avant tout, en première instance un être

humain, il est par la suite un grec et en dernière instance il est cette singularité

que Platon considéra comme son maître à penser294. Par conséquent, toute

singularité est ainsi, en première instance, la manifestation de sa dimension

générique. Le processus politique déclenche concrètement un mouvement où

l’humanisme en puissance devient humanisme en acte, à travers la réalisation

des valeurs d’ordre universel et particulièrement de l’idée de la justice.

Du point de vue de l’esprit de la philosophie politique grecque l’égalité

en dignité (l’isothymia), doit se concrétiser à travers le processus du politique,

pour donner l’égalité en droit (l’isonomia) et l’égalité devant le pouvoir :

l’isocratia. Par conséquent, ce que ce processus réalise c’est l’idée de l’égalité

en dignité : l’égalité générique de tous les êtres humains. Par conséquent, ce

que le politique doit accomplir est l’idée d’un droit recherché et administré

selon les règles de l’art du kolon (bonum) et de l’ison : l’aequum. La réalisation

d’un droit équitable est, dès lors, le but du politique. Car sans égalité

proportionnelle – ison analogon – l’échange et la vie sociale deviennent

problématiques. Bien évidemment, ce processus implique la participation du

plus grand nombre, au niveau de la pratique comme au niveau de la réflexion.

La communauté de citoyens, au sens strict du terme est une communauté où

toutes les singularités sont des sujets du pouvoir. De là que la démocratie

implique nécessairement l’isocratia, l’égalité devant le pouvoir, mais aussi

294 Il est hautement problématique d’extraire l’idée du politique de l’esprit qui lui à donner naissance : l’esprit de la philosophie classique grecque. Bernard Henri Levy nous dit par exemple que les principes de la démocratie, de droits de l’homme, de respect de la personne « sont, en effet, d’origine juive et chrétienne ». Ce grand cadavre à la renverse, Grasset, Paris, 2007, p. 375 – Comme nous l’avons déjà signalé et comme nous le verrons plus en profondeur, tous les concepts de base de la théorie politique sont le produit de la pensée grecque classique. C’est vrai non seulement pour le concept lui-même de politique, mais aussi pour des notions aussi

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l’isegoria, l’égalité dans l’agora du politique. Mais, c’est par le biais du

cosmopolitique que le politique s’accomplit, car le cosmopolitique donne accès

à la dimension du générique, à l’universalité de l’humanisme pratique.

Comme nous l’avons déjà souligné, le processus du politique a comme

point de départ le principe de la sécurité juridique. C’est donc le droit qui

enclenche le processus du politique et permet, par le biais du pluralisme, de

donner naissance à l’État de droit. Mais, le règne de l’égalité juridique n’est

pas le produit immédiat de l’État de droit. Il s’agit d’un processus qui tend à se

manifester sous la forme oligarchique. Il est, en tout cas, curieux de constater

que ce terme est peu employé du point de vue politique295. Ceci est dû au fait

que d’une manière générale la loi du plus grand nombre (de citoyens) est

considérée comme le fondement même de la démocratie. Or, nous avons vue

ici que, conceptuellement partant, l’ordre démocratique est celui où il y a non

seulement égalité devant le droit, mais aussi égalité devant le pouvoir. Ainsi,

l’ordre démocratique est la communauté de citoyens au sens aristotélicien du

terme. En effet, pour Aristote, les citoyens sont les sujets du pouvoir. Car il

s’agit, à ce propos, de tenir présent à l’esprit qu’il y a eu dans l’histoire

moderne, une banalisation du concept de citoyens. A l’époque de la

Révolution française, par exemple, on appelait tout le monde citoyen y

compris ceux qui n’avaient pas le droit de vote, comme les femmes par

exemple296.

En tout état de cause, l’ordre oligarchique, selon son concept et sa

réalité, est celui où le pouvoir est contrôlé par une minorité, même si le

suffrage universel masculin et féminin existe dans une telle réalité, voire s’il y

importantes que l’oligarchie, la démocratie et la démagogie. 295 Actuellement, par exemple, il est question, dans les anciens pays du socialisme réel et particulièrement en Russie, du terme d’oligarque pour désigner les multimilliardaires (en dollars). Or, le concept le plus adéquat, en l’occurrence, est celui de ploutocrate, car la ploutocratie est selon sa définition le règne, le pouvoir, des riches. Tandis que l’oligarchie, comme nous le dit le Petit Robert, est « le régime politique dans lequel la souveraineté appartient à un petit groupe de personnes, à une classe restreinte et privilégiée ». Aristote pour sa part nous dit que dans le régime oligarchique ce sont les mêmes qui sont toujours au pouvoir, car le reste de la population est frappée d’indignité. 296 Notons, à ce propos, qu’Olympe de Gouges fut non seulement l’auteur de la Déclaration des droits de la femme et des citoyennes (septembre 1791), mais c’est probablement la première personne à avoir demandé le suffrage universel masculin et féminin. Ce qui s’oppose à l’esprit et à la lettre de la première Constitution, dont le droit de vote était censitaire. Seuls les riches avaient le droit de voter. Rappelons aussi qu’elle fut membre fondateur de la Société des amis des noirs, créé par Brissot en 1788 et lutta pour l’abolition de l’esclavage des noirs. Personnage extrêmement moderne, elle demanda la suppression du mariage, l’instauration du divorce et la reconnaissance des enfants nés hors mariage. Elle fut condamnée à mort, à cause de son esprit considéré comme

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a séparation des pouvoirs. Le régime oligarchique est traditionnellement

produit par les familles puissantes, tandis que dans le monde moderne il est

souvent le résultat de l’existence d’une élite administrative composée de

permanents. Mais, pour bien saisir cette différence, il s’agit de tenir présent à

l’esprit, que le corps social, sous le règne de l’État de droit, fonctionne selon la

logique pluraliste. Laquelle logique se concrétise dans la dyade297, dans la loi

des contraires : les conservateurs et les libéraux, la droite et la gauche.

Dans la logique de l’État de droit classique – où les fonctions publiques

sont essentiellement temporaires, comme le dit l’article 30, déjà mentionné, de

la Deuxième Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen – l’élite

économique298 est en même temps l’élite politique et cette élite choisit sa

propre élite administrative. Ici la division fondamentale est bien exprimée par

les concepts des libéraux et des conservateurs. Donc, les notions qui vont

surgir avec la discussion sur l’Habeas Corpus Act, du 27 mai 1769, moment

essentiel de la Révolution anglaise comme nous l’avons déjà souligné. En

effet, ces concepts nous permettent de comprendre d’une manière plus

adéquate cette différence entre ceux qui considèrent que l’ordre des privilèges

sont naturels et ceux qui pensent qu’une société nivelée est plus conforme à

l’idée de la justice. Mais, au sein de ce système nous avons affaire à une

alternance où les ruptures ne sont pas si essentielles, car les perspectives

théoriques ont brillé par leur absence. La rupture dans cette opposition va se

produire plutôt avec l’émergence du marxisme, à la fin du dix-neuvième. Alors,

à partir de ce mouvement de la pensée, la communauté d’égaux va être plutôt

conçue comme le résultat de la négation du droit, de l’économie et du

politique. Nous rentrons ainsi dans une autre perspective, où la finalité libérale

subversif, et guillotinée à Paris, le 3 novembre 1793. 297 Rappelons, à ce propos, que la loi des contraires est le fondement du réel. Au sein de l’ordre pré politique, dans le cas des monarchies absolutistes, par exemple, cette dualité se manifestait dans le rapport entre l’autocratie – dont le règne de Louis XIV est un modèle en France – et le règne de l’aristocratie – dont le règne de Louis XV est une référence en France -, c’est le règne des Paires, où le Roi est le Primus. 298 A l’époque de la crise des années trente, il fut question en France de deux cents familles, comme étant l’objectivation de l’élite économique du pays. Le slogan fut lancé par Edouard Daladier, président du Conseil, lors du Congrès radical de Nantes en 1934. Il parle, alors, des deux cents familles qui sont maîtresses de l’économie nationale et, en fait, de sa politique. En réalité Daladier fait référence aux 200 principaux actionnaires de la Banque de France, lesquels selon ses statuts formaient l’Assemblée générale et avaient, par là même, le droit d’élire les 15 membres du Conseil de la Banque de France. Rappelons que dans le contexte de la Grande Dépression, ce slogan fut repris aussi bien par l’extrême-droite, le Front populaire et les anarchistes. Il concrétise, en tout cas, l’idée de l’élite économique de la nation.

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va laisser la place à la volonté de rupture avec l’ordre social classique, pour

prendre le chemin de la révolution sociale.

Cette dérive va surtout s’accentuer avec la désagrégation de l’ordre

classique, comme résultat de la Première Guerre Mondiale. Comme nous

l’avons déjà expliqué, cette dislocation fut le résultat de la politique de

thésaurisation de l’or par la Réserve Fédérale américaine. L’état de nécessité

produit par cette contraction brutale des échanges va conduire, comme nous

l’avons déjà souligné, à l’émergence de la volonté de la volonté et à la

suprématie de la volonté de domination la plus radicale. Car, pour la

conscience de l’époque, comme l’avait dit Hegel, devant le peuple qui exprime

l’esprit du monde, « les autres peuples sont sans droits299 ».

Dans ces conditions, il est clair que l’esprit de la raison théorique ne

pouvait éclaircir le chemin du devenir. Il va se développer alors, comme

principe de rationalité, l’existence d’une caste de fonctionnaires, d’une

nomenklatura300. Cette caste, est, en quelque sorte, l’objectivation de la classe

universelle dont parle Hegel : « plus précisément celle qui se consacre au

service du gouvernement » et qui « a dans son destin d’avoir l’universel

comme but de son activité essentielle301 ». Nous allons ainsi assister à la

formation d’une nouvelle oligarchie. En effet, à partir de la nomenklatura302

nous avons affaire à un ordre dans lequel une minorité contrôle le pouvoir.

Mais, cette minorité n’est pas à proprement parler issue des grandes familles

économiques et financières, mais de son caractère d’élite administrative. De

sorte que dans cet ordre nouveau l’élite politique n’est pas issue de l’élite

économique, mais plutôt de l’élite administrative. De sorte qu’ici, c’est l’élite

administrative qui secrète l’élite politique303. Ainsi, l’élite du pouvoir est une

299 Principes de la philosophie du droit, paragraphe 347. 300 Rappelons que ce concept est produit du régime soviétique et renvoi à l’existence d’une élite administrative, comme une caste de permanents. 301 Op. cit., paragraphe 303. 302 Il fut question tout d’abord de bureaucratie. Ce terme trouve son origine dans la célèbre phrase de Neker : « C’est au fond de ces bureaux que la France est gouvernée ». Par la suite c’est Max Weber qui va employer concrètement ce terme pour faire référence à l’élite administrative ; laquelle élite est pour lui composée, d’un corps de permanents. Pour Claude Lefort (Eléments d’une critique de la bureaucratie, Droz, Paris, 1971) et pour Pierre Bourdieux (La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Minuit, Paris, 1989) la bureaucratie est plutôt perçue comme une caste de seigneurs de la chose publique. 303 Rappelons que dans l’ordre oligarchique traditionnel, c’est l’élite économique qui secrète l’élite politique et que cette élite politique choisit, pour la durée de son mandat, sa propre élite administrative. Par conséquent, le système dit de la spoliation – le spoil system – est une manifestation concrète de cet ordre. Car dans la logique de

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manifestation de l’élite administrative. Plus précisément, l’alternance politique

est une forme de roulement de l’élite administrative en elle-même. On peut

exprimer cette problématique d’une autre manière, en disant qu’au sein de cet

ordre l’élite administrative est tantôt de droite, tantôt de gauche et que

l’alternance politique est la manifestation de cette pluralité contenue dans

l’élite administrative elle-même.

En ce qui concerne la logique du système nomenklaturiste, le problème

essentiel n’est pas celui de savoir si cette élite est produite par une grande

école – cas de l’ENA304 en France – ou si elle est produite par les Universités

les plus prestigieuses par exemple. Ce qui est important, du point de vue

sociologique, c’est le phénomène de la titularisation de la haute fonction

publique, en l’occurrence. Donc, le fait que cette fonction ne soit pas

essentiellement temporaire, comme il est dit dans l’article 30 de la deuxième

Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. Bien évidemment, le fait que

cette élite soit le produit d’une seule grande école lui donne une cohérence

considérable, lui permet de se développer comme un corps pouvant échapper

à la fluidité de la société individualiste305. Certes, certains pensent que la

domination de cet ordre est le garant du maintien au sommet de l’État d’un

espace de liberté soustrait à l’arbitraire des groupes. C’est la raison pour

laquelle on tend à penser que cette élite de permanents est la condition même

d’un État efficace.

La crise que nous connaissons en France actuellement, comme

conséquence de la rareté monétaire et de la hausse de l’euro, tend à montrer

que ces arguments sont hautement problématiques. Car en dernière instance,

le problème que pose la titularisation de la fonction publique, dans un ordre

concurrentiel, est celui de la régulation du poids de cette fonction. En effet,

lorsqu’il y a contraction de l’activité économique, il y a moins d’entrées

ce système les fonctions publiques sont essentiellement temporaires. Ainsi, l’idée de la création d’une élite de permanents est contraire à son esprit. 304 Relevons que « l’ENA fut fondée en 1945 par une ordonnance du général de Gaulle, selon un projet de Michel Debré, approuvé par Maurice Thorez ». Le Monde, 9 novembre 1991, p.7. 305 Voilà comme Roger Faroux, ancien ministre de l’industrie et ancien directeur de l’ENA, a expliqué cette problématique dans le Financial Times : « Nous avons cette administration aristocratique, dans un pays qui change et qui devient de plus en plus individualiste et qui se modernise ; ce qui devient dangereux ». March, 7, 2001, p.17. C’est nous qui traduisons. – Pour sa part Bernard Zimmern, directeur de l’IFRAP (Institut français pour la recherche sur les administrations publiques), nous dit : « L’ENA est devenue héréditaire. Les énarques en viennent à ressembler aux mandarins de la Chine médiévale ». Courrier International, 19-25 janvier 2006, p.13.

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fiscales. Il apparaît, dès lors, la nécessité de réduire les dépenses de

fonctionnement, ce qui est, pour ainsi dire presque impossible dans un ordre

social où la fonction publique est composée de permanents. Et où, en plus, la

garantie des droits acquis est la condition même de son existence.

En d’autres termes, puisque dans un ordre dit capitaliste306 il y a des

cycles économiques, il doit y avoir nécessairement des mécanismes de

régulation permettant à cet ordre de s’adapter aux phases de croissance et

surtout de récessions. Dans un système où l’alternance pure existe –

c’est-à-dire où le phénomène nomenklaturiste n’existe pas – cette régulation

se réalise sans trop d’entraves. Dans les phases de croissance les

embauches sont nombreuses, tandis que dans les phases de récession le non

renouvellement des contrats permet de réduire la charge improductive (A.

Smith). Cette forme de régulation ne peut pas exister dans les systèmes où

l’administration est composée de permanents. En réalité, dans cet ordre la

seule forme de régulation possible, sans provoquer des ruptures au niveau

social, est le non renouvellement des personnes partant à la retraite. Ce qui

provoque nécessairement le vieillissement dans la fonction publique et

l’augmentation du chômage dans les nouvelles générations. Bien

évidemment, ce double phénomène tend à se radicaliser lorsque la crise

s’installe dans le temps. C’est précisément ce que nous constatons en France.

Les crises monétaires du début des années quatre-vingt – provoquées par les

contraintes du Système Monétaire Européen de 1979 – vont se prolonger

jusqu’au début de 1997307. Cela fait, par conséquent, que l’économie française

a connu depuis 1981 et jusqu’à nos jours, une longue période de crise

monétaire et économique, avec une seule phase de croissance, entre le début

de 1997 et le début de 2002308.

Nous constatons, en tout cas, que depuis 1981 la dette publique

306 Nous faisons, donc, référence à ce système économique dans lequel l’accumulation élargie est une manifestation fondamentale. Il s’agit, par conséquent, de ce système monétarisé dans lequel le crédit joue un rôle de première importance. 307 Nous laissons ici de côté les crises monétaires provoquées par les mécanismes du Serpent Économique de 1972 – entre le début 1974 et la mi mars 1976 -, car cette période se trouve entre deux phases de croissance économique très forte. D’un côté, la période antérieure à cette expérience d’union monétaire, et de l’autre côté, la période postérieure à cette phase de contrainte monétaire. 308 Rappelons que cette période de croissance, comme nous l’avons signalé au chapitre précédent, correspond à celle de l’affaiblissement du DM. Il n’est pas inutile de rappeler ici que pendant cette période l’économie

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française est passée de 17% du PIB à 66% fin 2006309. Donc, que la dette

publique a été presque multipliée par quatre, malgré cette période de

croissance à laquelle nous venons de faire allusion. Puis, en ce qui concerne

le chômage des jeunes nous constatons qu’il est le plus élevé au sein de la

CE, autour de 23% de la force de travail et peut atteindre le 48% dans les

cités des grandes villes. Par conséquent, d’une manière générale nous

constatons actuellement en France non seulement une augmentation du

chômage des jeunes mais aussi un vieillissement dans la fonction publique.

Or, ce double phénomène, comme nous venons de le souligner, est

étroitement lié à l’absence d’alternance au sein de la fonction publique.

D’ailleurs, nous pouvons trouver le reflet du phénomène

nomenklaturiste dans l’enseignement supérieur. Plus précisément, au niveau

de la différence entre les universités et les Grandes écoles310. Il convient, en

effet, de tenir présent à l’esprit, en ce qui concerne cette différence, que les

Grandes écoles produisent essentiellement les cadres de la haute

administration à travers, notamment, des centres de formation comme l’École

Nationale de l’Administration (ENA) et l’École Polytechnique, tandis que les

Universités forment les cadres supérieurs de l’Éducation nationale. Cela fait

que les Universités se trouvent avec peu de débouchés. Ce qui a été

particulièrement le cas depuis la rentrée de 1968, moment à partir duquel

l’Université française est devenue une institution de masse311. De sorte que

l’Université française est devenue, comme on le dit souvent, une immense

machine à produire des chômeurs diplômés.

Cela dit, pour comprendre la logique du système qui se développe en

France à partir de la Libération, il convient de rappeler qu’à l’époque

l’économie française va accroître son secteur nationalisé. En effet, le secteur

nationalisé a commencé à se développer avec le Front Populaire et va

s’étendre au lendemain de la libération, pour connaître par la suite, son

française a créé deux millions d’emplois. Les Échos, 21-11-2006, p.2. 309 Très concrètement, en 1975 la dette publique de la France était de 75 milliards de francs et elle est passée à plus de 5.000 milliards en 2000, quelques 775 milliards d’euros. Notons qu’à la fin du deuxième trimestre 2007, la dette publique était de 1.216,4 milliards d’euros. 310 Il n’est pas inutile de rappeler ici que la France est le seul pays développé à connaître cette dualité. 311 Notons qu’avant les évènements de mai 1968, la Sorbonne était la seule Université à Paris, et en dehors de Paris il y avait seulement l’Université de Nanterre. Actuellement il y a, dans la région de l’Ile de France, dix-sept Universités.

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moment le plus élevé avec l’arrivée de la gauche unie au pouvoir, le 10 mai

1981. Depuis la première cohabitation 1986-1988, nous assistons à un

renversement de ce processus. Le secteur nationalisé tend actuellement à

disparaître. Et depuis le 6 mai 2007, avec l’arrivée de Nicolas Sarkozy au

pouvoir, nous assistons à un renversement de l’ordre institutionnel construit au

lendemain de la Libération.

En effet, la logique du système d’économie mixte qui va se développer

à partir de la Libération est faite de telle sorte, comme nous l’avons indiqué un

peu plus haut, que l’élite administrative va secréter l’élite politique ainsi que

l’élite économique. Le secteur nationalisé – comme le secteur bancaire par

exemple – fera partie de l’espace de reproduction de l’élite administrative. De

telle sorte qu’un énarque pouvait non seulement devenir ministre, mais aussi

PDG d’une grande entreprise du secteur public, comme la BNP, Air France,

Air Bus ou France Télécom. De sorte qu’il fut une époque, sous la présidence

de Giscard d’Estaing et la première présidence de Mitterrand, où l’élite

administrative avait comme espace de reproduction non seulement le sommet

de l’espace politique, mais aussi celui de la pyramide économique312.

Il est clair qu’avec le processus de privatisation que nous avons connu

en France, nous allons assister à une réduction de l’espace vitale de cette

élite administrative et donc à une transformation de la logique de cet ordre

nomenklaturiste. Ceci va se passer dans une période de déstructuration

économique très forte, comme conséquence des crises monétaires que va

connaître la France, et dont la crise du franc du 2 août 1993 fut la

manifestation principale313. Toutes ces crises, notons le, ont été le résultat de

la volonté de convergence monétaire – des monnaies faibles, comme le FF,

312 Notons, pour ce qui est de l’ENA, que chaque promotion est classée selon un ordre « qui ne tient pas compte ni des aspirations ni des compétences, mais de la capacité à rédiger une note de synthèse ». Déclaration d’un élève de l’ENA. Le Monde, 1-2 avril 2001, p.8. 313 Rappelons, à ce propos, qu’en septembre 1992 la Banque de France a essayé de faire passer son taux directeur en sous de celui de la Bundesbank (Buba). Le résultat fut immédiat, le FF s’est affaibli. C’est précisément ce que nous explique Françoise Lazare du journal Le Monde : « La crise de septembre a mis en jeu 160 milliards de francs (…). Fin juillet ce sont plus de 300 milliards de francs qui ont été jetés dans la bataille pour tenter de sauver le franc (…). Dans la seule journée noire de vendredi 30 juillet, la Banque de France aurait emprunté 150 milliards de francs environ pour défendre le cours de 3,4305, plancher d’alors du franc à l’égard du mark ». 14 août 1933, p. 14. – Quelques jours plus tard la même journaliste revient sur cette affaire pour nous expliquer que « les deux dernières expériences des baisses des taux directeurs français en deçà de ceux de l’Allemagne, en octobre 1992 et en juin 1993, n’ont pas franchement laissé de bons souvenirs. La première fois, le gouvernement avait été contraint de durcir le crédit au bout de quelques semaines, car le franc s’affaiblissait.

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par rapport à la monnaie forte, en l’occurrence le DM -, car comme on dit la fin

(l’union monétaire, en vue de l’union politique) justifie les moyens. Or, dans

cette malheureuse affaire à aucun moment cette élite du pouvoir s’est posée

la question de savoir si les moyens en question existent en vue de cette fin.

Car, rappelons que toute action rationnelle est une pratique où les moyens

sont conformes à la fin désirée. En effet, si pour être en forme physique je

dois choisir entre, d’une part, une bonne hygiène alimentaire et la course à

pied, et de l’autre, des saignés et le jeune, il est tout à fait clair que si je veux

que mes pratiques soient conformes au but que je me propose (la santé) il

faut que je choisisse les premiers et non pas les deuxièmes.

Cela dit, le fait est que les crises du FF et de l’économie nationale vont

provoquer les privatisations, le dépassement de l’économie mixte. Mais, il

convient de le noter, ce processus va se produire avec le développement de la

pratique des stock-options314 , qui commence aux États-Unis, à la mi des

années quatre-vingt et qui vont provoquer l’enrichissement des PDG des

entreprises cotées en bourse. De sorte que cette élite du pouvoir est en train

de se transformer en une classe ploutocratique. Ceci au moment où on

assiste à la fin de son rôle social. Car, tout indique que les oligarchies

nomenklaturistes sont en train de se transformer, bousculées par la crise

actuelle, en oligarchies traditionnelles.

Cette transformation peut être aussi perçue comme un retour à la

logique classique. Ainsi, tout annonce non seulement le retour à l’étalon-or,

mais aussi le retour au principe de l’équilibre budgétaire et à celui de

l’alternance pure. Donc, au principe du système dit de la spoliation. En tout

état de cause, nous constatons dans le cas de la France, depuis l’accession

au pouvoir de Nicolas Sarkozy, le 6 mai 2007, la marginalisation de l’énarchie.

En effet, actuellement la plupart des membres du gouvernement sont des

avocats, comme à l’époque classique. Ce qui n’était pas le cas du

La seconde fois, la monnaie française a carrément flanché ». Le Monde, 28 août 1992, p. 16. 314 Cette pratique consiste précisément dans le fait que les entreprises cotées en bourse ont la possibilité d’émettre des actions et les donner à ses responsables, en plus des salaires auxquels ils ont droit. Ainsi, les chefs d’entreprises ont droit à des salaires considérables et en plus à des actions généralement gratuites qu’ils peuvent vendre, très souvent, au moment le plus opportun pour eux, mais pas forcément pour les entreprises où ils travaillent et dont ils sont responsables. L’affaire d’Antoine Zacharias du groupe Vinci, ainsi que celle de Noël Forgeard du groupe EADS, sont à ce niveau là particulièrement significatives. Rappelons, en tout cas qu’Antoine Zacharias est parti à la retraite avec un paquet de stock-options, estimé à 173 millions d’euros. Le Monde, 12

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gouvernement précédent, où le Président de la République, son Premier

Ministre, ainsi que la plupart des ministres du gouvernement étaient des

énarques.

Nous sommes, par conséquent, en train de vivre actuellement en

France une révolution silencieuse, qui devrait conduire à la fin du règne de la

nomenklatura315. La crise actuelle – avec la perte à l’infini de la valeur du billet

vert et l’hyper appréciation de l’euro – devrait permettre précisément le retour

à l’alternance pure. Car, il ne faut pas oublier que les rigidités sociologiques

propres à ce système font que l’ascenseur social est bloqué316. C’est la raison

pour laquelle il est de plus en plus question de fin des postes jusqu’en fin de

carrière 317 . L’alternance pure est ainsi, comme on peut le comprendre

aisément, la condition du dépassement du blocage de l’ascenseur social. La

marginalisation de l’énarchie, en France, en tant qu’élite politique est la

manifestation de ce phénomène.

L’ironie de l’histoire à voulu, par conséquent, que cette élite soit en train

de perdre sa suprématie, en tant que classe destinée à avoir l’universel

comme but de son activité (Hegel), à cause d’un simple malentendu318. Plus

précisément, d’avoir cru que l’union monétaire mène nécessairement à l’union

politique. Donc, en quelque sorte d’avoir cru qu’on peut mettre la charrette

avant les bœufs319. Et last, but not least, d’avoir cru qu’une nation peut donner

juillet 2006, p. 8. 315 Emmanuel Todd nous dit pour sa part, à ce propos, qu’ « en France, ce sont vraiment les élites qui vont mal et qui sont malheureuses et complètement larguées ». Le Monde, 15 novembre 2006, p. 25. 316 En effet, « la protection des droits acquis, accentue l’exclusion des jeunes ». Le Monde, 19 septembre 2006, p.31. 317 En Espagne, par exemple, « le ministre des administrations publiques, Jordi Sevilla, a assuré mercredi 29 mars devant le Congrès des députés que « la prétention d’obtenir un poste à vie disparaîtra ». Le Monde, 14 avril 2006, p. IV. 318 Quoique le malentendu, comme le dit la sagesse populaire, est la chose du monde la mieux partagée. Il convient toute fois de noter qu’il y en a de toutes sortes : réels ou feints, naïfs ou pervers, banals ou tragiques. 319 Il y a eu, en effet, à l’époque la croyance selon laquelle tout était de l’ordre du possible. Le monde ne pouvait qu’être la manifestation de la volonté. Pour cette raison on disait : Impossible… n’est pas français ! ; Ou encore : soyons réalistes… demandons l’impossible ! Ce qui veut dire que tout est une affaire de la volonté de la volonté. Pour cette raison on tendait à croire que de la même manière qu’on peut faire en sorte que la monnaie unique mène à l’union politique, on peut aussi faire que cette union politique soit capable d’effacer la dimension historique des nations –le fait qu’elles sont des produits historiques -, pour construire une unité supérieure (une fédération ou une confédération), capable de subsumer les unités particulières. Or, il s’agit de comprendre que tout n’est pas de l’ordre du possible. En effet, il y a des choses qui ne peuvent pas être autrement, ceci de la même manière qu’il y a de dimensions des choses qui font partie de ce qui est de l’ordre du possible. Pour cette raison Aristote nous dit qu’il s’agit de vouloir ce qui est de l’ordre du possible, comme ce qui est de l’ordre du convenable.

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sa base monétaire à ses voisins, tout en s’enrichissant. Quoi que pour le logos

de cette histoire, tous ces évènements n’ont été que des séries d’ombres

chinoises, car le but réel de ce processus est le retour à la logique classique.

Donc, d’un côté, le dépassement du règne du privilège exorbitant (de Gaulle)

et de l’autre côté, le retour au principe de l’alternance pure. Car, comme nous

l’avons déjà souligné, le rôle du processus politique, dans sa dynamique

accomplissante est non seulement d’abolir l’appropriation privée, la prédation,

de la chose publique (avec l’État de droit), mais aussi de supprimer l’existence

de toute caste de seigneurs de la chose publique (avec l’État démocratique),

en vue de créer les conditions de la communauté d’égaux, pour bien vivre

(Aristote).

En effet, comme nous avons déjà essayé de le faire comprendre, la

démocratie implique l’isonomia et l’isocratia, mais elle ne veut pas dire État de

justice. Il apparaît, dès lors, clairement que l’État de droit ne débouche pas

immédiatement, comme par enchantement, dans l’ordre démocratique. En

effet, l’ordre démocratique est le résultat de l’achèvement des possibilités

contenues dans l’État de droit : de l’accomplissement de l’isonomia et de

l’isocratia. Certes, actuellement on tend à soutenir que la démocratie est

synonyme de suffrage universel. Plus précisément qu’elle peut être réduite à

la pratique du suffrage universel. Or, comme nous l’avons déjà souligné, le

suffrage universel n’est qu’une manifestation de l’État de droit. Très

concrètement, des possibilités contenues dans l’État de droit ; lequel État est

dans sa forme première nécessairement oligarchique. Dans le cas de l’histoire

de la France nous avons vu jusqu’à quel point la conquête du suffrage

universel – masculin et féminin – est le résultat d’un long processus, de plus

d’un siècle et demi.

Par conséquent, du point de vue strictement théorique, il est hautement

problématique de réduire la démocratie à la pratique du suffrage universel.

