21
Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay Séance 1 : SOUVIENS-TOI / MEMENTO I. Activité d’écriture : Proposez une suite à cette formule « Je me souviens ». Votre production n’excèdera pas 6 lignes. II. Je me souviens ou les souvenirs d’enfance en images Supports : extraits de films publicitaires https://www.youtube.com/watch?v=b2qTla3vccY Souvenirs d’enfance Mac Donald www.youtube.com/watch?v=29uLQZLGJhQ Souvenir d’enfance Bonne maman III. Exercices sur le vocabulaire Support : Article « Histoire de mot » d’Anne Szulmajster -Celnikier, extrait de La Mémoire de Christian Derouesné et Antoine Spire, 2002. 1. Faites une liste de tous les mots qui se rapportent à « Je me souviens ». 2. « Souvenir n’est autre que subvenire, à savoir, sub mentem venire « venir à l’esprit ». » : quels sont les apports de cette étymologie ? 3. A partir des expressions ou citations suivantes, identifiez les différents lieux de la mémoire : a. « j’ai ce souffle fort sur le cœur » Molière b. « l’affront que l’offenseur oublie en insensé Vit et toujours remue au cœur de l’offensé » Hugo c. « ce mot m’est resté sur le cœur » d. « je sais mon texte par cœur » e. « ça m’est sorti de la tête » f. « enfonce toi ça dans le crâne » 4. Comparez les constructions suivantes : Je me rappelle / je me souviens « - Te souvient-il de notre extase ancienne ? - Pourquoi voulez- vous donc qu’il m’en souvienne ? » Verlaine 5. Proposez des antonymes au mot mémoire. 6. Définissez les trois mots suivants les uns par rapport aux autres : a. Mémoire b. Souvenir c. Réminiscence 7. Définissez : a. Un mémoire b. Une mémoire c. Des mémoires

Je me souviens »

  • Upload
    vuquynh

  • View
    239

  • Download
    2

Embed Size (px)

Citation preview

Page 1: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 1 : SOUVIENS-TOI / MEMENTO

I. Activité d’écriture:

Proposez une suite à cette formule « Je me souviens ». Votre production n’excèdera pas 6 lignes.

II. Je me souviens ou les souvenirs d’enfance en images

Supports : extraits de films publicitaires

– https://www.youtube.com/watch?v=b2qTla3vccY Souvenirs d’enfance Mac Donald

– www.youtube.com/watch?v=29uLQZLGJhQ Souvenir d’enfance Bonne maman

III. Exercices sur le vocabulaire

Support : Article « Histoire de mot » d’Anne Szulmajster-Celnikier, extrait de La Mémoire de

Christian Derouesné et Antoine Spire, 2002.

1. Faites une liste de tous les mots qui se rapportent à « Je me souviens ».

2. « Souvenir n’est autre que subvenire, à savoir, sub mentem venire « venir à l’esprit ». » : quels sont

les apports de cette étymologie ?

3. A partir des expressions ou citations suivantes, identifiez les différents lieux de la mémoire :

a. « j’ai ce souffle fort sur le cœur » Molière b. « l’affront que l’offenseur oublie en insensé

Vit et toujours remue au cœur de l’offensé » Hugo

c. « ce mot m’est resté sur le cœur » d. « je sais mon texte par cœur »

e. « ça m’est sorti de la tête » f. « enfonce toi ça dans le crâne »

4. Comparez les constructions suivantes :

Je me rappelle / je me souviens

« - Te souvient- il de notre extase ancienne ? - Pourquoi voulez-vous donc qu’il m’en souvienne ? » Verlaine

5. Proposez des antonymes au mot mémoire.

6. Définissez les trois mots suivants les uns par rapport aux autres : a. Mémoire

b. Souvenir c. Réminiscence

7. Définissez : a. Un mémoire

b. Une mémoire c. Des mémoires

Page 2: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 1 bis : JE ME SOUVIENS Vers la problématique

"Je me souviens" de Georges PEREC, en 1988 au Festival d’Avignon, interprété par Sami FREY,

seul en scène sur une bicyclette. https://www.youtube.com/watch?v=8vl5y54b3iU (7,24 à 8,54)

Je me souviens Georges Perec, 1978 (extrait)

Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, 1993.

Document 2 : Georges Perec, Je me souviens, 1978

35

Je me souviens du match Cerdan-Dauthuille.

36

Je me souviens que la ville d’Alger s’étend entre la pointe Pescade et le cap Matifou.

37

Je me souviens qu’à la fin de la guerre, mon cousin Henri et moi marquions l’avance des armées

alliées avec des petits drapeaux portant le nom des généraux commandant des armées ou des corps

d’armées. J’ai oublié le nom de presque tous ces généraux (Bradley, Patton, Joukov, etc.) mais je me

souviens du nom du général de Larminat.

38

Je me souviens que Michel Legrand fit ses débuts sous le nom de « Big Mike ».

39

Je me souviens qu’un coureur de 400m fut surpris en train de voler dans les vestiaires d’un stade (et

que, pour éviter la prison, il fut obligé de s’engager en Indochine).

40

Je me souviens du jour où le Japon capitula.

41

Je me souviens d’un morceau d’Earl Bostic qui s’appelait Flamingo.

42

Je me souviens que je me demandais si l’acteur américain William Bendix était le fils des machines à

laver.

43

Je me souviens de l’Adagio d’Albinoni.

44

Je me souviens de l’émission de Jean Lec : Le Grenier de Montmartre.

45

Je me souviens du contentement que j’éprouvais quand, ayant à faire une version latine, je

rencontrais dans le Gaffiot une phrase toute traduite.

Question : A quels domaines se rattache chaque souvenir ?

Page 3: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Document 3 : Alain Rey, Dictionnaire historique de la langue française, 1993.

(se) souvenir :

Verbe intransitif et pronominal. Réfection de l’ancien français « suvenir » (1080), « sovenir » (1130) issu

du latin classique « suvenire » : venir en aide, remédier à, survenir et en latin impérial « se présenter à

l’esprit ». Ce verbe est composé de « sub » marquant la position inférieur et de « venire » venir.

Les emplois :

« Souvenir » : verbe intransitif d’emploi littéraire, seulement en phrases impersonnelles au sens de

« revenir à la mémoire » (1080) : « me souvient de », « il me souvient de…ou que ». D’où la tournure

poétique « qu’il m’en souvienne ». Il s’est employé en ancien français au sens latin de « secourir » (1270

sovenir), éliminé par l’emprunt « subvenir ».

« Se souvenir de quelque chose, de quelqu’un » (XIVème siècle), expression formée sur le modèle de « se

rappeler » : « avoir de nouveau présent à l’esprit ». Ce pronominal à succéder à la forme intransitive

« souvenir de qqch ».

En emploi absolu (1876), « se soubvenir » correspond à « avoir la faculté d’évoquer les faits passés ».

Valeurs particulières : se souvenir de qqch = garder qqch à l’esprit pour en tenir compte (1549) avec une

nuance affective pour exprimer une reconnaissance, l’intérêt ou l’affection, ou au contraire la rancune

(1636). Il s’est alors substituer à « souvenir à quelqu’un de qqch » (fin XVème) > « Je m’en souviendrai »

(1798), et la menace « Il s’en souviendra » (s.e. il s’en repentira).

Le nom « souvenir » : infinitif substantivé (fin XIIIème). Le nom s’emploie en particulier avant 1648 au

sens de mémoire. Par métonymie, il désigne ce qui rappelle quelque chose ou quelqu’un. De là,

spécialement « souvenirs » : narration des pluriel. Il est alors analogue à Mémoires. La locution « en

souvenir de » signifie « pour garder le souvenir de « (1823).

