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L'ERISTIQUE — CAS PARTICULIER DE LA T I - DE LA LUTTE THADEE KOTARB1NSKI Nous nous proposons d'envisager ici la controverse comme une forme particulière de lutte et d'en étudier la technique de ce point de vue. Par lutte, on entend ici un ensemble d'activités de différents sujets (dans un cas particulier de deux sujets) tendant à des buts incompatibles, qui en ont conscience et qui s'efforcent de se gêner mutuellement dans leurs efforts. La controverse est un échange d'opi- nions entre personnes (le cas échéant deux personnes), dont chacune tend à prouver la justesse de sa thèse, laquelle est incompatible avec celle d'autrui. Tout en étant une sorte d'échange d'opinions, la controverse, conçue de cette façon, est dans une certaine mesure, une conversation; d'autre part, compte tenu de l'incompatibilité des buts des participants, elle appartient à la notion générale de la lutte. Nous n'avons pas l'intention d'envisager la controverse sous le pre- mier aspect, mais sous le second, c.-à-d. en tant que lutte et non en tant que conversation. Il est indispensable de rappeler que nous con- sidérons ici la lutte dans toute sa généralité, ne réduisant pas l'éten- due de cette notion à celle de combat armes à la main ou de conflit à caractère d'hostilité. La définition susmentionnée embrasse aussi la concurrence commerciale, les compétitions sportives, les jeux cor- porels, intellectuels, etc. La technique des luttes militaires a été développée du point de vue pratique et théorique par des militaires; l'ceuvre de Clausevitz Der Krieg en est un exemple, et quantité d'autres ouvrages visant à. suivre le rythme des évolutions dans cet art dérivant des vicissi- tudes des sciences fondamentales et de toutes les sciences de l'in- génieur. L'éristique, c.-à-d. l'art de la controverse, qui a pris son élan déjà au temps des sophistes grecs, a trouvé son expression sys- tématique dans les oeuvres d'Aristote et ensuite, d'une autre façon dans l'ceuvre de Maximos traitant Des objections invincibles. De toute façon, c'est probablement tout récemment, peut-être dans ce siècle, que s'est éveillé l'intérêt pour des questions qui embrassent ces deux domaines et bien d'autres, à savoir pour des questions de la théorie générale de la lutte, la notion de lutte entendue dans toute sa géné- ralité comme nous l'avons dit précédemment. Il suffit que nous ci- tions un ouvrage de Lasker, novateur sous cet égard, intitulé Der Kampt (New York, 1907), et parmi les oeuvres les plus récentes, celle 19

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une analyse de l'éristique comme lutte

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L'ERISTIQUE — CAS PARTICULIER DE L A T I-I t O R I E

DE LA LUTTE

THADEE KOTARB1NSKI

Nous nous proposons d'envisager i c i l a controverse c omme uneforme part iculière de lut te et d'en étudier la technique de ce pointde vue. Par lutte, on entend ic i un ensemble d'activités de dif férentssujets (dans u n cas part iculier de deux sujets) tendant à des butsincompatibles, qu i en ont conscience et qui s'efforcent de se gênermutuellement dans leurs efforts. La controverse est un échange d'opi-nions entre personnes (le cas échéant deux personnes), dont chacunetend à prouver l a justesse de sa thèse, laquelle es t incompat ibleavec celle d'aut rui. Tou t en étant une sorte d'échange d'opinions,la controverse, conçue de cette façon, est dans une certaine mesure,une conversation; d'aut re part , compte tenu de l' incompat ibilité desbuts des participants, elle appart ient à la not ion générale de la lutte.Nous n'avons pas l' intent ion d'envisager la controverse sous le pre-mier aspect, mais sous le second, c.-à-d. en tant que lut te et non entant que conversation. I l est indispensable de rappeler que nous con-sidérons ic i la lut te dans toute sa généralité, ne réduisant pas l'éten-due de cette not ion à celle de combat armes à la main ou de conf lit àcaractère d'host ilité. La déf init ion susmentionnée embrasse aussi l aconcurrence commerc iale, les compét it ions sportives, les jeux c or-porels, intellectuels, etc.