Certes, cette volonté d’identité, de coïncidence, est le résultat du fait que tout

ordre social doit se légitimer, et pour le faire politiquement, il tend à se donner

le label, le certificat, de démocratique. Rappelons que dans cette volonté de

légitimation, les pays du socialisme dit réel 320 avaient tendance à se

320 Car la réalité effective de ces sociétés ne coïncidait pas avec les idéalités de Marx et d’Engels. En effet, la

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dénommer Républiques Démocratiques et Populaires, comme pour signifier

qu’elles étaient authentiquement démocratiques. A présent avec la quasi

disparition de ce système, les élections libres et le suffrage universel –

masculin et féminin – sont devenus les manifestations même de la

démocratie. C’est ainsi qu’on parle de l’Inde, comme de la plus grande

démocratie du monde. Ceci indépendamment de la subsistance des castes

dans cette réalité. Or, comme nous l’avons déjà expliqué l’égalité en dignité

est la condition première et fondamentale du développement du politique. Par

conséquent, la manifestation du politique implique un minimum éthique. En

d’autres termes, l’égalité en dignité est la condition sine qua non de la

politique321. Car la quête de reconnaissance est un fait social, premier et

fondamental. Ainsi, le devoir de reconnaissance, de respect de la dignité des

autres est la condition première de la démocratie. Car, par définition, en

démocratie les êtres frappés d’indignité le sont pour des raisons pénales et

non pas parce que ces personnes sont ce qu’elles sont, selon leur origine où

leur position dans l’échelle sociale. La démocratie implique, donc,

nécessairement l’existence non seulement de l’égalité en dignité et l’égalité

devant le droit, mais aussi l’égalité devant le pouvoir. Il s’agit donc bien d’une

communauté de citoyens : de sujets du pouvoir.

Nous avons ainsi affaire, avec la démocratie, à une communauté

juridique accomplie en tant que telle, parce que l’égalité en droit et devant le

pouvoir sont des produits de la juridicité. Ce qui veut dire, par conséquent, que

l’ordre démocratique est le produit du développement de l’État de droit, sous

sa forme oligarchique. La grande différence étant, pour ce qui est la pratique

du politique, que dans l’ordre démocratique il n’y a pas de dualité de citoyens

comme l’avait exposé déjà l’Abbé de Sieyès322. A l’époque, en effet, il faisait la

pratique de ces Sociétés fut, rationnellement, la manifestation concrète de ce qui ne pouvait pas être autrement. Nous employons ici le passé, car ce phénomène, indépendamment de l’existence de Cuba et de la Corée du Nord, est devenue une pratique marginale et en voie de dépassement. 321 Il convient de remarquer que nous ne parlons pas ici d’un minimum de nivellement social. Certes, ce minimum doit exister dans une société démocratique, mais du point de vue conceptuel le nivellement social est une manifestation de l’État de justice. L’explosion des inégalités sociales que nous connaissons actuellement, même dans des pays développés comme la France et les États-Unis, est le résultat de la crise globale à laquelle nous avons fait référence. Laquelle tend à produire une sorte de Tiers mondisation du côté de ces sociétés dites postmodernes. 322 Rappelons qu’Emmanuel-Joseph Sieyès (1748-1836) fut l’auteur du célèbre pamphlet Qu’est ce que le tiers état ? , publié fin janvier 1789. Il fut député du Tiers-état aux États généraux et proposa notamment le 17 juin

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différence entre le citoyen actif – celui qui avait le droit de vote, parce qu’il

payait des impôts sur la propriété – et les citoyens inactifs : la grande majorité

qui n’avaient pas ce droit et qu’il considérait comme des simples machines à

travailler. Cette dualité existe encore, aussi bien dans les ordres oligarchiques

traditionnels que dans les ordres oligarchiques nomenklaturistes. En effet,

actuellement les citoyens actifs sont les sujets du pouvoir – donc, soit les

membres de l’élite économique, dans les oligarchies traditionnelles, soit les

membres de l’élite du pouvoir dans les oligarchies nomenklaturistes -, tandis

que les citoyens inactifs sont ceux dont le rôle est celui de légitimer, par leur

vote, ceux qui accèdent au pouvoir323.

La démocratie est, par conséquent, cet ordre où il y a alternance pure,

où la mobilité verticale n’est pas bloquée par la titularisation de la fonction

publique. De telle sorte que lorsqu’il y a changement politique, il y a aussi

changement au niveau du personnel de l’administration publique. Bien

évidemment, ce changement doit être déterminé, éthiquement parlant, non

pas par le mérite, mais par la capacité de chacun de contribuer au bien-être

général. Ce qui veut dire concrètement que puisque les fonctions publiques

sont temporaires, les personnes capables doivent être conservées dans leur

fonction. De ce point de vue, il est tout à fait clair que le principe n’est pas

celui du : le gagnant rafle tout. Il s’agit, en effet, au niveau de la mobilité

verticale d’assurer l’alternance nécessaire, la fluidité sociale dans l’espace des

administrations publiques, tout en sauvegardant le principe de l’efficacité, le

maintien de ceux qui sont les plus capables d’assurer le bien être général.

Par conséquent, dans un ordre démocratique il ne peut pas y avoir de

panne dans l’ascenseur social. Le but structurel de cet ordre est celui

d’assurer et promouvoir l’alternance pure, la mobilité verticale. Cela dit, l’ordre

démocratique ne peut pas être réduit à l’idée de l’alternance pure, il implique

aussi, selon son concept, l’existence d’une communauté de citoyens, de

1789 la transformation de la Chambre du Tiers-état en assemblée nationale. Il travailla à la rédaction de la Première Constitution, vota la mort du roi et abandonna sa charge de prêtre, selon les modalités en vigueur de la Constitution civile du clergé. En 1795, il refusa le poste de Directeur auquel il fut élu. En 1799, il se résolu à entrer au Directoire, puis prépara le coup d’État du 18 brumaire et devint par la suite Président du Sénat sous l’Empire. 323 Car il convient de tenir présent à l’esprit que dans les ordres oligarchiques, les partis politiques de gouvernement sont, soit l’émanation de l’élite économique, soit la manifestation de l’élite administrative. Ceci veut dire, par conséquent, que les partis politiques minoritaires sont des simples manifestations des marges de la

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sujets du pouvoir. Car, en effet, selon son concept la démocratie implique

l’isocratia, l’égalité devant le pouvoir. Mais, il convient de comprendre que

cette égalité est une égalité en puissance. Ce qui veut dire concrètement que

tous les citoyens ne sont pas obligés de participer au jeu politique. En effet, le

vote est un droit et non pas un devoir, une obligation324 ; ceci de la même

manière que l’est le fait de participer aux rencontres politiques. Mais,

institutionnellement parlant, toute démocratie implique l’isocratia et l’isegoria :

le droit égal à la parole.

Mais, la non participation d’un citoyen au suffrage peut être motivée

pour une raison autre que la volonté de marginalisation. C’est le cas

notamment des intellectuels qui ont choisi le chemin de ce que Karl

Mannheim 325 appelait « l’intelligentzia librement flottant ». Car il fut une

époque où quelqu’un comme Sartre disait qu’il fallait s’engager, qu’il fallait que

les intellectuels sortent de leur tour d’ivoire. Or, Sartre de son côté s’est

engagé pour se mettre du côté de Staline, puis du côté de Mao. Rappelons

que Heidegger, pour sa part, se met du côté d’Hitler. Ce qui va non seulement

compromettre le savoir des savoirs, mais le salir d’une façon tragique. Car la

conscience générale peut se dire devant ces exemples, si les grands

intellectuels ne sont pas capables de faire la différence entre le juste et

l’injuste, ce qui est la fonction même de la raison, comment est-il possible de

parler de perspective axiologique ? Comment est-il, dès lors, possible de dire

que la raison peut et doit gouverner l’Histoire ? Car le principe de la raison

suffisante nous montre que la raison peut comprendre à priori le résultat

pratique d’une théorie. Mais, la raison ne peut assumer son rôle que si elle

garde sa distance par rapport au processus de la facticité.

Il convient à ce propos de comprendre que la pensée est en jugement

société civile. 324 Il y a, en effet, des pays où le droit de vote est une obligation. Ce qui veut dire que tous les citoyens sont obligés de légitimer et le processus politique et les élites du pouvoir. Certes, il y a toujours la possibilité de voter blanc, mais ces bulletins ne sont jamais comptabilisés, ou, en tout cas, on n’en tient pas compte pour éviter de montrer la désaffection politique. Ce qui est nécessairement le cas, lorsque cette proportion est importante, et ne peut que provoquer, à l’égard du pouvoir, un sentiment de manque de légitimité. 325 Rappelons que Karl Mannheim (1893-1947) est l’auteur d’Idéologie et Utopie, qu’il publia en 1929. Dans ce travail il développe la théorie de la mobilité sociale, sans laquelle, on ne peut pas comprendre le fonctionnement des sociétés individualisées. Car cette société doit s’autoréguler et l’alternance pure est la forme de régulation englobante au niveau de l’espace du pouvoir. Par conséquent, le blocage de cette mobilité verticale – la panne totale de l’ascenseur social – ne peut que conduire à l’autodestruction de cet ordre.

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et qu’on ne peut pas être juge et partie à la fois. Le philosophe doit donc

garder sa distance, par rapport aux partis politiques, et surtout par rapport aux

personnalités politiques. Car comme le disait Aristote : nous ne donnons pas

le pouvoir aux hommes mais à la raison. Dès lors, le seul compromis qu’a et

que peut avoir le philosophe est son engagement par rapport à l’universel. Les

universaux sont donc le principe et le but de sa réflexion. Pour cette raison,

tout engagement par rapport aux systèmes de croyances – aux idéologies en

cours, ou à la mode – ne peut que conduire à la perversion de la pensée.

Donc, à se donner comme but ce qui est possible et raisonnable. En effet, par

définition l’ami du savoir, ne peut pas se mettre à hurler avec les loups et

encore moins faire l’apologie des grands criminels. En restant à l’écart, il ne

rentre pas dans une tour d’ivoire, comme on tend à le dire, il doit chercher

plutôt à assumer l’universel, car c’est seulement ainsi qu’il pourra marcher la

nuit précédé d’un flambeau, dont la lumière n’a pas été volée, comme l’aurait

dit Hegel, de la torche d’un démon assoupi.

Car le philosophe est l’ami du savoir, celui qui cherche à comprendre,

le chemin qui mène au devenir accomplissant de l’humain. Et ce devenir est,

précisément, celui du Logos : le processus du politique qui trouve son

accomplissement dans une communauté d’égaux au sein d’une communauté

universelle des nations. Par conséquent, le politique s’accomplit dans le

cosmopolitisme capable de lui assurer l’universalité des rapports et l’égalité

des chances dans la concurrence internationale.

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XII) La philosophie politique et le dépassement du masculin et du féminin.

Lorsqu’on pose la question de savoir d’où vient le principe de l’égalité qui

s’impose, selon de Tocqueville, comme loi suprême des sociétés démocratiques, la

plupart des théoriciens auraient tendance à dire que cette idée est le produit de la

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. D’autres diraient avec Hobbes que

les hommes sont égaux parce qu’ils sont tous également capables de d’égorger

mutuellement. Enfin, d’autres encore diraient avec Laborit (Biologie et Structure,

1995) que la seule égalité entre les hommes, c’est d’appartenir à la même espèce.

Puis, dernièrement, Bernard Henri Levy nous dit, pour sa part que les principes de la

démocratie, de droit de l’homme, du respect de la personne sont, en effet, d’origine

juive et chrétienne.

Il n’est, cependant, pas difficile de constater que tout ce qui se rapporte au

politique est un produit de la Grèce classique. C’est vrai non seulement pour des

concepts comme la politique, l’oligarchie et la démocratie, mais aussi pour des

notions comme la démagogie et l’anarchie. Aristote, par exemple, nous explique que

la justice, selon sa conception démocratique, réside dans l’égalité numérique. Puis, il

nous dit que l’État démocratique est une forme de communauté d’égaux en vue de

mener une vie la plus digne. Donc, le problème qui se pose est celui de savoir quel

est le point de départ de ce raisonnement qui, dans son développement, mène à

l’égalité numérique et à la communauté d’égaux.

Mais, avant de chercher ce point de départ, il convient de rappeler que pour

Aristote le monde de l’humain a un fondement logique qui est très différent du monde

de la physique, du monde de la nature. En effet, la loi des contraires est la substance

de l’être, mais dans le monde physique le négatif s’oppose au positif, tandis que

dans le règne de l’éthique le négatif est ce qui s’oppose au positif, soit par excès soit

par défaut. Pour cette raison le juste est ce qui est droit. Le dikaion est ainsi la

mesure entre le trop et le trop peu.

Le fait est que pour Aristote c’est le fondement éthique de l’humain qui se

manifeste à travers le droit, l’économie et le politique. Car, comme le disait Platon, le

Logos est la parole qui se pose des principes et qui raisonne. Ainsi, du point de vue

strictement éthique se pose la question de savoir, selon Aristote, ce que veut le juste.

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Or, selon lui, l’idée du juste veut que l’égal soit traité en égal et l’inégal en inégal. Se

pose, dès lors, la question de savoir en quoi sommes-nous égaux et en quoi

sommes-nous inégaux. En effet, le déploiement de l’idée du juste se manifeste, d’un

côté, dans la société sous la forme de la justice relative aux contrats, ou la justice

corrective et de l’autre côté, la justice qui se rapporte à la formation du budget public,

la justice contributive, et la justice qui concerne les dépenses publiques, la justice

distributive.

Mais avant de rentrer dans la logique du processus d’accomplissement de la

politique, revenons à la théorie du principe de l’égalité, car comme nous venons de le

suggérer il y a bien chez Aristote une théorie fondamentale se rapportant à l’idée de

l’égalité. En effet, selon la logique aristotélicienne toute réalité, comme tout concept,

peut se décliner à trois niveaux : le singulier (S), le particulier (P) et l’universel (U).

Nous parlons, par exemple, soit de ce chien ci, soit de cette espèce de chien, soit

encore de l’idée du chien. Nous pouvons aussi parler de cet homme ci (S), de cette

manifestation de l’humain (P) (ethnique et/ou culturel) et de l’idée même de l’être

humain (U). Puis, en ce qui concerne la juridicité, nous faisons référence à la loi (S),

à un droit positif donné (P) et à l’idée de la Justice (U).

Certes, les textes d’Aristote ne sont pas aussi clairs que l’eau de la montagne

au matin. La cause principale du trouble et de la confusion, se trouve principalement

dans le fait – qu’il ne s’agit pas de minimiser et encore moins de reléguer à l’oubli –

que nous n’avons pas hérité la copie des originaux. Mais indépendamment de ce

désastre il y a quelque chose de fondamental dans cette œuvre et qui continue,

malgré les prétentions de la philosophie moderne, d’être au centre de toute réflexion

qui se veut fondamentale. Nous avons donc choisi de suivre le chemin des concepts.

Et dans ce mouvement ce qui est important c’est le point de départ, car comme le dit

Aristote lui-même, le commencement est la moitié du chemin.

Mais, avant de nous engager dans ce processus, il convient de tenir présent à

l’esprit que dans le rapport entre les trois niveaux de l’Être, dont nous venons de

parler, nous devons faire la différence entre les concepts d’ordre général et les

notions d’ordre universel. Donc, entre le monde physique et le monde éthique. Dans

le cas du monde physique si je veux accéder à l’idée, par exemple, du cheval il faut

que je connaisse non seulement des singularités, mais aussi des particularités – des

races, des variantes – de cet animal, et ce n’est qu’après, que je peux me donner

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l’idée du cheval. Ceci veut dire, par conséquent, que les concepts d’ordre général

sont des notions à posteriori. Tandis que dans le domaine de l’éthique, - et donc des

valeurs d’ordre universel – les concepts sont des catégories à priori. C’est la notion

du juste qui nous permet de comprendre le niveau éthique de la pratique en

question. Pour cette raison Aristote nous dit que l’homme est le seul animal à avoir le

sentiment du bien et du mal, du juste et de l’injuste et que c’est la communauté de

ces sentiments qui engendre la famille et la cité. Ainsi, les valeurs d’ordre universel –

les universaux – sont des valeurs à priori qui permettent à l’être humain de pouvoir

s’orienter dans le monde. C’est, en tout cas, le rôle de sa capacité nomothétique –

législatrice et conventionnelle – de donner un sens à sa pratique.

Le fait est que pour Aristote le singulier est ce qui est un numériquement,

tandis que l’universel est ce qui s’affirme, en première instance, dans toute

singularité. Il y a, par conséquent, ici une dimension substantielle qui comporte une

charge éthique de première importance. C’est la raison pour laquelle tout être

humain peut dire : je suis tout d’abord un être humain, puisque j’appartiens à telle ou

telle communauté particulière et qu’enfin je m’appelle tel ou tel. Certes, la dimension

générique est le lien invisible qui unit tous les êtres d’une même espèce. Pour cette

raison Confucius disait que le propre de tout être est de se reconnaître dans son

espèce. En effet, si un dog danois – qui est le chien le plus grand qui existe – voit un

petit chien, comme un chihuahua, par exemple, il sait très bien que c’est un chien et

non pas un rat. Il est, dès lors, hautement problématique de soutenir qu’un être

humain peut ne pas reconnaître un autre humain comme étant partie du même

genre.

Certes, Alexis de Tocqueville nous explique le contraire. Selon lui, en effet, à

voir ce qui se passe dans le monde, l’européen est aux hommes des autres races, ce

que l’homme lui-même est aux animaux. Il les fait servir à son usage, et quand il ne

peut pas les plier, il les détruit. (De la Démocratie en Amérique, I, 18). Ce qui était

alors de l’ordre de la constatation, n’invalide pas le principe de la reconnaissance

intra espèce. Il ne fait que montrer que l’être humain est capable des monstruosités

les plus grandes. Car, comme on le sait, il est non seulement le seul animal capable

de se détruire massivement intra espèce, mais aussi de jouir de cette destruction.

Pour cette raison Aristote disait que l’homme accompli, est le plus excellent de tous

les animaux, mais séparé de la loi et de la justice est le pire de tous.

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Cela dit, revenons au problème de la singularité, et rappelons que les

singularités sont différentes les unes par rapport aux autres – comme le sont les

particularités – et qu’au sein de ces différences infinies, il y a la différence

fondamentale du masculin et du féminin. – Rappelons, à ce propos, que pour Aristote

la loi des contraires est le fondement de l’Être. Dans la philosophie chinoise il est

question, justement, du Yin et du Yang. Ce qui veut dire que l’Être est en lui-même

l’unité simple des contraires326.

Ce qui veut dire concrètement que lorsque l’on parle de la singularité, on ne

fait pas référence au masculin, à l’exclusion du féminin. En effet, cette exclusion ne

peut être que le résultat d’une vision patriarcale absurde, d’un machisme borné, car

cela veut dire que le masculin est le seul être humain qui compte. Certes, dans

l’histoire nous trouvons aussi très souvent cette imposture qui consiste dans le fait

qu’une particularité de l’humain (un groupe ethnique donné) s’approprie l’universalité

de l’humain – sa dimension rationnelle, par exemple – et la nie aux autres

particularités. Nous parlons, alors, de racisme. Dans le cas du patriarcalisme, nous

avons affaire, en principe, au fait que la moitié de l’humain nie à l’autre moitié sa

dimension universelle.

Or, selon son concept, la justice politique réside, comme nous le dit Aristote,

dans l’égalité numérique. Ce qui veut dire qu’un vaut un et pas plus d’un, qu’il soit

masculin ou féminin. Ceci dit, au niveau de l’humain, cette égalité a une charge

éthique fondamentale qui fut exprimée par la pensée politique grecque depuis

l’époque de Clisthène (-409) : c’est le concept de l’isothymia, de l’égalité en

dignité327. Car tout être humain veut justement que sa dignité soit respectée. Il ne

veut pas être considéré ni comme un animal, ni comme une chose. Ainsi, à la base

de la coexistence, il y a cette exigence fondamentale du respect de l’autre, qui est le

point de départ de l’éthicité elle-même. Ce qui donne ce principe que nous trouvons

chez Confucius, selon lequel : Tu ne dois pas faire aux autres ce que tu ne veux pas

qu’on te fasse à toi-même. Sénèque, pour sa part disait que l’homme est une chose

sacrée pour l’homme.

326 Notons, à propos de la loi des contraires, que selon la métaphysique Aztèque la totalité de l’Être, l’Omothéotle, qui est en même temps l’unité simple des contraires. Le masculin est quant à lui l’Omothécutli – le Seigneur de la dualité -, parce qu’il est dominant masculin et sous dominant féminin ; tandis que le féminin est l’Omocihuatle – la Dame de la dualité -, parce qu’elle est dominante féminin et sous dominante masculin. Ce qui veut dire que dans ce rapport l’autre est en tant qu’autre, l’autre et le non-autre de son autre. 327 Rappelons que Thymos veut dire aussi : l’âme et le cœur comme siège de l’intelligence.

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Par conséquent, la prise en compte de l’universalité de l’humain, dans chaque

singularité, est le minimum éthique sans lequel la coexistence est problématique. Or,

il ne peut pas y avoir d’existence sans coexistence. Pour cette raison Aristote nous

dit que la justice consiste dans la bienveillance mutuelle. Car, toujours selon lui, ce

qui est équitable vis-à-vis d’autrui, c’est le juste. – Rappelons, à ce propos, que pour

le judaïsme et pour le christianisme le principe éthique fondamental est : Aime ton

prochain comme toi-même ! Mais il s’agit de comprendre que le prochain s’oppose

au lointain, comme le semblable s’oppose au dissemblable. Il s’agit par conséquent

d’un principe moral dont la finalité est celle de cimenter les communautés

particulières. Ce qui explique le comportement des européens par rapport aux

hommes d’autres races comme le constate de Tocqueville, dans le texte auquel nous

avons fait référence un peu plus haut.

Il s’avère, dès lors, que l’universalité des rapports ne peut avoir comme

fondement qu’une éthique d’ordre universel. Donc, à la base l’idée selon laquelle

toute singularité comme toute particularité sont, en première instance, des

manifestations de la dimension universelle de l’humain. Par conséquent,

l’humanisme concret implique nécessairement la réalisation accomplissant de

l’égalité en puissance contenue dans l’idée de l’égalité en dignité de tous les êtres

humains. Ainsi, l’humanisme dans sa véritable dimension concrète universelle, ne

veut pas dire la prise en compte effective, comme on le pensait à l’époque de la

Renaissance, de l’homme par rapport à la figure transcendantale du Christ. De plus,

l’humanisme dans sa dimension pratique et selon son concept, n’a rien à voir avec le

discours compassionnel à l’égard de la différence (du dissemblable), comme on le dit

actuellement du côté des néoconservateurs américains. En effet, ce discours

compassionnel ressemble étrangement, dans sa forme et son contenu, à celui de la

société protectrice d’animaux.

Cela étant souligné, revenons au concept de l’isothymia et constatons que le

principe du respect de la dignité de tout être humain, est une dimension qui est en

puissance mais qui doit devenir en acte par le biais de la pratique de la raison : par le

biais de la convention. Donc, par un processus qui se concrétise à travers le droit,

l’économie et le politique. Par conséquent, ce que ce processus réalise effectivement

c’est la dimension de l’égalité contenue dans le principe même de l’égalité en dignité.

Dans la philosophie politique, conceptuellement parlant, ce mouvement

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d’accomplissement à comme point de départ l’isothymia et s’accomplit dans

l’isocratia, par le biais de l’isonomia. Ainsi donc, à la base il y a le principe de l’égalité

en dignité de toute singularité et puis ce principe doit se manifester dans le droit, au

sein d’un ordre politique (national) et puis dans le système juridique qui s’objective au

niveau international, en vue de créer les conditions de l’universalité des rapports.

Ceci veut dire, par conséquent, que le droit, le politique et l’économique sont

les moyens qui existent en vue de la réalisation du principe de l’égalité contenue

dans la raison axiologique. Il convient aussi de tenir présent à l’esprit que dans les

manifestations de la raison théorique – le droit, le politique et l’économique – le droit

est l’instance fondamentale. En effet, l’économie (oikos-nomos) est une

détermination du droit328, comme l’est aussi la politique, car à la base de la politique il

y a un texte fondamental (une Constitution) produit par la convention. Et le sens

même de ce processus est celui de produire concrètement l’égalité : la communauté

d’égaux.

Il s’avère, dès lors, que ce processus conventionnel (la politique) présuppose

un minimum éthique : le respect de la dignité de tous les membres de la

communauté sociale : de toutes ses singularités. Et tout ce qui implique la négation

de ce minimum éthique est moralement parlant, comme le disaient les grecs anciens,

une hybris : un outrage. Un outrage contre l’humanité elle-même. En tout état de

cause, c’est ce minimum éthique qui permet d’accomplir le processus du politique.

Car, comme nous le dit Aristote lui-même : lorsque ce sont toujours les mêmes qui

sont au pouvoir, cela veut dire que le reste de la population est frappé d’indignité. Or,

le système politique accompli est une communauté, comme il le dit lui-même, d’êtres

humains libres et égaux.

Ainsi, la réalisation du projet politique – la communauté d’égaux au niveau des

nations – implique nécessairement la mise en pratique de l’exigence d’égalité

contenue dans le principe de l’isothymia. De sorte que dans ce processus l’État, en

tant qu’objectivation de la substance éthique de l’humain va, à travers la juridicité,

non seulement conduire à l’égalité devant le droit (isonomia), mais aussi à l’égalité

328 Rappelons qu’Aristote insiste sur le fait que la monnaie s’appelle en grecque nomisma, de nomos droit. La monnaie est, dès lors, le produit de la convention et doit être la manifestation concrète de la pratique de la raison. De plus, il convient de tenir présent à l’esprit que la monnaie est fondamentalement pour lui metron, instrument de mesure et meson : la mesure. Par conséquent, fixer le meson, c’est déterminer le juste milieu entre le trop et le trop peu, entre l’excès et le défaut. Le juste milieu étant, par définition ce qui est équitable. Mais pour que l’échange équitable soit possible, il faut que le metron soit la manifestation de l’universalité des rapports. Il doit

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devant le pouvoir : l’isocratia. De sorte que la démocratie est, selon son concept et

sa réalité, un ordre dans lequel il y a non seulement accomplissement de l’égalité

juridique, mais aussi de l’égalité devant le pouvoir.

Ceci fait, justement, que la loi de la majorité n’est pas la condition suffisante

de la démocratie, comme tend à le soutenir le discours dominant des temps

modernes329. En réalité, la loi du plus grand nombre est une condition sine qua non

de l’État de droit. Lequel État peut être aussi bien un État oligarchique, qu’un État

démocratique. Bien évidemment, comme le dit Aristote, dans les démocraties il y a

participation de tous à toutes les fonctions, tandis que dans les oligarchies c’est tout

le contraire. De sorte que toujours, selon lui, les citoyens doivent nécessairement

avoir pareillement accès à tour de rôle aux fonctions de gouvernants et à celle de

gouvernés.

Il s’avère, par conséquent, qu’en démocratie le système nomenklaturiste –

d’une caste de seigneurs de la chose publique – n’existe pas. Car la nomenklatura

est, en puissance, une kleptoklatura, comme on a pu bien le constater lors de la

manifestation pratique du socialisme réel, ainsi que lors de son dépassement. En

effet, la démocratie est selon Aristote ce système politique dans lequel les institutions

sont ordonnées de telle sorte que les fonctions publiques ne puissent jamais être une

source de profit. Car le pouvoir politique est, pour le stagirit, un gouvernement

d’hommes libres et égaux capables de s’imposer comme but de leur action le bien

commun.

Théoriquement et pratiquement parlant, un État en état de nécessité ne peut

pas assumer ni le bien être ni la sécurité de son peuple. Seul un État accompli dans

sa dimension politique est capable, d’une part, d’assumer pleinement sa dimension

générique en promouvant et assurant la communauté universelle des nations, et de

l’autre, de réaliser d’une manière accomplissant la communauté d’égaux à travers la

justice contributive et la justice distributive. Car, c’est par le biais de ces

manifestations de la justice que le social s’accomplit en lui-même, en tant que

communauté nivelée. Capable de réaliser sa dimension générique à travers la

être, donc, une mesure commune. 329 Pour cette raison on nous dit que l’Inde est la plus grande démocratie du monde. Un pays où le système de castes existe encore, et ou les inégalités sociales et les inégalités entre les sexes, sont, pour ainsi dire, des réalités qui paraissent insurmontables.

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consolidation d’une communauté universelle génératrice de justice, à travers

l’échange libre et équitable : non faussé par la concurrence déloyale.

Par conséquent, au sens strict du terme le projet politique s’accomplit dans le

cadre national avec l’État démocratique qui est, par définition, un ordre isocratique.

Puis, cet État démocratique se donne la dimension de l’État de Justice avec la

réalisation accomplissant de la justice contributive et de la justice distributive330, en

vue de créer les conditions du nivellement social. Mais, c’est en tant que membre de

la communauté universelle que l’État particulier assume sa dimension générique, en

promouvant l’égalité en dignité de tous les êtres humains (l’isothymia comme

principe universel) et en assurant l’égalité des chances dans la concurrence

internationale. Ceci, par le biais de l’existence d’une mesure commune qui soit en

elle-même la manifestation des besoins que nous avons les uns des autres et qui

sauvegarde le bien être de la communauté internationale, tout en luttant contre toute

forme de concurrence déloyale, car comme l’avait signalé Aristote, tout communauté

existe en vue de promouvoir les échanges et de lutter contre les injustices

réciproques. Par conséquent, chaque État doit assumer la sécurité juridique et

matérielle de ses membres, tandis que la communauté internationale doit veiller à ce

qu’un de ses membres ne profite indûment, par la concurrence déloyale, à dénaturer

l’accomplissement de cet ordre par des pratiques anti-éthiques et antihumanistes.

Car, la dimension cosmopolitique qui s’impose à l’esprit de notre temps, nous

fait comprendre que tous les êtres humains sont non seulement parties des États,

mais aussi de la communauté internationale, et que le propre de chaque partie est,

comme nous le fait remarquer Aristote, de s’occuper du soin de ces totalités. Car,

c’est seulement à partir de cette hauteur éthique que pourra, enfin, se manifester

dans toute sa plénitude la dimension universelle de l’humain.