Et par extension, « souvenir » s’emploie pour désigner un objet qui rappelle la mémoire de quelqu’un. Puis

un bibelot qui rappelle un lieu, une région (XXème siècle). En psychanalyse, souvenir-écran (XXèmre)

désigne un souvenir ou un pseudo souvenir d’enfance qui fait écran à un autre souvenir investi d’angoisse.

Souvenance : nom littéraire, pour un souvenir lointain. S’emploie dans l’expression « à ma souvenance »,

i.e. « autant que je m’en souvienne », expression récente qui reprend le moyen français et le français

classique « de ma souvenance » (fin XVème).

Page 4: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 2 : « Je me souviens » : DE L’EXPLICATION MYTHIQUE A L’EXPLICATION

SCIENTIFIQUE

Regards croisés sur le fonctionnement de la mémoire (perceptions, sensations, représentations,

irruption, conservation, stockage, présence de l’oubli au sein-même de la mémoire…) : dialogue entre

écrivains et scientifiques.

Partie 1 : les apports de l’Antiquité Supports :

● Mnemosyne and a Muse. Lekythos, Museo Archeologico Nazionale di Siracusa ● Alain Lieury Psychologie de la mémoire, Dunod, 2005. ● Bertrand Gervais, « Le Labyrinthe et l’oubli » in Archibald, Samuel, Bertrand Gervais et

Anne Martine Parent, L'imaginaire du labyrinthe. Cahier Figura. En ligne sur le site de

l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, 2002. ● Cicéron De Oratore, II, 352-354. ● Saint-Augustin, Confessions, VIII, 12.

Document 1 : Alain Lieury1 Psychologie de la mémoire, Dunod, 2005.

Mnémosyne et les Muses

C’est avec le poète Hésiode (VIIème s.)

que nous apprenons que la mémoire est déifiée.

Mnémosyne, fille d’Uranus, avait un tel charme

que Zeus, maître de l’Olympe, s’unit à elle durant

neuf nuits : Zeus « aima encore Mnémosyne aux

beaux cheveux, et c’est d’elle que lui naquirent les

neuf muses au bandeau d’or ». Chacune des muses

présidait à un domaine de la connaissance, Clio

pour l’Histoire, Euterpe pour la

Musique…Mnémosyne restait près de Zeus et lui

contait les victoires des Dieux contre les Titans ;

elle avait une telle mémoire qu’elle avait la

capacité de se souvenir des poèmes et des

chansons que lui demandait Zeus, ainsi

personnifiait-elle la mémoire. Le culte de

Mnémosyne était, dit-on, répandu dans la région

d’Olympie et consistait en une sorte de cure avec

différentes eaux, des eaux pour la mémoire et des

eaux pour l’oubli (Léthé). Sans doute, le fait de ne

plus boire du bon vin grec à pleine amphore était-

il en fait le vrai secret de Mnémosyne, car « le

remède d’oubli apporté par Dionysos a été tôt

confondu avec les simples effets du vin et

l’ivresse2!

Mnemosyne and a Muse. Lekythos, Museo

Archeologico Nazionale di Siracusa

1 Professeur émérite de psychologie cognitive à l'Université de Rennes II. Spécialiste français de la mémoire,

2 Michèle Simondon, La Mémoire et l’oubli dans la pensée grecque jusqu’à la fin du Vème s. avant J.-C., 1982.

Page 5: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Document 2 : Bertrand Gervais3, « Le Labyrinthe et l’oubli » in Archibald, Samuel, Bertrand Gervais

et Anne Martine Parent (dir.), L'imaginaire du labyrinthe. Cahier Figura. En ligne sur le site de

l’Observatoire de l’imaginaire contemporain, 2002.

Dans le monde grec, on associait, afin de les opposer, Mnémosyne, la mère des Muses, et Léthé.

L’une est la personnification de la mémoire et l'autre, de l'oubli. En fait, Mnémosyne est, du moins dans la Théogonie d'Hésiode, la figure du bon oubli, d'une catharsis qui permet de se libérer des maux quotidiens et des soucis, par l'écoute des chants qui révèlent ou qui glorifient. Se souvenir d'un passé glorieux, s'investir

tout entier dans un récit, s'identifier à des héros passés et à leurs actions, c'est oublier les vicissitudes de son existence actuelle. C'est en ce sens que le chant des Muses et de Mnémosyne permet d'atteindre un oubli

cathartique. L'oubli n'est alors qu'un déplacement de l'attention. Léthé s'impose, quant à elle, comme la figure du mauvais oubli, celui qui ne fait pas que distraire ou soulager, mais qui altère les facultés. Léthé est enfant de Nuit. En fait, elle en est une petite-fille, puisque sa mère est Éris qui est, elle, fille de Nuit.

Puissance funeste, « tout à fait étrangère au bienfaisant oubli », elle est une divinité redoutable, violente et anarchique.

Document 3 : Cicéron De Oratore, II, 352-358.

On raconte que soupant un jour à Cranon, en Thessalie, chez Scopas, homme riche et noble, il récita une ode composée en l'honneur de son hôte, et dans laquelle, pour embellir son sujet, à la manière des

poètes, il s'était longuement étendu sur Castor et Pollux. Scopas, n'écoutant que sa basse avarice, dit à Simonide qu'il ne lui donnerait que la moitié du prix convenu pour ses vers, ajoutant qu'il pouvait, si bon lui

semblait, aller demander le reste aux deux fils de Tyndare, qui avaient eu une égale part à l'éloge. Quelques instants après, on vint prier Simonide de sortir : deux jeunes gens l'attendaient à la porte, et demandaient avec instance à lui parler. Il se leva, sortit, et ne trouva personne; mais pendant ce moment la salle où Scopas

était à table s'écroula, et l'écrasa sous les ruines avec tous les convives. Les parents de ces infortunés voulurent les ensevelir; mais ils ne pouvaient reconnaître leurs cadavres au milieu des décombres, tant ils

étaient défigurés. Simonide, en se rappelant la place que chacun avait occupée, parvint à faire retrouver à chaque famille les restes qu'elle cherchait. Ce fut, dit-on, cette circonstance qui lui fit juger que l'ordre est ce qui peut le plus sûrement guider la mémoire. Pour exercer cette faculté, il faut donc, selon Simonide,

imaginer dans sa tête des emplacements distincts, et y attacher l'image des objets dont on veut garder le souvenir. L'ordre des emplacements conserve l'ordre des idées; les images rappellent les idées elles-mêmes :

les emplacements sont la tablette de cire, et les images, les lettres qu'on y trace. […] Simonide, ou l'inventeur, quel qu'il soit, de cet art, vit bien que les impressions qui nous sont

communiquées par les sens, sont celles qui se gravent le plus profondément dans notre esprit, et que la vue

est le plus pénétrant de tous les sens. Il en conclut qu'il nous serait facile de conserver le souvenir des idées que l'ouïe nous transmet, ou que l'imagination conçoit, si le secours de la vue venait rendre l'impression plus

vive: qu'alors des objets invisibles, insaisissables à nos regards, sembleraient prendre un corps, une forme, une figure, et que ce que la pensée ne pourrait embrasser, la vue nous le ferait saisir. Ces formes, ces corps, ainsi que tous les objets qui tombent sous nos regards, avertissent la mémoire, et la tiennent en éveil. Mais il

leur faut des places; car on ne peut se former l'idée d'un corps, sans y joindre celle de l'espace qu'il occupe. Pour ne pas m'étendre outre mesure sur une matière simple et connue de tout le monde, je me bornerai à dire

qu'on doit se servir d'emplacements nombreux, remarquables, vastes, séparés par des intervalles peu considérables; employer des images frappantes, fortes, bien caractérisées, qui se présentent d'elles-mêmes et fassent une impression vive et prompte. C'est ce que vous apprendrez par l'exercice, qui amènera bientôt

l'habitude. Attachez au mot que vous voulez retenir, l'image d'une chose dont le nom soit à peu près semblable, ou n'en diffère que par la terminaison; rappelez-vous le genre par l'espèce, une idée tout entière

par l'image d'un seul mot, comme un peintre habile fait ressortir les objets par la variété des formes.

