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La causalit6 aristot6licienne et la structure de pens6e scotiste Andrt de MURALT* RtsumC Cette ttude prksente en quelque sorte le bilan des recherches de I’auteur, et en explicite le principe d‘intelligibilite. Les themes abordts sont aussi divers que les dimensionsde la philoso- phie elle-m≠ le principe en est l’analyse des structures de penste, c’est-a-dire une methode permettant de dtgager I’intelligibilitt des choses qui se prksentent A I’expkriencehumaine, en en ordonnant les tl6ments empiriques. Or, c’est la philosophie qui r6vele I’intelligibilit6 des choses. La mtthode d’analyse des structures de penste permet donc de comprendre aussi bien la diversitt des choses que la sptcificitt des doctrines, en ordonnant les premieres A leurs causes premieres et les secondesen un systemeintelligible,dont les BIBments, les doctrines specifiques, se rtpondent les unes aux autres et s’ordonnent une structure d’intelligibilitt premiere, partici- pke par chacune et indissociable du systeme qu’elle constitue avec toutes. Le projet est ambitieux; le principe en est d’une extreme simplicitt. I1 reside dans le fait em- piriquement incontestabledes questions premieres de l’intellecthumain, auxquellesrepondent la pluralitt des causes. L’analyse des structures de penste est donc une m6thode d’induction causale, qui prend un tour spkcifiqueselon I’ordre qu’elle institue entre les causes: causalit6 re- ciproque de causes totales, ou causalit6 concourante non rtciproque de causes partielles. Le premier ordre determine la structure de pensCe aristottlicienne; le second, la structure de pen- ske scotiste. Le passage de I’un A I’autreest la rkvolution doctrinale la plus importante que 1’Oc- cident ait vkcue, la seulevtritable a proprement parler, puisqu’ellecommande le courant domi- nant de la philosophie occidentalejusqu’h nos jours. On s’en rend bien compte en suivant les implications de la structure de penste scotiste dans les cas examines ici: compositionde la sub- stance, intellection, volition, relation de la toute-puissance divine et de la puissance active crt6e. Les lignes qui suivent rksument en quelque sorte les recherches que j’ai menkes jusqu’ici et prksentent le principe d’analyse qui fonde leur comprk- hension. Fernand Brunner en suivit le dkveloppement dks le dkbut de notre amitik il y a quarante ans avec une sympathie perspicace et vigilante. Lorsque par conskquent la revue Diulecticu me demanda de contribuer a un numkro d’hommage a sa mkmoire, c’est avec joie que j’ai choisi un thkme qui prolon- g&t nos discussionset tkmoigniit de l’estime et de la reconnaissance due son ceuvre philosophique. * Professeur de philosophie m6di6vale A I’Universit6 de Geneve Dialectica Vol. 47, No 2-3 (1993)

La causalité aristotélicienne et la structure de pensée scotiste

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La causalit6 aristot6licienne et la structure de pens6e scotiste

Andrt de MURALT*

RtsumC Cette ttude prksente en quelque sorte le bilan des recherches de I’auteur, et en explicite le

principe d‘intelligibilite. Les themes abordts sont aussi divers que les dimensions de la philoso- phie elle-m≠ le principe en est l’analyse des structures de penste, c’est-a-dire une methode permettant de dtgager I’intelligibilitt des choses qui se prksentent A I’expkrience humaine, en en ordonnant les tl6ments empiriques. Or, c’est la philosophie qui r6vele I’intelligibilit6 des choses. L a mtthode d’analyse des structures de penste permet donc de comprendre aussi bien la diversitt des choses que la sptcificitt des doctrines, en ordonnant les premieres A leurs causes premieres et les secondes en un systeme intelligible, dont les BIBments, les doctrines specifiques, se rtpondent les unes aux autres et s’ordonnent une structure d’intelligibilitt premiere, partici- pke par chacune et indissociable du systeme qu’elle constitue avec toutes.

Le projet est ambitieux; le principe en est d’une extreme simplicitt. I1 reside dans le fait em- piriquement incontestable des questions premieres de l’intellect humain, auxquelles repondent la pluralitt des causes. L’analyse des structures de penste est donc une m6thode d’induction causale, qui prend un tour spkcifique selon I’ordre qu’elle institue entre les causes: causalit6 re- ciproque de causes totales, ou causalit6 concourante non rtciproque de causes partielles. Le premier ordre determine la structure de pensCe aristottlicienne; le second, la structure de pen- ske scotiste. Le passage de I’un A I’autre est la rkvolution doctrinale la plus importante que 1’Oc- cident ait vkcue, la seule vtritable a proprement parler, puisqu’elle commande le courant domi- nant de la philosophie occidentale jusqu’h nos jours. On s’en rend bien compte en suivant les implications de la structure de penste scotiste dans les cas examines ici: composition de la sub- stance, intellection, volition, relation de la toute-puissance divine et de la puissance active crt6e.

Les lignes qui suivent rksument en quelque sorte les recherches que j’ai menkes jusqu’ici et prksentent le principe d’analyse qui fonde leur comprk- hension. Fernand Brunner en suivit le dkveloppement dks le dkbut de notre amitik il y a quarante ans avec une sympathie perspicace et vigilante. Lorsque par conskquent la revue Diulecticu me demanda de contribuer a un numkro d’hommage a sa mkmoire, c’est avec joie que j’ai choisi un thkme qui prolon- g&t nos discussions et tkmoigniit de l’estime et de la reconnaissance due son ceuvre philosophique.

* Professeur de philosophie m6di6vale A I’Universit6 de Geneve

Dialectica Vol. 47, No 2-3 (1993)

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Mes recherches ont port6 d’abord sur le criticisme kantien, comme il se doit dans notre pays, puis sur la phCnomCnologie husserlienne. Celle-ci attira mon attention sur la notion d’intentionnalitk, et par conskquent sur la noCti- que mCdiCvale, particulibrement sur 1’ intentio thomiste et la repruesentutio scotiste. Saint Thomas d’Aquin et Jean Duns Scot ne cessant de se rkfkrer h Aristote, et chacun prktendant a une interprktation correcte de cet auteur, c’est le champ universe1 du savoir philosophique tel que le dkcrit le <<maitre de ceux qui saventn qui s’est ainsi ouvert devant mes yeux. En raison de leur point de dCpart pourtant, mes recherches n’ont pas cherchC a pCnCtrer A r i s - tote d’abord cctel qu’il est en lui-rnCme,, mais dans les crkations philosophi- ques plus ou moins fkcondes qu’entraine la modification de ses principes. Et c’est a partir de la qu’elles purent prendre leur tour mCthodique le plus formel. Car elles en vinrent a la constatation fondamentale qu’il y a des structures de la penske humaine, lesquelles rkgissent l’ordre possible de ses klkments; qu’il y a possibilitk de les comparer les unes aux autres, par 18 de les comprendre en faisant apparaitre ce qui en chacune d’elles se correspond mututis mutundis, c’est-a-dire proportionnellement et selon l’analogie. Et comme le multiple ne se conCoit que par I’un, puisque toute multiplicitk est une multiplicitC, il est raisonnable de supposer l’existence, ou du moins la possibilitk, d‘une struc- ture d’intelligibilitk, originaire pour nous et premibre en soi, premibrement in- telligible et donc vraie en ce sens, m6me si elle ne peut Ctre saisie que dans le ccsystbme>> qu’elle constitue avec les autres.

C‘est 18 en effet l’une des voies par laquelle l’intelligence humaine peut pretendre atteindre philosophiquement le vrai: l’analyse des structures de penske intellige la chose en mCme temps qu’elle comprend organiquement les doctrines dans leur multiplicitk et leur unit6 propres. Nous ne sommes sans doute pas capables d’intelliger le vrai dans une intuition immCdiate et soli- taire; le mieux qui puisse nous arriver est de saisir, dans la proportion et l’ana- logie, l’ordre qu’entretiennent les structures de pensCe entre elles et par rap- port B la premibre d’entre elles, dans la communautk concr2te des penseurs de l’histoire. Si l’analyse des structures de penske est exacte, la comprChension de leur unit6 entre elles et selon leur ordre B la premibre d’entre elles ne court le risque ni de mkconnaitre leur multiplicitC ni d’attenter B leur spkcificitk ni de stkriliser leur fkconditk possible. Et l’aspiration du philosophe atteindre le vrai peut lkgitimement prktendre rester honnCte, c’est-&dire Cviter l’illu- sion et la passion, I’idCologie et la mauvaise foi.

