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La gnose mère de la modernité, par Éric VŒGELIN Extrait du Vive le Roy http://www.viveleroy.fr/Le-gnosticisme-ou-la-nature-de-la La gnose mère de la modernité, par Éric VŒGELIN - FRANCAIS - Bibliothèque - Référentiel - Date de mise en ligne : samedi 13 septembre 2014 Copyright © Vive le Roy - Tous droits réservés Copyright © Vive le Roy Page 1/21

La Gnose Mre de La Modernit Par a131

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An excellent article written by Erick Voeglin. It's worth reading!

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN

    Extrait du Vive le Roy

    http://www.viveleroy.fr/Le-gnosticisme-ou-la-nature-de-la

    La gnose mre de lamodernit, par ric

    VGELIN - FRANCAIS - Bibliothque - Rfrentiel -

    Date de mise en ligne : samedi 13 septembre 2014

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN

    Ce serait une erreur d'identifier la modernit et sa re-divinisation de l'homme une rsurgencedu paganisme antique. ric Voegelin montre qu'elle mane du christianisme mme, ou plutt de la gnose en tant qu'gout collecteur de toutes les hrsies chrtiennes. Ainsi la dviance millnaristed'un Joachim de Flore engendre-t-elle les mythes modernes du sens de l'histoire, du progrs del'humanit, de l'avnement du Nouvel ge, ou ge d'or. Oubli le pch originel, l'homme se sauvepar lui-mme et accde la flicit sur terre grce une philosophie ou par le biais d'uneorganisation sociale nouvelle, avec toujours ce vieux rve de s'affranchir de l'effort sur soi. Plusbesoin donc d'institutions politiques et religieuses, plus besoin d'obir aux autorits si imparfaitesque celles-ci dsignent, il suffit dsormais de suivre le prophte de la Nouvelle re et d'attendre lechef charismatique qui la ralisera.

    Avertissement de Vive le RoyDans ce texte on s'tonnera sans doute que l'auteur fasse rfrence un pre de Lubac ou un Urs von Balthasar,tous deux piliers du mortifre concile Vatican II, mais Voegelin agit l en universitaire qui utilise les rsultats detravaux d'autres universitaires de son temps pour leurs pertinences propres, quelles que soient les options de leursauteurs.

    Par ailleurs, VLR met un certain nombre d'autres rserves. En effet, nous ne suivons pas l'auteur dans toutes sesaffirmations et prsupposs quand :

    1. Il suggre une volution dogmatique de l'glise primitive ou que le canon des critures rsulte d'un choixpurement humain.

    2. Il laisse paratre l'exgse de saint Augustin comme un peu artificielle : le Docteur accomplirait un tour deforce d'interprtation propos de l'Apocalypse de saint Jean.

    3. Il semble dvelopper l'ide d'une Foi chrtienne fonde sur une incertitude existentielle : l'incertitude estl'essence mme du christianisme . Il voque peu la Grce accorde chaque homme, que tout chrtien aforcment accueillie un moment de sa vie et source de sa vie intrieure. Pas de trace de la dfinitiontraditionnelle de la foi comme l'adhsion de l'intelligence aux vrits rvles . Nulle mention, non plus, del'explication thologique de la blessure du pch originel qui incline l'homme suivre ses passions plus que saraison.

    Cependant, et malgr ces mises en garde indispensables, la typologie de la modernit prsente dans cette oeuvrenous parat essentielle pour comprendre la pense moderne et les termes du combat. Aussi invitons-nous lesinternautes se procurer l'ouvrage complet : ric Voegelin, La nouvelle science du politique, aux ditions du Seuil.

    REMARQUE IMPORTANTE : pour faciliter la lecture en ligne tous les titres ont t ajouts par VLR.

    Deux processus historiques

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN La chrtient ou le processus de d-divinisation de l'hommeLe choc entre les diffrents types de vrit dans l'Empire romain s'acheva par la victoire de la chrtient, ce quientrana invitablement la d-divinisation de la sphre temporelle du pouvoir ; or, comme nous l'avons annonc, lesproblmes spcifiquement modernes de la reprsentation ne sont pas sans rapport avec la re-divinisation del'homme et de la socit.

    Il nous faut dfinir plus prcisment ces deux termes, du fait notamment que le concept de modernit et,corrlativement, celui de priodisation de l'histoire dpendent de la signification de la re-divinisation.

    Par d-divinisation, il faut donc entendre le processus historique au cours duquel la culture polythistemourut d'atrophie, et o l'existence humaine dans la socit se rordonna en fonction de l'exprience de ladestination de l'homme vers la vie ternelle dans la vision batifique, par la grce du Dieu transcendant aumonde.

    La modernit ou le processus de re-divinisation de l'hommeMais il ne faut pas entendre par re-divinisation une renaissance de la culture polythiste au sens grco-romain. Lacaractrisation des mouvements de masse politiques modernes comme nopaens, qui jouit d'une certaine vogue,induit en erreur car elle mconnat la nature unique sur le plan historique de ces mouvements modernes, au motifd'une ressemblance superficielle.

    Les origines de la re-divinisation moderne rsident plutt dans le christianisme lui-mme, et proviennent decomposantes que l'glise universelle a supprimes comme hrtiques.

    Il nous appartiendra donc de dfinir plus prcisment la nature de cette tension, inhrente au christianisme.

    La d-divinisation chrtienne de l'homme

    Le problme du millnarisme suggr par l'Apocalypse de St JeanCette tension provenait ds l'origine du fait qu'historiquement le christianisme est un mouvement messianique juif.

    La vie des premires communauts chrtiennes n'tait pas stable au niveau de l'exprience concrte, maiselle oscillait entre

    l'attente eschatologique de la Parousie qui accomplirait le rgne de Dieu et la comprhension de l'glise en tant qu'apocalypse du Christ dans l'histoire.

    La Parousie n'ayant pas eu lieu, l'glise passa en fait de l'eschatologie du rgne dans l'histoire l'eschatologie de laperfection transhistorique, surnaturelle.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Au cours de cette volution, l'essence spcifique du christianisme se spara de son origine historique [1]. Cettesparation commena dans la vie de Jsus lui-mme [2], et elle s'acheva en principe par la descente du Saint-Espritlors de la Pentecte.

    Nanmoins, l'attente d'une venue imminente du rgne fut sans cesse attise par les souffrances occasionnes parles perscutions ; et l'expression la plus grandiose de ce pathos eschatologique, l'Apocalypse de saint Jean, futintgre au canon de l'criture, en dpit des inquitudes qu'elle suscitait quant sa compatibilit avec l'ide del'glise.

    Cette intgration eut des consquences dcisives car, avec l'Apocalypse, on accepta du mme coup l'annoncervolutionnaire du millnaire au cours duquel le Christ et ses saints rgneraient sur cette terre [3].