Document 4 : Saint-Augustin, Confessions, VIII, 12.

Et j’entre dans les domaines, dans les vastes palais de ma mémoire, où sont renfermés les trésors de

ces innombrables images entrées par la porte des sens. Là, demeurent toutes nos pensées, qui augmentent,

3 Professeur, romancier, nouvelliste et essayiste québécois.

Page 6: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

diminuent ou changent ces épargnes thésaurisées par nos sens; et enfin tout dépôt, toute réserve, que le gouffre de l’oubli n’a pas encore enseveli.

Quand je suis là, je me fais représenter ce que je veux. Certains objets paraissent sur- le-champ, d’autres se font chercher davantage; il faut les tirer comme d’un recoin obscur; d’autres s’élancent en

essaim, et tandis que l’on demande l’un d’eux, accourant tous à la fois, ils semblent dire : N’est-ce pas nous ? Et la main de mon esprit les éloigne de la face de mon souvenir, jusqu’à ce que l’objet dés iré sorte de ses ténèbres et de sa retraite. D’autres enfin se suggérant sans peine au rang où je les appelle, les premiers

cèdent la place aux suivants, pour rentrer à leur poste et reparaître à ma volonté. Ce qui arrive exactement lorsque je fais un récit de mémoire.

Partie 2 : le dialogue entre écrivains et scientifiques.

Supports : ● René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1849-1850.

● Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », 1913.

● Jean-Yves et Marc Tadié, Le sens de la mémoire, 1999.

● Schémas du cerveau et du fonctionnement de la mémoire.

Document 5 : René de Chateaubriand, Mémoires d'outre-tombe, 1849-1850.

Hier au soir je me promenais seul ; le ciel ressemblait à un ciel d'automne ; un vent froid soufflait par

intervalles. À la percée d'un fourré, je m'arrêtai pour regarder le soleil : il s'enfonçait dans des nuages au-

dessus de la tour d'Alluye, d'où Gabrielle4, habitante de cette tour, avait vu comme moi le soleil se coucher il

y a deux cents ans. Que sont devenus Henri et Gabrielle ? Ce que je serai devenu quand ces Mémoires seront

publiés. Je fus tiré de mes réflexions par le gazouillement d'une grive perchée sur la plus haute branche d'un

bouleau. À l'instant, ce son magique fit reparaître à mes yeux le domaine paternel. J'oubliai les catastrophes

dont je venais d'être le témoin, et, transporté subitement dans le passé, je revis ces campagnes où j'entendis

si souvent siffler la grive. Quand je l'écoutais alors, j'étais triste de même qu'aujourd'hui. Mais cette première

tristesse était celle qui naît d'un désir vague de bonheur, lorsqu'on est sans expérience ; la tristesse que

j'éprouve actuellement vient de la connaissance des choses appréciées et jugées. Le chant de l'oiseau dans les

bois de Combourg5 m'entretenait d'une félicité que je croyais atteindre ; le même chant dans le parc de

Montboissier6 me rappelait des jours perdus à la poursuite de cette félicité insaisissable. Je n'ai plus rien à

apprendre, j'ai marché plus vite qu'un autre, et j'ai fait le tour de la vie. Les heures fuient et m'entraînent ; je

n'ai pas même la certitude de pouvoir achever ces Mémoires. Dans combien de lieux ai-je déjà commencé à

les écrire, et dans quel lieu les finirai- je ? Combien de temps me promènerai-je au bord des bois ? Mettons à

profit le peu d'instants qui me restent ; hâtons-nous de peindre ma jeunesse, tandis que j'y touche encore : le

navigateur, abandonnant pour jamais un rivage enchanté, écrit son journal à la vue de la terre qui s'éloigne et

qui va bientôt disparaître.

Document 6 : Marcel Proust, A la recherche du temps perdu, « Du côté de chez Swann », 1913.

Mais tout à coup ce fut comme si elle était entrée, et cette apparition lui fut une si déchirante souffrance qu'il dut porter la main à son cœur. C'est que le violon était monté à des notes hautes où il restait

comme pour une attente, une attente qui se prolongeait sans qu'il cessât de les tenir, dans l'exaltation où il était d'apercevoir déjà l'objet de son attente qui s'approchait, et avec un effort désespéré pour tâcher de durer jusqu'à son arrivée, de l'accueillir avant d'expirer, de lui maintenir encore un moment de toutes ses dernières

4 Gabrielle d'Estrées, 1573-1599, maîtresse et favorite d’Henri IV. 5 L’écrivain François-René de Chateaubriand a passé une partie de sa jeunesse au château de Combourg en Bretagne. 6 Chateaubriand a vécu une partie de sa vie dans ce hameau proche d'Alluye.

Page 7: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

forces le chemin ouvert pour qu'il pût passer, comme on soutient une porte qui sans cela retomberait. Et avant que Swann eût eu le temps de comprendre, et de se dire : « C'est la petite phrase de la sonate de

Vinteuil, n'écoutons pas ! » tous ses souvenirs du temps où Odette était éprise de lui, et qu'il avait réussi jusqu'à ce jour à maintenir invisibles dans les profondeurs de son être, trompés par ce brusque rayon du

temps d'amour qu'ils crurent revenu, s'étaient réveillés et, à tire d'aile, étaient remontés lui chanter éperdument, sans pitié pour son infortune présente, les refrains oubliés du bonheur.

Au lieu des expressions abstraites « temps où j'étais heureux », « temps où j'étais aimé », qu'il avait

souvent prononcées jusque- là et sans trop souffrir, car son intelligence n'y avait enfermé du passé que de prétendus extraits qui n'en conservaient rien, il retrouva tout ce qui de ce bonheur perdu avait fixé à jamais

la spécifique et volatile essence ; il revit tout, les pétales neigeux et frisés du chrysanthème qu'elle lui avait jeté dans sa voiture, qu'il avait gardé contre ses lèvres – l'adresse en relief de la « Maison Dorée » sur la lettre où il avait lu : « Ma main tremble si fort en vous écrivant » – le rapprochement de ses sourcils quand

elle lui avait dit d'un air suppliant : « Ce n'est pas dans trop longtemps que vous me ferez signe ? » ; il sentit l'odeur du fer du coiffeur par lequel il se faisait relever sa « brosse » pendant que Lorédan7 allait chercher la

petite ouvrière, les pluies d'orage qui tombèrent si souvent ce printemps- là, le retour glacial dans sa victoria, au clair de lune, toutes les mailles d'habitudes mentales, d'impressions saisonnières, de créations cutanées, qui avaient étendu sur une suite de semaines un réseau uniforme dans lequel son corps se trouvait repris.

Document 7 :Jean-Yves et Marc Tadié8, Le sens de la mémoire, 1999.

Fonctionnement anatomique de la

mémoire

Il semble donc que toutes les régions du

cerveau participent à la mémoire. Certaines ont

une spécificité en rapport avec le rôle du lobe

auquel elles sont rattachées, d’autres ont une

action plus générale et donc plus proches de la

mémoire elle-même. On peut schématiser ainsi

cette conception : les influx venant de notre

environnement extérieur ou de notre pensée sont

reçus au niveau des aires visuelles, auditives,

gustatives, olfactives et sensitives du cerveau.