I1 n’y a dans un tel propos ni syncrktisme ni rkductionnisme. Car, s’il est possible d’en rester au premier moment de l’analyse, c’est-&-dire de ne pas ex- pliciter formellement le rapport B la structure d’intelligibilitk premibre, il n’est pas lCgitime en revanche de considCrer la multiplicitk des structures de pensCe

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du seul point de vue de la premibre d’entre elles. Le comparatisme procbde de la premibre manibre. La synthbse qu’il opbre n’est pas exempte de quelques confusion ni ne protbge de tout syncrktisme, puisqu’elle demeure engagCe dans la multiplicitC des structures comparkes. La deuxibme attitude entraine inkvitablement une tentative de rkduction que l’on peut juste titre qualifier de dogmatique, dans la mesure oii elle pose la structure premiere a priori, sans aucune justification inductive. Or il n’y a aucune raison pour dCcrCter a priori que 1’Aristote historique prksente la structure de penske premibre a laquelle il est fait allusion ici. Car il est probable que cette structure n’a jamais ktk expli- citke parfaitement B ce jour, ni par Aristote ni par l’kcole thomiste, ni par au- cun philosophe ou interprbte. C‘est l’analyse des structures de pensee, menCe dans la plknitude de ses deux dimensions, qui peut permettre comparative- ment et inductivement de la dkgager. I1 est pourtant raisonnable de penser qu’ Aristote en a indiquk les linkaments principaux, particulibrement par son induction de la notion de causalitC. Notion si fkconde chez lui qu’elle permet en effet d‘entrevoir de manibre exemplaire ce que peut Ctre une structure de penske originaire et premibre, rkgissant in recto la penske aristotklicienne elle- m6me et in obliquo le <<systbme>> des doctrines qui s’y opposent, tout en ne pouvant kviter d’en participer.

Tel est le thbme de la presente ktude. Aprbs avoir bribvement expos6 la fonction structurelle qu’exerce la notion de causalit6 dans l’ceuvre d’Aristote, elle montrera comment l’interprktation scotiste et occamienne de cette notion dktermine une structure de pensCe qui n’a pas fini de rbgner de nos jours. Et si ce propos n’est pas illusoire, il appardtra que l’entreprise qui consiste a s’atta- cher a Aristote <<tel qu’il est en lui-mCme>> ne devra pas tant ktablir ce qu’ila dit que ce qu’il a voulu dire, c’est-&-dire, selon ce qui a CtC Cvoquk ici des struc- tures de penske, concevoir la philosophie elle-mCme dans sa multiplicitC et son unite propres.

D Yristote a Scot et Occam

Les causes pour Aristote sont ces principes du rkel qui rkpondent aux in- terrogations premibres, c’est-&-dire aux questions simples et irrkductibles, que peut poser toute intelligence humaine dans son exercice le plus commun. Pour rkpondre adkquatement a l’interrogation qui s’adresse B elles, elles doi- vent Ctre premibres et par soi, non pas dkrivkes et par accident. En ce sens, elles sont totales en leur ordre, mais non suffisantes. Elles concourent deux B deux comme causes rkciproques de la causalit6 en acte l’une de l’autre. Cette rkciprocitk causale engendre un effet un et le mCme, qui est leur causalit6 en acte et qui constitue soit 1’unitC par soi de la substance, soit l’unitC par soi de

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l’acte du mouvant et de l’acte du mQ, par exemple 1’unitC par soi de l’objet connu ou dCsirC en acte et du sujet connaissant ou dCsirant en acte. - On de- vine dCja par ces exemples l’ampleur de la fonction structurelle de la notion de causalitC. - Les causes Ctant dCterminCment multiples, elles peuvent s’exercer par soi dans leur multiplicitk a l’Cgard du mCme effet, et leur combinaison par soi varier selon un ordre dCterminC. On peut ainsi considkrer comme causes rCciproques et totales l’une de la causalit6 de l’autre non seulement la matibre et la forme, non seulement l’efficient et la fin, ces deux dernibres Ctant seules expresskment dCnommCes rkciproques dans le cClbbre texte des Physiques, mais encore la matibre et l’efficient, la forme et la fin. Cette doctrine implique, . comme son anahgon logico-critique, la notion de l’analogie, c’est-a-dire de l’universalitk logique d‘une mCme notion selon la proportion de ses modes et, comme son analogue mktaphysique, la distinction de ce qui est en tant que substance et quidditC d’avec ce qui est en tant qu’ acte et exercice.

L‘interprCtation de la notion de causalit6 par la philosophie de Scot et Oc- cam donne la contre-Cpreuve exacte et quasiment terme a terme de cette brbve dkfinition. La philosophie de Scot et d’Occam n’opbre en effet rien de moins qu’une rCvolution totale de la position aristotClicienne. On sait Cvidem- ment que Scot et Occam ne sont pas aristotCliciens, et l’on peut citer nombre de thbmes doctrinaux sur lesquels ils s’opposent a Aristote (la distinction for- melle de Scot, le <<nominalisme>> et le wolontarisrne>> #Occam par exemple). Mais ce ne sont la que des mises en Quvre d‘une rkvolution structurelle beau- coup plus radicale et plus simple, qui renverse la notion aristotklicienne de la causalite au profit de la notion universelle et univoque du concours non rkci- proque de causes partielles, et qui rend la position aristotClicienne B la fois inintelligible et inutile a toute la philosophie ultCrieure. Or cette rCvolution passa inaperpe aux yeux mCme de ceux qui I’opCrbrent. Scot savait que sa distinction formelle n’ktait pas la distinction de raison d’Aristote ou de Saint Thomas, Occam savait qu’il n’Ctait pas aristotelicien en dCfendant la notion d‘une intellection absolue de toute causalit6 objective. Mais l’un et l’autre pensaient que leur conception de la causalit6 concourante non rkciproque de causes partielles Ctait celle mCme d’Aristote, et ne doutaient pas un seul ins- tant qu’ils lui restaient fidbles en la soutenant. Occam refuse la rCciprocitC causale de la matibre et de la forme, mais admet celle de I’agent et de la fin, exactement comme Aristote la prCsentait littCralement dans les Physiquesl. FidClitC toute matCrielle a la lettre d‘Aristote, car elle ne l’empechera pas par

I Occam, Brevis Summa libri Physicorum, OP, VI, p. 29 sq.; Expositio in libros Physico- rum Aristotelis, OP, VI, p. 288 sq. Occam est citC d’aprbs 1’6dition de 1’Institut franciscain de I’Universitb St Bonauenture, NY (Opera phlosophica: OP; Opera theologica: OT).

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exemple de rejeter la causalit6 proprement finale de la fin et de considkrer celle-ci comme une simple circonstance de I’opCration volontaire2. Scot ne fait mCme pas cette distinction et reproduit tout uniment le texte des Physi- ques sur la rCciprocit6 sans le commenter. Cette absence manifeste d’intCr6t pour la question, le silence du savant commentateur de Scot, Franciscus Piti- gianus Arretinus, dans ses Adnotationes aux Questions sur la Physique d’A- ristote3, sont significatifs. 11s manifestent l’6vidence que pour Scot d6sor- mais, puis pour Occam, les causes ne sont pas causes rkciproques et totales de la causalit6 l’une de l’autre, mais qu’elles concourent deux a deux (ou m6me selon une autre proportion) a un m6me effet tiers et commun, comme des causes partielles, autonomes selon leur causalit6 en acte, tels deux chevaux qui tirent le mCme char, selon l’image qui ne cessera d’Ctre rCpCt6e plus tard, jusqu’h Molina, par exemple, a propos du concours de la grlce et de la libertd Et c’est cette doctrine qui dans leur esprit est celle d’Aristote lui-mgme.

Aristote ne nie nullement que deux causes, non r6ciproques l’une de l’au- tre, ne puissent s’exercer en concourant partiellement a un mCme effet tiers. I1 est 6vident pour lui comme pour chacun de nous que deux chevaux tirant le mCme char sont deux causes de ce type. Mais que le concours de causes par- tielles non rkciproques constitue de soi l’articulation principielle des causes premibres et par soi entre elles, voila qui n’est plus du tout aristot6licien. Car deux causes non rkciproques concourant partiellement au mCme effet tiers et commun ne peuvent Ctre que de mCme ordre, et leur concours ne peut &re qu’accidentel, l’une des deux &ant donc superflue par soi, comme encore une fois l’exemple des deux chevaux le manifeste bien. C‘est bien dans cet esprit que la philosophie scotiste et occamienne, comme celle qui la suivra, va d6ve- lopper une conception univoque de la causalit6 qui finira par abandonner tour a tour l’une des deux causes partielles concourantes, selon une alter- nance caractkristique que les lignes qui suivent feront apparaitre.

