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Editorial 2 Le beau ! Robert Cramer CMNS : rapport de législature Sabine Nemec-Piguet Tissu ancien et patrimoine : 3 état des lieux Laurent Nicole Tramway Palettes-St-Julien: bêtise, incompétence ou vandalisme institutionnel ? Bernard Zumthor Préservation du patrimoine: 4 bravo à l’ABVL, à la CGN et au classement de Lavaux ! Philippe Divorne, Michel Brun Cinquante ans 5 de loi(s) Malraux Jean-Pierre Lewerer Rue du Môle 22 : l’effet papillon David Ripoll Lectures 6 Bénédict Frommel JAB 1211 GENÈVE 3 alerte art public patrimoine hiver 2012-2013 122 PATRIMOINE SUISSE GENÈVE Espaces publics aux Eaux-Vives : réflexions d’un indigène frustré A parcourir ce quartier, je ressens une insatisfaction absolue, ce qui est d’autant plus dommageable à mon état d’esprit que j’y vis et que je le parcours quotidiennement. Pourquoi n’y trouve-t-on pas le charme de Carouge, le pittoresque de la Vieille Ville, la majesté des Tranchées? Comment expliquer qu’un lieu favorisé par sa nature première puisse pareillement décevoir dans l’exploitation qu’on en a faite? Les réflexions qui suivent se limitent au secteur homogène central, bordé par le quai Gustave-Ador, le parc La Grange, les voies SNCF, l’avenue Pictet-de-Rochemont et la rue Versonnex. En creusant un peu, on s’aperçoit qu’au revers du majestueux décor des façades du quai Gustave-Ador, on s’enfonce brusquement dans une masse bâtie sombre, étriquée, sans esprit ni accident. Bref, les quais appartiennent à Genève, à son image – n’y touchons pas! – mais derrière, c’est le règne triste de la rue- corridor, inévitable dans les conditions de l’époque, si l’on refuse un plan régulateur. On est à 100 m du lac, et pourtant on ne ressent pas plus sa présence qu’à 10 km de là… Quelle aberration, quel manque de vision, quel gâchis! L’étroitesse des rues, couplée à la hauteur des immeubles, vous fait rentrer la tête dans les épaules. Pressons le pas pour leur échapper. (Notez que ce sentiment n’est pas totalement uniforme, certaines rues sont moins sinistres, mais elles sont si peu nombreuses.) Le remplissage du quartier par les cons- tructions, échelonné sur un siècle et demi, laisse apparaître des édifices de valeurs très différentes, alternant le bon, l’honnête et le mauvais, celle des premiers n’émergeant pas au point de valoriser l’ensemble. Epargnés par les premiers développements, les hauts de Montchoisy permirent à des ar- chitectes de talent de renverser la donne: Braillard d’abord, les Honegger ensuite don- nèrent à cette portion du quartier l’ordonnance et surtout la lumière et l’air qui manquaient dans le bas. Hélas, la liaison avec la masse bâtie antérieurement manque, repli hautain, rupture délibérée, démonstrative, voulue par les artisans de l’architecture nouvelle. Du lac en remontant vers les hauteurs, on passe de la respiration puissante des quais à l’exiguïté des quartiers bas, puis à l’harmonie mesurée des squares du haut. Mélange des genres; en quelques minutes, on change de monde, de vision, de sensations; c’est inté- ressant mais insuffisant. Malgré cette diversité condensée sur un petit territoire, il manque quelque chose, quel- que chose qui sublimise la masse informe du quartier et le revalorise. Le parti possible d’une ouverture vers le lac ayant été bloqué par le décor des quais – parti tout à fait valable ! – on aurait pu s’orienter vers une autre solu- tion: tourner le dos au lac et se focaliser sur le noyau du quartier. Pas de chance, là c’est la misère car les Eaux-Vives n’ont pas été servies par nos édiles. Un quartier dédaigné par les autorités? Oui si on le compare à Plainpalais, son pendant occidental… Aux Eaux-Vives, la Mairie, imposante et pittoresque, tourne le dos au quartier, le temple des Eaux-Vives fait de même, l’église Saint-Joseph, qui aurait pu être un pôle attractif, est hors du périmètre, les écoles sont barricadées (non sans raisons probablement), les places inexistantes, comme les parcs publics d’ailleurs (j’excepte les squares privés, surfaces vertes importantes mais coupées du réseau public). Tout ce qui aurait pu constituer un symbole d’identité, d’attractivité est absent. Plainpalais, lui, déborde d’équipements publics. A part l’hôpital, un monde à lui tout seul, on y trouve Uni-Dufour, Uni-Mail, la RTS, le Musée d’ethnographie, le Mamco, l’adminis- tration de plusieurs départements cantonaux, pour ne parler que des plus importants. Des sources d’activités et de représentativité qui manquent totalement aux Eaux-Vives. On peut espérer que la Nouvelle Comédie et la future gare du CEVA seront les amorces d’un rééquilibrage. François Cuénod suite en page 2 Cecilia Maurice de Silva Erica Deuber Ziegler Le lumineux front de quai des Eaux-Vives, vu des Pâquis. A l’arrière, l’austère et sombre rue Maunoir. Ci-dessous, la maison Mélisse, un des derniers vestiges d’un quartier populaire et artisanal. Cecilia Maurice de Silva

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Editorial2 Le beau ! Robert Cramer

CMNS : rapport de législatureSabine Nemec-Piguet

Tissu ancien et patrimoine :3 état des lieuxLaurent Nicole

Tramway Palettes-St-Julien :bêtise, incompétence ouvandalisme institutionnel ?Bernard Zumthor

Préservation du patrimoine:4 bravo à l’ABVL, à la CGNet au classement de Lavaux !Philippe Divorne, Michel Brun

Cinquante ans5 de loi(s) MalrauxJean-Pierre Lewerer

Rue du Môle 22 : l’effet papillonDavid Ripoll

Lectures6 Bénédict Frommel

JAB1211 GENÈVE 3

alerteart public patrimoine

hiver 2012-2013

122PATRIMOINE SUISSE GENÈVE

Espaces publics aux Eaux-Vives : réflexions d’un indigène frustréA parcourir ce quartier, je ressens une insatisfaction absolue, ce qui est d’autant plus dommageable à monétat d’esprit que j’y vis et que je le parcours quotidiennement. Pour quoi n’y trouve-t-on pas le charme deCarouge, le pittoresque de la Vieille Ville, la majesté des Tranchées? Comment expliquer qu’un lieu favorisépar sa nature première puisse pareil lement décevoir dans l’exploitation qu’on en a faite? Les réflexionsqui suivent se limitent au secteur homogène central, bordé par le quai Gustave-Ador, le parc La Grange, lesvoies SNCF, l’avenue Pictet-de-Rochemont et la rue Versonnex.

