Isabel Allende - Portrait Sepia

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Isabel Allende - Portrait Sepia

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  • Isabel Allende

    Portrait spia

    Cet ouvrage a t publi en langue anglaisesous le titre :

    RETRATO EN SEPIA

    Traduction franaise deNOM

    RsumCest la voix dune jeune femme, Aurora del Valle, qui porte ce magnifique roman situ

    la fin du XIXe sicle en Californie, en Europe et au Chili. La trs riche Paulina del Valle recueille Aurora, sa petite-fille ge de cinq ans : elle est orpheline de mre, et son grand-pre, le Chinois Tao Chien, vient de mourir. Paulina donne ce quil y a de mieux Aurora, mais elle lui cache la vritable identit de ses parents. De son enfance, Aurora na conserv comme souvenir quun sanglant cauchemar.

    Bientt la guerre du Pacifique, le terrible conflit frontalier qui opposait le Chili, le Prou et la Bolivie, prend fin. Le mari de Paulina meurt. Celle-ci dcide alors dentreprendre un voyage en Europe pour parfaire lducation de sa protge. Paris, lors dune rception lambassade du Chili, la jeune Aurora fait la connaissance de Diego Dominguez, un sduisant officier de marine. De retour au pays, elle pousera ce fils de grands propritaires terriens. Mais la lune de miel est douloureuse

    Aurora souffre dun traumatisme qui a toujours influenc sa faon dtre et a effac le souvenir des cinq premires annes de sa vie. Confronte la trahison de lhomme quelle aime et la solitude, elle dcide dexplorer son pass.

    Une uvre envotante qui plonge dans la profondeur de la mmoire et des secrets de famille.

  • Pour Carmen Balcells et Ramn Huidobro, deux lions ns le mme jour, et vivants pour toujours.

  • Cest pour a que je dois retourner tant dendroits venir

    pour me retrouver avec moi-mmeet mexaminer sans cesse,

    sans autre tmoin que la luneet ensuite siffler dallgresse

    foulant pierres et mottes de terre,sans autre travail quexister,

    sans autre famille que le chemin.

    Pablo NerudaFin de mundo (El viento)

  • PREMIRE PARTIE

    1862-1880

    Je suis venue au monde un mardi dautomne de lanne 1880, dans la maison de mes grands-parents maternels, San Francisco. Tandis que dans cette maison en bois labyrinthique ma mre haletait ventre en lair, avec le cur vaillant et le corps au dsespoir pour me trouver une sortie, dans la rue grouillait la vie sauvage du quartier chinois avec ses odeurs tenaces de cuisine exotique, son torrent assourdissant de dialectes vocifrs, sa foule infinie dabeilles humaines allant et venant dun pas press. Je suis ne laube, mais Chinatown les horloges nobissent aucune rgle, tout commence cette heure matinale : le march, la circulation des charrettes et les aboiements tristes des chiens dans leurs cages qui attendent le couteau du cuisinier. Jai appris les dtails de ma naissance assez tard dans ma vie, mais il aurait t encore pire de ne les avoir jamais dcouverts, ils auraient pu sgarer pour toujours dans les mandres de loubli. Il y a tant de secrets dans ma famille que je naurai peut-tre pas suffisamment de temps pour tous les lucider : la vrit est fugace, comme lave par des torrents de pluie. Mes grands-parents maternels maccueillirent avec motion bien que jaie t, selon plusieurs tmoins, un bb horrible et me posrent sur la poitrine de ma mre, o je suis reste blottie quelques minutes, les seules que jai passes avec elle. Puis mon oncle Lucky a souffl sur mon visage pour me transmettre sa chance. Lintention tait gnreuse et la mthode infaillible, car au moins pendant les trente premires annes de mon existence, tout sest bien pass pour moi. Mais, attention, pas de prcipitation. Cette histoire est longue et commence bien avant ma naissance, il faut de la patience pour la raconter et davantage de patience encore pour lcouter. Si vous perdez le fil en chemin, ne dsesprez pas car vous tes sr de le retrouver quelques pages plus loin. Comme il faut bien dmarrer avec une date, arrtons-nous lanne 1862 et disons, au hasard, que lhistoire dbute avec un meuble aux proportions invraisemblables.

    Le lit de Paulina del Valle fut command Florence, un an aprs le couronnement de Victor Emmanuel, alors que dans le nouveau Royaume dItalie vibrait encore lcho des balles de Garibaldi. Il traversa la mer en pices dtaches dans un transatlantique gnois, dbarqua New York au milieu dune grve sanglante et fut transport sur lun des vapeurs de la compagnie maritime de mes grands-parents paternels, les Rodriguez de Santa Cruz, Chiliens rsidant aux tats-Unis. Le capitaine John Sommers fut charg de rceptionner les caisses marques dun unique mot en italien : naades. Ce robuste marin anglais, dont il ne reste quun portrait pli et un coffre en cuir, us par les innombrables traverses en mer et rempli de curieux manuscrits, tait mon arrire-grand-pre. Je lai appris il y a peu, lorsque mon pass a commenc sclaircir, aprs de longues annes de mystre. Je nai pas connu le capitaine John Sommers, pre dEliza Sommers, ma grand-mre maternelle, mais jai hrit de lui une certaine vocation de vagabonde. Cest sur cet homme de la mer, fait dhorizon et de sel, quest retombe la tche

  • dacheminer le lit florentin, dans la cale de son bateau, jusqu lautre ct du continent amricain. Il lui fallut contourner le blocus yankee et les attaques des Confdrs, atteindre les limites australes de lAtlantique, traverser les eaux tratresses du dtroit de Magellan, pntrer dans locan Pacifique, sarrter brivement dans plusieurs ports sud-amricains, puis mettre le cap vers le nord de la Californie, lancienne terre de lor. Il avait lordre strict douvrir les caisses sur le quai de San Francisco, de surveiller le charpentier de bord pendant que ce dernier assemblait les pices comme dans un puzzle, de veiller ce quil nbrche pas les dcors sculpts, de poser le matelas et le couvre-lit de brocart rouge vif, de monter lengin sur une charrette et de le transporter lentement vers le centre de la ville. Le cocher devait faire deux fois le tour de la Place de lUnion, puis encore deux autres fois en agitant une clochette sous le balcon de la concubine de mon grand-pre, avant de lemmener vers sa destination finale, la maison de Paulina del Valle. Il devait raliser cette prouesse en pleine guerre civile, alors que les armes des Yankees et des Confdrs se massacraient au sud du pays et que personne navait le cur la plaisanterie et aux clochettes. John Sommers donna des instructions en pestant, parce que durant les mois de navigation ce lit avait fini par symboliser tout ce quil dtestait dans son travail : les caprices de sa patronne, Paulina del Valle. En voyant le lit sur la charrette il poussa un soupir et dcida que ce serait la dernire chose quil ferait pour elle, cela faisait douze ans quil travaillait sous ses ordres et sa patience tait bout. Le meuble existe toujours, intact, cest un lourd dinosaure en bois polychrome. la tte du lit trne le dieu Neptune entour de vagues cumeuses et de cratures sous-marines en bas-relief, tandis qu ses pieds jouent dauphins et sirnes. En lespace de quelques heures la moiti de la ville de San Francisco put apprcier ce lit olympique, mais la bien-aime de mon grand-pre, qui le spectacle tait ddi, se cacha pendant que la charrette passait et repassait, accompagne de tintements de cloche.

    Mon triomphe a t de courte dure, me confessa Paulina bien des annes plus tard, quand jinsistais pour photographier le lit et connatre les dtails. La plaisanterie sest retourne contre moi. Jai cru quon allait se moquer de Feliciano, mais cest de moi quon sest moqu. Jai mal jug les gens. Qui aurait imagin une telle hypocrisie ! cette poque, San Francisco tait un repaire de politiciens corrompus, de bandits et de femmes de mauvaise vie.

    Le dfi ne leur a pas plu, suggrai-je. Non. On attend de nous, les femmes, que nous prservions la rputation de nos maris, si

    vils soient-ils. Votre mari ntait pas quelquun de vil, rfutai-je. Non, mais il faisait des btises. Ceci tant, je ne regrette pas ce lit fantastique, jy ai dormi

    pendant quarante ans. Qua fait votre mari lorsquil sest vu dcouvert ? Il a dit que pendant que le pays tait feu et sang, engag dans une guerre civile, moi

    jachetais des meubles dignes de Caligula. Et il a tout ni, bien entendu. Il suffit de deux doigts de jugeote pour savoir quil ne faut jamais reconnatre une infidlit, mme si on est pris la main dans le sac.

    Vous le dites par exprience personnelle ? Malheureusement non, Aurora ! rpliqua Paulina del Valle sans hsitation.Sur la premire photographie que jai prise delle, lorsque javais treize ans, Paulina apparat

    dans son lit mythologique, appuye sur des coussins en satin brod, avec une chemise de nuit en dentelle et un demi-kilo de bijoux sur elle. Cest ainsi que je lai vue bien des fois, et cest ainsi que jaurais aim la veiller aprs sa mort, mais elle souhaitait aller dans la tombe vtue du triste habit des Carmlites et que des messes chantes fussent donnes pour le repos de son me pendant plusieurs annes. Jai assez fait de scandale, le moment est venu de baisser la tte , expliqua-t-elle avant de se plonger dans la mlancolie hivernale de ses dernires annes. Voyant que sa fin tait proche, elle prit peur. Elle exila le lit dans le grenier et fit installer sa place un sommier en bois avec un matelas en crin de cheval, pour mourir sans luxe, aprs une vie de dissipation, pour voir si saint Pierre faisait table rase sur le livre de ses pchs, comme elle disait. Cependant, elle navait pas peur au point de se dbarrasser de tous ses biens matriels, et jusquau dernier soupir elle garda entre ses mains les rnes de son empire financier, lpoque fort rduit. Il ne restait plus grand-chose du courage de sa jeunesse, ma grand-mre en oublia mme son ironie, mais elle cra sa propre lgende, et ni le matelas en crin ni lhabit de Carmlite ne parviendraient lentamer. Le lit florentin, quelle se plut promener dans les rues principales pour provoquer son mari, fut un de ses moments de gloire. cette poque, la famille