De là ils sont stockés pendant une courte période au niveau de l’aire préfrontale. Celle-ci envoie des

connexions d’interrogation au lobe temporal, qui organise la reconnaissance centrale de ces sensations. Certains seront alors engrangées dans la mémoire à long terme, d’autres codées pour une utilisation

immédiate, d’autres éliminées. Celles qui seront stockées seront renvoyées vers les aires spécialisées du cortex, suivant qu’il s’agira de souvenirs visuels, auditifs, sensitifs ou gustatifs. Au terme de ce survol des connaissances actuelles, proposons une hypothèse sur le mécanisme global

de la mémorisation. Le point de départ est toujours l’arrivée d’un stimulus, au niveau de l’œil dans notre exemple. A ce

niveau, deux possibilités : soit il s’agit d’une vision habituelle sans aucune particularité par rapport à celle à laquelle bous sommes habitués ; la reconnaissance, l’identification de cette sensation se fera grâce à des mécanismes primaires, des circuits interneuronaux directs au niveau de notre cortex occip ital visuel. Cette

sensation, n’ayant rien ou peu de chose de différent par rapport à celles déjà engrammées 9 dans notre

7 Valet du narrateur.

8 Jean-Yves Tadié est professeur de littérature française à l'Université de Paris-Sorbonne. Marc Tadié est neurochirurgien, professeur de neurochirurgie et directeur du laboratoire de neurochirurg ie de l'Université Pa ris-

IX.. 9 Participe passé issu du verbe créé à partir du nom « engramme » qui en psychologie désigne l’empreinte laissée dans le cerveau

ou le système nerveux par quelque événement et susceptible d'être réactivé.

Page 8: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

mémoire, sera donc simplement identifiée puis éliminée, puisqu’elle n’apporte rien de nouveau : c’est ainsi que sont traitées quotidiennement les images que nous percevons en nous rendant à notre travail.

L’autre hypothèse est qu’il s’agit d’une vision inhabituelle : là encore elle parvient au cortex occipital. Celui-ci interroge le lobe temporal et par son intermédiaire les autres régions du cerveau pour

comprendre et identifier cette vision nouvelle. Deux possibilités s’offrent à nouveau : il s’agit d’une perception, différente certes, mais sans particularités extraordinaires ; après avoir été reconnue, elle restera pendant quelque temps dans notre cortex préfrontal, avant d’être éliminée et de se perdre dans l’oubli. Ou

bien la perception sort tellement de l’ordinaire que le stimulus d’entrée sera plus important, renforcé par des stimuli émotionnels du noyau amygdalien. L’intensité de ceux-ci atteint un seuil déclenchant l’activation des

neurones à potentialisation à long terme et la vision sera mise en mémoire. On voit d’emblée ici que ces phénomènes sont très liés à la personnalité, à la culture, à l’affectivité de l’individu.

Document 8

Page 9: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 3 : JE ME SOUVIENS DONC JE SUIS (Souvenirs personnels et identité)

Supports : 7 documents

Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, 2005.

Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, 1978.

J.M.G. le Clézio, L’Africain, 2004.

Patrick Modiano, Un Pedigree, 2005.

Primo Levi, Poème placé en exergue de Si c’est un homme, 1987 (It.1947).

Richard Glatzer et Wash Westmoreland Still Alice avec Julianne Moore, 2014. http://www.allocine.fr/playlists/cinema/playlist-311/

Pete Docter, Vice Versa, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=G3-rDNaN1EE#t=27

Document 1 : Joël Candau, Anthropologie de la mémoire, 2005.

Il n’y a pas lieu de distinguer mémoire et identité tant les deux notions sont liées. Il ne peut y avoir

d’identité sans mémoire…Elle « définit notre être et modèle notre façon de nous comporter, note pour sa

part Steven Rose, de manière bien plus étroite que n’importe quel autre aspect de notre personnalité ». En

cas de perte de mémoire, c’est un peu de nous-même que nous croyons perdre. C’est donc à juste titre que

Paul Antze et Michael Lambek soutiennent que la mémoire peut tout à la fois venir renforcer (dans le cas du

souvenir) et éreinter (dans le cas de l’oubli) le sentiment de notre d’identité. Quand notre mémoire devient

irrémédiablement faillible, lors des troubles mnésiques sévères associés aux maladies neurodégénératives

(maladie d’Alzheimer, de Huntington, de Parkinson), l’amnésie croissante du sujet est alors accompagnée

d’une perte de l’identité personnelle et, bien entendu, des souvenirs autobiographiques sur lesquels s’appuie

la construction de cette identité. […]

Document 2 : Milan Kundera, Le livre du rire et de l’oubli, 1978.

Elle10 avait vécu onze ans en Bohême avec son mari, et les carnets laissés chez sa belle-mère étaient,

eux aussi, au nombre de onze. Peu après la mort de son mari, elle avait acheté un cahier et l'avait divisé en

onze parties. Elle était certes parvenue à se remémorer bien des événements et des situations à moitié

oubliés, mais elle ne savait absolument pas dans quelle partie du cahier les inscrire. La succession

chronologique était irrémédiablement perdue.

Elle avait d'abord tenté de retrouver les souvenirs qui pourraient servir de points de repère dans

l’écoulement du temps et devenir la charpente principale du passé reconstruit. Par exemple, leurs vacances.

Il devait y en avoir onze, mais elle ne pouvait s'en rappeler que neuf. Il y en avait deux qui étaient à jamais

perdus.

[...] Elle voulait aussi se souvenir de tous les noms qu'il lui avait donnés. Il ne l'avait appelée par son

vrai nom que pendant les quinze premiers jours. Sa tendresse était une machine à fabriquer continuellement

des surnoms. Elle avait beaucoup de noms et comme chaque nom s'usait vite, il lui en donnait sans cesse de

nouveaux. Pendant les douze ans qu'ils avaient passés ensemble, elle en avait eu une vingtaine, une

trentaine, et chacun appartenait à une période précise de leur vie. […]

C’est pourquoi elle désire si désespérément avoir chez elle ce paquet de carnets et de lettres.

10

Le personnage est exilé, recherché par les autorités et ne peut plus récupérer les carnets où sont consignés ses souvenirs.

Page 10: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Evidemment, elle sait qu'il y a aussi dans les carnets pas mal de choses déplaisantes, des journées

d'insatisfaction, de disputes et même d’ennui, mais il ne s'agit pas de ça du tout. Elle ne veut pas rendre au

passé sa poésie. Elle veut lui rendre son corps perdu. Ce qui la pousse, ce n'est pas un désir de beauté. C’est

un désir de vie.

Car Tamina est à la dérive sur un radeau et elle regarde en arrière, rien qu'en arrière. Le volume de son

être n’est que ce qu'elle voit là-bas, loin derrière elle. De même que son passé se contracte, se défait, se

dissout, Tamina rétrécit et perd ses contours.

Elle veut avoir ses carnets pour que la fragile charpente des événements, telle qu'elle l'a construite dans

son cahier, puisse recevoir des murs et devenir la maison qu'elle pourra habiter. Parce que, si l'édifice

chancelant des souvenirs s'affaisse comme une tente maladroitement dressée, il ne va rien rester de Tamina

que le présent, ce point invisible, ce néant qui avance lentement vers la mort.

Document 3 : J.M.G. le Clézio, L’Africain, 2004.

