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La grâce dans la philosophie de Vladimir Jankélévitch Mémoire Arthur Désilets-Paquet Maîtrise en philosophie Maître ès arts (M.A.) Québec, Canada © Arthur Désilets-Paquet, 2016

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La grâce dans la philosophie de Vladimir

Jankélévitch

Mémoire

Arthur Désilets-Paquet

Maîtrise en philosophie

Maître ès arts (M.A.)

Québec, Canada

© Arthur Désilets-Paquet, 2016

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La grâce dans la philosophie de Vladimir

Jankélévitch

Mémoire

Arthur Désilets-Paquet

Sous la direction de :

Luc Langlois, directeur de recherche

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Résumé

Ce mémoire a pour objet de décrire l’opération de la grâce dans la pensée de

Jankélévitch. Pour y parvenir, notre exposé prendra la forme d’un itinéraire éthique. Nous

montrerons d’abord que l’homme peut vouloir de deux manières différentes. Il peut se

préférer lui-même, se placer comme finalité de son action ou bien, à l’inverse, choisir

l’autre comme point focal. Cette deuxième option ne va pas de soi et nécessite un effort de

liberté. Dans un deuxième temps, nous expliquerons que ces deux manières de vouloir

impliquent la conscience. Se préférer module la conscience tout comme préférer son

prochain. Or, la conscience est animée d’une dynamique propre. L’éthique devra chercher à

allier la manière de vouloir à celle-ci. Un bon vouloir en phase avec l’évolution de la

conscience mène à l’innocence, le stade ultime de la conscience, aussi appelée l’état de

grâce. Cet état de grâce est un point culminant, difficile à atteindre et qui commande un

important effort de liberté. Il rend possible l’opération de la grâce, objet de notre troisième

chapitre. L’opération de la grâce est un moment de conversion qui place l’homme au-

dessus de sa nature biologique et le fait coïncider avec un mouvement métempirique.

Lorsque cela se produit, l’agent touche au sommet de la vie morale jankélévitchienne, il

devient créateur de valeur, générateur de la morale.

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Table des matières

Résumé ........................................................................................................................ iii

Table des matières ....................................................................................................... iv

Liste des abréviations .................................................................................................. vi

Remerciements ........................................................................................................... vii

Introduction .................................................................................................................. 1

I Bergson, l’instinct et la liberté ................................................................................. 10

1. La pierre de touche bergsonienne .................................................................................. 12

1.1 Les deux mouvements de l’univers ..................................................................................... 12

1.2 La morale close ................................................................................................................... 15

1.3 La morale ouverte ................................................................................................................ 18

2. Alternative, instinct et égoïsme....................................................................................... 22

2.1 L’alternative et le choc en retour ......................................................................................... 24

2.2 Plaisirs, instincts, nature et égoïsme .................................................................................... 29

2.3 Infirmation de l’affirmation égoïste .................................................................................... 33

3. Contre nature et liberté .................................................................................................. 37

3.1 La liberté ............................................................................................................................. 38

3.2 Briser le destin ..................................................................................................................... 41

3.3 Ascension morale ................................................................................................................ 43

II Conscience, devenir et innocence ............................................................................ 49

2.1 La vie égoïste : dispersion, épaisseur et engourdissement ............................................. 50

2.1.1 Prolongement de la réflexion sur l’alternative : l’homme amphibolique du marécage .... 51

2.1.2 Combattre le diable ? ........................................................................................................ 55

2.1.3 Mal et méchanceté ............................................................................................................ 57

2.1.4 Amplifier et multiplier le mal : le diable est légion.......................................................... 60

2.2 L’odyssée de la conscience ............................................................................................ 66

2.2.1 Tout le possible doit arriver : conscience, devenir et vouloir ........................................... 66

2.2.2 L’Odyssée de la conscience : évolution et logique ....................................................... 70

2.2.3 Odyssée de la conscience et volonté ................................................................................ 75

2.3 La vie vertueuse ........................................................................................................... 77

2.3.1 Les vertus dans l’instant : le clignotement ....................................................................... 77

2.3.2 L’effilement vertueux ....................................................................................................... 83

2.3.3 L’innocence ultérieure ...................................................................................................... 91

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III La réalité, Dieu, la grâce ....................................................................................... 96

3.1 Dieu, la réalité et la quoddité ........................................................................................ 97

3.1.1 Les trois types de connaissance ........................................................................................ 98

3.1.2 Ontologie et quoddité ..................................................................................................... 104

3.1.3 Métaphysique et quoddité .............................................................................................. 109

3.2 Dieu et les hommes ..................................................................................................... 118

3.2.1 L’état de grâce ................................................................................................................ 118

3.2.2 La grâce .......................................................................................................................... 123

3.2.3 Faire pur ......................................................................................................................... 129

Conclusion................................................................................................................. 135

Bibliographie ............................................................................................................ 142

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Liste des abréviations

A : L’alternative

AES : L’aventure, l’ennui, le sérieux

AV : L’austérité et la Vie morale

HB : Henri Bergson

JI : Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, t. 1 : La manière et l’occasion

JIII : Le je-ne-sais-quoi et le presque-rien, t. 3 : La volonté de vouloir

M : La mort

OC : L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling

PI : Le pur et l’impur

PM : Le paradoxe de la morale

PP : Philosophie première

S : Sources

TV1 : Le traité des vertus, t. 1 : Le sérieux de l’intention

TV2 et TV2.2 : Le traité des vertus, t. 2 : Les vertus et l’amour, 1 et 2

TV3 : Le traité des vertus, t. 3 : L’innocence et la méchanceté

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Remerciements

Ce mémoire de maîtrise doit son existence aux appuis indéfectibles et au soutien

inaltérables de plusieurs personnes envers qui ma reconnaissance est immense. Avant toute

chose, je dois remercier mes parents pour leur support total depuis le tout début. Leur

confiance, leur exemple édifiant et leurs enseignements au sujet de l’amour, la vérité et

l’existence ont forgé mon esprit et insufflé une part de vécu élémentaire à la juste

compréhension de la grâce chez Jankélévitch. Ce n’est pas peu dire.

Je dois aussi absolument remercier monsieur Luc Langlois. La force et l’intelligence

de ses cours sur Kant et Habermas ont bouleversé mon cheminement académique et m’ont

fait continuer en philosophie. C’est un grand honneur que de travailler avec un professeur

aussi inspiré et tant dévoué à ses étudiants. Ses lectures minutieuses et ses commentaires

ont fortement déterminé la structure de ce mémoire. À l’évidence, je suis aussi tout à fait

obligé envers monsieur Jean François De Raymond qui a su me transmettre l’enseignement

de Jankélévitch et me pointer les clefs de lecture essentielles à la bonne intelligence de son

propos.

Finalement, je dois remercier en particulier la personne qui m’a accompagné corps

et âme dans les hauts et les bas tous les jours, celle qui a soigné ma commotion cérébrale,

mon stress et mes doutes, celle qui m’a encouragé et cru en moi dans mes questionnements,

qui m’a donné le courage et la volonté de compléter ma rédaction. Marylou, mon

amoureuse, merci de tout cœur.

Je dédie ce mémoire à toutes ces personnes pour leur don d’eux-mêmes et à ma

grand-mère Blanche, une femme touchée par la grâce s’il en est.

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Introduction

En 1954, Edmund Husserl publie La crise des sciences européennes et la

phénoménologie transcendantale1. Dans cet important ouvrage, le philosophe allemand

développe l’idée selon laquelle les sciences échappent aujourd’hui au monde de la vie

(Lebenswelt) qui les a fait naître pour prétendre à une existence autonome. Au moyen d’un

renversement total des causes et des effets, la science ne relaie plus la vie, mais prétend

plutôt l’organiser. C’est ce que Husserl illustre encore à l’aide d’un petit texte dans le

même volume : l’origine de la géométrie2. Dans celui-ci, le philosophe allemand propose

une généalogie de la géométrie. Il explique que c’est en raison de nécessités juridiques,

économiques et autres que l’homme a dû raffiner une technique : l’arpentage3. Or, cette

technique s’est améliorée, a évolué, s’est approfondie. Les mesures arpentées transitèrent

d’une approximation un peu vague à une précision presque parfaite. C’est à ce moment que

s’est produit le « saut idéal » où de la pratique est née la géométrie, la connaissance idéale4.

À partir de ce passage il a été possible de penser la géométrie en elle-même, de la

développer, d’explorer ses potentialités. Pourtant, si Husserl est juste dans son

raisonnement, cette découverte extraordinaire dissimule un risque latent. Avec

l’accroissement des recherches en géométrie et des découvertes subséquentes, la science

s’autonomise progressivement. Bientôt, son origine s’opacifie et l’idéal se désolidarise de

son fondement pratique. La géométrie peut être pensée, élaborée, travaillée sans qu’il ne

soit question d’une application pratique possible. Rapidement, on peut la considérer en elle-

même en dehors de toute autre référence. Ce faisant, on oublie son origine, alors que c’est

précisément là que se découvre son sens original. On pourra alors parler d’une crise : « Car

la crise d’une science, cela ne signifie rien de moins que le fait que sa scientificité

authentique – ou encore la façon dont elle a défini ses tâches et élaboré en conséquence sa

méthodologie – est devenue douteuse5».

1 Edmund Husserl, La crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Trad. fr. Gérard

Granel, Paris, Gallimard, 1976. 2 Ibid., p. 394-427. 3 Ibid., p. 424-425. 4 Ibid., p. 425. 5 Ibid., p. 7.

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Cette crise des sciences découvre une portée qui dépasse largement le spectre

scientifique de l’existence. En effet, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, la science

s’est révélée être l’instrument au moyen duquel on s’est mis à observer le monde6. On a

alors cherché à comprendre le monde de la vie à l’aide d’un outil qui s’en était séparé

complètement. L’humanité s’est vue réduite à une humanité de fait : « De simples sciences

de faits forment une simple humanité de fait7». Victimes collatérales de la crise, les

hommes ont ainsi perdu le sens même de leur existence. C’est ce renversement que Husserl

critique dans cet extrait passé à la postérité : « Les questions qu’elle (la science

européenne) exclut par principe sont précisément les questions qui sont les plus brûlantes à

notre époque malheureuse abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les

questions qui portent sur le sens ou sur l’absence de sens de toute cette existence

humaine8».

Ainsi, pour Husserl, la science doit opérer une contrerévolution de ses dérapages.

Les « bouleversements du destin » mandatent l’exercice d’une phénoménologie

transcendantale pour réaligner la vie et l’idéal. À l’évidence, c’est là une avenue disponible

et prometteuse pour découvrir les sources du sens de la vie. Une avenue qui convoque la

philosophie comme médiatrice. C’est un choix duquel on ne pourra pas se surprendre. Déjà,

chez les Anciens, Socrate concevait la philosophie comme une réflexion sur la vie bonne :

« ce dont il faut faire le plus de cas, ce n’est pas de vivre, mais de vivre bien9».C’est dans

cette longue tradition que s’inscrit le philosophe Thomas De Koninck qui explique

qu’aujourd’hui plus que jamais la philosophie se révèle essentielle. En effet, la

complexification galopante du monde dans lequel nous vivons force la génération de

scientifiques aux aptitudes toujours plus pointues, chaque jour plus spécialisées. À qui

incombe alors la vue d’ensemble? Qui peut embrasser la vie dans sa globalité? L’humanité

est-elle condamnée à trouver son sens en cumulant les regards croisés de cent mille

spécialistes? Pour De Koninck, la philosophie endosse la responsabilité d’étudier l’homme,

de le comprendre dans sa totalité et partant de répondre à la question ultime du sens de la

6 Ibid., p. 10. 7 Ibid. 8 Ibid. 9 Platon, «Kriton», Trad. fr. Frédérick Têtu et Bernard Brunet dans Euthyphron, Apologie de Socrate, Kriton,

Phédon (extrait). Québec, Collection Résurgences, 1996. p. 59 [48b].

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vie : « À quoi sert la philosophie? À ce compte, à quoi sert la musique? Ou, sur un autre

registre, à quoi sert la santé? Toutes servent l’être humain. La différence est qu’elles le

servent tout entier. Et dans le cas de la philosophie, c’est la vie proprement humaine en

toutes ses dimensions qui est servie10». Dans cette perspective, la philosophie se révèle

toute désignée non seulement pour constater les sévices de la Krisis, mais aussi pour penser

le sens de la vie.

Bref, comprenons que la recherche philosophique aujourd’hui s’inscrit dans un

contexte tout à fait explosif. Non seulement il lui incombe de s’opposer à la crise des

sciences, mais dans cette lutte c’est sa vocation elle-même qui est en jeu puisque perdre la

face impliquerait l’impossibilité de rendre compte de sa vocation. La philosophie, loin de

siéger dans une cité d’or, se révèle donc tout particulièrement compromise par la Krisis :

« À quoi bon étudier la philosophie si tout ce qu’elle fait pour vous est de vous rendre

capable de parler avec quelque plausibilité de certaines questions abstruses de logique, etc.,

et si elle n’améliore pas votre pensée relativement aux questions importantes de la vie de

tous les jours11». Si tous n’entérinent pas le choix de la phénoménologie transcendantale

comme méthode, il demeure que l’implacabilité de la thèse d’Husserl force un sérieux

philosophique total : il faut penser le « sens ou l’absence de sens de toute cette existence

humaine ».

Il apparaît avec évidence que le constat d’Husserl ne lui est pas unique. Plusieurs

penseurs et artistes du XXe et du XXIe siècles abondent dans son sens. On peut compter

parmi ceux-ci le philosophe français d’origine russe Vladimir Jankélévitch. Fils d’une

famille d’intellectuels – son père, Samuel Jankélévitch, fut traducteur de Freud, Boehme et

Schelling en France –, Jankélévitch fit une carrière universitaire exemplaire sous la tutelle

de Léon Brunschvicg et Henri Bergson avant d’enseigner dans plusieurs universités jusqu’à

l’éclatement de la Deuxième Guerre mondiale. Là, en tant que Juif, Jankélévitch doit se

battre pour survivre. L’intellectuel abandonne le cabinet de travail pour prendre les armes et

joindre la Résistance française jusqu’à la fin de la guerre. Plongé au cœur des

« bouleversements du destin », Jankélévitch survit à l’occupation, mais son existence

10 Thomas De Koninck, À quoi sert la philosophie? Québec, Presses de l’Université Laval, 2015, p. 131. 11 Cité dans ibid., p. 128.

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portera désormais la marque des « situations limites » de l’existence. Son œuvre

subséquente en sera un long témoignage; une réflexion riche de propos sur le courage,

l’amour, la mort, le pardon, la fidélité, etc. Impossible d’y découvrir des « questions

abstruses de logique », c’est le monde de la vie, dans toute son intensité, dont il est

question.

C’est peut-être cette forme « d’authenticité » qui engage Jankélévitch dans une

écriture marginale. Tout à fait hors des sentiers battus, il n’hésite pas à mélanger les

références philosophiques, musicales et littéraires. Références qui plus est qui dérogent du

corpus usuel : Jean de la Croix, Fénelon, le chevalier de Méré, Clément d’Alexandrie, Le

récit d’un pèlerin russe, Déodat de Séverac, Federico Monpou, etc. Loin d’être un

épanchement complaisant de culture, Jankélévitch manifeste plutôt une indépendance de

pensée, une réflexion qui n’hésite pas à s’ériger hors des canons classiques. C’est là une

force certaine. L’auteur du Traité des vertus ne craint pas de puiser à même des sources

contextuellement délaissées. Ainsi, c’est sans complexe qu’il propose une éthique inspirée

de l’Évangile de saint Jean, des Pères de l’Église et de la mystique chrétienne, à faire valoir

l’extrémisme de l’amour chrétien pour critiquer vertement la vertu aristotélicienne12.

Évidemment, une telle éthique fait penser à ce que Bergson propose dans Les deux

sources de la morale et de la religion. On se souviendra que chez celui-ci, il existe deux

formes de morale dont l’une, la plus éminente, est incarnée par les héros et les saints. Nous

traiterons de la question en cours de route. Pour l’instant, rappelons que chez Bergson cette

morale procède d’une force puissante, elle sait inspirer tout un chacun. À rebours d’une

morale sociétale qui force des attitudes définies et des codes de conduites stricts, la morale

des héros « ébranle l’âme13», elle irradie autour d’elle et gagne le cœur des hommes14.

Personne n’est forcé de suivre l’exemple de Gandhi, mais beaucoup y aspirent parce que sa

vie apparaît inspirante, remplie de sens. L’humanité, aux prises avec des psychopathologies

comme la « perte de l’ego » — caractérisée par un sentiment de vide, de futilité, de manque

12 À ce sujet, particulièrement sur la question de l’amitié, voir Daniel Moreau, La question du rapport à autrui

dans la philosophie de Vladimir Jankélévitch, Québec, Les Presses de l’Université Laval, 2009, p. 367-375.

Nous reviendrons toutefois amplement sur la question au cours du mémoire. 13 Henri Bergson, Œuvres, Paris, PUF, 1970, p. 1012. 14 PI, p. 294.

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de raison de vivre15 —, a besoin de ces personnages et de ces morales, qui inspirent.

Admettons tout de même une réserve. En effet, pour qu’une morale soit valable, il ne suffit

pas qu’elle soit inspirante. L’inspiration est une conséquence d’une morale vraie, non pas

son fondement. La propagande et les dérives politiques du XXe siècle suffisent à mettre en

garde contre une lecture aussi facile.

Cette réserve admise, face aux enjeux de la modernité, l’inspiration est un outil on

ne peut plus nécessaire et c’est dans cette foulée que l’éthique jankélévitchienne révèle sa

pleine actualité. C’est particulièrement vrai pour sa conception de la grâce, point d’orgue de

cette éthique. Habituellement, Jankélévitch y réfère lorsqu’il aborde les aspects les plus

importants et les plus puissants de sa morale : la joie, l’amour, le courage, la création, etc.

Les activités les plus hautes de l’humanité semblent toujours s’inscrire dans ce registre. À

l’aune de notre intérêt pour Husserl et Bergson, la grâce nous a donc semblé d’emblée une

pièce maîtresse, une clef de lecture essentielle de Jankélévitch et de la modernité. Quelle est

son importance? Qu’est-ce qu’elle décrit véritablement? Comment Jankélévitch

l’interprète-t-il? C’est à la description de la conception de la grâce jankélévitchienne que

s’attachera ce mémoire de maîtrise.

Il y a là pourtant une difficulté importante. En effet, le tome un du Traité des vertus

aborde en passant la question de la grâce après plus de 80 pages. En fait, il faut patienter

jusqu’à la dernière partie du chapitre trois pour que la grâce soit signalée explicitement

dans la section intitulée De l’obligation, et de la grâce. Par ailleurs, Jankélévitch n’en fait

mention qu’à la toute dernière phrase de manière allusive. Le reste du volume est traversé

de mentions, tout comme le premier volume du tome deux. Ultimement, ce n’est que dans

le chapitre portant sur l’amour, dans le deuxième volume du tome deux, que Jankélévitch

s’attarde véritablement à la question de la grâce. Là, dès les premières pages, notre

philosophe explique que : « L’acte gracieux à l’état pur étant proprement indescriptible,

nous devons chercher d’abord à le saisir, par une description apophatique, à partir de la

continuation commutative et mercenaire : car le quod du don gratuit et la fine extrême

15 Charles Taylor, Les sources du moi, Trad. fr. Charlotte Melançon, Montréal, Éditions du Boréal, 2003,

p. 35.

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pointe de l’instant charitable sont justement la négation de ce quid16». Il y a là une

occurrence surprenante et fort importante : l’apophatisme. Habituellement, l’apophatisme

est attribué à Denys L’Aréopagite, aussi surnommé pseudo-Denys en raison de son identité

ambiguë17. Vladimir Lossky, résume l’idée dans son Essai sur la théologie mystique de

l’Église d’Orient :

Denys distingue deux voies théologiques possibles : l’une procède par

affirmation (théologie cataphatique ou positive), l’autre procède par négations

(théologie apophatique ou négative). La première nous conduit à une certaine

connaissance de Dieu – c’est une voie imparfaite; la deuxième nous fait aboutir

à l’ignorance totale – c’est la voie parfaite, la seule qui convienne à l’égard de

Dieu, inconnaissable par nature. En effet, toutes les connaissances ont pour

objet ce qui est; or, Dieu est au-delà de tout ce qui existe. […] C’est par

l’ignorance (αγνωσια) que l’on connaît Celui qui est au-dessus de tous les

objets de connaissances possibles. En procédant par négations, on s’élève à

partir des degrés inférieurs de l’être jusqu’à ses sommets, en écartant

progressivement tout ce qui peut être connu, afin de s’approcher de l’Inconnu

dans les ténèbres de l’ignorance absolue18.

En d’autres mots, en associant la grâce à une démarche apophatique, Jankélévitch la

place dans un domaine de connaissance insaisissable. La grâce, comme Dieu, n’apparait

pouvoir être connue que comme inconnue, par contraste avec ce qu’elle n’est pas.

En fait, on peut nuancer cette affirmation. La grâce n’est pas une pure

transcendance, quelque chose « au-delà de tout ce qui existe » puisque Jankélévitch l’utilise

pour qualifier certaines actions humaines. La grâce concerne l’humanité, elle peut dès lors

être décrite à partir d’une perspective d’homme. Comprenons-nous bien, elle peut être

décrite à partir d’une expérience humaine, mais elle ne caractérise pas toutes les

expériences humaines. C’est à la lumière de cette nuance que l’on peut comprendre dans

quelle mesure il peut être question d’apophatisme. Il y a chez Jankélévitch une recherche

approfondie de ce qu’est l’homme : qu’est-ce qui l’anime, quelles sont ses potentialités? À

cette enseigne, si la grâce se démarque comme étant l’expression la plus « haute » des

possibilités humaines, elle se définit comme telle en fonction de la négation des possibilités

les plus « basses ». En ce sens, une juste compréhension de la question de la grâce implique

16 TV2.2, p. 8-9. Nous clarifierons les termes techniques continuation, quod, instant et quid dans le mémoire.

Notre intérêt se porte ici sur l’apophatisme. 17 Vladimir Lossky, Essai sur la théologie mystique de l’Église d’Orient, Paris, Cerf, 2005, p. 22-23. 18 Ibid., p. 23.

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l’intégration d’une étude fouillée de l’homme. C’est sans doute la raison pour laquelle

Jankélévitch aborde la grâce si loin dans son traité. Dans cette perspective, il s’avère

impossible de dédier l’ensemble du mémoire directement à la grâce. En phase avec la

démarche de notre penseur, il faudra s’intéresser à l’homme dans son ensemble, explorer le

spectre de ses possibilités, identifier les plus basses jusqu’aux plus hautes, pour finalement

découvrir la grâce.

Ces possibilités semblent pouvoir se découper selon trois modalités : le naturel, le

contre naturel et le surnaturel (ou le super-naturel)19. Notre premier chapitre, au sujet de la

liberté, s’intéressera aux deux premiers pôles. Il s’agira de rendre compte, dans un premier

temps, de la tendance élémentaire de l’action, celle qui est dite naturelle ou instinctive.

C’est au moyen de cette tendance que l’homme cherche à se maintenir en vie. Elle le

pousse à manger, dormir, se reproduire, etc. Dans tous les cas, c’est l’agent lui-même qui

est placé comme point focal des actions, c’est en fonction de celui-ci et de sa pérennité que

les initiatives sont prises. Or, la liberté permet de vouloir à rebours des nécessités de

l’instinct. Par la liberté, il est possible de préférer le bien de son frère au sien propre. C’est

parce que la liberté contredit le vouloir primaire qu’elle est dite contre naturelle. Aussi,

c’est justement parce qu’elle ne va pas de soi, qu’elle nécessite un effort de la volonté,

qu’elle peut seule fonder une véritable éthique.

Dans un deuxième temps, nous étudierons la question de l’innocence. Nous verrons

que liberté et instinct sont intimement liés à la vie de la conscience. L’agent qui voit

s’ouvrir la liberté, mais préfère se fermer sur son instinct, incline vers une vie

psychologique déficiente de laquelle peuvent émerger diverses pathologies : perte du sens

de la réalité, enlisement de la capacité d’autodétermination, division interne et même

destruction de soi. À l’inverse, la liberté force un travail de sculpte sur la conscience. Par

son effort face aux tendances instinctives, elle donne forme et tonus à la conscience. Son

action est saine et conduit à l’innocence, c’est-à-dire un état de pureté, de simplicité et de

communion avec le monde. Plus profondément encore, nous verrons que la conscience est

animée d’une vie propre qui suit un certain nombre de stades. Sous cet éclairage, il apparaît

évident que l’agent doit succomber à son instinct et à sa manifestation psychologique :

19 TV1, p. 141.

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l’égoïsme. Il doit pourtant s’efforcer de surmonter cette chute pour regagner son innocence,

celle qu’il avait lorsqu’il était enfant, mais enrichie par la médiation.

À partir de ce point, nous pourrons finalement passer à la question de la grâce, point

culminant de ce cheminement. La grâce s’associe à la surnature. Il faut comprendre que la

liberté contre naturelle s’exerce dans un effort, un combat contre l’attraction de la nature,

l’agent est en lutte. La grâce se situe plus loin, elle est surnaturelle parce que son action

passe cet antagonisme de la nature et de la contre nature. Elle est la possibilité de surpasser,

voire de nier complètement la nature, de vouloir d’une manière pure, sans opposition ni

combat, avec joie et simplicité. La chose est rendue possible par l’interprétation de la réalité

que revendique Jankélévitch. En effet, à ses yeux, la surnature doit être comprise à l’aune

d’une réflexion métaphysique et ontologique. Comme la durée chez Bergson, Jankélévitch

considère qu’il existe un mouvement qui fonde la réalité et que l’homme peut y participer

dans une certaine mesure.

En d’autres mots, notre mémoire rend compte d’un itinéraire éthique qui s’amorce

dans la nature pour s’achever dans la surnature, de l’instinct sexuel jusqu’au sacrifice

d’amour. En serrant progressivement notre objet de plus en plus près, on comprend d’abord

que l’univers moral jankélévitchien est scindé entre deux manières de vouloir (l’instinct et

la liberté), on découvre ensuite que celles-ci dépendent de la vie de la conscience, que c’est

elle qui organise et dynamise la volonté. Finalement, on voit que la conscience suit une

forme d’itinéraire, une voie, qui l’achemine vers une volonté d’amour, à un mouvement

d’amour pur qui pose la réalité, fonde la vie morale et détermine le sens de la vie humaine.

C’est à cette enseigne que l’apophatisme révèlera sa valeur puisque nous pourrons

comprendre la grâce justement comme une manière de vouloir incommensurable aux

autres. À la lumière de cette explication, on voit clairement la force inspiratrice que recèle

l’opération de la grâce. Elle manifeste non seulement un changement interne radical chez

l’agent, mais aussi, de manière afférente, la possibilité d’actions sublimes et

extraordinaires. Par ailleurs, en construisant notre propos autour de la liberté, de

l’innocence et de la grâce, on se trouve à légitimer de trois manières différentes l’éthique

jankélévitchienne puisque chaque chapitre témoigne d’avantages indéniables de la vie

morale. Finalement, on notera que si nous n’étudions la grâce qu’à la toute fin de notre

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travail, chaque section contribue à mettre en place son exposé. On comprendra ainsi chemin

faisant qu’il est impossible de penser une description de la grâce qui ferait l’économie de la

liberté et de l’innocence. Dans cette perspective, s’il est question de la grâce seulement au

dernier chapitre, il en est en fait question dès le départ et ce mémoire doit être pris comme

un tout organique.

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I Bergson, l’instinct et la liberté

Pendant la Deuxième Guerre mondiale, Vassili Grossman, correspondant pour

l’Étoile rouge à Stalingrad, écrit : « En ces temps terribles, la démence règne au nom de la

gloire des États, des nations et du bien universel, en ces temps les hommes ne ressemblent

plus à des hommes, ils ne font que s’agiter comme des branches d’arbre, rouler comme des

pierres qui, s’entraînant les unes les autres, comblent les ravins et les fossés20». C’est dans

ce contexte que Jankélévitch rédige ce que beaucoup considèrent être son magnum opus, le

Traité des vertus. Publié en 1949, l’ouvrage témoigne d’une profonde réflexion

philosophique, mais aussi d’une existence marquée par les bouleversements du temps. Ce

que Grossman a vu, la déshumanisation, des hommes privés de leur liberté, aussi

autonomes que des branches d’arbres ou des pierres, Jankélévitch l’a vécu lui aussi. On ne

sera donc pas surpris de voir le philosophe français élaborer une réflexion au sujet de la

liberté.