La technique des lut tes milit aires a été développée d u point devue prat ique et théorique par des militaires ; l'ceuvre de ClausevitzDer Krieg en est un exemple, et quant ité d'autres ouvrages v isantà. suivre le ry thme des évolut ions dans cet art dérivant des vicissi-tudes des sciences fondamentales et de toutes les sciences de l ' in-génieur. L'éris t ique, c.-à-d. l ' a r t de l a controverse, q u i a pr is sonélan déjà au temps des sophistes grecs, a t rouvé son expression sys-tématique dans les oeuvres d'Aris tote et ensuite, d'une aut re façondans l'ceuvre de Maximos traitant Des objections invincibles. De toutefaçon, c'est probablement t out récemment, peut-être dans ce siècle,que s'est éveillé l' intérêt pour des questions qui embrassent ces deuxdomaines et bien d'autres, à savoir pour des questions de la théoriegénérale de la lutte, la not ion de lut te entendue dans toute sa géné-ralité comme nous l'avons di t précédemment. I l suf f it que nous c i-tions u n ouvrage de Lasker, novateur sous cet égard, int i t ulé DerKampt (New York, 1907), et parmi les oeuvres les plus récentes, celle

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d'Anatol Rapoport Fights, Games and Debates (Ann Arbor, 1961).J'ai essayé de brosser un croquis d'une t el le étude dans u n éc ritportant le t it re Sur les problèmes de la théorie générale de la lut te(Varsovie, 1938). Dans l'étude actuelle i l s 'agira de prouver que lesrecommandations connues de l'éris t ique n e sont que l'applicat iondes recommandations de la technique générale de la lut te à ce genrepart iculier qu'est l 'art de la controverse.

Prenons, pou r commencer, l a direc t ive d e surprendre. E n quo iconsiste-t-elle, entendue dans toute sa généralité ? El le consiste, pa-rait-il, à l a prise d'une at t itude désavantageuse et surprenante à l afois pour l'adversaire. I l va de soi que les règles du jeu sont vala-bles aussi bien s ur le champ de bataille, que dans l'escrime, à l abourse, au bridge ou enf in dans une controverse ent re l'accusateuret l'avocat devant un t ribunal. Dans ce cas-la, nous appliquons l anotion de la théorie générale de la lut te au domaine de la contro-verse.

Et la not ion de menace ? 11 en est de même. Elle revêt une forme demenace d'un coup physique s i le combat se déroule les armes à lamain, soit une f orme de chantage, c.-à-d. d'extorsion, s i p. ex. quel-qu'un réclame une rançon et en cas de refus menace de révéler unscandale; une forme d-é c h e c a l a r e i n e , q u a nd o n c r ée o s t e ns i b l em e n t

sur l'échiquier une s ituat ion telle que, faute de jouer un coup dé-fensif, le joueur perd une f igure de grande valeur. Une des formesde menace se présente lorsque, au cours d'une dispute, on fait com-prendre a l'adversaire qu'en cas d'une argumentat ion déterminée onaura recours a u rappel d'événements dont l'actualisat ion pourrai tporter préjudice à la preuve de sa thèse. La menace dans une con-troverse est donc un cas part iculier de la technique générale de lalutte; l a not ion peut en être déf inie c omme suit : c'est manifester al'adversaire o u c réer e t manifester l a poss ibilité de se comporterd'une manière défavorable pour le but adverse au cas on i l se com-porterait d'une façon déterminée, indésirable pour l'autre.