    Cette intgration consacra non seulement l'impact durable de l'norme littrature juive apocalyptique au sein duchristianisme, mais elle souleva aussi immdiatement la question de savoir comment concilier le millnarisme avecl'ide et l'existence de l'glise.

    Si le christianisme consistait dans le dsir ardent d'tre dlivr du monde, si les chrtiens vivaient dansl'attente de la fin de l'histoire non rdime, si leur destine ne pouvait tre accomplie que par le rgne ausens du chapitre 20 de l'Apocalypse, l'glise se rduisait alors une communaut phmre d'hommes dansl'attente du grand vnement et esprant qu'il se produirait de leur vivant.

    La solution donne par St Augustin et le rejet dumillnarismeAu niveau thorique, le problme ne pouvait tre rsolu que par un tour de force d'interprtation, celuiqu'accomplit saint Augustin dans la Cit de Dieu.

    Il y rpudiait comme fables ridicules la croyance millnariste prise la lettre, et dclarait ensuiteaudacieusement que le rgne des mille ans tait le rgne du Christ dans son glise en ce sicle et qu'ildurerait jusqu'au jour du Jugement dernier et de la venue du rgne ternel dans l'au-del [4].

    La conception augustinienne de l'glise demeura historiquement en vigueur sans grand changement jusqu' la fin duMoyen ge.

    L'attente rvolutionnaire d'une seconde venue qui mtamorphoserait la structure de l'histoire sur terre fut rejetecomme ridicule .

    Le Logos s'tait incarn dans le Christ, la grce de la rdemption avait t octroye l'homme, il n'y aurait pasde divinisation de la socit au-del de la prsence pneumatique du Christ dans son glise.

    Le millnarisme juif fut rejet avec le polythisme, tout comme le monothisme juif avait t rejet avec lemonothisme paen, mtaphysique.

    La chrtient fonde sur la solution augustinienneEn consquence,

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN l'organisation spirituelle universelle des saints et des pcheurs qui taient fidles au Christ revenait l'glise,

    en tant que reprsentante de la civitas Dei dans l'histoire, de l'clair d'ternit dans le temps. Et, de faon correspondante, le pouvoir d'organisation de la socit revenait la reprsentation temporelle de

    l'homme, au sens particulier d'une reprsentation de cette partie de la nature humaine qui disparatrait grce lamtamorphose de la temporalit dans l'ternit.

    La socit chrtienne unique s'organisa autour des ordres temporel et spirituel. Son organisation temporellereconnaissait la conditio humana sans aucun fantasme millnariste, tout en rehaussant son existence naturelle par lebiais de la reprsentation de sa destine spirituelle par l'glise.

    Il nous faut quelque peu corriger ce tableau, en nous souvenant que l'ide de l'ordre temporel s'est historiquementconcrtise dans l'Empire romain. Rome s'est construite sur la base de l'ide d'une socit chrtienne qui renvoyaitla prophtie de Daniel concernant la Quatrime Monarchie [5] l'imperium sine fine [6], considr comme le rgneultime avant la fin du monde [7].

    L'Empire romain, en tant qu'il tait le reprsentant historiquement concret de la temporalit humaine, pritplace ct de l'glise, en tant que reprsentante historiquement concrte de la destine spirituelle del'homme.

    L'interprtation de l'empire mdival comme la continuation de Rome tait par consquent plus qu'une vaguesurvivance historique ; elle faisait partie intgrante d'une conception de l'histoire d'aprs laquelle la fin de Romesignifiait la fin du monde au sens eschatologique.

    Cette conception survcut pendant des sicles au royaume des ides, alors mme que les sentiments et lesinstitutions sur lesquels elle reposait se furent effondrs.

    Bossuet fut le dernier, dans son Histoire universelle, publie la fin du XVIIIe sicle, laborer une histoire dumonde dans la tradition augustinienne, et le premier moderne qui osa crire une histoire mondiale, en s'opposantdirectement Bossuet, fut Voltaire.

    La rupture de Joachim de Flore au XIIe sicle

    Le triomphe de la socit chrtienne fonde sur lasymbolique augustinienneLa socit occidentale chrtienne tait donc organise en fonction d'un ordre spirituel et d'un ordre temporel, le papeet l'empereur tant les reprsentants suprmes la fois au sens existentiel et transcendantal.

    C'est partir de cette socit, au systme symbolique bien tabli, que se posrent les problmes spcifiquementmodernes de la reprsentation, avec la rsurgence de l'eschatologie du royaume.

    Le mouvement avait une longue prhistoire sociale et intellectuelle, mais le dsir d'une re-divinisation de la socitne donna lieu un symbolisme dtermin et autonome que vers la fin du XIIe sicle. Notre analyse prendra sonpoint de dpart dans la premire expression claire et intelligible de cette ide, soit en la personne et dans l'oeuvre de

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Joachim de Flore.

    Le retour du millnarisme : les trois ges de Joachim deFlore

    Joachim rompit avec la conception augustinienne d'une socit chrtienne en appliquant le symbole de la Trinit aucours de l'histoire. D'aprs sa conception, l'histoire de l'humanit se dcomposait en trois priodes, chacune d'ellescorrespondant aux trois personnes de la Trinit.

    La premire priode du monde tait l'ge du Pre, l'apparition du Christ marquant les dbuts de l'ge du Fils. Mais l'ge du Fils ne devait pas tre le dernier puisqu'un troisime ge, celui du Saint-Esprit, devait lui

    succder.

    Ces trois ges se caractrisaient par un accroissement sensible de plnitude spirituelle. Ainsi

    le premier ge vit-il se dployer la vie sculire, le second favorisant l'mergence de la vie contemplative intense du prtre, tandis qu'au cours du troisime ge la vie monacale parfaitement spirituelle pourrait s'panouir.

    Ces trois ges pouvaient en outre tre compars du point de vue de leurs structures internes, et leur dure pouvaittre calcule.

    La comparaison des structures fit apparatre que chaque ge s'ouvrait par l'apparition d'une trinit depersonnages marquants, soit deux prcurseurs, suivis du chef de l'ge lui-mme ;

    et, d'aprs les calculs concernant la dure de chacun de ces ges, il rsultait que l'ge du Fils toucherait safin en 1260.

    Le chef du premier ge tait Abraham, celui du second le Christ, et Joachim prdisait qu'en 1260 apparatrait le duxe Babylone, chef du troisime ge [8].

    Les symboles joachimites structurent la modernitL'eschatologie trinitaire de Joachim cra l'ensemble des symboles qui prside l'auto-interprtation de lasocit politique moderne jusqu' nos jours.

    Une histoire progressiste en trois gesLe premier de ces symboles est celui de l'histoire conue comme une squence de trois ges, le troisimereprsentant clairement le Troisime et dernier Rgne.