  • vivait San Francisco sous un nouveau patronyme Cross parce que les Amricains ne pouvaient pas prononcer le nom sonore de Rodriguez de Santa Cruz y del Valle, ce qui est dommage, parce que ce nom a des rsonances qui datent de lInquisition. Ils venaient de dmnager dans le quartier de Nob Hill, o ils se firent construire une demeure insense, une des plus opulentes de la ville, un vrai dlire conu par plusieurs architectes rivaux sitt engags, sitt renvoys. La famille navait pas fait fortune pendant la fivre de lor de 1849, comme le prtendait Feliciano, mais grce lextraordinaire instinct commercial de sa femme, qui avait eu lide de transporter des produits frais du Chili jusquen Californie, installs sur un lit de glace antarctique. cette poque agite, une pche cotait une once dor, et elle avait su profiter de ces circonstances. Laffaire prospra et ils finirent par possder une flotte de bateaux naviguant entre Valparaiso et San Francisco qui, la premire anne, revenaient vide, mais que lon chargeait par la suite avec de la farine de Californie. Ainsi acculrent-ils la ruine des agriculteurs chiliens, y compris le pre de Paulina, le redout Agustin del Valle, dont le bl pourrit dans les entrepts faute de pouvoir concurrencer la blanche farine des Yankees. Il fut pris dune telle rage que son foie pourrit lui aussi. Quand la fivre de lor retomba, des milliers et des milliers daventuriers retournrent chez eux, plus pauvres quils nen taient partis, ayant perdu leur sant et leur me la recherche dun rve. Paulina et Feliciano, eux, firent fortune. Ils atteignirent les plus hautes sphres de la socit de San Francisco, malgr lobstacle presque insurmontable de leur accent espagnol. Elle marmonnait avant de savouer vaincue et de retourner au Chili : En Californie, il ny a que des nouveaux riches et des canailles ; notre arbre gnalogique, lui, remonte aux Croisades. Cependant, les titres de noblesse et les comptes en banque ne suffirent pas leur ouvrir toutes les portes, le caractre sympathique de Feliciano, qui se fit des amis parmi les hommes les plus puissants de la ville, y fut pour beaucoup. En revanche, on supportait assez difficilement sa femme, hautaine, mauvaise langue, irrvrencieuse et sans scrupules. Disons-le, Paulina inspirait de prime abord ce mlange de fascination et de crainte que lon ressent devant un iguane ; en la connaissant mieux, on dcouvrait sa veine sentimentale. En 1862, elle lana son mari dans lentreprise commerciale des chemins de fer transcontinentaux qui assit dfinitivement leur fortune. Je ne comprends pas do cette femme tirait un tel flair pour les affaires. Elle venait dune famille de propritaires terriens chiliens lesprit troit et peu clair. Elle avait grandi entre les quatre murs de la maison paternelle de Valparaiso, occupe rciter son chapelet et broder parce que, selon son pre, lignorance garantissait la soumission des femmes et des pauvres. Elle possdait quelques vagues rudiments dcriture et darithmtique, navait pas lu un seul livre de sa vie et additionnait avec les doigts elle ne soustrayait jamais , mais tout ce quelle touchait se transformait en argent. Si elle ntait pas morte avec toute la splendeur dune impratrice, ctait cause de ses fils et autres membres de la famille qui taient des paniers percs. Dans ces annes-l, on construisait la ligne de chemin de fer qui devait relier lest et louest des tats-Unis. Alors que tout le monde achetait des actions des deux compagnies et misait pour savoir laquelle poserait les rails le plus vite, elle, indiffrente cette course frivole, dploya une carte sur la table de la salle manger et tudia avec une patience de topographe le futur trac de la ligne et les endroits o leau se trouvait en abondance. Bien avant que les pauvres travailleurs chinois ne plantent le dernier clou pour runir les rails de la voie ferre Promontory, Utah, et que la premire locomotrice ne traverse le continent avec son bruit de ferraille, sa fume volcanique et son hurlement dapocalypse, elle russit convaincre son mari dacheter des terres dans les endroits marqus sur sa carte par des croix faites lencre rouge.

    Cest l que les villages seront construits, parce quil y a de leau, et dans chacun deux nous aurons un magasin, expliqua-t-elle.

    Cela reprsente beaucoup dargent, sexclama Feliciano effray. Demande un prt, les banques sont l pour a. Pourquoi risquer notre argent si nous

    pouvons disposer de celui des autres ? rpliqua Paulina, comme toujours dans ces cas-l.Ils en taient l, ngociant avec les banques et achetant des terrains dans la zone de cette

    ligne qui traversait le pays, lorsque clata laffaire de la concubine. Il sagissait dune actrice appele Amanda Lowell, une cossaise apptissante, la chair laiteuse, avec des yeux pinard et un got de pche, selon ceux qui avaient succomb ses charmes. Elle chantait et dansait mal, mais avec clat, elle jouait dans des comdies de quatre sous et animait les ftes des magnats. Elle possdait un boa originaire de Panam, long, gros et paisible, laspect repoussant, qui senroulait autour de son corps lors de ses danses exotiques. Un caractre en or, jusqu la

  • fameuse nuit o Amanda se prsenta avec un diadme de plumes dans les cheveux, et o lanimal, confondant le couvre-chef avec un perroquet distrait, fut sur le point dtrangler sa matresse en cherchant lavaler. La belle Lowell tait loin dtre une de ces nombreuses colombes souilles de la vie galante californienne, ctait une courtisane de haut vol, ses faveurs ne se gagnaient pas seulement avec de largent, mais avec des bonnes manires et de la sduction. Grce la gnrosit de ses protecteurs elle vivait confortablement, et elle disposait de moyens qui lui permettaient daider une bande dartistes sans talent. Elle tait condamne mourir pauvre car elle dpensait lquivalent du budget dun tat et donnait le reste. Dans la fleur de lge, avec son port gracieux et sa rousse crinire de lionne, elle faisait sensation dans la rue, mais son got du scandale avait eu des consquences sur son destin : dans un mouvement dhumeur elle pouvait dtruire une rputation. Pour Feliciano, ce risque tait un excitant de plus, il avait une me de corsaire et lide de jouer avec le feu le sduisit autant que les superbes fesses de la Lowell. Il linstalla dans un appartement en plein centre, mais jamais il ne se prsentait en public ses cts, parce quil connaissait trop bien le caractre de son pouse, qui lors dune crise de jalousie avait taillad coups de ciseaux tous ses pantalons et toutes ses vestes et les avait jets devant la porte de son bureau. Pour un homme aussi lgant, qui commandait ses costumes au tailleur du prince Albert Londres, cela avait t un coup mortel.

    San Francisco, ville dhommes, lpouse tait toujours la dernire apprendre une infidlit conjugale, mais Amanda Lowell tait diffrente, elle sempressait den faire tat. Ds que son protecteur tournait les talons, elle traait une croix pour chacun de ses amants sur les montants de son lit. Ctait une collectionneuse, les hommes ne lintressaient pas pour leurs qualits particulires, mais pour le nombre de croix. Elle voulait dpasser la mythique et fascinante Lola Montes, la courtisane irlandaise qui tait passe par San Francisco comme une dflagration lpoque de la fivre de lor. Lhistoire des petites croix de la Lowell courait de bouche en bouche et les messieurs se bousculaient devant sa porte, tant pour les charmes de la belle, que beaucoup connaissaient dj dans le sens biblique, que pour le plaisir de coucher avec la femme entretenue par lun des hommes les plus en vue de la ville. Paulina del Valle apprit la nouvelle aprs que celle-ci eut fait le tour de la Californie.

    Le plus humiliant cest que cette btarde te fait cocu, et tout le monde va raconter que je suis marie avec un chapon ! lana Paulina son mari dans le langage de charretier quelle employait dans ces occasions.

    Feliciano Rodriguez de Santa Cruz ne savait rien des activits de la collectionneuse et la contrarit faillit le tuer. Il naurait jamais imagin que ses amis, ses connaissances et les autres, qui lui devaient dimmenses faveurs, se moqueraient ainsi de lui. En revanche, il naccabla pas sa protge, parce quil acceptait avec rsignation les vellits du sexe oppos, cratures dlicieuses mais dpourvues de sens moral, toujours prtes cder la tentation. Elles appartenaient la terre, lhumus, au sang et aux fonctions organiques ; eux taient destins lhrosme, aux grandes ides et, bien que ce ne fut pas son cas, la saintet. Devant le fait accompli, il se dfendit tant bien que mal et profita dune trve pour jeter la figure de sa femme le verrou avec lequel elle fermait la porte de sa chambre. Croyait-elle quun homme comme lui pouvait vivre dans labstinence ? Tout cela tait de sa faute, elle lavait repouss, allgua-t-il. Lhistoire du verrou tait exacte, Paulina avait renonc aux plaisirs de la chair, non quelle en et perdu lenvie, comme elle me lavoua quarante ans plus tard, mais par pudeur. Se regarder dans la glace la rpugnait, et elle en dduisit que tous les hommes devaient ressentir la mme chose en la voyant nue. Elle se rappelait exactement le moment o elle avait pris conscience que son corps commenait devenir son ennemi. Quelques annes auparavant, alors que Feliciano revenait dun long voyage daffaires au Chili, il lavait saisie par la taille et avec sa franche bonne humeur habituelle, il avait voulu la soulever pour lemmener jusquau lit, mais il navait pas russi la dplacer.

    Crnom, Paulina ! Tu as des pierres dans tes culottes ? dit-il en riant. Cest de la graisse, soupira-t-elle tristement. Je veux la voir ! Il nen est pas question. Dornavant tu ne viendras dans ma chambre que la nuit et quand

    la lampe sera teinte.Pendant quelque temps ces deux tres, qui staient aims sans pudeur, firent lamour dans le

    noir. Paulina resta impermable aux supplications et aux colres de son mari, qui ne voulait pas la retrouver sous une montagne de linge dans lobscurit de la chambre, et ltreindre la va-

  • vite, tandis quelle lui maintenait les mains pour lempcher de palper ses chairs. Cette lutte les laissait extnus et les nerfs vif. Finalement, prenant prtexte du dmnagement dans la nouvelle maison de Nob Hill, Paulina installa son mari une extrmit de la maison et ferma la porte de sa chambre au verrou. Le dgot de son propre corps tait plus fort que son dsir pour lui. Son cou disparaissait sous le double menton, ses seins et son ventre ne faisaient quun seul promontoire de monseigneur, ses pieds ne la supportaient que quelques minutes. Elle ne pouvait pas shabiller seule ou lacer ses chaussures, mais avec ses vtements en soie et ses splendides bijoux, son accoutrement le plus frquent, elle offrait un spectacle saisissant. Sa principale proccupation tait la transpiration entre ses plis, et elle me demandait souvent en un murmure si elle sentait mauvais, mais jamais je ne perus chez elle dautre odeur que celle du gardnia et du talc. Ne partageant pas lide si rpandue selon laquelle leau et le savon taient nuisibles aux bronches, elle passait des heures barboter dans sa baignoire en mtal maill, o elle se sentait nouveau lgre comme dans sa jeunesse. Elle tait tombe amoureuse de Feliciano quand ce dernier tait jeune, beau et ambitieux, propritaire de mines dargent au nord du Chili. Pour cet amour elle avait affront la colre de son pre, Agustin del Valle, qui figure dans les livres dhistoire du Chili comme le fondateur dun minuscule et peu reluisant parti politique ultra-conservateur, disparu il y a plus de deux dcennies, mais qui resurgit de temps en temps tel un phnix dplum et pathtique. Cest avec le mme amour pour cet homme quelle avait dcid de lui interdire son alcve un ge o sa nature rclamait plus que jamais quelque treinte. Contrairement elle, Feliciano prenait de lge en beaut. Il avait des cheveux grisonnants, mais ctait toujours cet homme fort et gai, passionn et dpensier. Paulina aimait son ct vulgaire, lide que ses noms de famille clinquants descendaient de juifs sfarades et que sous ses chemises en soie aux initiales brodes, il arborait un tatouage de crapule fait dans un port lors dune beuverie. Elle rvait dentendre nouveau les propos orduriers quil lui murmurait lpoque o ils fricotaient encore dans le lit toutes lumires allumes, et elle aurait donn nimporte quoi pour dormir encore une fois la tte appuye sur le dragon bleu grav lencre indlbile sur lpaule de son mari. Elle naurait jamais cru quil rvait la mme chose. Pour Feliciano, elle avait toujours t la fiance entreprenante avec qui il stait enfui dans sa jeunesse, la seule femme quil admirait et craignait. Je crois que ce couple na jamais cess de saimer, malgr leurs disputes orageuses, qui faisaient trembler tout le monde dans la maison. Les treintes qui les avaient rendus jadis si heureux devinrent des combats qui se terminaient par des trves long terme et des vengeances mmorables, comme le lit florentin, mais aucun malheur ne dtruisit leur relation et, jusqu la fin, lorsquil fut terrass par une crise dapoplexie, ils restrent unis par une complicit de voyous que lon enviait.