La causalit6 partielle, concourante et non rkcipmque, des parties dans le tout, de la mati2re et de la forme dans la substance

Pour le comprendre, il est plus facile de prendre d’abord le cas de la doc- trine occamienne de la matibre et de la forme, c’est-a-dire de la partie et du tout. Occam nie en effet que matibre et forme soient causes totales et r6cipro-

2 Quoestiones variae, q. 4, OT, VIII, p. 98 sq. - Muralt, La causalit6 divine et leprimat de l’efficience chez Guillaume d’Occam, in Historia Philosophiae Medii Aevi, Hommages h Kurt Flasch, Amsterdam / Philadelphia, B. R. Gruner, 1991.

3 Duns Scoti Opera omnia, Ed. Vivks, 11, p. 549 sq.

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ques de la causalitk en acte l’une de l’autre, puisqu’il attribue purement et sim- plement a la matibre une actualitk absolue de celle de la forme et qu’il consi- dkre (ce qui est exact mais constitue en l’occurrence une totale ignoratio elen- chi) que la matibre n’est pas la composante matkrielle de la forme ni la forme la quidditk de la matibre. Dans ces conditions, matibre et forme sont les deux parties actuelles d’un mCme tout qu’elles composent par accident, par leur union l’une a l’autre. L‘usage matCriel du terme aristotklicien de substance composke est ici le seul gage d’ari~totklisme~. Car, si matibre et forme sont des parties de la substance, la forme perd sa spkcificitk de forme et exerce dans le tout substantiel la meme causalitk partielle que la matikre. La partie ne reGoit pas du tout sa formalitk de partie, pas plus que la matibre ne reGoit de la forme son actualitk. Le tout par conskquent, ce sont les parties seulement: toturn suntpartes. Et cette union n’est pas une relation tierce, intermkdiaire entre les parties, pas plus que, contrairement a l’opinion de Duns Scot, il n’y a de for- malitk intermkdiaire entre la matikre et la forme pour que soit composk le tout substantiel. Les parties actuelles par soi du tout, c’est-&dire la matikre et la forme de la substance, composent le tout par elles-memes, par leur simple co- existences. On se doute que ce tout par soi n’a pas l’unitk par soi du tout, de la matikre et de la forme, au sens vkritablement aristotklicien. <<Le tout n’est rien d’autre que les parties jointes ensemble et uniew, cde tout est les parties com- poskes l’une a l’autre ou mies>>, <<le tout composk n’est rien sinon la matikre et la forme quand elles sont unies ensemble>>6.

I1 vaut mieux dans cette perspective dksigner le tout par le terme d’ensem- ble, qui ne dit rien de plus que la juxtaposition, la co-existence des parties, ex- cluant par conskquent toute notion de causalitk formelle du tout sur les par- ties, c’est-8-dire de rkciprocitk causale des parties et du tout. Occam ouvre ainsi, sans le savoir ni le vouloir, des perspectives que les mathkmaticiens for- maliseront par la suite. Si le tout est l’ensemble des parties, il suffit d‘une par- tie pour faire un tout, le tout n’est pas nkcessairement plus grand que la partie, un ensemble peut n’avoir q u k e partie, et meme 6tre <<vide>>, etc. Le renver- sement de la doctrine aristotklicienne des causes n’ktait pas pourtant nkces-

4 Gage douteux d’ailleurs, car Aristote en toute rigueur devrait s’interdire I’usage du terme de substance composte, puisque matikre et forme ne womposent, pas la substance B propre- ment parler, mais constituent I’unitt par soi de celle-ci par leur causalitt rtciproque et totale.

Notion centrale chez Occam, destinte B rtsoudre les difficultts qu’entraine la notion de relation, prtdicamentale ou transcendantale, dans une mttaphysique de I’un de structure occa- mienne.

Occam, Summulaphilosophiae naturalis, OP, VI, p. 181,205,207; Quaestiones in libros Physicorum Aristotelis, OP, VI, p. 590; Expositio in libros Physicorum Aristotelis, OP, IV, p. 67, 291-292; Summa logicae, OP, I, p. 178.

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saire de soi pour fonder l’intelligibilitk mathkmatique du tout comme ensem- ble des parties, pas plus que le <<rationalisme>> cart6sien ne l’ktait pour fonder une physique mathkmatiske. I1 n’empCche que par accident (et l’histoire est id quod accidit) l’un et l’autre ont ouvert des possibilit6s thkoriques sans aucune commune mesure avec leur fondement philosophique pr6tendu. Faut-il dire de mCme que les affirmations de la thkorie des ensembles sur le tout et la par- tie sont exclusives de la position d’Aristote pour qui la partie n’est pas plus grande que le tout? 7 I1 semble nkcessaire de retenir une rkponse nkgative B cette question, sachant qu’Aristote lui-mCme recommande de ne pas recher- cher le mCme mode d’intelligibilitk en toute science, et qu’il distingue parfaite- ment l’intelligibilitk propre B la mathkmatique de celle des autres sciences. L‘alternative entre la doctrine aristotklicienne du tout et des parties d’une part et la notion mathkmatiquement formaliske de l’ensemble d‘autre part n’est pas une alternative exclusive. Les aristotkliciens des 16“ et 17e sibcles ont aussi tort de condamner l’application au rkel de la mkthode univoque de la formali- sation mathkmatique (c’est mkconnaitre l’origine empirique de la science ma- thkmatique) que certains scientifiques contemporains de rejeter la structure analogique des sciences telles qu’Aristote en congoit la multiplicitk et l’unitk propres. I1 faut comprendre les modes divers de l’intelligibilitk scientifique et philosophique et en distinguer l’unitk analogique. ((11 ne faut pas rechercher l’exactitude de la mCme manibre dans tous les discours scientifiques, ‘3. C‘est pourquoi il ktait vain et dommageable de chercher B fonder, comme Descartes et d’autres l’ont fait, la formalisation du savoir physique sur une mktaphysique de l’idke a priori, comme si la mktaphysique et la physique pouvaient consti- tuer un systbme continu d’intelligibilitk univoque.

I1 reste du point de vue philosophique que la dkfinition de la matihe et de la forme comme parties et du tout comme ensemble des parties, implique un privilbge exclusif de la causalitk matkrielle d‘une part, et de la causalitk effi- ciente d’autre part, car, si les parties sont le tout, elles le sont dksormais par soi (elles sont parties par elles-mCmes et non pas en raison de la causalit6 for- melle du toutg), et en raison de l’agent qui les juxtapose en ensemblelo.

Cette interprktation des relations matibre-forme dans le tout qu’elles com- posent prolonge celle de Duns Scot. Celui-ci ne considbre pas il est vrai que matibre et forme sont kgalement parties du tout. I1 admet une dktermination formelle de la matibre par la forme, mais, avant Occam, reconnait B la matibre

7 Par exemple Politique, 1288 a 26. * Ethique a Nicomaque, 1094 b 12. 9 Occam, Summulaphilosophiae naturalis, OP, VI, p. 181: materia actualiter est pars. 10 Muralt, La causalitkdivine et leprimat de l’efficience.

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une actualit6 par soi, indkpendamment et antkrieurement a la causalit6 de la forme 11. Dans cette perspective qui rejette la rCciprocit6 causale et donc l’uni- t6 par soi de la matibre et la forme, on ne peut trouver B l’intkrieur de la subs- tance aucune raison formelle de l’union des parties et il faut recourir B un moyen terme formel, a une formalit6 tierce, qui unisse la matibre et la forme entre elles, tout en en Ctant distincte d’une distinction au moins formelle, forme de corporCit6 dans le vivant substantiel pour Scot, mode mktaphysique d’union dans la substance pour Suarez, vinculum substantiale pour Leibniz12. Et la difficult6 rebondit aussitht. Si la matibre et la forme sont unies par un moyen terme formel tiers, celui-ci est une forme Cgalement B 1’6gard de la ma- tiere. Ne faudra-t-il pas conclure a la n6cessite d’un nouveau moyen terme formel entre la matibre et le premier moyen terme, ou entre celui-ci et la forme? L‘union substantielle de la matibre et de la forme recule B l’infini, et la dualit6 des parties substantielles du tout compos6 se dissout en un continuum indefini. Car la matibre et la forme sont ici deux causes partielles concou- rantes non rkciproques et de mCme ordre, et leur causalit6 en acte ne suffit pas a assurer leur unit6 par soi: &ant deux causes partielles actuelles par soi, elles sont une par un tiers a l’infini 13. Si deux ne sont pas un par soi en effet, ils sont un par trois B l’infini. Aristote peut 6viter ce paradoxal aboutissement, en s’ar- &ant immkdiatement ii l’unit6 par soi de la causalit6 de la matibre et de la forme consid6rCes comme causes totales et rkciproques. Ici comme en toutes choses, ail faut s’arrCter,, anagkt stznai.