330 Rappelons que la justice distributive consiste, selon Aristote, dans la distribution des honneurs, des richesses et de tous les autres avantages qui peuvent échoir aux membres de la société politique. En d’autres termes, cette justice se rapporte principalement aux dépenses de fonctionnement et aux dépenses sociales. Elles doivent, en tout cas, se réaliser, pour ce qui est les dépenses du fonctionnement, selon la capacité de chacun de contribuer au bien être général, et pour ce qui est les dépenses sociales, elles doivent être réalisées selon le critère des besoins ; il s’agit, dès lors, d’aider ceux qui sont dans le besoin et non pas ceux qui n’ont pas besoin.

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XIII) L’État de justice et l’accomplissement du pol itique

Comme nous venons de le voir, l’État démocratique est, à proprement

parler, celui qui assure l’alternance pure et accomplit la communauté de

citoyens, la communauté de sujets du pouvoir. Par contre, l’État de justice est

celui qui réalise le nivellement social, par le biais de la justice contributive et

de la justice distributive. Le rôle de l’État de justice est, dès lors, le nivellement

social, la création d’une société harmonieuse, en vue de bien vivre, comme le

disait Aristote. Mais, ceci ne veut pas dire que le nivellement social

correspond uniquement à la phase de l’État de justice. Nous constatons, en

effet, l’existence d’une certaine économie sociale depuis la fin du

dix-neuvième en Allemagne, mais c’est surtout après la Deuxième Guerre

Mondiale que le secteur de la sécurité sociale va prendre de l’importance et

que les sociétés les plus nivelées de l’époque moderne – les pays nordiques -,

manifestent, au niveau de la pratique, un très grand souci pour la justice

contributive, comme pour la justice distributive.

Mais, pour éviter toute confusion, avec telle ou telle pratique moderne,

nous allons pour l’essentiel faire référence à la conceptualité aristotélicienne.

En effet, comme nous l’avons déjà souligné pour Aristote l’idée de la justice –

selon laquelle la justice veut que l’égal soit traité en égal et l’inégal en inégal –

s’objective dans la pratique sociale à travers la justice corrective et la justice

distributive. La justice corrective, comme nous l’avons vu, consiste à mettre

tous les membres d’une communauté sur un pied d’égalité, de sorte à ce que

le rapport soit équitable, équidistant331. Le principe de l’égalité devant le droit,

doit donc assurer ici l’équité et conduire à la communauté juridique d’égaux.

Par contre, la justice distributive consiste dans la répartition, comme l’a

signalé Aristote, des honneurs des richesses et de tous les autres avantages

qui peuvent échoir aux membres de la société politique. Nous allons regarder

ici de près ce qui est en rapport avec la distribution des dépenses sociales.

331 La justice corrective est aussi définie, comme la justice relative aux contrats. Aux contrats volontaires et aux contrats involontaires. Car si quelqu’un frappe son voisin et lui casse quelques dents, il établit avec lui un rapport qui n’est pas le résultat de l’accord des volontés en question. Il est dès lors normal que la personne agressée demande réparation. Ceci, de la même manière que peut demander réparation quelqu’un qui achète un bien où il y a un vice caché. Car lorsque nous achetons un bien ou un service, nous avons affaire à une marchandise qui a une valeur donnée et qui est l’équivalent de la monnaie que nous donnons en échange. Or, en

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Mais, avant de regarder la logique éthique de ces dépenses publiques, il

convient de jeter un coup d’œil sur la formation de ces budgets. Plus

précisément, sur le phénomène des prélèvements sociaux. Car la justice

contributive se rapporte concrètement aux ponctions fiscales que l’État opère,

au sein de la société.

En ce qui concerne les prélèvements, il convient de savoir qu’il y a,

généralement parlant, deux sortes de prélèvements : l’impôt indirect et l’impôt

direct. Mais, les personnes imposées n’ont pas toutes le même pouvoir

d’achat. Il y en a qui ont beaucoup d’argent, d’autres qui en ont

convenablement et d’autres encore qui n’ont rien. Par conséquent, il y a des

personnes parmi les membres de la société qui ne peuvent pas

manifestement payer quoi que ce soit. De là, la nécessité de tenir compte de

cette différence. C’est la raison pour laquelle l’article 13 de la première

Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, nous dit que la « contribution

doit être également répartie entre tous les citoyens, en raison de leur faculté ».

Dans la tradition on a toujours fait référence à cette expression qui nous

arrive de la Grèce ancienne, selon laquelle : de chacun selon ses capacités, à

chacun selon ses besoins. Donc, qu’il faut tenir compte non seulement des

capacités, mais aussi des besoins. Or, comme nous allons le voir par la suite

cette expression renvoie à la justice distributive. Pour ce qui est la justice

contributive la réflexion éthique, par rapport à cette problématique, passe

nécessairement par la thèse de base selon laquelle la justice veut que l’égal

soit traité en égal et l’inégal en inégal. Car, si nous nous référons à l’impôt

indirect, il est clair que si tous les biens et services étaient taxés au même

niveau, il est évident que cela ne pourrait qu’augmenter les inégalités

sociales332. Notons, à ce propos, que dans la tradition, seul existait l’impôt

indirect, ce que nous appelons actuellement la TVA. Et les pauvres payaient

autant que les riches. Pour ce qui est l’impôt personnel qui n’existe pas dans

nos sociétés voici ce qu’il est dit dans l’Ancien Testament : « L’Éternel parla à

Moïse, et dit : Lorsque tu compteras les enfants d’Israël pour en faire le

l’occurrence le vendeur a vendu un bien qui n’a pas la valeur estimée. De là, la nécessité de la justice corrective. 332 Il faut savoir, à ce propos, qu’il est question actuellement d’un « flat fax », plus précisément d’un taux unique d’imposition : pour la TVA, l’impôt sur le revenu et l’impôt sur les sociétés. Cette imposition à minima de 15%, tend à se développer actuellement en Slovaquie et dans les pays Baltes.

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dénombrement, chacun d’eux paiera à l’Éternel le rachat de sa personne, afin

qu’ils ne soient frappés d’aucune plaie lors de ce dénombrement… Le riche ne

paiera pas plus et le pauvre ne paiera pas moins d’un demi-siècle, comme

don prélevé pour l’Éternel, afin de racheter leurs personnes333 ».

C’est, donc, selon ce modèle de l’égalité, entre riches et pauvres, que

l’impôt indirect existait traditionnellement. Ce n’est qu’à l’époque moderne que

va apparaître la différence entre la petite TVA et la grande TVA. Donc, entre la

taxe correspondant aux produits de consommation courante et la taxe pour les

produits de luxe334. Notons que dans certains pays les produits de première

nécessité, comme le lait et le pain sont marginalement taxés. Ce qui démontre

clairement qu’il y a actuellement une conscience claire du fait que du point de

vue axiologique, l’inégal, selon l’avoir, doit être traité en inégal. Quoi que nous

assistons dernièrement à une sorte de régression à ce niveau là et dont la

« flat tax », dont nous venons de faire mention, en est une manifestation.

Cela dit, il convient de tenir présent à l’esprit que le système fiscal joue

un rôle de première importance dans le phénomène des inégalités sociales.

En effet, nous pouvons constater que dans les pays les plus inégalitaires

l’impôt direct n’existe pas et, en plus, la différence entre la taxe frappant les

produits de première nécessité et ceux qui ne le sont pas, est moins

importante que dans les sociétés où le nivellement social est une réalité

manifeste. Par exemple au Guatemala la pression fiscale est actuellement de

moins de 10% du PIB 335 . Nous constatons un phénomène semblable au

Mexique, où le niveau des prélèvements tourne entre 10% et 12% du PIB, si

on ne tient pas compte des apports de la Compagnie nationale du Pétrole

(PEMEX)336.

Il est, en tout cas, curieux de constater que la plupart des esprits

critiques qui s’intéressent au Tiers-Monde, oublient précisément de constater

333 Exode 30,11-16. 334 Il n’est pas inutile de remarquer ici qu’il y a certains produits qui sont taxés différemment et d’une manière beaucoup plus lourde que les autres. Il s’agit précisément des alcools, du tabac et de l’essence. Les droits d’accise sont différents selon les pays, quoi que le principe d’harmonisation tende à s’imposer pour éviter la concurrence déloyale. C’est précisément ce qui est stipulé par l’article 99 du Traité de Maastricht. 335 Voir à ce propos : Le Monde, 6 novembre 2007, p. 8. 336 Voir à ce propos : El País, Internacional, 4 juin 2006, p. 10.

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ce phénomène 337 . Plus précisément que dans ces réalités les riches ne

payent pas d’impôts directs, même lorsque cela devrait être le cas selon la loi.

En réalité l’impôt sur le revenu est un phénomène très récent du point de vue

historique338. Il va se développer surtout après la deuxième guerre mondiale et

va donner naissance à l’État providence. C’est ainsi que grâce à l’impôt sur le

revenu et à d’autres recettes fiscales, comme l’impôt sur les sociétés et l’impôt

sur les grosses fortunes que le niveau des prélèvements obligatoires a doublé,

globalement parlant, à l’époque moderne, par rapport à l’époque classique339.

Et c’est précisément cet accroissement qui va permettre le développement de

l’économie sociale. Plus précisément, la politique de la solidarité sociale.

Certes, nous assistons actuellement à une déliquescence de ce secteur de

l’économie sociale, à cause non seulement du développement de la dette

publique, mais aussi à cause de la volonté de dépassement de l’État

providence, au nom de la concurrence internationale, de la mondialisation.

Cette volonté de dépassement de l’État providence va dans le sens

précisément d’une réduction de l’impôt sur le revenu et des autres

prélèvements qui ont pour finalité le nivellement social. Le CERC (Conseil de

l’Emploi, des Revenus et de la Cohésion Sociale) nous dit à ce propos :

« Alors que Rockefeller avait autrefois préconisé aux États-Unis que le salaire

des dirigeants d’entreprise ne dépasse pas 40 fois celui de leurs ouvriers, le

salaire moyen du PDG américain est passé de 85 fois le salaire moyen d’un

salarié en 1990 à 500 fois en 2000. L’évolution a été similaire en Europe, et

particulièrement en France 340».

Il s’avère dès lors qu’il y a eu à l’époque de la post guerre une volonté

d’accomplir le politique par le biais du nivellement social. Ce fut précisément la

politique de la sociale démocratie, dont la manifestation la plus cohérente peut

se constater encore dans les pays scandinaves. En tout état de cause, la

fiscalité directe doit être aussi déterminée par le principe de la justice

337 Par exemple, pour commencer, le fait que dans ces pays la différence entre riches et pauvres est abyssale. 338 En effet, c’est en 1842 que l’Income Taxe est apparu en Grande-Bretagne. Puis, c’est en 1893 que l’ Einkommensteuer s’est développé en Allemagne. En France, l’impôt sur le revenu fut voté en mars 1909 et appliqué pour la première fois en 1916. Voir à ce propos : Jacques-Marie Vaslin, Le Monde, 5-6 mai 2002, p. 17. 339 En effet, généralement parlant, les prélèvements sont passés dans les pays développés de quelques 23% du PIB à 46%. 340 Les Échos, 21-22 septembre 2007, p.15.

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contributive : selon la capacité économique de chacun. De là que, comme

nous l’avons souligné plus haut, le principe d’une imposition minimale pour

tous – comme le veut la « flat tax » - est contraire à l’éthique sociale

elle-même et ne peut que provoquer l’objectivation de l’injustice sociale. En

effet, le rôle de l’État de justice n’est pas simplement d’assurer la sécurité

juridique, ce qui est le propre de l’État de droit, mais aussi d’assurer et

promouvoir l’égalité des chances entre les membres de la communauté

sociale. Il s’avère, dès lors, que la fiscalité est un instrument nivellateur si elle

est conditionnée par les principes de la justice contributive341.

Cela dit, la justice contributive est la base de la justice distributive, car

c’est le revenu fiscal qui détermine le niveau des dépenses publiques. Ici, pour

faciliter la compréhension de cette problématique nous allons réfléchir selon la

logique du principe de l’équilibre budgétaire. Donc, du fait que les recettes

déterminent les dépenses. Et c’est justement à ces dépenses que nous

faisons allusion lorsque nous parlons de la justice distributive. Car, il s’agit de

la distribution de la chose publique. Laquelle distribution doit être

conditionnée, selon Aristote, par le principe de chacun selon ses capacités à

chacun selon ses besoins.

Nous avons ainsi affaire aux dépenses de fonctionnement et aux

dépenses sociales342. En ce qui concerne les dépenses de fonctionnement, il

convient de savoir que selon la justice distributive ces dépenses doivent être

faites selon le critère de la capacité de chacun à contribuer au bien être social.

Ce qui veut dire, concrètement que les postes de la fonction publique ne sont

pas accordés selon les critères de l’amitié, de la fidélité, ou de l’identité

ethnique ou culturelle, mais bien plutôt de la capacité de chacun à contribuer

au bien être général. Bien évidemment, comme nous l’avons déjà souligné,

341 L’impôt progressif est, dès lors, une manifestation de cette justice. Car il permet de rendre adéquate la contribution de chacun en fonction de ses capacités. L’égalité devant la contribution – pour ce qui est l’impôt direct – n’est, par conséquent, qu’une manifestation de l’injustice contributive. Ceci de la même manière que l’est aussi l’absence de contribution directe ; quoi qu’à un niveau plus élevé. Plus précisément, le fait que les riches ne contribuent pas à la construction de la communauté sociale, comme cela se passe dans beaucoup de pays du Tiers-monde. Rappelons, en ce qui concerne cet impôt, qu’en 2002 Jean-Marie Lepen était pour sa suppression, tandis qu’en 2007 il pensait qu’un taux maximal de 20% était suffisant. Voir à ce propos : Les Échos, 26-27 juin 2007, p.2. 342 Rappelons, à ce propos, qu’en France nous avons affaire à deux grands budgets (publiés) au budget de l’État et au budget de la Sécurité Sociale. Donc, grosso modo, aux dépenses de fonctionnement et aux dépenses sociales.

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selon les critères de la démocratie la fonction publique ne peut pas être

composée de permanents. Car, selon les principes de la démocratie, c’est

l’élite politique qui sécrète son élite administrative. De sorte que l’alternance

politique assure la mobilité verticale343. Mais, il ne s’agit pas, du point de vue

axiologique, de ne pas renouveler les postes de ceux qui ont la capacité de

contribuer au bien-être général 344 . En effet, dans ce mouvement de

l’alternance il y a en quelque sorte les plus capables d’optimaliser leurs

fonctions respectives ; depuis celles des responsables des crèches, en

passant par celles des cadres de l’armée, des Universités et jusqu’aux plus

hauts cadres de la fonction publiques.

Par conséquent, puisqu’en démocratie les fonctions publiques sont

essentiellement temporaires 345 , l’alternance politique assure la mobilité

verticale et permet à ce système de s’autoréguler. Mais, cette autorégulation

doit se faire en fonction de la finalité de cet ordre qui est celui de créer une

communauté d’égaux en vue de bien vivre, comme le disait Aristote. Car,

dans le cas contraire, lorsque la fonction publique est composée de

permanents, nous avons affaire, comme nous l’avons déjà signalé, à

l’apparition d’un ordre corporatiste où la finalité d’un tel ordre est la défense

des droits acquis et, par là même, l’appauvrissement de la société civile, ainsi

que le blocage de l’ascenseur social.

A présent, avant de parler du domaine de la solidarité sociale et

puisque nous venons de voir ce qui se rapporte aux dépenses de

fonctionnement, nous allons nous passer du secteur public aussi bien dans la

production que dans les services. Notons, en tout cas, à ce propos, qu’Aristote

nous avait déjà signalé que toutes les choses sont susceptibles d’être en

propriété commune et en propriété privée. De là qu’il est essentiel de se poser

la question de savoir s’il vaut mieux que la possession commune s’étende à

tous les biens, ou qu’elle se limite, à certains biens, à l’exclusion de certains

autres. Or, Aristote nous dit qu’il y a dans ce domaine une proportion

raisonnable. Et c’est précisément cette proportion raisonnable qu’il s’agit de

343 C'est-à-dire la fluidité de l’ascenseur social. 344 Sont donc des contrats à termes. 345 Il s’agit donc d’éviter le principe de ce qu’en anglais on appelle « winer takes all » : le gagnant rafle tout. Car ce n’est pas une lutte pour un butin. Il s’agit plutôt de la lutte pour ce qui est, socialement, le bien suprême :

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comprendre. Or, pour cela il convient de tenir présent à l’esprit que l’État est

un ordre juridique et que son rôle n’est pas de produire des biens particuliers,

comme l’alcool, les chaussures ou les voitures. Son rôle premier, en tant

qu’État de droit, est celui de produire et administrer le droit juste. Puis, en tant

qu’État de justice son rôle fondamental est celui d’assurer et promouvoir la

justice sociale. Mais, il y a des domaines comme les ressources du sous-sol

qui sont des véritables monopoles naturels et qui font que les concessions

impliquent des privilèges considérables. De là que l’État conscient de son rôle

social et éthique peut toujours contrôler la production dans ces domaines, tout

en évitant de créer des espaces de reproduction d’une caste de permanents.

En d’autres termes, la gestion de l’espace de la production, comme celui des

services publics et celui des biens immobiliers – les terres et les bâtiments –

doivent être considérés, et le sont en fait, comme des parties de la fonction

publique.

Pour ce qui est des services publics comme les hôpitaux, les écoles,

les universités, les transports, le gaz et l’électricité, un État soucieux de sa

finalité éthique – le nivellement social – ne peut pas les vendre sans tenir

compte des inégalités sociales qui sont à la base. Car tout service public est

éthiquement soumis au principe des besoins. Il s’agit d’aider ceux qui sont

dans le besoin et non pas ceux qui n’ont pas besoin. Mais, c’est au niveau de

la sécurité sociale que cette différence est prise en compte de la façon la plus

adéquate ; en tout cas, de la manière la plus convenable. En effet, la politique

de la solidarité sociale comporte cinq chapitres essentiels : Maladie, chômage,

allocations familiales, revenu minimal d’insertion (RMI) et la retraite.

La couverture sociale française est sans nul doute un des modèles les

plus intéressants de l’époque moderne. Et ceci malgré ses côtés négatifs,

comme sa forme de gestion et le principe de l’égalité qui a conditionné la

répartition des allocations familiales. Nous n’allons pas discuter ici l’historique

de ce système, ni approfondir le mode de fonctionnement de chacune de ces

caisses. Il s’agit, plus précisément, de réfléchir, à leur propos, précisément

des principes 346 qui doivent conditionner l’existence de ce système de

la justice sociale. 346 Car il s’agit de comprendre que, en premier lieu, l’idée de la justice se manifeste dans le social à travers des principes, et qu’en deuxième lieu, les principes se concrétisent dans le droit positif lorsque ce droit est conforme

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couverture sociale. En effet, en France la Sécurité Sociale a été, et continue à

l’être en grande mesure, contrôlées, selon le principe de la parité, par les

représentants des syndicats des travailleurs et du patronat. C’est la raison

pour laquelle il y a en France cette division très claire entre le budget de l’État

et le budget de la Sécurité Sociale. Or, du point de vue des principes la partie

de la chose publique qui permet les dépenses de fonctionnement et les

dépenses sociales est l’ensemble des moyens financiers mis à la disposition

de ceux qui sont légitimés par la loi du plus grand nombre, en vue de réaliser

ces dépenses. L’élite politique est la puissance agissante de l’ordre public ;

elle est la manifestation de la volonté pratique de l’État. La puissance publique

est, dès lors, selon les principes, la seule instance légitime pour réaliser les

dépenses en question. Bien évidemment, à la base de cette puissance il y a le

pouvoir législatif – les représentants de la souveraineté populaire – qui est

l’organe producteur des normes qui conditionnent la pratique sociale

elle-même. Le budget de la Sécurité Sociale fait donc partie du budget de

l’État, car les dépenses sociales sont des dépenses publiques.

Car, il convient de faire la différence entre les dépenses sociales faites

par un pouvoir populiste – un dictateur bienfaiteur – et les dépenses qui sont

conditionnées par le droit. Car dans un État de droit, et à plus forte raison

dans un État de justice, les subventions sont des droits et non pas la

manifestation de la bienveillance d’un despote plus ou moins éclairé. Dès lors,

la justice sociale ne peut être que l’objectivation d’un ordre institutionnel

conscient de sa finalité éthique. En effet, la charité est un acte de

bienveillance, tandis que la justice sociale est un droit ; elle est la

manifestation axiologique d’un ordre conscient de la pratique de sa raison.

Cela dit, comme nous l’avons souligné plus haut, les dépenses sociales

ne peuvent être faites que selon le principe de l’inégalité. Il s’agit que ces

subventions bénéficient ceux qui sont dans le besoin et non pas ceux qui n’ont

pas besoin. En effet, pour ce qui est des allocations familiales, se rapportant

au nombre d’enfants, il est hautement problématique du point de vue

à l’idée de la justice. Ainsi, la justice positive, n’est pas comme dit Pascal dans ses Pensées cette « plaisante justice, qu’une rivière ou une montagne borne ! Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». En effet, le droit (positif) est juste lorsqu’il est conditionné par l’idée de la justice. Pour cette raison, comme il est dit dans la tradition, il est juste d’affirmer que le droit doit faire appelle à l’idée de la justice : « Jus a justitia apellatur ».

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axiologie, voire du point de vue économique, d’accorder les mêmes sommes,

pour un nombre semblable d’enfants, à une femme qui appartient à un milieu

très favorisé, qu’à une femme qui fait partie d’un milieu défavorisé. Car,

comme on peut le comprendre aisément, pour la mère célibataire au chômage

les allocations familiales sont une source de survie, tandis que pour la femme

du PDG, il s’agit d’un argent de poche, plutôt insignifiant.

Pour ce qui est de ces allocations il convient de rappeler qu’en France,

sous le gouvernement de Jospin (1997-2002), il se produit la tentative de

ramener ces allocations au principe de l’inégalité – donc, selon le critère des

besoins -, mais cela n’a pas duré longtemps. Tout indique que si le critère de

l’égalité a prévalu c’est d’une part, parce qu’on considère que ce critère a une

valeur universelle dans le monde moderne et de l’autre, parce qu’on considère

que ces subventions incitent à la maternité et permettent de surmonter le

problème de la stagnation démographique. Ici nous avons essayé de

démontrer qu’au niveau axiologique la justice distributive ne peut se

manifester qu’à partir du principe de l’inégalité, tout comme la justice

contributive. En tout cas, que la politique de la solidarité sociale ne peut se

manifester, axiologiquement, qu’à partir du moment où elle est déterminée par

le principe des besoins. Il est, en tout cas, difficile de croire que les allocations

familiales sont susceptibles d’inciter les femmes des milieux très favorisés à la

maternité347.

Donc, les dépenses sociales proprement dites impliquent le principe

des besoins – c’est le cas notamment des dépenses pour les maladies, pour

les allocations familiales et le RMI – et se font selon le principe de la

répartition348. Ce qui veut dire que le niveau d’activité économique de chaque

moment détermine le niveau des dépenses. C’est ainsi, par exemple, que si

l’activité économique est forte, les dépenses de maladies, d’allocations

familiales, de chômage et de RMI349 sont plus importantes que si le niveau de

347 Certes il y a eu en France, depuis le début des années quatre-vingt-dix, une augmentation de la maternité qui est en partie dû aux femmes immigrés et en partie à la frange très catholique de la population française. Mais, il est difficile de soutenir que cette augmentation de la maternité est la conséquence des allocations familiales et, plus précisément de la logique de cette répartition, selon le principe de l’égalité. 348 Il convient de remarquer qu’en France le budget public fut en 2006 de 590 milliards d’euros, dont 300 milliards ont été destinés à la Sécurité Sociale. Le Monde, 15 février 2007, p. 10. 349 Tout indique qu’il y a actuellement en France plus de 1,3 milliards de Rmistes (Le Monde, 15 septembre 2006, p. 15) et que la précarité augmente d’une manière préoccupante. Il est question actuellement de « 7,1

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cette activité tend à diminuer. C’est, donc, à cause de ces variations – qui sont

le résultat des cycles économiques, voire des crises plus globales comme

celle que nous connaissons actuellement et que l’humanité a connu avec la

crise des années trente – qu’il serait plus raisonnable que la retraite puisse

dépendre non seulement du système de la répartition, mais aussi du système

de la capitalisation. En effet, l’État de justice se doit d’apporter aussi bien la

sécurité juridique que la sécurité matérielle à tous ses membres. La solidarité

sociale est un phénomène national, comme l’est aussi la sécurité juridique.

La solidarité internationale ne peut elle exister que d’une manière ponctuelle. Il

s’agit d’aider les pays qui connaissent des catastrophes naturelles ou autres.

Car dans un ordre international conditionné par l’égalité proportionnelle dans

l’échange, tous les États doivent être capables d’assumer leur responsabilité

sociale et cette responsabilité se résume en deux points essentiels : la

sécurité juridique et la sécurité matérielle de tous ses membres350

Cela dit, revenons au problème de la retraite. Constatons, en tout cas,

qu’il y a, généralement parlant, deux sortes de citoyens : ceux qui sont

capables d’assumer leur destinée matérielle et ceux qui ont plus de difficulté

pour le faire. La retraite par répartition est plutôt faite, au sens strict du terme,

pour ces derniers, tandis que la retraite par capitalisation est plutôt conforme

aux capacités des premiers. En effet, un organisme public devrait être capable

de gérer ses fonds de retraite ; tout en permettant à chacun de ses membres

l’accès à l’immobilier une fois que la personne eu cotisé suffisamment pour

payer la part de base et tous les frais annexes. De sorte que cette institution –

millions de pauvres en France ». Le Monde, 25-26 novembre 2007, p.26. 350 Car, il convient de tenir présent à l’esprit qu’un État en tant que producteur de droit, doit se donner une perspective axiologique, donc, non seulement la sécurité matérielle de tous ses membres. Cela dit, dans un ordre international où la prédation est la loi dominante, il y a nécessairement des États en état de nécessité. Or, comme on peut le comprendre aisément, un État en état de nécessité ne peut assumer ni la sécurité juridique et, encore moins, la sécurité matérielle de son peuple. Dans ces réalités, nous pouvons le constater, la loi dominante est celle de la lutte pour la survie et de la domination brutale des plus forts. Car les États dits voyous, ainsi que les États prédateurs au niveau interne, que nous constatons actuellement ne sont pas, pour l’essentiel, le produit de la perversion des systèmes de valeurs qui conditionnent leur existence, mais aussi et d’une manière significative le résultat du grand déséquilibre qui existe au niveau international. Nous l’avons déjà souligné ici, le grand déséquilibre de l’époque moderne a son fondement dans le fait que la nation la plus riche du monde a le droit et le privilège d’émettre la monnaie internationale. Ce qui lui permet d’absorber, sans aucune contrepartie réelle, une partie très importante des échanges sur le marché international. En 2006, le déficit de la balance commerciale des États-Unis fut 764 milliards de dollars. Ce qui veut dire que les États-Unis ont absorbé cette année là quelque chose comme le 6,4% des importations internationales sans aucune contrepartie réelle. Il y a donc nécessairement un déséquilibre qui se répercute dans la base de cette pyramide, de la communauté internationale.

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de dépôt et de crédit – peut permettre à ses membres l’accès à la propriété de

son logement par le biais d’un crédit au taux le plus favorable, Puis, en cas de

décès la personne en question peut toujours transmettre son avoir, son

épargne, à ses ayants droit. Voire, en cas d’absence, au budget de la

couverture sociale.

Puisqu’il est question de la retraite, il n’est pas absurde de se poser la

question de l’âge de la retraite. Il est clair que c’est par convention que cet âge

doit être déterminée, et selon la règle générale elle doit être la même pour

tous ; en évitant toute forme de corporatisme, lorsque c’est le régime général

– la société – qui assume le paiement des retraites en question. Il s’agit

toutefois de donner à ceux qui veulent continuer à travailler, au-delà de l’âge

limite, la possibilité de le faire, tout en limitant cette possibilité dans le temps.

Cela étant dit, il convient de se poser, à présent, la question de savoir si

la mondialisation est un obstacle au développement de l’État de justice, de ce

nouvel État providence, comme on tend à le dire actuellement en France. Par

conséquent, que le développement du libre échange mène à la disparition de

toute politique de solidarité sociale. Car la libre concurrence mène, selon

certains spécialistes, à la sur-concurrentialité des pays où le niveau des

prélèvements obligatoires est le moins significatif. Et on donne comme

exemple ce qui se passe actuellement au sein de la Communauté

Européenne. Or, le problème qui se pose actuellement est qu’un marché

commun ne peut pas être viable, s’il n’y a pas homogénéisation des

prélèvements entre les différentes communautés politiques. Plus précisément,

s’il n’y a pas « harmonisation des législations relatives aux taxes sur les

chiffres d’affaires, aux droits d’accise et autres impôts indirects », comme le dit

précisément l’article 19 du Traité de Maastricht. En effet, l’économie de

marché ouverte où la concurrence est libre, ne peut être viable que si la

concurrence est libre et non-faussée, comme il a été signalé dans le Traité

constitutionnel. Il convient, dès lors, de faire la différence entre la concurrence

loyale et la concurrence déloyale. Le marché libre implique nécessairement le

marché équitable 351 . Car entre égaux l’échange doit être proportionnel,

351 Les anglo-saxons disent : « Free trade, fair trade » : marché libre, marché équitable. Il est question aussi dans cette langue de « fair-dealing » : de commerce loyal, de commerce honnête. Et, à ce propos, comme le dit Aristote le droit est toujours là, où entre les hommes la justice est possible. De sorte que par delà la monnaie il y

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comme le disait Aristote. Pour cette raison il considère que l’échange

proportionnel, est la condition même de l’existence sociale. En d’autres

termes, suivant cette logique, il n’y a pas de vie sociale sans échange, ni

échange sans égalité proportionnelle.

En effet, l’équité consiste à mettre chacun sur un pied d’égalité. Par

conséquent, entre les nations il ne peut pas y avoir libre concurrence si elle

est faussée par la concurrence déloyale. L’exemple le plus simple de cette

distorsion est actuellement au sein de la Communauté Européenne, l’impôt

sur les sociétés, auquel nous avons fait référence déjà. Il faut savoir

qu’actuellement cet impôt est en France de 33% et il permet à l’État français

de percevoir quelques 46 milliards d’euros352. Or, il est évident que s’il réduit

cet impôt de moitié (à 16,5%), l’État français va se trouver avec un manque à

gagner de 23 milliards d’euros, sans pour autant réduire la différence avec

l’Irlande qui a un impôt sur les sociétés de 12,5%. Donc, il faudrait aller plus

loin dans cette réduction, pour atteindre probablement le 0% que se propose

l’Estonie. Il est clair qu’une telle politique ne peut que conduire au

démantèlement de la couverture sociale, en arrivant à la célèbre « flatt

tax »353. Pour laquelle la progressivité de l’impôt sur le revenu, qui a été à la

base de l’État-providence, est une aberration. Or, comme nous l’avons déjà

souligné cette idée est contraire à la logique même de la justice contributive,

pour laquelle – comme pour la justice distributive – l’injuste est l’égal et le

juste ce qui tient compte de l’inégalité en vue de créer les conditions du

nivellement social.