    Une fois que le capitaine John Sommers se fut assur que le meuble mythique se trouvait sur la charrette et que le cocher avait compris ses instructions, il partit pied vers Chinatown, comme il le faisait lors de chaque escale San Francisco. Cette fois, cependant, les forces lui manqurent et deux rues plus loin il dut arrter une voiture. Il y monta non sans efforts, indiqua ladresse au cocher et seffondra sur le sige en haletant. Il y avait un an que les symptmes avaient commenc, mais les dernires semaines ils staient aggravs. Ses jambes le soutenaient peine et sa tte semplissait de brume, il devait lutter sans relche contre la tentation de sabandonner la cotonneuse indiffrence qui envahissait peu peu son me. Sa sur Rose avait t la premire remarquer un changement, alors que lui-mme ne sentait encore aucune douleur. Il pensait elle avec un sourire : ctait la personne la plus proche et la plus aime, le guide de son existence transhumante, plus relle dans son affection que sa fille Eliza ou que nimporte laquelle des femmes quil avait connues dans son long plerinage de port en port.

    Rose Sommers avait pass sa jeunesse au Chili, au ct de son frre an, Jeremy, mais la mort de ce dernier elle tait retourne en Angleterre pour finir ses jours au pays. Elle rsidait Londres, dans une petite maison quelques rues des thtres et de lOpra, un quartier qui avait un peu perdu de son lustre, o elle pouvait vivre selon son bon plaisir. Ce ntait plus limpeccable gouvernante de son frre Jeremy, maintenant elle pouvait laisser libre cours ses penchants excentriques. Elle shabillait comme une actrice en disgrce, pour prendre le th au Savoy, ou en comtesse russe pour promener son chien, elle tait lamie des mendiants et des musiciens de rue, dpensait son argent en balivernes et en uvres de charit. Il nest rien de plus librateur que lge , disait-elle en comptant ses rides, heureuse. Ce nest pas lge, Rose,

  • mais ton indpendance conomique que tu as gagne grce ta plume , rpliquait John Sommers. Cette vnrable clibataire aux cheveux blancs avait amass une petite fortune en crivant des livres pornographiques. Le plus drle, pensait le capitaine, ctait que, maintenant que Rose navait plus besoin de se cacher, comme lorsquelle vivait lombre de son frre Jeremy, elle ncrivait plus de romans rotiques mais des histoires leau de rose, un rythme puisant et avec un succs phnomnal. Toutes les femmes dont la langue maternelle tait langlais, y compris la reine Victoria, avaient lu au moins lun des romans de Dame Rose Sommers. Le titre distingu navait fait quofficialiser une situation que Rose avait prise dassaut depuis des annes. Si la reine Victoria avait souponn que son crivain prfre, laquelle elle avait octroy personnellement le titre de Dame, tait responsable dune vaste collection de littrature indcente signe Une Dame anonyme, elle aurait eu une attaque. Pour le capitaine, la pornographie tait une chose dlicieuse, mais ces romans damour ntaient que pure saloperie. Pendant des annes il stait occup de la publication et de la distribution des rcits interdits que Rose produisait en cachette de son frre an, lequel mourut convaincu que ctait une vertueuse demoiselle sans autre mission que de lui rendre la vie agrable. Prends soin de toi, John, tu ne peux pas me laisser seule ici-bas. Tu es en train de maigrir et tu as une drle de couleur , lui avait rpt Rose jour aprs jour, lorsque le capitaine lui avait rendu visite Londres. Depuis, il se mtamorphosait peu peu en lzard.

    Tao Chien enlevait les dernires aiguilles dacupuncture des oreilles et des bras dun patient lorsque son assistant vint lavertir que son beau-pre venait darriver. Le zhong yi dposa soigneusement les aiguilles en or dans de lalcool pur, se lava les mains dans une cuvette, enfila une veste et sortit accueillir le visiteur, tonn quEliza ne lui ait pas dit que son pre arrivait ce jour-l. Chaque visite du capitaine Sommers tait un vnement. La famille lattendait avec impatience, surtout les enfants, qui nen finissaient pas dadmirer les cadeaux exotiques et dcouter les rcits de monstres marins et de pirates malais de ce grand-pre fabuleux. Grand, massif, la peau tanne par le sel de toutes les mers, la barbe en bataille, la voix tonitruante et des yeux bleus innocents de bb, le capitaine avait une allure imposante dans son uniforme ; mais lhomme que Tao Chien vit assis dans un fauteuil de sa clinique tait si diminu quil eut du mal le reconnatre. Il le salua avec respect, nayant pas russi perdre lhabitude de sincliner devant lui selon la coutume chinoise. Il avait connu John Sommers dans sa jeunesse, lorsquil travaillait comme cuisinier sur son bateau. Toi tu mappelles monsieur, compris, Chinois ? lui avait-il intim la premire fois quil lui avait adress la parole. Nous avions encore les cheveux noirs tous les deux, pensa Tao Chien avec une pointe dangoisse face lannonce de la mort. LAnglais se leva avec difficult, lui tendit la main puis le serra en une brve accolade. Le zhong yi vit que ctait lui maintenant qui tait le plus grand et le plus corpulent des deux.

    Eliza savait que vous veniez aujourdhui, monsieur ? demanda-t-il. Non. Nous devons parler seul seul, Tao. Je suis en train de mourir.Le zhong yi lavait compris au premier coup dil. Sans un mot il le conduisit jusqu la salle

    de consultation, o il laida se dshabiller et sallonger sur une banquette. Son beau-pre nu avait un aspect pathtique : la peau paisse, sche, cuivre, les ongles jaunes, les yeux injects de sang, le ventre gonfl. Il commena par lausculter puis il prit son pouls aux poignets, au cou et aux chevilles pour vrifier ce quil savait dj.

    Vous avez le foie dtruit, monsieur. Vous continuez boire ? Vous ne pouvez pas me demander dabandonner une si vieille habitude, Tao. Vous croyez

    quon peut supporter lactivit de marin sans un coup de temps en temps ?Tao Chien sourit. LAnglais buvait une demi-bouteille de gin les jours normaux et une entire

    sil devait clbrer un vnement, bon ou mauvais, sans que cela semble laffecter le moins du monde. Il ne sentait mme pas lalcool, parce que la forte odeur du tabac de mauvaise qualit imprgnait ses vtements et son haleine.

    Dailleurs, il est trop tard pour regretter quoi que ce soit, non ? ajouta John Sommers. Vous pouvez vivre encore quelque temps et dans une meilleure forme physique si vous

    cessez de boire. Pourquoi ne prenez-vous pas un peu de repos ? Venez vivre avec nous un temps, Eliza et moi nous vous soignerons jusqu ce que vous alliez mieux, proposa le zhong yi sans le regarder, pour que lautre ne saperoive pas de son motion.

    Comme souvent dans son mtier de mdecin, il devait lutter contre la sensation qui le saisissait en constatant combien toute sa science tait impuissante, et combien la douleur dautrui tait immense.

  • Vous ne pensez tout de mme pas que je vais me mettre volontairement entre les mains dEliza, pour quelle me condamne labstinence ! Combien de temps me reste-t-il, Tao ? demanda John Sommers.

    Je ne peux pas le dire avec certitude. Il faudrait avoir un autre avis. Le vtre est le seul qui mrite mon respect. Depuis que vous mavez arrach une molaire

    sans douleur mi-chemin entre lIndonsie et les ctes africaines, aucun autre mdecin na pos ses sales mains sur moi. Cela fait combien de temps ?

    Une quinzaine dannes. Je vous remercie de votre confiance, monsieur. Quinze ans seulement ? Pourquoi ai-je limpression que nous nous connaissons depuis

    toujours ? Peut-tre nous sommes-nous connus dans une autre existence. La rincarnation mhorrifie, Tao. Imaginez que dans ma prochaine vie je me rincarne en

    musulman. Vous saviez que ces pauvres gens ne boivent pas dalcool ? Cest sans doute leur karma. Dans chaque rincarnation nous devons rsoudre ce que nous

    avons laiss en suspens dans la vie antrieure, se moqua Tao. Je prfre lenfer chrtien, cest moins cruel. Bien, nous ne dirons rien de tout cela Eliza,

    conclut John Sommers en se rhabillant, se battant avec les boutons qui chappaient ses doigts tremblants. Comme cest peut-tre ma dernire visite, il me parat juste quEliza et mes petits-enfants se souviennent de moi gai et en bonne sant. Je men vais en paix, Tao, car personne ne pourrait mieux soccuper de ma fille Eliza que vous.

    Personne ne pourrait laimer davantage que moi, monsieur. Quand je ne serai plus l, quelquun devra soccuper de ma sur. Vous savez que Rose a t

    comme une mre pour Eliza Ne vous en faites pas, Eliza et moi nous prendrons rgulirement de ses nouvelles, lui

    assura son gendre. La mort je veux dire arrivera rapidement et dignement ? Comment saurai-je que la fin

    est proche ? Lorsque vous vomirez du sang, monsieur, dit Tao Chien tristement.Cela arriva trois semaines plus tard, au milieu du Pacifique, dans lintimit de sa cabine de

    capitaine. tant parvenu laborieusement se mettre debout, le vieux navigateur nettoya les restes de vomi, se rina la bouche, changea sa chemise macule de sang, alluma sa pipe et gagna la proue du bateau, o il sinstalla pour regarder, une dernire fois, les toiles qui scintillaient dans un ciel de velours noir. Plusieurs marins le virent et attendirent une certaine distance, le bret la main. Quand il eut tir la dernire bouffe, le capitaine John Sommers enjamba la rambarde et se laissa tomber sans bruit dans la mer.