La r6duction occamienne du tout aux parties seulement se r6percute dans les divers domaines du savoir et de l’action. Si le tout sont les parties absolu- ment, il n’y a pas possibilitk de faire appardtre dans la pluralit6 ind6finie des individus dits de mCme espkce par Aristote une forme commune, entitative- ment une et logiquement pr6dicable comme tout universel. De m2me que l’humanit6 sont les hommes, et non pas ce par quoi les hommes sont tels et peuvent Ctre dits tels, de mCme le concept universe1 hornrne est la perception

‘ 1 En toute rigueur de termes, il faut dire que pour I’aristotdisme I’agent engendre la subs- tance une par soi, et que pour Scot comme pour Occam il compose une matitre et une forme. Si Occam ne I’a pas dit expresskment, on trouve cependant une indication dans ce sens chez Scot, pour qui I’agent divin Cree la matiere premiere avant d’y inserer la forme. Cf. Scot, 2 S, dist. 12, XII, p. 546 sq. - Scot est cite selon 1’6dition vaticane jusqu’h 2 S, dist. 3, p. 2, q. 3; au deli, se- Ion 1’Cdition Vivts.

12 Cf. Scot, 2 S, dist. 16, XIII; dist. 16, XIII; 4 S, dist. 11, q. 3, XVII. - Cf. aussi trad. et commentaires de ces textes dans Muralt, Signification etport6e de la penske de Jean Duns Scot et Pluralit6 des formes et unit6 de 1’2tre, in Studia philosophica, 1970 et 1974.

13 Que cette perspective ne soit pas une simple w e de I’esprit, mais corresponde h une rCali- te historique, le livre tres suggestif de A. Boehm, Le winculum substantialeu chez Leibniz et ses origines historiques, Paris, Vrin, I’atteste.

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indCfinie des individus dCnommCs tels, c’est-&-dire a la fois l’intellection confuse de plusieurs individus et le nom imposC immediatement ceux-ci, mais non pas l’intellection d‘une forme distincte en raison raisonnCe de l’indi- vidu sensible dCnommC par le concept homme14. De mcme, la citC sont les ci- toyens, l’Eghse les chrCtiens, aucune communauti politique ni sociale d’au- cune sorte n’Ctant constituCe par la causalit6 rCciproque et totale du corps so- cial et de la forme politique qui est la sienne 1 5 . Le principe corporatif mCdiC- val, qui est en fait un principe aristotklicien: nullus populus quin principiatus, est aboli, au profit de la notion d‘un peuple qui est peuple par soi, de par la juxtaposition de ses parties, qui est peuple avant de se donner ?i un roi, comme Rousseau le dit aprks Grotius dans le Contrat social, et qui constitue de soi et de droit nature1 le corpus mysticum sujet de la dCmocratie originelle dCcrit par Suarez. On verra donc sans surprise l’occamisme opter pour la primautC abso- lue du concile sur le pape, du pretre sur l’kvkque, du fidele sur le prctre, et d’une manikre gCnCrale du peuple sur le prince, quitte B aliCner l’autonomie absolue, <<an-archique>>, du peuple et B lui imposer le prince, c’est-8-dire l’or- dre politique et lCgal, par un renversement autoritaire qui fondera ce qui sera appelC plus tard l’absolutisme, renversement correspondant structurellement h celui qui impose de potentia absoluta dei la loi morale B une volontC hu- maine non finalisCe de soi, ou B celui qui impose conventionnellement, avec les noms sur les choses, l’ordre logique <<nominaliste>> sur les intellections 16.

On ne peut s’empecher d’admirer ici la puissance synthktique du <<minima- lisme>> univoque #Occam, qui saisit d’un coup, selon sa structure de pensCe propre, des problCmatiques aussi diverses que celles de la partie et du tout, de l’individu et de l’universel, du concept et du nom, du peuple et du prince, et permet tout aussi bien de comprendre de fason quasi prkmonitoire le balance- ment thCorique et pratique entre les alternances caractkristiques de la moder- nit&, en particulier entre le libCralisme <can-archique>> et l’absolutisme, qui en- sanglanteront l’histoire de notre temps.

l4 Occam, Quaestiones in I ibm Physicorum Aristotelis, OP, VI, p. 408; Summa logicae, OP, I, p. 53; Expositio in librum Peri Henneneias Aristotelis, OP, p. 351 sq.

15 Populus est plures homines (Summula Philosophiae naturalis, OP, p. 207); cornmunitas non est una Vera persona, sed est plures verae personae, unde populus est multi homines congregati in unum, sicut communitas fidelium est multi fideles profitentes. Et ideo cum dicit quod cornmunitas gent personam imaginariam seu repraesentatam, dicunt quod illud est ridi- culosum, quia communitas non est aliquid fantasticum nec imaginarium, sed verae personae: sicut grex porcorum non est aliquid fantasticum, nec civitas est aliquid fantasticum aut fictum, sed est verae res plures, non unica (Opus 90 dierum, cap. 6, c ii a, Ed. Lyon, 1494- 1496, Gregg, 1962). Cf. Muralt, La structure de laphilosophiepolitique moderne, d’Occam a Rousseau, Ca- bers de la Revue de Thblogie et de Philosophie, 2, Paris, Vrin, 1985; Lespremiers Conf6d6r6s duns I’histoire et lapens6epolitique du 13e sikcle, Cadmos, no 54, Genkve, 1991.

16 Cf. r6f6rence note prkkdente.

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La causalite‘partielle, concourante et non rkcipmque, du sujet et de l’objet dans l’intellection et la volition

Ces dkveloppements doctrinaux manifestent l’influence dkterminante de Duns Scot. La notion d’un peuple par soi, en tant que non principi6, prolonge Cvidemment la notion scotiste d’une matikre actuelle par soi, ind6pendam- ment de la causalit6 de la forme. Rien d’6tonnant B cela. La pensee de Scot a domink la sckne intellectuelle durant au moins cinq sikcles 17. Elle nourrit ce que l’on a appelC la philosophie de l’Ecole et qui n’a plus rien de structurelle- ment aristotClicien. Occam, lui, faisait peur. On voyait en lui (B tort) le des- tructeur de toute pensCe philosophique et thkologique; on lui prCfCrait son maitre et adversaire Scot, garant apparemment plus sOr des vCritCs de la m6ta- physique et de l’orthodoxie chrCtienne. Pourtant, l’un et l’autre ont sur le point fondamental de la causalit6 la mCme position. L’un et l’autre dCfendent la mCme notion d’une causalit6 concourante non r6ciproque de causes par- tielles, impliquant par 1% non seulement une conception univoque de la causa- litk, mais encore une conception univoque de 1’Ctre.

On vient de voir Occam developper cette notion, B propos des relations entre la partie et le tout. On se rend bien compte que Scot la d6fendait dCjB lui aussi, en lisant les questions 1 B 3 de la distinction 3 (partie 3) du premier livre du Commentaire de Duns Scot aux Sentences1*. C‘est le texte scotiste le plus Cclairant et le plus complet sur la notion de causalit6 concourante non rCci- proque de causes partielles, et il la met en euvre B propos des causalitCs du su- jet connaissant et de l’objet connaissable. Ceux-ci sont en effet dCfinis comme deux causes non totales, mais partielles, de la connaissance qu’ils produisent comme leur effet tiers et commun. Scot precise d’ailleurs que ce n’est pas tant l’objet en lui-mCme, ou du moins la forme intelligible de la chose r6elle comme l’entendent Aristote et Saint Thomas, qui est cause de l’intellection, mais, en raison de I’universalitC abstractive de la connaissance intellective, une forme rCelle constituCe par l’intellect comme une species reprksentant l’objet rCel in esse objectivo19. La speciesintelligible et l’intellect sont les deux causes partielles de la connaissance qu’ils engendrent 20. Mais l’intellect n’est mil ni par la species ni par l’objet pr6sent en elle; sa causalit6 en acte, c’est-B-

17 Elle continue de la dominer aujourd’hui, dans la mesure oh la philosophie ccanalytique,, apres Bolzano et Brentano, reprend dans sa doctrine du sens, de la proposition et de la v6rit6, le theme de I’esse objectivum scotiste. - Cf. Muralt, L’enjeu de la philosophie m&di&vale, Etudes thomistes, scotistes, occamiennes et grigoriennes, Leiden, Brill, 1991,19932 (un important in- dex analytique, p. 408-436, permet de retrouver facilement les notions principales).

Is Scot, Ed. vaticane, 111, p. 201 sq. I9 Ibid., no 360. 20 Ibid., no 497.

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dire son activitC intellective elle-mCme, n’est dCpendante ni de la causalit6 de la speciesni de celle de l’objet represent&, pas plus que de la causalit6 de la spe- cies ou de l’objet n’est actuCe elle-mCme par l’intellect: m i l’intellect ne donne B l’objet ou B la species la raison de sa causalit6 (. . .), ni l’intellect ne regoit sa causalit6 de l’objet ou de la species de l’objet, 21.