En creusant un peu, on s’aperçoit qu’au reversdu majestueux décor des façades du quaiGustave-Ador, on s’enfonce brusquement dansune masse bâtie sombre, étriquée, sans espritni accident. Bref, les quais appartiennent àGenève, à son image – n’y touchons pas ! –mais derrière, c’est le règne triste de la rue-corridor, inévitable dans les conditions del’époque, si l’on refuse un plan régulateur.

On est à 100 m du lac, et pourtant on neres sent pas plus sa présence qu’à 10 km delà… Quelle aberration, quel manque de vision,quel gâchis! L’étroitesse des rues, couplée à lahauteur des immeubles, vous fait rentrer la têtedans les épaules. Pressons le pas pour leuréchapper. (Notez que ce sentiment n’est pastotalement uniforme, certaines rues sont moinssinistres, mais elles sont si peu nombreuses.)

Le remplissage du quartier par les cons -tructions, échelonné sur un siècle et demi,laisse apparaître des édifices de valeurs trèsdifférentes, alternant le bon, l’honnête et lemauvais, celle des premiers n’émergeant pasau point de valoriser l’ensemble.

Epargnés par les premiers développements,les hauts de Montchoisy permirent à des ar -chitectes de talent de renverser la donne :Braillard d’abord, les Honegger ensuite don-nèrent à cette portion du quartier l’ordonnanceet surtout la lumière et l’air qui manquaientdans le bas. Hélas, la liaison avec la massebâtie antérieurement manque, repli hautain,rupture délibérée, démonstrative, voulue parles artisans de l’architecture nouvelle.

Du lac en remontant vers les hauteurs, onpasse de la respiration puissante des quais àl’exiguïté des quartiers bas, puis à l’harmoniemesurée des squares du haut. Mélange desgenres ; en quelques minutes, on change demonde, de vision, de sensations ; c’est inté-ressant mais insuffisant.

Malgré cette diversité condensée sur unpetit territoire, il manque quelque chose, quel -que chose qui sublimise la masse informe duquartier et le revalorise. Le parti possible d’uneouverture vers le lac ayant été bloqué par ledécor des quais – parti tout à fait valable ! –on aurait pu s’orienter vers une autre solu-tion : tourner le dos au lac et se focaliser surle noyau du quartier. Pas de chance, là c’estla misère car les Eaux-Vives n’ont pas étéservies par nos édiles.

Un quartier dédaigné par les autorités?Oui si on le compare à Plainpalais, son

pendant occidental… Aux Eaux-Vives, la Mairie,imposante et pittoresque, tourne le dos auquartier, le temple des Eaux-Vives fait de même,l’église Saint-Joseph, qui aurait pu être un pôleattractif, est hors du périmètre, les écoles sontbarricadées (non sans raisons probablement),les places inexistantes, comme les parcs pu blicsd’ailleurs (j’excepte les squares privés, surfacesvertes importantes mais coupées du réseau

public). Tout ce qui aurait pu constituer unsymbole d’identité, d’attractivité est absent.

Plainpalais, lui, déborde d’équipementspublics. A part l’hôpital, un monde à lui toutseul, on y trouve Uni-Dufour, Uni-Mail, la RTS,le Musée d’ethnographie, le Mamco, l’adminis-tration de plusieurs départements cantonaux,pour ne parler que des plus im portants. Dessources d’activités et de représentativité quimanquent totalement aux Eaux-Vives.

On peut espérer que la Nouvelle Comédieet la future gare du CEVA seront les amorcesd’un rééquilibrage.

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Le lumineux front de quai des Eaux-Vives, vu des Pâquis. A l’arrière, l’austère et sombre rue Maunoir. Ci-dessous, la maisonMélisse, un des derniers vestiges d’unquartier populaire et artisanal.

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alerte 122 · hiver 2012-20132 ESPACES PUBLICSÉD

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Le beau!

Lorsque la Société d’art public a été fon-dée, il y a plus de cent ans, ses statutsprévoyaient que notre action de défense dupatrimoine se devait d’être au service dubeau. C’est de cela que traite ce numérod’Alerte.

François Cuénod, « indigène frustré»,fait des propositions d’embellissement d’unquartier négligé : les Eaux-Vives, SabineNemec-Piguet rend compte du travail ef -fectué par la Commission des monuments,de la nature et des sites et évoque lesmesures de protection et les restaurationsimportantes effectuées durant la législa-ture 2006-2010, Philippe Divorne et MichelBrun traitent notamment de la restaurationdu patrimoine de la CGN et, dans ses notesde lecture, Jean-Pierre Lewerer retrace lamise en œuvre de la loi Malraux.

Mais, on le sait, tant l’acte de restaura-tion que la constitution du patrimoine dedemain impliquent des choix. Fallait-il dé -molir le 22, rue du Môle, dont David Ripollévo que pour nous l’histoire méconnue,

quelles lignes directrices doit-on fixer s’agis -sant de la préservation de nos villages,questionne Laurent Nicole dans le cadredes articles qu’Alerte consacre à ce thème,quels choix ont-ils été faits dans l’appli -cation de la loi Malraux, et, concernant le bateau-amiral «La Suisse», fallait-ilreconstituer les salons à l’identique oumélanger ancien et contemporain?

Nos rédacteurs répondent, à l’instar del’honnête homme du XVIIe siècle, que toutest affaire de mesure. Il faut avoir l’ouver-ture d’esprit de remettre en cause l’aména-gement d’un quartier, il faut aussi savoirprotéger le patrimoine du XXe siècle. Chaquesituation doit être examinée pour elle-même et les règles que nous fixons doiventnous inspirer mais ne pas être appliquéesde façon aveugle.

Profitons dès lors sans remords de labelle réhabilitation des salons de «LaSuisse».

Robert CramerPrésident de Patrimoine suisse Genève

Il faut se féliciter de cette première publica-tion1, qui est intéressante à plus d’un titre.Tout d’abord, ce document informe utilementsur le fonctionnement, mal connu, d’une com -mission chargée de conseiller l’autorité enmatière de protection du patrimoine. Ensuite,la somme des travaux conduits pendant unelégislature dresse un panorama très riche dupatrimoine cantonal et met en avantsa diversité. Les photographies abon-dantes et de belle qualité nous in -vitent à porter un regard neuf surnotre environnement. Enfin, la pré-sentation des thématiques abordéesdémontre la complexité des dossierstraités au quotidien par les troissous-commissions qui la compo-sent : monuments et antiquités,architecture, nature et sites. Plusqu’un simple rapport de législature,c’est un véritable outil de réflexionqui est ainsi proposé et met en lumière lapolitique de protection du patrimoine de notrecanton.