C’est d’ailleurs un questionnement qui habite fondamentalement la philosophie

depuis ses origines. Socrate est celui qui s’est libéré de la caverne, qui a refusé les idées

reçues pour penser par lui-même. Suivant son exemple, une longue tradition de philosophes

s’est échinée à critiquer les pouvoirs en place, les courants de pensée dominants et les

poncifs les plus populaires. Incidemment, dans les immenses bouleversements qui charrient

les destinées humaines, la philosophie semble ménager une mise à distance, la possibilité

de penser en dehors des turbulences du temps. Il y a là une forme de liberté intellectuelle

qui résiste aux contextes. C’est ce dont témoigne Jankélévitch lorsqu’il traite de son

expérience dans la Résistance. Malgré le « ciel noir », il demeure fidèle à la vérité, la

véritable vérité qui passe l’histoire :

Il est facile d’être fidèle à une vérité victorieuse, car la victoire a toujours

beaucoup d’amis ; mais la fidélité esseulée quand tout le monde doute, quand

toutes les apparences sont contre notre espoir, quand la vérité agonise et que le

ciel est noir et que nos frères souffrent dans l’exil, quand les brutes piétinent

notre patrie et notre idéal, quand la justice semble abandonnée de tous – cette

fidélité n’est pas seulement la plus méritoire : cette fidélité-là est la vertu

20 Vassili Grossman, «Vie et destin», Trad. fr. Alexis Berelowitch et Anne Coldefy-Faucard dans Œuvres,

Paris, Robert Laffont, 2006, p. 344.

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hyperbolique et métempirique21 de la « onzième heure », celle qui étant fidélité

à l’Absolu ne fait plus qu’un avec la foi22.

Si Jankélévitch peut difficilement être classé dans une école philosophique, il n’en

demeure pas moins que son œuvre est alimentée par une multitude de romanciers, de

philosophes, de musiciens et autres. Bien sûr, les limites imparties par notre travail ne

permettent pas de donner une perspective totale de toutes ces sources. Cela dit, en guise de

compromis, il semble nécessaire de la situer tout de même quelque peu. Nous ouvrirons

donc notre propos par une étude de Bergson. Nous concentrerons nos efforts sur une thèse

phare de ce dernier : l’idée qu’il y a deux sources qui irriguent la morale et la religion. Ce

développement alimentera la suite du mémoire jusqu’à la fin. À plus court terme

également, on verra que la question de la liberté jankélévitchienne est inspirée de ces deux

sources.

Fort de cette assise, nous passerons directement à Jankélévitch. Pour introduire son

éthique et la question de la grâce, nous suivrons le même cheminement que lui tel qu’il le

présente dans le Traité des vertus. Nous nous demanderons ainsi quel est le fondement

minimal sur lequel il est possible d’ériger une éthique. À partir de ce questionnement, nous

construirons deux sections succinctes. La première décrira la tendance élémentaire et

naturelle du vouloir, celle qui incline l’action vers les plaisirs et les nécessités de l’instinct.

La deuxième quant à elle prendra le contre-pied de celle-ci. Il y sera question de la liberté

qui, puisqu’elle permet d’aller outre l’instinct, est dite contre naturelle. Nous verrons que

c’est seulement une volonté libre qui peut véritablement fonder une éthique. Cet exposé

rendra manifeste l’empreinte bergsonienne dans l’interprétation des tendances du vouloir en

plus de mettre en place les éléments clefs de l’univers moral de Jankélévitch.

21 Nous reviendrons souvent dans le mémoire à la question de la métempirie. Nous l’expliquerons en détail au

troisième chapitre. D’ici là, au début de Philosophie première, Jankélévitch en donne une définition

liminaire : « La métempirie n’est donc pas une certaine modalité de l’empirie, par exemple une extrême

ténuité ou une intensité insupportable du perçu, mais elle désigne ce qui est hors de toute expérience possible :

car si l’ultrasensible est ce qui excède, en fait, la portée actuelle de nos sensoria, le suprasensible est ce qui ne

peut être perçu». PP, p. 4. Comme la métaphysique (terme sans doute trop connoté pour notre philosophe,

mais qu’il utilise tout de même parfois en traitant de la métempirie (par exemple PP, p. 3,4,12)), la

métempirie définit ce qui ressortit à un autre ordre, à ce qui dépasse la «réalité concrète, palpable et

pondérable». La fidélité à l’Absolu énoncée dans la citation est métempirique parce qu’elle ne dépend pas du

contexte, elle est une fidélité à une vérité qui passe l’histoire. Voir, PP, p. 1-13. 22 TV2, p. 154.

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1. La pierre de touche bergsonienne

Beaucoup de choses portent à croire que Jankélévitch a été profondément influencé

par l’œuvre de Bergson. Son Henri Bergson en est un premier témoignage manifeste. Au

surplus, ses traités sont traversés de références aux concepts, idées et théories de Bergson.

À ce chapitre, la question de la grâce relaie avec évidence plusieurs intuitions de l’auteur de

L’Évolution créatrice. Incidemment, cette première section poursuit un double objectif.

D’abord, prosaïquement, situer Jankélévitch dans un horizon philosophique.

Deuxièmement, au moyen d’une étude axée sur l’organisation de l’univers et des deux

sources de la morale, nous chercherons à définir quelques idées-forces : l’instinct,

l’importance du mouvement dans la compréhension de la réalité, les deux sources, le renvoi

à la mystique, la morale des héros, Dieu, l’intuition, l’émotion supra-intellectuelle, etc. La

suite de notre mémoire s’affairera ensuite à montrer comment ces idées ont évolué,

comment Jankélévitch les a incorporées à ses thèses pour les développer et les approfondir.

Cette étude donnera donc un enracinement solide à notre travail, une base sur laquelle nous

pourrons construire.

1.1 Les deux mouvements de l’univers

Dans son ouvrage L’Évolution créatrice, Bergson entreprend une étude de fond des

sciences expérimentales. À ses yeux, la science n’a pas su effectuer une critique complète

de ses limites et de sa portée. Or, pour bien saisir ces limites, il faut se questionner à savoir,

à la base, ce qu’est l’intelligence et quelle est sa fonction. Pour ce faire, Bergson entreprend

l’étude de son origine via les diverses théories de l’évolution. Ce qui lui apparaît clair c’est

que très tôt, une scission s’est opérée au sein du règne des vivants, deux tendances se sont

découvertes, soit l’accumulation d’énergie potentielle (règne végétal) ainsi que l’utilisation

de celle-ci (règne animal)23. En bref, l’animalité se définira par sa capacité à convertir en

action explosive une somme d’énergie potentielle accumulée24. Cette action se divisera25

23 Bergson, op. cit., p. 592-593. 24 Ibid., p. 597. 25 Le vocabulaire ici ne rend pas adéquatement la thèse de Bergson. Certes, une « division » s’est opérée, mais

pas de manière totalement nette. Il serait plus juste de parler de tendances. Certaines plantes ont conservé une

capacité à utiliser de l’énergie potentielle comme les animaux ne sont pas purement instinct, mais bien

mixtion d’intelligence et d’instinct. Voir ibid., p. 610.

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elle-même en deux modalités, soit l’intelligence et l’instinct26. Le règne animal, dans son

évolution, cherchera à accentuer les caractères de ces deux types d’opération distincts.

D’une part, l’instinct sera caractérisé par une action directe sur la matière au moyen

d’instruments organisés et spécialisés27. Pour que la chose soit possible, il faut que

l’instinct : « enveloppe la connaissance innée (virtuelle ou inconsciente il est vrai) et de cet

instrument et de l’objet auquel il s’applique. L’instinct est donc la connaissance innée d’une

chose28 ». Il procède par la sympathie qui lui permet une intuition vécue de celle-ci29.

Complètement à l’inverse, l’intelligence, elle, crée des instruments pour agir médiatement

sur la matière30. Son action est privée de cette proximité intuitive et sympathique qui anime

l’instinct. Lésée de cet avantage, l’intelligence compense son déficit en réinterprétant

artificiellement la matière. Elle la fixe, la traite de manière discontinue et immobile31 avant

de la traduire sous des formes symboliques et conventionnelles32. Elle décompose le vivant

dynamique pour le recomposer en quelque chose de statique et d’inorganisé33. L’exemple

qui vient immédiatement à l’esprit est celui du mouvement qui est calculé, en physique, au

moyen du différentiel statistique entre deux points immobiles pris sur un même mouvement

indivis. Comme Bergson l’écrit : « l'intelligence est caractérisée par la puissance indéfinie

de décomposer selon n'importe quelle loi et de recomposer en n'importe quel système34 ».

Évidemment, bien qu’elle aliène la réalité, l’intelligence n’en demeure pas moins très

efficace. Par son mode d’action sur la matière, les hommes ont pu mettre au point des outils

tellement développés qu’ils sont parvenus non seulement à « maîtriser » leur monde, mais

aussi à le transformer35. En sorte que l’élan, qui avait conduit l’humanité jusqu’à un certain

point dans l’évolution du règne de la vie, s’est trouvé relayé par les hommes eux-mêmes et

leur intellect qui, au moyen d’une transformation de leur monde, ont ipso facto modifié leur

26 Ibid., p. 609. 27 Ibid., p. 614. 28 Ibid., p. 622. 29 Ibid., p. 644. 30 Ibid., p. 614-615. 31 Ibid., p. 626-627. 32 Ibid., p. 627. 33 Ibid., p. 625. 34 Ibid., p. 628. 35 Ibid., p. 650.

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situation dans celui-ci36. Transformation autonome du reste dont sont frustrées toutes les

sociétés régies par l’instinct comme les fourmis et les abeilles.

Le bref exposé du schéma des grandes lignes de l’évolution exemplifie une

considération beaucoup plus large de la pensée bergsonienne. Toujours dans L’Évolution

créatrice, Bergson commente avec enthousiasme la loi de la dégradation qui stipule que

tous les changements physiques ont tendance à se dégrader en chaleur et celle-ci tend à se

répartir d’une manière uniforme entre les corps37. Pour lui c’est « la plus métaphysique des

lois » en ce sens qu’elle n’utilise pas de symboles, pas de conventions, mais elle indique

plutôt un mouvement et sa direction38. Ici se dessine le point où nous voulions parvenir.

Pour Bergson, deux tendances antagonistes dynamisent l’organisation du monde. D’une

part, il y aurait un immense élan de vie39, un mouvement créateur immatériel40 que l’on

pourrait nommer Dieu : « Dieu n’a rien de tout fait; il est vie incessante, action, liberté41 ».

Cette impulsion, au contact de la matière, s’épuiserait en se canalisant dans celle-ci, tout en

gardant, bien qu’à plus faible dose, quelque chose du mouvement originel. Ainsi la vie sur

terre serait cette recherche, à travers l’évolution, d’une vitalité dans et malgré la

matérialité : « En réalité la vie est un mouvement, la matérialité est le mouvement inverse,

et chacun de ses deux mouvements est simple, la matière qui forme un monde étant un flux

indivisé, indivisé aussi étant la vie qui la traverse en y découpant des êtres vivants. De ces

deux courants, le second contrarie le premier, mais le premier obtient tout de même quelque

chose du second42 ». Ultimement, dans cette interprétation du monde, les hommes jouissent

d’un statut particulier. Ce sont les seules créatures qui sachent entretenir le mouvement de

la vie, qui, au moyen de leur liberté, soient capables de continuer à modeler la matière de

manière autonome43. Pourtant, ils ne sont pas des dieux. Leur activité n’est pas une

positivité pure, libre de contraintes. Si, aux yeux de Bergson, les âmes humaines peuvent

36 Ibid., p. 651. 37 Ibid., p. 701. 38 Ibid. 39 Comme Bergson le note, l’élan renvoie à un vocable physique bien que ce dont il est question ici est

davantage psychologique. 40 Ibid., p. 708. 41 Ibid., p. 706. 42 Ibid., p. 707. Nous raffinerons plus loin cette interprétation des deux mouvements. Il ne s’agit pas d’un

dualisme. 43 Ibid., p. 719-721.

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être comprises comme « des ruisselets entre lesquels se partage le grand fleuve de la vie44»,

il n’en demeure par moins que « le courant est distinct, mais influencé par ce qu’il

traverse45». En ce sens, le corps et la conscience, bien qu’ontologiquement éloignés, n’en

font pas moins ménage commun et c’est justement dans le jeu et dans l’adaptation de l’élan

créateur à la matière que se situe la genèse de l’intellectualité46. Reste dès lors à voir les

implications morales de cette interprétation de l’univers. Ce sera l’affaire de Les deux

sources de la morale et de la religion.

1.2 La morale close

Pour Bergson, la religion comme la morale n’est pas une, pas plus qu’elle n’a une

infinité de manifestations. Au contraire, toutes se recoupent sous les catégories du clos et de

l’ouvert. La première de ces catégories renvoie à une observation classique d’Aristote : « Il

est manifeste, à partir de cela, que la cité fait partie des choses naturelles, et que l’homme

est par nature un animal politique, et que celui qui est hors cité, naturellement bien sûr et

non par le hasard des circonstances, est soit un être dégradé soit un être surhumain47 ».

Bergson, à la suite d’observations et d’études en arrive à la même conclusion : « l’homme

présente toujours deux traits essentiels, l’intelligence et la sociabilité48». Or, comment est-il

possible qu’une multiplicité d’êtres arrive à vivre ensemble? Quel est le mécanisme qui fait

en sorte que le général l’emporte sur le particulier? La réponse qui semble s’offrir d’elle-

même est l’instinct. En effet, c’est bien le cas chez les communautés d’insectes dans

lesquelles chacun s’en tient à son rôle, accomplit ses actions, vit et meurt pour le bien de

tous et conformément à l’ordre des choses49. Mais ce schéma n’est pas transposable à

l’humanité, entendu que celle-ci s’est définie évolutivement par une autre tendance, celle de

l’intelligence. Mais cette dernière, justement, est le plus grand défi lancé à l’unité du

groupe. La fourmi, collée à son ouvrage, ne prend pas conscience de son individualité, de la

contingence de sa tâche et des possibilités immanentes que lui découvrirait un usage

44 Ibid., p. 724. 45 Ibid. 46 Ibid. 47 Aristote, Les politiques, Trad. fr. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 1993, p. 90 [I, 2.9]. 48 Bergson, op. cit., p. 1073. 49 Ibid., p. 1074.

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autonome de ses facultés. L’intelligence, faculté d’initiative, d’indépendance et de liberté50,

rend seule possible un tel examen et met en péril les liens du groupe : « Mais l’intelligence

ne tarde pas, à force de curiosité et d’indiscrétion, à entraver le confort de l’espèce; en

développant chez le civilisé l’appréhension de la mort, en favorisant l’égoïsme de

l’individu, en patronnant les techniques homicides, par sa faillibilité même, enfin, et son

aptitude infinie à poser des problèmes, l’intelligence se retourne dialectiquement contre la

vie qu’elle devait servir51». Or, comme nous le disions, la nature a voulu des sociétés. Dès

lors, pourrions-nous postuler qu’afin de juguler ce danger potentiel de l’intelligence, elle ait

placé des mécanismes le ramenant au groupe? C’est ici que Bergson introduit « l’instinct

virtuel ». À ses yeux, l’instinct demeure trop peu présent chez l’homme pour le forcer ou

l’empêcher d’agir comme c’est le cas chez les insectes, mais il est probable qu’à titre

d’ersatz, il possède toujours la capacité de susciter des perceptions illusoires assez fortes

pour contrecarrer les velléités indépendantistes de l’intelligence : « la religion est donc une

réaction défensive de la nature contre le pouvoir dissolvant de l’intelligence52».

Primitivement53, c’est dans cette neutralisation naturelle que sont nés les premiers dieux54.

Notons qu’à l’époque, les tribus primitives n’avaient pas opéré les distinctions

aujourd’hui évidentes entre coutume et loi, entre l’essentiel et l’accidentel. Incidemment, la

morale se mélangeait avec la religion et la coutume de sorte que toutes les attitudes

attendues de la part des membres du groupe prenaient une importance religieuse55. Par

ailleurs, il faut aussi noter que la responsabilité individuelle n’avait pas encore été

développée. Au contraire, les tribus considéraient que les dieux ne se vengeaient pas

uniquement chez le portefaix de la faute, mais bien sur le groupe au complet. Une solidarité

puissante nouait donc la collectivité56.

En fait, c’est via cette solidarité que se développera la morale de manière autonome.

L’instinct virtuel est bel et bien parvenu à juguler certaines tendances individuelles, mais

50 Ibid., p. 1076. 51 HB, p. 188. 52 Bergson, op. cit., p. 1078. 53 Dans son exposé, Bergson renvoie beaucoup aux primitifs chez qui il apparaît plus facile d’identifier des

comportements. 54 HB, p. 189-190. 55 Bergson, op. cit., p. 1079. 56 Ibid., p. 1080.

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l’unité du groupe elle-même est cimentée quant à elle par la coutume et l’habitude. Dans le

détail, chaque prescription de la coutume est contingente à une société donnée. Cela dit,

l’ensemble des obligations lui ne l’est pas, il fait figure de constante dans toutes les sociétés

humaines et c’est ce que Bergson nomme « le tout de l’obligation » 57. Il faut voir que le

conflit entre un tiers et la société, sous la forme de l’angoisse morale par exemple, rend

manifeste l’écheveau liant le moi social et le moi individuel58. Cela dit, ce conflit fait plutôt

figure d’exception entendu que c’est la société qui trace à l’individu le programme de son

existence quotidienne59. Au jour le jour, tout un chacun, dans ses choix journaliers, opte

automatiquement pour ce qui est conforme à la règle, en continuité avec son éducation et

ses habitudes. L’obligation morale, sous cette forme, n’implique pas un effort sur soi-

même, mais plutôt un laisser-aller bien qu’il faille souligner que cette modulation connote

toujours une violence initiale. Le caractère de chacun, selon Bergson, n’est pas une pure

passivité et par conséquent, suivre la voie de l’obligation morale, si cela finit par aller de

soi, suppose initialement une résistance à soi-même60. L’obligation morale est donc en ce

sens une forme de pression qui contraint et aliène la liberté de chacun61. Finalement, il

semble que l’habitude soit le pendant intellectuel de l’instinct chez les insectes sur lequel

repose en partie la solidarité du groupe : « Une activité qui, d’abord intelligente,

s’achemine à une imitation de l’instinct est précisément ce qu’on appelle chez l’homme une

habitude. Et l’habitude la plus puissante, celle dont la force est faite de toutes les forces

accumulées, de toutes les habitudes sociales élémentaires, est nécessairement celle qui

imite le mieux l’instinct62».

Par ailleurs, il ne faut pas perdre de vue que le tout de l’obligation, s’il soude les

liens de la société, le fait dans une certaine logique d’exclusion. Il est faux de croire qu’un

individu, par dilatation de ses sentiments, pourrait en venir à aimer sa famille, la société

puis l’humanité entière. Entre l’humanité abstraite avec laquelle l’individu ne peut pas

avoir de connexion à proprement parler et les membres de sa société, il y a une fracture

57 Ibid., p. 996-997. 58 Ibid., p. 988. 59 Ibid., p. 990. 60 Ibid., p. 991. 61 Ibid., p. 1003. 62 Ibid., p. 996.

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ontologique63. La cohésion sociale close sur elle-même s’explique aisément. L’unité du

groupe n’est-elle pas la condition sine qua non de survie face à l’ennemi : « Qui ne voit que

la cohésion sociale est due, en grande partie, à la nécessité pour une société de se défendre

contre d’autres, et que c’est d’abord contre tous les autres hommes qu’on aime les hommes

avec lesquels on vit64 ».

En définitive, Bergson identifie dans Les deux sources de la morale et de la

religion, une source qui, au service de la vie, cherche à en assurer la pérennité. À l’instar

des sociétés d’insectes, elle garantit l’unité du groupe et sa solidarité face aux dangers

potentiels. Pour autant, il faut bien voir qu’une telle posture limite drastiquement l’élan de

vie et partant la liberté. Les membres des sociétés closes étouffent leur liberté sous la

pression sociale et conforment leurs choix aux poncifs sociétaux. L’élan créateur qui

cherche à se prolonger dans les volontés individuelles est analgésié et renvoyé à sa source,

en sorte que la société close s’inscrit dans un mouvement circulaire fermé65. Pourtant, une

autre source existe, celle qui tend vers l’ouverture.

1.3 La morale ouverte

Si la société close s’appuie sur l’instinct et l’habitude pour assurer sa cohérence, la

société ouverte elle mobilise une autre source de volonté : l’émotion66. Bergson insiste

beaucoup sur cette dernière. Pour le philosophe, il existe deux grands types d’émotions, les

émotions infra-intellectuelles et les émotions supra-intellectuelles. La fracture entre l’une et

l’autre se dessine dans leur statut de cause ou d’effet. Dans le premier cas, les émotions

infra-intellectuelles sont des effets. On peut souvent les interpréter à l’aune de leurs causes

dans lesquelles elles sont préfigurées. Ce sont des réactions voulues par la nature, des

sentiments élémentaires, voisins de la sensation67. Ainsi, dans La Peste, on peut

comprendre la motivation incontrôlable de Raymond Rambert de fuir comme une réaction

face à la menace de la maladie. Sa peur a une origine assignable et son réflexe est

compréhensible psychologiquement. La sensibilité (la peur) est agitée par une

63 HB, p. 184-186. Bergson, op. cit., p. 1002. 64 Ibid. 65 HB, p. 191. 66 Jankélévitch écrit que la théorie de Bergson est « émotionaliste ». Ibid., p. 194. 67 Bergson, op. cit., p. 1009-1010.

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représentation (le danger de mort) et se manifeste dans un désir (la fuite). D’autres

émotions du même ordre peuvent être pensées hors de l’instinct. Des idées peuvent aussi

animer la sensibilité68. Ainsi, c’est poussé par le désir de découvrir une humanité épargnée

par la civilisation que Gauguin a organisé sa vie et ses voyages à Tahiti et aux îles

Marquises69. Bref, chez Rambert comme chez Gauguin les émotions sont des effets

secondaires à leur cause, c’est-à-dire des émotions infra-intellectuelles70.

Les émotions supra-intellectuelles quant à elles sont d’une tout autre nature. Elles

naissent de l’intuition, c’est-à-dire d’une coïncidence entre un sujet et son objet71 :

« Intuition signifie donc d’abord conscience, mais conscience immédiate, vision qui se

distingue à peine de l’objet vu, connaissance qui est contact et même coïncidence. […]

L’intuition est ce qui atteint l’esprit, la durée, le changement pur72 ». Dans l’intuition, la

conscience se projette hors d’elle-même et parvient à saisir un sujet mobile et dans cette

coïncidence d’une durée avec son objet naît l’émotion supra-intellectuelle, elle même non

plus effet ou conséquence, mais bien cause : « Elle est grosse de représentations, dont

aucune n’est proprement formée, mais qu’elle tire ou pourrait tirer de sa substance par un

développement organique […] il s’agit d’une antériorité dans le temps, et de la relation de

ce qui engendre à ce qui est engendré. Seule, en effet, l’émotion du second genre peut

devenir génératrice d’idées73 ». Ainsi, il faut bien voir que la coïncidence intuitive est

absolument unique, elle n’est pas une réaction normale à un stimulus, elle génère plutôt un

vécu de conscience particulier – l’émotion supra-intellectuelle —, coloré par la durée

particulière de l’agent. En ce sens, elle est absolument originale74. Partant, l’exploration de

cette émotion commande un travail d’artiste pour se rendre manifeste, elle est la source

d’inspiration qui irrigue la création : « mais l’émotion provoquée en nous par une grande

œuvre dramatique est d’une tout autre nature : unique en son genre, elle a surgi dans l’âme

du poète, et là seulement, avant d’ébranler la nôtre; c’est d’elle que l’œuvre est sortie, car

68 Ibid. 69 Voir la très bonne biographie de Mario Vargas Llosa, Le paradis, un peu plus loin, Trad. fr. Mario

Bensoussan, Paris, Gallimard, 2003. 70 Bergson, op. cit., p. 1012. 71 Ibid., p. 1014. 72 Ibid., p. 1272-1274. 73 Ibid., p. 1011-1012. 74 Frédéric Worms, Le vocabulaire de Bergson, Paris, Ellipses, 2000, p. 38.

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c’est à elle que l’auteur se référait au fur et à mesure de la composition de l’ouvrage75 ».

Pour Bergson donc, l’expérience artistique ne produit pas une émotion chez le spectateur, à

l’inverse, le spectateur lui-même est induit dans l’émotion de l’artiste, dans sa création :

« Quand la musique pleure, c’est l’humanité, c’est la nature entière qui pleure avec elle. À

vrai dire, elle n’introduit pas ces sentiments en nous; elle nous introduit plutôt en eux,

comme des passants que l’on pousserait dans une danse76 ». Cela dit, l’intuition n’est pas

liée seulement au monde de l’art, selon Bergson, elle est la ressource immanente de nos

vies, manifestée également dans la philosophie, l’action libre et la création morale77.

C’est là que se joue quelque chose de particulièrement important sur le plan moral.

Si Bergson en appelle à une morale ouverte et créatrice, à l’instar de l’art, c’est parce qu’il

existe une intuition morale, mais à quoi celle-ci renvoie-t-elle? Dans quelle source l’agent

moral est-il induit? Au début de notre exposé, il était question d’un élan créateur,

générateur de la vie et de l’univers. Bergson qualifie cet élan de « continuité de

jaillissement […] vie incessante, action, liberté78 ». Pour le philosophe français, cette force

mouvante et créatrice, c’est Dieu. Depuis des millénaires, c’est avec celui-ci que sont entrés

en contact les mystiques. C’est pour cette raison que Les deux sources de la morale et de la

religion consacre une étude fouillée à la mystique, particulièrement chrétienne. À travers

les témoignages recueillis des saints, un constat se dégage; Dieu n’est pas simplement un

mouvement créateur, il est amour79 : « Dieu est amour, et il est objet d’amour : tout l’apport

du mysticisme est là. […] L’amour divin n’est pas quelque chose de Dieu : c’est Dieu lui-

même80 ». Incidemment, l’émotion à laquelle touche l’intuition mystique c’est l’amour

divin. C’est grâce à lui que la morale ouverte se désenclave de ses balises naturelles visant

la survivance d’un groupe fermé pour embrasser une perspective métaphysique et

universelle. C’est fort de cette émotion que les héros et les saints ont pu diffuser un

message œcuménique tellement puissant qu’au lieu d’agir par pression sur les volontés

individuelles, il les a plutôt appelées à lui, à son imitation. Si la morale close procédait par

75 Bergson, op. cit., p. 1014. 76 Ibid., p. 1009. 77 Worms, op. cit., p. 39. 78 Bergson, op. cit., p. 706. 79 Worms, op. cit., p. 19. 80 Bergson, op. cit., p. 1189.

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pression sociale, la morale ouverte elle, s’orchestre au moyen de l’inspiration81. Par là, la

volonté est lestée de sa passivité, pour reprendre l’initiative de son activité. La morale

ouverte, conformément à sa source, tend vers une liberté totale, c’est-à-dire à un accord

parfait entre la durée d’un tiers et son action. Pour autant, il faut bien noter que l’intuition

mystique est d’un autre ordre que les intuitions plus habituelles. Communier avec Dieu

semble impliquer une métamorphose profonde des structures de l’être82 : « Une machine

d’un acier formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se

trouverait sans doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au

moment du montage. Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves,

certaines étant rejetées et remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque ça

et là, et d’une douleur partout83 ». Ultimement, ce qui est recherché c’est l’abandon de

l’orgueil et de la volonté pour mouler l’être à Dieu, pour devenir adjutores Dei84 :

Il lui suffirait de sentir qu'elle (l’âme) se laisse pénétrer, sans que sa

personnalité s'y absorbe, par un être qui peut immensément plus qu'elle, comme

le fer par le feu qui le rougit. Son attachement à la vie serait désormais son

inséparabilité de ce principe, joie dans la joie, amour de ce qui n'est qu'amour.

À la société elle se donnerait par surcroît, mais à une société qui serait alors

l'humanité entière, aimée dans l'amour de ce qui en est le principe. La confiance

que la religion statique apportait à l'homme s'en trouverait transfigurée : plus de

souci pour l'avenir, plus de retour inquiet sur soi-même; l'objet n'en vaudrait

matériellement plus la peine, et prendrait moralement une signification trop

haute. C'est maintenant d'un détachement de chaque chose en particulier que

serait fait l'attachement à la vie en général85.