C'est à l'Afrique que je veux revenir sans cesse, à ma mémoire d'enfant. À la source de mes

sentiments et de mes déterminations. Le monde change, c'est vrai, et celui qui est debout là-bas au milieu de la plaine d'herbes hautes, dans le souffle chaud qui apporte les odeurs de la savane, le bruit aigu de la forêt,

sentant sur ses lèvres l'humidité du ciel et des nuages, celui- là est si loin de moi qu'aucune histoire, aucun voyage ne me permettra de le rejoindre. Pourtant, parfois, je marche dans les rues d'une ville, au hasard, et tout d'un coup, en passant devant une porte au bas d'un immeuble en construction, je respire l'odeur froide

du ciment qui vient d'être coulé, et je suis dans la case de passage d'Abakaliki, j'entre dans le cube ombreux de ma chambre et je vois derrière la porte le grand lézard bleu que notre chatte a étranglé et qu'elle m'a

apporté en signe de bienvenue. […]

Si je n'avais pas eu cette connaissance charnelle de l'Afrique, si je n'avais pas reçu cet héritage de ma

vie avant ma naissance, que serais-je devenu ? Aujourd'hui, j'existe, je voyage, j'ai à mon tour fondé une famille, je me suis enraciné dans d'autres lieux. Pourtant, à chaque instant, comme une substance éthéreuse11

qui circule entre les parois du réel, je suis transpercé par le temps d'autrefois, à Ogoja. Par bouffées cela me submerge et m'étourdit. Non pas seulement cette mémoire d'enfant, extraordinairement précise pour toutes les sensations, les odeurs, les goûts, l'impression de relief ou de vide, le sentiment de la durée.

C'est en l'écrivant que je le comprends, maintenant. Cette mémoire n'est pas seulement la mienne.

Elle est aussi la mémoire du temps qui a précédé ma naissance, lorsque mon père et ma mère marchaient ensemble sur les routes du haut pays, dans les royaumes de l'ouest du Cameroun. La mémoire des espérances et des angoisses de mon père, sa solitude, sa détresse à Ogoja. La mémoire des instants de

bonheur, lorsque mon père et ma mère sont unis par l'amour qu'ils croient éternel. Alors ils allaient dans la liberté des chemins, et les noms de lieux sont entrés en moi comme des noms de famille, Bali, Nkom,

Bamenda, Banso, Nkongsamba, Revi, Kwaja. Et les noms de pays, Mbembé, Kaka, Nsungli, Bum, Fungom. Les hauts plateaux où avance lentement le troupeau de bêtes à cornes de lune à accrocher les nuages, entre Lassim et Ngonzin.

Peut-être qu’en fin de compte mon rêve ancien ne me trompait pas. Si mon père était devenu l’Africain, par la force de sa destinée, moi, je puis penser à ma mère africaine, celle qui m’a embrassé et

nourri à l’instant où j’ai été conçu, à l’instant où je suis né.

Document 4 : Patrick Modiano, Un Pedigree, 2005.

« Que l’on me pardonne tous ces noms et d’autres qui suivront. Je suis un chien qui fait semblant

d’avoir un pedigree. Ma mère et mon père ne se rattachent à aucun milieu bien défini. Si ba llottés, si

incertains que je dois bien m’efforcer de trouver quelques empreintes et quelques balises dans ce sable

11

Page 11: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

mouvant comme on s’efforce de remplir avec des lettres à moitié effacées une fiche d’état civil ou un

questionnaire administratif. »

Document 5 : Primo Levi, Poème placé en exergue de Si c’est un homme, 1987 (It.1947).

Vous qui vivez en toute quiétude Bien au chaud dans vos maisons, Vous qui trouvez le soir en rentrant

La table mise et des visages amis, Considérez si c’est un homme

Que celui qui peine dans la boue, Qui ne connaît pas de repos, Qui se bat pour un quignon de pain,

Qui meurt pour un oui pour un non. Considérez si c'est une femme

Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux Et jusqu'à la force de se souvenir, Les yeux vides et le sein froid

Comme une grenouille en hiver. N'oubliez pas que cela fut,

Non, ne l'oubliez pas : Gravez ces mots dans votre cœur. Pensez-y chez vous, dans la rue,

En vous couchant, en vous levant ; Répétez- les à vos enfants.

Ou que votre maison s'écroule, Que la maladie vous accable, Que vos enfants se détournent de vous.

Document 6 : Richard Glatzer et Wash Westmoreland, Still Alice avec Julianne Moore, 2014.

http://www.allocine.fr/playlists/cinema/playlist-311/

Document 7 : Pete Docter, Vice Versa, 2015. https://www.youtube.com/watch?v=G3-rDNaN1EE#t=27

Page 12: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 4 : A LA RECHERCHE DU PASSE PERDU

Supports : 5 documents

J-J. Rousseau, Les Confessions, Livre I, 1782-1789.

George Sand, Histoire de ma vie, 1855.

Anny Duperey, Le Voile noir, 1992.

Patrick Modiano, Dora Bruder, 1997.

Sorj Chalandon, La Légende de nos pères, 2009.

Sandrine Revel, Glenn Gould Une vie à contretemps, 2015.

Document 1 : J-J. Rousseau, Les Confessions, Livre I, 1782-1789.

J'ai dit le bien et le mal avec la même franchise. Je n'ai rien tu de mauvais, rien ajouté de bon, et s'il

m'est arrivé d'employer quelque ornement indifférent, ce n'a jamais été que pour re mplir un vide occasionné par mon défaut de mémoire ; j'ai pu supposer vrai ce que je savais avoir pu l'être, jamais ce que je savais être faux. Je me suis montré tel que je fus ; méprisable et vil quand je l'ai été, bon, généreux, sublime, quand je

l'ai été : j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même.

Document 2 : George Sand, Histoire de ma vie, 1855.

Ici se terminent les lettres de mon père à sa mère. Sans doute il lui en écrivit beaucoup d’autres

durant les quatre années qu’il vécut encore et qui amenèrent de fréquentes séparations à la reprise de la guerre. Mais la suite de leur correspondance a disparu, j’ignore pourquoi et comment. Je ne puis donc consulter pour la suite de l’histoire de mon père que ses états de service, quelques lettres écrites à sa femme

et les vagues souvenirs de mon enfance.

Document 3 : Anny Duperey, Le Voile noir, 1992.

J’avais pensé, logiquement, dédier ces

pages à la mémoire de mes parents – de mon père, surtout, l’auteur de la plupart de ces

photos, qui sont la base et la raison d’être de ce livre.

Curieusement, je n’en ai pas envie.

J’en suis surprise. Mais je suppose que d’autres surprises m’attendent dans cette

aventure hasardeuse que j’entreprends. On ne s’attaque pas impunément au silence et à l’ombre depuis si longtemps tombés sur ce

qui a disparu. Non, je n’en ai pas envie. Leur dédier ce

livre me semble une coquetterie inutile et fausse. Je n’ai jamais déposé une fleur sur leur tombe, ni même remis les pieds dans le

cimetière où ils sont enterrés, pourquoi ferais-je aujourd’hui l’offrande de ces pages au vide ? Mon père fit ces photos. Je les trouve belles. Il avait, je crois, beaucoup de talent. J’avais depuis

des années l’envie de les montrer. Parallèlement, montait en moi la sourde envie d’écrire, sans avoir recours au masque de la fiction, sur mon enfance coupée en deux. Ces deux envies se sont tout naturellement rejointes et justifiées l’une l’autre. Car ces photos sont beaucoup plus pour moi que de

belles images, elles me tiennent lieu de mémoire. Je n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère. Le choc de leur disparition a jeté sur les années qui ont précédé un voile opaque, comme si elles

n’avaient jamais existé.