Rappelons qu’en adoptant la loi sur la pro-tection des monuments, de la nature et dessites en 1976, le Grand Conseil a voulu que lasociété civile soit partie prenante dans l’exer-cice de la préservation du patrimoine, en créantune commission, la CMNS, nommée pour quatreans par le Conseil d’Etat et composée des re -présentants de chaque parti siégeant au GrandConseil, de l’association des communes gene-voises, des milieux de l’agriculture, des asso-ciations de défense du patrimoine bâti etnaturel et de spécialistes. Ses préavis sontconsultatifs et son activité est intense, puis-qu’elle en a transmis au Département de l’urba-nisme plus de 7000 durant les années 2006-2010. Elle collabore étroitement avec l’Officedu patrimoine et des sites (OPS) et la Direc -tion générale de la nature et du paysage. Laconservatrice cantonale des monuments, l’ar -chéologue cantonal et le conservateur de lanature en sont membres de droit.

On citera, parmi les événements marquantsde cette période, les extrêmes à l’échelle dutemps. La nouvelle présentation muséogra-phique du site archéologique sous la cathé-

drale Saint-Pierre, distinguée en 2008 par leprix du patrimoine culturel de l’Union euro-péenne Europa Nostra, suivie en 2009 parl’inauguration du site archéologique sous letemple de Saint-Gervais. L’accession de nou-veaux «monuments historiques» à la recon-naissance patrimoniale, avec la protection dela cité du Lignon, grand ensemble de la se -

conde moitié du XXe siècle, unepremière en Europe, qui a eu unimportant écho en Suisse et àl’étranger. Entre deux, par le filconducteur des multiples interven-tions, examinées au cas par cas,dossier par dossier, la transforma-tion permanente de notre environ-nement, reflet des mutations dela société, apparaît en filigrane.

Des restaurations exemplairesà l’instar de l’immeuble Clarté,maison de verre de Le Corbusier et

Pierre Jeanneret, des charpente et lucarnesde 1558 du collège Calvin ou du temple ellip-tique de Chêne-Bougeries démontrent uneexigence de très haute qualité dans laconduite des chantiers de conservation dupatrimoine. Les programmes de renaturationdes cours d’eau, qui se poursuivent, et le suivides valeurs naturelles attestent de l’atten-tion accordée à la diversité biologique etpaysagère de notre canton-ville.

Que cette publication, qui dévoile les mul -tiples facettes de notre patrimoine, monuments,maisons, espaces publics, nature, paysages, té -moigne de l’engagement des nombreux acteursqui œuvrent à sa préservation !

Sabine Nemec-PiguetConservatrice cantonale des monuments

1 Le rapport de législature 2006-2010 a pu êtreréalisé grâce au travail de conception et de rédactioneffectué, sur mandat de l’OPS, par Erica Deuber Ziegleret Cecilia Maurice de Silva, toutes deux historiennes del’art et membres de la CMNS durant la période concernée,et qui ont, grâce à un investissement considérable,permis une publication aussi riche que complète. Laprésentation et la mise en page sont dues au graphistePierre Lipschutz. Le rapport peut être obtenu à l’Officedu patrimoine et des sites, Département de l’urbanisme,[email protected], tél. 022 546 60 95.

CMNS : rapport de législatureLe rapport de la Commission des monuments, de la nature et des sites (CMNS) pour la législature 2006-2010 vient de paraître.

suite de la première page

Pourtant les atouts étaient làA la veille de la démolition du corset des

fortifications de Genève, le territoire de cequi allait devenir le quartier des Eaux-Vives nedevait pas être très différent de ce qu’avaitreprésenté Konrad Witz cinq siècles aupara-vant sur le volet de son retable montrant La pêche miraculeuse.

Prés, vergers, bois et futaies occupaientle plan incliné doucement vers le lac et par-couru de ruisseaux, de nants pour parler local,et parsemé de sources, d’où son nom. L’orien -tation nord des Eaux-Vives est certes moinsfavorable que celle d’en face, aux Pâquis et àSécheron, mais la pente peu marquée tempèrece défaut mineur. Le décor est somptueux, larade avec ses couleurs changeantes, le mou-vement des vagues – du calme plat aux rou-leaux tempétueux – et la douceur des vuesde la campagne à l’arrière-plan, puis la ma -jesté retenue de la chaîne du Jura, tout celacontribue à en faire un site enviable, propreà l’habitation humaine.

Ces atouts si évidents pour nous avaientdéjà séduit nos ancêtres. A la villa romainede Frontenex, ancêtre de La Grange, succé -dèrent les grands domaines classiques venusoccuper la pente de Plongeon (parc des Eaux-Vives), de Montchoisy et des Vollandes, sanscompter d’autres maisons bourgeoises.

On retiendra de cette analyse que lesEaux-Vives constituaient dès le départ un siteidéal pour une implantation humaine, mais quele développement réel du quartier, à la suitede la démolition des fortifications, n’a pas suprofiter de ces atouts et les mettre en valeur.

Faut-il se satisfaire du statu quo?

Je n’aime pas ce quartier, mais tout peutse corriger. On peut repenser l’articulation duquartier, le doter d’un axe attractif, d’uneépine dorsale sur laquelle se brancheraientles ramifications locales.

Les nombreuses études d’urbanisme, éche-lonnées sur plus de cent ans, proposent pra-tiquement toutes des percements variés, tantdans le sens transversal que longitudinal

(parallèle au lac). L’une a proposé la réhabi-litation de la place Jargonnant, mais elle estrestée dans les tiroirs. La nécessité d’uneamélioration substantielle de la structure duquartier a toujours été ressentie par les au -teurs de ces études. A part le plan régulateurdu périmètre Nant-Cordiers (rupture de l’ordrecontigu, alternance de tours et de bâtimentsbas), aucun de ces projets n’a débouché surune réalisation. Dommage !

Restent cependant des raisons de ne pasdésespérer.