    La priodisation humaniste et encyclopdiste de l'histoire en histoire antique, histoire mdivale et histoiremoderne constitue une variation sur ce symbole ;

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN il en va de mme des thories de Turgot et de Comte concernant une srie de phases thologique,

    mtaphysique et scientifique, ou de la dialectique hglienne des trois tapes de la libert et de l'accomplissement de l'Esprit dans son

    autorflexion, voire de la dialectique marxiste des trois tapes du communisme primitif, de la socit de classe et du

    communisme final, et, enfin, du symbole du Troisime Reich du national-socialisme encore qu'il s'agisse l d'un cas

    particulier qui mrite qu'on l'examine plus en dtail.

    Un chef charismatique qui remplace l'institution politiqueLe second symbole est celui du chef [9] : il exera une influence immdiate dans le mouvement des spiritualistesfranciscains pour lesquels saint Franois reprsentait l'accomplissement de la prophtie joachimite, et dont l'effet futrenforc par les spculations de Dante sur le Dux du nouvel ge spirituel.

    On retrouve ensuite sa trace dans les personnages paracltiques des homines spirituales et des homines novide la fin du Moyen ge, de la Renaissance et de la Rforme ;

    il constitue ensuite une composante du Principe de Machiavel et, l'poque de la scularisation, il apparat sous la forme des surhommes chez Condorcet, Comte et Marx, pour finalement dominer la scne contemporaine par le biais des chefs paracltiques des nouveaux rgnes.

    Un prophte qui annonce le nouvel geLe troisime symbole, parfois ml au second, est celui du prophte du nouvel ge.

    Pour accrotre la validit et la force de conviction de l'ide d'un Troisime Rgne final, il faut prsupposer que leprocessus historique, en tant que totalit intelligible et signifiante, est accessible la connaissance humaine, soit parune rvlation directe, soit par la gnose spculative.

    Ainsi, le prophte gnostique ou, dans les priodes sculires ultrieures, l'intellectuel gnostique devient-ilune composante de la civilisation moderne. Joachim lui-mme est le premier exemple de ce genre.

    L'abandon des autorits et institutions religieuses pour unecommunaut de personnes spirituellement autonomesLe quatrime symbole est celui de la communaut des personnes autonomes sur le plan spirituel.

    Le troisime ge de Joachim, grce la nouvelle descente de l'esprit, mtamorphosera les hommes en membresdu nouveau rgne sans l'intermdiaire sacramentel de la grce. Au cours du troisime ge, l'glise cessera d'exister,car les hommes recevront les dons charismatiques ncessaires la vie parfaite sans qu'il soit besoin d'administrerles sacrements.

    Bien que Joachim lui-mme envisaget concrtement la nouvelle poque comme un ordre monacal, le principe

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN d'une communaut spirituelle parfaite pouvant se passer de toute autorit institutionnelle n'en fut pas moinsformul.

    Cette ide allait connatre de nombreuses variantes.

    On la retrouve diffrents degrs de puret dans les sectes du Moyen ge et de la Renaissance, ainsi quedans les glises puritaines des Saints ;

    sous sa forme sculire, elle est devenue une composante importante du credo dmocratique contemporain, et elle constitue le noyau dynamique du mysticisme marxiste du rgne de la libert et du dprissement de

    l'tat. Le Troisime Reich national-socialiste est un cas particulier. Il est clair que la prophtie millnariste de Hitler

    drive bien de la spculation joachimite par l'entremise, en Allemagne, de l'aile anabaptiste de la Rforme et duchristianisme johannique de Fichte, Hegel et Schelling.

    Transcendance contre immanentisme

    Le problme de la signification de l'histoireCet expos des symboles joachimites, ce bref survol de ses variantes ultrieures [...] ont clairement montr que lanouvelle eschatologie affecte considrablement la structure de la politique moderne.

    Elle a engendr un symbolisme bien dlimit au moyen duquel les socits politiques occidentales interprtent lasignification de leur existence, et les adhrents de l'une ou l'autre de ses variantes dfinissent l'organisation de lasocit tant sur le plan intrieur que sur la scne mondiale.

    Toutefois, jusqu' maintenant, le symbolisme a t accept au niveau de l'auto-interprtation et dcrit comme unphnomne historique. Il nous faut maintenant soumettre ses principaux aspects l'analyse critique, le fondementd'une telle analyse devant tre pos en formulant le problme pertinent au niveau thorique.

    L'eschatologie joachimite spcule, par nature, sur la signification de l'histoire.Pour mieux faire apparatre sa spcificit, il faut l'opposer la philosophie chrtienne de l'histoire en vigueur cette poque, savoir la spculation augustinienne.

    L'eschatologie chrtienne ou le triomphe de latranscendance

    L'ide judo-chrtienne d'une fin de l'histoire, au sens d'un tat de perfection intelligible, tait apparue dans laspculation traditionnelle.

    L'histoire ne se droulait plus de faon cyclique, comme c'tait le cas chez Platon et Aristote, mais elle avaitacquis une direction et un but.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Par-del le messianisme juif au sens strict, la conception spcifiquement chrtienne de l'histoire avait alorsprogress vers une comprhension de la fin de l'histoire en termes d'accomplissement transcendantal.

    En laborant cette conception thorique, saint Augustin distinguait entre

    une sphre profane de l'histoire, au sein de laquelle les empires se faisaient et se dfaisaient, et une histoire sacre dont le point culminant tait l'apparition du Christ et la fondation de l'glise.

    Il insrait en outre l'histoire sacre dans une histoire transcendantale, celle de la civitas Dei qui inclue lesvnements survenant dans la sphre anglique ainsi que le sabbat ternel transcendantal.

    Seule cette histoire transcendantale, qui comprend le plerinage terrestre de l'glise, tait oriente vers sonachvement eschatologique.

    L'histoire profane, pour sa part, ne bnficiait pas d'une telle orientation, elle ne faisait qu'attendre la fin, et sonmode d'existence tait celui de la saeculum senescens [10].

    L'eschatologie joachimite ou la contre-attaque del'immanentisme

    l'poque de Joachim, la civilisation occidentale tait en pleine expansion ; or, une poque qui commenait prendre conscience de sa vigueur ne pouvait pas aisment supporter le dfaitisme augustinien en ce quiconcerne la sphre mondaine de l'existence.

    La spculation joachimite apparut comme une tentative pour doter le cours immanent de l'histoire d'une significationque n'autorisait pas la conception augustinienne.

    Pour ce faire, Joachim utilisa les moyens sa disposition, c'est--dire la signification de l'histoire transcendantale. Lelien avec le christianisme ne fut pas perdu au cours de cette premire tentative occidentale d'uneimmanentisation de signification.

    Le nouvel ge de Joachim devait apporter un surcrot de plnitude spirituelle au sein de l'histoire, lequel ne seraitpas d une ruption immanente, mais se produirait grce une nouvelle irruption transcendantale de l'Esprit.