L’économie sociale est, au sens strict du terme, cette partie de l’activité

sociale qui se rapporte à la distribution de la chose publique en vue d’aider

a des accords qui doivent garantir l’égalité des chances, la concurrence libre et non-faussée. 352 Voir : Le Monde, 24-25 juin 2007, p. 26. 353 Rappelons que c’est suivant cette logique que la « Poll tax », l’impôt communal de Madame Thatcher (1990), voulait frapper d’un même montant riches et pauvres. Notons aussi qu’à l’époque le Duc de Westminster, l’anglais le plus riche – avec une fortune de 14 milliards de dollars – s’est opposé, car il considéra cette égalité comme la négation du principe de la justice. Ceci tout comme actuellement Warren Buffet, le troisième homme le plus riche du monde – avec une fortune de 52 milliards de dollars, en 2006 – s’oppose à tous ceux qui veulent supprimer l’impôt sur l’héritage, comme Georges W. Bush et les néoconservateurs en général. – Pour ce qui est la « Poll tax », rappelons qu’il s’agit d’une capitation – « a head tax » -, chaque personne, chaque tête, paie la même chose. Le niveau du revenu n’est pas tenu en ligne de compte. Ce qui veut dire que le serviteur, ou le jardinier de sa majesté le Duc de Windsor, par exemple, doivent payer autant que le Duc lui-même. Le fait est que cette taxe inique – imposée par Margaret Thatcher au nom de l’égalité – a provoqué un soulèvement si fort (le 31 mars 1990) qu’il va conduire à la démission de la Première Ministre et à son

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ceux qui sont dans le besoin. L’économie sociale est donc une manifestation

principale de l’État de justice, et, en tant que telle, cette partie de l’économie

est une détermination essentielle du politique dans son processus

d’accomplissement. En effet, comme nous l’avons souligné, le but de l’État de

justice est non seulement la sécurité juridique, mais aussi la sécurité

matérielle de tous ses membres. La solidarité internationale est une

manifestation cosmopolitique et elle se réalise aussi selon le critère des

besoins : il s’agit d’aider ceux (les peuples) qui sont dans le besoin et non pas

ceux qui ne sont pas dans le besoin. Car, dans un monde où l’égalité des

chances est la condition même de la concurrence internationale et où les

valeurs du politique se manifestent dans toute leur authenticité, toute société

doit être capable d’assumer sa propre finalité : la sécurité juridique et

matérielle de ses membres. Par conséquent, dans ces conditions, la solidarité

internationale ne peut être que la manifestation des accidents naturels qui

peuvent se produire et se produisent ici et là sur la planète. Car les extrêmes

inégalités que nous constatons actuellement dans le monde, sont en grande

partie le résultat de l’aberration de l’ordre monétaire que nous connaissons

actuellement, ainsi que de la déloyauté dans la concurrence internationale354.

Cela dit, revenons au problème de l’économie sociale, car il y a autour

de ce concept une confusion très importante, lorsqu’on parle, par exemple,

d’Europe sociale. En effet on oublie, par cela même, une chose simple, c’est

que l’économie sociale n’est pas une partie de l’économie internationale, mais

bien un chapitre de l’économie nationale. Certes, au sein de l’UE on tend à

croire que l’union monétaire débouche nécessairement sur l’union politique.

Mais, dans ce processus idéal nous avons affaire à une croyance et non pas à

ce qui est dans l’ordre des choses, c’est-à-dire ce qui ne peut pas être

autrement. Or, au niveau historique, de la pratique sociale elle-même, on n’a

jamais constaté la logique de ce processus. Par contre, nous pouvons

constater le fait que l’union politique mène à l’union monétaire355. Car, c’est

remplacement par John Major. 354 Il convient à ce propos de rappeler, comme l’a souligné dernièrement l’actuel Président du Sénégal, Abdoulaye Wade, que « les subventions agricoles pratiquées par les pays industrialisés sont de l’ordre de 1 milliard de dollars/jour ». Le Monde, 16 novembre 2007, p. 12. 355 Le seul exemple qui échappe à cette règle c’est le cas de Hong-Kong. En effet, comme nous l’avons déjà indiqué, par l’Accord du 19-12-1984 sur Hong-Kong, la Chine s’est compromise de sauvegarder pendant 50 ans

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précisément cette croyance qui a conduit à l’apparition des fonds structurels et

au développement de la Politique Agricole Commune (PAC). Or, comme on

peut le comprendre aisément ces subventions ne font pas partie de

l’économie sociale, car elles sont d’un côté, destinées à la construction des

infrastructures et de l’autre côté, à la production agricole.

Ce qui veut dire concrètement que les fonds européens ne sont pas

destinés à satisfaire le besoin de ceux qui sont dans le besoin. Car, il est

difficile de faire croire, pour ce qui est la PAC, que les subventions aux grands

propriétaires de terres et aux grands éleveurs font partie de l’économie

sociale 356 . En effet, il convient de comprendre que ces subventions non

seulement sont versées aux plus riches, mais font aussi partie des politiques

qui sont contraires aux principes de la concurrence loyale. Car elles se font au

détriment des sociétés qui n’ont pas la possibilité d’accorder des subventions

et qui doivent plutôt taxer leurs producteurs et leurs exportateurs pour

subsister en tant qu’ordres étatiques.

De plus, à ce système de subvention à la production, il convient de tenir

compte aussi des subventions aux exportations (le dumping), pour

comprendre jusqu’à quel point cette politique est contraire aux principes de

l’éthique internationale. En tout état de cause, cette politique économique est

totalement étrangère, comme on peut le saisir très facilement, aux principes

de la justice distributive et particulièrement pour ce qui se rapporte à la

solidarité sociale. Car, comme nous l’avons déjà souligné, la solidarité sociale

est une manifestation essentielle de l’État de justice dans lequel la dimension

du politique tend à s’achever nécessairement. En tout état de cause, le

principe de la solidarité sociale n’a rien à voir avec la concurrence déloyale au

niveau international. Certes, la PAC a été conçue comme un instrument de

l’ordre institutionnel de l’île, ainsi que sa monnaie, le dollar de Hong-Kong. Par conséquent la Chine ne peut pas changer, en principe, l’ordre monétaire hongkongais. 356 Il n’est pas inutile de signaler, à ce propos, qu’il y a actuellement dans la CE, 2.180 exploitations qui touchent plus de 300.000 euros par an « 30 à 40 en France, 330 au Royaume-Uni et 1430 en Allemagne ». (Le Monde, 21 juin 2007). Donc, non seulement les anciens kolkhozes de l’Allemagne de l’est sont parmi ceux qui touchent le plus, mais aussi la reine d’Angleterre et le gotha d’outre-manche. En tête de liste figurent les propriétés de Sir Richard Sutton… Viennent ensuite les domaines appartenant à la crème de l’aristocratie, dont le duc de Malborough et celui de Westminster »… « La reine n’a pas trop à se plaindre de l’Europe qui lui a versé près de 800.000 euros pour ses domaines ». (Le Monde, 25 mars 2005). Notons aussi qu’en Espagne il y a 219 percepteurs qui touchent plus de 300.000 euros par an. Le plus grand bénéficiaire étant Ramón Mora Figueroa Domeq, avec 2.793.942 euros en 2006. Lequel semble être celui qui touche le plus au sein de la CE.

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l’union politique au sein de la Communauté européenne. Mais cette

perception, ce discours, est le voile qui couvre une réalité tout à fait différente :

celle de l’enrichissement de l’ancienne noblesse – lié à la grande propriétaire

de la terre – et de la concurrence déloyale par rapport au reste du monde.

Cela dit, le projet de l’union politique va trouver sa cohérence – quoi

que problématique – dans la politique des fonds structurels. Car ces

subventions sont, en principe, destinées au nivellement économique des

nations faisant partie de la Communauté européenne. Certes ces fonds ont

permis le développement des infrastructures des pays comme l’Espagne, la

Grèce et le Portugal, pour ne parler que des principaux bénéficiaires de ces

fonds, entre 1986 et 2006357. Bien évidemment ces fonds sont réels et les

pays bénéficiaires connaissent les résultats concrets. Par exemple, l’Espagne

a reçu entre 1986 et 2006, au titre des fonds européens l’équivalent de 200

milliards d’euros 358 . Ce qui va donner le célèbre miracle espagnol et

notamment la surabondance des billets de 500 euros dans ce pays. Cette

augmentation de la base monétaire des grosses coupures que nous

constatons dans le cas de l’Espagne, est précisément le résultat de ces

contributions. En effet, selon les statistiques données par la Banque

d’Espagne (BdE) et par la BCE il y avait à la fin du premier trimestre 2007,

112 millions de billets de 500 euros. Donc quelque chose comme le 26% des

billets de 500 produits dans la zone euro, tandis qu’en France il y avait alors

2,5%359. Ce qui veut dire que le premier bénéficiaire de la CE se trouve en

surabondance monétaire des grosses coupures et particulièrement des billets

de 500 euros, tandis que le premier contributeur, en l’occurrence la France, se

trouve en pénurie de ces billets.

Tout ceci montre que cette idée absurde – la thèse selon laquelle

l’union monétaire mène nécessairement à l’union politique -, est en train de

provoquer un désastre économique de première importance. Ceci d’autant

357 Rappelons, à ce propos, que depuis le 1er janvier 2007, le principal bénéficiaire des fonds européens est la Pologne. En effet, selon le nouveau programme européen, de 2007-2013, la Pologne devra recevoir au titre des fonds structurels 59,7 milliards d’euros, pendant cette période. Ceci veut dire, par conséquent, que la Pologne devra recevoir pendant cette période quelque chose comme 8,5 milliards d’euros annuels, seulement au titre des fonds structurels. A ceci il faut ajouter la PAC et les retombées des dépenses de fonctionnement. 358 Voir à ce propos : Les Échos, 30-31 décembre 2005, p. 5. – C’est-à-dire donc près de 300 milliards de dollars. 359 Voir à ce propos : El País, 22-04-2007, p.63, et El País, 10-12-2006, p. 57.

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plus que cette idée va conduire au développement des fonds européens et

donc à la situation d’abondance monétaire dans les pays bénéficiaires et

pénurie monétaire du côté des contributeurs nets. Certes, cette différence

devra connaître des modifications, avec l’aggravation de la crise du billet

vert360. En effet, les pays ayant suffisamment de réserves or pourront se

restructurer, tandis que les pays qui se trouveront sans ces réserves, ou en

pénurie de ces réserves connaîtront une phase particulièrement très aigüe de

cette crise universelle. Ce qui sera particulièrement le cas des pays qui

connaissent un déficit extérieur considérable. Ce qui est le cas de l’Espagne.

En effet, l’Espagne peut se permettre actuellement des exploits économiques

inimaginables encore au début des années 1990. Comme, par exemple, la

célèbre « reconquista » de l’Amérique latine361, la puissance de son secteur

bancaire362 et du secteur de la construction363. Le grand problème est que

grâce à ces fonds européens l’Espagne se trouve avec un déficit extérieur

considérable, de l’ordre de 150 milliards de dollars, cette année 2007, avec

une valeur des exportations qui dépasse à peine les 200 milliards de dollars.

De plus, l’Espagne a actuellement très peu de réserve de métal jaune. Elle

avait 525 tonnes en 2005 et après avoir vendu 283 tonnes, il ne lui reste que

242 tonnes364. Donc, malgré la quantité considérable des billets de 500 euros,

l’Espagne devrait se trouver, à la suite de l’effondrement du règne du papier

monnaie, avec la fin du règne du billet vert, dans une situation aussi terrible

que celle qu’a connue l’Argentine à la suite de la crise monétaire du 3

novembre 2001365.

Cela étant dit, revenons à cette différence entre la solidarité sociale et

la solidarité internationale. En effet, la solidarité sociale est une dimension

particulière et permet le développement de l’économie sociale qui est une

manifestation essentielle de l’État de justice. Par contre, la solidarité

360 Il n’est pas inutile de rappeler ici que cette crise est le résultat de la formation et du développement de la monnaie unique. Mais, comme nous l’avons déjà signalé cette crise du dollar ne peut que provoquer sa chute brutale et par là même l’explosion, la désintégration, de la monnaie unique. 361 Notons à ce propos qu’entre 1993 et 2006, l’Espagne a investi dans ces pays pour l’équivalent de 183,5 milliards de dollars. 362 La Banco Santander est, par exemple, la première banque de la zone euro. 363 Entre 1997 et 2006, l’Espagne a produit plus de logements que la France et l’Allemagne ensemble. 364 Voir à ce propos : El País, 16-09-2007, p.66. 365 L’éclipse de la raison ne peut que produire des temps cauchemardesques.

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internationale est, dans sa forme la plus développée, une manifestation de la

conscience cosmopolitique : la concrétisation de l’humanisme accompli en

lui-même. A proprement parler, la solidarité internationale, n’est pas une

activité économique comme l’est l’économie sociale, mais plutôt un acte

gratuit, un don : la manifestation accomplissante de la bienveillance

humaniste. Car au niveau universel, la justice réside dans la bienveillance

mutuelle entre les nations.

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XIV) Axiologie et eschatologie dans les temps moder nes

Eschatologie est, selon le Petit Robert, l’étude de la fin dernière de

l’homme et du monde et son discours est intimement lié à la religiosité

hébraïque, tandis que l’axiologie est la théorie des valeurs qui se rapporte aux

universaux : aux valeurs d’ordre universel. Curieusement ces deux visions du

monde se sont développées plus ou moins à la même époque au IVème

siècle avant l’ère chrétienne. Pour la philosophie grecque le point central c’est

Aristote. Lequel meurt en moins 322. Par contre pour la théologie hébraïque

l’histoire est un peu plus compliquée. La canonisation du texte de l’Ancien

Testament est faite en 80 de l’ère chrétienne366. Tout indique cependant que

l’essentiel de la compilation voire de la rédaction de ce texte fut faite pendant

la période postexilique, entre -539 et -332. Certes, cette tentative de datation

ne correspond pas à la doctrine officielle. Mais la nouvelle historiographie – où

la Bible Dévoilée, d’Israël Finkelstein et de Neil Asher Silberman, joue un rôle

principal – nous permet de situer la formation de ce système de valeurs à un

moment différent. En effet, il convient de rappeler que pour les auteurs de La

Bible Dévoilée : « La saga de l’Exode d’Israël hors de l’Egypte n’est pas une

vérité historique367. Et ils ajoutent : « Il n’y a pas eu ni patriarche, ni Exode, ni

de conquête de Canaan368 ».Par conséquent que « l’existence du roi David

n’a pas d’avantage de validité historique que le roi Arthur 369».

Cela dit, le but de ce travail n’est pas de rentrer dans cette polémique.

Mais, au point de départ d’essayer d’éclaircir l’historicité qui est à la base de

cette histoire dont il est question dans l’Ancien Testament. Nous divisons ici

cette histoire concernant la Palestine historique en sept moments différents :

Premièrement, la période qui va grosso modo de -1730 à -1570 et qui

correspond à l’occupation du delta égyptien par les hyksôs, les cananéens370.

366 C’est, en effet, le Concile de Jamnia, en 80 qui fixe le canon de ce texte. Rappelons, en tout cas, que la traduction rabbinique de la Septante – sous le règne de Ptolémée II Philadelphe (-285 à -246) – ne concerne que le Pentateuque, les 5 premiers textes de l’Ancien Testament, qui étaient attribués à Moïse. 367 Op. cit., Bayard, Paris, 2002, p. 90. 368 Op. cit., p. 150. 369 Op. cit., p.154. 370 Il convient de noter que c’est pendant cette époque que les cananéens vont créer la première écriture alphabétique – la célèbre linéaire A, vers -1650, à partir de l’écriture hiératique égyptienne, c’est-à-dire à partir de l’écriture rapide couramment employée, par cette civilisation, dans les papyrus.

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Deuxièmement, la période qui va de l’expulsion des hyksôs et donc de la

conquête égyptienne de l’ancienne Palestine, en -1555, par Ahmosis Ier, et ce

jusqu’à la mort de Ramsès III (-1154) qui met fin à cette occupation.

Troisièmement, il y a la phase où les cananéens ont vécu leur indépendance

de l’Egypte, de -1154 à -926, avec la conquête punitive de Shéshonq Ier,

fondateur de la XVIIIème dynastie égyptienne ; lequel dévaste 150 villes et

villages371. Quatrièmement, c’est la phase de la pénétration des hébreux et de

la formation du Royaume de Samarie et ce jusqu’à la chute de cette ville

conquise par le roi assyrien Salmansar V et sa destruction ultérieure lors de la

mort du dernier roi du Royaume du nord, Josias ; donc, de -926 à -609372.

Cinquièmement, la période qui va de la fin de l’exil à Babylone ; donc, de -609

à -539 373 . Et sixièmement, la période post-exil qui correspond plus

précisément à l’époque qui va de la fin de l’exil (-539) à la conquête

d’Alexandre, en -332374.

Cela dit, c’est par rapport à ce cadre historique que nous allons essayer

de comprendre le système de valeurs qui a conditionné l’esprit de Jérusalem.

Mais, avant de nous engager dans cette compréhension, il convient de

rappeler que tout système de valeurs a, comme nous l’avons déjà signalé, un

point de départ qui conditionne son unité et sa logique finaliste. En effet, au

niveau de ce système de valeurs les trois moments de ce processus sont : la

création, l’alliance et la donation et, enfin, la promesse. La finalité étant la

puissance énergétique, car c’est en vue des valeurs que nous agissons et en

371 Notons que c’est pendant cette période que les phéniciens, cousins des cananéens, développent l’écriture alphabétique – dite linaire B – entre -1.100 et -1.050. 372 Il convient de remarquer que c’est pendant le règne du dernier roi du royaume d’Israël, en -622 que fut découvert le livre de la Loi. Voir à ce propos La Bible Dévoilée, page 319 et suivantes. – Pour ce qui est de ce texte – de la Torah, au sens strict du terme – tout indique qu’il fut tout d’abord écrit en alphabet phénicien. Ce n’est qu’après l’exil que la caste sacerdotale, les lévites, vont employer l’alphabet aranéen, les lettres carrées. Ceci veut dire, par conséquent, que les hébreux du royaume du nord, comme ceux du royaume du sud n’avaient pas d’écriture. Rappelons, en tout cas, que c’est vers le VIII siècle avant l’ère chrétienne que le phénicien va donner l’écriture grecque vers l’ouest et l’écriture aranéenne vers l’est. 373 En ce qui concerne cette période, il convient de rappeler que l’exil commença en -587 et termina en -539. La quantité de personnes amenées en exil fut selon Jérémie : « en tout quatre mille six cents personnes ». 52,30. 374 Il faut dire qu’à l’époque postexilique, dite aussi perse, le royaume de Juda « était une province de dimension modique, recouvrant principalement les monts de Judée dans un rayon d’environ vingt-cinq kilomètres au nord et au sud de Jérusalem, un territoire qui ne faisait pas beaucoup plus que deux mille kilomètres carrés. Il était bien plus petit que le royaume de Juda à la fin du VIIème siècle av. J.C. A l’encontre de ce dernier il n’incluait ni les montagnes au sud d’Hébron, ni la vallée de Beersheba, et une partie de la Shefelah en était exclue ». Op. cit. pages 401 et 402. Voire aussi la carte 13, page 348, que donnent les deux archéologues israéliens, concernant la province de Yehoud durant la période perse, postexilique.

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vue de les accomplir. Car là où il y a une fin, c’est en vue de cette fin que les

principes et les moyens termes existent.

Nous allons donc parler de la cohérence interne de ce système de

valeurs et voir, par la suite, ses variantes, dans le cas du christianisme

notamment. En tout cas, le point de départ de ce système de valeurs est l’idée

de Dieu ; d’une sorte de Premier moteur qui est à la fois la cause de l’Être et

qui doit être reconnu non seulement comme le Dieu de son peuple, mais

comme le Dieu de toutes les nations375. Ainsi, le Dieu d’Israël est la cause

première de l’Être en tant que tel376, puis cause première de son peuple et du

reste de l’humanité377.

Mais, ce qui est important dans ce système de valeurs est que ce Dieu

se choisit un peuple et lui fait la donation de la terre dite promise. C’est

précisément le sens des paroles qu’il adressa à Abram de la façon que voici :

« Sache que tes descendants seront étrangers dans un pays qui ne sera point

à eux ; ils y seront asservis, et on les opprimera pendant quatre cents ans.

Mais je jugerai la nation à laquelle ils seront asservis, et ils sortiront ensuite

avec de grandes richesses ». (Genèse 15, 13-15).

Mais, par delà cette légende qui n’a aucun fondement historique,

comme le prouve le fait qu’en Egypte il n’y a aucune trace d’un si long séjour,

ce qui est important c’est précisément ce qui suit : En effet, « en ce jour-là

l’Éternel fit alliance avec Abram, et dit : je donne ce pays à ta postérité, depuis

le fleuve de l’Egypte jusqu’au grand fleuve, au fleuve de l’Euphrate ». (Genèse

15,18-19)378. Pour ce qui est de l’alliance que l’Éternel fait avec Abram, voici

les textes précis : « Voici mon alliance, que je fais avec toi. Tu deviendras

375 Isaïe nous dit à ce propos : « L’Éternel des armées est son nom ; et ton rédempteur est le Saint d’Israël : Il se nomme Dieu de toute la terre ». 54,5. 376 Pour cette raison il est dit : «Au commencement, Dieu Créa le ciel et la terre ». La Genèse 1,1-2. – Quoi que l’idée du cosmos contenue dans ce texte soit très proche du géocentrisme et non pas de la vision du cosmos infini des mayas ou celle que nous avons actuellement, il s’agit surtout de retenir que le Dieu de l’Ancien Testament est un Dieu pantocrator. 377 Pour ce qui est de l’humain, voici l’acte de création : « Puis Dieu dit : Faisons l’homme à notre image, selon notre ressemblance et qu’il domine sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel, sur le bétail, sur toute la terre et sur tous les reptiles qui rampent sur la terre… il créa l’homme et la femme… et Dieu leur dit : Soyez féconds, multipliez, remplissez la terre et l’assujettissez ». Genèse 1, 26-28. 378 Nous avons déjà cité ce texte, au Chapitre IV, note 22. C’est, comme on peut le comprendre aisément, un texte incontournable, car il s’agit de la Grande donation, et correspond à ce que les néoconservateurs américains appellent actuellement le Grand Moyen Orient. En tout état de cause cette étendue entre le Nil et l’Euphrate, comprend non seulement une partie de l’Egypte, de la Syrie et de l’Irak, mais aussi la totalité du Liban, de la Syrie et toute la Péninsule arabique.

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père d’une multitude de nations. On ne t’appellera plus Abram ; mais ton nom

sera Abraham, car je te rends père d’une multitude de nations. Je te rendrais

fécond à l’infini, je ferai de toi des nations ; et des rois sortiront de toi.

J’établirai mon alliance entre moi et toi, et tes descendants après toi, selon

leurs générations : ce sera une alliance perpétuelle, en vertu de laquelle je

serai ton Dieu et celui de ta postérité après toi 379».

Le fait est que l’Éternel conclut cette alliance avec Abraham en lui

disant : « Toi, tu garderas mon alliance, toi et tes descendants après toi, selon

leurs générations. C’est ici mon alliance, que vous garderez entre moi et vous,

et ta postérité après toi : tout mâle parmi vous sera circoncis. Vous vous

circoncirez ; et ce sera un signe d’alliance entre moi et vous. A l’âge de huit

jours, tout mâle parmi vous sera circoncis380 ».

Comme on peut le comprendre aisément, ces textes ont une

importance primordiale dans cette vision du monde, car ils expriment, ils

exposent l’évènement fondateur, le rapport privilégié de ce peuple avec son

Dieu. Lesquels évènements sont, il convient de le noter, le résultat de la

volonté de l’Éternel lui-même. En effet, c’est lui qui a choisi son peuple, à

travers son patriarche, et lui a promis de lui donner un « immense royaume » -

comme il est dit dans Le Coran 4,54 –, comme preuve de sa fidélité. Mais,

force est de constater que la tradition mentionne peu la Grande Donation381.

Elle parle plutôt de la Petite Donation. Plus précisément le paragraphe 17,8 de

la Genèse, qui suit précisément le texte qui parle de la circoncision et de

l’alliance perpétuelle. En effet, dans ce texte l’Éternel dit à Abraham : « Je te

donnerai, et à tes descendants après toi, le pays que tu habites comme

étranger, tout le pays de Canaan, en possession perpétuelle, et je serai leur

Dieu ».

De sorte que dans la tradition, la terre promise est celle qui correspond

à la Palestine historique. D’ailleurs dans un passage du Lévitique où le Dieu

d’Israël s’auto défini lui-même, il reprend cette dimension de la Donation de la

façon suivante : « Je suis l’Éternel, ton Dieu, qui vous a fait sortir du pays de

379 Genèse 17, 4-7. 380 Ibid, 17, 9-12. 381 En effet, l’importance de la Grande Donation va surgir avec la pensée des néoconservateurs américains. Et cette réalité est exprimée dans et par le concept du Grand Moyen Orient.

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l’Egypte pour vous donner le pays de Canaan, pour être votre Dieu ». (25,38).

Il n’est pas inutile de rappeler ici que c’est précisément de cette terre qu’il est

question, lorsque dans La Bible des Esséniens 382 . On parle de la terre

promise. En effet, dans ce texte – suivant en cela la logique du discours de

l’histoire sacrée des hébreux – il est rappelé tout d’abord que « Canaan a été

perdu par le pêché de Cham, toute sa race, tout ce qui subsistera de lui sera

éliminé de la terre383. Puis, il est dit : « C’est le Dieu Très Haut, Dieu de toutes

choses, créateur de toutes choses, qui m’a fait sortir d’Our des Chaldéens

pour me donner ce pays, afin que je l’ai en héritage éternel et que je suscite

une sainte lignée, et ainsi le Très haut sera béni à jamais384 ».

Cela dit, par delà la donation il y a la promesse. En effet, l’Éternel dit à

son peuple : « Demande-moi et je te donnerais les nations pour héritage, les

extrémités de la terre pour possession ». (Les Psaumes 2,8-9) 385 . Par

conséquent, « l’Éternel ton Dieu te donnera la victoire sur tous tes ennemis

qui s’élèveront contre toi ». (Deutéronome 28,7). « Ton Dieu te donnera la

supériorité sur toutes les nations de la terre ». (Deutéronome 28,2). Ainsi, par

delà la donation il y a la promesse de la domination universelle. Pour cette

raison, il est dit : « il a manifesté à son peuple la puissance de ses œuvres, en

lui livrant l’héritage des nations » (Psaumes 111, 6-7).

Nous trouvons le même discours la même finalité, dans La Bible des

Esséniens. C’est ainsi que, par exemple, il est dit : « Aie confiance en Iahvé et

regarde sa voie, et il t’élèvera pour posséder la terre » (Commentaire du

Psaume XXXVII, IV, 10-11). Puis, dans un autre texte il est dit, à ce propos :

« Alors seront données aux élus la lumière et la grâce, et ce sont eux qui

hériteront la terre ». (Hénoch V, 8). Enfin dans un autre texte l’Éternel dit à son

peuple : « Je donne à ta race toute la terre qui est sous le ciel, ils exerceront

382 Rappelons que ces textes, découverts près de la mer Morte en 1947, dits aussi les roulos de Qoumrân, ont été publiés sous le titre : La Bible, Écrits intertestamentaires, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, Paris, 1987. Nous faisons ici référence à cette traduction. 383 Jubilés XXII, 21. 384 Jubilés XXII, 27. – Notons aussi que dans cette Bible il est dit que l’Éternel « a crée le monde pour son peuple ; mais il n’a pas voulu dévoiler cette fin de la création dès le commencement du monde, pour que, en celle-ci, les nations soient condamnées et se condamnent bassement entre elles en leurs controverses ». Testament de Moise I, 12-13. 385 Nous avons déjà cité ce texte au chapitre IV. Mais, il faut bien se rendre compte que ceci n’est pas une simple répétition. Ces textes sont totalement multivoques qu’ils dévoilent souvent des sens différents. Car il y a ici d’un côté, la préférence que l’Éternel à pour son peuple, et de l’autre côté, le dévoilement de la promesse de

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le pouvoir parmi les nations, comme ils le voudront, puis ils rassembleront

toute la terre et en hériteront pour toujours ». (Jubilés XXXII, 19)386.

Ces citations de La Bible des Esséniens, conjuguées à celles des

Lévites, nous montrent jusqu’à quel point le Peuple Élu de l’Éternel

considérait, alors, à l’époque post-alexandrine, que son tour comme recteur

du monde était arrivé. C’est ainsi que Daniel qui a vécu et écrit son texte sous

le règne d’Antiochos IV, Epiphanes – de -167 à -164 –, considéra non

seulement que « le Très-Haut domine sur le règne des hommes » mais « qu’il

le donne à qui, il lui plaît »387. Il croyait aussi qu’après le règne des quatre

bêtes – symboles des empires Egyptien, Assyrien, Perse et Grec –, « le

règne, la domination et la grandeur de tous les royaumes qui sont sous les

cieux, seront donnés au peuple des saints du Très-Haut. Son règne est un

règne éternel, et tous les dominateurs le serviront et lui obéiront 388».