On pourrait déployer un argument parei l au sujet de l a chargede faire l a preuve, appelée onus probandi. C'est une not ion part i-culièrement importante dans la technique de la controverse. Bien desfois perd sa cause, soit au t ribunal, soit dans une dispute, la part iequi, af in de faire entendre sa raison, doit faire des efforts pour ren-verser l a thèse des adversaires, t andis que ces derniers n 'ont pasbesoin de le faire: leur thèse subsistera même quand ses adhérentsse contentent de démont rer l' insuff isance d u bien fondé des argu-ments de ceux qu i veulent renverser leurs raisons ou b ien mêmequand i l s n e s e donnent pas l a pe ine de di re quelque chose

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au cas où les adversaires se mont reraient incapables de le faire. I lest important de savoir charger l'adversaire de faire la preuve. Est-cebien quelque chose de part iculier à la controverse ? ne serait-ce pasplutôt un postulat important pour rat ionaliser les méthodes de toutelutte ? Une part ie veut bien se placer dès le premier instant dans laposition de celui qu i seul t ient l 'objet d u conf lit , donc dans uneposition plus favorable pour arriver à son but en comparaison avecla posit ion de la part ie opposée. Cette dernière doit prendre cet objetsi elle veut le posséder. Si, quant à nous, i l nous suff it d'une défen-se, eux, i ls ont besoin d'une attaque; en général i l est plus aisé dedéfendre que d'attaquer, cela réc lame moins de dépense de force.Dans la concurrence pour acquérir des débouchés, i l est souhaitabled'allécher à temps des preneurs pour ses marchandises. S i l a mar-chandise plaî t au client, notre s ituat ion sera plus favorable que celled'une maison concurrente. Ay ant à allécher le même client, elle severra dévancée. Du f ait même de l' inert ie, pour ne pas parler ducalcul de dépense de forces, la marchandise placée la première con-t inuera à bénéf ic ier d ' un écoulement dé jà acquis, t andis que l amaison concurrente dev rait f a i re des démarches p o u r f a i re s up-planter la marchandise du concurrent par la sienne. Que de publi-cité, de facilités, de paiement et de t ransport sont nécessaires.

Il v a sans dire que la direct ive recommandant de charger l'adver-saire de la preuve constitue un cas part iculier d'une direct ive plusgénérale de la théorie de la lutte. Elle revêt dans différents domainesdifférentes f ormes verbales, mais l ' enjeu est partout l e même. L esujet A tend à ce que l'objet S soit pourv u dans le laps de tempsT d'une qualité P, le sujet B tend à ce que l'objet S soit dépourvuen ce temps de cette qualit é P. Le sujet A tâche donc d'at t ribuer

l'objet S, avant d'ent rer dans la lut te, une telle qualité K que lapossession de la qualité P au cours du temps T soit garant ie par ledéroulement des transformations spontanées du sujet S, sans réc la-mer une intervent ion de la part de A, le cas échéant, par le dérou-lement déterminé dû à la persévérance reposant sur l' inert ie (K=P).Dans une telle s ituat ion B devra dépenser de l'énergie sous telle outelle aut re f orme (ef fort d'ingéniosité, ef f ort physique, t rav ail d ' unappareil, activités financières, etc.) pour que l'objet S ne soit pas pour-vu de la qualité P dans le laps de temps T. Du point de vue du sujet Ac'est une perspective idéale. Dans l a prat ique i l est dif f ic i le d'as -surer le déroulement spontané des transformations de notre S, ce quiserait le plus désirable, bien sûr. D'habitude i l f aut veiller sur ra f -faire, intervenir dans le déroulement des transformat ions spontanéeset avant tout parer les coups de l'adversaire, c.-à-d. se défendre ef -

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fectivement tandis que la part ie opposeé doit se charger d'attaquer.S'il est évident que charger la part ie opposée de faire la preuve n'estrien d'autre qu'une applicat ion de la direct ive générale de la théo-rie de la lut te, de la direc t ion de s'organiser de sorte qu'on puissese contenter de v ei l ler à défendre Paf faire, e n laissant à l 'adver-saire l ' init iat ive de l'at taque, s ' i l e n est ains i, i l serait intéressantd'envisager l'essentiel de l'at taque et c elui d e l a défense e n t antque not ions de la théorie générale de la lut te, de même que de serendre compte de la f orme qu'elles revêtent dans le domaine de lathéorie de l a controverse. Donc pa r at taque nous entendons uneactivité ayant pour but de provoquer un changement désirable pourcelui qu i agit et indés irable pour l'adversaire; l a défense consiste,en revanche, à agir de sorte qu'on puisse supprimer l'ef fet de l 'at -taque. Dans le domaine de la controverse l'at taque revêt une formede mot ivat ion dirigée vers l'annulaf ion de la thèse de l'adversaire; ladéfense, une forme de résistance à cette mot ivat ion. Les Grecs eurentune dénominat ion spéciale pour déterminer cette fonct ion dans unecontroverse, à savoir nryzoç.