    L'ide d'une plnitude spirituelle radicalement immanente ne se fit jour que lentement, au cours d'un long processusque nous pourrions approximativement baptiser de l'humanisme aux Lumires : ce n'est qu'au XVIIIe sicle,avec l'ide de progrs, que l'accroissement de signification dans l'histoire devint un phnomne compltementintramondain, sans irruptions transcendantales.

    Nous appellerons scularisation cette seconde tape du processus d'immanentisation.

    L'immanentisation joachimite fit apparatre un problme thorique inconnu de l'antiquit classique et de la chrtientorthodoxe, le problme d'un eidos de l'histoire [11].

    Le mythe moderne du sens de l'histoire

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Du caractre illusoire d'un eidos, d'une signification ou d'unsens de l'histoire

    Certes, dans la spculation grecque on rencontre galement le problme de l'essence en politique, puisque, pourPlaton comme pour Aristote, la polis a un eidos. Mais la ralisation de cette essence est soumise au rythme de lacroissance et du dclin, et ce rythme de l'incarnation, tout comme la dsincarnation de l'essence dans la ralitpolitique, ne constitue nullement un eidos supplmentaire, mais le mystre de l'existence.

    La vrit sotriologique du christianisme rompt ainsi le rythme de l'existence : par-del les succs et les reverstemporels, l'homme accde sa destine surnaturelle, la perfection, par la grce, dans l'au-del. L'homme etl'humanit trouvent dsormais un accomplissement, mais au-del de la nature. Ici non plus on n'a pas affaire uneidos de l'histoire car le domaine surnaturel eschatologique n'est pas une nature au sens philosophique, immanent.Par consquent, le problme d'un eidos de l'histoire ne se pose que lorsque l'accomplissement chrtientranscendantal est immanentis. Mais une telle hypostase immanentiste de l'eschaton est une erreur au niveauthorique. Il ne suffit pas d'affirmer arbitrairement que les choses sont et qu'elles ont une essence pour qu'ellessoient effectivement et qu'elles aient une essence. Le cours de l'histoire, dans son ensemble, n'est pas un objetd'exprience ; l'histoire n'a pas d'eidos, car le cours de l'histoire s'tend jusqu'au futur inconnu. Ainsi la significationde l'histoire est-elle une illusion, et cet eidos illusoire est engendr du fait que l'on traite un symbole de la foicomme s'il s'agissait d'une proposition concernant un objet d'exprience immanent.

    La richesse du symbolisme chrtienLe caractre erron d'un eidos de l'histoire a en principe t dmontr, mais nous pouvons et nous devons pousserl'analyse plus en dtail. Le symbolisme chrtien d'une destination surnaturelle recle en lui-mme une structurethorique que l'on retrouve jusque dans les variantes de l'immanentisation. Le progrs du plerin, la sanctificationde la vie, reprsentent

    un mouvement qui se dirige vers un telos, un but ; et ce but, la vision batifique, consiste en un tat de perfection.

    On peut donc distinguer dans le symbolisme chrtien

    le mouvement, qui constitue sa composante tlologique, et l'tat de valeur suprme qui constitue sa composante axiologique [12].

    Les variantes de l'immanentisation moderniste

    Ces deux composantes se retrouvent dans les variantes d'immanentisation, et nous pouvons par consquent lesranger en variantes qui accentuent

    soit la composante tlologique, soit la composante axiologique, moins encore qu'elles ne les combinent toutes deux dans leur symbolisme.

    L'IMMANENTISATION PARTIR DU MOUVEMENT

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Dans le premier cas, lorsque l'accent est mis avec insistance sur le mouvement, sans qu'on ait une ide trsclaire de la perfection finale, on aboutit une interprtation progressiste de l'histoire. L'objectif n'a pas besoind'tre clarifi, car des penseurs progressistes comme Diderot ou d'Alembert prennent pour critre un choix defacteurs dsirables et interprtent le progrs comme un accroissement qualitatif et quantitatif du bien prsent, et telest le sens rducteur du proverbe abondance ne nuit pas . Il s'agit l d'une attitude conservatrice qui peut devenirractionnaire, moins que nous n'adaptions le critre original l'volution de la situation historique.

    L'IMMANENTISATION PARTIR DE L'TAT DE PERFECTION

    Dans le second cas, lorsqu'on insiste fortement sur l'tat de perfection, sans que les moyens ncessaires sonaccomplissement soient clairement explicits, on aboutit l'utopie.

    Elle peut prendre la forme d'un monde imaginaire axiologique, comme dans le cas de l'utopie de More, lorsquele penseur est encore conscient du fait que le rve est irralisable, et des raisons pour lesquelles il l'est ;

    ou bien si l'on est encore moins consquent au niveau thorique, elle peut prendre la forme de diffrentsidalismes sociaux, comme l'abolition de la guerre, de la rpartition ingale de la proprit, de la peur et dumanque.

    L'IMMANENTISATION PARTIR DE L'ENSEMBLE DU SYMBOLISME CHRTIEN

    Enfin, l'immanentisation peut s'tendre la totalit du symbolisme chrtien. Il en rsultera alors le mysticismeactiviste d'un tat de perfection qui s'accomplira par une mtamorphose rvolutionnaire de la nature humaine,comme par exemple dans le marxisme.

    La modernit ou l'immanentisation de l'eschatonchrtien

    De la recherche des causes d'une telle erreur

    Nous sommes maintenant en mesure de reprendre l'analyse au niveau des principes. La tentative de construire uneidos de l'histoire conduira l'immanentisation errone de l'eschaton chrtien. Mais le fait de comprendre que cettetentative est errone suscite des questions droutantes concernant le type d'hommes susceptibles de commettreune telle erreur. L'erreur paraissant plutt lmentaire,

    peut-on prtendre que les penseurs qui l'ont commise n'taient pas assez intelligents pour s'en apercevoir ? Ou bien faut-il supposer que, tout en l'ayant perue, ils l'auraient nanmoins rpandue pour quelque obscure et

    malfique raison ?

    Du seul fait qu'on formule de telles questions, on y rpond par la ngative : on ne peut videmment pasexpliquer sept sicles d'histoire intellectuelle par la stupidit et la malhonntet.

    Bien plutt faut-il supposer une impulsion l'oeuvre dans l'me de ces hommes, qui les aurait rendus aveugles cette erreur.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Nous ne dcouvrirons pas la nature de cette impulsion, quand bien mme nous soumettrions la structure de l'erreur une analyse encore plus attentive. Il nous faut bien plutt nous concentrer sur ce que ces penseurs ont accompliau moyen de cette construction errone.

    Sur ce point, il n'y a pas de doute possible. Ils sont parvenus la certitude en ce qui concerne la signification del'histoire et la propre place qu'ils y occupent, place qu'ils n'auraient pas occupe sinon.

    Des anxits lies l'exigence d'une vie chrtienneOr les certitudes exigent que les incertitudes et leur cortge d'anxit soient dpasss, et nous pouvonsalors poser la question suivante : quelle incertitude particulire pouvait bien tre si pnible qu'il fallt, pourla surmonter, recourir au moyen douteux d'une immanentisation errone ?