Page 13: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Si au début de ce livre, où paradoxalement je ne vais faire qu’une chose : tendre vers eux, je leur refuse le statut d’existants – Où ? Comment ? Sous quelle forme ? –, c’est sans doute à cause de ce

sentiment que ma vie a commencé le jour de leur mort. Il ne me reste rien d’avant, d’eux, que ces images en noir et blanc. L’usage que j’en fais ne les concerne donc pas plus que ce que je suis

devenue. Sans doute aussi parce que, obscurément, je leur en veux d’avoir disparu si jeunes, si beaux, sans l’excuse de la maladie, sans même l’avoir voulu, si bêtement, quasiment par inadvertance. C’est impardonnable.

C’est pourquoi avant de tenter d’écrire en marge de ces photos je vais une dernière fois – comme je l’ai désespéré- ment fait jusque- là – me détourner de la blessure qu’ils m’ont laissée à la place de

leur amour et m’adresser à ce qui me reste de plus proche, à l’autre survivante, à ma plus semblable au monde, ma sœur, qui a eu, je crois, encore plus de mal que moi à vivre avec leur absence.

Document 4 : Patrick Modiano, Dora Bruder, 1997.

J'ai écrit ces pages en novembre 1996. Les journées sont souvent pluvieuses. Demain nous entrerons

dans le mois de décembre et cinquante-cinq ans auront passé depuis la fugue de Dora. La nuit tombe tôt et cela vaut mieux : elle efface la grisaille et la monotonie de ces jours de pluie où l'on se demande s'il fait vraiment jour et si l'on ne traverse pas un état intermédiaire, une sorte d'éclipse morne, qui se prolonge

jusqu'à la fin de l'après-midi. Alors, les lampadaires, les vitrines, les cafés s'allument, l'air du soir est plus vif, le contour des choses plus net, il y a des embouteillages aux carrefours, les gens se pressent dans les

rues. Et au milieu de toutes ces lumières et de cette agitation, j'ai peine à croire que je suis dans la même ville que celle où se trouvaient Dora Bruder et ses parents, et aussi mon père quand il avait vingt ans de moins que moi. J'ai l'impression d'être tout seul à faire le lien entre le Paris de ce temps- là et celui

d'aujourd'hui, le seul à me souvenir de tous ces détails. Par moments, le lien s'amenuise et risque de se rompre, d'autres soirs la ville d'hier m'apparaît en reflets furtifs derrière celle d'aujourd'hui.

Document 5 : Sorj Chalandon, La Légende de nos pères, 2009.

Extrait 1 Lors de nos premiers rendez-vous, le vieil homme me rappelait mon père. Sans cesse. Il m’en parlait de

la voix et des yeux. Il m’en parlait par ses hésitations et ses agacements. C’est pour ça que j’étais impatient.

J’avais peur de l’égarer, peur de me perdre. Le temps était compté, je le savais. Je ne pouvais pas lais ser partir Beuzaboc comme j’avais laissé Brumaire s’en aller. Face à l’un, j’étais face à l’autre, enfant et

malhabile. Extrait 2

Je rédigeais la mémoire des autres, mais pas seulement. J’acceptais aussi de retravailler leurs écrits. Certains clients me proposaient de relier un texte rédigé. Alors, je corrigeais la syntaxe, dentelais les phrases

et agençais la chronologie […] Un veuf m’avait commandé un livre en mémoire de son épouse, retrouvée froide à ses côtés un matin de juillet. Parfois, on me pria it d’ajouter un peu de fantaisie à la réalité. Je choisissais des verbes plus brillants, mêlais au vrai deux ou trois fables et tout en devenait plus beau. « Plus

agréable à lire », je disais, pour excuser la petite menterie.

Extrait 3 Simplement, pour que Lupuline se souvienne, il avait recueilli des éclats de vaillance et choisi des

bravoures qui n’étaient pas les siens. Il avait volé quelques hommes, s’était glissé dans la peau de l’un, le

courage de l’autre, la douleur du troisième, pour les ramener tous les trois à la vie. Il n’était pas la somme de ses renoncements, mais l’addition de leurs courages. Il avait une vie en plus. Il leur rendait hommage.

Document 6 : Sandrine Revel, Glenn Gould Une vie à contretemps, 2015.

Page 14: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

http://www.bdgest.com/preview-1661-BD-glenn-gould-une-vie-a-contretemps-glenn-gould-une-vie-a-

contretemps.html?_ga=1.206137427.1721239996.1443252205

Page 15: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Page 16: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 5 : SOUVENONS-NOUS (travail et devoir de mémoire)

Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, 1994.

Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000.

Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, 1995

Harald Weinrich, Léthé, Art et critique de l’oubli, 1999.

Mémorial de la Shoah, Paris, « Mur des enfants ».

Document 1 : Jorge Semprun, L’écriture ou la vie, 1994.

Je lui (= Thomas Landman) avais dédicacé Quel beau dimanche ! Pour qu’il pût, plus tard après ma mort, se souvenir de mon souvenir de Buchenwald. Ce serait plus facile pour lui désormais. Plus difficile aussi, sans doute parce que moins abstrait.

J’ai posé une main sur l’épaule de Thomas, comme un passage de témoin. Un jour viendrait, relativement proche où il ne resterait plus aucun survivant de Buchenwald. Il n’y aurait plus de mémoire

immédiate : plus personne ne saurait dire avec des mots venus de la mémoire charnelle, et non pas d’une reconstitution théorique, ce qu’auront été la faim, le sommeil, l’angoisse, la présence aveuglan te du Mal absolu – dans la juste mesure où il est niché en chacun de nous, comme liberté possible. Plus personne

n’aurait dans son âme et son cerveau, indélébile, l’odeur de chair brûlée des fours crématoires.

Document 2 : Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, 2000.

Le devoir de mémoire s’avère particulièrement lourd d’équivoque. L’injonction à se souvenir risque

d’être entendue comme une invitation adressée à la mémoire à court-circuiter le travail de l’histoire. Je suis pour ma part d’autant plus attentif à ce péril que mon livre est un plaidoyer pour la mémoire comme matrice d’histoire, dans la mesure où elle reste la gardienne de la problématique du rapport représentatif du présent

au passé. La tentation est alors grande de transformer ce plaidoyer en une revendication de la mémoire contre l’histoire. Autant je résisterai le moment venu à la prétention inverse de réduire la mémoire à un

simple objet d’histoire parmi ces « nouveaux objets », au risque de la dépouiller de sa fonction matricielle, autant je refuserai de me laisser enrôler par le plaidoyer inverse. C’est dans cette disposition d’esprit que j’ai choisi de poser une première fois la question du devoir de mémoire sous le titre des us et abus de la

mémoire, quitte à y revenir plus longuement au titre de l’oubli. Dire « tu te souviendras », c’est aussi dire « tu n’oublieras pas ». Il se pourrait même que le devoir de mémoire constitue à la fois le comble du bon usage et celui de l’abus dans l’exercice de la mémoire.

Document 3 : Tzvetan Todorov, Les abus de la mémoire, 1995.

Il faut d’abord rappeler une évidence : c’est que la mémoire ne s’oppose nullement à l’oubli. Les deux termes qui fortement contrastent sont l’effacement et la conservation ; la mémoire est, toujours et

nécessairement, une interaction des deux. La restitution intégrale du passé est une chose bien sûr impossible (mais qu’un Borges a imaginé dans son histoire de Funes el memorioso), et, par ailleurs, effrayante ; la

mémoire, elle est forcément une sélection : certains traits de l’événement seront conservés, d’autres sont immédiatement ou progressivement écartés, et donc oubliés. C’est bien pourquoi il est profondément déroutant de voir appeler “mémoire” la capacité qu’ont les ordinateurs de conserver l’information : il

manque à cette dernière opération un trait constitutif de la mémoire ; à savoir la sélection. Conserver sans choisir n’est pas encore un travail de mémoire. Ce que nous reprochons aux bourreaux

hitlériens et staliniens n’est pas qu’ils retiennent certains éléments du passé plutôt que tous - nous-mêmes ne comptons pas procéder autrement - mais qu’ils s’arrogent le droit de contrôler le choix des éléments à retenir. Aucune instance supérieure de l’État, ne devrait pouvoir dire : vous n’avez pas le droit de chercher

par vous-même la vérité des faits, ceux qui n’acceptent pas la version officielle du passé sont punis. Il y va de la définition même de la vie en démocratie : les individus comme les groupes ont le droit de savoir, donc

aussi de connaître et de faire connaître leur propre histoire ; ce n’est pas au pouvoir central de le leur

Page 17: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

interdire ou permettre. C’est pourquoi du reste la récente loi Gayssot12 qui punit les élucubrations

négationnistes13 est mal venue, même si elle part de bonnes intentions : ce n’est pas à la loi de dire l’Histoire, il lui suffit de frapper la diffamation ou l’incitation à la haine raciale.