Bien évidemment, il y a toujours des peuples qui ne voudront pas se

soumettre. Quoi faire avec eux ? La réponse d’Ésaïe est tout à fait claire : « La

nation et le royaume qui ne te serviront pas périront, ces nations-là seront

exterminées ». (60,12). En tout cas, pour la conscience testamentaire de

l’époque, cette perspective était de l’ordre de ce qui ne peut pas être

autrement. Ceci, même si le processus historique n’a pas pris cette forme. Car

comme le dit Paul aux Romains : « En effet, ce n’est pas par la loi que

l’héritage du monde a été promis à Abraham ou à sa postérité, c’est par la

justice de la foi ». Le fait est que cet évènement ne s’est pas produit, et ce

sont plutôt les romains qui ont dominé ce monde. C’est sans doute la raison

pour laquelle va se développer, alors, la vision messianique, telle qu’elle fut

domination universelle. Il s’agit, donc, d’une lecture différente. 386 Notons, à ce propos, que dans le Testament de Moïse, de La Bible de la mer morte, il est dit d’une façon non équivoque : « Il a créé le monde pour son peuple » (I, 12). – En ce qui concerne cette Bible, il convient de noter que ces roulos furent découverts entre 1947 et 1956 dans les falaises de Qumrân en Cisjordanie et que tout indique qu’ils furent cachés dans ces grottes en -68, pour les plus tardifs. Ce qui veut dire que certains de ces roulos furent déposés dans ces grottes soixante dix ans plus tôt. Voir à ce propos : Sciences et Avenir, janvier 2008, p. 23. 387 4,25 – Voir aussi à ce propos le paragraphe 5,21-22, du livre de Daniel. 388 7,27-28 – Nous avons déjà cité ce texte au chapitre IV, mais comme on peut le comprendre, nous faisons ici une lecture différente. En tout cas, notons que pour les Esséniens le moment pour le Peuple Élu d’accéder au règne de la domination universelle devait se produire quelques années plus tard. En effet, dans les Oracles Sibyllins, de la Bible de Qourân, il est dit : « Jusqu’au septième règne qui donnerait la royauté à un roi d’Égypte issu de la race des Hellènes. Alors la nation du Grand Dieu serait à nouveau puissante et ses fils seraient pour tous les mortels des guides de vie ». (III, 192-195). Ceci veut dire, par conséquent, que c’est à la mort de Ptolémée VII, Evergète II, en -116 – après 29 ans de règne – que cet évènement devait se produire.

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exprimé par Ésaie389. En effet, dans le texte des Esséniens il est dit : « Je vis

que de Juda était née une vierge portant une robe de lin ; d’elle surgit un

agneau sans tache ». (Testament de Joseph XIX, 8). Puis, il y est ajouté :

« Car tel un roi, il se lèvera de Juda et exercera un sacerdoce nouveau à la

lumière des nations. Sa venue sera chérie comme celle d’un prophète du

Très-Haut, issu de la descendance d’Abraham, notre père ». (Testament de

Levi VIII, 14). En tout cas, le Testament de Joseph que nous venons de citer

nous dit précisément : « Honorez Lévi et Juda, car c’est de leur descendance

que se lèvera pour vous l’agneau de Dieu, qui, par grâce sauvera toutes les

nations et Israël. Car sa royauté sera une royauté éternelle ». (XIX, 11).

Comme on peut le constater le messianisme va se présenter comme

une dimension essentielle du processus eschatologique. La fin de l’empire

grec n’a pas conduit, comme nous le savons à l’émergence de l’empire

universel d’Israël. Ce fut, dans cette histoire de la domination internationale, le

tour de Rome. Car rappelons que pour Daniel, ce changement dans l’ordre de

la domination devait être donné, après celui des quatre bêtes, par l’Éternel

lui-même au peuple des saints du Très-Haut. Mais, voilà que cet évènement

ne s’est pas produit. Et, c’est alors que la perspective messianique va

s’imposer. C’est ce que nous constatons dans La Bible des Esséniens ; c’est,

en tout cas, ce que dit Paul aux romains, comme nous venons de l’indiquer. Et

il ajouta encore à ce propos : « Je dis, en effet, que Christ a été serviteur des

circoncis, pour prouver la véracité de Dieu en confirmant les promesses faites

aux pères »… « Il sortira d’Isaïe un rejeton, qui se lèvera pour régner entre les

nations ; les nations espéreront en lui ». (15,8-12). En effet, comme le dit Paul

aux Hébreux : « Car assurément ce n’est pas à des anges qu’il vient en aide,

mais c’est à la postérité d’Abraham ». (2,16-17).

Tout indique, par conséquent, que l’idée messianique est le résultat de

la non concrétisation de la promesse, telle qu’elle fut attendue par Daniel.

Comme nous venons de le voir, ce personnage messianique fut annoncé par

Ésaïe (9,5-6), mais il n’était pas au centre, puisque c’est l’Éternel lui-même qui

389 Nous avons cité déjà ce texte au chapitre IV, mais étant donnée son importance nous le citons à nouveau : « Car un enfant nous est né, un fils nous est donné, et la domination reposera sur son épaule ; on l’appellera Admirable, Conseiller, Dieu puissant, Père éternel, Prince de la Paix. Donner à l’empire de l’accroissement, et une paix sans fin au trône de David ». (9, 5-6).

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devait donner à son peuple le monde et le pouvoir dans le monde. Pour ce qui

est le concept du messianisme, rappelons qu’en aranéen le messie est le

consacré390. Mais selon l’esprit de l’Ancien Testament, tout le Peuple Élu est

un peuple consacré par l’Éternel et pour l’Éternel et particulièrement la caste

des Lévites. Mais voilà que va surgir l’idée d’un homme qui selon les paroles

d’Ésaïe va être appelé Père éternel, Dieu puissant, Prince de la paix.

Et il est très important de comprendre que dans sa vérité ce

personnage ne peut pas se présenter comme quelqu’un qui est en rupture

avec l’esprit de son peuple. En effet, il le dit lui-même : « Ne croyez pas que je

sois venu pour abolir la loi ou les prophètes ; je suis venu non pour abolir,

mais pour accomplir. Car je vous le dis en vérité, tant que le ciel et la terre ne

passeront point, il ne disparaîtra pas de la loi un seul iota ou un seul trait de

lettre, jusqu’à ce que tout soit arrivé ». (Matthieu 5, 17-18). D’ailleurs, lorsque

Jésus parle de la prière, il explique précisément de quelle manière elle doit

être dite : « Notre Père qui est aux cieux ! Que ton nom soit sanctifié ; que ton

règne vienne ; que ta volonté soit faite sur la terre comme au ciel…391».

De sorte que lorsque les croyants de la nouvelle Église puissent dire en

quelques mots que l’Éternel d’Israël est le Dieu en tant que tel et qu’ils ne

veulent autre chose que sa volonté soit faite et que son règne puisse se

manifester jusqu’à la fin des temps. Jésus va ainsi non seulement prêcher la

nécessité de l’accomplissement de la promesse, mais va aussi promettre

l’au-delà aux nouveaux croyants. Paul Valadier disait dernièrement à ce

propos : « Le message évangélique est quand même dur à avaler ! Vous

gagnerez la vie ne la perdant. Ou bien : il faut traverser la mort pour

rencontrer le bonheur, accepter de mourir pour vivre…392 » Ceci est d’autant

plus vrai, notons le, qu’à la résurrection, les hommes ne prendront point les

femmes, ni les femmes les maris, mais ils seront comme des anges de Dieu

dans le ciel ». (Matthieu 22,30-31). En d’autres termes, selon la dogmatique

chrétienne, les morts doivent attendre la résurrection, mais une fois

ressuscités ils ne connaîtront pas l’accomplissement tant désiré dans

390 Il s’agit donc d’un mot post-exilique. Lequel mot fut traduit en grec par Khristos. Voir à ce propos le Petit Robert, au mot messie. 391 Matthieu 6,10. 392 Le Monde, 23-24 décembre 2007, p. 14.

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l’en-deçà, comme dans le paradis de l’Islam. Car selon cette doctrine : « Si

c’est dans cette vie seulement que nous espérons en Christ, nous sommes les

plus malheureux de tous les hommes ». (I Corinthiens 15,19). Pour cette

raison il est dit : « N’aimez point le monde, ni les choses qui sont dans le

monde ». (I Jean 2,15).

C’est, donc, en offrant l’au-delà que le Christ va réussir à donner une

cohérence à la promesse que l’Éternel fait à son peuple. C’est plus

précisément le dévoilement « du mystère caché de tout temps en Dieu »,

comme l’explique Paul aux Éphésiens (3,5). En d’autres termes, c’est comme

il est dit dans le même texte : « le dessein éternel qu’il a mis à exécution par

Jésus-Christ notre Seigneur ». (3, 11-12). Dans son Épître aux Colossiens,

Paul parle de la charge qu’il a d’annoncer « le mystère caché de tout temps et

dans tous les âges, mais révélé maintenant à ses saints, à qui Dieu a voulu

faire connaître qu’elle est la glorieuse richesse de ce mystère parmi les

païens, savoir : Christ en vous, l’espérance de la gloire ». (1,26-28)393.

Cela veut dire, par conséquent, qu’en annonçant le plan secret du Dieu

d’Israël, le Christ ne rompt avec la loi et les prophètes, mais participe d’une

manière fondamentale à son accomplissement. Il va y avoir, dès lors, deux

promesses et deux alliances. En ce qui concerne la première promesse, il

s’agit de celle, que l’Éternel fait à son peuple et concerne la domination dans

l’en-deçà. Puis, il y a la deuxième promesse qui renvoie à l’alliance. C’est tout

d’abord l’alliance de l’Éternel avec son peuple (Genèse 17-1-7 et 17, 9-11),

puis il y a la nouvelle alliance, car « Jésus est le médiateur d’une nouvelle

alliance » (Hébreux 11,12), il est le « garant d’une alliance plus excellente ».

(Hébreux 7,22).

Le problème qui se présenta alors fut que son peuple ne l’a pas

reconnu comme le Messie, mais comme le libérateur envoyé par Dieu. Le

peuple n’a pas saisi la subtilité du discours de Jésus. Ils l’ont plutôt considéré

comme un imposteur et un subversif. C’est la raison pour laquelle il fut délivré

aux autorités romaines d’occupation. Lesquelles l’ont mis à mort selon la

393 Rappelons, en tout cas, que c’est, selon Matthieu, le Christ lui-même qui annonce le plan secret, lorsqu’il dit à la foule : « J’ouvrirai ma bouche en paraboles, je publierai des choses cachées depuis la création du monde ». (13,35). En l’occurrence le fait de dire « Urbi et Orbi », que l’héritage du monde a été promis à la postérité d’Abraham, mais que les païens ont droit au royaume de l’au-delà.

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volonté des autorités religieuses de son peuple et conformément à la pratique

pénale romaine394.

En ce qui concerne cette reconnaissance, il convient de signaler que

Spinoza nous dit, à ce propos, que « le Christ n’a nullement abrogé la loi de

Moïse 395». Par conséquent, que « le Christ a perçu ou compris les choses

révélées en vérité396 ». Et que pour ces raisons « la voix du Christ … peut être

appelée la voix de Dieu 397». Il y a, donc, à la base de la parole du Christ un

malentendu. Son peuple a eu tendance à croire qu’il avait donné la promesse

aux autres. Or, Paul a très bien dit, dans son Épître aux Romains (9, 3-5) que

c’est bien aux Israélites qu’appartient la gloire, l’alliance, le culte et la

promesse. Mais indépendamment de ces déclarations et d’autres encore,

auxquelles nous avons fait référence, le Christ ne sera pas reconnu comme le

Messie, mais plutôt comme un imposteur.

En tout cas, le christianisme ne cherchera, à aucun moment, à

s’approprier de la promesse que l’Éternel a fait à son peuple. Pour la

conscience chrétienne, ce qui a valeur, c’est l’autre monde et tout ce qu’elle

doit viser se situe dans cet élément eschatologique. Le conflit avec la

conscience vétérotestamentaire, va se situer plutôt au niveau de l’alliance. De

là le conflit entre l’ancienne alliance et la nouvelle alliance. Et ce litige va

connaître son moment le plus significatif, lors du Concile fondateur : le 1er

Concile de Nicée, sous le règne de Constantin le Grand (274-337). C’est lors

de ce Concile – du 20 mai au 25 juillet 325 – que va se produire la célèbre

controverse sur la nature du Christ qui fut protagonisé par les deux évêques

d’Alexandrie : Arius et Athanase. Car il est tout à fait clair que si le Christ n’est

pas Dieu et homme en même temps, comme l’a soutenu Athanase, la

deuxième alliance ne pouvait pas invalider la première. Le fait est que

Constantin va soutenir la thèse d’Athanase et va donc s’opposer à Arius, pour

lequel le Christ est un prophète et est nécessairement inférieur à Dieu le Père.

394 Car ce sont les romains qui ont mis à mort Jésus. Il est, justement, curieux de constater que dans la tradition chrétienne on a toujours affirmé que c’est le peuple juif qui a mis Jésus à mort. Pour cette raison Edgar Morin nous dit que cette accusation est absurde et encore plus de parler de déicide, « une imputation grotesque ». Le Monde, 19 février 2004, p.14. 395 Œuvres III, Traité Théologico-Politique, PUF, 1999, p.213. 396 Op. cit., p.199. 397 Op. cit, p. 93.

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C’est précisément le Credo de Nicée qui va permettre, par la suite, à

l’Église catholique – à sa hiérarchie – de se présenter comme le Verus Israël.

Son rôle étant celui de conduire les peuples, les nations, vers son

accomplissement historique. Notons que cet accomplissement a pris, dans

cette histoire, tantôt la forme du jugement final, tantôt la forme de la Parousie,

c’est-à-dire du deuxième retour du Christ sur la terre et son règne de mille

ans. Car d’une manière générale, l’histoire du salut se présente comme ce

processus qui va de la Résurrection à la Parousie. Donc, le deuxième retour

du Christ peut se présenter, soit comme l’évènement qui précède le

jugement final398 et la vie éternelle dans le règne de l’au-delà, soit comme

l’épisode qui précède le règne de mille ans du Christ sur la terre.

Cela dit, le retour à la lettre et à l’esprit de l’Ancien Testament se

produira avec le protestantisme. Et c’est précisément dans le mouvement

théo-conservateurs américain399 que cette forme de conscience va trouver sa

plus haute expression. En effet, pour les théo-conservateurs la Parousie ne

peut advenir que si le Peuple Élu retrouve sa terre promise. Il faut donc

rétablir le peuple de Dieu dans sa terre promise, pour permettre non

seulement la Parousie, mais le règne de mille ans du Christ sur la terre. Car

selon cette lecture néotestamentaire, cet évènement avait été annoncé par

Luc. En effet, selon lui : « ils seront amenés captifs parmi toutes les nations, et

Jérusalem sera foulée aux pieds parmi les nations, jusqu’à ce que les temps

des nations soient accomplis ». (21,24).

De sorte que, selon cette lecture de l’histoire, le Peuple Élu a été

chassé de sa terre promise400, mais qu’il reviendra nécessairement lorsque les

temps du règne des nations sera accompli ; ce qui serait en train de se

produire actuellement. Pour cette raison, il est question de rétablir le Peuple

Élu dans sa terre promise ; ce qui devrait correspondre, toujours selon les

penseurs du théoconservatisme, à la grande donation : du grand fleuve de

398 Rappelons que du point de vue purement dogmatique, dans le christianisme il n’y a pas de jugement post-mortem. Quoique l’Église catholique ait très souvent dans son histoire agit autrement. De là les indulgences et la vente des indulgences qui a tant révolté Luther et les siens. 399 Il est aussi question, à propos de ce système de croyance, de néoconservateurs et de fondamentalisme évangéliste. 400 Rappelons que le mot grec diaspra veut dire dispersion. En effet les juifs de Juda ont été dispersés dans l’ensemble du monde romain après la révolte de 133-135.

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l’Égypte au grand fleuve de l’Euphrate. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle

William Kristol a pu dire : Notre chemin passe par Bagdad401. Jacques Ellul,

pour sa part nous dit que : « L’antisémitisme n’est pas seulement la haine du

peuple que Dieu a choisi, mais la haine du projet de Dieu402 ».

Il est, en tout cas, important de comprendre que pour les

néoconservateurs la réalisation du projet de Dieu, dont il est question dans

l’Ancien Testament, est la finalité même de leur action au niveau international.

C’est précisément ce que nous dit le groupe de la PNAC – Project for the New

American Century – qui est formé non seulement de politiques comme

Wolfowitz, Cheney et Rumsfeld, mais aussi d’intellectuels comme Kristol,

Perle et Kagan. D’ailleurs W. Bush affirme qu’il est « investi d’une mission

divine » et qu’il a « décidé de promouvoir une mission biblique de la politique

menée par les États-Unis 403».

Se pose, dès lors, la question de savoir : quelle est cette mission ? La

réponse que donnent les évangélistes, par exemple, est celle de dire que « le

retour du peuple juif en Terre sainte est le prélude à celui du Christ sur la

terre 404». Puis, lorsqu’on pose la question de savoir quelle est l’importance de

ce territoire – étant donné, comme nous l’avons déjà souligné, la confusion

qu’il y a entre la petite et la grande donation -, quelqu’un comme Pat

Robertson – figure principale des évangélistes – nous dit que « les Écritures

prônent la renaissance d’un Grand Israël405 ».

Par conséquent, selon cette vision du monde il s’agit de donner au

peuple juif le Grand Israël, le grand Moyen Orient, et chasser ou exterminer

les populations qui l’occupent actuellement 406 . C’est alors que toute la

401 Voir à ce propos : William Kristol and Lawrance Kaplan, The War over Irak : Saddam’s Tyranny and America’s Mission, New York : Encounter Books, 2003. 402 Islam et Judéo-christianisme, PUF, 2004, p.36. 403 Le Monde, 23 juin 2004, p.30. – Notons, à propos de cette mission que l’ancien sénateur John C. Danforth a dit lors des obsèques de Reagan : « Les yeux du monde sont braqués sur l’Amérique parce que Dieu nous a confié une mission particulière et il était de notre devoir d’éclairer l’avenir ». Le Monde, 13 juillet 2004, p. 18. 404 Le Monde, 15-16 janvier 2006, p. 4. 405 Ibidem. 406 Il s’avère, dès lors, clairement que l’occupation de l’Irak, par les troupes anglo-américaines et celles d’autres pays alliés, n’a pas été conditionnée par la volonté d’y introduire la démocratie comme l’affirmait le discours officiel. Cette occupation n’a pas non plus été conditionnée par la volonté, de la part des États-Unis, de s’approprier le pétrole irakien. La finalité effective de cette entreprise est tellement éloignée de toute perspective aussi bien politique qu’économique qu’elle ne peut pas être exprimée clairement. En effet, sa finalité pratique ne peut que conduire à la radicalité absolue d’une guerre de religion. Et c’est justement ce que nous constatons.

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diaspora israélite devra, toujours selon ce discours, retourner à la terre

promise, pour que le retour du Christ sur la terre puisse se produire. Mais la

Parousie, qui donne naissance au règne de mille ans de Christ sur la terre,

devra provoquer la conversion au christianisme des juifs et de tous les autres

peuples qui ne le sont pas. Et tous ceux qui ne voudront pas se convertir

devront être exterminés407.

Ainsi, le Second Avènement du Christ, implique non seulement la

restitution de la terre promise et le retour de tous les juifs au nouveau Moyen

Orient, mais aussi la conversion forcée 408 de tous les non-chrétiens, au

christianisme. C’est justement cette vision apocalyptique qui a fait dire à Léon

Wieseltier que « le philosémitisme des évangéliques est l’autre phase de

l’antisémitisme409 ». Car, pour parler clairement, le projet du nouveau Moyen

Orient permet de casser le monde musulman, mais permet aussi aux

évangélistes américains de faire partir tous les juifs des États-Unis, tout en les

obligeant à se convertir au christianisme après le Deuxième Avènement du

Christ. De sorte que la disparition du judaïsme doit permettre aux évangélistes

de la WAPS, des membres de la société blanche protestante américaine, de

devenir les nouveaux seigneurs du monde pour l’éternité ; car ils se

considèrent comme les véritables descendants des dix tribus perdues d’Israël.

C’est ainsi que selon eux la Parousie permettra d’accomplir le plan secret que

Dieu a voulu cacher depuis le commencement des temps410.

Cela dit, il est important de comprendre que la vague théoconservatrice

américaine n’est pas, à proprement parler, la manifestation de son historicité.

Certes la conscience religieuse de ce monde avait cru, depuis sa formation,

C’est la raison pour laquelle Jean-Marc Lévy-Blondel nous dit que le « modelage par la force d’un « nouveau moyen orient » ne sont pas des fantasmes néoconservateurs, mais des fantasmes meurtriers ». (Le Monde, 19 août 2006, p. 11). 407 Pour Karl Rove, le principal conseiller de Bush II, ce projet n’a besoin que de « God, Guns and Gays », de Dieu, d’armes et d’hommes. Le Monde, Économie, 9 novembre 2004, p.III. 408 Ceci, dans le sens où les juifs et les autres non chrétiens doivent choisir entre le cercueil ou Jésus. 409 Le Monde, 15-16 janvier 2006, p.4. – Pour sa part Bernard Henri Lévy a parlé du « terrible colis piégé venu des profondeurs de la Bible Belt ». Le Monde, 10 novembre 2004, p. 21. 410 Il convient, à ce propos, de rappeler que pour les Mormons : « Notre postérité est un reste de la maison d’Israël » (2 Néphi 28,2). Il est dit aussi que notre postérité saura « que nous sommes sortis de Jérusalem, et qu’ils descendent des juifs ». (2 Néphi 30,2). – Notons que le Livre des Mormons est l’œuvre de Joseph Smith (1805-1844) et fut publié en 1830. Par delà le mythe de son inspiration transcendantale, il n’est pas inutile de signaler que ce texte reprend les grands paradigmes de l’Ancien Testament, pour le rendre conforme à la vision messianique de la population blanche anglo-saxonne et protestante américaine de l’époque.

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que le territoire conquis aux indiens était une donation divine. Donc, que la

nouvelle terre promise était destinée au nouveau peuple d’Israël, au peuple

consacré par la Nouvelle Alliance. Mais, il faut tenir présent à l’esprit que cette

croyance va se manifester dans toutes les communautés chrétiennes

produites de l’expansion européenne. En effet, la formation de ces colonies de

peuplement, de ces conquêtes d’espace vital, va faire croire, à cause de

l’extrême facilité de ce processus, au fait que ces nouvelles communautés

chrétiennes – aussi bien dans les Amériques qu’en Océanie – étaient

l’objectivation de la volonté divine. Les Amérindiens comme les peuples

premiers de l’Australie, et la Nouvelle Zélande, de la Nouvelle Guinée et de la

Polynésie en général tombèrent comme des mouches lors des avancées des

croisés. Les chocs bactériologiques – dont nous avons déjà fait référence,

dans les cas des espaces ibéro américains – on été interprétés comme des

manifestations de la volonté divine. Tous les conquistadors ont cru être

l’incarnation de Josué. Mais ces entreprises ont, alors été considérées comme

la concrétisation de la nécessaire expansion du christianisme en vue du

jugement final.

Certes, beaucoup ont cru qu’ils étaient les Saints du dernier jour, mais

à aucun moment ils ont cru nécessaire de rétablir la grande donation que

l’Éternel a fait à son peule, en vue du Deuxième avènement du Christ sur la

terre. A l’époque, la destinée manifeste était la manifestation consacrée de la

destinée chrétienne. En effet, à l’époque la raison évangéliste n’avait pas

encore manifestée sa ruse. Le nouveau stratagème fut le résultat de la

consolidation de la République impériale (Raymond Aron), sous la présidence

de Ronald Reagan411. Laquelle va bénéficier non seulement de l’effondrement

du prix de l’or et de la montée en puissance du billet vert, mais aussi du reflux

de la vague des musulmans noirs, et, surtout, vers la fin de ce règne, de

l’évanouissement du communisme international. Rappelons, en effet, pour ce

qui est du phénomène monétaire que c’est un jour après son accession au

pouvoir, le 21 janvier 1981, que l’or va s’effondrer, après avoir atteint la valeur

maximale de 850 dollars l’once412. Et c’est en effet, alors, que le système de

411 Rappelons que Ronald Reagan fut Président des États-Unis pendant deux termes entre 1981 et 1989. 412 Il n’est pas inutile de rappeler ici que lors des Accords de Jamaïque (le 08-01-1976) qui démonétisent le

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l’étalon-dollar, débarrassé, délivré, du poids de l’or – du retour en force du

métal jaune -, va commencer à se manifester dans toute sa puissance.

C’est justement au sein de ce processus que va se produire le

dépassement de la rupture religieuse, dans l’esprit de la communauté des

croyants aux États-Unis. En effet, la lutte pour l’égalité des droits des années

cinquante va secréter au sein de la communauté noire américaine le

mouvement des musulmans noirs, dont Malcolm X413 est sans doute la figure

la plus significative. A l’époque on pensait encore que le christianisme était le

seul instrument du marché triangulaire. De sorte que l’Islam va apparaître, à

l’intérieur de la communauté noire des États-Unis, comme seule possibilité de

faire partie d’une croyance monothéiste non compromise avec l’esclavage des

noirs. Ainsi le christianisme tendait à apparaitre à cette sensibilité comme une

religion raciste et esclavagiste, comme une religion faite par des blancs et

pour les blancs. Tandis que l’Islam était présentée comme une religion

universelle, bonne pour toutes les races. C’est à l’occasion de son pèlerinage

à la Mecque, en 1964, que Malcolm X va prendre connaissance du fait que ce

sont les peuples islamisés de l’Afrique du Nord qui vont commencer, à grande

échelle, cette pratique de commerce des noirs. C’est la raison pur laquelle il

va rompre quelques mois plus tard avec la « Nation of Islam », ce qui conduira

à sa mort414.

Cela dit, le reflux de l’Islam parmi la population noire des États-Unis ne

peut pas être attribué à cette fin tragique de Malcolm X. Il est incontestable

que Martin Luther King (1929-1968) va y jouer un rôle de première

importance. Quoi que Luther King ait connu aussi une fin tragique415, c’est

surtout son discours prononcé sur les marches du Lincoln Memorial – pendant

métal jaune, l’once d’or valait 136 dollars et que le 20 janvier 2001, lorsque Bush II accède au pouvoir l’once d’or valait 255 dollars. Il est actuellement (le 29-12-2007) à 840,50 dollars l’once. 413 Il convient de rappeler que Malcolm X (1925-1965) avait pour nom de famille Little. En supprimant ce nom et en mettant X à sa place il a voulu rejetr le nom que son grand père avait pris au moment de l’abolition de l’esclavage. Remarquons que lors de cette abolition, dans l’ensemble des Amériques, les esclaves ne furent pas indemnisés, comme le furent les maîtres, mais ils ont reçu comme solde de tout compte le nom des maîtres qui venaient d’être indemnisés pour cette libération. Ca faisait partie de ce que nous appelons actuellement la traçabilité. 414 Il tomba, en effet, sous les balles des Black Muslims lors d’un meeting à Harlem, le 21 février 1965. Sa femme soutiendra à plusieurs reprises que l’instigateur de cette exécution fut Louis Ferrakhan, justement le responsable des Black Muslims. 415 Rappelons que Martin Luther King fut assassiné par un ségrégationniste blanc, à Memphis dans le Tennessee, le 4 avril 1968.

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la Marche vers Washington pour le travail et la liberté, le 28 août 1963 – qui

reste dans les mémoires ; En effet, dans ce discours intitulé « I have a

dream » il dit notamment : « Je fais le rêve qu’un jour, cette nation se lève et

vive sous le véritable sens de son credo: Nous tenons cette vérité comme

évidente, que tous les hommes ont été créés égaux ». « Je fais le rêve qu’un

jour, sur les collines rouges de la Géorgie, les fils des esclaves et les fils des

propriétaires d’esclaves puissent s’asseoir ensemble à la table de la fraternité.

Je fais le rêve qu’un jour, même l’État du Mississipi, désert étouffant d’injustice

et d’oppression, soit transformé en une oasis de liberté et de justice. Je fais le

rêve que mes quatre enfants habitent un jour une nation où ils ne seront pas

jugés sur la couleur de leur peau, mais à la mesure de leur caractère416 ».

Ainsi, les États-Unis vont connaître pendant la période Reagan non

seulement une consolidation de sa puissance économique, grâce à son

privilège monétaire 417 , mais aussi de sa cohésion interne. C’est

symptomatique de constater qu’entre 1984 et 2004, le nombre de

méga-églises est passé aux États-Unis de 20 à 740418. Mais l’évènement le

plus important, pendant sa deuxième période, c’est l’affaiblissement du mur de

Berlin, le 9 novembre 1989. La chute du communisme, de l’Empire du Mal

(Reagan), ne fera que consolider davantage la vague néoconservatrice aux

États-Unis. En tout cas, c’est cette lame de fond qui va porter au pouvoir

Georges W. Bush en 2001. Par conséquent, la croyance selon laquelle la

destinée manifeste des États-Unis est celle de préparer le Deuxième

Avènement du Christ sur la terre. Le billet vert étant – comme peut l’indiquer

sa devise : « In God we trust » - le nerf de cette guerre, à tous égards

effrayante, parce que radicalement apocalyptique.

Cela dit, c’est surtout l’évanouissement du communisme qui va

conduire à la consolidation et au débordement, par delà ses frontières, de la

conscience religieuse américaine : de l’esprit de la Bible belt. L’Empire du Mal

était perdu, donc l’Empire bienveillant devait prendre le rôle de guide au

416 La traduction de ces passages est donnée par Wikipedia.org. 417 Notons simplement que le déficit de sa balance commerciale est passé de 26 milliards de dollars en 1981 à 152 milliards en 1987. Puis il y aura un reflux de ce déficit grâce aux Accords de New York du 22 septembre 1985, qui vont provoquer une baisse très forte du billet vert, précisément en 1987. De sorte qu’en 1989, le déficit de sa balance commerciale sera de 102 milliards de dollars. 418 Voir à ce propos : Courrier International, Hors Série, Made in Bush, 2004, p.46.

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niveau universel. Et le projet de cet esprit est, comme nous venons de le

souligner, non pas la création d’un ordre de confraternité universelle, mais

plutôt, comme l’a si bien dit Edgar Morin, le choc des barbaries419.

Le fait est que cette montée de la pensée néoconservatrice s’est

produite dans un monde, où la raison semble avoir pris congé de l’esprit du

temps, et où le nihilisme le plus radical tend à se présenter comme la seule

alternative. C’est précisément ce que Jean Baudrillard avait soutenu : « La

deuxième révolution, celle du XXème siècle, celle de la postmodernité, est

l’immense processus de destruction du sens ». (Le Monde, 18-19 mars 2007,

p. 17). Pour sa part Claude Lévi-Strauss pense que « la vie n’a aucun sens…

Rien n’a aucun sens ». (Le Monde 12-12-2007, p. 27). Voilà ce qui est une

manifestation très significative de l’esprit des temps actuels.