    La rponse ne se fait gure attendre : l'incertitude est l'essence mme du christianisme. Le sentiment descurit dans un monde empli de divinits a disparu en mme temps que les divinits elles-mmes ; lorsque lemonde est d-divinis, la communication avec le Dieu transcendant au monde se rduit au lien fragile de la foi ausens d'Hbreux (11,1), c'est--dire la substance des biens que nous esprons et la preuve des ralits que nous nevoyons pas.

    D'un point de vue ontologique, la substance des biens que nous esprons ne peut rsider que dans la foielle-mme, et

    d'un point de vue pistmologique, il n'existe aucune preuve des ralits que nous ne voyons pas, si ce n'est nouveau la foi [13].

    Le lien est certes tnu et risque de se dfaire aisment. La vie de l'me ouverte Dieu, l'attente, les priodesd'aridit et de stagnation, de culpabilit et de dcouragement, de contrition et de repentir, de renoncement etd'espoir contre tout espoir, les motions silencieuses de l'amour et de la grce, le fait de trembler au bordd'une certitude qui, ds lors qu'elle est obtenue, se rvle sur le mode de la perte la lgret mmede cet difice peut se rvler un fardeau trop lourd pour des hommes qui aspirent se rendre matres d'uneexprience.

    Le nombre d'adversaires du christianisme crot mesure deson succsLe danger d'un renversement de la foi un degr socialement significatif augmentera dans la mesure o lechristianisme obtiendra un succs mondial, c'est--dire qu'il augmentera lorsque le christianisme, soutenu par lapression institutionnelle, pntrera profondment une aire de civilisation et lorsque, simultanment, il subira unprocessus interne de spiritualisation, parachevant son essence.

    Plus il y aura de gens, spontanment attirs ou sur lesquels on fait pression, pntrer dans l'orbitechrtienne, plus grand sera le nombre de ceux qui parmi eux n'auront pas la rsistance spirituellencessaire pour affronter les aventures hroques de l'me qu'exige le christianisme ; et la probabilit d'undclin de la foi augmentera avec le progrs de la civilisation en matire d'ducation, d'instruction maisgalement au fur et mesure que le dbat d'ides sur le srieux du christianisme sera accessible davantage de personnes.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN la recherche de solutions alternatives avec la gnoseCes deux processus ont caractris le haut Moyen ge. Peu importent ici les dtails historiques : qu'il nous suffisede faire brivement allusion l'accroissement des socits urbaines et leur intense culture spirituelle quiconstiturent les premiers centres partir desquels le danger a atteint la socit occidentale en gnral.

    Si la conjoncture d'une chute ou d'un dclin de la foi au sens chrtien devient un phnomne de masse, lesconsquences dpendront du contenu de l'environnement de civilisation dans lequel tombent les agnostiques.

    Un homme ne peut pas retomber en lui-mme, au sens absolu du terme, car, s'il essayait, il dcouvrirait trsbientt qu'il est tomb dans un abme de dsespoir et de nant, et il lui faudrait retomber dans l'expriencespirituelle d'une culture moins diffrencie.

    Dans les conditions qui taient celles de la civilisation au XIIe sicle, il tait impossible de retomber dans lepolythisme grco-romain car il ne faisait plus partie de la culture vivante d'une socit, ses restes rabougris nepouvant gure tre ranims car ils avaient perdu tout attrait pour des hommes ayant got au christianisme.

    Il n'tait de retombe possible de la foi que vers des alternatives empiriques, suffisamment proches del'exprience de la foi pour que seul un oeil perspicace pt apprhender la diffrence, mais qui s'enloignaient en mme temps assez pour remdier l'incertitude de la foi au sens strict.

    La gnose, qui avait accompagn le christianisme ds ses dbuts [14], proposait de telles alternativesempiriques.

    Le processus gnostique de re-divinisation de l'homme

    Les expriences gnostiques de re-divinisation de l'hommeNous ne pouvons pas nous permettre dans le cadre de cette tude de dcrire la gnose de l'Antiquit ni de retracerl'histoire de sa transmission au cours du Moyen Age occidental : qu'il suffise de dire qu' cette poque la gnosereprsentait une culture religieuse vivante dans laquelle les hommes pouvaient retomber.

    La tentative d'immanentiser la signification de l'existence est, essentiellement, une tentative pourapprhender de manire plus ferme que ne le permet la cognitio fidei, la connaissance de la foi, notreconnaissance de la transcendance ; or, les expriences gnostiques offrent cette prise plus ferme dans la mesure oelles consistent en une dilatation de l'me au point que Dieu est incorpor l'existence de l'homme.

    Cette dilatation engage les diffrentes facults humaines, et on peut par consquent distinguer une srie devariantes gnostiques en fonction de la facult prdominante dans l'acte d'apprhender Dieu.

    La gnose peut tre essentiellement intellectuelle et prendre la forme de la pntration spculative du mystrede la cration et de l'existence, comme c'est par exemple le cas de la gnose spculative chez Hegel ouSchelling.

    Elle peut tre aussi essentiellement motionnelle et prendre la forme d'un sjour de la substance divine dans

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN l'me humaine, comme par exemple chez les chefs des sectes paracltiques.

    Ou bien encore elle peut tre volontariste et prendre la forme d'une rdemption activiste de l'homme et de lasocit, comme dans le cas des activistes rvolutionnaires : Comte, Marx, ou Hitler.

    De telles expriences gnostiques, dans leur grande diversit, constituent le noyau de la re-divinisation de lasocit car les hommes qui sont sujets de telles expriences se divinisent eux-mmes en substituant lafoi au sens chrtien [15] des modes de participation plus massifs la divinit.

    Des mouvements gnostiques en conflit les uns avec lesautres

    Il faut bien comprendre que ces expriences constituent le noyau actif de l'eschatologie immanentiste, faute de quoila logique interne de l'volution politique occidentale, qui va de l'immanentisme mdival l'humanisme, auxLumires, au progressisme, au libralisme, au positivisme et au marxisme, n'apparatra pas clairement.

    Les symboles intellectuels mis en oeuvre par les diffrents types d'immanentistes entreront souvent enconflit les uns avec les autres, de mme que s'opposeront les diffrents types de gnostiques. On imaginefacilement l'indignation d'un humaniste libral qui l'on dirait que son immanentisme constitue une tape sur la voiedu marxisme.

    Il ne sera donc pas superflu de rappeler le principe en vertu duquel la substance de l'histoire doit tre issue del'exprience et non des ides.

    Un mme mythe du surhomme ou de l'homme difiLa scularisation pourrait se dfinir comme la radicalisation des formes antrieures de l'immanentismeparacltique, car la divinisation empirique de l'homme est plus radicale dans le cas de la scularisation.