Envisageons le sujet considéré sous un aut re aspect. Les voix quise font entendre dans les pages des manuels de l 'art milit aire, f ontl'éloge de l' init iat ive de combat. I l y a beaucoup de raisons qui plai-dent en f av eur d e l ' init iat iv e de modif icat ions dans l a s ituat ionréciproque des combattants avant que ne le fasse l'adversaire. Deprime abord, une t el le recommandat ion semble êt re incompat ibleavec la supériorité, af f irmée ci-dessus, de l a défense s ur l'at taque.Nous avons déterminé l'at taque comme modif icat ion du status quo;en faisant l'éloge de l' init iat ive, i l en résulte que nous faisons l'élogede l'attaque. Toutefois on peut donner ic i deux répliques: t out d'a-bord, même s'il en était ainsi, i l n'y aurait rien d'étrange. Des recom-mandations connues concernant la lut te en général, sont des recom-mandations assez élastiques, elles portent s ur des circonstances va-riables, elles supposent de nombreuses restrictions ains i que des ex-ceptions. De telles recommandations peuvent, en conséquence, co&is -ter même si elles conseillent d'entreprendre des actions incompatiblesen principe. Nous ne tenons pas dans cette considération à enseignerun système cohérent de principes de la lut te en général; not re des-sein n'est r ien qu'une preuve illus t rée pa r des exemples concretsque beaucoup de directives d'apparence spécif ique de controverse nesont qu'une réitérat ion de ces direct ives générales de l a lut t e ap-pliquée à la controverse. Deuxièmement, en ce cas-là„ i l s'avère s im-plement qu'aucune oppos it ion de recommandat ion n'est e n jeu. I lest plus aisé de s 'arranger pour que la défense suff ise et que l'at -

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taque soit superflue, mais si pour chacune des deux part ies procéderune attaque se présente comme une possibilité la plus avantageuse,

c'est alors que la possibilité de donner le mot d'ordre à l' init iat iveentre en jeu. Et de nouveau, ceci est valable pour différents domainesde lutte. Nous nous en sommes convaincus, t out en examinant c i-dessus la recommandat ion de charger l'adversaire de faire la preuve.A cette f in, i l est souhaitable de le dévancer dans l a prise d'unebonne posit ion. Nous nous expliquons: devancer, c.-à-d. int roduireune modif icat ion déterminée avant qu' i l puisse int roduire une modi-f ication d'après son propre choix. I l est bien facile d' illus t rer encorela règle d'ant ic ipat ion en question. Dans l e cas d'enchères, gagnecelui q u i s'est déclaré l e premier à of f r i r une somme déterminée.Un aut re enchérisseur, pour obtenir, dev rait of f r i r une somme plusélevée. De même dans les controverses, on doi t prendre l' init iat ivesoit par établissement avant l'adversaire de l ' ordre d u jour, s i l acontroverse est réglée par quelque présidence, soit en prenant la pa-role le premier au début de la discussion. On a alors la chance devoir la controverse s'axer sur le sujet qui nous est connu, tandis quel'argumentat ion de la part ie opposée devra s'accorder avec le pointde vue que nous avons développé, et avec le système de not ions quenous avons mis en jeu.