La mise en régime piéton, le développe-ment des Vollandes (CEVA et Nouvelle Comé -die) ne devraient pas se limiter à construiresans passer à l’échelle supérieure. Ils de -vraient être le bon motif pour repenser l’en-semble de l’urbanisme du quartier, mêmejusque dans les aménagements de détail quesuggère l’étude de Garcia-Forster pour unurbanisme interstitiel (utilisation judicieusedes cours, parcours piétons). La création d’unmail, ou d’un boulevard, de la place Jargon -nant jusqu’au parc La Grange pourrait êtrel’instrument principal d’un dépassement dubanal.

L’axe Montchoisy me semble meilleur quele double axe Nant-Hentsch-Cordiers, car pluslarge et liant sans rupture ses deux extrémi-tés. Sur cet axe longitudinal, traversant depart en part la matière du quartier, devraientse greffer les lieux d’attraction (édificesadministratifs, mosquée, cafés, marchés), sedéfinir des places, grandes ou petites, serelier les squares existants mais peu fréquen-tés, se concentrer les parkings publics etattirer le flot humain descendant de la garedu CEVA, de la Nouvelle Comédie et des fu -turs immeubles administratifs…

Puisque la Commune – instrument idéalpour projeter et réaliser le modelage de sonpropre corps – n’existe plus aux Eaux-Vives,il revient à la Ville de Genève le fardeau oula joie, de s’y atteler. Elle a les instrumentspour y parvenir, encore faut-il qu’elle aitconscience de cette nécessité et envie de lasatisfaire.

On peut rêver…François Cuénod

Membre du comité de Patrimoine suisse Genève

La Seymaz à Sionnet, avant et après les travaux de renaturation.

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Espaces publics aux Eaux-Vives : réflexions d’un indigène frustré

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alerte 122 · hiver 2012-2013 VILLAGES EN DANGER 3

En ce qui concerne le patrimoine architectu-ral et paysager, notre attention se trouveconfrontée à une grande diversité d’objets etsites dont une législation ne peut définir àelle seule les particularismes et donc en ga -rantir la protection nécessaire par des me -sures de protection idoines. La difficulté deformuler des solutions appropriées s’accroîtencore lorsque les services du patrimoine, desmonuments et des sites se trouvent exposésà des logiques d’aménagement puissantes quifont table rase de l’existant, ou à des intérêtsqui voient dans la sauvegarde du patrimoineun obstacle à de meilleurs rendements finan-ciers, au progrès et au développement.

Si l’on peut retenir une clé de lecture com -mune décrivant l’ensemble des caractéristiquescorrespondant à tout objet qui relève du pa -trimoine (exemplarité, spécificité technique,ancienneté, témoin de son époque, esthétique,beauté), cette clé n’est à l’évidence pas effi-cace en regard des intérêts cités plus haut.Il s’agit donc de la compléter par des critèresadaptés à chaque type d’édifice ou ensemblearchitectural, hameau, village ou site paysa-ger, susceptibles de faire l’objet d’un intérêtpatrimonial.

De toute évidence, il est de nos jours plusaisé de reconnaître les qualités patrimonialesde monuments historiques ou d’édifices reli-gieux anciens dont le sort est lié à des cri-tères mémoriels importants que d’identifierune va leur patrimoniale à des objets pro-fanes. Ces derniers nécessitent une attentiondifférente, une clé de lecture ad hoc qui permette d’identifier leur valeur patrimonialespécifique. Le problème s’accentue lorsquese pose la classification de bâtiments deconstruction récente où des facteurs supplé-mentaires viennent influencer les choix :notoriété des architectes, rupture de stylearchitectural, caractère emblématique desconstructions qui leur ont été confiées, etc.

Devant la multiplicité des objets, illustrantchacun un cas de figure différent, les servicesayant la charge de faire appliquer la législa-tion sont soumis à ce que l’on nomme, enarchivistique, un effet de bruit qui consisteà voir apparaître quantité de cas non perti-nents par rapport au cadre d’une recherche.En ce qui concerne la question qui nous pré-occupe, toute approche qui s’abstient de dif-férencier les objets de patrimoine selon leurépoque, leur fonction, leur architecture, leurstechniques de construction, rend extrêmementdifficile l’application de mesures de sauvegardeappropriées et adaptées.

Il paraît évident que toutes les règles demise en œuvre ne sont pas applicables à tousles objets dignes d’intérêt. De telles règlesne dépendent-elles pas aussi de contraintesintrinsèques à l’édifice (nature du bâtiment,destination) ou de contraintes extérieures (ap -partenance à un ensemble cohérent, exigencesd’aménagement urbain, site historique, bâti-ment public ou privé) ?

S’il est vrai que quelques démarches enfaveur de la préservation de certains quartiersà Genève ont réussi (Etuves, Grottes), il estdifficile de découvrir les éléments objectifsqui ont infléchi des décisions antérieures desaménagistes et il est fort probable que c’estprincipalement la mobilisation d’habitantsautour de leur attachement à ces quartiersqui a été prépondérante. Si une telle attitudeest louable, on en voit bien la fragilité lors -que les éléments de cette mobilisation ne sontpas réunis.

Ainsi, comme nous l’avons vu au cours del’un de nos précédents articles*, le patri-moine des villages ne fait pas l’objet d’une

Les médias nous apprennent que la ligne detramway Palettes-Saint-Julien passera, à Lancy,par l’avenue du Curé-Baud et sera aménagéeen site propre. A cette fin, la voie devra êtreélargie d’au moins 7 mètres, ce qui entraînerala destruction partielle, donc la défigurationtotale, du parc «En Sauvy», s’étendant àproximité du Petit Voiret, de part et d’autrede l’avenue.

Ce parc, aménagé en 1988, est l’œuvre del’architecte genevois Georges Descombes,auteur du tronçon genevois de la Voie Suisseen 1992 et d’importants projets paysagers àParis, Lyon et Amsterdam ainsi que de la re -naturation de l’Aire, lauréat du prix Schulthessen 2012.

Dans sa modestie exemplaire, En Sauvy a été reconnu internationalement commepion nier d’un nouveau paysagisme fait d’unelecture attentive du site, de son histoire, de

sa morphologie. Rompant avec le formalismepaysager hérité des XVIIIe et XIXe siècles,l’aménagement du parc porte une attentionparticulière à la dimension sociale de sonusage: bien-être des utilisateurs de tous âges,travail délicat sur le détail, les échelles, lestracés, la végétation.

Au moment où le Canton fait des effortsremarquables de renaturation (la Versoix, laSeymaz, l’Aire), la brutalité toute «place -belairienne» de la dénaturation d’En Sauvyest proprement incompréhensible ! Il existepourtant, en Suisse et en Europe, nombred’exemples de parfaite coexistence entre voiesde tram et circulation automobile qui dé mon -trent qu’une solution simple pourrait êtretrouvée à Lancy. Il suffirait de le vouloir.