    Severo del Valle fit la connaissance de Lynn Sommers au cours dun voyage quil effectua avec son pre du Chili en Californie en 1872, pour rendre visite son oncle et sa tante, Feliciano et Paulina, dont on racontait les pires choses dans la famille. Severo avait vu sa tante Paulina deux reprises lors de sporadiques apparitions Valparaiso, mais cest en la voyant dans son milieu amricain quil comprit les soupirs dintolrance chrtienne de sa famille. Loin du milieu religieux et conservateur du Chili, du grand-pre Agustin clou dans son fauteuil de paralytique, de la grand-mre Emilia avec ses dentelles lugubres et ses lavements de linette, des autres membres de la famille, tous envieux et timors, Paulina prenait sa vritable ampleur damazone. loccasion de son premier voyage, Severo del Valle tait trop jeune pour apprcier le pouvoir ou la fortune de ce clbre couple, mais il avait not tout ce qui les sparait du reste de la tribu del Valle. Cest en revenant des annes plus tard quil comprit que cette famille tait parmi les plus riches de San Francisco, ct des magnats de largent, des chemins de fer, des banques et des transports. Lors de ce premier voyage, quinze ans, assis au pied du lit polychrome de sa tante Paulina, tandis quelle mettait en place la stratgie de ses guerres mercantiles. Severo prit une dcision quant son avenir.

    Tu devrais devenir avocat, comme a tu maiderais dmolir mes ennemis avec tous les artifices de la loi, lui conseilla ce jour-l Paulina entre deux bouches de mille-feuille.

    Oui. ma tante. Grand-pre Agustin dit que dans toute famille respectable il faut un avocat, un mdecin et un vque, rpliqua le neveu.

    Il faut aussi un cerveau pour les affaires. Grand-pre considre que le commerce nest pas une activit pour les gens de qualit.

  • Dis-lui que la qualit ne nourrit pas, quil peut se la mettre dans le cul.Le garon navait entendu ce gros mot que dans la bouche du cocher de la famille, un

    Madrilne chapp dune prison de Tnriffe qui, pour des raisons incomprhensibles, caguait galement sur Dieu et dans le lait.

    Ne fais pas cette tte, mon petit, tu sais, nous avons tous un cul ! sexclama Paulina morte de rire en voyant lexpression de son neveu.

    Ce mme aprs-midi, elle lemmena dans la ptisserie dEliza Sommers. Severo avait t merveill par San Francisco ds quil avait aperu la ville du bateau : une cit lumineuse installe dans un vert paysage de collines plantes darbres qui descendaient en ondulant jusquaux rives dune baie aux eaux paisibles. De loin elle avait lair svre, avec un trac espagnol de rues parallles et transversales, mais de prs, elle avait le charme de linattendu. Habitu laspect somnolent du port de Valparaiso, o il avait grandi, le garon fut tourdi par lexcentricit des maisons et des btiments construits dans les styles les plus divers, luxe et pauvret, tout mlang, comme si ce port avait surgi la vitesse de lclair. Il vit un cheval mort et couvert de mouches devant la porte dun magasin lgant qui vendait des violons et des pianos queue. Dans un va-et-vient bruyant danimaux et de voitures, une foule cosmopolite se frayait un passage : Amricains, Espagnols et Hispano-Amricains, Franais, Irlandais, Italiens, Allemands, quelques Indiens et danciens esclaves noirs, libres maintenant, mais toujours marginaliss et pauvres. Ils pntrrent dans Chinatown et en un rien de temps ils se trouvrent dans un pays peupl de clestes, comme on appelait les Chinois, que le cocher cartait en faisant claquer son fouet pour conduire le fiacre vers la Place de lUnion. Il sarrta devant une maison de style victorien, simple en comparaison de lavalanche de moulures, de bas-reliefs et de rosaces que lon voyait gnralement dans ces parages.

    Voici le salon de th de madame Sommers, le seul digne de ce nom, expliqua Paulina. Tu peux boire du caf dans plein dendroits, mais pour une tasse de th, tu dois venir ici. Les Yankees dtestent ce breuvage depuis la guerre dindpendance, qui a commenc quand les rebelles se sont mis brler le th des Anglais Boston.

    Mais tout a ne sest pas pass il y a un sicle ? Tu vois, Severo, comme le patriotisme peut tre absurde.Les frquentes visites de Paulina dans ce salon ne se devaient pas au th, mais la clbre

    ptisserie dEliza Sommers, qui tait imprgne dun dlicieux parfum de sucre et de vanille. La maison, une de celles importes en nombre dAngleterre au moment de la construction de San Francisco, avec un manuel dinstructions pour la monter comme un jouet, avait deux tages couronns dune tour, qui lui donnait une allure dglise champtre. Au rez-de-chausse ils avaient runi deux pices pour agrandir la salle manger, o se trouvaient plusieurs fauteuils aux pieds torsads et cinq petites tables rondes recouvertes de nappes blanches. ltage, on vendait des botes de friandises faites la main avec le meilleur chocolat belge, du massepain et plusieurs sortes de gteaux typiques du Chili, le pch mignon de Paulina del Valle. Deux employes mexicaines, portant de longues tresses, des tabliers blancs et des coiffes amidonnes, faisaient le service. Elles taient diriges de faon tlpathique par la petite madame Sommers, qui donnait peine limpression dexister, contrastant avec la prsence imposante de Paulina. La mode cintre avec des jupons mousseux favorisait la premire, mais multipliait le volume de la seconde, dautant plus que Paulina del Valle nconomisait pas sur les tissus, les franges, les pompons et les plisss. Ce jour-l, elle tait habille comme la reine des abeilles, en jaune et noir de la tte aux pieds, avec un chapeau qui se terminait par des plumes et un corsage rayures. Beaucoup de rayures. Elle envahissait le salon, prenait tout lair pour elle et, chaque dplacement, faisait tinter les tasses et gmir les fragiles cloisons en bois. En la voyant entrer, les employes coururent remplacer une des dlicates chaises en jonc tress par un fauteuil plus solide, o Paulina sinstalla avec grce. Elle se dplaait avec des gestes lents, car elle considrait que rien nenlaidissait tant que laffairement ; elle vitait aussi ces bruits propres la vieillesse : jamais de haltements, de toux, de grincements ou de soupirs de fatigue en public, mme si ses pieds la faisaient souffrir le martyre. Je ne veux pas avoir une voix de grosse , disait-elle, et tous les jours elle se faisait des gargarismes avec du jus de citron coup au miel pour conserver une voix fine. Eliza Sommers, mince et droite comme une pe, vtue dune jupe bleu sombre et dune blouse couleur melon, boutonne aux poignets et au cou, avec un collier de perles discret comme unique ornement, paraissait extrmement jeune. Elle parlait un espagnol rouill par manque de pratique et langlais avec un accent britannique, sautant dune langue lautre dans

  • la mme phrase, comme le faisait Paulina. La fortune et le sang aristocratique de madame del Valle plaaient cette dernire bien au-dessus du niveau social dEliza Sommers. Une femme qui travaillait par plaisir ne pouvait tre quune virago, mais Paulina savait quEliza nappartenait plus au milieu dans lequel elle avait t leve au Chili, et quelle travaillait plus par ncessit que par plaisir. Elle avait galement entendu dire quelle vivait avec un Chinois, mais malgr son manque de discrtion dvastateur, elle nalla jamais jusqu le lui demander directement.

    Madame Eliza Sommers et moi, nous nous sommes connues au Chili en 1840 ; elle avait alors huit ans et moi seize, mais maintenant nous avons le mme ge, expliqua Paulina son neveu.

    Pendant que les employes servaient le th, Eliza Sommers coutait amuse le babil incessant de Paulina, qui sinterrompait seulement quand elle prenait une nouvelle bouche. Severo oublia leur prsence en dcouvrant une autre table une superbe fillette qui collait des images sur un album la lumire des lampes gaz et la douce clart de la fentre, qui lclairaient avec des clats mordors. Ctait Lynn Sommers, fille dEliza, enfant dune si rare beaut que dj cette poque, douze ans, plusieurs photographes de la ville lutilisaient comme modle. Son visage illustrait des cartes postales, des affiches et des calendriers reprsentant des anges jouant de la lyre et des nymphes lutines dans des forts en carton-pte. Severo tait encore lge o les filles sont un mystre plutt repoussant pour les garons, mais l il fut fascin. Debout son ct, il la regarda bouche be sans comprendre pour quelle raison il avait la poitrine comprime et ressentait une envie de pleurer. Eliza Sommers le tira de sa torpeur en les appelant pour venir boire un chocolat. La fillette referma lalbum sans faire attention lui, comme si elle ne le voyait pas, et se leva, lgre et flottante. Elle sinstalla en face de sa tasse de chocolat sans dire un mot ni relever les yeux, rsigne aux regards impertinents du garon, tout fait consciente que son physique la sparait du reste des mortels. Elle supportait sa beaut comme une difformit, avec le secret espoir que cela passerait avec le temps.

    Quelques semaines plus tard, Severo sembarqua pour retourner au Chili avec son pre, emportant en mmoire les grands espaces de la Californie et la vision de Lynn Sommers ancre fermement dans son cur.

    Severo del Valle ne revit Lynn que bien des annes plus tard. Il retourna en Californie fin 1876 pour vivre chez sa tante Paulina, mais cest seulement partir dun mercredi dhiver de lanne 1879 quil eut des relations suivies avec Lynn, et alors il tait dj trop tard pour eux deux. Lors de sa seconde visite San Francisco, le jeune homme avait atteint sa taille dfinitive, mais il tait encore osseux, ple, dgingand et mal dans sa peau, comme sil avait des coudes et des genoux en trop. Trois ans plus tard, lorsquil se planta sans voix devant Lynn, il tait devenu un homme, avec les traits nobles de ses anctres espagnols, lallure flexible dun torero andalou et lair asctique dun sminariste. Beaucoup de choses avaient chang dans sa vie depuis la premire fois quil avait vu Lynn. Limage de cette fillette silencieuse la langueur dun chat au repos lavait accompagn durant les annes difficiles de son adolescence et dans la douleur du deuil quil lui fallut vivre. Son pre, quil avait ador, mourut prmaturment au Chili et sa mre, dconcerte devant ce fils encore imberbe, trop lucide et irrvrencieux, linscrivit dans un collge catholique de Santiago pour terminer ses tudes. Mais trs vite on le renvoya chez lui avec une lettre expliquant en termes secs quune pomme pourrie dans un pot contamine toutes les autres, ou quelque chose comme a. Alors cette mre dvoue fit un plerinage genoux dans une grotte miraculeuse o la Vierge, jamais court dides, lui souffla la solution : lenvoyer au service militaire pour mettre le problme entre les mains dun sergent. Pendant une anne Severo marcha avec la troupe, supporta la rigueur et la stupidit du rgiment et en sortit avec le rang dofficier de rserve, dcid ne plus jamais mettre les pieds dans une garnison. Ds son retour la vie civile il retrouva ses anciens amis et ses sautes dhumeur vagabondes. Et l, ses oncles prirent les choses en main. Ils se runirent en conseil dans laustre salle manger de la maison du grand-pre Agustin, en labsence du jeune homme et de sa mre, qui navaient pas voix au chapitre la table patriarcale. Dans cette mme pice, trente-cinq ans auparavant, Paulina del Valle, le crne ras et couronn dune tiare en diamants, avait affront les hommes de sa famille pour pouser Feliciano Rodriguez de Santa Cruz, lhomme quelle avait choisi. En ce mme lieu taient prsentes maintenant devant le grand-pre les preuves contre Severo : il refusait de se confesser et de communier, il frquentait le milieu de la bohme, on avait trouv des livres de la liste noire sur lui, bref, on le souponnait davoir t recrut par les francs-