    Feuerbach et Marx, par exemple, ont interprt le Dieu transcendant comme la projection de ce que l'hommea de meilleur en lui dans un au-del hypostatique ; leurs yeux, le grand tournant de l'histoire interviendraitpar consquent lorsque l'homme se rapproprierait cette projection et que, prenant conscience qu'il estlui-mme Dieu, il se mtamorphoserait en surhomme. [16].

    En fait, cette mtamorphose marxiste porte son paroxysme une exprience mdivale moins radicale qui attirel'esprit de Dieu en l'homme, tout en laissant Dieu lui-mme sa transcendance.

    Le surhomme caractrise le terme d'une volution o l'on trouve des personnages tels que l' homme difi desmystiques anglais de la Rforme [17].

    De l'hritage gnostique du nopaganisme moderneEn outre, ces considrations expliqueront et justifieront l'avertissement que nous avons lanc plus haut contre la

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN caractrisation des mouvements politiques modernes comme nopaens.

    Les expriences gnostiques dterminent une structure de la ralit politique sui generis. Une ligne detransformation progressive relie le gnosticisme mdival au gnosticisme contemporain.

    Et cette transformation est si progressive qu'il serait difficile de dcider si les phnomnes contemporains devraienttre qualifis de chrtiens du fait qu'ils constituent manifestement une excroissance des hrsies chrtiennes duMoyen ge, ou si ce sont les phnomnes mdivaux qui devraient tre qualifis d'antichrtiens du fait qu'ils sontmanifestement l'origine de l'antichristianisme moderne.

    Il vaut mieux laisser de ct de telles questions, et reconnatre que l'essence de la modernit consiste en unaccroissement du gnosticisme.

    Brve histoire de la gnose

    Ds l'origine : la gnose contre le christianismeLa gnose a accompagn le christianisme ds ses dbuts : on en trouve trace chez saint Paul et chez saint Jean [18].

    L'hrsie gnostique tait le grand adversaire du christianisme aux premiers sicles, et Irne a renducompte de ses diffrentes versions qu'il a critiques dans son ouvrage Adversus Haereses (vers 180) un classique sur ce sujet, que tout tudiant dsireux de comprendre les ides et les mouvements politiquesmodernes consultera encore avec profit.

    Outre la gnose chrtienne, il existait galement

    une gnose juive, une gnose paenne et une gnose islamique, dont l'origine commune doit trs vraisemblablement tre recherche dans la gnose empirique fondamentale en

    vigueur dans l'aire culturelle syriaque prchrtienne.

    Naissance de la modernit dans la spculation gnostiquesur l'histoire

    Toutefois, la gnose n'a nulle part revtu la forme d'une spculation sur la signification de l'histoire immanente commece fut le cas du haut Moyen ge ; la gnose ne conduit pas ncessairement la construction errone de l'histoire,caractristique de la modernit depuis Joachim. Par consquent, le dsir de certitude doit receler une autrecomposante qui tire la gnose vers la spculation historique. Cette composante supplmentaire consiste dans l'essorde la civilisation occidentale du haut Moyen ge. Il s'agit de l'mergence d'une nouvelle poque en qute de sasignification, une croissance consciente d'elle-mme qui ne se contente pas d'une interprtation en termes desnescence. Effectivement, la signification dont se dota la civilisation occidentale suivit de prs son essor et sadiffrenciation.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN La croissance spirituelle de l'Occident travers les Ordres, partir de Cluny, trouva son expression dans la

    spculation joachimite, au moyen de l'ide d'un Troisime Rgne monastique ; tandis que le premier humanisme philosophique et littraire trouva son expression chez Dante et Ptrarque dans l'ide

    d'un empire apollinien, d'un Troisime Rgne de la vie intellectuelle qui succdait aux ordres spirituel ettemporel de l'empire [19] ; et,

    l'poque du rationalisme, quelqu'un comme Condorcet conut l'ide d'une civilisation unifie de l'humanit, ochacun serait un intellectuel franais [20].

    Au niveau social, les reprsentants de ces mouvements changrent leur tour, compte tenu de la diffrenciation etde l'organisation de la socit occidentale.

    Aux premires tapes de la modernit, ces reprsentants taient les citoyens et les paysans par opposition lasocit fodale ;

    puis, au cours des tapes ultrieures de la modernit, ce fut la bourgeoisie progressiste, les travailleurssocialistes et la petite bourgeoisie fasciste.

    Le scientisme contemporain ou la spculation gnostiquesur un troisime ge de la scienceEn dfinitive, compte tenu des progrs extraordinaires de la science depuis le XVIIe sicle, le nouvel instrument deconnaissance devint, invitablement est-on tent de dire, le vhicule symbolique de la vrit gnostique.

    Dans la spculation gnostique du scientisme, cette variante particulire atteignit son point culminant lorsque lepositiviste qui avait men la science son degr le plus lev de perfection remplaa l're du Christ par celle deComte.

    Le scientisme est demeur jusqu' nos jours l'un des mouvements gnostiques les plus forts de la socit occidentale; et l'orgueil immanentiste dans la science est si fort que mme les sciences particulires ont laiss chacune unetrace visible dans les variantes du salut, travers la physique, l'conomie, la sociologie, la biologie et la psychologie.

    De l'mergence de la socit moderne qui s'autointerprteavec des symboles joachimites du XIIe sicleCette analyse des composantes de la spculation gnostique moderne ne prtend pas tre exhaustive, mais elle a tpousse suffisamment loin pour notre objectif immdiat, savoir lucider les expriences qui dterminentl'organisation politique de la socit occidentale en empruntant la symbolique du Troisime Rgne.

    On y voit merger l'image d'une socit dont l'unit est reconnaissable et intelligible du fait de son volution en tantque reprsentante d'une vrit de type gnostique historiquement unique.

    En suivant la procdure aristotlicienne, l'analyse est partie de l'auto-interprtation de la socit au moyendes symboles joachimites du XIIe sicle.

    Leur signification ayant t dsormais lucide grce la comprhension thorique, on peut assigner une date au

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN commencement de ce processus de civilisation.

    Une date convenable pour ses dbuts formels serait le dclenchement du gnosticisme ancien par Scot rigne au IXe sicle, car ses oeuvres, ainsi que celles de Denys l'Aropagite dont il fut le traducteur, exercrent une influencecontinue sur les sectes gnostiques clandestines avant qu'elles n'mergent la surface aux XIIe et XIIIe sicles.

    Il s'agit l d'une longue priode de mille annes, suffisamment longue pour avoir suscit bien des rflexions quant son dclin et sa fin.

    La solution gnostique l'incertitude de la foi

    Le paradoxe d'un dclin dans le progrsCes rflexions sur la socit occidentale considre en tant que priode de civilisation, et qu'on peut prendre en vueglobalement, du fait qu'elle se meut de faon intelligible vers une fin, ont soulev les questions les plus pineuses etles plus harcelantes pour un tudiant de science politique occidentale.