I1 est par conskquent accidentel (accidit) B la species en tant que cause par- tielle de l’intellection, concourant avec l’intellect considCrC comme une autre cause partielle, d’informer l’intellect comme une forme parfait son sujet. Si la species pouvait exister dans l’intellect sans inhCrer en lui comme une forme dans une matikre, elle serait encore suffisamment conjointe B l’intellect pour concourir avec lui B leur effet commun. Occam n’en dira pas plus quand il dC- finira la connaissance comme l’effet du seul intellect, l’objet n’ayant qu’k co- exister avec celui-ci sans exercer de rCelle causalit6, ni formelle ni efficiente, <<sans information de l’un par l’autre>>, comme le dit Scot 22, sans d6pendre ni Ctre causCe par l’objet, cornme le dit Occam23.

La legon est Claire. La n6gation de la r6ciprocitC causale entre le sujet et l’objet dans la connaissance, entraine l’information par accident du sujet par l’objet, car elle suppose que l’intellect est un mouvant non mQ, principe auto- nome absolu de son propre mouvement (apontanCit6 pure>>, comme le dira Kant de l’entendement transcendantal). La species, ou l’objet reprCsentC par elle, n’a donc pas B Ctre par soi une cause formelle proprement dite; de fait, elle n’est qu’une cause efficiente partielle, concourant avec une autre cause ef- ficiente partielle. La tendance B r6duire toute causalit6 B l’efficience, qui s’ex- primera avec toute la clartC dCsirable chez Occam, prend sa source, on le voit, chez Duns Scot dCjB.

De plus, l’intellection &ant l’acte d’un sujet intelligent non mQ par sa cause objective, l’intellect est cause <<plus principale>> de l’intellection24, en atten- dant d’en Ctre simplement la seule cause totale et suffisante. Car est cause to- tale pour Scot, soit le concours des deux causes partielles dans la production actuelle de leur effet commun25, soit la cause efficiente unique, suffisant B produire 1’Ctre total de son effet sans le concours d’une autre cause partielle26.

21 Ibid., no 498. 22 Ibid., no 500. 23 Occam, 1 S, dist. 35, OP, p. 441, cf. p. 458. z4 Scot, Ed. vaticane citke, 111, p. 330 sq., no 554 sq. 25 bid. 494, 503. 26 bid. 561.- Il s’agit ici de Dieu bien kvidemment, dont la causalit6 totale h l’6gard de sa

crhture aura tendance B entamer la causalit6 propre de celle-ci. Descartes reprend la m&me no- tion de cause totale lorsqu’il montre que Dieu est la cause efficiente totale des v6ritks kternelles (Lettre d Mersenne, 27 mai 1630).

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Scot s’engage dans cette voie dans sa noCtique, mais, contrairement a Occam, il ne la parcourt jusqu’h son terme que dans le cas de la volontC, qui est expres- sement dCfinie comme <<la seule cause totale de la volition dans la volontb 27,

a l’exclusion de la fin qui n’est plus dCsormais qu’une causa sine qua non, une condition co-existante, ou, comme Occam l’appellera plus nettement, une circonstance de l’acte volontaire.

Dans ces conditions, il est Cvident que le concours du sujet et de l’objet, n’Ctant plus rCciproque, n’assure plus 1’unitC par soi de l’acte intelligible de l’un et de l’autre. L‘intellection engendre, ou du moins suppose, un moyen terme objectivement reprksentatif (esse intellectum, ou d’une manibre gCnC- rale esse objectivum de l’objet reprCsentC par la species intelligible28) douC d’un esse intentionale29, c’est-&-dire de la propriCtC de renvoyer significative- ment ?I l’objet dans sa rCalitC, comme l’esse repraesentatum de CCsar dans la statue renvoie a Char dans sa rCalitC3O. Ce renvoi, il faut le souligner, n’est pas le propre d’une activitC subjective, mais d’une formalit6 objective, le moyen terme repkentatif Ctant dit prCcisCment 1’ esse repraesentatum de l’objet rCel. L‘acte d’intellection comme tel par consCquent ne cesse pas d’Ctre absolu de toute relation avec la rCalitC de son objet, puisque l’intellect n’est pas inform6 par soi par la species intelligible de l’objet comme Aristote et Saint Thomas l’entendent, et que son acte n’est pas l’effet, c’est-&dire la causalit6 mcme, rC- ciproque et totale, de l’un et de l’autre. L‘intellect et l’objet intelligible, n’Ctant pas un par soi, sont donc un par une formalit6 tierce, et Yon n’attendra pas longtemps pour apprendre avec GrCgoire de Rimini que cette mCdiation ob- jectivement reprksentative risque de se diluer a l’infini, comme elle s’dtendra B l’infini, de droit et de fait, dans 1’intentionnalitC husserlienne31. Ici aussi, si deux ne sont pas un par soi, ils sont un par trois B l’infini.

Occam, en mCme temps qu’il refusait tout moyen terme reprksentatif, niait que l’objet f i t en aucune manibre cause de l’intellection et il se contenta d’Cla- borer un systbme de noms signifiants permettant de le dire de manibre logi- quement correcte. La philosophie moderne ne suivra pas ce <<minimalisme nominaliste>, qui triomphe aujourd’hui dans la philosophie <canalytique>>, du moins dans les formes non mentalistes de celle-ci. Continuant pourtant de re-

27 2 S, dist. 25, q. un., no 22, Ed. Vivks, XIII, p. 221. 28 1 S, dist. 35, q. un., no 32,49, Ed. Vaticane, VI, p. 257, 266. 29 1 S, dist. 3, q. 1, no 386, Ed. Vat. 111, p. 235. 30 Ed. Vaticane, 111, Appendix, p. 363. 31 Cf. Muralt, L’enjeu de laphilosophie rnt!dit!vaIe, et L’idde de Iapht%om6nologie, L’exem-

plarisme husserlien, Hildesheim, Olms, 2e Cd., 1987. - La linguistique saussurienne, la philo- sophie ccanalytique, de Frege ou de Wittgenstein ne se preoccupent pas de cette regression a I’infini, qui affecte le processus psychologique (ou phenomknologique) de I’intentionnalitk. Ces auteurs en effet sont anominalistes,.

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fuser la causalit6 par soi de l’objet rCel lui-mCme, elle s’efforcera de fonder a priori l’<cobjectivitC>> du savoir, soit sur un systkme mktaphysique d’idCes, vC- ritCs Cternelles crCCes par l’efficience divine in esse objectivo (Descartes), soit sur un systkme transcendantal de formes objectivantes, concourant avec le donnC matCriel r e p dans la sensibilitC comme une cause partielle <<plus prin- cipalen avec une autre cause partielle cmoins principale>>, et produisant avec celle-ci un effet commun, le phknombne, dont tout 1’Ctre se rCsume en effet en son seul esse objectivum (Kant). Position inconfortable, car, si le moyen terme representatif qu’est 1’idCe cartksienne est assurC - par la garantie divine et la creation parallble, non contradictoire, des essences objectives et des exis- tences rCelles - de correspondre B la realit6 existante, le schCma ternaire: acte subjectif de connaitre - moyen terme objectivement representatif - rCalitC existante, n’a plus de sens pour le kantisme, puisque le phCnombne ne reprb sente pas, n’est pas l’esse repraesentatum de la chose en soi. Mieux vaut le sup- primer, ou plutbt l’hypostasier en l’objet mCme du sujet de la connaissance, celui-ci le constituant absolument comme sa propre manifestation. Du coup, la structure de pensCe scotiste est abolie, la noCtique se mue en mktaphysique, en thCologie, sinon en thCo-cosmo-gonie, et l’on saute dkfinitivement par des- sus l’obstacle que reprksente la rCvolution scotiste de la causalit6 aristotkli- cienne pour toute critique soucieuse de garantir I’immCdiatetC de la relation sujet-objet dans la connaissance (idCalisme spCculatif allemand). Et si l’on veut, pour rester fidble B l’expCrience vCcue, Cviter aussi bien les illusions transcendantales kantiennes que les effusions de la dialectique hCgClienne, on pourra dire que, n’Ctant pas de soi cause par soi de l’intellection, l’objet lui- meme n’en est pas moins le rCfCrent nCcessaire vise par le sens noCmatique que la conscience constitue B son propos, mais il faut bien admettre alors qu’il n’est jamais atteint actuellement en lui-mCme et qu’il reste le tClos idCal d’une approximation infinie (Husserl) 32 - B moins que la Kehre heideggerienne ne

32 Dkfinir l’objet comme rkfkrent, revient, en termes mkdikvaux, h le dkfinir comme objet terminatif, sans le considkrer comme principe formel objectif. C‘est le principe m&me de la conception moderne de l’intentionnalitk: l’objet est fin, et non pas forme, f i t 4 signifik par un moyen terme objectif (Scot), ou simplement considkrk comme une circonstance co-existante (Occam). La noktique aristotklicienne et thomiste au contraire considtre que l’objet, c’est-h- dire la forme rkelle de celui-ci, est h la fois, et en m&me temps, principe et terme formel, ce qui commande la doctrine de la species intelligibilis et de la species intellecta, doctrine t r b simple ?I comprendre selon la structure de penske aristotklicienne pour laquelle I’&tre de la species intelli- gibilis et l’&tre de la species intellecta sont ceux de modes d’exercice intelligible de la forme rkelle de l’objet au sein de l’intellection. C o n p e dans cette perspective, la noktique aristotkli- cienne et thomiste ne court aucun risque d‘gtre dkformke dans un sens scotiste, ni la species#&- tre conpe comme une qualitk rhlle. C‘est la rkponse unique qu’Aristote et Saint Thomas don- nent contradictoirement a Scot aussi bien qu’a Occam. I1 faut pour cela troquer l’univocitk contre l’analogie.