Évidemment, la morale ouverte ne touche intuitivement que quelques-uns. Pour la

plupart, son action sur la personnalité et le vouloir est moins violente. Tous ne sont pas des

héros ou des saints. Cela dit, ces derniers semblent dégager quelque chose de leur

expérience personnelle, une émanation qui touche de proche en proche ceux qui les

côtoient. En miniature et par voie de ricochet, il apparaît que l’inspiration mystique entre

81 Ibid., p. 1003. 82 Par souci de concision, nous passons trop brièvement sur des passages importants. La transformation dont il

est question s’opère chez Bergson très progressivement passant de l’extase à la nuit obscure avant de faire

véritablement place à l’intuition métaphysique complète. Voir ibid., p. 1170-1174. 83 Ibid., p. 1171-1172. 84 Ibid., p. 1173. 85 Ibid., p. 1155-1156.

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Dieu et le saint est reconduite entre ce dernier et son entourage. L’existence du héros est en

ce sens un témoignage de la vérité surnaturelle de son expérience et en ceci, elle est un

appel : « l’héroïsme appelle l’héroïsme; il y a autour des surhommes je ne sais quel

magnétisme et quelle “aura” mystique qui sollicitent impérieusement l’adoration; à partir

des surhommes se propage, comme une électricité toute morale, la contagion de l’amour86».

Pour résumer, la morale close est animée par un mouvement. En effet, les tentatives

de l’intelligence de s’affranchir de ses ornières pour s’ouvrir et poursuivre l’élan créateur

sont inéluctablement inhibées par l’instinct. Ainsi, entre ce mouvement d’aller et le contre

mouvement de retour s’esquisse une moyenne, un mouvement giratoire, fermé sur lui-

même87. À l’opposé, l’ouverture s’inscrit dans le mouvement même de la création de

l’univers. Plutôt que de se fermer lui-même, l’homme est appelé à transcender sa nature

pour se réapproprier sa surnature créative et ainsi libérer l’humanité de sa glaise. Ces deux

mouvements ne fondent donc pas un dualisme, ils marquent plutôt des «tendances

divergentes de la durée88» : « la pression sociale et l’élan d'amour ne sont que deux

manifestations complémentaires de la vie, normalement appliquées à conserver en gros la

forme sociale qui fut caractéristique de l'espèce humaine dès l'origine, mais

exceptionnellement capable de la transfigurer, grâce à des individus dont chacun représente

un effort d'évolution créatrice89 ». Voyons maintenant comment Jankélévitch relaie cette

lecture.

2. Alternative, instinct et égoïsme

Dans l’introduction de La critique de la raison pure, Kant critique le purisme

platonicien qui s’exile dans le monde intelligible pour opérer sa philosophie. Ce faisant,

Platon a beau jeu de développer sa pensée sans tenir compte des limites étroites imparties à

l’existence : « La colombe légère, lorsque, dans son libre vol, elle fend l’air dont elle sent la

résistance, pourrait s’imaginer qu’elle réussirait bien mieux encore dans le vide90 ». Ainsi,

pour élégantes que soient les thèses platoniciennes, elles ne résistent pas à la critique

86 HB, p. 193. 87 Ibid., p. 191. 88 Le mot est de Jankélévitch, ibid., p. 196. 89 Bergson, op. cit., p. 1057. 90 Emmanuel Kant, La critique de la raison pure, Trad. fr. Alain Renault, Paris, GF-Flammarion, 2006, p. 99.

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puisqu’elles ne prennent pas en compte leurs conditions de possibilité. Jankélévitch suit une

réflexion similaire pour ce qui a trait à la vie morale. Dans Philosophie première, il écrit :

« Ce qui est réel ici-bas, ce n’est pas de filer tout droit dans l’empyrée comme un aéronaute

miraculé devant les disciples ébahis91». Comme Kant avant lui, Jankélévitch critique une

posture philosophique qui se situerait dans un autre monde que celui de l’empirie. Son

entreprise est de formuler une morale concrète en phase avec la réalité. À partir de là,

l’œuvre des deux penseurs se sépare. Jankélévitch ne traite pas tellement de conditions de

possibilité du discours moral, mais il insiste sans relâche sur la réalité dans laquelle se

matérialise ce discours. C’est ce que manifestent ses premières pages dans le Traité des

vertus.

Là, Jankélévitch cherche à fonder sa morale. Il explique qu’à défaut d’un ancrage

transcendantal, il est tout de même possible de s’accorder sur un fondement minimal :

l’existence est préférable à la non-existence92. C’est là un truisme en regard de la positivité

de l’existence donnée de facto, mais qui n’est pas sans valeur sur le plan humain comme le

met en évidence le cas du suicide. Si l’on considère que la vie ne vaut pas la peine d’être

vécue, que l’inexistence est préférable à tout le reste, alors le discours éthique est d’emblée

sapé. Il ne reste qu’à mourir. L’existence humaine ne va pas absolument de soi et la

question de sa préférabilité se pose et se repose au cours d’une vie. Partant, en s’intéressant

au bien-être et aux manières d’être, l’éthique ratifie la préférence du oui existentiel :

« Répondre oui au oui et non au non, non à la mort et au non-être, confirmer l’être de l’être,

c’est-à-dire affirmer une deuxième fois ce qui est déjà affirmé, et par conséquent doubler

d’une affirmation humaine la positivité de l’existence, telle serait sous ce rapport la

vocation la plus générale de l’éthique93». Pour Jankélévitch, le discours éthique implique a

priori un choix existentiel favorable à l’existence et a posteriori une réflexion engageant la

valeur positive de celle-ci. Ainsi, la morale sous son éclairage le plus large est un double

oui adressé à la vie. Pratiquement, ce oui s’incarne de manière moins tranchée dans

l’empirie. Plutôt que de parler d’une préférence pour l’existence au détriment du non-être,

91 PP, p. 241. 92 TV1, p. 4. 93 Ibid., p. 5.

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il sera davantage question de maximaliser relativement le plus-être au moindre-être94. C’est

là une observation capitale qui soulève plusieurs questions. Pourquoi l’empirie force-t-elle

à maximiser l’être? Comment interpréter cette maximalisation? Quelle est la définition

exacte de l’être en question?

2.1 L’alternative et le choc en retour

Pour répondre correctement à la première de ces questions, il faut observer que chez

Jankélévitch réfléchir à l’aune de la réalité concrète implique nécessairement de prendre en

compte « l’alternative » : « L’alternative, c’est le nom de notre destin et la signature de

notre finitude95». Cette alternative, puisqu’elle définit la vie humaine, est un thème

récurrent et central dans la pensée jankélévitchienne. Aussi, il importe de bien comprendre

comment il l’interprète.

À cette enseigne, la première remarque qui s’impose tient à ce que nous pourrions

nommer, la « semelfactivité ». On peut comprendre étymologiquement cette dernière

comme la composition de deux termes latins : semel qui veut dire « une seule fois » et le

radical fac du verbe facere que l’on peut associer à un « fait ». Ainsi, semelfactif renvoie à

ce qui se produit une seule fois en opposition à ce qui peut se répéter. De ce point de vue,

chaque vie humaine ainsi que chacun des gestes qui la composent sont semelfactifs

puisqu’ils s’inscrivent dans la conjoncture d’une durée personnelle, d’un espace et d’une

temporalité donnés96. Il y a là certainement une garantie d’unicité, mais celle-ci implique

une rançon : la semelfactivité rend impossible l’ubiquité ou le dépassement de la

temporalité. L’individu est situé dans le temps et dans l’espace et c’est justement parce

qu’il ne peut pas être partout ni tout le temps que l’on parle d’alternative. L’alternative

enferme chacun dans une perspective limitée et finie à partir de laquelle il est déterminé à

94 Ibid. 95 A, p. 1. 96 On peut voir que l’utilisation du terme semelfactif, dans ces circonstances, cherche à renforcer l’objectif

annoncé de philosopher dans la réalité, dans le temps, et non pas dans le « monde des Idées ». Voir aussi,

ibid., p. 9.

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se saisir du monde. Il sera toujours impossible d’embrasser du regard la montagne de front

et de dos, toujours l’agent devra choisir un angle et se contenter de celui-ci97.

À l’évidence, cette détermination ne définit pas la totalité de l’existence humaine,

tant s’en faut. Cela dit, elle précise drastiquement les prétentions de chaque individu.

Chacun n’aura d’autre choix que d’être son point de vue sur le monde. Comme le dicton

anglais associé à Oscar Wilde le dit : « Be yourself; everyone else is already taken ». Cette

première limitation entraîne une difficulté importante. Puisque les possibilités de chacun

sont limitées, tous ne peuvent pas jouir des mêmes biens. Cyrano de Bergerac et Christian

de Neuvillete ne peuvent pas tous deux épouser Roxane. Dans cette perspective on

comprend mieux ce que Jankélévitch cherche à exprimer quand il écrit que l’éthique est une

préférence pour le plus-être. En effet, en regard des limites imparties à chacun, l’empirie

souffre une « pénurie ontologique », le bonheur des uns se glane au détriment de celui des

autres98. Un régime de compétition affecte la quête du maximum d’existence et les hommes

« s’entr’empêchent » les uns les autres dans une lutte pour le maximum99. Ainsi, l’éthique

ne peut pas se réduire à un simple oui à l’existence. Concrètement, elle implique un travail

de maximalisation, une recherche du meilleur malgré les obstacles suscités par l’alternative

et la compétition.

De ceci, nous pouvons retenir trois observations. Premièrement, l’existence n’est

pas absolue, mais relative. Deuxièmement, elle se divise entre les agents qui

s’entr’empêchent pour en avoir le maximum. Dernièrement, ces deux remarques en laissent

entrevoir une troisième. Il n’est pas possible de jouir de l’existence comme si c’était une

totalité, cependant la place de tout un chacun n’est pas complètement déterminée non plus.

Le partage de la pénurie ontologique n’est pas fixé. Dans les limites étroites où les hommes

s’entre’empêchent, leur lutte révèle un espace d’indéterminations, d’échanges et de

circulations où l’agir humain peut s’exercer.

97 Ibid. 98 C’est Jankélévitch lui-même qui parle de bonheur pour illustrer son propos sur l’existence. Voir TV1, p. 5. 99 L’entr’empêchement est une expression de Leibniz. Voir Jankélévitch, TV1, p. 5 ainsi que G.W. Leibniz,

Discours de métaphysique, Essais de théodicée, Monadologie, Trad. fr. Christiane Frémont Paris,

Flammarion, 2008, p. 29-30.

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Cette lutte est aussi reconduite à l’intérieur même de chaque individu, dans la vie de

la conscience. Entre le concret de la situation actuelle et le futur, tout n’est pas possible,

mais une marge idéale de potentialités se découvre à l’action. Il faut pourtant choisir, il est

impossible de faire advenir toutes les possibilités :

La conscience est comme une association dont tous les membres vivent sur un

même capital, se partagent le même patrimoine, en sorte que ce qui est donné à

l’un est prélevé sur la part de l’autre et que le malheur du second fait le bonheur

du premier : le total reste constant, mais à l’intérieur de ce total la fortune se

déplace, enrichissant les uns, appauvrissant les autres […]. Qui ne voit que le

vide laissé béant entre le réel et l’idéal mobilise l’immobile et, agissant comme

un appel d’air, permet la circulation de la chance100 ?

D’ailleurs, comme le note la citation, dans la conscience comme dans la société, la

circulation de la chance a sa passivité relative. L’alternative force toujours une économie

rigoureuse; ce qui est pris à hue est prélevé à dia. C’est ce que Jankélévitch appelle le choc

en retour. Précisons cette idée au niveau de la conscience. Pour bien voir ce dont il est

question, revenons rapidement sur l’idée de durée que Jankélévitch reprend de Bergson.

Cette dernière caractérise – entre autres choses – l’interprétation de l’identité personnelle

dans la philosophie bergsonienne. Selon lui, un individu se définit non seulement par son

point de vue déterminé, mais aussi, et surtout par le cumul de ses choix. Ceux-ci s’entrent-

influencent et forment une dynamique interne à partir de laquelle l’individu se meut. Ces

choix eux-mêmes sont qualitativement correspondants à la durée de chacun101. Ainsi,

choisir en fonction de la pression sociale au lieu de ses propres aspirations est un choix

aliénant pour Bergson102. À l’opposé un acte déterminé par la vie elle-même d’un agent et

en accord avec celle-ci est dit libre : « ce moi que je suis, je peux l’être superficiellement ou

profondément […]. On choisit ce qu’on est, mais enfin l’on choisit. Disons, d’un mot, que

cette nature selon laquelle je choisis, c’est ma liberté elle-même, et que je ne suis pas plus

libre que ma propre liberté. La personne est donc “causa sui”103». Remarquons le

radicalisme dans lequel s’inscrit le choix. En effet, placer le choix dans l’horizon de la

durée en réinterprète toute la teneur. Chaque décision se situe dans une série qui l’englobe,

100 A, p. 2. 101 Bergson, op. cit., p. 143-144. 102 Ibid., p. 113. 103 A, p. 23.

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mais qu’elle impacte tout en même temps. En planifiant le meurtre du roi Duncan, Macbeth

s’interroge : « If it were done when ‘tis done, then ‘twere well/ It were done quickly. If

th’assassination/ Could trammel up the consequence, and catch/ With his surcease success :

that but this blow/ Might be te be-all and the end-all, here,/ But here upon this bank and

shoal of time104». Évidemment, la suite de la pièce dément ce souhait. Macbeth est tenaillé

par son forfait et mené à la folie. L’action morale ne se situe pas hors du temps et de

l’espace, elle existe dans une durée intime. Mais il y a plus, le choix n’exerce pas seulement

une influence positive sur la durée. Chaque action porte effectivement son contrecoup

négatif. Tout geste efférent est couplé par son contre geste afférent. C’est-à-dire qu’en

choisissant une option possible, tous les autres sont éliminés dans le même élan. Ainsi,

choisir implique exclure. Si Gauguin choisit la vie d’artiste, c’est en abandonnant sa

carrière dans la finance. La liberté en générant la durée et l’identité de chacun nie en même

temps toutes les autres existences possibles :

L’existence, pour exister, doit s’exclure elle-même avant d’exclure les autres

existences […]. L’existence qui se décide à exister, c’est-à-dire qui est en acte,

se supprime elle-même comme existence possible et renonce à une partie de

soi, tout de même qu’elle renonce à être les autres êtres; l’affirmation de

l’existence est donc croisée par la négation des possibles qui ne seront jamais

plus. C’est le prix dont s’achète, ici-bas, l’érection de tout l’être. De là le

vertige et l’angoisse de l’option : l’option est la chose du monde qui ressemble

le plus au suicide, car elle anéantit tous les possibles, sauf un qui est possible a

fortiori, puisqu’il devient réel105.

Là se révèle un profond paradoxe de l’existence. L’existence et la non-existence

accompagnent, comme le recto et le verso du même acte, chaque décision d’un agent. Mais

comment en serait-il autrement? Si chacun pouvait totaliser toutes ses aspirations, sans

aucune limite d’aucune sorte, alors l’individualité et l’ipséité devraient être repensées de

fond en comble. En fait, il faut garder à l’esprit toute la positivité que connotent les choix

que force l’alternative : « Il y a aussi des exclusions créatrices qui donnent à l’affirmation

entrain et mordant : sans ces dissonances excitantes, nous dit Schelling, l’affirmation

tomberait en langueur, comme la vie perdrait son tonus sans la mort106». La non-existence

104 William Shakespeare, «Macbeth», Trad. fr. J.-C. Sallé dans Œuvres complètes, Tragédies II. Paris, Robert,

Laffont, 1995, p. 628. 105 A, p. 4-5. 106 Ibid., p. 22.

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en restreignant l’existence lui donne du même souffle sa forme et sa valeur. C’est cette

alchimie de suicide et de création qui semble connoter toute la portée de l’acte aux yeux de

Jankélévitch, en sorte que pour lui « il n’y a pas d’affirmation absolument dense : toute

affirmation est plus ou moins poreuse, creusée de vides et de négations qui sont, pour ainsi

dire, son non-être relatif, qui la font élastique, émouvante et sonore107».

Ainsi l’alternative tranche dans l’existence108. Certains pourraient objecter que le

choc en retour n’est pas une fatalité, qu’à défaut de choisir, il est possible de contourner

l’alternative. Une vie de rêve ne laisse-t-elle pas tous les possibles intacts? La non-

compromission dans le choix laisse l’agent riche d’une infinité de possibilités, comme en

témoigne Pessoa dans Le livre de l’intranquilité109 où le personnage principal se fait une

gloire d’avoir un emploi minable qui lui offre un maximum de cette liberté onirique. À

l’opposé, l’option engage dans une voie étriquée qui leste le réel de tous les possibles

abandonnés. Exister c’est vivre en pauvre puisque l’infini n’est jamais en acte110. Mais le

possible ineffectif est-il réellement une richesse? L’existence est certainement pauvre, mais

le peu qu’elle est, elle l’est effectivement, alors que le possible, dans son immensité n’est

rien, sinon un rêve. Le dilemme ne rappelle-t-il pas celui d’Achille aux enfers? Ulysse le

croit le plus heureux des hommes, vénéré comme un immortel pendant sa vie et maintenant

roi parmi les morts. Pourtant Achille réplique : « J’aimerais mieux, serf attaché à la glèbe,

être aux gages d’autrui, d’un homme sans patrimoine, n’ayant guère de moyens, que de

régner sur des morts, qui ne sont plus rien111 ! ». Ultimement, les deux modes d’être que

présente cette option ne sont pas commensurables. Tous deux ne se placent pas sur la même

échelle de valeurs, ils sont autonomes, légitimes par eux-mêmes. En fin de compte, le choix

entre l’un et l’autre ne s’impose pas de manière impérieuse. Le geste, avant de trancher en

faveur d’une option, n’est-il pas bordé de rêveries à propos des possibles? Cela dit, sur le

coup, le choix entre deux options légitimes révèle l’absurdité primordiale de

107 Ibid., p. 22-23. 108 À cet effet l’alternative se révèle lourdement connotée moralement. Il n’y a donc pas de hasard si

Jankélévitch s’y arrête longuement. On remarquera cependant que cette réflexion ne lui est pas parfaitement

originale non plus. À ce sujet, voir Sören Kierkegaard, Ou bien… ou bien… trad. fr. F. et O. Prior et M.H.

Guignot, Paris, Gallimard, 1984. 109 Fernando Pessoa, Le livre de l’intranquilité, Trad. fr. Françoise Laye, Paris, Christian Bourgeois, 1999. 110 A, p. 5. 111 Homère, L’Odyssée, Trad. fr. Médéric Dufour et Jeanne Raison, Paris, GF-Flammarion, 2009, p. 171.

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l’alternative112 ; il n’est pas question de validité et de pertinence, mais des limites

nécessaires de l’existence que force l’alternative.

Bref, pour reprendre rapidement ce que nous avons vu, l’alternative place trois

niveaux de choix. Le plus général serait sans doute choisir de choisir. En deçà de celui-ci il

y aurait le choix entre l’existence — le plus-être — plutôt que la non-existence. Finalement,

sous ce dernier choix se place l’ensemble des choix dichotomiques de l’existence concrète

de tous les jours. Ceux-ci mettent aux prises une nouvelle pléiade d’incompossibles.

Jankélévitch note : l’intelligence et le sentiment, la tête et le cœur, savoir et comprendre, le

sens critique et le don créateur, l’intelligence et l’action113, etc. Ensuite, à l’intérieur même

de chacun de ceux-ci, l’alternative génère de nouvelles oppositions qui en grèvent

l’harmonie. Ainsi la condition humaine n’est pas simplement le fruit d’une mixtion de deux

antagonismes de base, par exemple l’âme et le corps114. Pour Jankélévitch, la question est

plus simple et plus complexe. L’homme est simplement une créature limitée, mais ses

limites se répercutent à l’infini dans la totalité de son expérience. En ceci, l’alternative peut

véritablement caractériser l’être humain.

2.2 Plaisirs, instincts, nature et égoïsme

Maintenant que nous avons complété notre détour au sujet de l’alternative et que

nous avons clarifié pourquoi l’empirie force à maximaliser l’être, il importe de revenir sur

la question de la maximalisation elle-même. Comment doit-on la comprendre? Est-il

question de chercher à cumuler un nombre maximum de plaisirs comme le propose

l’hédonisme? Ou bien devrions-nous chercher à favoriser les pulsions de l’instinct? Nous

étudierons tour à tour ces deux options, ce qui nous permettra du même coup de définir la

conception de la nature chez Jankélévitch.

Ainsi maximiser l’être revient-il à rechercher le plaisir et à fuir les peines comme le

soutient l’hédonisme? Beaucoup d’auteurs le soutiennent. Suivant leurs dires, les plaisirs

s’ajoutant les uns aux autres composeraient le bonheur115. Pourtant, à la lumière de notre

112 A, p. 7. 113 Ibid., p. 12. 114 Bien que cette mixtion soit elle aussi reconnue par Jankélévitch. Voir dans les pages 51-52 de ce mémoire. 115 TV1, p. 62.

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développement sur l’alternative, il apparaît rapidement que l’hédonisme, en proposant un

tel mode de conduite, réduit la réalité et sous-estime le poids du choc en retour. Dès le

moment où la conscience considère son plaisir, ce dernier se délite de toute part. D’abord,

comment ne pas voir immédiatement ses limites? C’est-à-dire qu’ayant un début, il a

nécessairement une fin? La volupté n’est-elle pas déjà l’ouverture à une nostalgie

naissante? L’amour ne se paie-t-il pas inéluctablement de la perte et de la séparation tout

comme chacune des relations humaines? Mais plus profondément encore, chaque

évènement n’est-il pas un assemblage de contingences insignifiant devant la nullité de l’être

et de la mort116 ? C’est l’idée qui a dynamisé les vanités dans la peinture religieuse pendant

des siècles. En effet, comment ne pas être écrasé par la petitesse de l’homme : « Que

l’homme, étant revenu à soi, considère ce qu’il est au prix de ce qui est; qu’il se regarde

comme égaré dans ce canton détourné de la nature; et que, de ce petit cachot où il se trouve

logé, j’entends l’univers, il apprenne à estimer la terre, les royaumes, les villes et soi-même

à son juste prix. Qu’est-ce que l’homme dans l’infini117 »?

Bref, comme nous l’avons indiqué, aucune affirmation n’est absolument dense, et

les plaisirs semblent particulièrement traversés par leurs limites et leur superficialité, en

sorte qu’à la lettre, il est impossible de les approfondir. La conscience les détruit et fait

naître leur contrepartie constitutive, la douleur : « il semble que tous les plaisirs, à quelque

degré, ressemblent à la divinité bicéphale du Phédon, c’est-à-dire qu’ils sont tous

ambivalents et métissés de douleur118». Dès lors maximiser le plus être en recherchant les

plaisirs se révèle être un cercle carré. Le plaisir ne semble pouvoir s’apprécier que de

manière diffuse, par effleurement, en passant. Il est fondamentalement inconsistant et lesté

de conscience119. L’utiliser comme étalon de mesure d’une vie bonne semble bien fragile.

Cela dit, peut-être que notre investigation dévie le tir en abordant les plaisirs comme

objectif de la maximalisation. La mixtion avec la douleur, plutôt que d’indiquer un cul-de-

sac, montre peut-être davantage que notre étude n’a pas porté assez avant ses prétentions.

116 Ibid., p. 64. 117 Blaise Pascal, Pensées, New York, Doubleday & Company, 1961, p. 16 [Brunschvicg : 72]. 118 TV1, p. 65. 119 Ibid., p. 63.

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En effet, une lecture plus fine montre que les plaisirs participent d’une logique plus

fondamentale. Pour Jankélévitch, ils peuvent être compris comme les manifestations des

nécessités de l’instinct : « L’instinct, en raison de sa finalité et sa permanence propre, est

organisé pour durer; l’instinct établit, avec des volte-face et des plaisirs décousus, une

nouvelle “Carte du Tendre”, un véritable atlas de notre “pathologie” : les soudainetés,

irruptions, coups de foudre se résorbent dans une continuité de comportements où il n’y a

plus que des symboles à interpréter. Et voilà l’impressionnisme de l’instinct expliqué par

les constantes du naturalisme120». Ainsi, une vérité se découvre dans l’inconsistance des

plaisirs. Il est faux de voir en eux la fin des fins et de s’en inspirer pour baliser l’existence.

Pour bien saisir la portée et la teneur des plaisirs, il ne faut pas chercher à les approfondir,

puisque c’est impossible, mais suivant une autre logique, tenter de comprendre d’où ils

viennent. Dès lors, le problème se pose de manière complètement différente, les plaisirs

doivent être interprétés comme des manifestations variées d’une même logique univoque,

celle de la nature : « le plaisir devient le symptôme en nous des desseins profonds de la

nature121». C’est à cette orchestration que renvoie la dernière phrase de la citation

précédente lorsqu’il est question de l’impressionnisme de l’instinct (les plaisirs) et des

constantes du naturalisme (l’instinct). Ainsi, la maximalisation de l’être peut tout de même

être comprise comme la recherche des plaisirs, mais dans la finalité de satisfaire l’instinct.

Par ailleurs, on le voit bien, une autre idée importante se fait voir. Celle qui allie

instinct et nature. Jankélévitch dit que l’instinct est organisé pour durer. Ici, il n’est pas

question de la durée comme nous l’avons déjà détaillée, mais de quelque chose de plus

prosaïque. Dans son ouvrage sur l’alternative, le penseur français associe l’instinct à l’idée

d’horizontalité122. Cette dernière désigne expressément une dimension centrale de la pensée

jankélévitchienne, soit le quid et la quiddité123. Jankélévitch emprunte sa définition de

celle-ci à Schelling. Chez ce dernier la quiddité d’une chose répond à la question quid sit?

C’est-à-dire ce qu’est une chose124. Fidèle à son mode de pensée, l’auteur du Traité des

120 Ibid., p. 72. 121 Ibid., p. 73. 122 A, p. 15. 123 Isabelle de Montmollin, La philosophie de Vladimir Jankélévitch. Sources, sens, enjeux, Paris, PUF, 2000

p. 116. 124 Friedrich Wilhelm Joseph von Schelling, Philosophie de la révélation I, Trad. fr. groupe de recherche

Schellingiana, J.-F. Courtine et J.F. Marquet (dir.), Paris, PUF, 1989, p. 77-78. On notera par ailleurs que

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vertus interprète ce ce qu’est en terme de mouvement et non de substantif. Ainsi, la

quiddité caractérise le mouvement de la continuation, sans altération, mais sans nouveauté

non plus : « Le Quid est ce qui s’étale dans l’espace et se continue dans le temps125» et

ailleurs : « le quid est partout où il n’y a qu’à continuer d’être, sur le même palier et la

même horizontale126». Ainsi, lorsque l’on s’interroge sur la quiddité d’une chose, on veut

savoir ce qu’elle est de manière continue, quelle est sa définition. À partir de là, si l’on

affirme que l’instinct est une force quidditative, on peut facilement la lier au bergsonisme et

à la morale close. L’instinct est cette tendance de l’action qui cherche à ménager la vie, à

assurer la pérennité de l’espèce, c’est elle qui ramène l’agent à ses tropismes de

conservation et de survie. Bref, l’instinct – que l’on peut aussi appeler la nature – est cette

force souterraine qui impacte l’agir humain et l’allie à ses desseins.

Dès lors, satisfaire ses propres plaisirs serait une manière de répondre aux

impératifs de la nature instinctive : « la nature désigne le grand postulat d’ordre et

d’identité qui nous commande de vouloir notre propre plaisir127 ». Marquons le moment. Ici

se joue quelque chose de central dans la philosophie jankélévitchienne. En effet, il faut voir

que si la nature incline à favoriser le plaisir subjectif, c’est dire que son point pivot est

l’égoïsme. Des nuances s’imposent pourtant. Égoïsme ne veut pas dire ego. Ainsi, il serait

farfelu de proposer que toute vie mue par l’instinct est égoïste. Plutôt il faudrait dire que

toute action nécessite un agent, c’est-à-dire un ego. Sur ce plan, ce dernier est nul, il n’est

que la condition de possibilité de l’action, il n’a aucune dimension morale : « l’ego est

innocent, ou du moins indifférent, et plutôt amoral ou prémoral qu’immoral128». Cela dit,

faisons un pas de plus. Du moment où l’agent cherche son propre plaisir, l’action se double

d’un exposant de conscience et d’une intentionnalité. Dès lors, l’ego est délogé de sa

neutralité pour s’inscrire moralement. Pour résumer, l’on pourrait dire que la naturalité en

général n’a pas de portée morale, mais renvoyée dans la sphère personnelle d’un agent qui

cherche son plaisir et qui se pose lui-même comme fin, alors là les choses changent :

c’est parce que Jankélévitch reprend la question de Schelling qu’il traite indistinctement du quid et de la

quiddité. C’est le quid sit qui génère la quiddité. 125 TV1, p. 266. 126 TV2, p. 111. 127 TV1, p. 141. 128 Ibid., p. 11.