Nous reviendrons dans un prochain numéroplus en détail sur ce massacre annoncé.

Bernard Zumthor

L’automobiliste transitant à travers Onex par la route de Chancy, défigurée par les dispo si tifsnécessaires au tramway, ne se doute pas de la richesse patrimoniale ancienne qui se cachederrière le front de rue 1900 et l’insipide «hangar» de la Salle communale, en face de l’en -trée toute ecclésiale de la Cité Nouvelle : un espace vide d’anciens jardins, entouré de masvillageois classiques et de la vieille mairie-école de Maurice Braillard (inscrite à l’inventaire).C’est là que, sans égards pour ce patrimoine fragile, une villa banale et une extension de plusde l’EMS Gourgas menacent de tout aggraver… Un plan de site s’impose de toute urgence!

Tissu ancien et patrimoine : état des lieuxEn cent ans, les villes ont décuplé leur superficie et ce phénomène devrait encore gagner en intensité à l’avenir. Il est donc temps de sedemander si, à cause de ce processus de bétonnage accéléré, le tissu urbain ancien n’est pas irrémédiablement condamné. Vouloir infléchir unetelle évolution représente un immense défi puisque, sans renoncer au besoin de croissance de nos agglomérations, il convient tout à la fois deprotéger les témoins du passé, de ménager le territoire, ses espaces naturels ou agricoles, ses espaces de détente ainsi que ceux nécessaires àla survie de la faune et de la flore.

Tramway Palettes-St-Julien :bêtise, incompétence ouvandalisme institutionnel ?

attention suffisante. L’une des raisons decette situation provient du fait qu’il est enmains de pro prié taires différents et que, parconséquent, on ne peut aisément imposerdes solutions de rénovation en réelle harmo-nie avec une protection du patrimoine. Lamarge de liberté des propriétaires est certescontenue, mais le cadre proposé laisse desplages d’interprétation des règles de conser-vation qui autorisent de s’éloigner considéra-blement des intentions de la loi. Il en résultela destruction de ce patrimoine au nom desimpératifs les plus immédiats de ses usagersou de la raison du plus fort.

Il faudrait par conséquent affiner les cri-tères qui permettent de définir ce qui, selonla clé de caractéristiques mentionnée plushaut, doit être considéré comme patrimoineet d’élaborer une approche qui favorise la priseen compte de tous les objets patrimoniaux – qui constituent un héritage commun – enproposant pour chacun d’eux, selon la caté-gorie à laquelle ils appartiennent, des solu-tions de maintien et de sauvegarde sûres.

C’est bien dans une recherche de critèresrationnels qui objectivent les caractéristiquesdes ensembles, des édifices et des espacesqui les composent, que résident probable-ment les moyens de préserver notre patri-moine de telle sorte que les atteintesauxquels il est exposé ne soient plus pos-sibles. D’où l’importance et l’intérêt d’établirdes inventaires et des re censements, et deles remettre régulièrement à jour.

Laurent Nicole

*Voir les articles de la série «Villages en danger»,Alerte nos 116, 118, 120 et 121.

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alerte 122 · hiver 2012-20134 VISITE

dont l’Etat se doit d’être la cheville ouvrièrepar une politique efficace et nuancée de miseà l’inventaire, de classement, d’aménagementdu territoire et de préservation digne de cenom.

Philippe Divorne, Michel Brun

En matinée, les amateurs de transports nau-tiques ont eu le privilège de visiter le chan-tier naval de la CGN à Ouchy sous la directionde Maurice Decoppet, président de l’Asso cia -tion des amis des bateaux à vapeur du Léman(ABVL). Son exposé détaillé sur la flotte BelleEpoque, fleuron du patrimoine lémanique, etla visite de l’impressionnant chantier navalavec ses nombreux ateliers d’entretien et derestauration ont ravi les amateurs de protec-tion des biens culturels, qui ne se limite deloin pas aux seuls aspects architecturaux. Ilnous a été précisé que « la plupart des ba -teaux ont plus de 100 ans d’âge et qu’il fautcompter environ 12 à 15 millions de francspour les restaurer» ! L’ABVL, avec 20000 do -nateurs, contribue par une politique d’appelsde fonds dynamiques (20 millions depuis2003) à soutenir ces efforts. Enfin, les parti-cipants ont pu admirer la restauration à l’an-cienne du bateau-amiral La Suisse, avec lareconstitution de la salle à manger et dessalons re faits à l’identique avec toutes leursboiseries. Mélanger l’ancien et le contemporain,comme le préconisent certains théoriciensde la restauration au nom de l’anti-pastiche,eût été ici une grave erreur. Bravo, car toutce patrimoine aurait pu dis paraître au nomde la modernité et de l’efficacité.

Après le déjeuner, le groupe s’est renduau Tribunal fédéral dont l’architecture inté-rieure et l’aménagement sont peu connus dupublic. Le bâtiment reflète bien l’esprit d’uneépoque, celle de l’Entre-deux guerres. Nousle devons à l’architecte Alphonse Laverrière,né à Carouge en 1872. Architecte prolifiqueet estimé, ce dernier conçut nombre de bâti-ments qui fixèrent l’identité lausannoise (sagare CFF, le pont Chauderon, la tour Métro -pole) et, à Genève, le Mur des Réformateurs.Le style néo-classique de l’ensemble et sur-tout la décoration intérieure de style artdéco avec un mobilier créé par ses soins(sièges, tables et luminaires notamment) estune bonne illustration d’un Gesamt kunst -werk. Le tout donne une image de beautéfroide, austère et puissante, avec cependantquelques signes gracieux de convergencesavec l’esthétique de l’antiquité égyptienne.Bref, un lieu approprié à l’exercice de laJustice. Du point de vue de la défense dupatrimoine, nous relèverons ici que l’harmo-nie de l’ensemble n’a pas été altérée par desinterventions «mo der nisantes» du type decelles, faut-il encore le rappeler, qui ont étéconduites et acceptées dans la salle de notreConseil d’Etat !