    D'une part, comme vous le savez, un flot ininterrompu de littrature propos du dclin de la civilisationoccidentale a vu le jour partir du XVIIIe sicle ; et, quelle que soit la mfiance qu'on puisse prouvervis--vis de telle ou telle thse en particulier, il est indniable que les thoriciens du dclin ont raisondans l'ensemble.

    D'autre part, ce qui caractrise essentiellement cette mme priode, c'est une vitalit exubrante et croissantedes sciences, de la technologie, du contrle matriel de l'environnement, de l'accroissement de la population, duniveau de vie, de sant et de confort, de l'ducation de masse, de la conscience sociale et de la responsabilit ;et ici encore, quelle que soit la mfiance qu'on puisse prouver vis--vis de telle ou telle rubrique danscette numration, il est galement indniable que les progressistes ont raison.

    Ce conflit des interprtations conduit poser une question que l'on pressent pineuse, celle de savoir comment unecivilisation peut simultanment progresser et dcliner.

    La prise en considration de cette question s'impose, dans la mesure o l'analyse du gnosticisme moderne enfournira peut-tre une solution, au moins partiellement.

    La solution gnostique l'incertitude de la foi : l'abandon dela transcendance

    La spculation gnostique surmonta l'incertitude de la foi en abandonnant la transcendance et en confrant l'homme ainsi qu' son action dans le monde la signification d'un accomplissement eschatologique.

    Au fur et mesure que cette immanentisation progressait au niveau empirique, le processus de civilisation devintune oeuvre mystique de salut personnel. La force spirituelle de l'me qui, dans le christianisme, tait consacre lasanctification de la vie pouvait dsormais se tourner vers la cration beaucoup plus sduisante, plus tangible etsurtout plus facile, du paradis terrestre.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN Le processus de civilisation devint un divertissement, au sens pascalien du terme, mais un divertissement quiabsorbait de faon dmonique en lui-mme la destine ternelle de l'homme et qui se substituait la vie de l'esprit.

    Nietzsche a exprim de la manire la plus concise la nature de cette diversion dmonique en posant la question desavoir pourquoi il fallait vivre dans la condition embarrassante d'un tre ayant besoin de l'amour et de la grce deDieu.

    Aimez-vous vous-mmes par grce ds lors vous n'avez plus besoin de votre Dieu et tout ledrame de la chute et de la rdemption se joue intgralement en vous-mmes [21] !

    , telle tait la solution qu'il prconisait.

    Or, comment ce miracle, ce miracle du salut personnel, peut-il s'accomplir, et comment cette rdemption est-ellepossible en tendant la grce soi-mme ?

    La grande rponse historique a t fournie par les types successifs d'action gnostiques qui ont faonn la civilisationmoderne. Le miracle s'est accompli successivement

    grce aux oeuvres littraires et artistiques qui ont assur l'immortalit de renomme l'intellectuel humaniste, grce la discipline et la russite conomique qui garantissait le salut au Saint puritain, grce la contribution que fournirent la civilisation les libraux et les progressistes et, en dfinitive, grce l'action rvolutionnaire qui tablira le communisme ou quelque autre millnaire gnostique.

    Ainsi le gnosticisme a-t-il libr de faon trs efficace les forces humaines en vue d'difier une civilisation, larcompense par le salut dpendant de l'ardeur des hommes agir en ce monde.

    Le rsultat historique fut stupfiant. Les ressources humaines qui se manifestrent sous une telle pression furent enelles-mmes une rvlation, et leur application l'oeuvre civilisatrice engendra le spectacle vraiment magnifique duprogrs de la socit occidentale.

    Si stupides que puissent paratre certaines considrations superficielles, la croyance rpandue que la civilisationmoderne est la Civilisation par excellence est tout fait justifie d'un point de vue empirique ; le fait de se voiroctroyer la signification du salut est l'origine de l'mergence de l'Occident et constitue effectivement uneapocalypse de civilisation.

    Le salut immanent des gnostiquesUne ombre ternit toutefois ce spectacle apocalyptique, car cette expansion radieuse s'accompagne d'un danger quicrot rapidement avec le progrs.

    La nature de ce danger est devenue apparente sous la forme que prit l'ide de salut immanent dans le gnosticismede Comte. Le fondateur du positivisme a institutionnalis une rcompense pour ceux qui contribuaient lacivilisation, en assurant dans la mmoire de l'humanit l'immortalit du souvenir de celui qui y avait collabor et deson action. Une telle immortalit comportait des degrs honorifiques, l'honneur suprme consistant dans l'inscription

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN du meilleur des collaborateurs au calendrier des saints positivistes.

    Mais qu'arrivera-t-il, dans un tel contexte, aux hommes qui prfreraient suivre Dieu plutt que le nouvelAuguste Comte ?

    De tels mcrants, qui n'aspiraient pas apporter leur contribution sociale en fonction des critres de Comte, taienttout simplement vous l'enfer de l'oubli social.

    Cette ide mrite qu'on s'y arrte. Voici un Paraclet gnostique qui s'rige lui-mme en Jugement dernier del'humanit, dcidant de l'immortalit ou de l'annihilation de tout tre humain.

    Le totalitarisme : terme du progrs gnostiqueIl est clair que la civilisation matrielle de l'Occident continue progresser ; mais ce niveau ascendant decivilisation, le symbolisme progressif des contributions, de la commmoration et de l'oubli dessine lescontours de ces trous d'oubli dans lesquels les rdempteurs divins des empires gnostiques prcipitentleurs victimes avec une balle dans la nuque.

    Cette fin du progrs n'avait pas t imagine aux temps alcyoniens de l'exubrance gnostique. Milton libra Adam etve, porteurs en eux d'un paradis beaucoup plus heureux que le paradis perdu [22] ; lorsqu'ils se mirent enroute, le monde entier tait devant eux et ils se rjouissaient en pensant la fin heureuse qui les attendait .

    Mais, d'un point de vue historique, lorsque l'homme se met en route, porteur en lui du Paradis gnostique, etlorsqu'il pntre dans le monde qui s'ouvre devant lui, il est peu de choses dont il puisse se rjouir en pensant cette fin qui n'est pas si heureuse que cela.

    La mort de l'esprit est le prix du progrs. C'est Nietzsche qui a rvl ce mystre de l'apocalypse occidentaleen annonant que Dieu tait mort et qu'il avait t tu [23]. Ce meurtre gnostique est en permanence perptrpar les hommes qui sacrifient Dieu la civilisation. Plus toutes les nergies humaines s'adonnent avec ferveur la grande entreprise de salut en agissant de faon immanente dans le monde, plus les tres humains qui s'engagentdans cette entreprise s'loignent de la vie de l'esprit.

    Et puisque la vie de l'esprit est la source de l'ordre dans l'homme et la socit, le succs mme d'une civilisationgnostique est la cause de son dclin.Une civilisation peut certes progresser et dcliner simultanment, mais pas ternellement.