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Ce n’est pas le « moi » qui est haïssable (car le moi est moralement neutre),

mais c’est plutôt le rapport intentionnel du moi à son propre « soi » qui est

haïssable; la naturalité instinctive, dont le corps-propre est le centre, cette

naturalité n’est pas le « mal » […]. La naturalité en soi est neutre, mais la

naturalité-propre qui est objet de la sollicitude d’un ego égoïste et qui est donc

objet-sujet, cette naturalité-là n’est nullement innocente! Elle est, au contraire,

qualifiée d’un coefficient très déterminé : l’intention qu’elle implique est

justiciable d’un jugement de valeur129.

Pour l’instant il n’importe pas de commenter la valeur éthique de l’égoïsme. En

plaçant ici les commentaires de Jankélévitch à son sujet, nous avons devancé quelques

étapes de notre développement. Au point où nous en sommes, il apparaît plutôt que

l’instinct confirme la définition liminaire de l’éthique que nous avions donnée. En

recherchant les plaisirs au profit de la vie, en plaçant l’ego comme pôle d’attraction central

d’un agir centripète égoïste, le naturalisme ne donne-t-il pas une interprétation de l’être que

la morale devrait tendre à maximiser?

2.3 Infirmation de l’affirmation égoïste

En découvrant l’instinct, notre analyse semble avoir fait un grand bond en avant.

Les plaisirs vaporeux ont fait place à une logique plus solide et compréhensible. Pourtant

une étude minutieuse montre que l’instinct n’est pas aussi diaphane qu’il n’y paraît. S’y

référer comme patron moral révèle tout de suite des défauts difficiles, voire impossibles, à

contourner. Il faudra alors se demander si les possibilités humaines excèdent la nature.

L’adage populaire affirme qu’il faut savoir « suivre son instinct ». Or, cette simple

recommandation s’avère plus complexe qu’elle n’y paraît. En effet, l’instinct commande

des nécessités, mais il est muet sur les moyens à utiliser pour satisfaire ces nécessités.

Ainsi, si l’instinct sexuel sollicite le coït, il n’explique pas comment y parvenir, il n’indique

pas comment trouver un partenaire : « l’homme de l’instinct, éperonné par l’impératif sans

contenu de son animalité, ne sait littéralement pas quoi faire130». Or, admettons

hypothétiquement que le moyen n’est pas un problème, que le sujet est entouré de

partenaires potentiels et disponibles. Encore là, un nouveau problème point. Puisque la

nécessité n’a pas de contenu, comment pourrait-elle discriminer ses options? Comment

129 Ibid., p. 11. 130 Ibid., p. 74.

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peut-elle préférer une option à une autre131 ? À la lettre, n’importe quel partenaire fait

l’affaire. À première vue, cette absence de distinction semble être un atout. Quoi de plus

facile que de vivre naturellement? En fait, une analyse moins grossière révèle plutôt que

cette absence de résistance est justement ce qui manque à l’instinct pour en faire un outil

moral. Tout et n’importe quoi satisfont les nécessités de la nature. Dans un registre aussi

général, aucune direction ne peut se lire. Dans le monde naturel, tous les instincts sont

confirmés, toutes les propositions sont valables. La nature ne s’exclut pas elle-même

puisque dans la nature, tout est naturel! Ainsi, le naturalisme n’engage à rien et se dissout

dans la généralité de ses propositions contradictoires : « La nature est comme ces

partenaires trop arrangeants qui nous découragent non pas par leur refus, mais par leur

empressement à consentir et qui, aimant tout le monde, n’aiment personne et ignorent la

prédilection […] la nature ressemble à une glaise trop obéissante où l’on enfonce comme

dans du beurre et qui cède sans résister132».

Dans son ouvrage Les sources du moi, Charles Taylor a consacré une partie

importante de son étude à détruire précisément cette idée d’une vie morale sans

discriminations ni hiérarchies qualitatives133. Jankélévitch quant à lui insiste sur la nécessité

de l’obstacle. La musique, pour exister, a inventé les contraintes du contrepoint et les

conventions de la fugue tout comme la poésie s’est créée avec le vers et la rime134.

Nietzsche dans son mot célèbre appelait cela « danser avec des chaînes135». Ainsi, si l’on

s’accorde sur le fait que la nature pose bien les problèmes et les nécessités, il faut aussi voir

que l’instinct ne recèle pas les ressources nécessaires pour résoudre ces problèmes. Bref,

une conduite naturelle, à défaut d’obstacle, ne renvoie à aucune forme claire, mais

seulement à une généralité que l’on nommerait volontiers tropisme plutôt que morale. Par

ailleurs, une autre difficulté fait violence à l’utilisation de l’instinct comme patron moral.

En effet, comment ne pas constater la discordance entre les instincts? L’instinct sexuel se

bute à l’instinct social comme l’instinct migrateur contraste avec l’instinct maternel. Or,

131 Bien sûr, parfois un semblant de choix semble s’immiscer. En fait, selon Jankélévitch, il s’agit plutôt

d’habitudes acquises et de coutumes. Jamais l’instinct ne permet à l’agent de choisir en fonction de ses

propres désirs et aspirations. Ibid. 132 Ibid., p. 105. 133 Voir le premier chapitre « l’identité et le bien » dans Taylor, op. cit., p. 15-155. 134 TV1, p. 106. 135 Friedrich Nietzsche, Humain, trop humain II, Trad. fr. de Robert Rovini, Paris, Gallimard, 1987, p. 302.

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non seulement les instincts ne s’accordent pas entre eux, mais l’étude de leur dynamique

révèle qu’ils cherchent à s’enterrer les uns les autres. C’est ce que Jankélévitch nomme

l’impérialisme des instincts : « cette inertie propre aux instincts, on l’appellerait aussi bien

impérialisme ou, pour faire penser à Bergson, “frénésie” passionnelle, car elle institue entre

eux une concurrence que la sélection ne suffit pas à faire cesser136». Chacun cherche à se

totaliser et à prendre le pas sur les autres.

Bref, il apparaît clairement que les formules telles que « vivre naturellement » ou

« suivre son instinct » sont on ne peut plus ambigües. Il importe pourtant de remarquer

qu’un trait commun les lie. Ces conduites erratiques adhèrent à un mouvement intentionnel

orbitant autour de l’ego. Il y a là clairement une tendance de l’agir humain. Une tendance

première puisque c’est elle qui semble aller de soi chez tout un chacun d’abord et avant

tout. Or, est-il possible que la morale ne soit en définitive qu’une ratification de ce que la

nature affirme déjà? Comme un oui à exposant deux aux tendances fondamentales de

l’agir? Dès lors, pourquoi véritablement parler de morale? En fait, Jankélévitch remarque

avec subtilité que si l’éthique ratifie la nature, cette ratification au lieu de renforcer le donné

de base, l’affaiblit. Si la nature a besoin d’une confirmation de l’être conscient, d’une

confirmation de deuxième degré, c’est peut-être parce qu’elle na va pas autant de soi

qu’elle n’y paraît. Cette deuxième affirmation en étant possible rend également possible

l’infirmation : « Ainsi la confirmation, qui est affirmation d’affirmation est en fait une

virtuelle et naissante infirmation. La possibilité de refuser la consécration était donc déjà

donnée, comme une menace, dans la confirmation elle-même. L’exposant de conscience

n’apporte-t-il pas avec lui la première faille, la première fêlure dans le cela-va-de-soi de

l’être uni et compact, et avec cette première fissure le premier doute137 ? »

Dans ces conditions, la nature (degré 1) affirmée par l’égoïsme (degré 2) pourrait

être infirmée au nom d’un troisième mouvement (degré 3). Il faudrait dès lors considérer

que la nature n’englobe pas toutes les possibilités humaines. Une hypothèse qui fait penser

à un passage de Macbeth. Dans cette pièce, à l’acte cinq, Lady Macbeth se met à délirer.

Elle est prise d’hallucinations. Ses mains lui apparaissent tachées de sang et elle tente

136 TV1, p. 75. 137 Ibid., p. 8.

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frénétiquement de les laver. Appelé sur les lieux pour interroger la conduite étrange de la

reine, un docteur rend son pronostic : « Unatural deeds / Do breed unatural troubles138».

Ainsi, aux yeux du grand poète anglais, il était possible d’aller à l’encontre de la nature.

Une opinion que rejoint Jankélévitch. En fait, pour ce dernier, l’éthique est une forme

d’infirmation de la nature139. On peut donc la comprendre de manière liminaire selon deux

caractéristiques chevillées l’une à l’autre. Elle est une forme d’infirmation (A) placée en

opposition à l’affirmation de la nature (B). Incidemment, loin de soutenir une morale

naturaliste, Jankélévitch abonde dans le sens du contre naturel :

L’automate voluptueux qui, glissant sur le plan incliné, cède aux inspirations

aveugles de sa nature, ne sait pas lui-même ce qu’il veut ni où il tend. […] La

conscience, aimantée par le pôle de l’instinct, avance au hasard en tâtonnant

parmi les approximations… Reste que nous écoutions les conseils de la facilité

non pas pour les ratifier, mais pour les démentir et pour les contredire; que nous

connaissions nos pentes, non pas pour rouler jusqu’en bas, mais pour élire, au

contraire, le chemin de la plus forte résistance; au lieu d’enchérir sur la

pesanteur de l’âme, réglant nos chutes et abondant dans le sens du moindre

effort, c’est-à-dire de l’inertie et du géotropisme, si nous infirmions

l’affirmation instinctive? Si notre vocation éthique était la lévitation et le plus

grand effort, le mouvement contre nature, à contre-courant, à contresens140 ?

Il apparaît clairement à la lecture de cette citation que l’univers moral que

Jankélévitch cherche à décrire se place à l’intérieur d’une interprétation de l’existence

humaine. Celle-ci situe l’agent au centre d’un jeu de tendances antagonistes. Nous avons

travaillé la première que l’on pourrait nommer la tendance naturelle. Pour la qualifier,

Jankélévitch parle de gravité, de pente, de pesanteur, de glissement141, etc. C’est celle qui

incline l’agent à opter pour ses tendances innées, c’est la voie de la facilité, celle qui est

première et va de soi. Elle ne demande pas d’effort non plus de réflexion. Ainsi,

Jankélévitch qualifie d’« automate voluptueux » celui qui s’y abandonne. Pour parler

schématiquement, il serait possible de voir cette tendance comme une force inclinant vers le

bas. C’est ce à quoi appellent les termes dont Jankélévitch fait usage. Sans doute pourrions-

138 Shakespeare, op. cit., p. 708. 139 À l’évidence l’infirmation que revendique Jankélévitch n’est pas la même que celle mise de l’avant par

Shakespeare. La citation indique seulement que la naturalité n’englobe pas toutes les possibilités humaines. 140 TV1, p. 101-102. 141 PP, p. 241, TV1, p. 141.

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nous interpréter ce lexique à l’aide des thèses de Bergson. N’y a-t-il pas une

correspondance claire entre le clos bergsonien et la tendance naturelle jankélévitchienne?

Le mouvement que décrit ce dernier où toute action efférente est systématiquement

ramenée à sa source par l’égoïsme semble pouvoir s’identifier à la circularité fermée de la

nature close étudiée par Bergson. C’est peut-être en ce sens qu’il est possible de parler de

gravité. Par ailleurs, nous ne sommes pas parvenus à régler la question de la maximalisation

de l’être. À tout le moins, nous avons écarté quelques fausses hypothèses, un élagage qui

nous permettra maintenant de compléter notre investigation.

3. Contre nature et liberté

On raconte que Dostoïevski, en voyage en Suisse, est tombé sur le tableau Christ en

croix d’Hans Holbein le jeune. Profondément frappé par le réalisme de l’œuvre, par le

détail du corps torturé du Christ, il aurait été complètement bouleversé par le tableau142.

Dans son roman L’Idiot, il revient sur cette expérience et livre la réflexion suivante :

Ici, sans qu’on le veuille, il vous vient cette idée que, si la mort est tellement

monstrueuse, et les lois de la nature tellement terribles, alors, comment les

surmonter? Comment les surmonter dès lors qu’ils voyaient [sic] incapable de

les vaincre même celui qui, quand il était vivant, dominait la nature, celui à qui

elle se soumettait, celui qui s’exclama : « Talifa Koumi » et la vierge se leva,

« Lazare, lève-toi et marche » — et le mort fut debout? En regardant ce tableau,

on croit entrevoir la nature comme une espèce de bête énorme, impitoyable et

muette, ou plutôt, oui, ou, plus justement, même si c’est étrange, comme je ne

sais quelle machine énorme de construction nouvelle qui, d’une façon absurde,

aurait saisi, aurait brisé et englouti, obtuse et insensible, un être grandiose,

inestimable, un être qui, à lui seul, aurait valu toute la nature et toutes ses lois,

toute la terre, laquelle, toute – qui sait? – n’aurait été créée que pour sa seule

apparition! Ce tableau, c’est comme si, justement, il exprimait cette idée d’une

force obscure, insolente, éternellement absurde, à laquelle tout est soumis143.

L’idée d’une nature totale et englobante avait de quoi terrifier le romancier russe

pour plusieurs raisons. Parmi celles-ci, il y a la pensée qu’en dernière instance, il n’y a que

la nature, que celle-ci est impossible à dépasser et que la vie humaine y est cloisonnée de

142 Henri de Lubac, Le drame de l’humanisme athée, Paris, SPES, 1945, p. 300-301. 143 Fédor Dostoïevski, L’idiot, volume 2, Trad. fr. André Markowicz, Arles, Actes Sud, 1993, p. 145.

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part en part. Son œuvre érige un plaidoyer en faveur de la position exactement inverse. À

ses yeux, il est évident que plusieurs déterminismes impactent l’agir humain, pourtant il est

incontestable que ce dernier procède des ressources qui échappent à la naturalité.

Jankélévitch entérine très clairement la perspective de Dostoïevski sur la question. Le traité

des vertus s’y intéresse de près. Une interrogation suivie chasse sans cesse la tentation de

verser dans un déterminisme quel qu’il soit et engage plutôt la réflexion sur les ressources

contre naturelles et surnaturelles de l’action humaine. Nous reprendrons cet argumentaire

afin de voir s’il est possible de penser l’éthique en dehors du naturalisme. Pour ce faire,

nous diviserons notre propos en trois points. Il sera d’abord question de voir si l’agent

moral peut dépasser le cadre de pensée naturel au moyen de sa conscience (dépassement

idéal). Nous passerons dans un deuxième temps à la question de savoir si l’homme a la

capacité d’aller effectivement à l’encontre de sa nature (dépassement effectif). Puis

finalement, nous montrerons vers quoi devrait déboucher une potentielle sortie de la

naturalité (nouvelle définition de l’éthique).

3.1 La liberté

Rapidement et en filigrane de notre propos principal, nous avons déjà placé

quelques observations renvoyant directement à la question de la liberté. En effet, en

étudiant les propositions éthiques préliminaires ainsi que la condition humaine dite

d’alternative, nous avons insisté sur l’idée de choix. Or, le choix en tant que tel sous-entend

plusieurs autres considérations. D’abord, il faut voir que, placée dans ce registre, l’option

renvoie implicitement à un pouvoir de choix. Ainsi, on ne peut pas dire par exemple que la

terre choisit de tourner autour du soleil. À l’opposé, il est possible qu’un homme choisisse

de manger l’aliment A plutôt que l’aliment B. Dans le premier cas, la marge entre le réel et

le virtuel ne découpe pas de potentialités neuves, la terre est mue du tout au tout par un

régime de loi englobant complètement son mouvement. Chez l’individu, la durée est moins

circonscrite, une place ontologiquement autre est laissée aux potentialités et à l’option. Pour

résumer, l’on pourrait dire que l’homme a plusieurs possibilités alors que la terre n’en a

qu’une. Cela dit, ce point ne saurait être suffisamment clair sans renvoyer à la nature de

l’agent. C’est un truisme que de dire que la terre n’a pas de volonté. C’est en raison de

l’absence de celle-ci qu’elle est mue complètement extérieurement par des lois générales. Il

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en va autrement chez l’homme puisque celui-ci peut discriminer ses options pour voir

laquelle lui sied le mieux sur le moment.

Plaçons ici quelques remarques. Premièrement, Jankélévitch, comme Bergson,

insiste sur l’organisation de ce choix. L’agent n’est pas un point neutre situé à la croisée des

chemins avec ses possibilités ouvertes en même temps devant lui. La loi de l’alternative fait

en sorte que deux possibles ne peuvent pas s’actualiser en même temps. Dès lors, les

possibilités doivent être repensées psychologiquement comme des tendances successives

auxquelles la conscience s’attache ponctuellement. Suivant cette interprétation, le choix

peut être compris comme la décision d’abonder dans le sens d’une tendance plutôt que dans

l’autre144. Ainsi, en renvoyant la question de la liberté dans la sphère psychologique, les

deux penseurs ouvrent nécessairement la porte à une réflexion sur la conscience. Nous

reviendrons sur la question au cours du prochain chapitre145. Pour l’instant, retenons

simplement quelques mots de Jankélévitch à son sujet. À ses yeux, la conscience désigne le

mystère de l’unique en deux146. C’est-à-dire que l’ipséité est constituée de deux pôles, le

moi et le soi ou, en d’autres mots, la vie substantive et personnelle et la forme abstraite et

réfléchie de cette même vie147. Il n’est pas tellement question de savoir qu’est-ce qui

précède quoi ou de voir si l’un des deux termes se voit assigner un privilège ontologique.

Plutôt, il faut voir que la différence du moi au soi en est une de situation148. Le moi et le soi

rendent compte de deux regards distincts sur une même vie. C’est justement cette

différence qui rend possible l’altérité et le dialogue du for intérieur. Ainsi, l’on peut

comprendre ce qu’entend Jankélévitch lorsqu’il écrit :

Cette relation paradoxale du moi au soi est rendue possible par la profondeur

même de la psyché, tout entière organisée verticalement en niveaux superposés,

psyché, de par sa durée et sa mémoire, n’est jamais actuellement tout ce qu’elle

peut être, mais elle est une autre, à la fois plus et moins : moins grande que soi

si elle est le Je, plus grande que le je si elle est tous les possibles du Soi, elle est

144 TV1, p. 52, Bergson, op. cit., p. 143-144, 166. 145 Le deuxième chapitre traitera en profondeur de la conscience. Notre propos ici est forcément incomplet.

Nous l’insérons seulement pour faire comprendre l’interprétation de la liberté chez Jankélévitch. 146 TV1, p. 144. 147 Ibid., p. 145. 148 Ibid.

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ce qu’elle n’est pas et n’est pas ce qu’elle est, elle ne coïncide pas avec soi-

même149.

Encore que pour bien comprendre ce dont il est question, il faut bien noter la

temporalité dans laquelle s’inscrit le détail de la conscience. En effet, l’étude du moi et du

soi met en jeu les oppositions classiques de l’avoir et de l’être. Ainsi, c’est en fonction des

possibles à venir que le soi dépasse le je. Ce que le je a effectivement, ce qu’il est dans le

présent est débordé par ce qu’il a été et ce qu’il a à être. Plus encore, si cette différence

entre ce que l’on est (ou ce que l’on a) et ce que l’on peut être découvre la conscience, le

même rapport se dessine entre le moi et le monde, c’est d’ailleurs de là qu’elle tire son

origine : « la conscience naît comme fonction différentielle ou sentiment d’une différence

de potentiel entre le moi et le monde150». On le voit distinctement, c’est en fonction de cette

conscience que l’acte du choix trouve toute sa densité et son importance, c’est dans la prise

en compte des diverses possibilités que l’agent consacre son pouvoir de choisir, donc sa

liberté. Par ailleurs, notons-le, c’est dans ce rapport conscient et sélectif de l’option que

s’érige une première entorse substantielle à la vie agie par l’instinct où l’agent est réduit à

un automate aux yeux de Jankélévitch. Reste à savoir jusqu’à quel point peut se dilater cette

force de conscience.

Il faut observer que la liberté opère dans un milieu mitoyen. Elle ne peut pas

s’exercer dans un espace saturé par les déterminations où aucune latitude ne lui serait

préservée. À l’autre opposé du spectre, dans l’univers des possibles absolus, celui du rêve

par exemple, la liberté ne trouve pas son aboutissement non plus : « une liberté qui n’a pas

encore ou qui n’a plus de servitude à secouer n’est même pas libre et se dissout dans

l’indifférence et l’indétermination d’une licence sans obstacle; une liberté accablée par le

poids des déterminismes n’est pas libre non plus151». Le mot est dit, la liberté pour exister

demande paradoxalement la servitude, mais une servitude aérée, non pas soumise du tout

au tout. Mais qu’est-ce que Jankélévitch entend exactement par servitude?

149 Ibid. 150 Ibid., p. 147. 151 Ibid., p. 56.

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3.2 Briser le destin

Nous l’avons déjà noté, le propos sur la conscience met en place le premier accroc à

une vie purement agie par l’instinct. En effet, si la dignité de l’agent moral se réduit

simplement à une prise de conscience de ses possibilités, ces dernières interprétées comme

les diverses tendances de l’instinct, peut-on véritablement parler de liberté? La dignité de

l’homme se réduit-elle au fond à la possibilité du choix entre l’instinct de survie et l’instinct

sexuel par exemple? Si oui, alors nous nous sommes détachés de l’instinct seulement pour

y revenir par un chemin détourné.

Évidemment, la conscience voit beaucoup plus loin. Si véritablement, elle naît du

sentiment de différence de potentiel entre soi et le monde, c’est donc qu’elle sait jauger les

possibilités humaines. Or, si ces dernières ont dû être canalisées et infléchies

biologiquement en un modus vivendi, c’est nécessairement parce qu’elles pouvaient

outrepasser ce modus vivendi, voire aller complètement à son encontre. Car, il faut bien le

noter, si l’instinct procède d’une logique quidditative qui vise la continuité, c’est parce

qu’un autre mouvement est possible, celui que Jankélévitch nomme la quoddité. La

quiddité avait été définie comme un mouvement horizontal et égal, la quoddité quant à elle

s’inscrit dans une dynamique d’un tout autre ordre. Jankélévitch l’associe à la verticalité,

celle qui caractérise l’élan, l’action, la décision aventureuse et qui consomme du même

coup la rupture d’avec la routine et les habitudes de la quiddité152. L’acte quodditatif

incarne ainsi la liminarité, le commencement, l’avènement et l’évènement153. Par exemple,

dans Guerre et paix, la décision de Nicolas Rostov de quitter le foyer familial pour devenir

hussard et combattre les Français représente un moment quodditatif. Reprenons ici une

citation tronquée précédemment, Jankélévitch écrit : « le quid est partout où il n’y a qu’à

continuer d’être, sur le même palier et la même horizontale; et le quod est partout où il y a

dénivellation et liminarité, partout où il faut se lever et aller, et non point rêver qu’on se

152 À la base, c’est aussi chez Schelling que Jankélévitch puise sa définition de la quoddité. Celle-ci répond à

la question quod sit ? La quoddité indique donc le fait que quelque chose est. Voir à ce sujet, Schelling, op.

cit., p. 77-78. Par ailleurs, la question de la quoddité se révèle beaucoup plus complexe que celle de la

quiddité. Nous l’explorerons en profondeur au troisième chapitre. Pour l’heure, on peut en accepter la

définition préliminaire que nous proposons ici puisque notre objet est avant tout de rendre manifeste la liberté.

Notons aussi que Jankélévitch utilise le quod et la quoddité comme des synonymes. 153 TV2, p. 111-112.

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lève et qu’on va154». Or, si la quoddité interrompt brutalement la quiddité, celle-ci la

rattrape nécessairement à l’envi. Ainsi, tout édit qui interrompt et modifie une situation

donnée se lénifie lui-même nécessairement en loi quidditative. L’alternative n’est pas

exclue de ce champ-ci; la quoddité pure ne traverse pas l’épreuve du temps sans se

quiddifier, pas plus que la quiddité pure ne saurait exister sans un fiat quodditatif initial qui

la met en place. C’est à ce jeu de balancier que renvoie sans cesse Jankélévitch en se

référant à la tragédie de la culture énoncée par George Simmel. Aux yeux de ce dernier,

toute avancée culturelle est condamnée à s’embourgeoiser et à devenir le paradigme en

dehors duquel doit être pensé l’art novateur. Toute culture se transformant en son contraire,

la culture serait une tragédie constamment en marche155.

Pour en revenir à notre propos, il faut voir que si l’agir humain tend à s’infléchir

vers l’instinct et la continuation, c’est en opposition à une autre tendance plus aventurière et

périlleuse pour la vie, une tendance allant à contre-courant des poncifs naturels. C’est

justement en fonction de cette tendance que la conscience libère une potentialité d’action

débordant le spectre de l’instinct. Encore que prendre conscience de potentialités virtuelles

ne soit pas la même chose que de réaliser ces potentialités. Mais ici c’est justement la

liberté ou le vouloir qui prennent le relais. Jankélévitch écrit à ce sujet : « la volonté nous

fut donnée comme le pouvoir d’arrêt ou le rebroussement miraculeux qui suspend soudain

notre glissement inerte vers le plaisir156». Ainsi, ici se découvre le ressort privilégié de la

liberté humaine. Si de prime abord l’agir est dirigé par ses tropismes, ce n’est pas là un

destin ou une fatalité. L’homme peut toujours et à tout moment braquer son vouloir et

briser la continuation dans laquelle il s’inscrivait. Il importe de prendre la mesure de ce qui

se joue ici. L’identité de chacun est certainement déterminée par une pléiade de facteurs;

semelfactivité de la naissance, contextes sociaux, économiques et historiques, hérédité,

caractère, etc. Pour autant, ceux-ci ne peuvent jamais prétendre exonérer la liberté

fondamentale de l’être humain. Bien plus, c’est justement en opposition à cette pression, à

cet antagonisme des déterminations diverses que la liberté manifeste sa raison d’être : « la

liberté est libre au moment où elle secoue et brise ses chaînes; la liberté est libre dans

154 Ibid., p. 111. 155 Georg Simmel, La tragédie de la culture, Trad. fr. Sabine Cornille et Philippe Ivernel, Paris, Rivages,

1988, p. 179-217. 156 TV1, p. 141.

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l’instant de la libération157» et un peu plus loin : « la liberté est un destin capable d’infléchir

et de briser le destin158». Et, justement, en brisant le destin, elle le réifie et le recrée à la

mesure de sa volonté. Ainsi, si destin il y a, c’est d’être intrinsèquement responsable de

notre existence.

Bref, Jankélévitch pense un univers disloqué où le point central, l’agent, oscille

entre la déclivité des plaisirs et de la facilité, dans la continuation et la pérennité et l’effort

libérateur et ascensionnel de la liberté qui désenclave l’action de ses ornières instinctives

pour tenter la verticalité de l’action autonome. La liberté rend ainsi possible la sortie du

cercle de l’instinct : « La volonté, à la fois, effet et cause, reste capable de se soulever

spontanément elle-même hors de cette nature dont elle fait partie, et ainsi de la transformer

et de briser un cercle qui, sans le pouvoir du commencement, fût resté vicieux jusqu’à la fin

des siècles159». Dans cette perspective et à la lumière de cette citation, on voit clairement

l’ouverture bergsonienne se dessiner derrière les possibilités de la volonté et de la liberté.

3.3 Ascension morale

Précédemment, nous avons démontré l’insuffisance de la définition morale

préliminaire jankélévitchienne. Ce faisant, nous avons étudié la liberté et la conscience afin

de mettre au jour que l’action n’est pas irrémédiablement condamnée à perpétuer les

poncifs de la naturalité. Pour continuer à progresser, il est maintenant temps de poser une

nouvelle définition de la morale, laquelle devrait orchestrer nos derniers développements

dans une dynamique proprement éthique.