En fin d’après-midi, la promenade s’estpoursuivie par la visite de Saint-Saphorin,village médiéval construit autour d’une églisedont les fondements remontent au VIe siècle,à l’endroit où se situait un mausolée gallo-romain. Le lieu est évidemment bien préservéet inscrit à l’inventaire. La promenade à tra-vers les vignes dominant l’arc lémanique,dans un cadre sublime, alliant beauté natu-relle et aménagement de terrasses respec-tueuses de l’environnement, nous a confortésdans l’idée que, outre la protection des bâti-ments, celle des paysages s’impose égale-ment, tant les pressions immobilières sontfortes. Heureu se ment, Lavaux, inscrit à l’in-ventaire du patrimoine de l’UNESCO depuis2007, voit ainsi son avenir mieux préservé.

La journée s’est terminée par la visite dela cave (avec dégustation) du château deGlérolles, dit «Le petit Chillon», qui rappelaà quelques-uns d’entre nous la traditionnellecourse d’école dans la forteresse du mêmenom. Belle journée illustrant les combatsmenés pour la préservation du patrimoine.Une ac tion qui est l’affaire de tous, mais

Préservation du patrimoine : bravo à l’ABVL, à la CGN et au classement de Lavaux !Patrimoine suisse Genève a organisé une visite d’une journée, le vendredi 2 novembre, à Lausanne et dans ses environs pour plus de quarante fidèlesmembres de notre association.

Restauration en cours du bateau «M/S Vevey» en cale sèche dans les chantiers de la CGN ; le décor de la salle du Tribunal fédéral conçu par Alphonse Laverrière.

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alerte 122 · hiver 2012-2013 SAUVEGARDE 5

J’ai peu et mal appris à me créer moi-même,si se créer, c’est s’accommoder de cetteauberge sans routes qui s’appelle la vie.J’ai su quelquefois agir, mais l’intérêt del’action, sauf lorsqu’elle s’élève à l’histoire,est dans ce qu’on fait et non dans cequ’on dit.

André Malraux, Antimémoires

Lors du vote de la première loi programmequi porte son nom, André Malraux2 a 61 ans.Autodidacte de génie, il incarne l’hommepressé, le condottiere, le caméléon du XXe siècle,tour à tour voyageur, archéologue amateur etpilleur de temples au Cambodge, écrivain – ilsera lauréat du prix Goncourt en 1933 pourLa Condition humaine –, homme d’action etcinéaste dans le cadre de la Guerre d’Espagne,résistant de la deuxième heure, mais flam-boyant, avant d’être commandant de la brigadeAlsace-Lorraine, magicien du verbe, amateurd’art, éditeur du Musée imaginaire de la sculp-ture mondiale, personnage politique, vatici-nateur infatigable – contrairement à L’Hommesans qualités de Musil, il est l’homme de toutesles qualités. En tant que ministre, il prononceune oraison funèbre exaltée dans la Cour car-rée du Louvre en 1965, lors de la cérémonieorganisée à la mémoire de Le Corbusier.

Pour les défenseurs du patrimoine, sonœuvre majeure demeure néanmoins la loi surl’institution des Secteurs sauvegardés, votéele 4 août 1962 (Loi no 62-903 complétant lalégislation sur la protection du patrimoinehistorique et esthétique de la France et ten-dant à faciliter la restauration immobilière).A ce premier train législatif succèderont unesérie d’autres lois et ordonnances, notamment,en 1963, la Loi sur la protection et la miseen valeur du paysage, ainsi que, en 1967, laLoi de programme relatif à la restauration desmonuments historiques et à la protection dessites, destinée à remplacer la loi du 2 mai 1930.Au vu des dates, n’importe quel Genevoisaverti des problématiques de la protectiondu patrimoine ne peut dès lors s’empêcherd’établir un parallèle avec la Loi Blondel du26 juillet 2007, modifiant les articles 89 et ss.de la Loi genevoise sur les constructions etles installations diverses (LCI) et portant surla protection des ensembles du XIXe et dudébut du XXe siècle. Il sied de rappeler queDenis Blondel a conduit ce projet de loi à bonport avec une ténacité sans faille alors qu’ilétait député et présidait notre association.

Est-il nécessaire de souligner que tant larédaction que l’application de ces lois et desdiverses ordonnances qui les accompagnentsont émaillées de maintes querelles intestines,mais aussi de bouleversements profonds duministère de la Culture. Dans une thèse sou-tenue en 20023, Xavier Laurent écrit : «Commel’inventaire de sa bibliothèque le laisse sup-poser, André Malraux est sensible aux chefsd’œuvre de l’architecture française. La res-tauration du château de Fontainebleau lepassionne autant que le réaménagement desTuileries et du Louvre. Il s’intéresse aux grandschantiers d’urbanisme parisien et s’appropriepar la magie du verbe le mérite du ravalementde la capitale. Cette passion pour les joyauxde l’architecture française s’accompagne d’unecuriosité pour des monuments encore en quêtede reconnaissance, comme le Palais idéal dufacteur Cheval. »

Un peu plus loin, le même Xavier Laurentexplique que, «à la demande du cabinet duministre, la direction de l’Architecture se sé -pare de pans entiers de son activité qui grèventson budget sans avoir une portée culturelleévidente. Le service des Bâtiments civils estprogressivement vidé de sa substance. Ladirection de l’Architecture cesse de construirepour le compte des autres ministères. Lesédifices officiels intéressants du point de vue

de l’histoire de l’art sont versés dans la caté-gorie des monuments historiques. La divisionde la Création architecturale s’oriente vers unnouveau type d’action.»

Plus loin encore, il explique qu’«AndréMalraux et son équipe veulent légitimer leuraction en l’inscrivant dans la logique de laplanification. En 1961, la direction de l’Archi -tecture aborde dans un état d’impréparationmanifeste les discussions du IVe Plan. […] LeVe Plan entérine ce retour en grâce, mais lebudget de la direction de l’Architecture n’ensubit pas moins des prélèvements importants.Les experts réunis autour d’Henry de Ségognen’hésitent pas à envisager le déclassementd’une partie du patrimoine français pour éviterla pénurie. Le VIe Plan prend le contre-piedde cette proposition en se donnant commeobjectif le sauvetage de l’intégralité dupatrimoine et sa transmission aux généra-tions futures. »

Xavier Laurent souligne également le pro-grès qu’apportent les lois Malraux. «La loi du2 mai 1930 permet [certes] de classer ou d’ins -crire des sites pour en contrôler l’évolution.Mais la procédure est longue et complexe.Elle n’autorise la prise en compte que des sitesde faible étendue. Les zones sensibles, crééesen partenariat avec le ministère de la Cons -truction de Pierre Sudreau, permettent d’échap -per à ce carcan. Mais sans existence légale,elles restent peu efficaces. Le texte promulguéle 28 décembre 1967 tend à alléger le régimede la publicité foncière exigée de l’adminis-tration en cas de protection au titre des sites :il devient possible de changer d’échelle. »

Il conclut en précisant que, à partir dumilieu des années soixante, la direction del’Architecture prône une architecture intégrée.«Une série d’études [sont] destinées à trou-ver la voie d’un nouvel art de bâtir qui respecteson environnement, tout en étant résolumentmoderne. Deux concours d’idées organisés enArdèche et dans le Lot cherchent à popularisercette action. Le thème de l’architecture inté-grée est abondamment repris dans les pu bli -ca tions qui, au cours des années soixante-dix,précèdent ou accompagnent dans les dépar-tements la création des conseils d’architecture,d’urbanisme et d’environnement.»