Ici se manifeste la relat iv ité des conseils d'agonist ique (qu' i l noussoit permis d'invoquer ce mot grec pour baptiser la connaissance desrègles générales de l a lut te), par conséquent l a relat iv ité des con-seils d'érist ique, art de la controverse. Ne serait-ce pas plus raison-nable parfois de prendre la parole vers la f in de la discussion bienque, comme nous l'avons remarqué, existent aussi autant de raisonsvalables pour parler en f in de discussion que de prendre la paroleau début même ? Tout dépend des circonstances. Quand on a af faireavec un adversaire actif , qu i a la langue déliée et t rouve aisémentdes arguments pert inents contre les objections imputées, en ce cas i lest plus raisonnable de met t re ses object ions s ur l e tapis lorsquel'adversaire n'aura plus l'occasion de les combattre. C'est justementle priv ilège du dernier orateur. Est-ce bien le cas de la controverseseulement ? Point du tout. Examinons la situat ion et la tactique d'unpetit groupe parlementaire qui ne peut résoudre des problèmes d ufait d'av oir à sa disposit ion la majorit é des voix, qu i pourtant peutréussir à résoudre plus d'une quest ion quand i l sera à même dejouer un rôle de balancier, c omme l ' on dit . Ses membres attendentle moment où d'autres fractions auront déposé leurs déclarations et,si leurs v oix contrebalancent celles de leurs adversaires, c'est alorsque not re groupe décidera avec sa majorité, d'adopter ou bien de

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rejeter le projet de loi qu'on a soumis au vote. S'ils témoignaient leurssympathies plus tôt, cela pourrait avoir une inf luence négat ive s urles préférences déclarées par d'autres et inf luencer le résultat du voted'une façon tout à f ait dif férente. I l se passe souvent au cours descompétitions sport ives qu'arrive a u but en premier l ieu c elui q u ia conservé sa pleine v igueur et a devancé ses r iv aux parce qu' i l adémarré vers l a f i n de la course. I l est avantageux pour le solistede se présenter le dernier au concours des virtuoses, car une bonneexécution fait toujours impression sur les membres du jury et i l peutarriver qu' ils émettent alors un jugement dist inguant celui qui les aimpressionnés en dernier lieu. I l va sans d i re que, compte tenu detoutes les divergences existant entre l'atmosphère légère des compét i-tions de concert et l ' a i r lugubre des combats à la v ie à la mort , lesressemblances entre ces relations générales sont remarquables. C'est lecas que nous allons rappeler ci-après: l e chef romain bien connuQuintus Fabius Max imus Cunctator n'a-t -il pas gagné la reconnais-sance de ses compatriotes grâce à son attente du coup décisif, jusqu'àce que rennemi épuisé par de longues luttes soit devenu incapablede résister d'une façon effect ive ?

Je crois superf lu d'insister sur le fait que les deux recommanda-tions examinées t out à l'heure, l a recommandat ion de prendre l aparole au début de la discussion et celle de parler à la f in, ne con-stituent qu'une variante détaillée et appliquée à des circonstancesparticulières d'une recommandat ion plus générale qui réc lame qu'ondéploie une argumentat ion appropriée dans u n système de condi-tions données. On peut s'attendre à ce que parfois un t el systèmese f orme à u n instant intermédiaire ent re l e début et l a f in de l adiscussion. Les Grecs l u i on t donné l a dénominat ion d e xatvôg,C'est u n pentamètre éternisé s ur une horloge de Winds or qu i enparle: Quae lenta accedit, quam praesto praeterit hora, U t capiaspatiens esto, sed esto v igil. La règle connue des maîtres de l'art mi l i -taire, recommandant d'accumuler une supériorité de forces dans letemps et le lieu de combat, reste en pleine harmonie avec la max imecitée. La règle est, sans aucun doute, un cas part iculier des conseilsrecommandant d e f a i re at tent ion a u zate6g, j o i n t à l ' ins t ruc t ionprêchant qu'on a i t à sa disposit ion dans les circonstances les pluspropices pour le combat, du point de vue du temps, de l 'endroit etde toutes les catégories de condit ions, la supériorité de potent iel re-présenté par le matériel, l'appareillage et les forces impliquées dansl'object if de combat et de ses auxiliaires. A la preuve de cette direc-tive appart iennent des prémisses générales, importantes pour toutelutte. A savoir: qu i est à même d'effectuer un acte déterminé qu ' i l