De fait, pour Jankélévitch, placer la démarche éthique en orbite autour de l’égoïté

relève d’une confusion animant une large part de la philosophie occidentale160. Nous avons

assez insisté sur les vices qui apparaissent saper une telle organisation de l’agir. Mais au-

delà de simples défauts formels, Jankélévitch cherche à montrer que l’action égoïste est la

tendance antagoniste du mouvement moral. Plusieurs arguments soutiennent cette thèse. À

un premier niveau, la simple arithmétique utilitaire suffit à incriminer la velléité égoïste. Il

157 Ibid., p. 56. 158 Ibid. 159 Ibid., p. 57. 160 Ibid., p. 14.

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paraît évident que le plus prime le moins et qu’il est insensé de sacrifier les intérêts de tous

à la gloutonnerie d’un seul161. Mais la question se corse davantage dès lors que l’on réduit

les variables. Entre moi et toi, qui doit être privilégié? À un pour un l’arithmétique n’offre

plus de piste. C’est donc qu’il faut faire appel à une autre forme d’argumentaire. En

d’autres mots, se choisir soi ou préférer l’autre revient à mettre aux prises deux

mouvements intentionnels fondamentalement différents; l’égoïsme et l’altruisme (ou

l’amour). Les deux prochains chapitres s’attacheront à montrer la valeur supérieure de

l’altruisme. Pourtant, en manière de prélude, Jankélévitch propose deux observations qui

sans convaincre pleinement, montrent la préférabilité potentielle de l’altruisme.

Premièrement, le philosophe français propose une réflexion prosaïque sur le

jugement populaire qui touche l’égoïsme. N’est-il pas évident pour tous que celui-ci est

profondément exécrable? Pour Jankélévitch, cette condamnation unilatérale n’est pas

fortuite. Au contraire, elle témoigne de l’évidente détestabilité ontologique de l’égoïsme :

«L’égoïsme est un reproche contre lequel les plus médiocres d’entre les médiocres et les

plus secs d’entre les secs se défendent passionnément; l’égoïsme est un soupçon contre

lequel les plus mesquins protestent désespérément. Cette détestabilité de l’égoïsme n’est

pas une présupposition arbitraire, ni un postulat gratuit, mais une irréductible et

indéductible évidence162». Pour Jankélévitch, le mouvement égoïste, comme le clos

bergsonien, est analytiquement grevé par les limites qui lui sont propres. En se bornant à

lui-même l’égoïste se ferme à l’altérité. En place du dialogue, de la dialectique et de

l’ouverture, il préfère la fermeture et l’itération stérile de sa propre identité. La

maximisation de l’être dont nous traitions pourrait ici trouver une nouvelle interprétation.

Certes, nous avions interrogé l’idée selon laquelle cette maximisation renvoyait à

l’assouvissement des instincts et par là, à la pérennité de l’ego, mais il faut voir qu’une

lecture plus généreuse pourrait concéder que l’ouverture est garante d’un enrichissement

d’un autre ordre à même de fournir une forme de maximisation incommensurablement plus

riche :« Car l’égoïste laissant dépérir son frère, engraisse tout seul dans un monde

désertique; tandis que le décentrement amoureux, transférant l’accent sur l’autre personne,

ouvre devant la première un horizon infini. Aussi la relation amoureuse, ayant pour ressort

161 Ibid., p. 8-9. 162 Ibid., p. 11.

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la volonté du bonheur de l’autre, est-elle incomparablement plus enrichissante que la

thésaurisation solitaire163».

Bref, à travers le discrédit qui frappe l’égoïsme se dessine ce vers quoi Jankélévitch

veut nous acheminer, c’est-à-dire à une nouvelle définition de l’éthique. Or, cette

définition, comme pour l’égoïsme, s’associe à un mouvement intentionnel. Ce dernier

s’écarte radicalement de l’égoïsme en ceci qu’il place l’autre comme point focal de

l’action : « Quand l’Écriture […] nous recommande d’aimer notre prochain “comme” nous-

mêmes, c’est sans doute par antiphrase et pour nous faire comprendre ceci : le moi n’a pas

d’autre moi-même que son prochain164». Cela dit, il faut reconnaître que dans tous les cas,

l’égoïsme demeure la tendance première du vouloir. C’est lui qui va de soi, qui, en

l’absence de questionnement, s’impose de lui-même. Il faut aussi accorder que l’égoïsme

peut très bien exister en l’absence d’altruisme. À l’opposé, ce dernier n’est possible qu’à la

condition d’avoir un agent pour l’exercer. Il faut d’abord vivre pour ensuite être altruiste. Il

est impossible de faire l’économie d’une part minimum d’être dans l’équation amoureuse

de l’altruisme165. En ce sens, l’éthique jankélévitchienne pourrait se formuler de la sorte :

« le plus d’amour possible pour le moins d’être possible166». La maximalisation de l’être

dont nous parlions se révèle ainsi être une recherche du plus grand don possible de soi.

Par ailleurs, on le voit aisément, c’est une formulation qui porte le sceau de

l’alternative. L’agent moral ne peut pas aspirer à la pureté absolue. N’être qu’amour est une

contradiction dans les termes. Au contraire, il faudra se faire à l’idée que le mouvement

moral s’accomplit avec effort, en opposition à l’instinct qui cherche systématiquement à

reprendre ses droits. C’est, à la lettre une lutte, chaque gain amoureux étant compromis par 163 Ibid., p. 15. 164 Ibid., p. 14. 165 Ici, notre lexique devance notre propos. Amour et altruisme s’associent, comme nous le montrerons, dans

le même mouvement intentionnel. Par ailleurs, une lecture attentive de l’œuvre de Jankélévitch montre que la

position du philosophe a évolué sur cette question. Dans le Traité des vertus, l’opposition est franche, il faut

livrer une guerre à l’instinct, le réduire à sa plus simple expression. Cela dit, dans Le paradoxe de la morale,

le philosophe apparaît plus nuancé. Il écrira même :« Vivez un peu et de temps en temps pour vous, si vous

voulez vivre pour les autres ! En ce cas le détournement, loin d’être une tricherie inavouable, est au contraire

le plus sacré des devoirs. – Dans tout impératif moral, et notamment dans l’exigence d’altruisme, dès l’instant

qu’elle est poussée à l’extrême et portée à l’absolu, il y a une absurdité naissante, ou une “démonique

hyperbole”». PM, p. 125. L’œuvre de vieillesse semble ici corriger le tir, modifier une position trop sèche et

peu en phase avec la vie concrète. L’être fait partie de la vie, c’est même le plus sacré des devoirs que de s’y

consacrer pour autant qu’on ne perde pas de vue l’objectif final qui est l’amour et le don de soi. 166 Ibid., p. 90.

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la gravité de l’instinct. Le mouvement moral ne peut se maintenir que par un effort et une

tension qui s’apparente à ceux de l’alpiniste : « Ce qui est réel, c’est l’effort laborieux,

raboteux, difficultueux de l’alpiniste pour mettre un pied devant l’autre; c’est la victoire

continuée sur la pesanteur continuelle, la lévitation à chaque pas compromise et retenue par

la gravitation, l’élan ascensionnel tenté par l’horizontale qui lui propose l’étape et le niveau

et substituerait la station à la motion, l’altitude en acte à l’escalade167». L’œuvre de

Jankélévitch est traversée par ses images de grimpe, de lutte, d’effort, de montagne morale,

etc. De fait, pour renforcer encore davantage cette idée, le philosophe français estime que le

devoir moral par excellence est littéralement d’aller à l’encontre du plaisir et de la facilité

pour élire la voie étroite de l’ascension difficile qui renie la nature168. L’éthique n’est pas

une science du calcul qui chercherait à maximiser l’amour tout en aménageant le minimum

d’être. Plutôt, il faudrait voir le mouvement moral comme un élan qui d’un bloc se braque à

contre-courant de la naturalité, dans une lévitation quodditative, pour tenter

surnaturellement de dépasser la nature.

Pour l’auteur du Traité des vertus, cette direction intentionnelle engage plusieurs

avantages. De prime abord, nous avons vu comment « vivre naturellement » est un

commandement ambigu qui se dissout dans la généralité des instincts et dans la facilité des

tendances. En l’absence de contrainte, la vie naturelle se révèle être informe et équivoque.

À l’inverse, l’éthique en s’opposant à la naturalité trouve le matériau sur lequel exercer son

effort, dans lequel canaliser son énergie. C’est ce que nous voulions dire par la voie étroite

de l’ascension difficile. En plaçant l’obstacle et la contrainte, la morale se trouve

compromise certes, mais du même souffle elle délimite son champ d’action et trace sa

forme distincte169.

167 PP, p. 241. 168 TV1, p. 119, 139. Pour Jankélévitch, la morale implique un régime d’austérité, voire d’ascétisme. Sans

régime formel, sans lutte à l’égoïsme, les tropismes de l’instinct englobent les faits et gestes de l’agent et

génèrent un état de décadence. L’austérité aura donc à charge de contrebalancer la violence des instincts afin

de déblayer la voie de l’amour et de l’altruisme : « Il est dit que l’austérité ne sera qu’au prix d’une mutilation

cruelle : la privation est nécessaire pour refréner la naturalité effrénée ». A, p. 55. Austérité et voie étroite

demeurent ainsi des composantes de la vie morale. Celles-ci doivent pourtant être complétées par l’amour,

véritablement fondement de l’éthique jankélévitchienne. Voir A, p. 11-12, 50-63 et 242-247. 169 TV1, p. 138.

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Par ailleurs, le devoir moral révèle paradoxalement à l’agent la teneur de sa liberté.

Comme nous l’avons montré, débouler la pente des désirs n’appelle pas la liberté, mais

plutôt une forme d’aliénation. Jamais, dans ces situations, l’acteur n’endosse la

responsabilité de ses actions. Il est plutôt mû biologiquement par les nécessités qui affectent

tout un chacun. À l’opposé, l’homme moral choisit de se faire violence, il choisit librement

son action en fonction d’un effort sur soi-même. Ce dernier engage également l’acteur

véritablement dans sa liberté, laquelle n’est pas pure et absolument disponible, mais

canalisée et circonscrite dans une direction. Or, justement c’est ainsi que se décline la

véritable liberté :

L’homme libre n’est donc pas celui qui le paraît le plus, la volupté inentravée

étant le régime de l’aliénation, de la dépendance à l’égard d’autrui et de la

soumission au non-moi; mais, par une dialectique bizarre, on ne recouvre la

vraie liberté qu’en acceptant l’interdiction et la servitude volontaire. Or telle est

la situation d’une volonté “autonome”, c’est-à-dire d’un agent-patient qui ne

dépend que de sa propre loi en qui imposer et subir ne font qu’un. […] Le

devoir, c’est la coûteuse discontinuité qui rompt l’entraînement économique du

plaisir170.

Bref, il faut voir que pour Jankélévitch l’acte moral a pour fin l’autre. Cela dit, cette

fin doit être comprise dans sa solidarité avec ses moyens. C’est grâce à la médiation de

ceux-ci seulement que l’agent moral peut parvenir au désintéressement et à l’altruisme

véritable. Comme le résume très bien notre penseur : « Tel est ce mouvement forcé du

devoir, cette marche vers l’amont, cette résistance à la pesanteur des inclinations, cette

lévitation opposée à la gravitation sensible et au tropisme de l’instinct. Si la nature désigne

le grand postulat d’ordre et d’identité qui nous commande de vouloir notre propre plaisir,

nous dirons qu’il est contre nature de vouloir sa propre douleur et surnaturel de vouloir le

plaisir de l’Autre : à la Super-nature on accède par la Contre-nature, notre douleur étant le

moyen de votre joie171».

En somme, il semble que nous sommes parvenus à placer un nombre important de

concepts clefs jankélévitchien qui permettent une meilleure intelligence de son univers

170 Ibid., p. 141. 171 Ibid.

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moral. Le détail de celui-ci a montré que l’éthique s’exerce dans une zone de compromis où

une part doit être abandonnée à l’être et l’autre lui être arrachée. En fait, la naturalité traduit

bien le concept d’organe-obstacle si cher à Jankélévitch. Il s’agit de montrer que la nature,

si elle incline le vouloir dans une direction s’opposant à celui de l’altruisme, rend tout de

même ce dernier possible. C’est la même idée que Bergson utilisait pour traiter de la

matérialisation de l’élan créateur. En résistant à ce dernier, la matière le force à se canaliser

et par là lui fournit l’étroitesse nécessaire à sa force de création. Ainsi : « l’ego et la

corporalité, où l’exigence-propre se fige et s’épaissit, conditionnent bizarrement cette

vocation qu’ils contrecarrent […]. L’image du tremplin élastique sur lequel l’homme prend

son élan pour bondir réunit sans doute en elle-même les deux idées contradictoires de

résistance et de lévitation172». Comme chez Bergson, Jankélévitch identifie deux tendances

qui organisent la morale qui s’assimilent fortement au clos et à l’ouvert. Par ailleurs, il faut

reconnaître que jusqu’ici notre propos prête le flanc à une critique énoncée par l’auteur de

Les deux sources de la morale et de la religion. Dans le chapitre portant précisément sur

l’obligation morale, le philosophe écrit :

Mais autre chose est une recommandation, autre chose une explication.

Lorsque, pour rendre compte de l’obligation, de son essence et de son origine,

on pose que l’obéissance au devoir est avant tout un effort sur soi-même, un

état de tension ou de contraction, on commet une erreur psychologique qui a

vicié beaucoup de théories morales […] L’obligation n’est nullement un fait

unique, incommensurable avec les autres, se dressant au-dessus d’eux comme

une apparition mystérieuse. Si bon nombre de philosophes […] l’ont envisagé

ainsi, c’est qu’ils ont confondu le sentiment de l’obligation, état tranquille et

apparenté à l’inclination, avec l’ébranlement que nous nous donnons parfois

pour briser ce qui s’opposerait à elle173.

Dur d’ignorer que nous sommes particulièrement compromis par ces quelques

lignes. Notre propos devra donc passer à un second plan, moins axé sur ce qui nuit et

empêche la morale, mais davantage intéressé par ce mouvement en lui-même.

172 Ibid., p. 16. 173 Bergson, op. cit., p. 991.

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II Conscience, devenir et innocence

Parmi la pléiade d’œuvres importantes que Léon Tolstoï a abandonnée à la postérité,

l’une des plus parlantes aujourd’hui est sans aucun doute La mort d’Ivan Ilitch174. Toute sa

vie, Tolstoï été tenaillé par le problème de la mort. Ses interrogations traversent ses grands

romans, La Guerre et la Paix175 tout comme Anna Karénine176. Or, au moment d’écrire La

mort d’Ivan Ilitch, Tolstoï a près de 60 ans et dans cette courte nouvelle il livre le fruit

d’années de réflexion sur la question. Le récit relate la vie d’un petit fonctionnaire

bourgeois et superficiel qui est soudainement frappé par la maladie et entraîné vers la mort.

Cette confrontation avec la tombe engendre une remise en question profonde de son

existence qui se solde par une réinterprétation du sens de sa vie. Pour y parvenir, il est

implicitement guidé par son fils, seul membre de sa famille qui compatisse avec lui, ainsi

que par un paysan fruste, Guérassime, qui, pris de pitié pour lui, en prend soin. À l’inverse,

tous les autres personnages ne s’intéressent à son cas que dans la mesure où eux-mêmes

sont concernés. Ses collègues lorgnent son poste, sa femme se plaint des douleurs et des

soucis que lui cause la situation, etc.

Bref, en filigrane d’une nouvelle banale, Tolstoï développe toute une réflexion sur

le sens de l’existence. Une réflexion à laquelle n’était pas étranger Jankélévitch qui a

d’ailleurs dédié un chapitre de son ouvrage Sources à ladite nouvelle en plus de s’y référer

maintes fois dans son oeuvre. De manière générale, on peut dire que La mort d’Ivan Ilitch

présente exactement le contraste que nous cherchons à rendre manifeste entre l’égoïsme et

la vertu définis comme tendances de l’agir. Or, ce qui est particulièrement intéressant chez

Ilitch, c’est justement le fait qu’il passe d’un pôle à l’autre. Le récit s’ouvre sur sa vie

égocentrique et superficielle pour se conclure sur l’ouverture et l’amour. Notre deuxième

chapitre s’inspirera fortement de cette structure. C’est que chez Jankélévitch, comme chez

Bergson, l’agent n’est pas neutre par rapport à ses actions. Au contraire, la méchanceté

comme la vertu engagent des dispositions de conscience complètement différentes. Plus

174 LéonTolstoï, «La mort d’Ivan Ilitch», Trad. fr. Boris de Schloezer dans La mort d’Ivan Ilitch et autres

contes de Tolstoï, Paris, Armand Colin, 1958. 175 Léon Tolstoï, La Guerre et la Paix, Trad. fr. Henri Mongault, Paris, Gallimard, 1952. 176 Léon Tolstoï, Anna Karénine, Résurrection, Trad. fr. Henri Mougault, Sylvie Luneau et Édouard Beaux,

Paris, Gallimard, 1951

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encore, le passage d’une disposition à l’autre marque une transformation profonde de la vie

de conscience. Ainsi, cette dernière joue un rôle de premier plan dans l’éthique. C’est en

son sein que se joue l’opposition et la médiation entre les diverses tendances de l’agir

humain. C’est là une clef de lecture essentielle. En effet, déjà Xénophon dans les

Mémorables écrivait : « il n’est pas vrai que celui qui ne se maîtrise pas est nuisible aux

autres, mais utile à lui-même; bien au contraire, il fait du mal aux autres, mais il s’en fait

encore plus à lui-même, s’il est vrai que le plus grand mal que l’on puisse faire est de

provoquer la ruine non seulement de sa propre demeure, mais aussi de son corps et de son

âme177». Bien sûr, on pourrait analyser les différences qui distinguent le manque de

maîtrise de soi et l’égoïsme, mais il demeure que dans les deux cas l’opération est

sensiblement la même; l’agent cherche à favoriser ses désirs et ses pulsions souvent aux

dépens de son prochain. Sur le plan de la conscience – ou de l’âme –, cette attitude mène à

la ruine, ou pour parler comme Jankélévitch, à une situation d’engourdissement,

d’épaisseur et de fragmentation. Heureusement, comme en témoigne Ivan Ilitch, l’égoïsme

n’est pas un destin, il est toujours possible de s’y arracher. La conscience est animée d’une

dynamique qui peut réaliser la médiation vers la vie vertueuse. C’est ce qu’explique

l’auteur du Traité des vertus en s’appuyant sur une étude fouillée de Schelling. La vertu,

quant à elle, semble engager une vie de la conscience tout à l’opposée de l’égoïsme, simple,

pure et innocente.

2.1 La vie égoïste : dispersion, épaisseur et engourdissement

Les romans de Tolstoï présentent rarement des personnages véritablement et

profondément mauvais. D’ailleurs, au début de la nouvelle sur Ivan Ilitch, Tolstoï écrit que

l’histoire qu’il s’apprête à raconter est « des plus simples, des plus ordinaires et des plus

atroces178». Il faudra sans doute en comprendre que l’atrocité peut faire l’économie d’effets

et de situations hors du commun. C’est là un raffinement de l’écrivain russe. Ce dernier

place l’effroyable davantage dans un salon de thé, dans la plus pure banalité, que sur un

champ de bataille napoléonien. Sur cette question, l’on peut supputer que Jankélévitch est

en phase avec Tolstoï. La méchanceté n’est pas un phénomène extraordinaire, bien au

177 Xénophon, Mémorables, Trad. fr. Louis-André Dorion, Paris, Les belles lettres, 2015, p. 57 [I : 5.3]. 178 Tolstoï, Ivan Ilitch, op. cit., p. 13.

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contraire. Pour le philosophe français, elle est la manifestation, dans le domaine de

l’éthique, d’une disposition de la conscience et d’une manière de vouloir. Nous faisions

mention dans le premier chapitre de l’importance du bi-vouloir pour que la liberté soit. Si

deux possibilités ne sont pas offertes alors l’option n’est pas possible et par conséquent il

ne peut être question de morale. Incidemment, si l’objet de notre travail est de décrire le

mouvement gracieux, aboutissement de la démarche vertueuse, il faut que celui-ci existe

comme choix et non pas comme fatalité. Paradoxalement, si l’amour existe, la méchanceté

aussi179. Il nous faut donc nous arrêter sur le problème du mal, de la haine et de la

méchanceté corrélatifs à l’égoïsme180.

2.1.1 Prolongement de la réflexion sur l’alternative : l’homme amphibolique du marécage

La première question qu’il importe de se poser par rapport à l’égoïsme tient à sa

condition de possibilité. En effet, où se situent les possibilités du bien et du mal dans

l’homme? Qu’est-ce qui fait en sorte qu’il est possible d’être mauvais et possible d’être

bon? Ou plus précisément encore, comment peut-on être bon et mauvais? Le problème du

mal commande un prolongement de la réflexion sur la condition humaine esquissée dans le

segment sur l’alternative. Sur ce point, Jankélévitch insiste sur l’état amphibie et confus de

la condition humaine. Si notre vouloir est déchiré entre les tropismes de l’instinct et la

contre nature morale, c’est que l’homme est un amalgame. Il n’est pas seulement corps, il

est âme aussi. C’est là que se dessine l’amphibie dont traite Jankélévitch puisque ces deux

versants de l’être ne sont pas commensurables. L’un n’est pas le négatif de l’autre, pas plus

qu’ils ne se complètent. Au contraire, chacun a ses nécessités propres et sa dynamique

particulière. Et pourtant, le corps et l’âme font ménage commun et se partagent la gouverne

du vouloir:

Or, l’homme est « amphibie », mais non pas en ce sens que le corps est une

expression de l’âme ou une allusion à l’âme, ni même une projection spatiale

du temporel, ni en général une traduction visuelle de l’invisible : l’homme est

d’abord amphibie en ce qu’il est tout amphibolie, et confusion ou indivision

totale du charnel et du psychique. Pas plus que l’espace et le temps ne sont

179 TV3, p. 65. 180 Le lien entre méchanceté et égoïsme n’apparaît pas immédiatement évident, mais nous demandons au

lecteur de l’accepter provisoirement puisque nous en rendrons compte progressivement au cours de cette

partie.

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deux « dimensions » symétriques admettant un quelconque rapport de

correspondance, le corps et l’âme ne sont deux substances corrélatives capables

en droit d’exister l’une sans l’autre. Gramma et pneuma181 ne sont pas

contrepointés l’un sur l’autre, parce que d’abord il n’y a entre l’un et l’autre

aucune commensurabilité, aucune co-extensivité d’aucune sorte182.

Sur ce point, il importe d’insister sur l’idée que la vie n’est pas et ne peut pas être

agie seulement par l’âme ou le corps. Tous deux font partie intégrante de la vie et l’homme

doit composer avec l’ambivalence de sa posture. Celle-ci, ne peut s’ériger en un point

milieu, entre âme et corps, mais doit au contraire accomplir la navette entre l’un et l’autre :

« Son milieu vital (l’homme amphibie) est le marécage, le marécage où prospèrent les

grenouilles, le marécage qui n’est, justement, ni terre ni eau, qui est le mélange du solide et

du liquide. Dans cette zone ambiguë habitent non pas ceux qui ne sont “ni anges ni bêtes”,

et qui sont par conséquent “neutrum”, mais plutôt ceux qui sont à la fois l’un et l’autre183».

Ajoutons que pour Jankélévitch, la question de l’impureté ne se cloisonne pas à une

mixtion du psychique et du charnel, cette dernière catégorie prise isolément est elle-même

toute tissée d’impuretés et de limites. Nos organes sont limités par ce qu’ils sont capables

de traiter comme informations. Nos yeux ont des limites de tailles, de couleur, de vitesse,

etc. Les informations qui leur parviennent ne peuvent être traitées toutes à la fois, les

sensations sont nécessairement discriminées et celles qui trouvent leur chemin sont

médiatisées par ce que les papilles nerveuses retiennent et transmettent184. Sur un autre plan

encore, notre agir se couple avec le sentir185 et nos émotions s’amalgament entre

elles comme dans le cas du plaisir qui se métisse de douleur. Les idées elles-mêmes

s’influencent mutuellement en plus de souffrir les effets du corps, du caractère, des

181 Pour la première fois dans ce mémoire, il est question de pneuma (le pneumatique) et de gramma (le

grammatique). On peut comprendre les deux termes comme l’opposition de l’âme et du corps, mais la pensée

jankélévitchienne est en fait plus subtile et plus profonde. Isabelle de Montmollin définit bien les deux

termes : « Pneumatique (opposé à “grammatique”) signifie “spirituel”, mais en corrigeant l’idée d’esprit,

devenue plurivoque et surtout trop cartésienne (l’esprit en tant qu’opposé à la matière), par celle, plus

“orientale”, de pneuma (issue de l’Évangile de Jean [3, 8]) où l’aspect de souffle vivant est privilégié […].

C’est ainsi que l’on peut opposer la lecture pneumatique d’un poème, qui en ressaisit le charme immatériel,

quoique bien concret, à une lecture grammatique incapable de décoller du “texte”. Les totalités vivantes et

spirituelles (artistiques, naturelles, personnelles) dépassent en effet toujours la somme de leurs aspects

extérieurs, qui est “lettre”, et c’est justement cet au-delà qui doit être compris pneumatiquement ». De

Montmollin, op. cit., p. 97. 182 PP, p. 20. 183 TV3, p. 15. 184 Ibid. 185 C’est ce que nous nommions le choc en retour.

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contextes historiques, socio-économiques, géographiques186, etc. Tout est mélange et

mixtion impure. N’est-ce pas la même idée que véhicule la durée? C’est elle qui rend

possible le balancier de l’âme au corps, de l’agir au pâtir, du plaisir à la douleur. C’est la

durée qui fait en sorte qu’une donnée de la conscience n’est jamais totale et contient en

germe la succession et le changement qui la frapperont nécessairement. Ainsi, concluons

que : « cette étroitesse de poitrine, ce manque de souffle qu’on appelle imperfection

définissent d’abord l’existence dans la mesure où l’existence est non seulement impure

continuation, mais limitation et finitude créaturelle187».

Mais quel lien existe-t-il entre le mal et l’imperfection humaine? C’est que le

schéma que nous avons esquissé au cours du premier chapitre rend possible une confusion

importante. En effet, nous disions que l’acte moral nécessite un agent pour s’accomplir et

qu’en conséquence, la moralité ne saurait faire l’économie d’un minimum d’être, d’une

tendance minimale d’instinct de conservation. Cela dit, ce résidu n’est pas passif. Il inscrit

une déchirure dans le vouloir et cherche à favoriser ses prétentions. Là, la conscience peut

se perdre : « la conscience tourmentée perd de vue la double loyauté des perpendiculaires,

la simplicité géométrique de l’angle droit […] sollicitée à la fois par le haut et par le bas la

mauvaise conscience, elle, entre en contorsion; la ligne sinueuse résulte justement de ce

conflit188». L’angle droit dont il est question est celui de la conscience en phase avec sa

fonction normale : la saisie de différences de potentialités entre soi et le monde. Or,

l’instinct détourne cette dynamique et replie la conscience sur elle-même. Plutôt que de

situer l’individu dans le monde, elle s’explore elle-même et se prend comme objet

d’évaluation. C’est là que la conscience devient mauvaise conscience, dès qu’elle se sent

elle-même en même temps que son objet189. La ligne sinueuse est celle-ci justement du

court-circuit qui rapporte à soi-même un outil conçu pour l’extérieur : « la conscience

s’applique monstrueusement à soi-même un pouvoir de connaître qui, comme l’amour, se

186 Ibid., p. 8-9. 187 Ibid., p. 9. 188 Ibid., p. 73. 189 TV1, p. 146. Il y a ici une difficulté d’interprétation. Comment est-il possible de penser une conscience

« naturelle », qui éviterait le retour sur soi? La conscience n’est-elle pas nécessairement « pliée » sur elle-

même? Jankélévitch ne le pense pas. Avant toutes choses, la conscience est un « pouvoir de connaître » qui lie

l’agent au monde extérieur. Cela dit, la conscience s’inscrit dans un mouvement, celui de l’Odyssée de la

conscience. C’est cette odyssée qui rend possible le pli. C’est ce que nous approfondirons dans la prochaine

section.