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renverse cette situation au profit d’une certaine rCvClation (Offenbarung) de Etre (Sein) au penseur, qui est le lieu oh 1’Ctre peut se manifester (Da-sein). La pensCe de l’homme abolit dCsormais son activitk et fait taire son langage propres; elle s’ouvre B 1’Ctre dans le silence du recueillement et laisse rCsonner en elle sa parole. Curieuse attitude aux apparences quasi Cvangkliques, dont les analogies nCo-platoniciennes, cartksiennes et kantiennes sont pourtant faciles B dCceler. C‘est ici la causalit6 du sujet qui est supprimke, et l’onto-lo- gie de Heidegger manifeste B sa manibre l’alternance caractkristique de la philosophie moderne, qui consiste B supprimer tour B tour l’un des termes engagCs dans le concours de leur causalit6 partielle, ainsi qu’il apparaitra en- core a propos du concours de la toute-puissance divine et de la puissance ac- tive crCCe33.

Cette brbve description devrait suffire B dkmontrer l’importance immense que revCt la doctrine de la causalitk, selon qu’elle est interprktke par l’aristotb lisme ou par le scotisme. Si le sujet et l’objet, dans I’opCration de l ’ h e hu- maine, ne sont pas causes totales et rCciproques de la causalit6 en acte l’un de l’autre, l’un comme cause efficiente, l’autre comme cause formelle (dans I’opCration de connaissance) ou finale (dans l’opkration volontaire, mais la fin est dans ce cas aussi cause formelle objective), le sujet n’opbre plus sous la mo- tion de l’objet, la puissance de l’ime ne meut plus mue par la forme intelligible ou dksirable, mais s’actualise elle-mCme par elle-mkme, absolument de l’ob- jet. La substitution a la notion de causalit6 rCciproque de causes totales de la notion de causalit6 concourante non rkciproque de causes partielles rend l’ob- jet inutile dans I’opCration de l ’ h e humaine. Elle entrahe, #Occam B Des- cartes, Kant et Sartre, toutes les thCories de connaissance a priori et de libertC absolue, ainsi que toutes les formes de noktique et de philosophie morale moins radicales qui cherchent dans un tiers reprksentatif (idCe, eidos, sens) ou volitif (loi, valeur) un succCdanC de la forme intelligible ou appCtible de la chose rCelle telle qu’Aristote et Saint Thomas la congoivent comme cause ob- jective mouvant la puissance B son acte - B moins que, comme il vient d’Ctre dit, elle n’aboutisse B renverser le rapport sujet-objet au profit du seul objet, au grC d’une mktaphysique donnant dbs lors B la participation le pas sur la causalitk.

33 Pour I’interpretation presentee ici de I’onto-logie heideggerienne, celle particulikrement de la Lettre sur l’humanisme, cf. Muralt, Die Einheit der heutigen Philosophie, Einsiedeln, Jo- hannes Verlag, 1966. Uvinas semble bien reprksenter I’analogon pratique - affectif de la Kehre heideggtrienne.

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La causalit4 partielle concourante de la toute-puissance divine et de la puis- sance active crke

Les consCquences de la notion de causalitk concourante non rCciproque de causes partielles ne sont pas moins considkrables en mktaphysique et en thkologie. Le plus remarquable dans cette notion est qu’elle est suffisamment univoque pour pouvoir Ctre attribuke immediatement B la relation qu’entre- tiennent entre elles la toute-puissance divine et la puissance active de la crka- ture. Certaines indications du mCme texte cite plus haut du premier livre des Sentences (dist. 3) l’attestent.

En mktaphysique scotiste en effet, Dieu et la puissance mouvante de la crCature sont kgalement causes partielles, concourantes non rkciproques, de leur effet commun. Au grk de leur concours, Dieu est dit, comme l’intellect, cause <<plus principale>> de l’effet qu’il cause en coopkrant avec la cause crkke, ce qui ne l’empCche nullement, selon les termes mCmes de Scot, d’Ctre dkter- mink B agir de par la dktermination mCme de la cause crCke qui concourt avec lui: <<la vertu active supkrieure indkterminke produit un effet dCtermink, telle vertu infkrieure dCterminCe concourant <avec elle, >> 34. La vertu supCrieure dont Scot dit ici qu’elle exerce sa causalitk est indiffkremment, univoquement, celle de Dieu par rapport B la crkature, celle du soleil par rapport au vivant na- turel, par exemple l’homme, celle de l’intellect par rapport B son objet. Elle est dkfinie comme indCterminCe, non d’une indktermination de potentialitk passive (ce qui en aristotklisme pourrait Ctre dit de l’intellect humain, lequel pour produire activement son opkration doit Ctre mii par sa cause formelle objective, mais ne saurait convenir a la toute-puissance divine qui est acte pur), mais d‘une indktermination d’<<actualitC quasi illimitCe>>, ce qui revient B douer l’intellect d’une actualitk par soi, ou du moins d’un pouvoir d’actuation par soi non dkterminC formellement par un autre, et permet d’attribuer uni- voquement le mCme pouvoir B l’essence divine35.

I1 suit de 18 que, dans ce cas comme dans le cas de tout concours non rkci- proque de causes partielles, le concours de la toute-puissance divine et de la puissance crCCe ne requiert pas plus que leur co-existence et que tout se passe comme si la cause partielle supCrieure agissait B l’occasion de l’action de la cause partielle infkrieure (on croit entendre Malebranche, mais c’est Scot d6jB

34 Scot, 1 S, dist. 3. p. 3, q. 2, no 545, Ed. Vaticane, 111, p. 326. 35 C‘est la notion scotiste de I’acte pur. En toute rigueur m6taphysique, elle doit aboutir B la

notion d‘un Dieu puissance absolue, libert6 infinie, causa sui, comme seuls Spinoza et Secr6tan ont su l’blaborer. Occam en avait donnk les linkaments, mais, trop attach6 B une m6taphysique matkrielle de la substance, il n’a pas eu la cons6quence de la concevoir. - Cf. Muralt, L’enjeu de la philosophie mbdibvale.

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qui s’exprime de cette manibre36). La puissance active de la crCature n’est donc pas, efficacement et actuellement, mue a agir par la puissance divine. On ne peut dire d’elle qu’elle se meut, Ctant mue selon cette motion prCve- nante que Saint Thomas attribue B Dieu pour rendre justice a la fois B la toute- puissance divine et a la subordination en toutes choses de la crCature son crCateur. Elle est crCCe certes, et en ce sens elle est subordonnCe B la causalit6 divine qui lui confbre les puissances nkcessaires son opCration, mais, une fois douCe de ses puissances propres, elle passe B son opCration sans Ctre prkvenue actuellement par l’efficace divine au plus intime d’elle-mCme. Elle est prin- cipe absolu, autonome, sinon libre, de son propre mouvement; elle s’exerce d’elle-mCme et produit son effet en concourant comme cause partielle avec la puissance divine qui contribue en son ordre B la production du m6me effet, cette activitC divine de concours partiel Ctant appelCe par tousles auteurs de la fin du Moyen Age l’influence g6nCrale de Dieu: <<scion la vCritC, Dieu est cause partielle concourant immkdiatement avec toute cause pour produire tout effet, et c’est 18 sans doute concourir selon l’influence gCnCrale>> 37.