Document 4 : Harald Weinrich, Léthé, Art et critique de l’oubli, 1999.

La « condamnation de la mémoire » (damnatio memoriae) est une notion juridique qui a joué un rôle

important dans l’histoire culturelle du souvenir et de l’oubli. Sous sa forme courante, elle provient du droit public et pénal romain. A Rome, la peine de damnatio memoriae frappait avant tout les souverains et autres

puissants qui étaient déclarés « ennemis publics » lors d’un bouleversement politique, par exemple au moment de leur mort ou après une révolution. Leurs portraits alors étaient détruits, leurs statues renversées, leur nom ôté des inscriptions. De même, beaucoup de leurs décrets étaient du jour au lendemain frappés de

nullité, afin que ces témoignages ne puissent plus rappeler le souvenir de la « non-personne ». C’est ce qui arriva à Domitien comme le rapporte Suétone dans Vies des Douze Césars, lorsque cet empereur fut victime

d’un attentat en 96 après J.C. sur ordre du Sénat, ses effigies (clipei, imagines) furent aussitôt brisées et les mentions de son nom (tituli) effacées des inscriptions, tout cela dans le but déclaré d’ « abolir toute mémoire » de sa personne (abolendam omnem memoriam).

Document 5 : Mémorial14 de la Shoah, Paris, « mur des enfants ».

12

Lo i du 13 Juillet 1990 selon laquelle « Toute discrimination fondée sur l'appartenance ou la non-appartenance à une ethnie, une

nation, une race ou une relig ion est interdite ». 13

Le négationnisme nie donc le génocide des Juifs par les nazis ainsi que les chambres à gaz.

Par extension, le terme est utilisé pour la négation d'autres crimes contre l'humanité. 14

Ce qu i est destiné à conserver, à perpétuer le souvenir souvent sous forme écrite ; monument commémorat if.

Page 18: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Séance 6 : JE ME SOUVIENS DONC J’OUBLIE (diaporama sur l’oubli)

Séance 7 : JE ME SOUVIENS DONC JE CREE

La conception antique de la création : Pausanias, Hésiode

Simon-Daniel Kipman, L’oubli et ses vertus, 2013. Sarraute Enfance, 1983

Annie Ernaux Ecrire la vie, 2011. Jules Supervielle, Oublieuse mémoire, 1949. Le Corbusier, Entretien avec les étudiants des écoles d’Architecture, 1957.

Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Baigneuse, 1808 et Man Ray, Le Violon d’Ingres, 1924. Marinetti, Fondazione e manifesto del futurismo, 1909.

Document 1 : la conception antique de la création

Extrait 1 : Pausanias, Périégèse, 9, 29, IIème s. après J.-C.

Les fils d'Aloeus pensaient que les Muses étaient au nombre de trois, et ils leur donnèrent les noms

de Mélété (Soin, souci), Mnémé (Mémoire) et Aoidé (Chant). Ils disent que, plus tard, Piéros, un Macédonien qui a donné son nom à la montagne de Macédoine, se rendit à Thespies, établit le nombre de neuf Muses et leur donna leurs noms actuels.

Extrait 2 : Hésiode, La Théogonie, 53-67, VIIIe siècle av. J.-C.

Les Muses et Apollon, qui lance au loin ses traits, font naître sur la terre les chantres et les musiciens ; mais les rois viennent de Jupiter. Heureux celui que les Muses chérissent ! Un doux langage découle de ses lèvres. Si un mortel, l'âme déchirée par un récent malheur, s'afflige et se lamente, qu'un chantre, disciple des

Muses, célèbre la gloire des premiers hommes et des bienheureux Immortels habitants de l'Olympe, aussitôt l'infortuné oublie ses chagrins ; il ne se souvient plus du sujet de ses maux et les présents des vierges divines

l'ont bientôt distrait de sa douleur. Salut, filles de Jupiter, donnez-moi votre voix ravissante. Chantez la race sacrée des Immortels nés

de la Terre et d'Uranus couronné d'étoiles, conçus par la Nuit ténébreuse ou nourris par l’amer Pontus. Dites

comment naquirent les dieux, et la terre, et les fleuves, et l'immense Pontus aux flots bouillonnants, et les astres étincelants, et le vaste ciel qui les domine ; apprenez-moi quelles divinités, auteurs de tous les biens,

leur durent l'existence ; comment cette céleste race, se partageant les richesses, se distribuant les honneurs, s'établit pour la première fois dans l’Olympe aux nombreux sommets. Muses habitantes de l'Olympe, révélez-moi l'origine du monde et remontez jusqu'au premier de tous les êtres. […]

C'est en Piérie qu'unie au Cronide15, leur père, les enfanta Mnémosyne, reine des coteaux d'Eleuthère, pour être l'oubli des malheurs, la trêve aux soucis. A elle, neuf nuits durant, s'unissait le prudent

Zeus, monté, loin des Immortels, dans sa couche sainte. Et quand vint la fin d'une année et le retour des saisons, elle enfanta neuf filles, aux cœurs pareils, qui n'ont en leur poitrine souci que de chant et gardent leur âme libre de chagrin, près de la plus haute cime de l'Olympe neigeux. Là sont leurs chœurs brillants et

leur belle demeure.

Document 2 : Simon-Daniel Kipman, L’oubli et ses vertus, 2013.

L’important, quant on écrit, c’est l’inverse de l’oubli : c’est garder, conserver une trace et décrire les

effets de cette trace. Pas étonnant que les psychanalystes soient de grands lecteurs. Ils sont – nous sommes,

je suis – fascinés par ce qui remonte du fond, comme un cadavre de noyé. « Ce qui est menti dans le roman

est l’ombre sans quoi vous ne verriez pas la lumière16. » […]

Il y a un lien étroit entre oubli et écriture, entre oubli et création artistique, quand bien même ce lien

serait peu visible, et inversé. Un écrivain, un créateur écrit parce qu’il ne peut pas faire autrement. Il y est

15

Zeus 16

Louis Aragon Les Cloches de Bâle, 1934.

Page 19: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

poussé, quelle que soit la difficulté, quelle que soit la souffrance. Mais il écrit aussi pour ne pas être oublié.

Construit-il une œuvre, et sa statue au-delà du temps ? Celui- là est alors sans doute un tâcheron de l’écriture,

un artisan qui fait carrière, un technicien. Par contre, un autre va écrire pour poser sa pensée, sa réflexion,

pour exorciser une souffrance, l’écriture est ma thérapie dira-t-il, pour déposer sur la feuille blanche quelque

chose de précieux, mais que l’on oublie aussitôt après, comme déposé dans un coffre-fort fermé à clé.