  • maons ou, pire encore, par les libraux. Le Chili traversait une priode de luttes idologiques irrconciliables, et plus les libraux gagnaient des postes au gouvernement, plus la colre des ultra-conservateurs samplifiait, tout leur ferveur messianique, comme la famille del Valle, par exemple, qui prtendait instaurer ses ides coups danathmes et coups de feu, craser les francs-maons et les anticlricaux, et en finir une fois pour toutes avec les libraux. Le clan del Valle ntait pas dispos tolrer un dissident de leur propre sang au sein de la famille. Lide de lenvoyer aux tats-Unis vint du grand-pre Agustin : Les Yankees le guriront de son envie de semer la zizanie , pronostiqua-t-il. On lembarqua pour la Californie sans lui demander son avis, en habits de deuil, avec la montre en or de son dfunt pre dans la poche de son gilet, un quipage lger parmi lequel se trouvait un grand Christ avec une couronne dpines, et une lettre scelle pour son oncle et sa tante, Feliciano et Paulina.

    Les protestations de Severo furent purement formelles, car ce voyage concidait avec ses plans. Il lui pesait seulement de se sparer de Nivea, la jeune fille que tout le monde attendait de le voir pouser un jour, obissant la vieille coutume de loligarchie chilienne de se marier entre cousins. Il touffait au Chili. Il avait grandi dans un carcan de dogmes et de prjugs, mais le contact avec dautres tudiants au collge de Santiago lui avait ouvert lesprit et rveill une veine patriotique. Jusque-l. il croyait quil nexistait que deux classes sociales, la sienne et celle des pauvres, spares par une imprcise zone grise de fonctionnaires et autres petits Chiliens ordinaires , comme les appelait son grand-pre Agustin. la caserne, il avait constat que ceux de sa classe sociale, blancs de peau et fortuns, ntaient quune poigne ; la grande majorit tait mtisse et pauvre. Mais Santiago il avait dcouvert quil existait aussi une classe moyenne nombreuse et en expansion, duque, avec des ambitions politiques, qui tait en fait la colonne vertbrale du pays, o lon trouvait des migrants chapps des guerres et de la misre, des scientifiques, des enseignants, des philosophes, des libraires, des gens aux ides avances. Les propos de ses nouveaux amis lavaient laiss pantois, comme qui tombe amoureux pour la premire fois. Il voulait changer le Chili, le transformer de fond en comble, le purifier. Il comprit que les conservateurs sauf ceux de sa propre famille, qui ses yeux nuvraient pas par mchancet, mais par ignorance appartenaient aux armes de Satan, dans le cas hypothtique o Satan serait autre chose quune invention pittoresque, et il prit la dcision de sintresser de prs la politique une fois son indpendance acquise. Il voyait bien quil lui faudrait encore quelques annes pour cela, et il considra donc le voyage aux tats-Unis comme une bouffe dair frais ; il aurait le loisir dobserver la dmocratie amricaine tellement convoite et den tirer des leons, de lire ce quil voudrait sans penser la censure catholique et dtre au fait des ides davant-garde. Tandis que dans le reste du monde on assistait leffondrement des monarchies, la naissance de nouveaux tats, la colonisation des continents et linvention de choses merveilleuses, au Chili, le Parlement discutait pour savoir si les personnes adultres avaient ou non le droit dtre enterres dans des cimetires consacrs. Devant son grand-pre, il ne se permettait pas de mentionner la thorie de Darwin, qui tait en train de rvolutionner les connaissances humaines, en revanche il pouvait passer toute une soire discuter sur dimprobables miracles de saints et de martyrs. Lautre intrt de ce voyage tait le souvenir de la petite Lynn Sommers, qui venait sinterposer dans laffection quil avait pour Nivea avec une incroyable persvrance, mme sil refusait de ladmettre au plus profond de son me.

    Severo del Valle ne savait pas quand ni comment avait surgi lide dpouser Nivea, la dcision ntait peut-tre dailleurs pas venue deux mais de la famille, car le fait est que ni lun ni lautre ne stait rebell contre ce destin car ils se connaissaient et saimaient depuis lenfance. Nivea appartenait une branche de la famille qui avait vcu dans lopulence jusqu la mort du pre, puis les ressources avaient fondu et sa veuve stait retrouve dans le besoin. Un oncle fortun, qui allait devenir une figure prdominante pendant la guerre, don Jos Francisco Ver-gara, prit en main lducation de ses neveux. Il nest de pire pauvret que celle des personnes qui ont eu les moyens, parce quil faut faire semblant davoir ce que lon na pas , avait confi Nivea son cousin Severo dans lun de ses moments de lucidit subite qui la caractrisaient. Elle avait quatre ans de moins que lui, mais elle tait beaucoup plus mre. Ctait elle qui avait pris linitiative de cette affection entre enfants, la conduisant dune main ferme vers la relation romantique quils vivaient au moment du dpart de Severo aux tats-Unis. Dans les normes demeures o ils vivaient, les magnifiques recoins pour saimer ne manquaient pas. Ttonnant dans lobscurit, les cousins dcouvrirent avec une maladresse de chiots les secrets de leurs corps. Ils se caressaient avec curiosit, prenant acte des diffrences, sans savoir pourquoi lui

  • avait ceci et elle cela, tourdis par la pudeur et la faute, toujours muets, parce que les choses quils ne formulaient pas en paroles taient comme inexistantes et, de ce fait, un pch moindre. Ils sexploraient en vitesse et la peur au ventre, conscients quil serait impossible davouer ces jeux de cousins au confessionnal, au risque dtre pour cela condamns lenfer. Il y avait mille yeux en train de les espionner. Les vieilles domestiques qui les avaient vus natre protgeaient ces amours innocentes, mais les tantes clibataires veillaient comme des corbeaux. Rien nchappait leurs yeux secs dont lunique fonction tait denregistrer chaque instant de la vie familiale, leurs langues crpusculaires qui dvoilaient les secrets et suscitaient les querelles, mme si ctait toujours au sein du clan. Rien ne transpirait des murs de ces maisons. Le premier devoir de chacun tait de prserver lhonneur et le renom de la famille. Nivea avait mis du temps se dvelopper et, quinze ans, elle avait encore un corps denfant et un visage innocent ; rien dans son allure ne rvlait la force de son caractre : de petite taille, grassouillette, avec de grands yeux sombres comme unique trait marquant, elle avait un air insignifiant tant quelle nouvrait pas la bouche. Tandis que ses surs gagnaient leur paradis en lisant des livres pieux, elle lisait en cachette les articles et les livres que son cousin Severo lui passait sous la table, et les classiques que lui prtait son oncle Jos Francisco Vergara. Quand pour ainsi dire personne nen parlait dans son milieu, elle sortit de sa manche lide du vote des femmes. La premire fois quelle en fit mention lors dun djeuner de famille, chez Agustin del Valle, il y eut une explosion deffroi. Quand les femmes et les pauvres vont-ils voter dans ce pays ? demanda Nivea brle-pourpoint, oubliant que les enfants nouvraient pas la bouche en prsence des adultes. Le vieux patriarche del Valle donna un coup de poing sur la table qui fit valser les verres et lui intima lordre daller se confesser sur-le-champ. Nivea excuta en silence la pnitence impose par le cur et nota dans son journal, avec sa passion habituelle, quelle navait pas lintention de baisser les bras avant davoir obtenu les droits lmentaires pour les femmes, mme si elle devait tre expulse de sa famille. Par chance elle avait eu une matresse exceptionnelle, sur Maria Escapulario, une nonne avec un cur de lionne cach sous son habit, qui avait remarqu lintelligence de Nivea. Devant cette jeune fille qui absorbait tout avec avidit, qui soulevait des problmes auxquels elle-mme navait jamais song, qui la dfiait avec une capacit de raisonnement inattendue pour son ge, et qui donnait limpression dclater de vitalit et de sant dans son horrible uniforme, la nonne, en tant que matresse, se sentait rcompense. Nivea valait elle seule leffort davoir enseign pendant des annes une multitude de filles riches, mais pauvres desprit. Par affection pour elle, sur Maria Escapulario violait systmatiquement le rglement de ltablissement, dont lintention dclare tait de transformer les lves en cratures dociles. Elle entretenait avec Nivea des conversations qui auraient effray la mre suprieure et le directeur spirituel du collge.

    Quand javais ton ge, il ny avait que deux solutions : se marier ou entrer au couvent dit sur Maria Escapulario.

    Pourquoi avez-vous choisi la deuxime, ma mre ? Parce quelle me laissait davantage de libert. Le Christ est un poux tolrant Nous les femmes, nous sommes cuites, ma mre. Avoir des enfants et obir, voil notre lot,

    soupira Nivea. a ne doit pas continuer ainsi. Toi, tu peux changer les choses, rpliqua la nonne. Moi seule ? Seule, non, il y a dautres filles comme toi, qui ont deux doigts de jugeote. Jai lu dans un

    journal que, maintenant, il existe des femmes mdecins, tu vois. O a ? En Angleterre. Cest trs loin. Certes, mais si elles peuvent le faire l-bas, un jour ce sera possible au Chili. Ne dsespre

    pas, Nivea. Mon confesseur dit que je pense beaucoup et ne prie pas assez, ma mre. Dieu ta donn un cerveau pour ten servir, seulement je tavertis que le chemin de la

    rbellion est sem de dangers et de douleurs, il faut beaucoup de courage pour lemprunter. Il nest pas inutile de demander la Divine Providence de taider un peu, lui conseilla sur Maria Escapulario.

    La dtermination de Nivea devint si forte quelle crivit dans son journal quelle renoncerait au mariage pour se consacrer entirement la lutte en faveur du vote des femmes. Elle ignorait

  • quun tel sacrifice serait inutile, car elle se marierait par amour avec un homme qui lpaulerait dans ses projets politiques.