C‘est cette autonomie dans l’activitC causale de la creature qui engendre le ccpClagianisme>> des 1 4 e et 1 9 sibcles, lequel Ctend univoquement la doctrine de la primautC du sujet, c’est-&dire de l’actualisation par soi de la puissance, au rapport de la toute-puissance divine et de la puissance crCCe, de la grlce et de la libertC. Elle entraine des condquences graves pour l’avenir de la mCta- physique comme pour celui de la thCologie chrCtienne. Car, si Dieu est conCu comme tout-puissant dans les termes de la structure de pensCe qui l’admet, l’exercice de la puissance divine ne peut qu’alikner l’activitC de la puissance crCCe, et inverskment la puissance active crCCe ne peut que rendre inutile l’exercice conjoint de la toute-puissance divine. La rCflexion mktaphysique et thkologique issue de la rCvolution scotiste se trouvera de ce fait acculCe a choi- sir entre la toute-puissance divine et la puissance active crCCe, entre la grlce et la libertC. Scot et les scotistes jusqu’h Gabriel Biel, tenteront de concilier l’une et l’autre, c’est-&dire de sauvegarder l’autonomie que confbre B la volontC li- bre son caractbre de cause partielle actualisCe par soi, tout en dCniant B son mCrite un caractbre nkcessitant afin de maintenir absolument la libertC de la grdce divine. 11s y arriveront au prix de la notion Ctrange et hasardeuse d’une acceptatio divina selon laquelle Dieu pourrait accepter une lme B laquelle il n’aurait pas confCrC sa grdce ou rejeter une Ime 2 laquelle il aurait donnC sa

3h Causae universales ut Deus et coelum dicuntur causae mediatae effectus hic producti, eo quod ad productionem illius effectus determinantur per agentia particularia, ut puta per ignem et calorem, et per motum et lumen (In libros Physicorurn Aristotelis quaestiones, Ed. VivBs, 11, p. 559). Cette oeuvre est r6putCe apocryphe, la citation rapport6e est significative cependant d’une tendance du scotisme.

37 Occam, Quaestiones variae, OT, VIII, p. 393. Cf. note 44.

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grice et qui aurait mCme mCritC la rkcompense Cternelle par ses oeuvres de charitC (Occam donne de ces situations des exemples extrCmes) 38. Les RCfor- mateurs, scandalisks ?I juste titre par ces constructions, y rkpondront en privi- lCgiant absolument la toute-puissance et la grlce divines au dktriment de la puissance active crCCe et de sa libertC. Ce faisant, ils ne cessent pas de s’ins- crire dans une perspective de penske scotiste, mais ne retiennent du concours des deux causes partielles, divine et crCCe, que le premier terme. 11s repren- nent ainsi, en la renversant simplement, la structure de la doctrine pClagienne qu’ils prktendent rejeter et assurent la causalit6 totale, la toute-puissance ab- solue de Dieu, par la nCgation de son concours partiel avec la cause crCke, ce qui correspond parfaitement a la definition scotiste de la cause totale39.

La position de Calvin sur 1’Clection divine est rCvClatrice de ce propos. Elle montre que dans 1’Clection divine, c<il n’y fault rien chercher sinon la midri- corde de Dieu gratuite,, ce qui renvoie B une structure de pensCe manifeste- ment scotiste, la misCricorde divine Ctant gratuite dans le mesure ou elle ne tient aucun compte de la <<course>> de la volontC humaine et ou, s’exergant comme cause totale, elle ne produit pas son effet en <<partissant>> sa causalit6 avec la puissance active crkCe. <<Or quand on vient a l’klection, la seule miski- corde y apparoist de toutes pars; selon que porte la sentence de Saint Paul que cce n’est pas ne du veuillant ne du courant mais de Dieu ayant piti&. Et ne fault pas prendre cela, comme on fait communCment, en partissant entre la grice de Dieu et la voluntk et course de l’homme. Car on expose que le dksir ne l’effort de l’homme ne peuvent rien, sinon que la griice les face prospkrer; mais si Dieu adjouste son ayde, que l’un et l’autre fait quelque chose pour ac- quCrir salut>>. C‘est 18 l’exacte expression de la notion, commune en effet dbs le 140 sibcle, d’une causalit6 concourante de deux causes partielles, appliquke aux rapports de la grice divine et de la volontk humaine. Calvin la rejette, en faisant remarquer trbs opportunkment qu’un tel concours peut parfaitement se renverser, mCme s’il n’est pas rkciproque. (I1 est impossible en effet de prC- tendre que la toute-puissance divine et la puissance active crkke sont causes rkciproques et totales de la causalit6 en acte l’une de l’autre; elles sont causes totales subordonnCes de la m6me activitC de la puissance cr&e, au sens prCcis de la motion prkvenante thomiste, comme il apparaitra encore.) r u n e des

38 Pour saisir facilement les diverses positions, scotiste et thomiste, sur cette question, il n’est pas de meilleur instrument que I’ceuvre de Hieronymus de Montefortino, qui prksente la synthhse scotiste dans I’ordre de la Somme thdologique de Saint Thomas: Ven. Ioannis Duns Scoti Summa theologica juxta ordinem et dispositionem Summae Angelici Doctoris S. Thomae Aquinatis, Rome, 1902, en particulier tome IV, p. 754. Cf. Muralt, La thdologie occamienne de la gmce, in Paradigmes de thdologie philosophique, Fribourg, Ed. universitaires, 1983.

39 Cf. notes 25 et 26.

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deux causes concourantes peut donc Ctre dite concourir avec l’autre comme inversement l’autre avec l’une. Calvin prCfkre citer ici Saint Augustin. <<La- quelle cavillation j’ayme mieux refuter pas les parolles de Sainct Augustin, que par les miennes. cSi l’Apostre, dit-il, n’a voulu autre chose que dire qu’il n’estait seulement en la facult6 du veuillant et du courant, sinon que le Sei- gneur y aide par sa midricorde, nous pourrons au contraire retourner cela et dire: qu’il n’est pas en la seule miskricorde de Dieu, sinon qu’elle soit aydCe par la voluntC et la course de l’homme. Si cela est clairement meschant, il ne faut doubter que 1’Apostre n’ayt voulu tout assigner ?I la miskricorde de Dieu sans rien laisser a notre voluntC ou estude>>)40.

Ce texte est parfaitement clair. Calvin y condamne le concours de la grlce divine et de la volontC humaine considCrCes comme dew causes partielles et lui prefkre une causalit6 de la grlce divine rCputCe totale par nCgation de tout concours partiel de la volontk humaine. I1 voit dans ce concours la nCgation possible de la toute-puissance divine, c’est-&-dire une monstruositC doctri- nale qui rCpugne aussi bien B sa foi qu’a son sens mktaphysique. Car il ne sau- rait croire ni concevoir que la toute-puissance divine soit aidCe dans son effi- cacitC actuelle par <<la voluntC et la course de l’homme,. Dks lors il ne lui reste pour issue que la dCcision de <<tout assigner B la miskricorde de Dieu sans rien laisser a notre voluntC ou estude,, c’est-&-dire d’attribuer B Dieu la potentia absoluta qui lui permette de produire tout effet comme cause totale B l’exclu- sion du concours de toute cause partielle et de nier dkfinitivement de lui cette potentia ordinata par laquelle il se constitue cause partielle concourant avec sa crCature - en un mot, la dCcision d’attribuer en effet a Dieu une causalit6 to- tale par nCgation du concours de toute cause partielle. Position parfaitement scotiste et occamienne, puisque Scot comme Occam admet que Dieu de po- tentia absoluta peut seul comme cause totale ce que de potentia ordinata il peut en concourant partiellement avec sa crCature.

I1 apparait bien ainsi que Calvin s’inscrit dans une structure de pensCe sco- tiste, qu’il modifie en ce qu’il considkre comme rCalitC de fait ce que Scot considCrait comme une possibilitC depotentia absoluta dei. Car il ne suffit pas, pour cesser d’Ctre scotiste, de rejeter la notion de la causalit6 comme concours de causes partielles et de soutenir la primautC absolue d’une causalit6 divine totale exclusive de toute causalit6 crCCe. On n’obtient par 18 que la proposition contraire de l’affirmation que l’on voulait rejeter et, restant dans le mCme genre que celle-ci, on ne cesse pas d’en participer, au lieu qu’il faudrait parve- nir B Ctablir la proposition contradictoirequi nie l’une et l’autre contraire, aus-

40 Jean Calvin, Institution de la religion chrestienne, chap. VIII, Paris, SociBtB d’Bdition *Les Belles Lettrew, 2e Bd., 1961, 111, p. 86-87.

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si bien la notion du concours de la toute-puissance divine et de la puissance crCCe considCrCes comme causes partielles que la notion de la toute-puissance divine comme cause totale par exclusion de tout concours avec une autre cause partielle.