Cela dit, on ne peut pas comprendre cette éclipse de la raison si on ne

tient pas compte de l’effondrement pratique et par la suite théorique du

marxisme. En effet, il ne faut pas oublier que le marxisme fut considéré,

comme le disait Sartre, l’horizon indépassable de la pensée de notre temps.

En effet cette pensée était considérée comme la plus haute expression de la

raison théorique. Puis, on s’est posé la question : penser pourquoi faire ? Car

si la pensée rationnelle mène au désastre produit par la pratique du

marxisme420, il est clair que la raison ne peut qu’être rejetée en tant que

manifestation diabolique. Le retour aux croyances traditionnelles va se

présenter alors comme le chemin du salut. C’est ainsi que la pensée

néoconservatrice se présentera comme l’esprit des nouvelles lumières

capable de conduire l’humanité vers sa propre destinée : le règne de mille ans

du Christ sur la terre421.

419 Le Général William G. Boykin, un proche de Rumsfeld disait dernièrement : « Notre nation s’est embarquée en une guerre sainte, comme nation chrétienne qui lutte contre Satan ». El País, 23 septembre 2007, p. 13. – C’est nous qui traduisons de l’espagnole. – Pour sa part, le philosophe allemand Peter Sloterdijk nous dit que l’occident « a reçu une lettre ouverte qui lui déclare la guerre », et il ajoute que « l’islamisme, c’est le triomphalisme des perdants ». Le Monde, Dossier, 27 novembre 2007, p.7. 420 Rappelons, en effet, que selon les statistiques actuelles il y a eu non seulement dans le cas de l’URSS, quelques chose comme cinquante millions de morts et la destruction de tout un passé culturel, mais aussi les ravages au niveau de l’humain lui-même et de sa capacité à saisir les cadres les plus simples du comportement éthique. On peut dire la même chose de la Chine maoïste ; mais comment essayer de comprendre le phénomène cambodgien. Cette manifestation de la radicalité du mal. – Nous essaierons de comprendre cette théorie dans le dernier chapitre de ce travail. 421 Il n’est pas inutile de rappeler ici que l’historicité chrétienne est ce processus qui va de la Résurrection à la Parousie, puis que le deuxième Avènement du Christ mène soit au jugement dernier, soit à son règne de mille

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Il est, en tout cas, important de tenir présent à l’esprit que cette vision

du monde va surgir, comme pensée universelle, au moment où le marxisme

pratique et théorique s’effondrait. Ce qui coïncide avec le moment le plus fort

de la puissance économique américaine. Comme nous l’avons signalé plus

haut, cette période correspond à l’émergence et à la consolidation du monde

mono plaire. Plus précisément, à ce moment historique qui va de

l’effondrement du prix de l’or, le 21 janvier 1981 et le retour au prix de 850

dollars l’once d’or, le 2 janvier 2008. Nous avons ainsi affaire à cette période

de la suprématie du dollar, au règne du billet vert. Bien évidemment, au sein

de ce moment historique nous avons affaire à la phase de la montée en force

de cette puissance, à son moment culminant, et puis à son déclin. Tout

indique que le summum de cette puissance correspond au premier terme de

Bush II, du 20 janvier 2001, au 20 janvier 2005. Le moment culminant de cette

période étant le 1er mai 2003, lorsque le Président W. Bush annonce, sur un

des grands porte-avions de la marine américaine, que la mission était

accomplie en Irak. La guerre des civilisations chère à Samuel Hugtington va

alors commencer son œuvre dévastatrice dans ce pays.

Mais l’affaiblissement du dollar et par la suite sa chute, ainsi que

l’échec de la guerre en Irak, vont provoquer l’affaiblissement extrême de la

surpuissance américaine. La pensée néoconservatrice n’a pas compris que le

dollar n’est pas un cadeau que l’Éternel d’Israël a fait à la nation américaine

pour qu’elle puisse accomplir sa mission messianique, sa destinée manifeste.

D’ailleurs, elle n’a pas compris non plus que dans cette guerre de religion –

entre le christianisme et l’Islam – la conscience chrétienne moderne est d’une

faiblesse sidérante par rapport à la conscience islamique. Ceci pour la simple

raison que les chrétiens ont peur de mourir, tandis que pour les musulmans

radicaux la mort est le chemin de leur accomplissement. Car comme le disait

si justement Sénèque : Celui qui méprise sa vie, tient ma vie.

Ainsi, l’ironie de l’histoire a voulu que la croyance dans l’au-delà – à

une vie éternelle vraiment accomplie dans le Paradis – ne soit pas un

instrument d’accomplissement messianique, selon le message du Nouveau

Testament, mais plutôt un instrument de guerre de première importance. C’est

ans sur la terre. Par contre, pour l’Ancien Testament l’historicité du Peuple Élu est le processus qui va de la

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ainsi que la superpuissance impériale des temps modernes tend à se dévoiler

comme un colossal château de sable au bord de la mer, alors que les

marchés annoncent un tsunami économique et monétaire dépassant toute

mesure. Mais comme le disait Hegel dans sa célèbre Préface de sa

Philosophie du Droit : « Lorsque la philosophie peint sa grisaille dans la

grisaille, une manifestation de la vie achève de vieillir. On ne peut pas la

rajeunir avec du gris sur du gris, mais seulement la connaître. Ce n’est qu’au

début du crépuscule que la chouette de Minerve prend son envol422 ».

Il n’est pas, en effet, difficile de constater que le moment historique qui

est en train de s’achever a été la manifestation de la négation de la raison. Et

ceci particulièrement par le fait qu’il a permis à une nation de s’approprier une

partie importante des richesses internationales, sans aucune contrepartie

réelle. Ce processus, comme nous l’avons déjà souligné, est ce mouvement

qui va de la négation de l’or comme étalon au règne du billet vert.

Curieusement, la seule alternative à ce processus va se manifester à travers

la négation de la raison s’objectivant dans les institutions. Donc, à travers le

marxisme. De sorte que dans ce combat ces adversaires – les pays du

socialisme réel – ont montré leur agressivité en s’autodétruisant.

C’est précisément la déstructuration de ce monde – qui de la bipolarité

passe à la mono polarité et, puis, à l’écroulement de sa propre puissance –

qui va laisser apparaître la nécessité d’une reconstruction des ordres

particuliers et de l’ordonnancement international. C’est alors que le principe

axiologique de la communauté d’égaux va se manifester comme la puissance

énergétique du devenir. En tout cas, c’est justement ce que nous essayons de

montrer dans ce travail. Plus concrètement le fait que le Logos est l’esprit des

lumières qui peut et doit éclairer le monde.

En effet, le Logos est la manifestation de la substance éthique de

l’humain423. Il est précisément cette puissance qui permet à l’être humain de

se constituer en communautés de plus en plus importantes – et ce jusqu’à la

communauté universelle des nations -, capables d’assurer et promouvoir

création à la réincarnation des morts de ce peuple, pour vivre éternellement sur la terre. 422 Idées, Gallimard, Paris, 1940, p.45. 423 Nous avons déjà souligné le fait que le Logos n’est pas le Noûs d’Anaxagore. Il n’est donc pas la puissance autocratique du monde physique. Il est la puissance rationnelle du monde de l’humain.

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l’égalité des chances dans l’universalité des rapports. Du point de vue

théorique le point de départ de cette logique est celui selon lequel l’universel

est ce qui se manifeste en première instance dans toute singularité et toute

particularité. Au niveau anthropologique ceci fait que le genre (humain) est ce

qui se manifeste en première instance dans toute singularité et toute

particularité. La singularité étant ici ce qui est un numériquement – la

personne, l’individu -, tandis que les particularités sont les ensembles

sociaux : les communautés nationales. Ceci nous donne – ce qui est évident

en lui-même, mais qui ne l’a pas toujours été – le fait que toute singularité

humaine (aussi bien masculine que féminine) est aussi humaine que n’importe

quelle autre 424 . Il est de même en ce qui concerne les communautés

particulières : toute communauté humaine est aussi humaine que n’importe

quelle autre.

C’est justement ce principe logique de l’égalité substantielle de toutes

les singularités humaines que les grecs de l’époque de Clisthène (-508 à

-507)425, ont appelé isothymia, c'est-à-dire l’égalité en dignité de tous les êtres

humains. Ce qui veut dire concrètement que tout être humain demande en

première instance que sa dignité soit respectée. Et c’est précisément ce

principe du respect de la dignité de tous les êtres humains qui est le

fondement de la coexistence universelle. Pour cette raison Kant nous dit :

Dans ton rapport à l’autre, agis de telle sorte à le considérer comme un être

digne de respect et non pas comme un animal ou une chose.

Par conséquent, puisqu’il n’y a pas d’existence sans coexistence et

coexistence sans respect de l’autre, l’isothymia est un principe fondateur du

social. Mais cette égalité est une égalité en puissance426 et il s’agit, à travers

le politique, de rendre en acte cette égalité qui est en puissance. Ce

424 Certes, cet énoncé est en lui-même une tautologie. Cela dit, il s’agit de tenir présent à l’esprit, comme nous le dit Le Petit Robert, que « la tautologie est un truisme », et que « la tautologie est le fondement des lois logiques ». De plus, nous savons très bien qu’indépendamment de ce truisme, de ce qui est l’évidence en elle-même, cette vérité première n’a pas toujours été perçue comme telle. Pour un raciste les autres espèces (humaines) sont des animaux, des êtres non rationnels. Et pour les produites des cultures patriarcales, les femmes sont des animaux reproducteurs et domestiques. 425 Rappelons que Clisthène fut le fondateur de la démocratie athénienne. Aussi bien Hérodote qu’Aristote lui attribuent ce rôle. En tout cas, nous n’avons pas hérité les lois de Clisthène et on se demande même si elles ont été écrites. Le fait est que selon les sources Clisthène, dans sa lutte contre Isagoras, s’appuie sur le peuple pour prendre le pouvoir et lui donner plus de pouvoir. C’est l’aube même de la démocratie athénienne. 426 Notons que Montaigne exprime, dans ses Essais, cette égalité en puissance lorsqu’il dit que chaque homme

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processus, comme nous l’avons déjà souligné, tout au long de ce travail est

un mouvement qui grâce au droit parvient à l’égalité juridique et à l’égalité

devant le pouvoir, et grâce à l’économie parvient au nivellement social.

Par conséquent, le projet politique est un projet rationnel. Il est très

concrètement le mouvement par lequel la raison théorique se réalise dans la

raison pratique. Le processus du politique, dans sa dimension axiologique

n’est pas, dès lors, le résultat du mouvement spontané des masses. Il est

plutôt ce processus d’accomplissement qui conduit à la formation d’une

communauté juridique d’égaux, où un vaut un et pas plus d’un. Mais le

politique comme nous l’avons souligné s’accomplit dans le cosmopolitique :

dans la création d’une communauté internationale se manifestant dans

l’universalité des rapports.

porte la forme entière de l’humaine condition.

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XV) Le développement du cosmopolitique

et la communauté universelle des nations

Dire que le politique s’accomplit dans le cosmopolitique, c’est dire que

les parties s’accomplissent dans et par leur universalité. Dans le passé les

nations ont vécu replié sur elles mêmes, ou en rapport avec leurs semblables,

mais à aucun moment elles ont cherché la formation d’une véritable

communauté des nations. Or, le propre de toute partie c’est de s’occuper du

tout, car c’est dans le soin du tout que les parties s’accomplissent. Car de la

même manière que l’individu se réalise pleinement dans la communauté

politique, de la même manière les sociétés particulières tendent à s’accomplir

dans la communauté des nations. Ceci est d’autant plus le cas, lorsque cette

communauté cherche à se réaliser dans l’universalité des rapports.

Nous avons vu déjà qu’avec l’émergence du politique dans l’Europe

Occidentale, les nations auront tendance à s’affirmer dans l’expansionnisme.

« Qui ne s’accroît, décroît quand les autres s’accroissent 427», nous dit Fichte.

Ceci montre jusqu’à quel point, l’esprit des nations était encore pris dans la

volonté expansionniste de l’époque pré-politique, pour laquelle la

christianisation du monde était le but même de l’histoire. Car elle doit

permettre le Deuxième retour du christ sur la terre. L’expérience impériale de

Napoléon Bonaparte est, d’ailleurs, la manifestation de cette volonté

d’expansion non religieuse. Le nouveau monde portait dans ce domaine, les

stigmates de l’ancien. C’est la Première guerre mondiale qui va pousser à son

exacerbation cette volonté expansionniste et donner naissance à la guerre

généralisée en Europe. Ce qui va permettre, comme nous l’avons déjà

souligné, l’apparition du projet d’une communauté des nations, sous la forme

de la Société des Nations (SdN).

Malgré l’échec de cette expérience, il est clair que la nécessité d’une

dimension cosmopolitique se faisait jour. Donc, la nécessité de la réalisation

d’un ordre conventionnel cosmopolite, capable de promouvoir les échanges et

de lutter contre les injustices réciproques. Mais d’un côté, la concrétisation de

cette expérience – aussi bien avec la SdN qu’avec l’ONU – va se réaliser dans

427 Machiavel, Payot, 1981, p.56.

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un contexte problématique, et de l’autre côté, la conscience européocentriste

était l’horizon indépassable de l’esprit de ce monde. Pour ce qui est de ce

dernier point, il convient de rappeler que si bien il est vrai que la croyance

selon laquelle la terre était au centre du cosmos avait été dépassée, il restait

la croyance selon laquelle l’Europe est au centre du monde et chaque nation

dominante – et principalement l’Angleterre, la France, l’Allemagne et l’Italie –

était au centre de l’Europe. Et c’est, précisément cette vision européocentriste

qui va se développer après la Deuxième conflagration internationale.

Nous regarderons par la suite cette expérience européenne qui va

conduire à l’Union Européenne, mais avant essayons de regarder le contexte

international au sein duquel va émerger cette expérience. Car, le moins qu’on

puisse dire est que ce processus, qui va du politique au cosmopolitique, s’est

manifesté au sein d’un monde particulièrement déséquilibré. Nous avons déjà

parlé de ce grand déséquilibre avec la crise de l’étalon-or, comme résultant de

la politique de la Réserve Fédérale pendant et après la Première

Conflagration internationale. Car comme nous l’avons déjà souligné cette

politique de démonétisation d’une partie importante des réserves d’or du

monde va provoquer non seulement la crise économique des années vingt et

trente, mais aussi la Deuxième Guerre mondiale. Rappelons que les réserves

or des États-Unis sont passées de 15% en 1913, à 30% en 1920 et à 44% fin

1931. Puis que cette année là, le niveau de thésaurisation fut de l’ordre de la

moitié de ce qu’ils contrôlaient. Ce qui va provoquer une pénurie monétaire

très importante et, par conséquent, à la préférence pour l’or. Ceci veut dire,

concrètement, qu’au lieu d’investir ou de consommer, les personnes

achetaient de l’or. Et c’est précisément cette pénurie monétaire qui sera la

cause de la contraction brutale de 1932428. Ceci veut dire par conséquent que

la période qui se développe à partir de la Première Guerre mondiale n’est pas

une phase historique adéquate pour le développement de la dimension

cosmopolitique.

Car il convient de tenir présent à l’esprit qu’en société, c’est par le biais

de l’échange que nous réalisons nos besoins. Le système au sein duquel les

428 Locke nous dit à ce propos que la monnaie est nécessaire pour la vie en société et que là où la monnaie manque, on ne peut pas acheter et le commerce se paralyse (« man can not buy and trade stops »). Short observations, London, 1696, p.15.

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échanges se réalisent est, dès lors, un ordre premier et fondamental429. En

effet, c’est au sein d’un ordre monétaire que les échanges se réalisent au

niveau international. A ce niveau, nous disons par exemple qu’à l’époque

classique du capitalisme, les échanges se réalisaient au sein du système de

l’or comme étalon. Tandis qu’à l’époque postérieure aux Accords de Bretton

Woods, les échanges se réalisent au sein du système du billet vert 430 .

Actuellement, tout indique que nous sommes en train de vivre la fin du règne

du billet vert. Il est toutefois important de comprendre que les périodes de

transition – comme ce fut la phase historique qui va de 1932 à 1944 – sont

des périodes de crise d’ordre universel. Ceci à cause du fait qu’il n’y a pas une

convention monétaire suffisamment cohérente pour permettre les échanges

au niveau international.

Certes, la période postérieure aux Accords de Bretton Woods est une

phase d’expansion économique431. Mais étant donné la logique des Accords

de 1944, cette phase ne respecte pas en réalité le principe de l’égalité

proportionnelle dans l’échange, sans lequel l’échange devint problématique

ainsi que la vie internationale. Il ne s’agit pas de vouloir signifier que les

Accords de 1944 étaient absurdes, donc irrationnels. En réalité, étant donné

les conditions objectives de l’époque – donc, concrètement le fait que les

États-Unis contrôlaient l’essentiel des réserves or du monde – le chemin qui

fut pris (celui du système de l’étalon de change or) fut le plus rationnel, parce

qu’il était le plus convenable. Mais, cela n’empêche pas le fait de constater

que ce système monétaire donnait un avantage aux États-Unis, sur les autres

membres de la communauté internationale. Ce qui va se refléter au niveau de

l’instance dominante de la nouvelle organisation internationale (l’ONU) : au

niveau du Conseil de Sécurité.

Car il s’agit de comprendre que, du point de vue axiologique, tout ordre

institutionnel rationnel doit garantir et promouvoir l’égalité des chances. En

l’occurrence, l’égalité proportionnelle dans l’échange. Mais nécessité fait loi,

429 Marcel Mauss nous dit, à ce propos, que la monnaie est un fait social fondamental. 430 Rappelons que ce système comporte deux phases. La première étant celle où le billet vert est garanti par les réserves d’or des États-Unis, tandis que la deuxième est cette phase où le dollar n’est plus garanti par ces réserves. Plus précisément, à parti des Accords de Washington du 18 décembre 1971. 431 Nous parlons d’ailleurs des « trente glorieuses », lorsque nous faisons mention à cette époque qui va de 1944 à 1974.

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196

comme on dit. Malheureusement l’intelligentzia de l’époque, postérieure à la

Première Guerre mondiale, n’a pas compris que la cause principale du

dysfonctionnement du système monétaire de l’époque était le fait que la

Réserve Fédérale n’avait pas monétisé toutes les réserves qu’elle contrôlait.

Et par là même elle n’a pas permis la redistribution de ces réserves non

activées au niveau internationale. C’est précisément cet état de rareté

monétaire, et particulièrement en Europe, qui va donner la crise financière de

1932 et la grande dépression. La contraction brutale des échanges, - de

quelques 60% sur le marché international – résultant de cette politique

américaine, va dès lors conduire à la lutte pour la survie des nations et dans le

cas de l’Allemagne et du Japon - des pays sans colonies -, à la lutte pour

l’espace vitale.

La deuxième Conflagration internationale ne fait que reproduire les

conditions objectives de la première. Les États-Unis en dehors des champs de

bataille, vont produire des marchandises et des armes pour les pays engagés

dans la nouvelle Conflagration Internationale. Le fait est que lors de la

Conférence de Bretton Woods en juillet 1944, les États-Unis contrôlaient déjà

les ¾ des réserves or du monde : quelques 21.700 tonnes d’or sur presque

29.000 tonnes. Il est clair que dans ces conditions, de l’énormité du

déséquilibre, l’étalon-or ne pouvait pas continuer à fonctionner. Le système de

la parité fixe des Accords de Bretton Woods, s’avère être, même à postériori,

le seul chemin permettant de sortir de l’impasse et relancer l’activité

économique au niveau international. Ce qui va être le cas, avec les trente

glorieuses, comme nous l’avons déjà souligné.

Mais, il est très important de comprendre que le nouveau système

monétaire, malgré la redistribution des réserves contrôlées par les États-Unis

va donner naissance, non pas à l’égalité des chances dans la concurrence

internationale, mais à une inégalité de plus en plus prononcée. Ce processus,

notons-le, va se manifester tout d’abord par le fait d’avoir donnée aux

États-Unis le droit et le privilège d’émettre la monnaie internationale432. Puis,

432 Rappelons que cet évènement est le produit des Accords de Washington, du 18 décembre 1971. En réalité, il n’y a pas eu donation au sens propre de ce terme. En entérinant la suppression de la garantie or du dollar – lors de la rencontre Pompidou-Nixon aux Açores, le 14 décembre 1971 – les États-Unis se sont trouvés avec le privilège de pouvoir échanger les billets dollars accumulés par les Banques Centrales excédentaires, contre des

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197

par l’aggravation de la concurrence déloyale des grandes puissances

économiques, par rapport aux pays les plus fragiles. Ceci veut dire, par

conséquent, qu’au lieu de renégocier les Accords de Bretton Woods pour

retourner à l’étalon-or – comme l’a proposé, précisément, de Gaulle dans sa

Conférence de Presse du 4 février 1965 – les responsables de l’économie

internationale de l’époque – il fut question tout d’abord du G3, puis du G5 et

par la suite du G7 – ont tout simplement institué, avec les Accords de

Washington, le règne de l’étalon dollar433.

Ceci veut dire qu’à l’époque, le retour à l’or comme étalon se présentait

comme le chemin de la raison. En effet, ce système aurait permis le

rétablissement du rapport libre échange–protectionnisme. Donc, le libre

échange pour les nations excédentaires et le protectionnisme pour les pays

déficitaires. Et ce n’est qu’une fois que le principe de l’égalité des chances

dans la concurrence internationale aurait été acquis, sous le contrôle d’une

instance internationale, que la possibilité d’un ordre monétaire non fondé sur

le régime de l’or comme étalon aurait pu être recherché. Mais,

malheureusement l’ordre international de l’époque s’est orienté vers la

consolidation d’un système dans lequel au sommet se trouve la puissance

dominante, les États-Unis d’Amérique434 ; puis il y avait les pays qui tiraient

profit de cet ordre et enfin il y a les sociétés qui supportent le poids de la

concurrence déloyale et de la surpuissance monétaire de la structure

dominante.

En ce qui concerne l’ordre monétaire, nous avons déjà fait remarquer

que le billet vert va se manifester après la chute du métal jaune, le 21 janvier

1980, comme la valeur monétaire par excellence. Puis à partir des Accords de

New-York, du 22 septembre 1985, le billet vert va partager son privilège avec

le DM et le Yen, quoi que le dollar resta, au niveau de cet ordre tripolaire, le

bons du Trésor, qui ont, comme on le sait, un taux de rémunération. De sorte que ces bons du Trésor sont garantis par des dollars et les dollars par les bons du Trésor. De sorte qu’en dernière instance les États-Unis payent leur déficit extérieur avec du papier qu’il ne tient qu’à eux d’émettre, comme l’avait observé de Gaulle. 433 Il n’est pas inutile de rappeler ici que quoi que les Accords de Washington furent négociés aux Açores par les États-Unis et la France, comme nous l’avons déjà souligné, ils furent signés par les 3 Grands (3 G) : les États-Unis, la France et l’Angleterre. 434 Remarquons qu’autour de l’année 2000 les États-Unis, avec quelques 5% de la population mondiale, contrôlaient quelque chose comme 1/3 des richesses internationales. En tout cas, fin 2006 ils consommaient un quart du pétrole produit dans le monde.

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198

« primus interpares ». Et ce n’est qu’à partir de l’émergence effective de l’euro

– début janvier 2002 – que le règne du billet vert va commencer à connaître

son déclin. Nous allons, alors, assister au processus de décomposition de

l’ordre du monde produit par le règne du billet vert. La sur appréciation de

l’euro et la consolidation des nouvelles puissances émergentes vont accélérer

le mouvement conduisant à la fin de ce règne.

Par conséquent, au sens strict du terme le règne du dollar va

commencer avec les Accords de Washington et jusqu’à nos jours. Pendant

cette période (1972-2007) les États-Unis vont utiliser l’étalon-dollar comme

une paille pour siphonner 7.750 milliards de dollars du reste du monde435.

Cela dit, cette somme est le résultat des déficits courants américains pendant

cette période qui va, comme nous venons de le signaler, de 1972 à 2007,

mais il convient de rappeler qu’en plus de ce privilège il y a le fait que les

Etats-Unis et les pays riches ont commencé à pratiquer très tôt la concurrence

déloyale au niveau agricole, par rapport aux pays de ce qu’on appelle à

l’époque le deuxième et le troisième monde. En effet, nous allons assister

après la Deuxième conflagration internationale à un renversement de la

logique du rapport commercial entre les nations riches et les moins riches.

Rappelons qu’à l’époque classique les pays excédentaires fonctionnaient en

libre échange, tandis que les pays déficitaires avaient la possibilité de

pratiquer le protectionnisme. De plus, à cette époque là les subventions à la

production et aux exportations (le dumping) étaient considérées comme des

pratiques hostiles à l’ensemble de la communauté internationale. Or, à

l’époque moderne nous allons assister non seulement au développement du

protectionnisme et de la concurrence déloyale du côté des pays riches et à

l’abolition des barrières commerciales du côté des pays pauvres. Ce

processus qui commença avec l’institution de la PAC - de la politique agricole

commune avec le Traité de Rome, du 25 mars 1957 -, va trouver son point

culminant avec le Consensus de Washington de 1989436. La Banque Mondiale

et le FMI ont ensuite décidé de subordonner leurs prêts à l’adoption de

politiques inspirées par ces thèses.

435 Notons qu’en novembre 2007 le déficit de la balance américaine fut de 63,12 milliards de dollars. 436 Rappelons que ce texte fut formulé par l’économiste américain John Williamson, au moment où le bloc de

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199

En ce qui concerne le Consensus de Washington lui-même, il convient

de noter qu’il sera dans la pratique résumé en quatre points : 1) Privatisations.

2) Abolition des barrières douanières. 3) Libération des investissements

internationaux, et 4) Discipline budgétaire. Par conséquent, il s’agissait en

premier lieu de privatiser les entreprises publiques pour permettre la

réalisation du Plan Brady, du 10 mars 1989, donc de l’échange de la dette

contre ces entreprises en voie de privatisation. C’est précisément cette

politique qui va permettre la bien nommé « reconquista » (reconquête)

espagnole en Amérique Latine 437 . En second lieu vient la politique de

démantèlement des barrières douanières. De sorte que les pays du

Tiers-monde vont fonctionner en libre échange, tandis que les pays

développés vont pratiquer du protectionnisme438.

Cela dit, passons maintenant au troisième point du Consensus de

Washington. Plus précisément l’ouverture des économies de ces pays aux

investissements étrangers. Cela va faire, par conséquent, que des entreprises

multinationales vont s’approprier des services publics de ces pays, comme

l’eau, le gaz, l’électricité, les chemins de fer, les hôpitaux, les écoles, etc., etc.

Ce qui va provoquer une paupérisation encore plus grande dans ces sociétés.

Car comme nous l’avons déjà souligné il y a des secteurs de l’économie

nationale qui doivent rester dans le domaine public. C’est le cas notamment

des services publics. En tout cas, il est hautement problématique que ces

services soient contrôlés par des entreprises totalement étrangères aux

communautés nationales.

Le dernier point du Consensus de Washington concerne, donc,

l’apurement des déficits publics et plus précisément la nécessité de dégager

des excédents. A l’époque de la crise du surendettement – qui est particulière

grave entre 1997 à 2002 – beaucoup des pays du Tiers-monde ont réussi à

l’est était en train de se défaire et où l’Amérique se trouvait pour ainsi dire au sommet de sa puissance. 437 Repsol – la Shell espagnole – par exemple a obtenu les pétroles argentins (YPF) en achetant des obligations très décotées de la dette argentine sur le marché international. Puis ces bons pourris - (« Junk bonds ») parce que leur valeur réelle était très en dessous de leur valeur nominale – étaient reconnus par les États émetteurs selon leur valeur nominale. Donc, en l’occurrence ce qui avait été acheté à 20 dollars sur le marché international était reconnu par l’État créancier à sa valeur dite aussi faciale : 100 dollars. 438 « En 1996, par exemple, le Cameroun importait 978 tonnes de poulets congelés ; en 2003, le chiffre était passé à 22.154 tonnes, soit un taux de croissance annuelle de 49%. Le Monde, Économie, 8 novembre 2005, p.VI.

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200

dégager des excédents en réduisant d’une manière très significative des

services publics aussi importants que le ramassage des poubelles et la santé

publique. La misère, la saleté et les maladies ont ainsi pris dans ces pays des

proportions effrayantes.

Ce dernier point du Consensus de Washington est particulièrement

significatif du côté inconsistant de cette pensée. Car, selon cette forme de

pensée les excédents budgétaires étaient destinés à rembourser la dette

internationale de ces pays. Or, comme on le sait très bien cette dette est en

dollars (USD) et non pas en monnaie nationale, en pesos, par exemple, dans

le cas des pays de l’Amérique Latine. De sorte que ces excédents ne

permettaient pas de réduire la dette internationale et empêcher ces États

d’assurer le minimum des services publics. Mais, cette pensée va atteindre le

summum du vide, théorique et de l’horreur au niveau de la pratique, avec les

politiques d’ajustements structurels (PAS) du FMI. En effet, cet organe du

système dollar va ajouter aux célèbres exigences du Consensus de

Washington la politique des taux d’intérêts élevés en vue d’attirer des capitaux

flottants. Plus précisément, en vue de capter, d’appâter pourrait-on dire, des

investissements provenant du marché international. Or, on n’a pas besoin de

faire des grandes études économiques pour comprendre que le taux de crédit

est un coût et non pas une rémunération. De sorte que si un pays augmentait

ses taux d’intérêts courants, cette politique monétaire a comme conséquence

pratique la réduction de l’activité économique dans sa propre réalité ; mais, à

aucun moment, cette hausse va attirer des capitaux du marché international.

Il s’avère, dès lors, clairement que l’ordre international produit par le

règne de l’étalon-dollar est destiné à satisfaire et consolider les privilèges de

la puissance dominante au détriment de la base de cette structure : du

Tiers-monde. Pour donner un exemple de cette logique, on peut prendre le

cas du coton. Rappelons, en effet, que les États-Unis sont le premier

producteur de coton du monde et que les pays de l’Afrique occidentale

francophone – faisant partie de la zone du F-CFA – en sont le deuxième

producteur. Le journal Les Échos résume la situation de la façon suivante :

« Environ 10 millions de personnes vivent de l’or blanc en Afrique de l’Ouest

et subissent les effets de quelques 4 milliards de dollars versés par

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201

Washington à 25.000 producteurs américains439 ».