    Severo monta sur le bateau avec une mine grave pour que les membres de sa famille ne souponnent pas la joie quil ressentait au moment de quitter le Chili il ne fallait pas quils changent davis , et il fit de son mieux pour tirer profit de cette aventure. Il prit cong de sa cousine Nivea avec un baiser vol, aprs lui avoir jur quil lui ferait parvenir des livres intressants grce un ami, pour contourner la censure de la famille, et quil lui crirait toutes les semaines. Elle stait rsigne une sparation dune anne, sans imaginer quil avait labor des plans pour rester aux tats-Unis le plus longtemps possible. Severo ne voulut pas rendre ce dpart encore plus pesant en annonant ses projets, il les expliquerait Nivea par lettre, dcida-t-il. De toute faon, ils taient trop jeunes pour se marier. Il la vit debout sur le quai Valparaiso, entoure de toute la famille, avec sa robe et son bonnet couleur olive, lui disant adieu avec la main et faisant un effort pour sourire. Elle ne pleure ni ne se plaint, pour cela je laime et laimerai pour toujours , dit Severo haute voix contre le vent, prt affronter les lans de son cur et les tentations du monde force de tnacit. Trs Sainte Vierge, rends-le-moi sain et sauf , supplia Nivea en se mordant les lvres, vaincue par lamour, sans se rappeler quelle avait jur de rester clibataire tant quelle naurait pas accompli son devoir de suffragette.

    Le jeune del Valle manipula la lettre de son grand-pre Agustin entre Valparaiso et Panam, brlant de louvrir, mais sans oser le faire, car on lui avait fortement inculqu quune personne respectable ne devait ni lire les lettres ni toucher de largent. Finalement, la curiosit fut plus forte que son sens du respect son destin tait en jeu, se dit-il et, brisant dlicatement le sceau avec sa lame de rasoir, il exposa lenveloppe la vapeur dune thire et louvrit avec mille prcautions. Ainsi dcouvrit-il les plans de son grand-pre qui taient de lenvoyer dans une cole militaire amricaine. Il tait dommage, ajoutait le grand-pre, que le Chili ne fut pas en guerre avec lun de ses voisins, cela aurait permis son petit-fils de devenir un homme les armes la main, comme il se devait. Severo jeta la lettre la mer et en crivit une autre dont il choisit lui-mme les termes, il la glissa dans la mme enveloppe et laissa couler de la cire fondue sur le sceau bris. San Francisco, sa tante Paulina lattendait sur le quai accompagne par deux laquais et par Williams, son pompeux majordome. Elle portait un chapeau extravagant et une profusion de voiles voletant au vent, qui lauraient souleve dans les airs si elle navait t si lourde. Elle clata dun rire strident en voyant son neveu descendre la passerelle avec le Christ dans les bras, puis elle ltreignit contre sa poitrine de soprano, ltouffant dans la montagne de ses seins parfums au gardnia.

    Dabord, nous nous dbarrasserons de cette monstruosit, dit-elle en montrant le Christ. Il faudra aussi tacheter des vtements, on ne porte plus de tels accoutrements ici, ajouta-t-elle.

    Ce costume tait celui de mon pre, dit Severo, humili. a se voit, on dirait un croque-mort, lana Paulina, qui se souvint tout coup que le jeune

    homme avait perdu son pre peu de temps auparavant. Excuse-moi, Severo, je ne voulais pas toffenser. Ton pre tait mon frre prfr, le seul de la famille avec qui on pouvait parler.

    On ma arrang certains de ses vtements, pour ne pas les perdre, expliqua Severo avec la voix brise.

    a commence mal. Tu me pardonnes, au moins ? Mais oui, ma tante. la premire occasion le jeune homme lui tendit la fausse lettre du grand-pre Agustin. Elle y

    jeta un regard plutt distrait. Que disait lautre ? senquit-elle.Les oreilles en feu, Severo essaya de nier ce quil avait fait, mais elle ne lui laissa pas le temps

    de semptrer dans ses mensonges. Jaurais fait la mme chose, neveu. Je veux savoir ce que disait la lettre de mon pre pour

    lui rpondre, non pour suivre ses conseils. Que vous menvoyiez dans une cole militaire ou la guerre, sil y en a une dans ces

    parages. Tu arrives trop tard, elle est finie. Mais en ce moment ils sont en train de massacrer les

    Indiens, si a tintresse. Les Indiens se dfendent assez bien. Tu sais, ils viennent de tuer le gnral Custer et plus de deux cents soldats du Septime de Cavalerie dans le Wyoming. On ne parle de rien dautre. On dit quun Indien appel Pluie sur le Visage nom trs potique, tu ne

  • trouves pas ? avait jur de se venger sur le frre du gnral Custer et que, dans cette bataille, il lui a arrach le cur et quil la mang. Tu as encore envie dtre soldat ? fit Paulina del Valle avec un petit rire.

    Je nai jamais voulu tre militaire, ce sont des ides de grand-pre Agustin. Dans la lettre que tu as falsifie tu dis que tu veux tre avocat, je vois que le conseil que je

    tai donn il y a quelques annes nest pas tomb dans loreille dun sourd. Jaime a, petit. Les lois amricaines ne sont pas comme les lois chiliennes, mais peu importe. Tu seras avocat. Tu feras ton apprentissage dans le meilleur cabinet de Californie, mes influences doivent bien servir quelque chose, trancha Paulina.

    Jaurai une dette envers vous pour le restant de mes jours, ma tante, dit Severo, impressionn.

    Certes. Jespre que tu ne loublieras pas, tu sais, la vie est longue et jaurai peut-tre recours tes services un jour.

    Comptez sur moi, ma tante.Le lendemain, Paulina del Valle se prsenta avec Severo dans les bureaux de ses avocats, ceux

    qui avaient travaill son service pendant un quart de sicle en gagnant dnormes commissions, et leur annona sans prambule quelle souhaitait voir son neveu se joindre eux ds le lundi suivant afin dapprendre le mtier. Ils ne purent sy refuser. La tante installa le jeune homme chez elle, dans une chambre ensoleille du premier tage, lui acheta un bon cheval, lui assigna une mensualit, mit un professeur danglais sa disposition et commena le prsenter en socit, car selon elle il ny avait pas de meilleur capital que les relations.

    Jattends deux choses de toi, fidlit et bonne humeur. Vous nattendez pas aussi que jtudie ? a, cest ton problme, mon garon. Ce que tu fais avec ta vie ne me regarde pas le moins

    du monde.Cependant, durant les mois qui suivirent, Severo constata que Paulina tait trs attentive

    ses progrs dans le cabinet davocats, elle surveillait ses amitis, comptabilisait ses dpenses et connaissait, lavance, ses alles et venues. Comment faisait-elle pour savoir tout cela, ctait un mystre, moins que Williams, limpntrable majordome, et organis un rseau de surveillance. Cet homme dirigeait une arme de domestiques qui excutaient leurs tches comme des ombres silencieuses. Ils vivaient dans un btiment spar au fond du parc, et il leur tait dfendu de parler aux matres de maison, moins dy tre invits. Ils ne pouvaient pas davantage sadresser au majordome sans passer au pralable par la gouvernante. Severo eut quelque mal comprendre ces hirarchies car, au Chili, les choses taient beaucoup plus simples. Les patrons, mme les plus despotiques comme son grand-pre, traitaient leurs employs avec duret, mais ils subvenaient leurs besoins et les considraient comme tant de la famille. sa connaissance, jamais aucune femme de service navait t renvoye, ces femmes entraient dans la maison la pubert et y restaient jusqu leur mort. La demeure de Nob Hill tait trs diffrente des grosses btisses conventuelles dans lesquelles il avait pass son enfance, avec leurs gros murs de pis, leurs lugubres portes ferres, et quelques rares meubles pousss contre les murs nus. Il aurait t impossible de faire un inventaire de tout ce que la maison de sa tante Paulina renfermait, cela allait des poignes de porte et des robinets en argent massif jusquaux collections de figurines en porcelaine, en passant par les botes russes laques, les ivoires chinois et quantit dobjets dart, ou simplement la mode. Feliciano Rodriguez de Santa Cruz achetait pour impressionner les visiteurs, mais ce ntait pas un ignare, comme dautres magnats de ses amis, qui faisaient lacquisition de livres au poids et de tableaux selon la couleur, pour aller avec les fauteuils. Paulina, elle, ntait pas du tout attache ces trsors ; le seul meuble quelle avait command dans sa vie tait le lit, et elle lavait fait pour des raisons qui navaient rien voir avec lesthtique ou lostentation. Ce qui lintressait ctait largent, tout simplement, et son dfi consistait le gagner avec astuce, laccumuler avec tnacit et linvestir avec intelligence. Elle ne se souciait pas des objets que son mari achetait, ni de lendroit o il les mettait, et le rsultat tait une demeure magnifique, o les habitants se sentaient comme des trangers. Les peintures taient normes, les cadres massifs, les sujets grandiloquents Alexandre le Grand la conqute de la Perse , mais il y avait aussi des centaines de tableaux plus petits regroups par thmes, qui donnaient leur nom aux diffrentes pices : le salon de chasse, celui des marines, des aquarelles. Les rideaux taient dun velours pais avec dincroyables franges, et les miroirs vnitiens refltaient jusqu linfini les colonnes de marbre,

  • les grands vases de Svres, les statues de bronze, les vasques dbordant de fleurs et de fruits. Il y avait deux salons de musique avec de dlicats instruments italiens, bien que dans cette famille personne ne st en jouer la musique donnait des maux de tte Paulina , et une bibliothque de deux tages. chaque angle se trouvaient des crachoirs en argent portant des initiales en or, parce que dans cette ville frontire, il tait tout fait naturel de cracher en public. Feliciano avait ses appartements dans laile orientale, ceux de sa femme se trouvaient au mme tage, mais lautre extrmit de la demeure. Entre les deux, runies par un large couloir, salignaient les chambres des enfants et des invits, toutes vides lexception de celle de Severo et dune autre occupe par Matias, le fils an, le seul qui vivait encore dans la maison. Severo del Valle, habitu au manque de confort et au froid, considrs comme bons pour la sant au Chili, mit des semaines shabituer loppressante treinte du matelas et des oreillers en plume, lt ternel des rchauds et la surprise quotidienne de tourner le robinet de la baignoire et trouver un jet deau chaude. Dans la maison de son grand-pre, les toilettes taient des cabanes malodorantes au fond de la cour, et en hiver laube, leau pour se laver tait gele dans les bassines.

    Lheure de la sieste surprenait gnralement le jeune neveu et son incomparable tante dans la chambre de cette dernire, elle entre les draps de son lit mythologique, avec ses livres de comptes dun ct et ses gteaux de lautre, et lui assis ses pieds entre la naade et le dauphin. Ils se racontaient des histoires de famille et parlaient affaires. Ce nest quavec Severo que Paulina se permettait une telle intimit, trs peu avaient accs ses appartements privs ; avec lui, elle se sentait totalement laise en chemise de nuit. Ce neveu lui donnait des satisfactions quelle navait jamais eues avec ses enfants. Les deux plus jeunes menaient une vie de rentier, occupant des postes symboliques la direction des entreprises du clan, lun Londres, lautre Boston. Matias, lan, tait destin porter le flambeau des familles Rodriguez de Santa Cruz y del Valle, mais il navait pas la moindre vocation pour cela. Loin de suivre les pas de ses parents si travailleurs, de sintresser aux entreprises ou de mettre au monde des enfants mles pour assurer la prennit du nom, il avait fait de lhdonisme et du clibat une forme dart. Ce nest quun sot bien habill , dclara une fois Paulina devant Severo, mais voyant que son neveu et son fils sentendaient bien, elle seffora de faciliter cette amiti naissante. Ma mre ne fait rien gratuitement, elle doit avoir un plan pour que tu me ramnes dans le droit chemin , se moquait Matias. Severo navait nullement lintention de transformer son cousin, au contraire, il aurait voulu lui ressembler ; en comparaison, il se sentait rigide et lugubre. Tout chez Matias le subjuguait, son style impeccable, son ironie glaciale, la facilit avec laquelle il jetait largent par les fentres.