Pour nuancer le propos, il sied néanmoinsde dire que, en obtenant du parlement unfinancement des monuments nationaux impor-tants, le ministère des Affaires culturelleschoisit de concentrer ses moyens financierssur un nombre réduit d’édifices. Ainsi, la pre-mière loi de programme ne vise que sept édi-fices, dont Fontainebleau et le Louvre. XavierLaurent précise que, dans le cas de ces deuxmonuments, « les projets des architectes seheurtent à l’opposition des historiens de l’art,soucieux de ne pas voir privilégiée une époquepar rapport à une autre». Il ajoute : «Ladeuxième loi de programme [de 1967] reprendles mêmes idées, mais élargie à une centained’édifices, elle n’a pas l’aspect spectaculairede sa devancière.»

Ajoutons pour terminer que, jeune archi-tecte, l’auteur de ces lignes traversait fré-quemment les guichets du Louvre pour serendre sur un chantier d’aménagement descombles d’un immeuble du XVIIe siècle qu’ilsuivait à l’entrée de la rue de Beaune. A cha -que fois, il ne pouvait s’empêcher de penserqu’il plongeait dans un puits de mine, telle-ment les façades étaient imprégnées de suieet crasseuses. Et un beau jour, la pierre rede-vint immaculée… Et le jeune architected’établir un parallèle avec le pamphlet de Le Corbusier Quand les cathédrales étaientblanches, une métaphore de la vitalité des an -nées 1930 repoussant les limites techniquespour créer des formes nouvelles. La réalitéest hélas nettement plus complexe, ambiguë,quand on sait à quel point les interventionsde ravalement incitées par Malraux ont dé -

La maison de la rue du Môle 22, avant sa démolition en 2012.

Rue du Môle 22 : l’effet papillonJusqu’à sa démolition en novembre 2012, le 22, rue du Môle était le plus ancien bâtiment des Pâquis, si l’on excepte la maison du chemin des Buis 14 connue aujourd’hui sous le nom de «Château bruyant»et, bien sûr, l’édifice dit Château Banquet à la rue de Lausanne.

Edifiée en 1846, peu avant la destruction desfortifications de la ville, cette maison étaitle dernier témoin d’une mutation territorialediscrète, issue du morcellement et du lotis-sement sporadique de grands domaines péri-urbains. Elle faisait à l’origine partie d’unesérie de quatre maisons mitoyennes iden-tiques, implantées sur des parcelles étroiteset perpendiculaires au chemin des Etrangers(qui deviendra rue du Môle). D’un faiblegabarit, précédées d’une minuscule cour fer-mée par des grilles, ces constructions étaientdotées d’un jardin à l’arrière, guère plus grandque la cour. Si d’autres ensembles similairesvirent également le jour à la rue de Bâle et àla rue de Lausanne, le développement urbainne tarda pas à mettre fin à ce genre d’opéra-tions, moins rentables que la constructiond’immeubles.

Le 22 rue du Môle était une constructionmodeste, voir minimale. Il avait pourtant

une particularité cachée, tout à la fois sidé-rante et anecdotique : l’ensemble des mai-sons contiguës avait été commandé à uncharpentier par un certain Henri List, un curédéfroqué en provenance de Hanovre, devenuprofesseur de langues. Rien d’extraordinairedira-t-on, sauf que List spécula, fit faillite,émigra aux Etats-Unis avec sa famille et qu’àBoston, le 3 septembre 1856, sa fille donnanaissance à Louis Sullivan, oui, LouisSullivan himself, celui par qui Chicago allaitacquérir sa réputation de capitale de l’archi-tecture. Un battement d’aile de papillonquelque part et un cataclysme à des milliersde kilomètres ? S’il serait délirant de soutenirque le 22 rue du Môle a contribué à l’émer-gence du gratte-ciel américain, la chaîne deshasards et des nécessités n’en reste pas moinsvertigineuse.

David RipollHistorien de l’art

gradé les pierres de taille des façades de lacapitale – et avec quelle rapidité le matériaus’est à nouveau sali et taché.

Jean-Pierre Lewerer1 Le no 10 de la revue Présence d’André Malraux

consacré à cet événement devrait paraître prochainement.2 Voir les cinq tomes de l’édition de la Pléiade (un

sixième tome est en préparation). Quant aux aficiona-

dos de la toile, il leur suffit de taper «Malraux» dansn’importe quel moteur de re cherche pour être noyésous un flot d’informations. Nous renvoyons aussi, en particulier pour la base Ar chitecture-Mérimée, àwww.culture.gouv.fr/culture/inventai/patrimoine

3 Thèse de l’Ecole des Chartes, 2002. Xavier Laurentest également l’auteur, avec Jean-Michel Leniaud, dela publication Grandeur et misère du patrimoine: d’AndréMalraux à Jacques Duhamel, 1959-1973, éditée par leMinistère de la Culture.

Cinquante ans de loi(s) MalrauxLa commémoration nationale des 50 ans de la « loi Malraux» a eu lieu du 15 au 17 novembre 2012 à Bordeaux1.