Cela dit, les subventions à la production agricole ne sont pas propres

aux États-Unis. Elles sont pratiquées aussi par les autres pays riches. C’est le

cas notamment de la Communauté Européenne et du Japon. Et en ce qui

concerne le coton, rappelons que la CE produit aussi du coton,

particulièrement en Espagne et en Grèce. Mais pour ne pas compliquer les

choses revenons au rapport entre la production de cette fibre aux États-Unis

et dans les pays d’Afrique de l’Ouest. On peut constater, en effet, non

seulement le fait que les États-Unis soutiennent la production, mais aussi

l’exportation de ce produit. Ce qui désavantage encore plus les producteurs

de coton de l’Afrique de l’Ouest. De plus, à ces deux formes de subventions –

à la production et aux exportations – il convient de tenir compte du fait que les

producteurs de coton de ces pays payent des taxes aux exportations440.

Et c’est, précisément, par rapport à ces désavantages qu’il convient de

tenir compte du fait que les pays de l’Afrique de l’Ouest font partie de la zone

CFA. C’est-à-dire d’une monnaie qui est en parité pure avec l’euro. Donc,

avec une monnaie qui s’est dépréciée dernièrement de 80% par rapport au

billet vert. Ce qui veut dire concrètement que seulement dans ce domaine

(monétaire) ces pays sont totalement désavantagés par rapport à cette activité

productrice qui est fondamentale pour ces pays. Car, d’une manière générale,

les pays de la zone CFA sont désavantagés par rapport aux pays de l’espace

dollar (USD). Par conséquent, un pays comme le Niger – dont le coton est la

production agricole principale – est non seulement désavantagé par rapport

aux États-Unis, mais aussi par rapport aux pays de l’espace dollar, où se

trouvent d’autres grands producteurs comme l’Ouzbékistan, le Mexique et le

Brésil, pour ne mentionner que des grands producteurs441.

Cet exemple du coton nous montre jusqu’à quel point l’ordre

international que nous connaissons depuis la fin du règne de l’or comme

étalon, est un ordre totalement asymétrique ; où les pays riches et

439 2-3 décembre 2005. p.9. 440 Ceci est vrai pour tous les pays du Tiers-monde. Dans le cas de l’Argentine, par exemple, « la taxe sur l’exportation de céréales devra rapporter cette année quelques 4 milliards de dollars ». Le Monde, 30 octobre 2007, p.20. 441 Rappelons aussi, à ce propos, que l’Egypte est aussi un grand producteur de coton. Quoi que, selon les spécialistes, le coton égyptien est un peu à part dans la mesure où il a une fibre longue.

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202

particulièrement les États-Unis sont avantagés par rapport aux pays qu’on

appelle du Tiers-monde. Bien évidemment, tout indique que les pays de la

zone CFA sont les plus désavantagés de tous ceux qui sont à la base de cet

ordre pyramidal. Or, comme nous l’avons déjà souligné le but de la pratique

de la raison au niveau international est de créer un ordre où l’égalité

proportionnelle dans l’échange puisse exister, car le droit du plus fort est un

droit disproportionné. Donc, la négation même du droit. Car il n’y a pas de

libre échange, sans échange équitable442.

Nous avons déjà signalé, à ce propos, que l’échange équitable implique

non seulement une mesure commune, mais aussi des règles qui assurent la

loyauté dans l’échange. En tout état de cause, une mesure particulière ne

peut pas être une mesure universelle. Car dans un tel ordre – comme nous le

constatons sous le règne du billet vert – il y a nécessairement privilège (en

latin : « lex privata » et, donc, inégalité proportionnelle dans l’échange. A

présent nous assistons à la fin du règne du billet vert et au retour à l’or comme

étalon. Plus précisément, à la fin du règne du privilège exorbitant et à la

nécessaire reconstruction d’un ordre juste au niveau international.

Mais, avant de parler de cette nécessaire reconstruction de l’ordre du

monde, il convient de nous interroger sur l’expérience de la Communauté

Européenne. Rappelons que cette communauté cherche à accomplir au

niveau régional la finalité même de toute communauté sociale :

l’accroissement des échanges, la lutte contre les injustices réciproques et la

solidarité. Cependant, le processus d’accomplissement communautaire est

censé se manifester ici uniquement au niveau du politique. La dimension

cosmopolitique est absente de cette perspective, car ce processus n’existe

qu’en fonction de cette communauté ethnoculturelle. En effet, cette

communauté économique et monétaire se donne comme but l’union politique.

Ceci veut dire, par conséquent, que le politique ne se dépasse que dans et

par l’accomplissement du politique lui-même. Et, selon cette croyance,

commune et confuse, le politique ne se réalise pleinement qu’au sein de cette

442 Les anglophones disent : « No free trade, with out fair trade ». Le “fair-dealing”, le commerce loyal mène par without définition au “fair price” : au juste prix, au prix raisonnable.

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203

communauté ethnoculturelle : la communauté européenne443.

Rappelons que du point de vue théorique, le particulier s’accomplit

dans l’universel. Donc, qu’axiologiquement parlant le politique s’accomplit

dans le cosmopolitique. Certes, la capacité nomothétique de l’humain

(législatrice) consiste à assigner un sens à la praxis des hommes. C’est donc

la raison théorique qui détermine la raison pratique. Mais, la théorie elle-même

à un fondement logique. En l’occurrence, le fait que toute particularité est une

manifestation de son universel et que, par conséquent, les particularités ne

s’accomplissent que dans leur universalité. Ainsi, vouloir mettre entre

parenthèse la logique de ce processus, c’est se condamner à l’échec, car la

logique est ici rationnelle, pratiquement et axiologiquement parlant.

En effet, l’expérience de l’union européenne part de la thèse selon

laquelle la libre circulation des marchandises, des personnes et des capitaux –

le libre échange d’une manière générale – doit conduire à l’union monétaire et

cette union monétaire ne peut que déboucher dans l’union politique. Mais quoi

que nous affaire à un mouvement conventionnel, force est de constater que ce

processus n’est pas conditionné par des principes, mais plutôt par

l’automatisme de forces matérielles. Car de la même manière que Marx a cru

que la suppression des rapports de production capitalistes mène

automatiquement à la communauté d’égaux, de la même manière cette forme

de pensée considère que la suppression des barrières douanières doit mener

à l’union monétaire, et cette union monétaire, à l’union politique. Or, en ce qui

concerne cette dernière thèse, on ne s’est pas posé la question de savoir s’il y

a un quelconque rapport de cause à effet entre l’union monétaire et l’union

politique444.

Aristote nous avait déjà expliqué, à ce propos, que la monnaie – en

grec : nomisma, de nomos loi – est produit de la convention au sens général

du terme, aussi bien de la convention particulière nationale que de la

convention internationale. Nous constatons, en tout cas, l’existence de

443 P. Sloterdjik nous dit à ce propos : « En tant que fédération multinationale, l’Europe doit mettre au point un premier modèle réussi pour cette entité intermédiaire manquante entre les États-nations et les organisations du complexe formé par les Nations Unies. Tel est le sujet incontournable d’une philosophie politique européenne du futur ». Si l’Europe s’éveille, Mille et une Nuits, Paris, 2003, p. 75. 444 Nous avons déjà souligné le fait que l’union monétaire ne mène pas à l’union politique, que c’est plutôt le contraire qui est vrai : que l’union politique mène à l’union monétaire.

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monnaies nationales, de monnaies régionales et de monnaies internationales,

quelle que soit la légitimité rationnelle de leur existence. Par contre, nous

constatons que le politique, au sens strict du terme, est un processus

conventionnel qui se manifeste au sein des communautés particulières ;

lesquelles communautés sont des produits historiques. Par delà les nations,

se manifeste, par définition, le règne de l’international et du cosmopolitisme.

Par conséquent, on peut dire que le politique est le domaine où s’établissent

la concorde et la justice entre les membres de communautés nationales,

tandis que le cosmopolitisme est la sphère où se développent l’entente, la paix

et la justice entre les nations.

L’expérience de la CE se caractérise par le fait qu’elle met en marche

un processus d’union régionale, qui a comme point de départ le libre échange

– la libre circulation des marchandises, des personnes et de capitaux -, puis

une monnaie unique, laquelle monnaie doit permettre enfin l’union politique.

Ainsi, le marché commun, mène à l’union monétaire et ce processus aboutit à

l’union politique. Quoi que ce projet ne soit pas viable en lui-même – car

l’union politique, comme nous l’avons déjà observé – force est de constater

que ce processus a été jusqu’à présent parasité par la concurrence déloyale,

aussi bien des membres entre eux au niveau de la fiscalité – impôt sur les

sociétés, impôt sur les grosses fortunes, impôt sur les investissements en

portefeuilles, impôts sur les droits d’accise (alcool, tabac, essence) et d’autres

impôts indirects -, comme de cette communauté par rapport aux autres, dans

le cas particulièrement des subventions à la production agricole et des

subventions aux exportations : le dumping445.

Nous laissons ici de côté la concurrence déloyale par rapport aux

autres communautés sociales que nous avons déjà regardé de près, ainsi que

les difficultés propres à la convergence monétaire – l’asymétrie entre les

monnaies fortes et les monnaies faibles -, pour nous concentrer sur le

phénomène des fonds structurels. Notons, en effet, que ces fonds ont

commencé à se développer à partir de 1986, avec l’entrée de l’Espagne et du

Portugal et vont se développer considérablement par la suite446. De sorte que

445 C’est-à-dire la PAC, la politique agricole commune, d’une manière générale. 446 Il n’est pas inutile de rappeler ici « qu’en 1969 le budget européen était de 10 milliards d’écus, qu’en 1986

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205

pour le programme 2000-2006 les fonds structurels ont été de l’ordre de 30,5

milliards d’euros par an et que pour le programme 2007-2013 ils seront de

l’ordre de 54,28 milliards par an.

Mais, avant d’aller plus loin dans cette comptabilité il s’agit de

comprendre que ces fonds ont été institués en vue de niveler

économiquement la Communauté européenne. Ainsi, les pays les plus

développés subventionnaient ceux qui l’étaient moins. C’est ainsi que

l’Espagne a reçu entre 1986 et 2006 quelque chose comme 200 milliards

d’euros, comme nous l’avons déjà indiqué. En tout état de cause, cette

politique va provoquer de très graves déséquilibres dans la mesure où elle va

enrichir certains pays au détriment des autres447. Mais ces déséquilibres que

nous constatons actuellement n’étaient pas dans la visée de leurs promoteurs,

car en fin de compte tous ces pays (de la CE) allaient devenir nécessairement

une seule entité politique.

Il est évident qu’en dehors de cette croyance – selon laquelle l’union

monétaire mène à l’union politique – cette pratique n’aurait pas pu se

manifester. Ceci est d’autant plus vrai qu’avec la monnaie unique – comme

avec l’étalon-or -, les contributions impliquent nécessairement circulation de la

base monétaire. Ceci explique, d’ailleurs, comme nous l’avons déjà signalé, le

fait qu’il y a surabondance monétaire en Espagne et rareté monétaire en

France. Ce qui veut dire aussi que l’existence de la monnaie unique n’a fait

qu’aggraver ce phénomène, de l’abondance de la base monétaire d’un côté et

de la rareté de l’autre.

Cela dit, le désastre de cette politique de solidarité, ne doit pas

conduire à faire croire que la solidarité internationale doit être bannie du

rapport entre les communautés sociales, entre les nations. Car, du point de

vue éthique le principe même de la solidarité nous dit qu’il s’agit de donner à

ceux qui sont dans le besoin et non pas à ceux qui n’ont pas besoin. En tout

il passa à 50 milliards d’écus, qu’en 2004 il va être porté à 100 milliards d’euros et qu’en 2007, il sera de 126 milliards d’euros ». Le Monde, Économie, 27 mars 2007, p. V. 447 Dans le cas de la France, par exemple, qui est le premier contributeur de la CE, si nous regardons uniquement le programme 2000-2006, les chiffres sont les suivants : 16,1 milliards d’euros pour le budget européen, plus 1,7 milliards d’euros pour la ristourne anglaise, cela nous donne une contribution globale de 18,8 milliards d’euros par an. (Le Monde, Économie, 4-12-2007, p.V). Or, la France reçoit 2 milliards d’euros au titre des fonds structurels et 6 milliards d’euros au titre de la PAC. Ceci veut dire, par conséquent, que la contribution nette française fut de l’ordre de 10 milliards d’euros par an. Donc, de 70 milliards d’euros pour le programme

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état de cause, dans un ordre international guidé par la pratique de la raison,

cette sorte de défaillance ne peut pas se présenter. En effet, la perversion des

valeurs et des pratiques que nous constatons au sein de cette expérience, ne

peuvent pas se produire au sein d’un ordre international conditionné par des

principes448. Car à partir de ces principes on peut comprendre aisément qu’il

ne peut pas y avoir de libre échange sans échange équitable, sans égalité

proportionnelle dans l’échange. Ceci de la même manière qu’il ne peut pas y

avoir solidarité sans loyauté, car la justice réside dans la bienveillance

mutuelle et dans l’équité des accords.

En effet, il convient de remarquer que la crise finale du billet vert devrait

provoquer le retour de l’or comme étalon, donc la fin des devises

internationales et compris l’euro. Le processus de la crise du dollar que nous

sommes en train de vivre, a connu jusqu’à présent les moments suivants :

Premièrement, la baisse du dollar avec l’apparition effective de la

monnaie unique, le 4 janvier 2002.

Deuxièmement, la montée du taux directeur de la Réserve Fédérale, à

partir de juin 2004. Ce taux va passer ainsi de 1% à 5,25% en juin 2006.

Troisièmement, cette montée du taux directeur de la Réserve Fédérale

va provoquer la crise de l’immobilier. Ainsi, le taux de défaillance449 dans le

marché hypothécaire augmente considérablement.

Quatrièmement, le 9 août 2007 les grandes banques newyorkaises

commencent à se rendre compte que les hypothèques du marché immobilier

américain avaient été titrisées, y compris les hypothèques dites

« subprimes », c’est-à-dire celles dont le taux de crédit est très élevé parce

que peu solvable450.

2000-2006. 448 Rappelons que l’éthique renvoie aux valeurs et à des principes d’ordre universel, tandis que la morale se réfère à des valeurs et des principes particuliers. Pour ces raisons, nous parlons de morale chrétienne, ou de morale bouddhiste, par exemple, mais nous parlons d’éthique universelle, car les universaux sont communs à tous les êtres humains et évidents en eux-mêmes. 449 Notons qu’aux États-Unis, il est question de « delincrency rate », de taux de délinquance, car la pensée officielle croit que ceux qui font défaillance le font pour ainsi dire exprès, avec la volonté de nuire. Remarquons aussi, à ce propos que la crise des « subprimes » a provoqué depuis juillet 2006 et jusqu’à 2007, la faillite de quelques deux millions de foyers. 450 Cela fait, par conséquent, que le taux de rémunération de ces obligations était très élevé. C’est la raison pour laquelle ces obligations étaient très demandées et cela d’autant plus qu’elles avaient la plus haute note (AAA), accordée par les maisons de notation. Le fait est que du jour au lendemain ces obligations très prisées sont devenues des obligations pourries, des « Junk bonds ».

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207

Cinquièmement, la crise du marché hypothécaire va provoquer, à son

tour, la crise du marché interbancaire au niveau international. Ce qui veut dire

que les banques ne se prêtent pas entre-elles, et que le taux interbancaire –

qui est normalement à peine au-dessus du taux directeur de la Banque

Centrale – est trop élevé. Ce qui tend à provoquer une contraction du crédit :

un « crédit crunch ».

Sixièmement, enfin, la crise du crédit qui va se développer depuis le 9

août, va se transformer en crise boursière effective à partir du 21 janvier 2008.

Cette crise boursière, ne peut pas s’expliquer uniquement par la crise

hypothécaire et la crise interbancaire. Plus précisément, par la titrisation451

des hypothèques adossées aux « subprimes » - aux hypothèques peu

solvables – et par le blocage du crédit interbancaire. Tout indique, en effet,

que la crise boursière a été aggravée par la vente précipitée des

stock-options 452 , c’est-à-dire des actions que les dirigeants des grandes

entreprises cotées en bourse, reçoivent généralement gratuitement.

Nous constatons, par exemple, qu’une banque aussi importante que

Citigroup – la première banque du monde, début 2007, par sa capitalisation

boursière – a eu au quatrième trimestre 2007, 9,8 milliards de dollars de perte

et que sa dépréciation boursière fut de 32 milliards de dollars453. Or, étant

donné la pratique des stock-options – qui s’est développée depuis les années

quatre-vingt -, il apparaît clairement qu’une telle dépréciation ne peut pas être

comprise si on ne tient pas compte des ventes précipitées de ces titres. Car la

pratique veut que ces ventes ne puissent se faire que s’il y a urgence. De

451 La titrisation veut dire en l’occurrence qu’un produit financier de base – les hypothèques liées au crédit immobilier – est transformé dans un autre plus important : des obligations. 452 Rappelons que toute entreprise cotée en bourse émet des actions. Elle peut, en réalité, soit vendre, soit acheter ses propres actions. Dans le premier cas elle diminue la valeur de ces titres, dans la deuxième elle augmente leur valeur. En donnant des actions à ses dirigeants une entreprise s’expose à la vente précipitée de ses titres. Ce qui provoque nécessairement la baisse de leur valeur. – Dans le cas du désastre de la Société Générale, lié aux pertes provoquées par les « subprimes » américaines (2 milliards d’euros) et les pertes occasionnées par les engagements de son « trader » Jérôme Kerviel (4,9 milliards d’euros), la troisième banque de France s’est trouvée en quelques jours – entre le 20 et le 23 janvier 2008 – avec une perte de 10,2 milliards de dollars. Il convient de savoir, à ce propos, toutefois que Robert A. Day, l’administrateur américain de la Société Générale « a vendu, le 9,10 et 18 janvier pour 140 millions d’euros, représentant quelques 1,5 millions de titres de cette banque ». (Les Échos, 1-2 février 2008, p. 31). Il convient aussi de noter, à ce propos, que le salaire de Daniel Bouton le PDG de la Société Générale fut en 2006 de 1,25 millions d’euros, en progression de 25% par rapport à 2005. Puis, que les gains totaux de cette année 2006, stock-options compris furent de plus de 10,6 millions d’euros. (El País, Negocios, 3-02-2008, p.3). 453 Les Échos, 18-19 janvier 2008, p. 1.

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sorte qu’avec la pratique des stock-options, le capitalisme prédateur qui va se

développer à l’époque moderne – plus précisément sous la présidence de

Reagan aux États-Unis – va créer les conditions de sa propre perte.

En tout état de cause, cette crise boursière devrait conduire

nécessairement à une préférence généralisée pour les liquidités. Pour le

moment, le capital qui se dégage des bourses tend à se placer dans des bons

du Trésor, soit des États-Unis, soit de l’Allemagne454. Mais l’aggravation de la

crise boursière ne peut que provoquer la tendance à la thésaurisation des

monnaies, conditionnée par la peur de la faillite du système bancaire. Et c’est

précisément ce « bankrun » - des retraits massifs des liquidités, comme cela

s’est produit fin août 2007 avec la Northern Rock -, qui devrait déboucher sur

un « gold rush », une ruée vers l’or. Ceci veut dire, par conséquent, que la fin

du règne du billet vert devra conduire au retour en force de l’or comme étalon.

En d’autres termes, à l’invalidation de toutes les devises internationales. Ce

qui veut dire concrètement que beaucoup de pays excédentaires vont se

trouver avec des montagnes de papier – papier monnaie ou bons du Trésor –

qui ne vaudront plus rien. Dans ces conditions, il n’est pas difficile de

comprendre que les pays qui se trouveront dans les conditions les plus

favorables, seront ceux qui auront des réserves en or455.

Cela dit, le retour à l’étalon-or impliquera non seulement le retour au

rapport libre échange – protectionnisme que le monde a connu à l’époque

classique, mais aussi celui de la logique des économies nationales. Ceci dans

le sens où chaque nation est pour elle-même et chaque État se doit d’assumer

son propre projet politique : celui d’assurer la sécurité juridique et matérielle

des membres de sa propre communauté sociale. La grande différence par

rapport au passé étant que ce devenir devra se réaliser au sein d’une

454 Pour ce qui est des bons du Trésor des États-Unis, nous constatons depuis le début décembre 2007 une baisse considérable de son taux de rémunération. Ce taux est, en effet, passé pour les dix ans de 4,50% à 3,50%, à présent le 23 janvier 2008. Ainsi les bons du Trésor des États-Unis sont considérés comme une valeur refuge. Voilà ce qui est contradictoire, car ces valeurs sont en surabondance sur le marché international. 455 Le cas de l’Espagne est, en ce qui concerne les réserves or, particulièrement significatif. En effet, l’Espagne détient actuellement une base monétaire très abondante en euros, grâce aux fonds européens, mais elle a peu de réserves or ; quelque chose comme 242 tonnes d’or. Avec un déficit commercial aussi gigantesque – de quelques 150 milliards de dollars pour 2007 -, il est évident que le retour à l’or comme étalon ne pourra que provoquer des désastres considérables. Ceci est vrai aussi pour les autres pays anciens bénéficiaires des fonds européens comme la Grèce et le Portugal, voire aussi pour les nouveaux bénéficiaires comme la Pologne, la Roumanie, etc., etc.

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communauté internationale capable d’assurer la sécurité collective et

l’universalité des rapports entre les membres de la communauté

internationale. Mais, pour que ce projet soit viable, il est nécessaire de

surmonter l’ordre international issu de la deuxième guerre mondiale. La fin du

droit de veto au Conseil de Sécurité, l’élargissement de ce Conseil, de sorte à

inclure les nations les plus importantes démographiquement et

économiquement parlant du monde. Bien évidemment, cette transformation ne

pourra pas être effective, si l’Assemblée Générale n’a pas une place plus

importante456.

Certes, notre moment historique est le produit de l’émergence et de la

consolidation du règne des États-Unis. Lequel processus commence avec la

Première Conflagration internationale et va connaître son point culminant avec

les Accords de Washington, du 18 décembre 1971. A partir des circonstances

qui sont les nôtres, celle de la fin du règne des États-Unis en tant que

République impériale, il n’est pas difficile de comprendre le rôle exagéré joué

par cette nation non seulement au niveau international, mais aussi au niveau

institutionnel. Mais, force est de remarquer que cette nation n’a pas dérobé ce

privilège exorbitant ; on le lui a plutôt accordé (institutionnellement) cette

place, ce privilège démesuré457. Notre monde a été aveugle – malgré de

Gaulle – à cette grande asymétrie. Ce qui est contraire au principe même de

l’esprit de la civilisation individualiste, qui veut non seulement que la justice

réside dans l’équité des accords, mais qui veut aussi que le juste soit l’égal et

l’injuste ce qui s’oppose à l’égalité, comme nous l’avait déjà fait remarquer

Aristote.

Cela dit, notre monde n’a pas seulement été aveugle par rapport à ce

privilège disproportionné, mais aussi au problème de la concurrence déloyale

456 Car les décisions de l’Assemblée Générale doivent se répercuter au Conseil de Sécurité et les membres du Conseil de Sécurité doivent expliquer leurs positions au sein de l’Assemblée Générale. Le but est d’arriver à des compromis entre la majorité et la minorité. Car la loi du plus grand nombre est la seule capable de faire surgir les différences, pour arriver à des accords, en se trouvant à mi chemin, car l’équidité réside dans l’équidistance. Puis les cas les plus litigieux devront être soumis à un Tribunal de Justice International reconnu et respecté par tous les pays membres de la Communauté internationale. 457 Il serait absurde de parler ici d’antiaméricanisme. La critique du droit du plus fort, de ce droit disproportionné, n’est pas l’antiaméricanisme, comme on peut le comprendre aisément. Notons, à ce propos, que pour Bernard Henri Levy « l’antiaméricanisme est une métaphore de l’antisémitisme », que « l’antiaméricanisme est le progressisme des imbéciles ». Le Grand Cadavre à la renverse, Grasset, 2007, page 265 et 271.

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ou du fait de donner sa monnaie aux voisins pour les enrichir et s’appauvrir

soi-même, comme on le constate actuellement au sein de la CE. Pour ces

différentes raisons, il est hautement problématique d’essayer de réfléchir par

delà l’or comme étalon. Comme a essayé de le faire Keynes avec le

bancor458, car si le monde devient aussi malvoyant avec le papier monnaie, il

serait encore plus grave avec un référentiel abstrait, car cela peut le rendre

non seulement aveugle, mais, en plus, sans aucuns sens de l’orientation459.

Par conséquent, le retour à l’or comme étalon est le chemin de la raison, car il

doit permettre le rétablissement de l’égalité proportionnelle de l’échange :

l’égalité des chances dans la concurrence internationale.

Cela dit, le retour à l’étalon-or, ne doit pas être compris comme un

retour pur et simple au Gold Standard, à l’anglaise, au monométallisme, mais

comme un retour au bimétallisme (or et argent métal), c'est-à-dire à un ordre

métallique où le métal jaune est le Primus interpares. Car il s’agit non pas de

créer de la pénurie de monnaie, mais d’assurer une abondance relative. Ceci

veut dire, par conséquent, que cet ordre monétaire devra permettre la quantité

de monnaie suffisante pour faire fonctionner des systèmes institutionnels

(nationaux) où la règle de l’équilibre budgétaire devra être respectée et ou

l’alternance pure devra être à l’ordre du jour 460 , ainsi qu’un système

international capable de s’autoréguler, sans avoir besoin de la main visible

d’une institution aussi absurde et infâme que le Fond Monétaire International

(FMI). Certes, le FMI est un organe des Accords de Bretton Woods et son rôle

était d’assurer et promouvoir la suprématie du billet vert, et le moins qu’on

puisse dire est que cette institution a bien joué son rôle. Mais ceci, comme on

peut le comprendre aisément, n’a rien à voir avec la justice dans le monde. Sa

raison d’être est même le contraire de ce qui est en soi et pour soi

l’universalité de la raison.

458 Pierre Leconte nous fait remarquer avec justesse à propos du bancor de Keynes qu’il est ainsi « improprement nommé puisque n’ayant aucun lien avec l’or ». La Grande Crise monétaire du XXIème siècle, Jean Cyrille Godefroy, Paris, 2007, p.32. 459 Le référentiel abstrait, comme une Unité de Compte Internationale (UCI) aurait été possible, encore pendant les années quatre-vingt-dix, comme résultant d’une renégociation des Accords de 1944 – comme nous l’avons préconisé à l’époque -, donc, d’un système de transition. A présent, c’est trop tard. Le retour à l’étalon-or est de l’ordre non seulement de l’inéluctable, mais aussi du nécessaire. 460 La fin d’une société de connivence et de privilège implique nécessairement, comme nous l’avons souligné, la fin du nomenklaturisme ; la fin d’un ordre de seigneurs de la chose publique. Par conséquent, la création d’un

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ordre public où les fonctions publiques sont essentiellement temporaires, fait partie du devoir-être du social.

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XVI) Marx et la négation du politique

Comme nous l’avons souligné tout au long de ce travail, le processus

politique est ce mouvement d’accomplissement du social, par lequel la

pratique de la raison met en marche la dynamique nivelatrice. C’est, plus

précisément, ce processus qui va de l’individualisme – la sécurité juridique – à

la communauté de citoyens : à une communauté d’égaux, en vue de bien

vivre. Nous avons aussi insisté sur le fait que ce processus

d’accomplissement du social implique la réalisation pleine et entière des

possibilités contenues dans le droit, l’économie et la politique. Bien

évidemment nous avons mis en lumière l’importance d’Aristote pour ce qui est

la logique de ce processus.

Karl Marx (1818-1883), quant à lui, va, tout l’indique, reprendre l’idée de

la finalité aristotélicienne – la communauté d’égaux461 – comme étant le but

même de ce processus. La différence principale avec Aristote réside dans le

fait que pour Marx le processus d’accomplissement du social passe

nécessairement par la négation de l’économie, du politique et du droit. Car

chez Marx ce n’est pas la raison théorique qui se donne sa propre finalité

éthique, mais plutôt l’ontologie qui donne à la raison théorique sa propre

finalité. La pensée marxiste considère reproduire le processus du réel : le

mouvement dialectique de la réalité. Car, en ce qui concerne cette

problématique, il faut tenir présent à l’esprit que le rôle de la pensée (dite

scientifique) pour Marx n’est pas de présenter un quelconque devoir-être,

mais plutôt reproduire la logique même du réel. Or, l’Être comme le disait

Hegel est le tout, et le tout est ce qui s’accomplit à travers son

développement. C’est d’ailleurs pour cette raison que Lénine disait que la

pensée scientifique est le reflet de la réalité.

Ainsi, à la base de l’Être il y a le développement de la nature, puis

l’essor du vivant et, enfin, l’épanouissement de l’humain. Et c’est,

461 Bien entendu, il change ce terme et va parler de communisme. Rappelons que ce concept va se développer avec la Première révolution anglaise et le mouvement des Niveleurs (Levelleurs) fondé par Gerrard Winstanley (1649). Il y avait à la base de ce mouvement la croyance au communisme chrétien, tel que rapporté dans l’Acte des Apôtres. En effet, dans ce texte du Nouveau Testament il y est dit : « Nul ne disait que ses biens lui appartinssent en propre, mais tout était commun entre eux ». 4,32-33. – C’est ce qu’on appelle le communisme chrétien et qui se maintiendra dans le cas des communautés agricoles du Nouveau Monde comme les Quaquers,

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précisément, avec le développement historique de l’humain que cet être prend

conscience de la logique dialectique de ce processus totalisant. Plus

précisément, du fait que ce mouvement – du simple au complexe, de la

barbarie à la civilisation – est un processus de la négation de la négation. Ce

qui veut dire concrètement, au niveau de l’histoire, que chaque moment

secrète sa propre négation – sa négation déterminée –, et qu’il arrive un

moment où cette négation se réalise en se niant elle-même. Dès lors, la

négation de la négation donne naissance à une nouvelle réalité.

Il convient de remarquer, à ce propos, que chez Hegel le processus

d’accomplissement ne connaît pas de fin, parce que du point de vue de la

logique de la dialectique, en face de l’être se trouve toujours le néant : ce qui

n’est pas encore. Et c’est précisément ce mouvement qui donne le devenir.