Document 3 : Sarraute Enfance, 1983

- Alors, tu vas vraiment faire ça ? “ Évoquer tes souvenirs d'enfance ”... Co mme ces mots te gênent, tu ne les aimes pas. Mais reconnais que ce sont les seuls mots qui conviennent. Tu veux “ évoquer tes souvenirs ”... il n'y a pas à tortiller, c'est bien ça.

- Oui, je n'y peux rien, ça me tente, je ne sais pas pourquoi...

- C'est peut-être... est-ce que ce ne serait pas... on ne s'en rend parfois pas compte... c'est peut-être que tes forces déclinent...

- Non, je ne crois pas... du moins je ne le sens pas...

- Et pourtant ce que tu veux faire... “ évoquer tes souvenirs ”... est-ce que ce ne serait pas...

- Oh, je t'en prie...

- Si, il faut se le demander : est-ce que ce ne serait pas prendre ta retraite ? te ranger ? quitter ton élément, où jusqu' ici, tant bien que mal…

- Oui, comme tu dis, tant bien que mal...

- Peut-être, mais c'est le seul où tu aies jamais pu vivre...celui... - Oh, à quoi bon ? je le connais.

- Est-ce vrai ? Tu n'as vraiment pas oublié comment c'était là-bas ? comment là-bas tout fluctue, se

transforme, s'échappe. . . tu avances à tâtons, toujours cherchant, te tendant... vers quoi ? qu'est-ce que c'est ? ça ne ressemble à rien… personne n'en parle. . .ça se dérobe, tu l'agrippes comme tu peux, tu le pousses… où ? n'importe où, pourvu que ça trouve un milieu propice où ça se développe, où ça parvienne pe ut-être à

vivre. . . Tiens, rien que d'y penser…

- Oui, ça te rend grandiloquent. Je dirai même outrecuidant. Je me demande si ce n'est pas toujours cette même crainte… Souviens-toi comme elle revient chaque fois que quelque chose encore informe se propose... Ce qui nous est resté des anciennes tentatives nous paraît toujours avoir l'avantage sur ce qui

tremblote quelque part dans les limbes...

- Mais justement, ce que je crains, cette fois, c'est que ça ne tremble pas.., pas assez... que ce soit fixé une fois pour toutes, du “ tout cuit ”, donné d'avance…

- Rassure-toi pour ce qui est d'être donné... c'est encore tout vacillant, aucun mot écrit, aucune parole ne l'ont encore touché, il me semble que ça palpite faiblement… hors des mots… comme toujours… des petits bouts

de quelque chose d'encore vivant... je voudrais, avant qu'ils disparaissent…

Page 20: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Document 4 : Annie Ernaux, Ecrire la vie, 2011.

17

Mercredi, dans le RER, avant de me rendre au studio des Ursulines, je me suis vue - réellement vue -

avec le regard de mes huit-douze ans : une femme mûre, élégante, très «instruite», allant parler en public

dans un cinéma de Paris, ce lieu inconnu, - une femme à mille lieues de ma mère, une femme étrangère et

intimidante, une femme que je n'aime pas. Des instants brefs où, ainsi, j'ai fait le chemin inverse de la

mémoire, non de l'adulte vers l'enfant mais de l'enfant vers l'adulte. Cette vision, plus que jamais, me fait

sentir le gouffre entre ce qu'était ma mère et ce que je suis. Mais aussi entre la petite fille que j'ai été et ce

que je suis. Cette petite fille n'aurait pas voulu de cette femme que je suis comme mère. Cette petite fille est

pour toujours du côté de sa mère. Je suis une figure ennemie. La mère et cette petite fille- là sont mortes, la

petite fille depuis plus longtemps que la mère. Dans cette vision, il y a la comparaison de deux femmes, ma

mère et celle que je suis maintenant. Entre les deux, le regard hostile, sans avenir encore, d'une enfant, qui

fut moi (mais qu'est-ce que ce mot veut dire ?). 23 Janvier 1998

Document 5 : Jules Supervielle, Oublieuse mémoire, 1949.

L’oubli me pousse et me contourne Avec ses pattes de velours,

Il est poussé par le silence Et l’un de l’autre ils font le tour,

Doucereux étouffeurs d’amour. On sait toujours à quoi ils pensent Et c’est aux dépens de nos jours,

Eux qui confondent leurs contours Et l’un l’autre se recommencent

Pour mieux effilocher nos jours Jusqu’à l’ultime transparence, Tout en faisant le cœur plus lourd

Pour presque empêcher son avance. Voilà, voilà qu’ils l’ont glacé !

C’est leur façon de terrasser. Oh ! que je tâte cette pierre Qu’éclaire l’étoile polaire !

17

A Lillebonne, 1944.

Page 21: Je me souviens »

Séquence proposée par Claire Bosc et Delphine Delansay

Document 6 : Le Corbusier, Entretien avec les étudiants des écoles d’Architecture, 1957.

Tout à l’heure, vous aviez vu qu’entraîné par la défense des droits à l'invention, je prenais à témoin le

passé, ce passé qui fut mon seul maître, qui continue à être mon permanent admoniteur. Tout homme pondéré, lancé dans l’inconnu de l’invention architecturale, ne peut vraiment appuyer son élan que sur les

leçons données par les siècles ; les témoins que les temps ont respectés ont une valeur humaine permanente. On peut les appeler folklores, - notion par laquelle on veut exprimer la fleur de l’esprit créatif dans les traditions populaires, en étendant leur empire au-delà de la maison des hommes, jusqu’à celle des dieux.

Fleur de l’esprit créatif, chaîne des traditions qui l’incarnent et dont chaque chaînon est, et n’est exclusivement qu’une œuvre sui fut, à son heure, novatrice, souvent révolutionnaire : un apport. L’histoire,

qui s’appuie sur des jalons, n’a conservé que ces témoins loyaux ; les imitations, les plagiats, les compromis, sont rangés derrière, délaissés, voire détruits. Le respect du passé est une attitude filiale, naturelle à tout créateur : un fils a, pour son père, amour et respect.

Document 7 : Jean-Auguste-Dominique Ingres, La Grande Baigneuse, 1808 et Man Ray, Le Violon

d’Ingres, 1924.

Jean-Auguste-Dominique Ingres. La Grande Baigneuse,

dite BaigneuseValpinçon (1808), huile sur toile,

146 × 97 cm, Paris, Musée du Louvre.

Man Ray, Le Violon d'Ingres, 1924 Épreuve aux sels d'argent rehaussée à la mine

de plomb et à l'encre de Chine et contrecollée sur papier, 28.2 × 22.5 cm, Musée national d'art

moderne, Paris

Document 8 : Marinetti, Fondazione e manifesto del futurismo, 1909.

Que peut-on bien trouver dans un vieux tableau si ce n’est la contorsion pénible de l’artiste

s’efforçant de briser les barrières infranchissables à son désir d’exprimer entièrement son rêve? Admirer un vieux tableau, c’est verser notre sensibilité dans une urne funéraire, au lieu de la la ncer en avant

par jets violents de création et d’action. Voulez-vous donc gâcher ainsi vos meilleures forces dans une admiration inutile du passé, dont vous sortez forcément épuisés, amoindris, piétinés? En vérité, la fréquentation quotidienne des musées, des bibliothèques et des académies (ces cimetières

d’efforts perdus, ces calvaires de rêves crucifiés, ces registres d’élans brisés!...) est pour les artistes ce qu’est la tutelle prolongée des parents pour des jeunes gens intelligents, ivres de leur tale nt et de leur volonté

ambitieuse. Pour des moribonds, des invalides et des prisonniers, passe encore. C’est peut-être un baume à leurs blessures que l’admirable passé, du moment que l’avenir leur est interdit... Mais nous n’en voulons pas, nous les jeunes, les forts et les vivants futuristes!