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tâche de garder l e plus longtemps possible cette faculté. V u queune fois un acte déterminé accompli, on perd le pouvoir de l'effec-tuer, c elui qu i a l a possibilité d'ef fectuer cet acte déterminé doi tdif férer de le faire. N'es t -il pas v rai qu'en possédant une cartouchedans sa cartouchière on a la possibilité de t irer ? Qui plus est, on a lapossibilité de t irer dans différentes direct ions sur dif férents buts, cequi donne l a poss ibilité d'av oir recours à des menaces (v o i r c i -dessus). Le coup part i, on perd la possibilité de donner ce coup etau cas o ù l a cartouche ut ilisée était l a dernière o n perd l a pos-sibilité de t irer à nouveau. H en est de même dans les cartes ma l -heur au joueur qui, c omme l e f ont les débutants, s e pr iv e desatouts à l a p remière occas ion v enue; peut -êt re ramassera-t -i lquelques levées au début, mais ensuite i l perdra la possibilité de re-prendre la main et de jouer les cartes fortes de sa couleur. Dans unecontroverse, les atouts, ce sont les arguments les plus forts. I l estdéconseiller de courir le danger de perdre si on les met en jeu a l'étapede la controverse, quand ils risquent de passer inaperçus à cause detelles ou telles autres raisons; p. ex . quand l' instance q u i juge aune inat tent ion passagère, ou bien quand nous-mêmes ne sommespas encore arrivés à approfondir le problème, ou quand l'adversairen'a pas encore révélé les principes s ur lesquels reposent ses consi-dérations.

Les relat ions dans le domaine de la coopérat ion négative (on dé-signe de la sorte parfois la lut te dans la praxéologie, c.-a-d. dans lascience de l'ef f icacité d'act ion) abondent en relat ions paradoxales.Prenons à t it re d'exemple celui qu i fuit , donc se t rouve dans unesituation dépendante; cependant c'est lu i qui, dans une certaine me-sure, di r ige les mouvements d u poursuivant t out en dés ignant l etrajet de poursuite d'après son propre choix . N'est-ce pas u n casparadoxal, quand A exerce la tutelle sur les biens dont B bénéf ic ieen les dépensant pour un but incompat ible avec celui pour lequellutte A et inversément ? I l en est ains i quand ils en ont un besoincommun pour des buts incompatibles. Dans une v i l le de Moldav ie,Jassy, i l se t rouvait , jusqu'à ces derniers temps, i l s 'y t rouve peut -être encore, u n écriteau s ur u n mu r près d ' un puits , inv it ant lesTurcs au nom des Roumains, a ne pas dét ruire le puits, c ar l 'eauen pourrait êt re ut i le pour les deux part ies demeurant en état deguerre. Voic i une quest ion de ce genre sur laquelle nous nous per-mettons d'at t irer l'at tent ion de nos lecteurs. I l f aut avoir des forcespour remporter une v ic toire; q u i plus est, dans une étape donnéede lut te et dans des circonstances données, i l faut avoir une supério-rité de forces. Mais comment réussir à se les procurer ? Les moyens

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de l'adversaire peuvent constituer une des ressources. Le célèbre motd'ordre de l'art mil i t aire réc lame qu'on sache prof iter des ressourcesde l'adversaire pour son propre compte. A notre avis, c'est une direc-tive importante dans la théorie générale de la lutte. Qu' i l nous soitpermis de c iter a t it re d'exemple une scène, non sans humour, t iréede l a v ie des oiseaux, dont l 'auteur de ce t ravail f u t témoin. Unchoucas voulait arracher une p lume de l a queue d ' un pigeon. Cedernier s'échappa, c e q u i es t f ac ile a comprendre, dans u n sensopposé, t out en fac ilitant a l'agresseur par chacun de ses gestes, l aréalisation du dessein pugnace. Des situations pareilles arrivent dansle domaine des conflits ent re les humains légers ou graves, drama-tiques ou même agréables, pour ains i dire, partout où interv ient unsystème de relat ions caractéristiques pour l a coopérat ion négative.Bien des fois on ut ilise à la guerre l 'arme acquise de l'ennemi, onparcourt des chemins et l 'on passe sur des ponts qu' il avait construitspour lui-même. Un joueur d'échecs habile jouant avec les f iguresblanches, ut ilise les noires en les contraignant à masquer le roi blanccontre un geste de la tour noire ou du fou noir. Et quel est le cas dansdes controverses ? Rien de plus s imple ni de plus facile que de t rou-ver parfois dans l a déposit ion d ' un t émoin des paroles appuyantla thèse de l'accusateur ou bien, faisant discerner dans les corporadelicti présentés par l'accusateur, quelque détail qu i penche en f a-veur des mot ions d u défenseur.