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rapporte originairement à l’autre; elle retourne sur soi, par mouvement réfléchi et inversion

violente une tendance naturelle190». Le geste est plus grave qu’il n’y paraît. Pour

Jankélévitch, retourner la conscience sur soi-même de la sorte est véritablement le fruit

défendu puisque ce faisant un déplacement d’optique se produit191. Le sujet délaisse son

point de vue relatif pour se situer lui-même à la place de l’absolu. N’étant qu’une simple

partie, qu’un fragment, il cherche à jouer le rôle d’un tout et il ramène toutes choses à lui-

même192. Là, bien loin de toucher au minimum d’être qu’appelle la morale, la conscience

densifie l’être. Plutôt que de s’ouvrir à l’altérité, elle tournoie autour d’elle-même et dans

les sinuosités contre natures de sa démarche, fabrique un microcosme labyrinthique fermé.

Comment ne pas lire dans ce géotropisme une manifestation éclatante de l’égoïsme?

Ainsi, notre traitement de la tendance instinctive se précise. Conscience et égoïsme

font la paire pour engager le vouloir dans leur sillage. Pour autant, il n’y a pas là de fatalité.

Le mouvement originaire de la conscience est tourné vers l’extérieur et le devoir moral peut

être choisi à tout moment. Entre le devant-être moral et le donné naturel de l’instinct, il faut

choisir. Pour Jankélévitch, il ne fait pas de doute que l’option morale est

incommensurablement supérieure193. Son choix mobilise seulement un capital de force

suffisant194. Or, c’est justement sur ce point que tout se joue. Choisir la voie facile plutôt

que la «voie étroite», abandonner l’effort, manquer de force, voilà ce qu’est la faute pour

Jankélévitch : « La faute est réellement la glissade, le géotropisme moral, l’abandon aux

lois de la pesanteur instinctive et charnelle195». Cela dit, avant de s’engager davantage dans

la problématique de la faute, retenons qu’elle est issue d’une complication de la conscience.

Celle-ci dédouble la conscience et recrée artificiellement chez l’agent un univers

mégalopsychique intriqué. C’est là une pathologie propre aux créatures des marécages que

sont les hommes.

190 TV3, p. 197. 191 Ibid., p. 196-197. 192 Ibid., p. 197, De Montmollin, op. cit., p. 212. Pour les tentations subséquentes, voir TV3, p. 201-212. 193 Ibid., p. 74. Nous validerons progressivement ce postulat jusqu’à la fin du mémoire. 194 Ibid. 195 Ibid., p. 109.

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2.1.2 Combattre le diable ?

À plusieurs reprises dans le Traité des vertus, Jankélévitch parle du diable. En fait,

c’est véritablement un concept central de l’œuvre, à tel point qu’il est explicitement désigné

comme l’ennemi à abattre196. Le dernier tome se conclut d’ailleurs par ces quelques mots :

« le diable n’était fort que de notre faiblesse, qu’il soit donc faible de notre force197». Mais

qu’en est-il véritablement? Quel est le statut du mal dans la pensée jankélévitchienne? C’est

là une question qui a beaucoup occupé notre penseur et pour y répondre adéquatement nous

devrons procéder en deux temps. En effet, l’interprétation jankélévitchienne du mal

recoupe en elle-même deux thèses qui, à première vue, s’excluent l’une l’autre.

La première de celles-ci porte le sceau du bergsonisme et de la philosophie de

Spinoza. Selon ces derniers, le mal n’existe pas en soi, substantiellement. Il n’y a pas de

mauvais esprit ou de Méphistophélès qui rodent pour corrompre les hommes. D’ailleurs,

comment ne pas voir qu’une telle interprétation exonère l’agent de sa responsabilité? Le

corrompu a beau jeu de gloser sur les forces occultes qui sont elles responsables de son vice

à lui. Ce faisant, l’agent devient patient, victime du mal plutôt que proprement méchant.

Jankélévitch explique d’ailleurs que le Moyen-âge s’est échiné à démontrer que les

voluptés, les instincts et les passions ne sont que des manifestations de sollicitations

externes. Loin de remplir un rôle important, naturel, ils seraient plutôt des formes de

parasites intoxiquant l’être pur et innocent. Ainsi : « L’homme en quête d’excuses et de

sophismes ressemble au mauvais joueur qui incrimine tour à tour le malin génie, le guignon

et sa mauvaise étoile; finalement le tentateur sera le nom de baptême de toute cette

séduction accidentelle, le principe mythologique qui, sans nous habiter, nous pervertit, le

prétexte machiavélique du coupable en manque d’alibis198». Évidemment, Jankélévitch, en

philosophe de la liberté, n’endosse pas cette interprétation. Si vraiment, le mal existe, il est

à rechercher à l’intérieur de l’agent et non pas à l’extérieur. En ceci, le philosophe français

est très près du Nouveau Testament : « L’Évangile s’exprime sans équivoque sur ce

chapitre : la souillure ne va pas du dehors au dedans, mais du dedans au dehors. […] La

196 TV2, p. 138, 216-217. 197 TV3, p. 459. 198 Ibid., p. 155.

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malveillance est une inspiration centrifuge et non pas une infection afférente199». Encore

que là, un nouveau pas est franchi : le mal n’est pas cloisonné psychologiquement dans

l’être, il s’insuffle à partir de celui-ci dans le monde, c’est d’ailleurs la thèse de Bergson et

Spinoza200.

Cela dit, renvoyer la question du mal chez l’agent pose plusieurs questions.

Jankélévitch ici demeure fidèle à sa ligne de pensée. Il n’est pas question de réintroduire

subrepticement l’idée du péché originel. L’homme n’est pas marqué par une tare

métaphysique qui en ferait nécessairement un être mauvais. Il n’y a pas de destin qui

enchaîne la volonté humaine. Bien au contraire, chaque faute, en elle-même, est

contingente201. Chaque mauvaise action aurait pu être une bonne action. Jamais le mal ne

fait office d’absolu, dans aucun cas. Sinon, une volonté déterminée inexorablement au mal,

pourrait-elle véritablement être fautive? L’imputabilité peut-elle faire l’économie de la

liberté? À tout prendre, il semble que le problème du mal mobilise impérativement la

liberté et, ce faisant, exclut tout fatalisme facile. C’est à ce titre justement que Jankélévitch

souligne le caractère historique du mal : « L’historicité est donc toute sa nature, et les

religions ne s’y sont pas trompées, qui rapportent la cacogonie202 soit à la première altérité

créaturelle, soit à une condescendance maligne de l’Absolu […] le mal, dans les deux cas, a

commencé […] le mal, c’est-à-dire, l’événement, l’aliénation initiale, est la première

contingence203».

En refusant d’identifier le mal à une volonté extérieure ou à un péché originel pour

défendre la liberté, Jankélévitch cherche évidemment à situer la faute justement dans cette

liberté ou encore dans un mauvais usage de celle-ci. Si mal il y a, ce n’est pas de vouloir le

mal, mais bien de mal vouloir204. Ici, nous touchons à notre propos initial. Certes, le mal en

soi n’existe pas. Cela dit, une certaine disposition des éléments de l’âme rend possible le

mauvais vouloir205. Encore que chacun de ces éléments, pris en lui-même et isolé des

199 Ibid. 200 De Montmollin, op. cit., p. 215. 201 TV3, P. 110. 202 Nous reviendrons sur la cacogonie (l’engendrement de la méchanceté) dans la conclusion de cette section. 203 Ibid. 204 Ibid., p. 38-39. 205 Ibid., p. 113.

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autres, n’est pas à proprement parler mauvais206. Ainsi pour le philosophe français, une

volonté égoïste incarnerait littéralement le mal. C’est ici que s’opère la jonction avec la

deuxième thèse. Certes le mal n’existe pas et si l’homme venait à disparaître de la surface

de la Terre, le mal en ferait de même. Pourtant, ce n’est pas le cas. Par sa dépendance à

l’homme et son caractère contingent, le mal est certainement relativisé dans sa portée

ontologique. Pour autant, son existence est avérée et patente. Le mauvais vouloir, même s’il

allie des éléments qui ne sont pas mauvais, demeure, lui, une réalité néfaste. Ainsi,

concluons que bien qu’aucune entité malveillante ne rode pour pervertir l’homme, une

tendance de la volonté, que l’on pourrait aussi nommer Satan, joue très bien ce rôle.

2.1.3 Mal et méchanceté

Parvenu à ce point-ci de notre exposé, de nouvelles nuances s’imposent. Jusqu’ici il

a été question de faute, de mal, de méchanceté. C’est une évidence que Jankélévitch

n’emploie pas ces mots comme des synonymes. Pour notre part nous y avons eu recours

pour éclaircir les idées liminaires de la question du mal. Dans cette troisième partie, nous

situerons davantage le lexique, ce qui nous permettra de cerner la portée réelle de

l’égoïsme.

De prime abord, il faut savoir que Jankélévitch distingue deux domaines

foncièrement différents : le mal et la méchanceté. Malgré ce que nous venons de dire, le

premier terme a une connotation métaphysique. Mais attention, ce mal là n’est pas celui que

nous avons préalablement identifié. Plutôt, il tient littéralement au foisonnement du bien.

C’est-à-dire que la pluralité des valeurs (le courage, la fidélité, la justice, etc.), par sa

multiplicité même, engendre des complications que l’on pourrait nommer des cas de

conscience207. C’est le propre même de la tragédie. Comment ne pas voir que Créon a

raison en même temps qu’Antigone? Que faut-il choisir entre la fidélité et le courage?

Qu’est-ce qui permet de choisir entre des valeurs également valables? Aux yeux de

Jankélévitch, les valeurs ont toutes une valeur absolue. Chacune est fondamentalement et

totalement justifiée : « Chaque valeur est pour elle-même infiniment valable, valable

jusqu’à l’absolu; chacune veut être seule et souveraine, et veut pour elle-même toute la

206 Ibid. 207 Ibid., p. 73.

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place, et prétend absurdement aller jusqu’au bout de son droit208». Ainsi, les valeurs se

trouvent être en opposition les unes avec les autres. Jankélévitch se tient loin d’une

interprétation optimiste pour laquelle le beau, le bien et le vrai ne feraient qu’un. Les

valeurs ne forment absolument pas un tout harmonique. Or, c’est justement dans ce

paradoxe d’un absolu plural que Jankélévitch découvre le mystère métempirique du mal :

« Les valeurs ne sont pas des universaux, mais des univers, et elles forment, si

contradictoire que puisse paraître cette alliance de mots, un pluriel d’“Absolus” concrets.

Comment l’Absolu n’est-il pas seul, puisqu’il est tout? Comment les “plusieurs” ne sont-ils

pas relatifs, étant de mille manières circonstanciés, interdépendants, insuffisants? Cette

irrationalité d’un Absolu au pluriel n’est autre chose que le mystère du mal209».

Notons bien que pour Jankélévitch, cet absolu est un mystère. Mystère en ce sens

que ce n’est pas un problème ou une énigme. La raison est impuissante à résoudre la

question. La casuistique en est un exemple probant210. C’est que le sporadisme des valeurs

tient lui aussi à l’alternative, c’est une conséquence de la finitude et de la limitation

humaine. En choisissant telle valeur, l’on doit nécessairement en exclure une pléthore

d’autres. L’être fini ne peut pas cumuler les absolus, il n’a pas d’autres options que de

choisir: « Impossible est la coexistence des valeurs; autrement dit : les valeurs

incompossibles ne peuvent coexister qu’en nous tuant; la simultanéité des incompatibles est

la mort du sujet211». Ainsi le mal, s’il en est, ne tient pas tellement au pluriel des valeurs,

mais plutôt aux limites et à la finitude des capacités humaines. Le sporadisme des valeurs

n’est qu’une autre conséquence de la condition d’alternative, tout comme la mort et la

douleur.

Cela dit, pour en revenir à l’absolu plural, il faut voir que l’agent est obligé de

choisir. Évidemment, là se joue tout ce qui importe chez Jankélévitch. En effet, comment

choisir? À partir de quel motif? Ou plutôt quelle intention sous-tend le choix d’une valeur

au détriment d’une autre? Ici, de nouveau, se fonde l’opposition entre le bon et le mauvais

vouloir. La faute en ceci serait de choisir égoïstement. Pour autant, une faute ne fait pas un

208 PM, p. 152-153. 209 TV3, p. 18. 210 Ibid., p. 76, PM, p. 154. 211 TV3, p. 74.

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méchant. Inscrit dans notre être, la faillibilité rend possible le mauvais choix, mais entre

celui-ci, qui est ponctuel, et la méchanceté, qui est manière d’être, il y a le vice, qui est le

mouvement continué de la faute et qui rend celle-ci chaque fois plus facile212. Il faut bien

remarquer que cette abdication quotidienne de la volonté au profit de la facilité enlise

toujours davantage la force quodditative du sujet qui s’inhibe progressivement dans la seule

quiddité. Il y a là un risque bien réel chez le sujet de perdre la gouverne de sa volonté et de

se réduire à un « être-sans-faire213».

Mais revenons-en au vice et à la faute. Il faut voir qu’en déplaçant la question de la

vertu et du vice au sein de l’intention, Jankélévitch brouille les balises. Il n’y a pas d’une

part la charité, la justice et le courage et d’autre part le mensonge, l’avarice et la jalousie.

Dans le domaine moral, rien n’est aussi évident et tranché. La méchanceté irrigue les vertus

comme l’amour, les vices. Ainsi, l’on peut très bien être méchamment honnête et à

l’inverse, vertueusement menteur : « Mentir aux policiers allemands qui nous demandent si

nous cachons chez nous un patriote, ce n’est pas mentir, c’est dire la vérité; répondre : il

n’y a personne quand il y a quelqu’un est le plus sacré des devoirs214». Et ailleurs : « Il ne

faut pas que les hommes pauvres et seuls aient de la peine, ceci est plus important que tout

et même que la vérité. Il ne faut pas faire de la peine aux mourants, fût-ce au prix d’une

entorse à la vérité; […] celui qui dit au mourant qu’il va mourir ment215». En conséquence

ce qui départage le bien du mal, c’est l’intention. Mais à partir de là, comment ne pas voir

que le sporadisme des valeurs offre le meilleur alibi à la méchanceté?

Jankélévitch aborde le problème dans un chapitre portant sur l’absurde et le

scandale216. Pour lui, l’absurde est ce qui caractérise la condition humaine, le destin de tout

un chacun, ce contre quoi il est impossible de se battre, les impossibles nécessaires de

l’alternative et de la mort par exemple. Incidemment, la sagesse commande de s’y résigner :

« La résignation à l’absurde, c’est-à-dire à l’insoluble de l’impossibilité nécessaire, est la

sagesse même217». Cela dit, la faute quant à elle, est d’un tout autre ordre puisqu’elle n’est

212 Ibid., p. 98. 213 PP, p. 245. 214 TV2, p. 283. 215 Ibid., p. 249. 216 TV3, p. 77-95. 217 Ibid., p. 79.

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jamais nécessaire. C’est en ceci qu’elle fait toujours scandale puisqu’elle ajoute

gratuitement et arbitrairement un mal non nécessaire au mal nécessaire : « L’existant

pourrait certes faire l’économie d’un scandale, car le scandale de la faute est le mal

artificiel et arbitraire que le coupable ajoute de son cru et gratuitement au mal

constitutionnel d’exister218». Ainsi, un clivage ontologique sépare le scandale de l’absurde.

Pourtant, bien souvent les plans sont mélangés et l’on associe le scandale à l’absurde.

Jankélévitch écrit à ce sujet : « Se résigner au mal contre lequel on pourrait et on devrait se

révolter, comme les capitulards qui feignirent de croire à l’invincibilité de l’ennemi et à

l’inéluctabilité de la défaite, et fabriquèrent eux-mêmes cette inéluctabilité en la professant,

c’est le propre des lâches219». Bref, nous sommes toujours victimes du mal, mais auteurs de

la méchanceté, le mal est notre malheur, mais la faute est de notre faute220. Une nuance

s’impose pourtant. Oui absurde et scandale dépendent de plans totalement différents. Cela

dit, le scandale est tout de même rendu possible par l’absurde, entendu que c’est notre

impureté, notre situation ambivalente de créature amphibie et marécageuse qui permet la

faute. Incidemment, la méchanceté se révèle être le lieu de passage entre le mal

métempirique et le mal d’ici-bas : « La méchanceté, qui est une suite du mal, engendre à

son tour des maux de sa fabrication, des maux de colère en sorte qu’elle est le lieu de

passage entre le mal d’outre-monde et le mal d’ici-bas, entre le grand Mal métempirique et

ces maux empirico-physiques qui ont nom douleurs, supplices, inimitié, état de guerre : elle

est un produit du mal qui fabrique des maux, une machine à amplifier et multiplier le

mal221».

2.1.4 Amplifier et multiplier le mal : le diable est légion

Le mot est dit, la méchanceté est une machine à faire le mal, à le multiplier. Mais,

qu’est-ce à dire? Jankélévitch écrit qu’elle amplifie et multiplie le Mal. Ainsi, le mal

empirique se découvre être un prolongement du Mal métaphysique222. En d’autres mots, la

méchanceté accentue les douleurs, l’état de guerre, les supplices et l’inimitié engendrés par

218 Ibid., p. 78. 219 Ibid., p. 80. 220 Ibid., p. 83. 221 Ibid., p. 84. 222 Ibid.

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le sporadisme. Or, cette accentuation sourd du scandale de la mauvaise volonté. La machine

à multiplier le mal n’est autre chose que l’égoïsme.

En effet, ce dernier exacerbe les déchirements et les séparations et cela sur au moins

trois plans distincts. D’abord, à l’intérieur de la conscience elle-même. Nous avons montré

que la mauvaise conscience se retourne sur elle-même et se prend comme objet

d’observation. Déjà, dans ce court-circuit, l’être se dédouble, il devient sujet et objet223.

Cela dit, en s’observant soi-même le sujet se modifie en tant qu’objet, or en se modifiant, il

se réévalue du même souffle et, ce faisant, se remodifie et ainsi de suite. L’autoscopie de la

conscience apparaît ainsi comme un cercle vicieux, itératif, qui répète à l’infini la même

opération : « la conscience privée du régulateur amoureux se démultiplie en conscience de

conscience à l’infini; d’exposant en exposant le logos devient logismos, la relation

corrélation et grappe de corrélations, c’est-à-dire […] rapport de rapports224». Ainsi,

l’individu se démultiplie en exposants de conscience. Le rapport différentiel de soi-même

au monde se meut en maladie de la conscience qui devient rapport différentiel et

modification incessante de soi-même.

Mais il y a plus. Si la bonne conscience est celle qui va de soi, qui est première dans

l’ordre des choses et que la mauvaise conscience en est une perturbation et un

détournement, alors la mauvaise conscience connote très souvent une bonne conscience

latente en filigrane. Le cas le plus patent serait sans doute celui de l’incontinent, c’est-à-dire

de l’individu qui sait ce qu’il devrait faire, mais qui ne peut pas s’empêcher de céder à son

vice225. Jankélévitch n’écrivait-il pas que tout un chacun déteste l’égoïsme226 ? Que

personne ne se reconnaît comme tel sinon par cynisme ? Mais si l’égoïste déteste

l’égoïsme, c’est qu’il le sait détestable et que sa conscience a toujours la liberté de s’y

arracher. Raskolnikov n’essaie-t-il pas de se convaincre que sa conduite est juste?

Incidemment, Jankélévitch encourage à abandonner les interprétations trop simplistes de la

faute. Elle ne relève pas de l’ignorance, elle n’est pas une erreur, mais bien une

conséquence de la mendicité métempirique humaine : « l’entêtement inexplicable, la

223 Encore que toute conscience à un quelconque degré est mauvaise conscience. 224 Ibid., p. 432. Voir aussi, HB, p. 237. 225 TV3, p. 46. 226 TV1, p. 10-11.

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récidive déconcertante, l’aveuglement diabolique, et surnaturel en ceci d’abord qu’il est

aveuglement d’un clairvoyant, — il n’en faut pas davantage pour nous contraindre à

abandonner le mythe de l’élève raisonnable et accessible aux bons conseils227». Et ailleurs :

« Non, le plus grand sage du monde n’en mène pas large quand la mortelle séduction le

regarde jusqu’au fond de l’âme228». Bref, la faute disloque le vouloir. Elle laisse deviner un

conflit de tendances et de désirs et un être divisé entre ses volontés229.

Par ailleurs, la mauvaise conscience, en modifiant le regard de l’agent sur le monde,

change du même coup son rapport à celui-ci. La fausse perspective géocentrique qu’elle

adopte est une démesure. L’individu qui n’est rien à l’échelle du monde se réinterprète

comme point pivot de ce dernier. La partie devient le tout. En s’y référant, Jankélévitch

parle de « strabisme » ou d’« asthénie spirituelle »230. À ce niveau, la faute est l’expression

effective de cette erreur psychologique. Elle est la confirmation pratique de la mesure

malade du sujet : « Ceux qui tiennent le mal pour une volonté de rétraction et d’isolement

de l’individu expriment la même idée sous une autre forme. […] La faute emmure le fautif

dans son quant-à-soi; sur ce point la République et le Timée, qui considèrent la faute

comme une insurrection de l’individu contre l’ordre cosmique, sont d’accord avec […] tous

les mystiques qui reconnaissent dans le péché d’orgueil une sédition de la partie contre le

tout231». C’est d’ailleurs bien d’une sédition qu’il s’agit. Le fautif entre en conflit avec le

monde et lui dispute ses aspirations débridées : « C’est en effet à tout l’ensemble de

l’altérité que le moi opaque fait concurrence; c’est tout le genre humain qu’il immolerait,

s’il le pouvait à sa gloutonnerie. Il l’appelle d’un terme expéditif, le “non-moi” 232 ! »

Cette remarque est importante puisque justement le mal ne tient pas à la pluralité en

tant que telle, mais bien à l’intention d’exploiter cette pluralité, d’encourager une partie aux

dépens de toutes les autres et de renforcer le conflit233. Sur ce point, l’exemple le plus

intéressant est peut-être celui des valeurs. Nous avons certes déjà traité du sporadisme qui

227 TV3, p. 72. 228 TV3, p. 48. 229 Ibid., p. 72-73. 230 De Montmollin, op. cit., p. 221. 231 TV3, p. 53. 232 TV1, p. 8. 233 PM, p. 155.

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les affecte. Or, il faut voir par quel tour de main l’égoïsme catalyse de fond en comble leur

incompossibilité. D’abord, qu’est-ce qu’une vertu sur fond d’égoïsme? Pour Jankélévitch,

c’est un vice234. En vertu des tendances du vouloir, si l’égoïsme est, c’est que l’amour n’est

pas. Mais l’amour est justement ce qui fonde le bon vouloir235. En conséquence, en son

absence les valeurs se tarissent et se dessèchent : « Séparées de cette chose anonyme et

impalpable (l’amour), de ce je-ne-sais-quoi236, séparées de leur âme, et par conséquent de

tout ce qui ferait leur force et leur vie, les vertus ne sont plus rien : d’affreuses grimaces et

une pieuse singerie – voilà tout ce qui en reste237». Dès lors, le problème n’est plus dans les

cas de conscience où la décision tragique s’impose, mais bien dans les « vertus » elles-

mêmes. Pour Jankélévitch, l’absence d’amour n’est pas un défaut, mais une culpabilité et

une intention viciée238. Ainsi, le geste « vertueux » n’a qu’une cohérence de façade,

derrière laquelle il cache des velléités personnelles : « Un brave qui a une petite âme, c’est

qu’il a l’air brave seulement; s’il paraît sincère, sa sincérité est grossière exactitude littérale

et micropsychie. L’égoïsme résume donc tous les vices, et il en contient la quintessence239».

Reconduite à de simples grimaces, les vertus ne sont plus victimes de leur foisonnement,

mais bien de la lutte des égos. Ainsi, il n’est plus question d’une pléthore d’incompossibles,

234 PM, p. 153. 235 TV2, p. 38. 236 Le « je-ne-sais-quoi » est un terme particulièrement central dans la pensée de Jankélévitch. Nous nous y

arrêterons à la section 3.1.2. Cela dit, de manière liminaire, on peut comprendre le je-ne-sais-quoi comme ce

qui échappe aux prises de la raison, l’aspect insaisissable d’un phénomène, mais qui en fait toute l’effectivité

et l’unicité. On peut décrire un homme des pieds à la tête, mais alors il manque tout de même ce je-ne-sais-

quoi qui fait en sorte que cet homme est cet homme. Le je-ne-sais-quoi renvoie ainsi au mystère de

l’existence, à ce que l’intelligence humaine ne peut embrasser, mais qu’elle pressent tout de même dans

chaque chose pour peu qu’elle s’y arrête. On peut aussi utiliser l’exemple de Daniel Moreau : «

L’appréhension du je-ne-sais-quoi nous fait découvrir non pas ce que c’est que cet arbre-ci (le quid), mais

bien cet arbre-ci directement et sans détour, comme s’il venait à l’instant de jaillir du néant (c’est d’ailleurs,

d’une certaine manière, bien le cas pour mon œil), et en tant qu’il constitue lui-même hic et nunc un moment

du devenir fondamental (le quod). L’étincelle ainsi saisie se joint du reste au point déjà observé selon lequel

l’“être” lui-même, à strictement parler, est toujours changeant et jamais fixé, tout comme l’arbre qui croît

toujours, qui est agité par le vent au fil des jours et dont l’apparence est modifiée par les saisons au fil des

années ». Moreau, op. cit., p. 53-54. Ajoutons encore que le je-ne-sais-quoi est intimement lié au « presque-

rien ». Qu’est-ce que le je-ne-sais-quoi? Est-ce une chose au sens plein du terme, un substantif? Tout au

contraire, le je-ne-sais-quoi se caractérise par son caractère insaisissable, inassignable, inqualifiable. Pour

autant, on ne saurait dire qu’il n’est rien non plus. Plutôt, on devra le comprendre comme un presque-rien, à

mi-chemin entre l’être et le non-être, quelque chose qui épouse une forme de labilité qui échappe à l’analyse

rationnelle. Pour le dire d’un mot, le presque-rien qualifie une forme d’être en devenir. Nous reviendrons plus

en profondeur sur cette question compliquée au troisième chapitre. Pour compléter, voir De Montmollin, op.

cit., p. 102-108, Moreau, op. cit., p. 52-54, PM, p. 147-150, JI, p. 54-60. 237 PM, p. 154. Voir aussi, TV3, p. 67. 238 Ibid., p. 67-68. 239 Ibid., p. 68.

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dont le trop engendre des problèmes, mais bien d’une pénurie où chacun tente d’avoir plus

que tous les autres240.

Bref, en disloquant tout ce qu’il touche – l’agent, les instincts, les valeurs, le monde,

etc. – l’égoïsme rend parlant le mot de la Bible selon lequel le diable est légion241. En fait,

le mouvement du vice n’est autre chose que ce désir de division et de pluriel. Évidemment,

ceux-ci ne sont pas souhaités en eux-mêmes, mais ils sont la conséquence directe et

implacable de la tendance égoïste du vouloir débile de l’agent moral242. Le plaisir et aucune

douleur, voilà son mantra. Résumons avec ces quelques lignes de Jankélévitch :

Le péché est la préférence de l’homme pour l’imperfection. De cette

imperfection générale la créature déréglée est elle-même une preuve et une

pièce maîtresse; mais c’est une imperfection voulante […]. L’homme est une

imperfection qui veut l’imperfection, et en première ligne une imperfection qui

se veut elle-même imparfaite, c’est-à-dire partielle, locale, misérablement

lacunaire. […]. La monade en est là : non seulement elle se complaît dans le

morcelage des choses et, au besoin, l’aggrave de gaieté de cœur en disloquant

l’être de chaque être et en séparant chaque être de tous les êtres, mais encore

elle abonde dans sa propre étroitesse, comme si elle n’était pas déjà

suffisamment étroite; elle en redemande et « en rajoute » follement; sans l’avoir

expressément voulu […], elle travaille à se rendre elle-même solitaire,

régionale, dépareillée et ridiculement bornée; le microcosme s’isole, par

philautie, de l’ensemble du cosmos, et par vice isole en lui-même chaque

instinct des autres instincts; et il exagère sa propre finitude jusqu’à la

caricature243.

Bref, il importe de prendre la mesure de la « machine infernale » que nous avons

décrite. En fin de compte, la méchanceté n’est forte que de la faiblesse humaine. Elle est la

marque d’un égo chancelant, apeuré quant à sa pérennité et qui exploite la débilité de son

vouloir244. Au surplus, il faut voir dans quelle logique aséitique la méchanceté s’encourage

toute seule. En effet, placée au centre de la volonté, elle a beau jeu de fabriquer elle-même

les occasions propres à son épanchement245. C’est peut-être à cela que Jankélévitch fait

240 PM, p. 155. 241 Marc 5:9. 242 À la lumière de cette explication, on comprend mieux le mot de Xénophon, placé en introduction, selon

lequel celui qui ne se maîtrise pas met son âme en ruine. 243 TV3, p. 312-313. 244 Ibid., p. 68. 245 Ibid., p. 157.