    Je veux que tu te familiarises avec mes affaires. Nous sommes dans une socit matrialiste et vulgaire, qui a un respect trs limit pour les femmes. Ici, tout ce qui compte, cest largent et les relations, cest pourquoi jai besoin de toi : tu seras mes yeux et mes oreilles, annona Paulina son neveu, quelques mois aprs son arrive.

    Je nentends rien aux affaires. Moi si. Je ne te demande pas de penser, a cest mon travail. Toi, tu ne dis rien, tu observes,

    tu coutes et tu me racontes. Ensuite, tu feras ce que je te dirai sans poser trop de questions, nous sommes daccord ?

    Ne me demandez pas de faire des entourloupettes, ma tante, rpliqua dignement Severo. Je vois quon ta racont des mchancets sur moi coute, petit, les lois ont t inventes

    par les puissants pour dominer les faibles, qui sont beaucoup plus nombreux. Je ne suis pas oblige de les respecter. Jai besoin dun avocat en lequel je puisse avoir une totale confiance, pour faire ce que bon me semble sans avoir de problmes.

    De faon honorable, jespre, lavertit Severo. Oh l l, mon petit ! comme a nous nirons pas loin. Ton honneur sera sain et sauf, si tu

    nexagres pas, rpliqua Paulina.Ainsi scellrent-ils un pacte aussi fort que les liens de sang qui les unissaient. Paulina, qui

    lavait accueilli sans grandes illusions, convaincue que ctait un vaurien ctait la seule raison pour laquelle on le lui avait envoy , eut une agrable surprise avec ce neveu dgourdi et aux sentiments nobles. En lespace de quelques annes Severo apprit parler langlais, avec une aisance inhabituelle dans la famille, il finit par connatre les entreprises de sa tante comme sa poche, traversa deux fois les tats-Unis en train un des voyages fut agrment par une

  • attaque de bandits mexicains , et il trouva mme le temps de devenir avocat. Avec sa cousine Nivea il entretenait une correspondance hebdomadaire qui, les annes passant, devint plus intellectuelle que romantique. Elle lui parlait de la famille, de la politique chilienne ; de son ct, il lui achetait des livres et dcoupait des articles voquant les progrs des suffragettes en Europe et aux tats-Unis. La nouvelle annonant la prsentation au Congrs amricain dun amendement pour autoriser le vote des femmes fut clbre par tous les deux distance, mais ils tombrent daccord pour penser quune pareille chose au Chili tait inimaginable. Quest-ce que je gagne tudier et lire autant, cousin, sil ny a pas de place pour laction dans la vie dune femme ? Ma mre dit que je ne pourrai pas me marier parce que je fais fuir les hommes, quil faut me faire belle et ne pas ouvrir la bouche si je veux un mari. Toute la famille applaudit ds que mes frres font le moindre talage de connaissances je dis le moindre car tu sais comme ils sont btes , mais venant de moi cest considr comme du bavardage. Le seul faire attention moi, cest mon oncle Jos Francisco, car je lui donne loccasion de parler de science, dastronomie et de politique, sujets sur lesquels il aime prorer, bien quil se fiche de mes opinions. Tu nimagines pas combien jenvie les hommes comme toi, pour qui le monde est une scne , crivait la jeune fille. Lamour noccupait que quelques lignes dans les lettres de Nivea et quelques mots dans celles de Severo, comme si dun tacite accord ils voulaient oublier leurs caresses furtives dans les recoins. Deux fois lan, Nivea lui envoyait une photographie delle, pour quil voie comment elle se transformait en femme, et il lui promettait den faire autant, mais il oubliait toujours, comme il oubliait de dire quil ne passerait pas non plus ces ftes de Nol chez lui. Une autre fille plus presse de se marier que Nivea aurait ouvert ses antennes pour trouver un fianc moins fuyant, mais elle ne douta pas un seul instant que Severo del Valle deviendrait son mari. Elle en tait tellement sre que cette sparation qui durait depuis des annes ne la proccupait pas outre mesure, elle tait dispose attendre jusqu la fin des temps. Severo, de son ct, considrait sa cousine comme le symbole de tout ce qui tait bon, noble et pur.

    Si lallure de Matias pouvait justifier lopinion de sa mre selon laquelle ce ntait quun sot bien habill, il navait absolument rien dun sot. Il avait visit tous les muses importants dEurope, sy connaissait en art, pouvait rciter de mmoire tous les potes classiques et ctait le seul utiliser la bibliothque de la maison. Il cultivait un style personnel, mlange de bohme et de dandy : il avait le mme got pour la vie nocturne que le premier et la mme manie du dtail vestimentaire que le second. On le considrait comme le meilleur parti de San Francisco, mais il se voulait rsolument clibataire, prfrant une conversation triviale avec son pire ennemi un rendez-vous avec la plus sduisante de ses conqutes. La seule chose que nous avons en commun avec les femmes, cest la procration, un propos en soi absurde, disait-il. Quand la nature rclamait, il prfrait une professionnelle, et il nen manquait pas autour de lui. Il lui tait inconcevable de terminer une soire entre hommes sans aller boire un brandy dans un bar et faire un tour au bordel. Il y avait plus de deux cent cinquante mille prostitues dans le pays et une grande partie gagnaient leur vie San Francisco, depuis les misrables sing song girls de Chinatown jusquaux dlicates demoiselles des tats du Sud, prcipites par la guerre civile dans la vie galante. Le jeune hritier, si peu enclin accepter les faiblesses fminines, se montrait fort tolrant envers la grossiret de ses amis de bohme. Ctait une de ses singularits, comme son got pour les fines cigarettes noires quil faisait venir dgypte, et pour les crimes littraires et rels. Il vivait dans la demeure paternelle de Nob Hill et disposait dun luxueux appartement dans le centre, surmont dune mansarde spacieuse quil appelait sa garonnire , o il peignait de temps en temps et organisait souvent des ftes. Il frquentait le petit monde de la bohme, pauvres diables qui survivaient stoques dans une misre irrmdiable ; potes, journalistes, photographes, apprentis crivains et artistes, individus sans famille qui passaient leur existence moiti malades, toussant et discutant, vivant crdit et sans montre, parce que le temps navait pas t invent pour eux. Dans le dos de laristocrate chilien ils se moquaient de ses vtements et de ses manires, mais le tolraient parce quils pouvaient tout moment faire appel lui pour quelques dollars, un verre de whisky ou un coin dans la mansarde o sabriter une nuit de brouillard.

    Tu as remarqu que Matias a des manires de pdraste ? demanda Paulina son mari. Comment peux-tu dire une normit pareille de ton propre fils ! Il ny en a jamais eu un

    seul dans ma famille ni dans la tienne, rpliqua Feliciano.

  • Est-ce quun homme normal marie la couleur de son charpe avec le papier des murs ? lana Paulina.

    Mais, nom de Dieu ! Tu es sa mre et cest toi de lui trouver une fiance ! Ce garon a trente ans et il est encore clibataire. Tu ferais bien de lui en trouver une trs vite avant quil ne devienne alcoolique, tuberculeux ou encore pire, lavertit Feliciano, sans savoir quil tait dj trop tard pour le sauver.

    Lors dune nuit vente et glace, typique de lt San Francisco, Williams, le majordome la veste en queue-de-pie, frappa la porte de la chambre de Severo del Valle.

    Excusez-moi, monsieur, murmura-t-il avec un raclement de gorge discret, entrant avec un candlabre trois bougies dans sa main gante.

    Que se passe-t-il, Williams ? demanda Severo lair inquiet, car ctait la premire fois que lon interrompait son sommeil dans cette maison.

    Je crains quil y ait un petit problme. Il sagit de don Matias, dit Williams avec cette pompeuse dfrence britannique, inconnue en Californie, qui rsonnait toujours de faon plus ironique que respectueuse.

    Il expliqua qu cette heure tardive un message venait darriver, envoy par une dame la rputation douteuse, une certaine Amanda Lowell, que le jeune monsieur frquentait, une personne dun autre milieu , comme il dit. Severo lut la note la lueur des bougies : juste trois lignes demandant une aide immdiate pour Matias.

    Il faut avertir mon oncle et ma tante, Matias a peut-tre eu un accident, sinquita Severo del Valle.

    Regardez ladresse, monsieur, cest au cur de Chinatown. Il me semble prfrable que mes matres ne sachent rien de cela, dit le majordome.

    Tiens ! Je pensais que vous naviez pas de secrets pour ma tante Paulina. Je tche de lui viter des dsagrments, monsieur. Que suggrez-vous ? Si ce nest trop vous demander, que vous vous habilliez, preniez vos armes et que vous

    maccompagniez.Williams avait rveill un garon dcurie pour quil prpare une voiture, mais il voulait agir

    le plus discrtement possible et il prit lui-mme les rnes. Sans hsiter il se dirigea travers des rues sombres et vides vers le quartier chinois, guid par linstinct des chevaux, car le vent teignait tout instant les lanternes du vhicule. Severo eut limpression que ce ntait pas la premire fois que cet homme circulait dans les ruelles du quartier. Ils abandonnrent bientt la voiture et empruntrent un passage qui dbouchait sur une cour non claire, o flottait une trange odeur doucetre, comme de noix grilles. Il ny avait me qui vive, et pour tout bruit que le vent ; lunique lumire filtrait entre les planches de deux volets au niveau de la rue. Williams craqua une allumette, lut une fois encore ladresse sur le papier, puis il poussa sans crmonie une des portes qui donnait sur la cour. Severo, la main sur son arme, le suivit. Ils pntrrent dans une petite pice, non ventile, mais propre et ordonne, o lon avait du mal respirer tant lodeur dopium tait dense. Autour dune table centrale se trouvaient des compartiments en bois, aligns contre les murs, lun au-dessus de lautre comme les couchettes dun bateau, recouverte dune natte et dun morceau de bois creus en guise doreiller. Ils taient occups par des Chinois, parfois deux par couchette, allongs sur le ct devant des petits plateaux o taient poses une bote contenant une pte noire et une petite lampe allume. Il tait trs tard dans la nuit et la drogue avait produit son effet chez la plupart dentre eux. Les hommes gisaient affals, dambulant dans leurs rves, seuls deux ou trois avaient encore la force de plonger une baguette mtallique dans lopium, de la chauffer la lampe, de charger le minuscule d de la pipe et daspirer travers un tube de bambou.