Examinons la question sous un autre aspect, celui de savoir contrequoi i l est juste de diriger ses efforts dans la lutte. La quest ion elleaussi, mène a une réponse commune, de princ ipe, pour u n largeéventail de luttes dans toutes les domaines. Cyrus, t out en s 'y ac-commodant, essaya de résoudre un conf lit armé et s'attaqua direc-tement à Artaxerxès, chef de l'armée hostile. Des forces de sécuritépublique, pour anéant ir une bande de criminels, tachent d'appréhen-der leur chef. Le légendaire Dav id aux prises avec Goliath lu i portaun coup au front. De même les chasseurs en t irant sur la bête, visenta la tête ou bien au coeur. En généralisant i l faudrait dire que cha-que fois qu'on essaie de paralyser un tout organique, i l est souhai-table de le faire en v isant la part ie conductrice de la totalité. Cec iest valable aussi pour un combat verbal. I l s 'agit d'annuler l a va-leur de l'argumentat ion de l'adversaire. A u cas où cette argumen-tation a la structure d'un tout cohérent, orienté dans un sens déter-miné, e t que c'est u n système de proposit ions tendant à une con-clusion commune, on peut discerner un groupe de proposit ions fon-damentales o u bien une proposit ion essentielle. Un ériste habile nevise pas à renverser n' import e quel le af f irmat ion d e l'adversaire,

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mais l a plus importante. Les axiomes de l'adversaire étant abolis, lesystème dépourvu du bien fondé est paralysé. Et par contre, en dé-fendant un tout organique i l f aut défendre avant tout son élémentconducteur. Après avoir réfuté toutes les attaques contre les axiomesde son propre système, on sauve sa valeur dans l'opinion de l'instancejugeante.

C'en est assez de ces exemples recueillis pour appuyer l ' opinionque nombres de directives de l'art de la controverse reviennent à cel-les de la théorie générale de la lutte. Mais pourquoi tenons-nousdémontrer ce système de relat ions ? C'est le respect pour les recom-mandations des méthodologues avisés qui donne la réponse. Aris totea déjà insisté pour qu'on t ienne compte du degré de généralité duproblème et qu'on tâche de l ier un at t ribut donné à toute la classed'objets auxquels i l se rapporte, en ne se contentant pas d'un f rag-ment de cette classe. L a géométrie, disait -il, n e se sat isfait guèred'énoncer la thèse que la somme des angles d'un t riangle équilatéralest égale à deux angles droits. Ce n'est pas une propriété de tels t rian-gles seulement, mais de tous les triangles en général, aut rement dit ,des t riangles en tant que tels, et c'est la thèse af f irmant que danschaque t riangle la somme des angles est égale à deux angles droits,qui mérite d'être appréciée comme un théorème de géométrie (comp.Anal. post. A.4.5.). 2000 ans plus tard, Fr. Bacon apprit des œuvres deRamus cette thèse d'Aris tote et l'ut ilisa pour ses réf lex ions s ur l astructure opt ima des directives techniques. I l essaya de mont re rl'insuffisance d'une thèse qui prêcherait que pour atteindre la blan-cheur d'une substance déterminée, i l faut la réduire en poudre; unetelle thèse ne s'applique qu'au verre ou à quelque autre substance en-core. La direct ive générale sera juste lorsqu'on aura joint à la blan-cheur une telle qualité que tout corps qui en soit doué et seulementce corps sera blanc. Bacon est ima que c'est la microstructure de lacouche superf ic ielle de corps qu i constitue cette qualité. De mêmepour la qualité de luisant et celle de lisse, tout ce qui est lisse et ex-clusivement ce qui est lisse est luisant (comp. le t raité de Bacon sousle t it re Valerius Terminus). Les deux maîtres ment ionnés recomman-dent d'aspirer aux af f irmat ions adéquates, c omme dirai t Léon Pe-trazycki, un des coryphées de la théorie moderne du droit . I l prêcheun postulat analogue, et en polémique i l se moque de théories sem-blables à celle qui af f irme que tout cigare non suspendu et non sou-tenu tombe. Ce n'est point une qualité des cigares, car elle est vala-ble pour tous les corps et c'est la thèse qu i rapporte cet at t ributtous les corps qui mérite d'êt re enregistrée en tant qu'une af f irma-