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alerte 122 · hiver 2012-20136 ACTUALITÉS

alerteParaît 4 x l’an Editeur Patrimoine suisse Genève, section genevoise de Patrimoine suisse Président Robert Cramer

Rédaction Cecilia Maurice de Silva Ont collaboré à ce numéro Michel Brun, François Cuénod, Philippe Divorne, Bénédict Frommel, Jean-Pierre Lewerer, Sabine Nemec-Piguet, Laurent Nicole, David Ripoll, Bernard Zumthor

Secrétariat Claire Delaloye Morgado Case postale 3660, CH-1211 Genève 3 tél. 022 786 70 50 (matin)[email protected] Pierre Lipschutz, promenade.ch Impression m+h, GenèveImprimé sur papier 100% recyclé

© 2012, Patrimoine suisse Genève

www.patrimoinegeneve.ch www.patrimoinesuisse.ch Prochaine parution: printemps 2013Délai rédactionnel : 8.2.2013

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J’adhère à Patrimoine suisse Genève� membre affilié à Patrimoine suisse, recevant le journal Alerte et la revue Patrimoine :

minimum 70.– / couple 80.– / collectif 105.– / étudiant 40.–

� membre de soutien 150.–

Je m’abonne à alerte� 4 numéros (un an) pour 20.–

Talon à retourner à Patrimoine suisse Genève, Case postale 3660, 1211 Genève 3

Je commande le livre «XXe. Un siècled’architectures à Genève» � Je commande ex.

au prix de CHF 58.–(48.– pour les membresde Patrimoine suisse)

Bénédict FrommelLa SIP 1862-2012 150 ans de mécanique de précision

Introductions de Walter Fust, président deStarrag Groupe, et Pierre-François Unger, pré -sident du Conseil d’Etat ; avant-propos deSabine Nemec-Piguet, directrice générale del’Office du patrimoine et des sites ; postfaced’Antoine Maurice, professeur émérite de l’Uni -versité de Neuchâtel.Photographies d’Olivier Zimmermann300 pages, richement illustréEditions Infolio, 2012

En vente en librairie, à l’Office du patrimoineet des sites et en ligne sur www.infolio.ch

Si l’acronyme SIP désigne un îlot en voguedu quartier de Plainpalais, il constitue avanttout le sigle d’une entreprise genevoise bienvivante, qui fête cette année ses cent cin-quante ans. Moins visible depuis son départen 1989 pour la zone industrielle de Meyrin-Satigny, plus discret dans la presse depuis sonintégration en 2006 au sein d’un puissantgroupe suisse alémanique, le célèbre construc-teur fabrique annuellement une dizaine de«centres d’alésage et de fraisage de hauteprécision», d’une valeur, chacun, de plu-sieurs millions de francs.

A l’occasion de cet anniversaire, l’Office dupatrimoine et des sites de l’Etat de Genève aréalisé en collaboration avec la SIP (Sociétéd’instruments de précision SA, anciennementSociété genevoise d’instruments de physique)un ouvrage richement illustré qui retrace ladestinée peu commune de ce fleuron de la mé -canique de précision mondialement renommé.Le livre a été rédigé par Bénédict Frommel,historien à l’Inventaire des monuments d’artet d’histoire, auteur de plusieurs publicationssur le patrimoine industriel et co-commissairede l’exposition sur la SIP présentée en 2005-2006 au Musée d’histoire des sciences deGenève.

La Société genevoise d’instruments dephysique voit le jour en 1862 à l’initiative desavants soucieux de stimuler la recherchescientifique. A la fabrication initiale d’instru-ments de précision s’ajoute dès 1870 la four-niture de biens d’équipement, d’un meilleurrapport. La diversification est négociée par

Philippe MeierMarc-Joseph Saugey architecte Collection «Architectes du XXe siècle à Genève», Fédération des architectessuisses FAS, section Genève, 2012, 64 pagesEn vente à la librairie Archigraphy

L’architecte Marc-Joseph Saugey (1908-1971) a marqué de ses œuvres le paysagebâti de Genève. Quinze de ses réalisationsmajeures de 1946 à 1971 sont publiéesdans ce cahier qui comporte de nombreuxdocuments et témoignages inédits, re cueil - lis et analysés par Philippe Meier.

l’ingénieur Théodore Turrettini qui, dès 1882,mène de front une carrière d’industriel et demagistrat de la Ville de Genève. Par ses com-pétences scientifiques et son exigence morale,Turrettini imprime à l’entreprise une culturede la perfection technique qui la marqueradurablement. Au tournant du XXe siècle, la SIPtire parti de son savoir-faire unique en métro-logie dimensionnelle pour produire des règlesétalons, avant de mettre au point une «ma -chine à mesurer» inédite.

L’entreprise sort affaiblie de la PremièreGuerre mondiale. Ayant repris de son père leflambeau, Fernand Turrettini joue son va-toutavec une machine-outil conçue sur des basesentièrement nouvelles, la «machine à poin-ter». D’une précision jamais atteinte – del’ordre de cinq millièmes de millimètre –, lamachine à pointer révolutionne la techniqued’usinage, ouvrant la voie à l’interchangea bi -lité parfaite des pièces mécaniques requérantune exactitude élevée. Les principaux prota-gonistes de la fabrication en série, les pro-ducteurs automobiles Ford et Citroën en tête,figurent parmi les clients de la première heure.

Poussant la quête de précision et de qua-lité à son plus haut degré, le constructeur

multiplie les prouesses techniques tandisqu’à Plainpalais, il développe son usine jus-qu’à occuper un îlot entier. La main d’œuvren’est pas en reste. Triés sur le volet, les mé -caniciens de la SIP font figure d’aristocratieouvrière.

L’activité de la SIP est à son zénith durantles Trente glorieuses. Elle emploie jusqu’à1400 personnes pour une production annuellelimitée à 200 machines d’usinage et 90 ma -chines à mesurer. Les années 1970 marquentla fin de l’âge d’or de l’entreprise, confrontéeaux nouvelles exigences du marché. En 1989,elle quitte ses locaux de Plainpalais pour unbâtiment high-tech dans la zone industriellede Meyrin-Satigny.

Sauvée de la démolition, l’ancienne fa -brique est reconvertie avec succès en un pôledédié à l’art contemporain. Bien que redi-mensionnée, la SIP continue de faire réfé-rence dans l’usinage de précision grâce à unegamme de machines particulièrement abou-ties. En 2006, elle intègre, sous l’appellationSociété d’instruments de précision, le groupesuisse alémanique Starrag, dont elle consti-tue la marque porte-étendard.

Bénédict Frommel

Soutenez nos activitéspar un don ou en devenant membre souscripteur par une cotisation annuellede soutien. Patrimoine suisse Genève est une organisation à but idéal, sans but lucratif et reconnue d’intérêt public. Fondée en 1907, elle compte950 membres. Elle s’en gage dans le domaine de la culture archi tec tu rale,pour préserver le patrimoine bâti de différentes époques et encourager unearchitecture moderne de qualité dans le cadre de nouveaux projets.

Compte postal 12-5790-2 Patrimoine suisse Genève

La SIP à Plainpalais, angle rue des Bains et rue des Vieux-Grenadiers, 1942.

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Lectures

Terreaux-Cornavin, 1951-1955.

Projet pour le Grand Casino,1970-1971.

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