    Mon Dieu ! murmura Severo, qui avait entendu parler de a, mais qui ne lavait jamais vu de prs.

    Cest meilleur que lalcool, si je peux me permettre, dit Williams. Cela nengendre pas la violence et ne fait de mal personne, seulement celui qui en fume. Regardez comme cet endroit est calme et propre, plus calme et plus propre que nimporte quel bar.

    Un vieux Chinois, vtu dune tunique et dun large pantalon en coton, vint leur rencontre en boitant. On voyait peine ses petits yeux rouges entre les rides profondes de son visage, sa moustache tait clairseme et grise, comme la mince tresse qui lui pendait dans le dos. Ses ongles, sauf ceux du pouce et de lindex, taient si longs quils senroulaient sur eux-mmes,

  • comme les queues de quelque ancien mollusque, sa bouche tait une cavit noire et les rares dents qui lui restaient taient jaunies par le tabac et lopium. Ce vieillard bancal sadressa aux nouveaux arrivants en chinois et, la surprise de Severo, le majordome anglais lui rpondit avec quelques aboiements dans la mme langue. Il y eut une pause trs longue durant laquelle personne ne bougea. Le Chinois soutint le regard de Williams, comme sil tait en train de ltudier et finalement il allongea la main, lautre y dposa quelques dollars que le vieux mit lintrieur de sa tunique, sur sa poitrine, puis prenant une bougie, il leur fit signe de le suivre. Ils entrrent dans une seconde pice puis dans une troisime et une quatrime, toutes semblables la premire, empruntrent un long couloir tortueux, descendirent un petit escalier et se retrouvrent dans un autre couloir. Le guide leur fit signe dattendre et disparut lespace de quelques minutes, qui leur semblrent interminables. En nage, Severo gardait son doigt sur la dtente du pistolet arm, sur ses gardes et sans oser ouvrir la bouche. Le vieillard finit par revenir et les conduisit par un labyrinthe jusqu une porte close, quil regarda avec une extrme attention, comme qui dchiffre une carte, jusqu ce que Williams lui tende deux autres dollars ; alors seulement il louvrit. Ils pntrrent dans une pice identique aux autres, mais en plus petit, plus enfum et plus oppressant car elle se trouvait sous le niveau de la rue et navait aucune aration. Sur les couchettes en bois se trouvaient cinq Amricains blancs, quatre hommes et une femme plus toute jeune, mais encore superbe, avec une chevelure rousse qui lenveloppait telle une cape scandaleuse. en juger par la finesse de leurs vtements, ces personnes taient dun milieu ais. Ils se trouvaient tous dans le mme tat de bate torpeur, hormis lun deux qui gisait sur le dos en respirant peine, la chemise dboutonne, les bras en croix, la peau couleur ardoise et les yeux rvulss. Ctait Matias Rodriguez de Santa Cruz.

    Allons, monsieur, aidez-moi, dit fermement Williams Severo del Valle.Ils parvinrent le mettre debout, chacun passa un bras de lhomme inconscient autour de son

    cou et ils lemportrent, tel un crucifi, la tte pendante, le corps flasque, les pieds tranant sur le sol en terre battue. Ils refirent en sens inverse le long chemin par les troits couloirs, traversrent lune aprs lautre les suffocantes pices, et finirent par se retrouver lair libre, dans la nuit immacule. Ils respirrent fond, tout tourdis. Ils installrent Matias comme ils purent dans la voiture puis Williams prit la direction de la garonnire, dont Severo naurait jamais pens que lemploy de sa tante connt lexistence. Sa surprise fut encore plus grande lorsque Williams tira une clef, ouvrit la porte principale de ldifice et en tira une seconde pour ouvrir celle du dernier tage.

    Ce nest pas la premire fois que vous sauvez mon cousin, nest-ce pas, Williams ? Disons que ce ne sera pas la dernire, rpondit-il.Ils allongrent Matias sur le lit qui se trouvait dans un coin, derrire un paravent japonais,

    aprs quoi Severo se mit lui passer des linges humides sur le corps et le secouer pour le faire redescendre du ciel o il stait vad. Avant de sortir chercher le mdecin de famille, Williams indiqua Severo quil tait prfrable de ne pas dire son oncle et sa tante ce qui tait arriv.

    Mon cousin peut mourir ! sexclama Severo, encore tout tremblant. Dans ce cas, il faudra le dire monsieur et madame, concda Williams avec courtoisie.Matias passa cinq jours se dbattre entre la vie et la mort, empoisonn jusquau sang.

    Williams fit venir un infirmier dans lappartement pour quil soccupe de lui et sarrangea pour que son absence ne mette pas la maison sens dessus dessous. Cet incident cra un trange lien entre Severo et Williams, une tacite complicit qui ne se traduisit jamais par des gestes ou des paroles. Avec un autre individu moins hermtique que le majordome, Severo aurait pens quils partageaient une certaine amiti, ou du moins une certaine sympathie, mais autour de lAnglais se dressait une muraille de rserve impntrable. Il commena lobserver. Williams traitait les employs sous ses ordres avec la mme froide et impeccable courtoisie que lorsquil sadressait ses patrons, ainsi parvenait-il se faire craindre. Rien nchappait sa vigilance, ni lclat des couverts en argent ni les secrets de chacun des habitants de cette immense maison. Il tait impossible de calculer son ge ou ses origines, il semblait stre arrt ternellement la quarantaine et, hormis son accent britannique, aucun indice ne venait clairer son pass. Il changeait trente fois par jour de gants blancs, son habit dune belle toffe noire tait toujours repass, sa chemise blanche du meilleur lin de Hollande tait amidonne comme une carte de visite et ses chaussures brillaient comme des miroirs. Il suait des pastilles la menthe pour son haleine et saspergeait deau de Cologne, mais il le faisait avec une telle discrtion que la seule fois o Severo avait senti lodeur de menthe et de lavande, ce fut dans la fumerie dopium

  • lorsquil le frla en soulevant Matias inconscient. cette occasion il nota aussi ses muscles durs comme du bois sous sa veste, les tendons de son cou, sa force et sa flexibilit ; rien de tout cela ne correspondait son image de lord anglais appauvri.

    Les cousins Severo et Matias navaient en commun que leurs traits patriciens et une passion pour les sports et la littrature, pour le reste ils navaient pas lair dtre du mme sang. Le premier tait aussi noble, tmraire et naf que le second tait cynique, indolent et libertin, et ils se lirent damiti malgr leurs tempraments opposs et les annes qui les sparaient. Matias seffora denseigner lescrime Severo qui manquaient llgance et la rapidit indispensables pour cet art, et il linitia aux plaisirs de San Francisco, mais le jeune homme tait un mauvais compagnon pour les sorties nocturnes car il sendormait debout. Il travaillait quatorze heures par jour dans le cabinet davocats et le reste du temps, il lisait ou tudiait. Ils nageaient nus dans la piscine prive et saffrontaient dans des tournois de lutte au corps corps. Ils dansaient lun autour de lautre, se surveillant, prts bondir, et finalement se rencontraient, sautant et roulant, enlacs, jusqu ce que lun parvienne soumettre lautre, le plaquant contre le sol. Ils finissaient en nage, haletants, excits. Severo scartait dun coup brusque, dconcert, comme si le pugilat avait t une inadmissible treinte. Ils parlaient de livres et commentaient les classiques. Matias aimait la posie et lorsquils taient seuls, il en rcitait de mmoire, tellement mu par la beaut des vers que des larmes lui coulaient le long des joues. Dans ces occasions aussi Severo se sentait troubl : lintense motion de son cousin lui apparaissait comme une forme dintimit dfendue entre hommes. Il tait passionn par les dcouvertes scientifiques et les expditions exploratoires, quil commentait avec Matias dans une vaine tentative de lintresser, mais les seules nouvelles qui semblaient transpercer larmure dindiffrence de son cousin taient les crimes locaux. Matias entretenait une trange relation, base sur des litres de whisky, avec Jacob Freemont, un vieux journaliste peu scrupuleux, toujours court dargent, avec lequel il partageait la mme fascination morbide pour le dlit. Freemont continuait publier des reportages sur les faits divers dans les journaux, mais il avait dfinitivement perdu sa rputation des annes auparavant, aprs avoir invent lhistoire de Joaquin Murieta, un soi-disant bandit mexicain lpoque de la fivre de lor. Ses articles avaient cr un personnage mythique, qui avait accru la haine de la population blanche contre les Hispano-Amricains. Pour apaiser les esprits, les autorits avaient offert une rcompense un certain capitaine Harry Love pour quil pourchasse Murieta. Aprs avoir pass trois mois arpenter la Californie sa recherche, le capitaine avait opt pour une solution expditive : il avait tu sept Mexicains dans une embuscade puis il tait revenu avec une tte et une main. Personne navait pu identifier les restes, mais la prouesse de Love apaisa les Blancs. Les macabres trophes taient toujours exposs dans un muse, mme si tout le monde savait que Joaquin Murieta avait t une monstrueuse cration de la presse en gnral, et de Jacob Freemont en particulier. Cet pisode, ajout beaucoup dautres, o la plume trompeuse du journaliste avait maquill la ralit, avait fini par lui forger une rputation bien mrite de faussaire, et par lui fermer toutes les portes. Grce ses curieux liens avec Freemont, Matias parvenait voir les victimes assassines avant quelles ne soient emmenes la morgue et pouvait assister aux autopsies, spectacle qui heurtait autant sa sensibilit quil lexcitait. Il sortait ivre dhorreur de ces aventures du monde souterrain du crime. Alors il gagnait directement les bains turcs, o il passait des heures transpirer lodeur de la mort qui adhrait sa peau, la suite de quoi il senfermait dans sa garonnire pour peindre des scnes de gens dpecs coups de couteau.

    Que signifie tout ceci ? demanda Severo la premire fois quil vit les tableaux dantesques. Tu nes pas fascin par lide de la mort ? Lhomicide est une incroyable aventure et le

    suicide, une solution pratique. Je joue avec ces deux ides. Certaines personnes mritent dtre assassines, tu ne crois pas ? Et quant moi, je tapprendrai, cousin, que je nai pas lintention de mourir dcati, je prfre mettre fin mes jours avec le mme soin que je prends choisir mes costumes, cest pour a que jtudie les crimes, pour mentraner.

    Tu es fou et en plus tu nas pas de talent, trancha Severo. On na pas besoin de talent pour tre un artiste, laudace suffit. Tu as entendu parler des

    impressionnistes ? Non, mais si cest ce genre de choses que peignent ces pauvres diables, ils niront pas loin.

    Tu ne pourrais pas choisir des sujets plus agrables ? Une jolie fille, par exemple ?Matias clata de rire et lui annona que le mercredi suivant une fille vraiment jolie se

    trouverait dans sa garonnire, la plus belle de San Francisco, selon la vox populi, ajouta-