Nous trouvons le modèle de ce mouvement dans La Phénoménologie de

l’Esprit. Dans ce texte, en effet, Hegel nous dit que les Lumières sont la

manifestation, en tant que négation déterminée, du monde de l’Ancien

Régime. Or, c’est précisément la mise en pratique de cette négation qui donne

la Révolution française et, par conséquent, l’ordre post-révolutionnaire.

En réalité, Marx ne renverse pas la logique de la dialectique

hégélienne. Il met plutôt fin à ce processus, avec l’avènement du règne du

communisme. Car la révolution prolétarienne est, selon sa dimension

dialectique, la négation de la négation du règne de la bourgeoisie. Par la suite,

pour la philosophie de l’histoire marxiste, il y a plus de négation. Nous avons

plutôt affaire à un mouvement évolutif qui va du socialisme au communisme,

de la dictature du prolétariat à la disparition de l’État : au règne de la

communauté accomplit en elle-même.

En tout état de cause, pour Hegel comme pour Marx la philosophie

politique est une manifestation de la philosophie de l’histoire et cette

philosophie est l’extériorisation de la logique de l’Être. Plus précisément, de ce

processus qui est composé de moments, où chaque moment est supérieur à

celui qui le précède et inférieur à celui vers lequel il tend. C’est ainsi que pour

Hegel, suivant l’exemple que nous venons de donner, l’ordre

post-révolutionnaire est supérieur à l’ordre de l’Ancien Régime du point de vue

les Moraves et autres piétistes.

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de la liberté. C’est, d’ailleurs, la raison pour laquelle lorsqu’il y a passage à un

nouvel ordre, il y a rehaussement (aufhebung), il y a progression et non pas

régression. Nous avons, dès lors, affaire à une philosophie de l’histoire

évolutionniste.

On peut saisir plus aisément la logique de ce processus dans le cas de

la philosophie de l’histoire de Marx. En effet, pour l’auteur du Capital le

développement de l’être social a comme fondement le développement des

forces productives. Les forces productives sont, par conséquent, la substance

de l’être social. Or, cet être social est composé de moments, par exemple : la

féodalité et le capitalisme. Dans le développement de ce processus il arrive un

moment où un mode de production (la féodalité, en l’occurrence) rentre en

contradiction avec son fondement : les forces productives. Et c’est

précisément le développement de cette contradiction qui va conduire au

dépassement de ce mode de production et à l’avènement de la nouvelle

réalité : en l’occurrence, le capitalisme. Mais, il s’agit de comprendre que nous

avons affaire ici à un simple dépassement, à une progression, à une

accumulation du positif : à un rehaussement (aufhebung) aurait dit Hegel.

Donc, à un processus de développement des forces productives. Ce qui veut

dire nécessairement que le capitalisme est économiquement, productivement,

supérieur au feudalisme. Par conséquent, selon la logique marxiste, si le

capitalisme est productivement supérieur au feudalisme, le communisme doit

être nécessairement plus productif que le capitalisme. C’est, précisément,

cette logique qui faisait parler à Staline de développement prodigieux des

forces productives soviétiques.

Cela veut dire, par conséquent, que pour Marx la substance du monde

– le fondement du réel – se manifeste au niveau de la réalité, dans un mode

de production. Mais ce n’est que dans son être accompli – dans la réalité

socialo-communiste – que cette substance libère toutes ses possibilités en

donnant le règne de l’abondance. De sorte que c’est à cette hauteur du

processus historique que les forces productives ne sont plus entravées, par un

mode de production non encore accompli. Ce qui donne nécessairement le

règne de l’abondance dans la liberté, car le règne du communisme est celui

où toute forme de domination disparaît. Il y aura, dès lors, abondance grâce à

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la libération des forces productives et, comme aurait dit Engels, saut du règne

de la nécessité au règne de la liberté, car dans le règne du communisme il y a

disparition de l’État et de toute forme de contrainte.

Ainsi pour Marx le processus d’accomplissement du social est donné

par le sens même de l’histoire. Car ce qui se manifeste dans ce processus

c’est la raison elle-même. De là que pour Marx, Hegel avait raison lorsqu’il

soutenait dans la Préface de sa Philosophie de Droit que ce qui est rationnel

est réel et ce qui est réel est rationnel. En effet, dans le processus historique

chaque moment est une manifestation de la raison universelle, mais ce n’est

qu’à la fin que cette raison atteint sa plus haute expression et ce n’est qu’à ce

niveau là que la raison universelle expose l’infinité de ces capacités.

Ceci est d’autant plus vrai que, suivant l’ontologie hégélienomarxite, la

réalisation du processus historique est dans son effectivité l’accomplissement

de l’Être en tant que tel. Car selon ce discours la nature s’accomplit dans le

vivant et le vivant dans le pensant. C’est précisément la raison pour laquelle

Lysenko – la grande étoile de la biologie soviétique – disait que dans le règne

du communisme il y a non seulement dépassement de la loi des contraires au

niveau du social, mais aussi au niveau de la nature. De sorte que les besoins

de l’homme doivent conditionner la productivité de la nature. Ainsi, à la

hauteur de ces circonstances, la nature se met au service de l’homme. En

effet, toujours selon ce discours, dans le règne de la nécessité nécessiteuse

qui est celui de la contradiction pré-révolutionnaire le non-moi s’oppose au moi

comme une puissance terriblement dominante, tandis que dans le règne du

communisme c’est le moi qui s’oppose au non-moi en tant que puissance

dominante.

Par delà l’immensité du délire et de la délecture du réel, contenue dans

cette vision du monde, il s’agit de comprendre que pour Marx le dépassement

de la contradiction fondamentale – du rapport antagonique entre les forces

productives et le mode de production – n’est pas le résultat d’un projet éthique

substantiel, mais plutôt la conséquence des automatismes de l’histoire. Car,

comme il le dit dans Le Manifeste Communiste : « la Révolution française a

aboli la propriété féodale au profit de la propriété bourgeoise », tandis que la

Révolution prolétarisme ne peut atteindre son but « sans le renversement

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violent de tout l’ordre social, tel qu’il a existé jusqu’à présent 462».

Par conséquent, pour Marx la théorie est celle de l’être du social qui se

manifeste selon des automatismes. En l’occurrence, la société féodale laisse

la place à la société capitaliste et celle-ci s’efface pour permettre l’avènement

de la société communiste. Le rôle de la conscience engagée, dans la

transformation du monde, est celle de contribuer à la réalisation de cette

finalité. Mais, dans ce processus, la conscience révolutionnaire met fin à la

sécurité juridique et à la régulation du pouvoir par le biais de la loi de la

majorité. Ce qui veut dire concrètement que cette conscience met fin au règne

du droit et du politique, pour s’attaquer en profondeur au règne de l’économie.

Car pour Marx la monnaie et la valeur de change sont la manifestation de la

vénalité et de la prostitution universelle463.

Ceci veut dire concrètement que pour Marx le mouvement

révolutionnaire mène au dépassement non seulement de l’État de droit et du

politique, mais aussi à la négation du règne de la monnaie et de la production

marchande. Ceci dit, pour comprendre la profondeur et l’étendue de ce

bouleversement, il ne faut pas oublier que le processus qui mène à la

formation de l’État de droit et à l’émergence du politique est le résultat,

historiquement parlant, de l’Habeas Corpus Act, du 27 mai 1679. En effet,

comme nous l’avons déjà souligné, l’émergence de la sécurité juridique

conduit à la formation de l’individualisme, au développement du pluralisme et

de l’État de droit. Mais, la sécurité juridique conduit aussi à la manifestation de

l’accumulation élargie. Donc, au développement de l’épargne, du crédit et de

l’investissement. Plus précisément, à l’apparition de ce que Marx appelle le

système capitaliste. Lequel système est pour lui, plutôt le résultat de la

Révolution française464.

Ainsi, la révolution marxiste ne se propose pas uniquement le

dépassement du règne du droit et du politique, pour revenir à une sorte de

462 Nous utilisons ici des passages qui sont dans la deuxième partie du Manifeste et à la fin. 463 Il nous dit à ce propos très concrètement : « le développement des valeurs d’échange et des rapports monétaires correspond à une vénalité et une corruption générales. La prostitution universelle – ou si l’on veut s’exprimer plus poliment : le principe général d’utilité – est une phase nécessaire de l’évolution sociale des dispositions, facultés, capacités et activités humaines ». Grundrisse, 10/18, 1968, p. 164. 464 Rappelons à ce propos que Locke (1691), Hume (1750) et Smith (1776) développent une pensée qui se situe par delà l’accumulation simple. Pour se placer au centre même du phénomène de l’accumulation élargie.

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Nouveau Moyen Age, mais se donne comme but la négation de la monnaie et

de la production marchande en tant que telle. Ce qui implique, théoriquement

et pratiquement, la construction d’une nouveau Mode de Production Asiatique,

pour reprendre un concept que Marx a lui-même créé, au début des années

cinquante du dix-neuvième, lorsqu’il va essayer de comprendre l’Inde qui était

alors sous l’occupation anglaise. Le fait est que le monde pré-politique est

celui de l’Ancien Régime, tandis que le monde pré-monétaire est celui dans

lequel la production pour l’échange n’est pas la loi dominante au sein de la

reproduction matérielle. Il s’agit, par conséquent, d’un monde dans lequel la

production de valeurs d’usage est le sens même de l’activité reproductrice.

Mais, l’expérience historique nous montre que ce mode de production

ne peut exister que dans les structures claniques465, ou au sein d’un ordre

plus vaste – comme l’Empire des Incas – dans lequel les communautés

agricoles sont enracinées dans leur propre territoire. Ceci implique, dès lors,

l’existence d’un ordre hiérarchique ponctuellement structuré. Le fait est que

les révolutions marxistes ne sont pas allées généralement parlant si loin. A la

seule exception des khmers rouges, qui dans leur radicalité ont commencé

par bruler la monnaie. Ce qui explique, en même temps, l’étendue des dégâts

humains lors de cette expérience révolutionnaire. La disparition d’un tiers de la

population en moins de quatre ans est la preuve la plus importante du fait que

le passage de l’échange élargie à l’échange simple – de l’échange

monétarisé, au troc – n’est pas une affaire romantique. Car il s’agit dans ce

processus de reconstituer les communautés agricoles de base, où elles

puissent être en condition de produire ce dont elles ont besoin. Ce que les

khmers rouges ont intenté, après avoir vidé les villes. Mais dans ce

mouvement, il ne faut pas oublier qu’il s’agit de tout construire à partir de zéro.

C’est la raison pour laquelle depuis le début de ce processus il est apparu un

surplus de population par rapport aux subsistances, qui fut très vite éliminé

soit par la faim, par les maladies, ou par la pure et simple extermination.

Certes, une partie de cette folie meurtrière peut ne pas être attribuée à

la théorie de Marx. Car, en réalité, Marx ne s’est pas prononcé contre le troc,

tandis que Pol-Pot et les siens considéraient le troc comme un mal. Bien

465 Où les clans se reproduisent d’une manière autonome, d’une manière plus ou moins nomadique.

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évidemment ce marxisme de cons, comme l’a dit André Malraux, est, jusqu’à

un certain point, une déviation par rapport à la théorie marxiste. Mais, cette

déviation n’est pas aussi importante, car la chose troquée devient par l’acte

même du troc une valeur d’échange. Or, Marx condamne la production de

valeur d’échange et non pas le fait qu’un bien peut devenir,

circonstanciellement, une valeur d’échange. Or, tout indique que cette

différence était trop subtile pour les cadres khmers rouges et encore plus pour

le peuple. Car les gens, d’une manière générale, peuvent faire la différence

entre l’échange monétarisée – médiatisée par la monnaie – et l’échange de

biens contre biens. On peut, bien entendu, considérer que l’échange

monétarisé est un mal, mais à aucun moment on peut penser que le troc

puisse être un mal. Car, comme le disait Aristote l’échange est consubstantiel

à la vie sociale. Donc, qu’il ne peut pas y avoir de vie sociale sans échange.

Et c’est précisément à ce niveau là où se trouve la différence

fondamentale entre la conceptualité aristotélicienne et la conceptualité

marxiste. Pour Marx, donc, l’accomplissement du social passe par la négation

de la moralité objective : du droit, de l’économie et du politique. Le grand

problème en ce qui concerne cette négation est que Marx – ainsi que les

théoriciens qui vont chercher à suivre le cheminement de sa pensée – n’a pas

pris conscience du fait qu’il peut y avoir des degrés dans la négation de ces

déterminations de la substance éthique de l’humain. La négation du politique,

par exemple, a une portée moins importante que la négation de l’économie.

En effet, l’effacement du politique est autrement moins radical que le

dépassement de l’économique. En effet, la négation du politique implique la

négation du pluralisme et de l’alternance, pour créer un pouvoir despotique.

C’est précisément ce qui a fait le fascisme. Tandis que la négation de

l’économique implique, avant tout, le fait de savoir quelle est l’importance de

cette négation. Car une chose c’est la négation du prêt à intérêt – donc,

l’interdiction de toute forme de crédit -, et une autre encore la négation de la

monnaie. En effet, comme on peut le comprendre aisément, la négation du

crédit, implique le retour à une forme socio-économique pré-capitaliste. Tandis

que l’interdiction de la monnaie implique nécessairement la restructuration des

communautés agricoles de base et l’apparition d’un ordre étatique

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extrêmement hiérarchisé. Plus précisément, l’émergence d’un Nouveau Mode

de Production Asiatique.

Pour ce qui est de la négation du droit, il est important de comprendre

qu’elle implique la négation de la conventionalité et, donc, l’effacement du

politique et de l’économique, et donc le rétablissement du règne des mœurs,

comme cela s’est produit après l’effondrement de l’Empire d’Occident, en 476,

avec l’émergence de La Bible comme seule source de normativité. Quoi que

nous savons que Marx n’a jamais parlé d’une nouvelle forme de domination.

Pour lui l’État et toute forme de domination doit disparaître avec l’avènement

du règne du communisme. Car à la base de sa pensée, il y a l’idée selon

laquelle la propriété privée des biens immobiliers466 donne la domination,

tandis que la non-propriété produit le phénomène inverse.

Or, ce sont ses études sur l’Inde, à partir des années 1850, qui vont lui

permettre de comprendre que cette différence n’est pas aussi simple. Car,

comme il le constate alors, en Inde467 - qui était sous la domination anglaise,

comme nous venons de l’indiquer – la terre n’était pas en propriété privée.

Mais, cela n’empêchait pas l’existence traditionnelle, dans ce monde, d’une

structure de domination particulièrement hiérarchisée, d’une société castifiée.

Cette constatation n’a pas conduit Marx à modifier sa perception générale de

la logique de ce rapport entre la propriété et la domination et la non-propriété

et la non-domination. Ce qu’il va nommer le Mode de Production Asiatique lui

semblait être un mode de production particulier à ce monde468 qui ne pouvait

pas déroger à la règle générale. De sorte que pour Marx le dépassement du

466 Rappelons à ce propos que Marx emploie le terme de moyen de production lorsqu’il est question de la propriété immobilière. D’ailleurs, Spinoza emploie le terme de propriété immobilière lorsqu’il est question de la terre et des bâtisses. Car il faut comprendre que le terme de moyen de production est un terme inadéquat, car la terre n’est pas un moyen pour produire, c’est plutôt la machette ou la charrue qui sont des moyens pour produire. Les moyens dans l’activité productrice sont, à proprement parler, des instruments. 467 Dans une lettre à Engels, du 6 juin 1853, il lui explique : « l’absence de propriété foncière est en effet la clef de tout l’Orient. C’est là-dessus que repose l’histoire politique et religieuse. Mais d’où vient que les Orientaux n’arrivent pas à la propriété foncière, même sous sa forme féodale ? Je crois que cela tient principalement au climat, allié aux conditions du sol, surtout aux grandes étendues désertiques qui vont du Sahara, à travers l’Arabie, la Perse, l’Inde et la Tartarie, jusqu’aux hauts plateaux asiatiques. L’irrigation artificielle est ici la condition première de l’agriculture ; or, celle-ci est l’affaire, ou bien des communes, des provinces ou bien du gouvernement central. En Orient, le gouvernement n’avait jamais que trois départements ministériels : les finances (pillage du pays), la guerre (pillage du pays et de l’étranger), et les travaux publics, pour veiller à la reproduction ». Marx Engels, Correspondance, T.3, E.S., p. 1972, p. 384 et suivante. 468 Il n’est pas inutile de signaler ici le fait que ce système se trouvait aussi dans l’Afrique noire, ainsi que dans le monde pré-américain. L’Empire Inca est même devenu le modèle de ce système. Donc, d’un ordre composé de communautés agricoles de base et d’une pyramide administrative très hiérarchisée.

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monde de production capitaliste devait conduire nécessairement à la fin de

toute forme de structure de domination. « Le communisme », disait-il déjà

dans le Manuscrit de 1844, « est l’affirmation de la négation de la négation ;

comme tel, il est le moment réel de l’émancipation et de la conquête humaine,

étape nécessaire pour le développement historique de demain. Le

communisme est la forme nécessaire et le principe agissant du proche

avenir469 ».

Il s’avère, dès lors, clairement que l’erreur de Marx, pour ce qui est le

processus d’accomplissement du social, réside dans cette croyance du

rapport nécessaire entre la non-propriété et la non-domination d’un côté, et la

propriété et la domination de l’autre. D’ailleurs, s’il appela l’ordre traditionnel

Indien, Mode de Production Asiatique (MPA), c’est parce qu’il croyait que seul

les asiatiques étaient capables de concilier, ce qui est en soi inconciliable. Or,

la base de cette confusion se trouve dans la logique de la dialectique

hégélienne elle-même, pour laquelle le développement de l’Être est un

processus d’accomplissement dans lequel chaque moment est supérieur,

ontologiquement parlant, à celui qui le précède et inférieur, aussi du point de

vue ontologique, à celui vers lequel il tend470.

Ce sont donc les automatismes de l’histoire qui assurent

l’accomplissement du social. Donc, la formation d’un ordre d’entités

autonomes, où la liberté de chacun passe par la liberté des autres. Ainsi, Marx

n’a pas compris que l’individualisme est le résultat de l’objectivation du droit à

travers la sécurité juridique 471 , et que c’est l’individualisme qui donne

naissance au pluralisme et donc à l’État de droit472. De sorte que le principe

de l’alternance qui est à la base de la pratique politique, permet dans son

accomplissement la réalisation pleine et entière de la mobilité verticale. De là

que la fin de l’individualisme – qui est l’acte premier de toute révolution

469 Editions de la Pléiade, 1965, p. 90. 470 Dans la Préface du Capital Marx parle à propos de cette logique de la façon suivante : « Mon point de vue, d’après lequel le développement de la formation économique de la société est assimilable à la marche de la nature et de son histoire, peut moins que toute autre rendre l’individu responsable des rapports dont il reste socialement la créature, quoi qu’il puisse faire pour s’en dégager ». Op. cit. p. 550. 471 Nous avons déjà souligné l’importance de l’Habeas Corpus Act du 27 mai 1679, dans le développement de ce processus. 472 Rappelons que pour Aristote il ne peut pas y avoir au sein de la société, propriété privée sans propriété commune (res-publica) et inversement, car l’Être du social implique nécessairement la loi des contraires. C’est

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marxiste – ne peut que conduire à la fin de la mobilité verticale et au

processus de la castification du social. Donc à la reproduction simple des

niveaux sociologiques. En effet, comme dans La République de Platon les

philosophes rois produisent des philosophes rois, les gardiens produisent des

gardiens et le peuple produit du peuple. Certes, l’expérience marxiste n’a pas

duré suffisamment de temps pour donner naissance aux castes. Mais, il ne

faut pas oublier que dans ces sociétés les fils et les filles de la nomenklatura

avaient leurs propres écoles. En tout cas, si nous regardons du côté des deux

seules sociétés continuant à fonctionner selon la logique du système

marxiste-léniniste, on constate que le pouvoir s’y transmet selon la logique de

la reproduction familiale. En effet, en Corée du Nord, Kim Il-sung a laissé, à sa

mort, son pouvoir à son fils Kim Yong-il. Dans le cas de Cuba Fidel Castro a

transmis son pouvoir à son frère Raul Castro.

Cela dit, comme l’avait signalé Aristote, dans La Politique, la propriété

commune ne veut pas dire la propriété de tous. La chose publique

(« respublica ») est plutôt l’ensemble des richesses mises à la disposition de

ceux qui contrôlent le pouvoir. De sorte que la propriété commune (« Common

wealth ») n’est pas, par un automatisme donné, la propriété de tout un

chacun. Ceci dans le sens où chacun a droit à une partie, plus ou moins

égale, de ces richesses. Nous avons déjà souligné le fait que sous le règne de

l’État de droit la chose publique ne peut pas être la propriété de ceux qui

contrôlent le pouvoir. Nous avons aussi indiqué que dans la forme première

de l’État de droit, le budget public était destiné essentiellement aux dépenses

de fonctionnement473. La solidarité sociale (les dépenses sociales), est, dès

lors, le résultat du développement de l’État de droit. Plus précisément, de la

réalisation de cette dimension éthique contenue dans l’État de Justice. Car le

développement du politique implique nécessairement l’accomplissement de

cette dimension axiologique.

Par conséquent, le passage au règne de la propriété commune – et la

par convention, selon lui, qu’une société décide de l’importance du secteur public par rapport au secteur privé. 473 Au chapitre 13 nous avons, en effet, remarqué le fait qu’avant l’apparition de « Incom Taxe » (1842) – si nous prenons l’histoire de l’Angleterre comme référence, ce que font Marx, Polanyi et Schumpeter, - il n’y avait pas de dépenses sociales. Par conséquent, l’impôt direct va permettre l’apparition et le développement de la solidarité sociale. Rappelons aussi que dans les pays du Tiers-monde, en général, il n’y a pas d’impôt direct et la solidarité sociale n’existe pas.

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réduction au minimum de ce qui est sous le régime de la propriété privée (les

vêtements, par exemple) – n’implique pas la réalisation accomplissante de la

justice distributive. L’absence du droit et d’un minimum éthique, contenu dans

la dimension factique et théorique de ce mouvement, ne pouvait que conduire

au fait que la chose publique soit l’usufruit de l’élite du pouvoir. Ce n’est donc

pas un hasard si cet ordre va avoir comme finalité principale de sa

reproduction matérielle, le fait de satisfaire les besoins ostentatoires de celui

qui contrôle le pouvoir474. Bien évidemment, la chose publique a aussi permis

aux privilégiés du régime et au premier cercle de la nomenklatura de connaître

aussi l’abondance des biens et des services. De sorte que la partie la plus

profitable de la chose publique est, dans la logique de cet ordre, considérée

comme le domaine réservé de l’élite du pouvoir. C’est la raison pour laquelle

lorsque le système s’est disloqué, les plus réveillés de la nomenklatura se

sont appropriés les parties les plus riches, les plus rentables de la chose

publique475. Le cas de la Russie est bien connu ; et c’est, précisément, ce

pillage de la chose publique – des mines, des puits de pétrole, du gaz, des

bâtisses et des terres – qui va donner naissance, sous le régime d’Eltsine, à

l’élite des oligarques. Donc, à l’apparition d’une véritable plutocratie. Plus

précisément, dans le cas de la Russie, à une concentration des richesses

encore plus importante que celle qui existait à l’époque des Tzars.

Certes, le marxisme s’est toujours présenté théoriquement comme une

philosophie post-politique. En quelque sorte comme la théorie de son

accomplissement. En effet, depuis sa Critique de la philosophie du Droit de

Hegel, comme dans son texte contre Proudhon, la Misère de la Philosophie et

le Manifeste Communiste, Marx a toujours défendu l’idée selon laquelle : le

jour où disparaîtra l’antagonisme des classes, disparaîtra du même coup la

nécessité d’un pouvoir politique. Pour lui, dans la société communiste il n’y

aura plus de pouvoir politique proprement dit, puisque le pouvoir politique est,

précisément, le résumé officiel de l’antagonisme dans la société civile.

474 La façon comme ont vécu des personnalités aussi différentes que Staline, Mao, Ceausescu, Kil Il-sung, ou Tito, nous montre que ces despotes non seulement ont été considérés comme des dieux, mais ont eu aussi une existence très dorée. Le fait est que cette volonté d’ostentation a été présente depuis le début du mouvement révolutionnaire. C’est ainsi que « Lénine, Staline et Trotski, entre autres, ont leur propre domaine, avec suite de domestiques attenante. Trotski s’est réservé celui du prince Ioussoupov. Dans le fameux train blindé, il disposait d’ameublement raffiné et d’une cuisine de premier choix ». Le Monde, Jan Krauze, 8 novembre 2007, p. 21.

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Raymond Aron nous rappelle que cette idée fut reprise par Lénine dans son

texte L’État et la Révolution « écrit juste avant la prise du pouvoir en 1917.

Lénine l’a rédigé pendant son exil en Finlande », où il reprend l’idée marxiste

selon laquelle : « Le jour où disparaîtra l’antagonisme des classes, disparaîtra

du même coup le nécessité d’un pouvoir politique476 ».

Or, nous avons montré ici que la pensée de Marx n’est pas

post-politique, mais plutôt pré-politique. Ceci dans la mesure où elle implique

non seulement la négation du politique, mais aussi de la monnaie. Car, il

convient de faire la différence entre la négation du capital et la négation de la

monnaie. Dans la pratique on peut aboutir à la négation du capital par la

négation du crédit. Ce qui nous amène à une société précapitaliste. Par

contre, la négation de la monnaie implique nécessairement la disparition du

marché : de l’échange élargie. Donc, le retour à un ordre dans lequel la

production des valeurs d’usage est le but même de ce système des besoins :

la finalité de l’activité productrice elle-même.

En disant cela, nous ne cherchons pas à faire comprendre que le

système marchand – même dans sa version capitaliste – est supérieur au

système non-marchand. Rappelons, à ce propos, qu’à l’époque de l’Empire

Inca qui avait un poids démographique de quelques 35 millions d’habitants, la

population ne connaissait pas les problèmes des famines. Tout était organisé

de telle sorte que la population des communautés rurales – les Ayllus – ait la

possibilité de satisfaire leurs besoins en cas d’accidents naturels, comme les

sécheresses, les inondations etc., etc. Actuellement, nous avons affaire à des

sociétés – cas particulièrement du Tiers-monde -, où les capacités productives

sont considérables et où les richesses sont concentrées en peu de mains. Le

cas de l’Inde est, actuellement, particulièrement significatif. En effet, selon la

revue Forbes, parmi les 10 hommes les plus riches du monde il y a 4

475 Bien évidemment, les moins réveillés ne se sont appropriés que de leur appartement de fonction. 476 Le Marxisme de Marx, Éditions de Fallois, Paris, 2002, p. 294. – Rappelons que dans cette publication posthume, Raymond Aron nous dit : « Je ne suis pas devenu marxiste. Cela dit, il n’existe pas d’autre auteur que j’ai autant lu et qui m’ait autant formé que Marx et dont je n’ai cessé de dire du mal ». (Ibid., p. 304). Et il rappelle que Sartre avait dit que le marxisme est la philosophie indépassable de notre époque et il ajoute : « Tout compte fait, je serais disposé à admettre qu’en un sens elle est indépassable : elle réussit en effet ce tour de force de joindre ensemble l’affirmation extrêmement forte des grandes obsessions de la société moderne : développement économique, confiance dans le pouvoir illimité de l’homme sur la nature ». Ibid., p. 682.

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indiens477. C’est-à-dire, des citoyens d’un pays dont – selon les données de la

Banque Mondiale – 34,3% de la population survit avec moins d’un dollar par

jour et dont le taux d’analphabétisme est de 39 %478

Il est clair que, par rapport à ces réalités, le discours politique, au sens

noble de ce terme, n’a pas de sens. Car, comme nous avons essayé de

l’expliquer, tout au long de cette réflexion, le discours du politique est dans sa

vérité une parole qui se pense à partir de principes. En effet, dans cette

théorie il y a non seulement un minimum éthique (l’idée de l’isothymia), mais

aussi une finalité éthique : la communauté de citoyens : l’idée fondamentale

du nivellement social. En tout état de cause, ce processus d’accomplissement

du social n’est pas le résultat des automatismes de l’histoire comme le

pensaient Hegel et Marx, mais plutôt la réalisation de la substance éthique de

l’humain à travers la pratique de la raison.

Mais, comme nous l’avons souligné, ce processus d’accomplissement

des communautés sociales particulières, ne peut se réaliser selon sa

dimension générique (universelle), en dehors de la communauté universelle

des nations. Car le politique s’accomplit dans la dimension cosmopolitique.

Plus précisément, dans l’existence d’un ordre capable d’assurer et promouvoir

l’universalité des rapports selon les principes de la justice corrective. En effet,

l’universalité des rapports implique, nécessairement, le développement du

marché où la concurrence est libre et non-faussée par la concurrence

déloyale. Car, le libre échange, sans échange équitable, est le chemin de la

négation de l’existence d’une communauté internationale capable de se

manifester dans l’universalité des rapports. Or, pour les individus, comme pour

les nations, il y a une vérité fondamentale : il n’y a pas d’existence sans

coexistence. Et comme le disait Aristote, le droit est là, où entre les hommes,

la justice est possible.

477 Le Figaro, Économie, 7 mars 2008, p. 1. – Plus précisément, 4 personnes de pays riches – deux américains, un suédois et un allemand – et 6 des pays en développement : 4 indiens, 1 russe et un mexicain. 478 Le Monde, Économie, 16 avril 2008, p. I.

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TABLE DES MATIERES

Préface 3

I) L’homme, le règne animal et le système des besoins. 16

II) Communauté et société. 21

III) La loi des contraires dans le monde physique et dans le monde éthique. 28

IV) L’en-soi éthique de l’humain et son dévoilement dans l’ordre social. 34

V) La justice et le devenir de la substance éthique du monde. 40

VI) De la manifestation et du développement de l’État de droit. 54

VII) Des racines de l’État patrimonial et de la perversion du minimum éthique. 65

VIII) Du développement de l’État patrimonial et de la perversion du politique. 83

IX) De l’émergence et de la formation de l’ère de la confusion des confusions. 96

X) Du crépuscule de l’ère de la confusion des confusions. 111

XI) De l’État oligarchique à l’État démocratique. 133

XII) La philosophie du Politique et le dépassement du masculin et du féminin. 150

XIII) L’État de justice et l’accomplissement du politique. 158

XIV) Axiologie et eschatologie dans les temps modernes. 175

XV) Le développement du cosmopolitique

et la Communauté universelle des nations. 196

XVI) Marx et la négation du politique. 215