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référence lorsqu’il parle de la tendance tératogonique246 de l’homme, ou autrement dit de

son penchant à créer des monstres. Pour le penseur français, les « monstres » sont « une

forme du non-être »247. Ainsi s’explique le paradoxe d’un mal en soi inexistant, mais

présent phénoménologiquement. Les monstres ne sont autre chose que les manifestations de

la mauvaise conscience, les créations d’un esprit malade248. Jankélévitch renverse donc du

tout au tout les interprétations classiques du mal et de la méchanceté. En fin de compte, le

mal n’existe que parce que les hommes le veulent bien. Pour en venir à bout, ils n’auraient

qu’à ignorer la voix du Diable, à ne pas céder à sa tentation. Comme le Christ de

Dostoïevski qui ne répond rien au Grand Inquisiteur249, Jankélévitch invite donc à la non-

résistance au mal :

Le Diable tambourine à la porte de notre cœur, mais soyez tranquilles : il ne

l’enfoncera pas, il veut seulement qu’on lui ouvre. Surtout, n’entrebâillez pas, si

peu que ce soit, même pour voir ce que c’est, même pour chasser le bruyant; car

il ne demande que cela. […] Sales et Fénelon substituent ainsi la tactique

passive du refus absolu qui ne fait même pas à l’inexistant l’honneur indirect de

reconnaître son existence en acceptant de se mesurer avec lui. Quand on évite

méticuleusement de lui concéder la moindre existence, Satan cesse d’exister en

effet; et c’est ce qu’à bon droit la mauvaise volonté redoute le plus… La toute-

puissance du démon n’est rien d’autre que la justification de notre propre

lâcheté250.

Il importe pourtant de se demander jusqu’à quel point peut s’appliquer une telle

défense. Peut-on vraiment se garder de ne jamais s’abandonner au mauvais vouloir? Une

tension continue de la volonté est-elle possible? Ne vaudrait-il pas mieux connaître

véritablement les profondeurs du mal pour y résister efficacement? Le bien, comme nous

246 On peut associer la tératogonie à la cacogonie que nous avons identifié précédemment. Les deux termes

véhiculent la même idée : la génération du mal. 247 Ibid., p. 54. 248 Il faut toutefois nuancer cette affirmation. Chez Jankélévitch, la mauvaise conscience se manifeste de deux

manières fort différentes. Nous venons de voir la « mauvaise mauvaise conscience », celle qui est négative en

regard de la vie morale, mais il existe aussi une « bonne mauvaise conscience » que nous étudierons dans le

troisième chapitre. 249 Fédor Dostoïevski, Les frères Karamazov, Volume I, Trad. fr. André Markowicz, Arles, Actes Sud, 2002,

p. 474. 250 TV3, p. 335. Pour François de Sales, voir dans les Lettres spirituelles, la lettre à la comtesse de Montberon

(22 avril 1707), la Lettre à sainte Chantal (14 octobre 1604), la Lettre à Mme Rose Bourgeois, 18 avril 1604

ainsi que l’Introduction à la vie dévote, IV, 7. Toutes les références sont citées dans ibid., p. 334-335. Pour

Fénelon, voir Lettres et opuscules spirituels, I, VI.

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l’avons identifié au premier chapitre, est tout sauf une passivité. Qu’en est-il en regard du

mal comme nous venons de le détailler?

2.2 L’odyssée de la conscience

Considérons le cas d’Ivan Ilitch pour nous guider à travers ces questions. Le

protagoniste de Tolstoï peut-il vraiment neutraliser ses mauvais penchants, sa vie artificielle

et ses faux rapports simplement en faisant la sourde oreille à la tentation de facilité et à son

orgueil? N’est-il pas évident, au contraire, que depuis son enfance, son milieu familial

l’incline vers ce genre de tendance? Incidemment, supputer une conversion totale du

protagoniste en un tour de main semble jurer avec la réalité psychologique de tout un

chacun. Non, Ilitch ne rédime pas son existence en fermant une porte. Il ne faudrait

pourtant pas en conclure que François de Sales et Fénelon ont tort. Seulement, leur propos

s’adresse sans doute à des esprits (ou des consciences) plus « avancés » que celui d’Ivan

Ilitch. Qu’est-ce à dire? Certes, Ivan Ilitch ne passe pas de l’égoïsme à l’amour en un

claquement de doigts, mais il y passe tout de même, moyennant une longue médiation.

C’est à la description de celle-ci que Tolstoï accorde une attention chirurgicale dont rend

compte son œuvre. De la même manière, la réflexion morale jankélévitchienne inclut un

propos élaboré au sujet du temps et de la médiation251. Il y a que l’égoïsme comme l’amour

impliquent une certaine disposition de la conscience. Dès lors, lorsqu’un agent passe de

l’un à l’autre, la conscience subit une transformation, une modulation. C’est à ce

mouvement que nous consacrerons cette deuxième partie.

2.2.1 Tout le possible doit arriver : conscience, devenir et vouloir

À plusieurs reprises Jankélévitch utilise la formule étrange selon laquelle « tout le

possible doit arriver » : « Il y a dans le monde une loi hostile à ce qui s’installe sans être

éprouvé; cette loi exige que nulle possibilité ne soit réprimée; selon cette loi tout ce qui

peut arriver arrivera. Qu’advienne tout le possible à venir : telle est la loi252». Il faut

admettre que l’énoncé a de quoi faire sourciller. N’avons-nous pas vu que l’alternative fait

en sorte justement que tous les possibles n’arrivent pas? La situation existentielle de

251 C’est à ce mouvement que Jankélévitch dédie sa thèse de doctorat : L’Odyssée de la conscience dans la

dernière philosophie de Schelling. 252 TV3, p. 348.

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l’homme ne force-t-elle pas à choisir à tout instant? À trancher parmi une foule d’options?

Dès lors, de quelle loi peut bien parler notre philosophe? En fait, il faut savoir que la

formule est de Schelling. Jankélévitch s’y intéresse de près dans sa thèse de doctorat ainsi

que dans le Traité des vertus253.

Là, il explique que le possible dont il est question n’est pas celui que nous avions

d’abord identifié, c’est-à-dire la totalité des options contingentes et ponctuelles de toute vie

humaine parmi lesquelles il faut choisir. Schelling traite plutôt de ce qu’il nomme la

« possibilité organique ». Pour rendre compte de celle-ci, Jankélévitch oppose deux types

de possibilités. D’abord la possibilité mathématique. Pour l’illustrer, on peut utiliser

l’exemple de la géométrie. Il apparaît évident que la géométrie euclidienne ouvre un champ

d’investigation immense, un univers de possibles à découvrir. Cela dit, entre la simple

possibilité et l’effectivité d’une découverte, il n’y a pas de raccord, rien qui amène le

potentiel à se réaliser de lui-même. Il y a plutôt la décision ponctuelle et contingente de De

Vinci ou d’Ératosthène de faire des recherches. La possibilité mathématique n’est pas

vivante, sa réalisation dépend d’une action extérieure. À l’inverse, la possibilité qui

intéresse Jankélévitch et Schelling, la possibilité organique, ou encore la « Potentia

existendi254 », est animée d’une dynamique intérieure. Son développement est autonome.

Pour l’illustrer, Jankélévitch utilise un exemple « vivant », celui du germe qui devient

adulte : « entre le germe et l’adulte il y a du Temps : la puissance devient l’acte par son

évolution interne et non pas à la suite de quelque intervention transcendante255». La

possibilité organique implique donc trois termes : le temps, le devenir et la possibilité

organique elle-même. Il faut bien comprendre que ces éléments sont distincts, mais tout de

même soudés. Le temps n’est pas le devenir, mais il rend possible le devenir. La possibilité

quant à elle contient un élan, un mouvement qui se manifeste justement dans le devenir.

Ainsi, le devenir se révèle consubstantiel à la possibilité organique, c’est elle qui lui donne

son sens, qui organise son mouvement dans le temps : « Il y a des possibles, mais tous se

réaliseront si on leur en laisse le temps. Le germe deviendra l’adulte. C’est que le possible –

j’entends la possibilité organique – est élan positif vers l’existence, et le devenir n’est autre

253 OC, p. 196-203 et TV3, p. 343-355. 254 « Schelling l’appelle, en général, le Seynkönnendes, c’est-à-dire le “Pouvant être”, la “Potentia existendi”,

la puissance en opposition à l’acte, en un mot, le possible ». OC, p. 94. 255 Ibid., p. 96.

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chose que cette envie même d’exister qui soulève les possibles hors du non-être. Si donc il

y a un devenir, c’est justement parce que les possibles veulent mûrir, parce qu’ils sont

inquiets, instables, avides d’exister256». Ainsi, pour prendre un exemple clair, on peut

penser à la possibilité organique comme à un gland de chêne par exemple. On sait que

celui-ci, moyennant de bonnes conditions, possède en lui-même le potentiel de devenir un

chêne adulte. Il est le principe qui fonde et déploie ses possibilités en fonction du meilleur.

Activement et de manière autonome, dans le temps, il travaille à devenir un chêne.

La loi selon laquelle tout le possible doit arriver se révèle ainsi moins obscure. Elle

décrit une tendance importante des possibilités organiques qui ne peut pas être niée ou

ignorée dans le monde de la vie. Pour Jankélévitch, c’est à l’aune de cette loi que l’on doit

penser la conscience. En effet, pour le philosophe français la conscience est animée d’une

vie propre, d’une dynamique particulière, d’une évolution donnée, c’est une possibilité

organique. Dans cette perspective, il faut absolument se garder de l’erreur de penser qu’elle

est une structure inamovible et fixe. C’est ce qui explique qu’Ivan Ilitch ne peut pas

s’ouvrir à l’amour avant que sa conscience évolue et se modifie et c’est aussi pour cette

raison que l’on interprète la méchanceté comme une mauvaise manière de vouloir, comme

le signe d’un esprit malade. La bonne intelligence de ce qu’est la conscience conditionne

donc la qualité du discours éthique.

Mais alors, si le gland de chêne possède en lui-même une dynamique qui le fait

devenir adulte, on pourra se demander qu’est-ce qui joue ce rôle au sein de la conscience?

On répondra plus facilement à la question en utilisant un exemple concret. Pour

Jankélévitch, le stade primaire de la conscience s’appelle l’innocence citérieure. Citérieure

vient du latin « citerior » qui veut dire « en deçà ». Elle est dite en deçà puisqu’elle ne s’est

pas encore véritablement engagée dans son devenir257. Comme le gland qui n’a pas encore

germé, son processus de croissance n’est pas amorcé. C’est la conscience du jeune enfant

qui n’a pas encore commis de faute, que rien n’est venu troubler encore, qui est quelque

peu indifférenciée et qui est étrangère à ses potentialités et à son caractère :

256 Ibid., 198-199. 257 TV3, p. 184.

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L’innocence, état de potentialité et de parfaite disponibilité ressemble à cet

homogène indifférencié que Spencer place à l’origine de l’évolution; la très

instable, très plastique innocence sera ce que l’on voudra, mais en tout cas elle

ne restera pas ce qu’elle est maintenant. Ou si l’on préfère une autre image :

l’innocence agit comme un centre de basse pression qui fait appel d’air et qui

sollicite énergiquement les perturbations; la nouveauté s’engouffre dans le vide

de l’innocence, aspirée par ce zéro attirant258.

Or, puisque nous sommes dans le registre de la possibilité organique, les

perturbations doivent venir de l’intérieur même de l’innocence, rien de l’extérieur n’est

nécessaire à son changement. Ici, Jankélévitch explique un phénomène important. Pour que

la conscience change, il faut qu’elle se change. Comme nous l’avons vu depuis le premier

chapitre, la conscience est intimement liée au vouloir. C’est elle qui l’oriente et le dirige.

Plus encore, l’action de la volonté impacte en retour la conscience. Ainsi en voulant

méchamment, la conscience se fractionne et s’épaissit. Agente patiente, la conscience

découvre son devenir dans son pouvoir de vouloir. En ce sens, pour que la conscience

abandonne l’innocence, il faut que son vouloir soit mobilisé. C’est le rôle précisément des

tentations et de la loi selon laquelle tout le possible doit arriver. En effet, puisque

l’innocence de l’enfant est étrangère à ses potentialités, celles-ci voudront exister, elles vont

tenter l’innocent : « La tentation n’est autre chose que cette sollicitation des possibles qui

ne veulent pas rester possibles, et qui s’adressent à la créature pour qu’elle les réalise259».

Comme l’enfant fasciné par l’interdit découvre l’étendue de ses pouvoirs : faire le mal,

faire le bien, etc., l’innocence tentée veut ses possibles, elle veut les actualiser. Déjà, le ver

est dans la pomme puisque cette autoscopie révèle une conscience de la conscience. La

première tentation, la plus simple, se révèle être la tentation de la conscience : « La

première tentation qui vient à l’effleurer (l’innocence), et la plus simple, est la tentation de

la conscience. En voici une formulation quelque peu schellingienne : tout le possible doit

arriver; — ou encore : le latent veut devenir explicite, le sous-entendu s’exprimer, le virtuel

passer à l’acte260». En d’autres mots, l’innocent cesse d’être innocent le jour où il prend

conscience de lui-même. Où il s’examine et cherche à découvrir ses possibilités, ses

facultés, où il est sujet objet de lui-même. C’est ce que nous avions identifié comme la

258 Ibid., p. 196. 259 OC, p. 209. 260 TV3, p. 196.

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mauvaise conscience, le plissement qui renvoie la conscience à elle-même261 plutôt que de

l’ouvrir à l’extériorité : « le premier ingrédient qui entre dans la composition d’une

conscience impure est cette conscience elle-même, à la faveur du plissement réflexif ; le je

se mélange avec le moi-même, le moi avec le soi262».

À partir du moment où la conscience s’engage dans son devenir, Jankélévitch écrit

qu’elle « chute263», elle amorce un cheminement, une évolution. On peut apprécier

l’importance de la chute en considérant que c’est la « médiocre demi-conscience » qui

succède à l’innocence pour décrire l’organisation de la conscience :

La médiocre demi-conscience, qui se « ravise », c’est-à-dire, découvre par

réflexion sur soi qu’elle pourrait bien être quelque chose, mais aussitôt rompt

frénétiquement l’équilibre en faveur du Je; ce « quelque chose » comme toutes

les choses devient lui-même toutes choses, le τι devient παν, le moi-grenouille

se proclame centre de l’univers et devient aussi gros et aussi rond que Saturne

dans son anneau; enfant-modèle et petit saint lorsqu’il se sait vu, crapuleux,

brutal et cyniquement égoïste quand on ne le voit pas, le moi-grenouille gonfle

ridiculement sa médiocre part264.

C’est donc véritablement d’une rupture dont on parle. Cela dit, cette rupture est

inévitable, personne ne peut l’éluder. Chaque existence humaine compose avec une

conscience vivante qui évolue dynamiquement, devient, se forme, se dispose, permet et

empêche. Ainsi, on comprend mieux comment Ivan Ilitch passe d’une manière d’être à une

autre. Il faut que sa conscience devienne, qu’elle parvienne à vouloir différemment.

2.2.2 L’Odyssée de la conscience : évolution et logique

Il faut pourtant noter que le devenir de la conscience ne se découvre pas dans un

processus de création pur et indéterminé, la conscience ne devient pas n’importe comment,

son évolution suit un cheminement établi avec une logique particulière. Jankélévitch

découpe ce cheminement en quatre moments succincts qui culminent et s’achèvent dans

l’innocence ultérieure : l’innocence citérieure, la médiocre demi-conscience, l’extrême

261 Ce que Jankélévitch nomme aussi « la médiocre demi-conscience ». Demi justement puisqu’elle reflue sur

elle-même plutôt que d’aller vers l’extériorité. Ibid., p. 395. 262 Ibid., p. 189. 263 C’est le terme que Jankélévitch utilise dans sa thèse. OC, p. 182-213. 264 TV3, p. 395.

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conscience de la sagesse et finalement l’innocence ultérieure265. Ainsi, si l’égoïsme et les

tentations sont décrits comme des perturbations de la conscience qui font en sorte qu’elle se

replie sur elle-même, que ces complications sont inévitables en regard du devenir, alors

l’histoire de la conscience sera de surmonter cette « chute » pour revenir à un mode de

fonctionnement « normal ». L’odyssée de la conscience, à l’instar de l’odyssée d’Ulysse,

affecte donc un itinéraire circulaire : le point de départ est aussi le point d’arrivée. Tout

comme saint François de Sales, Jankélévitch convie ses lecteurs à « faire leur enfance » :

« cela ne signifie pas faire l’enfant (sans l’être), parler comme un enfant, jouer à des jeux

stupides, mais cela signifie : devenir comme l’enfant, — “instar pueri”, être cet enfant lui-

même pour la limpidité de la conscience et la charmante spontanéité du cœur266».

Paradoxalement, si le devenir cheville la conscience à sa chute inéluctable, il rend, dans un

deuxième temps, possible sa réhabilitation et son retour à la pureté267. Ce long voyage vers

l’origine n’est pas une perte de temps. Au contraire, c’est lui qui forge l’ipséité de

l’individu. Pour Jankélévitch, être c’est devenir.

Dans la première partie, nous insistions sur l’importance de Satan dans le Traité des

vertus en expliquant qu’il incarne le mauvais vouloir inhérent à chacun. Nous avons

subrepticement développé ce profil en indiquant que le devenir parvient à s’actualiser au

moyen de la tentation, tentation qui n’est autre chose en définitive que Satan lui-même. Dès

lors, on ne peut pas réduire la figure de Satan à une négativité pure. C’est au moyen de son

action que la conscience commence à devenir. Au surplus, comme l’innocence ne peut être

maintenue, la chute dans le devenir est un moment incontournable de l’odyssée de la

conscience. Il est donc impossible de faire l’économie de Satan. Comme Pascal l’écrivait,

nous sommes « embarqués268». À ce chapitre, deux remarques capitales s’imposent. À

quelques reprises, le penseur français revient au concept d’Erinnerung emprunté à

Schelling. Il s’agit de remarquer que la chute dans le devenir, si elle entraîne des

complications psychologiques, des fautes et des douleurs conséquentes, n’en demeure pas

moins également un enrichissement substantiel au niveau de la conscience. Nous insistions

265 Ibid. 266 Ibid., p. 431. 267 TV2, p. 235. 268 « Oui, mais il faut parier. Cela n’est pas volontaire, vous êtes embarqué ». Pascal, op. cit., p. 67

[Brunschvicg : 233].

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précédemment sur la solidarité des expériences de la conscience, comme quoi chacune

d’elles contribue au tout. De la même manière, les mésaventures et les erreurs inhérentes à

la chute ne font pas que nuire ponctuellement. Au sortir de celles-ci, l’agent a gagné une

expérience de conscience désormais engrangée et mémorisée. En ce sens, Ulysse rentrant

chez lui est bien loin d’être celui qui partit vingt ans plus tôt. Jankélévitch résume le

concept d’Erinnerung dans l’Odyssée de la conscience : « aucune erreur n’est absolument

négative, aucun péché n’est inutile, puisque l’expérience du mal enrichit la conscience.

Toujours le dénouement nous ramène au principe, mais à un principe équilibré, transfiguré,

devenu complet et harmonieux; c’est ce que Schelling appelle “Erinnerung”269». En ce

sens, Jankélévitch valorise l’expérience de l’égoïsme. Nuançons. Pour le penseur français,

il apparaît bien mieux de succomber effectivement à la tentation que de s’y refuser

systématiquement, de faire comme si elle n’existait pas. De toute façon, le devenir ne peut

être retenu. Celui qui est tenté par le mal est déjà coupable pneumatiquement : « L’homme

de la tentation veut et ne veut pas succomber, donc il veut; […] il a délicieusement envie de

commettre la faute, donc sa faute est d’ores et déjà chose virtuellement et pneumatiquement

accomplie, il n’y a plus qu’à la commettre270». Ici encore, Jankélévitch est en accord avec

le mot biblique : « quiconque regarde une femme pour la convoiter a déjà commis un

adultère avec elle dans son cœur271». Rien ne sert de prétendre à une innocence de toute

façon déjà perdue. Pour Jankélévitch, il vaut mieux être Adam que Tantale, c’est-à-dire

consentir à la chute pour pouvoir ultimement la surmonter, plutôt que de la nier, de tenter

de refouler le devenir pour s’enliser dans un combat stérile, un pantomime qui ne dupe

personne et qui dilapide un temps précieux272.

En ce sens, on peut sans doute réinterpréter Satan comme un personnage dialectique

à l’image de la Némésis d’Aristote273. Il ne cherche pas tant à perdre l’agent qu’à révéler ce

qui se cache dans son for intérieur. Grâce à lui, l’équivoque se dissipe, ce qui est

ombrageux et indécis s’affirme clairement : « Satan rend certain l’indécis, précise les

intentions cachées, met en doute nos bons mouvements. C’est un personnage dialectique.

269 OC, p. 206. 270 TV3, p. 354. 271 Matthieu 5 : 28. 272 TV3, p. 353-354. 273 OC, p. 200-201, voir aussi, TV3 p. 345.

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La dialectique ne désarme pas [sic] que tous les possibles ne se soient déclarés; et de même

Satan oblige le mal qui est caché dans le bien à se montrer franchement, à déclarer sa

présence, et il se réjouit non pas, comme nous l’en accusons, du mal qu’il a fait, mais du

mal qu’il révèle274». Bien sûr la tentation implique un risque, celui de l’engourdissement et

de la division (obstacle), mais elle est également organe à sa manière. Jankélévitch écrit :

« Tout se passe comme si Dieu ne voulait pas pour son paradis de conscience non éprouvée

et non trempée. Dieu veut que tout soit vérifié et confirmé et Satan est le masque sous

lequel Dieu provoque la créature misérable275». Ici, Jankélévitch inscrit littéralement

l’épreuve de la tentation dans une téléologie276. Il n’est plus question d’un monde binaire

séparé entre bien et mal, mais plutôt de lire dans le mal, l’instrument de Dieu pour révéler

les consciences. Il faut comprendre que pour le philosophe français l’ipséité d’un individu

n’est pas donnée de facto. Nous insistions dans la partie sur la conscience sur le rapport

entre le réel et le virtuel. Comprenons bien le lien qui se tisse là avec le devenir schellingien

et le rôle dialectique de Satan. La tentation fait office de grande révélatrice de l’identité,

elle rend explicite l’implicite et au moyen de son aiguillon actualise le possible latent. Elle

cherche donc à éprouver et par là, à révéler l’ipséité de chacun : « À défaut de passe-

partout, la tentation, c’est-à-dire l’essai, ou plus exactement la contre-épreuve, nous permet

de déchiffrer le langage chiffré de l’imposture, de lire à livre ouvert dans ses mensonges,

d’éprouver enfin le soi-disant héros pour voir s’il l’est autant qu’il le dit; le fruit défendu

sera donc à la fois la preuve et l’épreuve de sa fidélité, de sa sérénité, de son sérieux277».

Au moyen de la tentation, la conscience s’actualise et s’inscrit dans un mouvement et ce

faisant, elle se définit et se forge une identité. Que l’on comprenne bien, la tentation est

étroitement liée à l’ipséité, elle est déterminée par celle-ci et l’étant, fournit les opportunités

de son assouvissement. Incidemment, l’identité de chacun se révèle dans ses penchants,

mais aussi dans la manière d’interagir avec ceux-ci. Cette dynamique affecte un schéma

circulaire; avec la médiation du devenir les effets deviennent les causes, les tentations

d’hier, en engageant la volonté dans leur voie, définissent le fond sur lequel s’érigeront les

désirs de demain.

274 OC, p. 200. 275 TV3, p. 344-345. Nous reviendrons au troisième chapitre sur la question de Dieu. 276 « Le devenir est donc orienté, providentiel : il enveloppe des valeurs, des choses “préférables” qui

mûrissent lentement pour un triomphe certain ». OC, p. 199. 277 TV3, p. 345.

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Faisons un pas de plus. L’odyssée de la conscience telle que nous venons de la

décrire rend manifeste l’interprétation de l’identité mise de l’avant par Jankélévitch. C’est-

à-dire qu’à ses yeux l’identité d’un individu n’est jamais donnée tout d’un bloc, on n’est

jamais complètement tout ce que l’on est. Le philosophe français insiste fortement sur

l’importance de se défaire d’une interprétation de l’existence substantielle, signe d’une vie

végétative. Au contraire, le courage engage à inscrire l’être dans le devenir et ainsi,

dialectiquement, à « devenir ce que l’on est » : « “Être ce que l’on est” n’exprime plus

l’identité analytique, la tautologie stérile […]; l’être au lieu de se réduire à une copule sans

force ni accent, enclitique et explétive, l’être ici désigne un pouvoir et un vouloir, et par

suite un devoir, dont le régime, selon Schelling, devrait être à l’accusatif, car il est moins le

prédicat d’un sujet que l’effet d’une cause278». Jankélévitch appelle donc l’agent moral à se

révéler, à rendre manifeste son être virtuel et potentiel. Nous indiquions précédemment que

ce mouvement est tout orienté vers une forme d’innocence. Il faudrait ainsi comprendre que

l’innocence ultérieure, si elle est située au terme de l’odyssée de la conscience, est une

forme accomplie de l’identité. L’être innocent serait dès lors l’incarnation d’un agent

authentique, complètement sincère et en phase avec lui-même : « La sincérité fait à chaque

instant ce que la mort fait une fois à la fin de la vie et quand il est trop tard; elle dénude,

simplifie, essentialise l'ipséité jusqu'à cette fine pointe de cristal, jusqu'à ce diamant limpide

de la pureté qui s'appelle innocence. Le chemin qui mène au presque-rien de l'innocence

diaphane s'appelle, à son tour, conscience279».

Pour l’heure il n’importe pas de s’avancer trop avant sur le rôle de la sincérité.

Remarquons plutôt le rapport d’équivalence entre une ipséité simplifiée et l’innocence que

trace Jankélévitch. Le philosophe français, en reprenant le mot de Nietzsche s’inscrit donc

dans la lignée de ce dernier et de Kierkegaard en ceci que sa philosophie apparaît comme

une quête d’authenticité existentielle280. Ultimement, le Traité des vertus enseigne à l’agent

un mode de ressaisie de son identité après la chute. C’est littéralement dans cette ressaisie,

dans ce devenir que se dessine la définition de l’être chez Jankélévitch : « le devenir n’est

278 TV2, p. 126. 279 TV2, p. 268. 280 De Montmollin, op. cit., p. 193.

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pas sa manière d’être, il est son être lui-même; le temps n’est pas son mode d’existence, il

est sa seule substantialité281».

2.2.3 Odyssée de la conscience et volonté

Il apparaît que la thèse du devenir résout plusieurs problèmes en ceci qu’elle rend

possible la transition de l’égoïsme à l’innocence. Pour autant, une tension se dessine ici

avec notre premier chapitre. En effet, comment allier les idées de devenir et de liberté? Si la

futurition est inéluctable, que tous les possibles doivent arriver, alors que reste-t-il du

combat contre les tropismes de l’instinct282? L’effort que commande la vertu est-il

véritablement nécessaire puisque l’innocence est appelée à succéder à l’égoïsme de toute

façon?

C’est là évidemment une lecture étroite du propos jankélévitchien, mais qu’il

importe de corriger. En effet, nous faisions déjà remarquer précédemment que le temps

n’est pas le devenir. Évidemment, le devenir est lié à une forme de temporalité. Le temps à

l’endroit si l’on peut dire. Or, le temps ne procède pas toujours du devenir. Chestov,

philosophe russe duquel Jankélévitch était proche, a fortement insisté sur cette thématique,

notamment dans son livre La philosophie de la tragédie où il cite Hamlet : « Il y a déjà trois

cent ans de cela que le plus grand des poètes a prononcé un terrible jugement […] Vous

vous rappelez le cri d’Hamlet : “Le temps est hors des gonds!”283 » Nous ne reprendrons

pas les démonstrations de Chestov, puisque Jankélévitch à lui seul a suffisamment écrit sur

l’idée d’un « temps hors des gonds », c’est-à-dire une vie en porte-à-faux avec le devenir.