Mais on ne se dCgage pas davantage du scotisme en soutenant la primautC absolue d’une causalit6 humaine (ou physique) exclusive de tout concours avec la causalit6 divine. On n’obtient ce faisant que la proposition contraire B l’affirmation du primat exclusif de la causalit6 divine, elle-mCme contraire B l’affirmation du concours de la toute-puissance divine et de la puissance crCCe, et comme dans le cas pr6cCdent on ne cesse pas de participer 2 la struc- ture de pensCe que l’on prCtend nier. C‘est pourquoi la philosophie moderne, qui ne supportera pas longtemps l’<<absolutisme>> mCtaphysique des RCfor- mateurs, ne cessera pas de penser dans les termes mCmes de la structure de pensCe scotiste, lorsqu’elle privilkgiera le deuxibme membre de l’alternative scotiste, c’est-&-dire niera la toute-puissance au profit de la seule libertC hu- maine (ou de la seule nCcessitC naturelle). On le voit bien dans la philosophie des Lumibres, dans l’existentialisme sartrien, pour ne prendre que ces exem- ples pour qui la nCgation de Dieu, I’athCisme, est la condition de l’autonomie causale et de la libertC de l’homme. Toutes proportions gardCes, la mCme al- ternance caractCrise l’Cvolution de la philosophie politique moderne, dans son balancement entre les conceptions monarchiques ccabsolutistes>> et dCmo- cratiques de l’Etat41.

Conclusion

La rbvolution introduite par Duns Scot dans la notion aristotClicienne de la causalit6 amenait la pensCe de structure scotiste a abandonner tour B tour l’un des termes engagCs dans le concours de leur causalit6 partielle, tel par exemple l’objet dans l’opCration de connaissance ou de volition. On a vu plus haut comment la notion de causalit6 concourante rCciproque de deux causes totales permettait B I’aristotClisme d’Cviter ces alternances.

La rkvolution scotiste aboutit de m6me B supprimer l’un des termes enga- gCs dans le rapport qu’entretiennent entre elles la toute-puissance divine et la puissance active crCCe, particulibrement la grice divine et la volontC libre hu- maine, et B opposer tour B tour l’une B l’autre comme des contraires exclusifs, la toute-puissance divine B la volontC libre humaine, puis la volontC libre hu- maine B la toute-puissance divine. Or, faut-il necessairement s’enfermer dans

41 Gwrges de La Garde, Recherches sur I’espritpolitique de la Rkforme, Paris, Picard, 1926. Cf. Muralt La structure de la philosophiepolitique moderne.

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140 Andrk de Muralt

un choix aussi simpliste? L‘aristotClisme thomiste propose ici une rCponse ori- ginale, vCritable contradictoire aux alternatives prCcCdentes. I1 adapte la no- tion de causalit6 concourante de causes totales aux rapports de la toute-puis- sance divine et de la puissance active crCCe, pour faire droit aussi bien a l’une qu’a l’autre. La puissance active crCCe est, dans cette perspective, cause totale de son effet crCC, comme il est manifeste l’experience; mais Dieu l’est aussi par sa toute-puissance, comme la mktaphysique peut l’ktablir. Parce qu’il n’est pas contradictoire que deux causes appartenant chacune 2 un autre ordre de causalit6 s’exercent totalement a l’Cgard du mCme effet4*, il est parfaitement concevable que la toute-puissance divine et la puissance active crCCe, par exemple la libertC humaine, soient causes totales l’une et l’autre du m&me ef- fet. Mais, comme il est impossible de prCtendre que Dieu et la crCature sont causes rkciproques et totales de I’actualitC l’une de l’autre puisque Dieu est cause premikre, il reste que la causalit6 de la creature est subordonnCe a la causalit6 divine et participe de celle-ci. Elle ne peut mouvoir, elle ne peut se mouvoir, que mue radicalement a agir par l’efficience divine, et c’est ainsi qu’elle peut agir par soi, en tant mCme qu’elle est mue par la toute-puissance divine43. De mCme que la participation a l’essence divine fonde et cause l’au- tonomie de 1’Ctre de la crCature (c’est de ce point de vue qu’il convient de considkrer la collation par Dieu la crCature de ses puissances propres), de mCme la participation a la causalit6 divine fonde et cause l’autonomie de l’o- pCration de la crCature. C‘est l’effet mCme de la motion prkvenante que la toute-puissance divine exerce sur la puissance de sa crCature, pruemotio phy- sku, concursus pruevius, qui cause totalement non seulement l’actualitC de la cause creCe, mais aussi le mode libre de son acte volontaire, sans entamer nul- lement l’autonomie de celui-ci44. C’est cette motion que les partisans scotistes de la causalite concourante non rCciproque de causes partielles rejettent, car ils ne peuvent admettre qu’une motion immCdiate de la puissance crCCe par la

42 Thomas d’Aquin, Summa theologiae, 1, q. 105, a.5, ad 2. 43 Thomas d’Aquin, parlant de la volontt humaine dCterminCe a agir par la toute-puissance

efficace de Dieu, Ccrit: ipsa est quae vult, ab alio tamen mota (Summa theologiae, 1 - 2, q. 9, a. 4, ad 2). Le tamen doit &tre compris dans le sens d’un quia, selon ce mot de la lettre aux Phi- lippiens, 2,12 - 13: utravaillez & votre salut avec crainte et tremblement, car Dieu est celui qui opere en vous le vouloir et le fairen.

44 Summa theologiae, 1, q. 83, a. 1, ad 3; q. 105, a. 4, ad 1. - Pour une premikre introduc- tion au debat historique qui divisa les thomistes et les scotistes sur la notion de la motion divine prevenante (praemotio physica), notion d’une importance mktaphysique a mon sens capitale en notre temps prCoccupC de cosmologie et de philosophie de la nature, c’est-&dire en particu- lier de la gentse du monde, cf. R. Garrigou-Lagrange, Dieu, son existence et sa nature, Paris, Beauchesne, 1919; P. Dumont, Libertt! humaine et concours divin d’aprb Suarez, Paris, Beau- chesne, 1936. Jean de Saint Thomas donne une excellente prksentation de la question, Cursus philosophicus, Philosophia naturalis, Ia p., q. 25 - 26, Rome, Marietti, 1949, tome 11, p. 487 sq. - Cf. de m h e , Muralt, L’enjeu de la philosophie mkdidvale.

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toute-puissance divine ne soit pas nkcessitante, ne rCduise pas la causalit6 crCCe it une simple causalit6 instrumentale et ne lui enlbve pas par consCquent son autonomie, sinon sa libertC. Elle est pourtant le prolongement du principe aristotklicien: <<tout mouvant meut m b , appliquC analogiquement B la causa- lit6 universelle que le premier mouvant non mQ exerce actuellement sur toutes choses. Elle permet d‘articuler parfaitement, en les maintenant dans leur or- dre propre de causalitC, la toute-puissance divine et l’autonomie causale de la crCature, la grace efficace et la libertC, le don gratuit du salut et le mCrite. Elle Cvite d’avoir choisir, simplement parce que Yon dispose d’une mCtaphysique univoque trop Ctroite pour penser le mystbre de la subordination de la causali- tC crCCe a l’efficience divine, entre l’affirmation de la toute-puissance de Dieu, l’ordre nkcessaire du monde et la nCgation de la libertC humaine d’une part, la nCgation de Dieu et la libertC humaine d’autre part. Car la (m6ta)physique aristotClicienne suppose l’analogie de la notion de cause, les modes divin et crCe de la causalit6 n’Ctant pas de meme raison formelle, pas plus que les modes spkcifiques de la notion de cause en gCnCral, et elle ne court pas le ris- que de rkduire la pluralit6 des causes a la seule cause efficiente, tenant ferme- ment B la notion de la causalit6 reciproque, ou du moins subordonnCe, de causes totales, par opposition a la notion de la causalit6 concourante non rCci- proque de causes partielles, laquelle s’exerce univoquement dans tout rapport causal nature1 comme dans le concours de la toute-puissance divine et de la puissance active crCCe. I1 fallait esquisser rapidement les multiples mises en oeuvre de la notion aristotClicienne de la causalit6 et de ses contradictoires scotiste et occamienne pour le comprendre parfaitement.

Faut-il insister devantage pour faire apparaitre l’importance fondatrice de la notion aristotClicienne de la causalitk? Elle rCgit non seulement l’une des philosophies les plus importantes de la civilisation occidentale, mais com- mande encore a contrurio tous les dkveloppements doctrinaux, m6me les plus cruciaux de notre histoire, que sa nCgation, dClibCrCe ou non, a suscitCs. Elle prksente non seulement le principe structure1 d’analyse et de comprChension le plus appropriC de toutes les formes de pensCe qui s’opposent B elle, mais fournit aussi l’instrument d’induction philosophique, la mCthode de connais- sance la plus naturelle de l’intellect humain, puisqu’elle est enracinCe dans l’activitC spontanke de son interrogation. A ce titre, elle permet de pCnCtrer plus parfaitement et plus simplement l’oeuvre philosophique de l’homme, par deli meme la lettre du seul corpus aristotClicien.

Dialectica Vol. 47, No 2-3 (1993)