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t ion scient if ique (comp. Int roduct ion a la science du droit et de lamorale, Petrazycki, rus. et pol.).

Ont-ils tort , ces méthodologues versés en la mat ière ? N'es t -il pasjuste que c'est après av oir rapporté une qualit é donnée a toute l aclasse d'objets a laquelle elle appart ient, que nous sommes dans unbon chemin d'expliquer pourquoi elle appart ient a tels objets et pas

d'autres. A part cela, i l ne serait pas économique, parait -il, ni, parconséquent, assez habile d'at t ribuer la qualité donnée a la sous-classeAI, A2, A3 et ainsi de suite, quand on peut attribuer tout d'un coup

cette qualité a toute la classe A, comme de raison.Compte tenu de ce que nous venons de dire, nous essayons de faire

ressortir ces direct ives de l a technique de l a controverse qu i n'ontpas une valeur pour la controverse seulement, mais qu i sont carac-téristiques pour la lut te en général, entendue comme une coopérationnégative conformément a l a déf init ion ment ionnée ci-dessus. Voic ila quest ion qui s'impose: est-ce que parmi les direct ives d'érist iqueconnues, ou celles qu'on peut encore dégager, n'existent pas des d i -rectives entendues d'après l e pos tulat q u e nous av ons brossé,exigeant des direct ives adéquates — d o n t l'étendue dépassera l aclasse d e l a l u t t e et q u i s e mont reront v alables p o u r c haqueactivité efficace, donc ce ne seront pas des direct ives d'agonist iquemais celles de la praxéologie générale. Et par contre, i l existe, pa-rait-il, des directives de la technique de la controverse, caractérist i-ques pour cette f orme de la lut te, donc des direct ives éristiques quine sont pas des directives générales de l'agonistique. Les deux sup-positions sont justes, comme le témoignent des exemples qu'on peutaisément trouver. A savoir, s i on envisage la recommandat ion de te-nir prêtes des thèses nommées loc i communes, susceptibles d'être ut i-lisées dans n' importe quelle discussion, on y découvre aisément l'ap-plication de la règle recommandant d'avoir toujours a sa portée desoutils universels qu i pourraient être utilisés dans un type donné detravail. Un conseil raisonnable d'établir u n plan de son allocut ionavant de prendre la parole, appart ient aussi a ces recommandat ionsbien générales. Av ant d'entreprendre n' import e quelle démarche i lest souhaitable de considérer son déroulement. Pour ce qu i est desrecommandations caractéristiques de l'éris t ique, i l conv ient de leschercher dans les conséquences des caractères distinctifs, de la con-troverse en tant que telle. Mont rer de l'esprit , se dis t inguer par l afinesse de sa conversation, se faire admirer par quelque brev iter accommode dictum, par un dicton exprimant une pensée f ine et ingé-nieuse (le célèbre «jus Verrinumm de Cicéron p. ex.) — voic i des re-commandations de ce genre-la. Le conseil de déployer dans une con-

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troverse un talent spécifique, u n don d'escrime verbale, appart ientlui aussi, à ce type de recommandations. Hélas, ce ne sont que despersonnes douées par leur nature de ce don, aussi indiv iduel que lasensibilité musicale, et qu'on ne peut remplacer par des réf lex ionssur des règles auxquelles nous avons consacré cette méditat ion, qu ipeuvent en prof iter.-

Varsovie Thadée KOTARB1NSKI

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