    Ce processus ambigu atteint ncessairement sa limite lorsqu'une secte activiste reprsentant la vritgnostique organise la civilisation en un empire sous sa domination.

    Le totalitarisme, dfini comme le gouvernement existentiel des activistes gnostiques, est la forme ultime d'unecivilisation progressiste.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN [1] Sur la transition du christianisme eschatologique au christianisme apocalyptique, voir Alois Dempf, Sacrum Imperium, Munich et Berlin, 1929,p.71 sq.

    [2] Albert Schweitzer, Geschichte der Leben Jesu Forschung, Tubingen,1920, p. 406 sq. ; et Maurice Goguel, Jsus, 2e d., Paris, 1950, chapitresur La crise galilenne .

    [3] Sur la tension dans le christianisme primitif, l'accueil de la Rvlation et son rle dans l'eschatologie occidentale rvolutionnaire, voir JakobTaubes, Abendlndische Eschatologie, Berne, 1947, notamment p. 69 sq.

    [4] Saint Augustin, Civitas Dei, XX, 7, 8 et 9.

    [5] Daniel 2,44.

    [6] Virgile, Enide, I, 278-279. (Paris, Les Belles Lettres, 1946, texte tabli par H. Goelzer et traduit par A. Bellessort : Je n'assigne de borne ni leur puissance ni leur dure [il s'agit des Romains] : je leur ai donn un empire sans fin [N.d.T.].)

    [7] Pour les nombreuses sources, voir Ernst Troeltsch, Die Soziallehren der christlichen Kirchen und Gruppen, Tubingen, 1912, p. 112.

    [8] Sur Joachim de Flore, voir Herbert Grundmann, Studien ber joachim von floris, leipzig, 1927 ; a. dempf, op. cit., p. 269 sq. ; Ernesto Buonaiuti,gioacchino da fiore, Rome, 1931 ; ainsi que, du mme auteur, l' introduction au Tractatus super quatuor evangelia de Joachim, Rome, 1930 ;enfin, les chapitres consacrs Joachim dans l'ouvrage de Jakob Taubes, op. cit., et dans celui de Karl Lwith, Meaning in history, Chicago,1949.

    [9] Pour les transformations ultrieures du joachimisme, voir K. Lwith, op. cit., Appendice I, Modern Transfigurations of Joachism .

    [10] Dans la thorie augustinienne, la phase historique inaugure par le Christ tait la sixime, la dernire sur terre, la vieillesse de l'humanit[N.d.T.], d'une poque qui vieillit. Pour un expos de la conception de l'histoire chez Augustin, voir K. Lwith, op. cit .

    [11] Sur l'eidos en histoire, voir Hans Urs von Balthasar, Theologie der Geschichte, Einsiedeln, 1950 (trad. fr., La Thologie de l'histoire, Paris,Fayard, 1970), et K. Lwith, op. cit., passim.

    [12] Sur la distinction des deux composantes (qu'a introduite Troeltsch) et le dbat thologique qui s'en est suivi, voir H. U. Von Balthasar,Prometheus, Heidelberg, 1947, p. 12 sq.

    [13] Nos rflexions sur l'incertitude de la foi doivent tre comprises comme une psychologie de l'exprience. En ce qui concerne la thologie de ladfinition de la foi dans Hbreux (11,1), que prsuppose notre analyse, voir Thomas d'Aquin, Somme thologique, II-II, Q. 4, Art. 1.

    [14] La recherche sur la gnose ogresse si rapidement que seule une tude des principales oeuvres de la dernire gnration pourra en faire saisirla porte. Citons les minents ouvrages d'Eugne de Faye, Gnostiques et Gnosticisme, 2e d., Paris, 1925 ; Hans Jonas, Gnosis und sptantikerGeist, Gttingen, 1934 ; Simone Ptrement, Le Dualisme chez Platon, les Gnostiques et les Manichens, Paris, 1947 ; et Hans Sderberg, LaReligion des Cathares, Uppsala, 1949.

    [15] Pour se faire une ide de la porte des phnomnes gnostiques l'poque moderne, voir H. U. von Balthasar, Prometheus, op. cit., p. 6.

    [16] propos du surhomme de Feuerbach et de Marx, voir Henri de Lubac, Le Drame de l'humanisme athe, 3e d., Paris, 1945, p. 15 sq. ; K.Lwith, op. cit., notamment la citation de la p. 36 sur les hommes nouveaux ; et ric Voegelin, The Formation of the Marxian RevolutionaryIdea , Review of Politics, vol. XII, 1950.

    [17] L' homme difi est un terme de Henry Nicholas (voir Rufus M. Jones, Studies in Mystical Religion, Londres, 1936, p. 434).

    [18] Pour la gnose dans le christianisme primitif, voir Rudolf Bultmann, Das Urchristentum im Rahmen der antiken Religionen, Zurich, 1949 (trad.

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  • La gnose mre de la modernit, par ric VGELIN fr. P. Jundt, Le Christianisme primitif dans le cadre des religions antiques, Paris, Payot, 1969, Prface de M. Goguel).

    [19] Sur l'empire apollinien en tant que Troisime Rgne, voir Karl Burdach, Reformation, Renaissance, Humanism, 2e d., Berlin et Leipzig,1926, p. 133 sq. ; et, du mme auteur, Rienzo und die geistige Wandlung seiner Zeit, Berlin, 1913-1928, vol. II/l : Vom Mittelalter zur Reformation,p. 542.

    [20] Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrs de l'esprit humain, 1795, p. 310-318 (Introduction, chronologie, bibliographie par A.Pons, Paris, Flammarion, 1998).

    [21] Nietzsche, Aurore, 79, Une proposition Penses sur les prjugs moraux. Fragments posthumes (1879-1881), textes et variantes tablispar G. Colli et M. Montinari, trad. fr. J. Hervier, Paris, Gallimard, 1970, p. 68).

    [22] Milton (1608-1674), trs concern par la campagne puritaine, passa les annes 1641 1660 crire des pamphlets en faveur de la libertreligieuse et civile. Le Paradis perdu (d. R. Ellrodt, trad. fr. Chateaubriand, Paris, Gallimard, 1995) parut en 1667 [N.d.T.].

    [23] Sur les passages concernant le meurtre de Dieu dans l'oeuvre de Nietzsche, la prhistoire de cette ide ainsi que le dbat littraire qu'ellea suscit, voir H. de Lubac, op. cit ., p. 40 sq. Pour un expos plus exhaustif de l'ide dans l'oeuvre de Nietzsche, voir Karl Jaspers, Nietzsche :Einfhrung in das Verstndnis seines Philosophierens ; Berlin et Leipzig, 1936, partir des rfrences dans l'index (trad. fr. Niel, lettre-prface deJ. Wahl, Nietzche ; introduction sa philosophie, Paris, Gallimard, 1978).

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