Pour rendre compte de celui-ci, c’est encore une fois l’avènement de la conscience qui doit

être pointé du doigt. L’innocence citérieure n’est pas sujette à ce que Jankélévitch nomme

les maladies du temps. En fait, celles-ci naissent d’un rapport désaxé d’avec les diverses

modalités du temps (le passé, le présent, le futur). L’auteur du Traité des vertus a

longuement écrit sur les diverses variations de ce type de pathologies. Il n’y a qu’à penser

au regret, aux remords, à l’ennui, à la nostalgie et à l’angoisse284. Prenons ce dernier cas

281 IN, p. 8. 282 « Aucun possible n’échappe à la nécessité de la futurition ». OC, p. 199. 283 Léon Chestov, La philosophie de la tragédie, Trad. fr. Boris de Schloezer, Paris, Le Bruit du temps, 2012,

p. 149. 284 Pour le regret, le remords et la nostalgie, voir IN. Pour l’ennui, voir A. Pour l’angoisse, voir AES.

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comme exemple. Pour Jankélévitch, l’angoisse caractérise une forme de curiosité malsaine

chez le sujet qui fait en sorte que celui-ci est dévoré par le mystère de sa mort et du non-

être. L’angoisse est le désir de découvrir précocement ce qui normalement devrait se

trouver au terme de l’existence285. L’agent n’est donc pas au diapason de son présent, mais

se projette plutôt dans un futur non advenu. Il déserte son présent, il s’en exile pour tricher

le devenir286. Or, c’est là un dédoublement de la conscience qui éloigne le sujet de la

simplicité souhaitée.

En somme, l’on comprend donc que même si la futurition des possibles est

inéluctable in abstracto, elle peut nécessiter un temps immense, voire infini in concreto,

bref un temps incompatible avec la vie humaine et sa finitude : « Pour “être soi” il faut du

travail et un temps infini; et c’est pourquoi la mort, si tard qu’elle survienne, laisse toujours

le personnage inachevé287». Oui, le possible doit survenir, mais il doit également pouvoir

germer. Or, dans le cas de la morale, il faut de la volonté, il faut du travail et la facilité et

les maladies du temps menacent à tout moment d’interrompre le devenir pour le faire

stagner. En ce sens, si un individu ne parvient pas à s’inscrire dans son devenir, à devenir

lui-même, ce n’est pas « normal », c’est une situation maladive : ce qui doit arriver n’arrive

pas. C’est là encore un nouveau signe du mal d’alternative. L’impureté de la constitution

humaine peut l’amener à contrecarrer sa propre vocation288.

Bref, l’on voit assez clairement que la tension entre le devenir et la volonté n’en est

pas une. Si l’homme est destiné à retrouver son innocence, le trajet ne peut pas faire

l’économie d’une participation active de l’agent. Bien plus, à parler justement, c’est

uniquement avec le concours de la volonté que peut être mise en branle l’éthique

jankélévitchienne, éthique qui lie l’agent à son devenir et le guide vers l’innocence. C’est

285 TV3, p. 248, M, p. 26. 286 De Montmollin, op. cit., p. 265. 287 TV2, p. 126-127. On peut interpréter ce passage aussi à l’aune du devenir, comme quoi puisque l’être n’est

qu’en devenant, nécessairement il n’est jamais complet au moment de sa mort. Nous développerons la

question à la prochaine section. 288 Il y a ici une tension qu’il importe de souligner. Plus tôt, nous écrivions que la tentation et Satan travaillent

au devenir. C’est vrai, dans la mesure où il faut passer de l’innocence à la demi-conscience. L’odyssée de la

conscience ne s’arrête pourtant pas là et doit progresser vers un autre stade. Il faudra alors découvrir une

nouvelle manière de vouloir pour pouvoir continuer à progresser. La clef du devenir demeure le vouloir et non

pas la tentation.

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au développement de ce dernier schème que nous nous livrerons pour la troisième partie de

ce chapitre.

2.3 La vie vertueuse

L’étude de Schelling résout donc une part importante des questionnements que nous

devions éclaircir. Pour passer de l’égoïsme à l’amour, il n’importe pas seulement d’ouvrir

ou de fermer une porte, un important processus doit être mis en place pour permettre à

l’être de devenir ce qu’il est vraiment. Ce processus s’opère au niveau de la conscience et

affecte un itinéraire circulaire entre les deux formes d’innocences. Pour autant, de nouvelles

interrogations succèdent aux premières. D’abord, comment comprendre que si l’être est

dans la mesure où il devient, il puisse alors véritablement se saisir dans l’innocence?

Comme si l’innocence était une sorte de terme? Faut-il considérer que la station est

l’aboutissement d’un mouvement dont la raison d’être est justement la motion ? Comme

pour la méchanceté auparavant, nous chercherons maintenant à voir comment s’organisent

les vertus289.

2.3.1 Les vertus dans l’instant : le clignotement

Certes, La mort d’Ivan Ilitch raconte la médiation du Golovine290 d’une vie

orgueilleuse vers l’amour. Nous avons montré l’importance de considérer le devenir

inhérent à la transition de l’un à l’autre. C’est ce dont témoigne l’odyssée de la conscience

qui place la chute bien avant le retour à l’innocence. Cela dit, l’on pourrait légitimement

s’interroger sur le statut de cette innocence retrouvée ou de cet amour découvert par Ivan

Ilitch. Faudrait-il croire que l’odyssée a un terme? L’idée d’utiliser l’image de l’odyssée est

ici encore fort parlante. Clairement, Ulysse et Pénélope incarnent chacun un spectre distinct

de l’existence. Pénélope symbolise la force de ce qui se maintient, la fidélité à toute

épreuve, non ébranlée par la foule des prétendants non plus que par la longue absence de

son mari. Mari qu’elle retrouve, par ailleurs, toujours fortement éprise. Pénélope présente la

pérennité, ce qui demeure égal, la quiddité ou ce que Jankélévitch nomme le principe

289 Par souci de concision, nous ne traiterons pas du troisième stade de la conscience, « l’extrême conscience

de la sagesse ». On peut le résumer à grands traits comme le moment de l’avènement de la rationalité qui

rééquilibre le débalancement de la chute. C’est l’ère de la modestie, de la justice, du juste milieu, etc. 290 Le nom complet du protagoniste est Ivan Ilitch Golovine.

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féminin291. À l’inverse, Ulysse est le principe masculin qui ne cherche pas le moins du

monde la continuation, mais plutôt l’aventure, les épreuves, les occasions d’éprouver son

courage. Il est la quoddité, la rupture et la nouveauté292. Ainsi, étant parvenu à s’échapper

in extremis du cyclope Polyphème, alors qu’il prend la mer, il lui crie railleusement :

«Cyclope, ce n’était donc pas d’un homme sans vaillance que tu devais, au creux de ton

antre, dévorer les compagnons avec ta sauvage violence ! De méchantes représailles

devaient t’atteindre, cruel, qui ne craignais pas de manger des hôtes en ta maison. Aussi

Zeus et les autres dieux se sont-ils vengés293 !». En conséquence de quoi le fils de Poséidon

lui lance « le faîte d’une grande montagne » qui passe bien près de pulvériser son navire.

Non rassasié, Ulysse relance les injures et passe une deuxième fois à un cheveu de se

perdre avec son équipage. À l’évidence, la cohabitation d’Ulysse avec Pénélope apparaît

inimaginable et l’on est en droit de se demander si le fils de Laërte saura rester tranquille.

D’ailleurs, à la fin de l’odyssée, Ulysse n’achète-t-il pas la paix avec Poséidon à la

condition d’aller construire un autel en son honneur là où se trouvent « ceux qui ne

connaissent pas la mer294»? Dans tous les cas, le retour à Ithaque laisse présager que

l’odyssée ne s’achève pas là.

Faudra-t-il en conclure que l’innocence ultérieure n’est pas véritablement le telos de

la vie morale? Nous ne nous avancerons pas jusque-là. Cela dit, pour prendre l’exacte

mesure de la vie morale jankélévitchienne, il importe de saisir dans quel horizon celle-ci se

dessine. On n’atteint jamais l’innocence ultérieure, comme on arriverait à Montréal en

autobus. La vie de la conscience n’est pas aussi tranchée au couteau. Ici, il n’est pas

question de démentir le propos de Schelling, mais plutôt d’ajuster notre lorgnette d’analyse,

de voir dans le spectre général du devenir les atomes microscopiques des intentions. Au

même titre que la méchanceté, la vertu se définit d’abord et avant tout par une intention, ou

pour le dire plus clairement, par une manière de vouloir. Évidemment, cette manière de

vouloir tient à l’amour. C’est-à-dire que le point focal de l’intention se situe chez l’autre.

Incidemment, à chaque intention qui traverse la conscience, la question se pose

légitimement de savoir si c’est l’autre ou soi-même qui est visé.

291 Ibid., p. 155. 292 Ibid., p. 155-156. 293 Homère, op. cit., p. 139. 294 Homère, op. cit., p. 330.

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C’est un questionnement autrement pertinent, mais dont il importe de comprendre la

difficulté. Temporairement d’abord, comment ne pas reconnaître que l’intention est frappée

d’une extrême fugacité, dans son avènement, déjà son déclin s’amorce. L’intention n’est

autre chose qu’un presque-rien insaisissable :

Appelons apparition disparaissante cette fulgurante advenue, cet imperceptible

surgissement d’une intention qui, comme l’étincelle, s’allume et s’éteint dans le

même instant : évident et obvie en tant qu’il émerge des ténèbres, amphibolique

puisqu’il disparaît aussitôt […] l’intention disparaît en tant qu’elle apparaît, et

vice versa c’est l’apparition elle-même qui constitue la disparition, disparition

et apparition se contractant non pas seulement dans une durée brévissime ni

dans la ponctualité d’un point, mais dans une fracture infinitésimale dont la

limite est la soudaineté de l’instant295.

Il faut voir que le propos de Jankélévitch sa place ici encore dans le registre de la

conscience. À cette enseigne, il importe de reconsidérer le temps, non plus à l’aune de

mesures mathématiques divisibles à l’infini, mais plutôt dans la perspective de la vie de

conscience ou de ce que Bergson nomme le temps vécu296. Là, Jankélévitch identifie

« l’instant », c’est-à-dire la dernière unité de mesure, la plus courte d’entre toutes, sous

laquelle il ne saurait y en avoir d’autres. À celle-ci, il associe l’intentionnalité. C’est dire à

quel point l’auteur du Traité des vertus prête un caractère fluctuant et fugitif à la vie vécue.

Dans les milliers de milliers de visées intentionnelles, il devient difficile de discerner des

étapes aussi claires et découpées que celles présentées dans l’odyssée de la conscience. Par

ailleurs, si ces étapes existent véritablement, il faut comprendre qu’elles résultent d’une vue

macroscopique et que dans le détail, l’innocence n’est pas une, mais bien une multitude

d’intentions semblables. En ce sens, l’on comprend pourquoi Jankélévitch considère qu’une

œuvre morale est impossible. Les œuvres esthétiques durent, elles restent belles, alors que

la moralité elle est à revouloir à chaque intention : « Les œuvres éthiques sont sans cesse

défaites, sont sans cesse à refaire : l’intention y est méconnaissable après coup. Ces œuvres

disparaissantes, et plus encore le fragile mouvement qui les improvise, ont donc en partage

non point la consistance esthétique des œuvres d’art, mais l’existence presque inexistante

295 TV1, p. 30. 296 Voir par exemple, le chapitre II : « De la multiplicité des états de conscience » dans l’Essai sur les données

immédiates de la conscience. Bergson, op. cit., p. 51-92.

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ou à peine existante de l’intention297». Incidemment, le « moment » de l’intention morale

est particulièrement difficile à cerner. C’est certainement là une difficulté qui complexifie

et rend ambiguë l’étude de l’éthique. Pour autant, ce n’est qu’une embûche liminaire. Il faut

voir que si l’intention se manifeste dans l’instant et que celui-ci disparaît en apparaissant, la

vie en elle-même n’est pas une succession stroboscopique d’intentions qui solliciterait

frénétiquement la conscience de manière ininterrompue. La fragilité de l’instant tient

justement au contraste qu’il opère sur un fond consistant et opaque : « l’existence

inexistante de l’événement intentionnel se détache sur un fond d’existence existante,

subsistante et consistante; l’intention semble clignoter à travers la brume298». Pour être plus

exact, il faudrait dire que l’intention morale clignote au travers d’une triple épaisseur qui

forme justement la trame de fond de la vie de conscience.

La bonne intention existe d’abord dans son opposition intrinsèque à la corporéité.

L’amour étant une visée contre nature contrevient aux prétentions de l’égo qui cherche sa

continuité propre. C’est là l’opposition que nous avons décrite entre la vertu et l’instinct.

Ajoutons pourtant que le contraste se corse davantage à l’aune de la méchanceté. Par une

déformation de sa vocation, la conscience méchante entend injustement non seulement

favoriser son bien-être propre, mais encore catalyser hors de toute proportion cette

tendance. Pour se manifester, l’intention éthique doit donc lutter contre la force

gravitationnelle de l’égo, en même temps que son corrélat, la méchanceté. Résumons ces

deux forces, ces deux épaisseurs, comme l’obstacle somatique de la vertu299.

En continuité avec la méchanceté, la conscience vient elle aussi bloquer le

mouvement de l’amour. Comprenons-nous bien, non pas la conscience droite, mais bien la

conscience courbe, la mauvaise conscience. En effet, en autorisant la visée altruiste, la

conscience rend du même coup possible un regard complaisant sur celle-ci. L’agent moral

désaxe sa visée intentionnelle pour la recourber sur lui-même et se satisfaire de son geste.

Ainsi, au sein de la vie intentionnelle de la conscience éthique, bonne et mauvaise

conscience font la paire, dans chaque bonne volition, la mauvaise conscience est contenue

en germe :

297 TV1, p. 42. 298 Ibid., p. 31. 299 Ibid., p. 31-32.

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Appelons complaisance le plaisir d’éprouver du plaisir, et ressentiment le

sentiment qu’on éprouve à l’occasion du sentiment; ce sentiment secondaire et

ce plaisir avec exposant ou à la deuxième puissance sont les ruses d’une

conscience-de-soi littéralement réflexive, c’est-à-dire à la fois réfléchissante et

réfléchie, et qui prend plaisir à son propre plaisir, et qui joue d’épaissir et de

faire mousser ce sentiment sur du sentiment; la conscience-de-soi s’empare de

l’intention pour la rendre enveloppante et mousseuse, et elle fait du volume tout

autour, et elle se met à plastronner, et elle jouit de se sentir et de se goûter elle-

même dans toutes ses dimensions […] La conscience de soi pose et fait la belle

devant les miroirs où elle contemple l’image de sa propre intention non

seulement dédoublée, mais démultipliée à l’infini300.

Cette deuxième épaisseur qui grève l’intention morale, Jankélévitch la nomme

l’obstacle de la complaisance.

Finalement, la troisième épaisseur ciblée par notre philosophe touche de près la

fugacité de l’instant. En effet, nous écrivions que la vie de la conscience n’est pas une

succession d’intentions. Bien au contraire, celles-ci se détachent justement en tant que

moment de rupture dans la continuation. Or, ce sont là des ruptures sans suite, mortes nées

pour ainsi dire. Dès l’instant où la conscience est dynamisée par une intention, elle retombe

ensuite à plat. C’est ce que Jankélévitch définit comme l’intervalle301. Aux yeux du

philosophe français, il est impossible d’être chroniquement amour puisque l’amour est

justement une forme d’intentionnalité. Incidemment, rien n’est jamais gagné, il est

impossible de capitaliser ses mérites et une bonne personne ne l’est pas une fois pour

toutes : « Il y a eu jadis quelque chose d’effectif à l’origine de cette conduite exemplaire; il

y a eu jadis un mouvement de charité vraie à l’origine de ces œuvres charitables; une

initiative créatrice amorça un jour cette continuation, un événement déclencha cet

enchaînement : mais l’événement était un élan du cœur, et l’enchaînement est une simple

mécanique302». Ainsi, dans Anna Karénine, Lévine est bouleversé par une révélation à la

toute fin du récit. Vu la force de celle-ci, il croit qu’elle modifiera sa vie en profondeur. Il

est cependant fort déçu de lui-même lorsqu’il réalise qu’à la vérité sa vie de tous les jours 300 Ibid., p. 33. 301 Ibid., p. 36-37. Il faut noter que ces trois épaisseurs sont répertoriées par Jankélévitch lui-même (Ibid.,

p. 30-37). Des nuances s’imposent pourtant. L’intention fonde la vie morale et dans cette perspective il est

vrai que l’intervalle lui fait obstacle. Pourtant, à la suite d’une intention, l’intervalle lui-même peut participer

de la vie morale. C’est ce que nous soulignerons un peu plus loin. 302 Ibid., p. 35.

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n’est pas transmuée de fond en comble : « Mon bonheur, se demandait-il, n’aurait-il été

qu’une impression fugitive, qui se dissipera sans laisser de traces303 ? ». Il n’est peut-être

pas question ici d’intention, mais l’exemple dessine clairement ce que Jankélévitch identifie

lorsqu’il est question d’intervalle. Toute initiative, peu importe sa force, si elle entend

impacter la manière d’agir quotidienne d’un agent, doit être réactualisée à chaque

occurrence. Au péril de quoi, l’inspiration peut tourner en répétition sans âme.

Ainsi, la morale évolue dans un régime périlleux. Ses prétentions sont compromises

de toutes parts et ne subsistent que sous la forme précaire de « rayons » :

Comprimée par cette épaisseur inerte et pléthorique et par la complaisance

satisfaite qu’elle nous inspire, l’intention s’effile et devient plus aiguë qu’un

rayon de lumière, plus impondérable qu’un souffle léger; c’est l’écran opaque

de la corporalité qui, laissant filtrer l’intention, la réduit à l’état de rayon; c’est

la dégénérescence adipeuse de l’égo qui impose à l’intention altérocentrique le

statut de presque-rien et de l’existence quasi-inexistante : ces fentes lumineuses,

elles viennent d’une intention noyée dans la graisse304.

Mais ces fragiles rayons ne sont pas rien et cette épaisseur n’est pas toute négative.

Les obstacles que nous avons identifiés depuis le début de notre travail ne sont pas

uniquement ce qui empêche la démarche éthique, mais aussi ce qui la rend possible. Nous

avons déjà rendu compte de cela. Il est nécessaire que l’agent moral ait un minimum d’être,

donc qu’il soit minimalement guidé par l’égo, la conscience doit exister pour lier le sujet

avec l’autre, le mauvais vouloir pour que le bi-vouloir et la liberté existent et finalement

l’intervalle est important pour l’équilibre de la vie psychologique.

Or, plus important encore, il faut voir comment ces oppositions créent la dure

résistance nécessaire à la formation d’une liberté vraie. En effet, c’est parce que l’intention

morale ne va pas de soi, parce qu’elle est secondaire et contrariée, écrasée par les obstacles,

que la liberté est absolument nécessaire à son exercice. On ne devient pas libre par hasard,

l’agent moral doit conquérir sa liberté de haute lutte jour après jour. Ainsi, chaque

« rayon » qui perce est une monstration d’auto-détermination alors qu’à l’inverse toute

faute témoigne d’un laisser-aller, d’un abandon aux obstacles, bref d’un agir

303 Tolstoï, Anna Karénine, op. cit., p. 844. 304 TV1, p. 31.

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qualitativement loin de l’ipséité de l’agent. Se dessine alors la lutte entre l’agent agi et

l’agent agissant, ce dernier étant responsable de sa destinée peut seul prétendre à une vie

véritablement authentique : « L’homme est le père de ses actes […], et par suite l’auteur de

sa propre destinée morale, qu’il façonne en agissant; l’homme engendre l’homme, et

s’engendre lui-même; selon qu’il voudra, il deviendra; le rapport de l’agent à l’acte n’est

donc pas un rapport accidentel, mais une paternité organique. À ce prix seulement l’œuvre

morale est “notre œuvre”, et l’agent a une dignité305». Et un peu plus loin : « L’intention,

mouvement aigu et précis de la volonté, engage et compromet la personne entière,

l’intention seule fonde une vie morale continue et non pas, comme l’ordre esthétique, une

spiritualité intermittente; se refaisant sans relâche sa besogne avortée, l’homme moral ne

connaît donc d’autre récompense que l’effort décevant et la tribulation306». L’éthique en

engageant la liberté inscrit donc l’agent dans son devenir, elle ouvre la voie de la chute à

l’innocence. Mais de cette voie, ou de ces « tribulations », il faut parler plus en détail.

2.3.2 L’effilement vertueux

De quoi est-il question lorsque Jankélévitch réfère à la vie morale? Comment lier

l’instant avec un mode de vie? Faudrait-il comprendre que la vie morale est simplement un

ensemble cumulant la totalité des intentions vertueuses? Encore une fois, pour bien saisir la

pensée de Jankélévitch, il importe de placer celle-ci dans une dynamique, dans un

mouvement.

En ce sens, il faut bien voir la fracture ontologique qui divise l’égoïsme et l’amour.

L’agent ne peut absolument pas tendre vers l’amour en même temps que vers l’égoïsme. Il

ne peut pas non plus chercher à passer de l’un à l’autre progressivement, par degré, comme

si, par exemple, en devenant moins égoïste, l’on devenait plus altruiste et qu’en articulant

une décroissance de celui-ci, on pourrait récolter une croissance de celui-là : « Égoïsme et

altruisme ne s’échelonnent pas sur une même ligne comme deux grandeurs homogènes ou

comme deux exposants d’une seule nature, mais ils obéissent à des vocations divergentes;

mais ils se tournent le dos. Loin de ne différer que par le plus et le moins, ils s’opposent

comme l’ouvert et le clos, comme oui et non, comme tout et rien, voie ascendante et voie

305 TV3, p. 48. Voir aussi TV1, p. 183, TV3, p. 262. 306 TV1, p. 194.

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descendante307». Incidemment, puisque l’instinct est premier au sein du devenir de la

conscience, le choix moral engage une décision qui prend la forme d’une conversion.

L’agent choisit d’abonder dans un nouveau registre intentionnel et d’abandonner l’autre du

tout au tout. À l’aune de Platon, de Bergson ou de Kierkegaard, la morale jankélévitchienne

procède d’un revirement de l’âme entière, d’un réalignement drastique : « On comprend

maintenant que si elle veut dire non à la splendeur des participes passés massifs et retrouver

la racine qui est le mystère de l’origine radicale, la conscience doit se soumettre à une

profonde réforme intérieure : la conversion totale dont parlent Platon et Plotin, la torsion

contre nature où Bergson reconnaissait la marque de l’intuition réunissent les conditions de

cette réforme. Il s’agit littéralement de penser au rebours de toute habitude308». Dans cette

perspective, il ne faudrait pas réduire la morale à une suite d’instants et d’intentions

indistincts puisque ceux-ci témoignent à chaque fois d’un effort métempirique de l’agent

pour se placer sur un nouveau plan du vouloir. Il y a un principe de solidarité dans la durée

de chaque agent qui lie toutes ses volitions et qui donne à ses intentions vertueuses la

consistance d’une vie morale :

La durée est aussi intervalle, tout changement inaugure un nouveau palier

horizontal. N’est-ce pas le sens même de l’initiation et de l’innovation? Certes

Schopenhauer a raison de dire qu’il n’y a pas de plus ou de moins dans le

bonheur et le malheur : il n’y a pas de degré… mais il y a des nuances; et

Bergson aussi a raison en ceci que la douleur ne comporte pas l’intensité – mais

il y a des qualités hétérogènes de douleurs […] et d’une qualité à l’autre il y a

sinon accroissement et diminution, du moins altération; devenir meilleur ou

pire, correspond en gros sinon à une transformation permanente du caractère, à

un renouvellement ne varietur, du moins à une modulation de conscience. La

conversion à un autre ordre est pour le converti l’avènement d’une ère nouvelle

encore que l’élan se perde une fois franchi le seuil de cet autre ordre309.

Comme nous l’avons vu à la section précédente, la vie morale est fondée dans la

conscience. Dans cette perspective, il faut comprendre que tous les instants s’inscrivent

dans celle-ci, chacun exerce un travail de sculpte sur le matériau de la conscience. Les

307 TV2.2, p. 188. Aussi : « Plût au ciel, dit l’Apocalypse, que tu fusses ou froid ou chaud! Mais comme tu es

tiède et que tu n’es ni chaud ni froid […] je vais te vomir de ma bouche […]. Entre vertu et vice, pas de

milieu! » TV1, p. 241. 308 PP, p. 200. 309 TV2, p. 28-29.

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vertus travaillent à son devenir, à l’acheminer, de nouveau, vers l’innocence. L’image de la

grimpe illustre fortement et clairement cette dynamique. Chaque pas, chaque intention

morale, témoigne microscopiquement d’une victoire sur la force gravitationnelle de la

nature, en même temps que, macroscopiquement, d’un progrès vers la cime, c’est-à-dire

vers l’innocence ultérieure. Plus encore, la vertu en se manifestant aussi dans une forme de

continuité, révèle des vertus de second ordre310, les vertus de l’intervalle. Ce qui a été

aperçu dans la fulgurance de l’instant devra être mis en place concrètement, devra être

réalisé. À cette enseigne, Jankélévitch appelle à un labeur, un travail qui exige une fidélité

à l’instant : « La culture morale commence toute petite et presque infinitésimale dans

l’instant du courage, puis elle s’épanouit dans les moissons d’or de la fidélité311». Ainsi,

même si l’instant ne dure pas, la vie morale dans le devenir et le travail, assure une certaine

continuité312. L’éthique jankélévitchienne englobe donc l’instant comme l’intervalle.

À la toute fin du Traité des vertus, Jankélévitch revient sur l’idée de l’ascension sur

laquelle nous avons insisté au premier chapitre pour soudainement l’abandonner au profit

d’une autre : « La conversion à l’innocence n’est pas une ascension […], mais plutôt une

conscience peu à peu effilée jusqu’à sa cime la plus aiguë313». Comprenons que parvenu à

ce point de son travail, le combat contre l’égoïsme avait suffisamment été détaillé pour que

le penseur français puisse appuyer sur un autre versant de la vertu, celui de la cime de l’âme

ou d’haplôse. Pour Jankélévitch, le progrès moral ne tend pas vers un développement des

capacités à exécuter un type d’action, ce n’est pas un apprentissage ou une technique que

l’on parfait. Le progrès doit plutôt être compris comme une simplification progressive, ce

que les mystiques nomment l’haplôse. Dans Le sérieux de l’intention, Jankélévitch écrit :

« On n’apprend pas à proprement parler à nager, mais simplement à éliminer des synergies

et des réflexes nuisibles; et un beau matin, c’est-à-dire subitement, εξαιφνης, on sait nager

parce que l’on ose, ou mieux parce qu’on veut nager314». Nous ne reviendrons pas sur la

question du vouloir, mais plutôt sur l’idée de la simplification. Pour rendre celle-ci plus

explicite, un petit détour par la pensée de Tolstoï s’avère très parlant. Dans son œuvre,

310 Nous appelons ces vertus « de second ordre » puisqu’elles existent moyennant un instant. 311 Ibid., p. 27-28. 312 Nous écrivons une « certaine » continuité puisque sans la ferveur et le retour des instants, la continuité peut

s’oublier et tomber en langueur. 313 TV3, p. 402. 314 TV1, p. 251.

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l’auteur russe dresse l’opposition entre la ville corruptrice et artificielle avec ses intrigues

alambiquées en opposition avec la vie campagnarde, simple, prosaïque et essentielle.

L’auteur russe était fasciné par les paysans et ses protagonistes sont souvent poussés à

épouser une vie champêtre qui apparaît autrement belle et facile. À l’inverse, la vie de la

ville crée de toutes pièces une fausse réalité. Ainsi, Golovine, fonctionnaire bourgeois,

bouffi d’orgueil et satisfait de sa situation est confronté à la véritable vacuité de son

existence lorsqu’il contracte une maladie mortelle. Soudainement, ses amis disparaissent,

intéressés qu’ils sont uniquement à son poste et à ses relations et non pas à lui-même, sa

femme comme sa fille lui tiennent rigueur du contretemps que leur cause son mal. Révolté,

furieux et plein de haine Ivan Ilitch en veut à tout un chacun de leur hypocrisie, de leur

manque de pitié et se plaint sans relâche de sa situation désespérée. Finalement, c’est par le

biais de son servant Guérassime, symbole paysan de la vie bonne tolstoïenne, que le

puissant magistrat trouve un peu de réconfort et s’ouvre finalement à une forme de

sincérité. Celle-ci se manifestera par le constat d’Ivan Ilitch de sa propre responsabilité

dans sa déchéance : « En regardant la bonne tête aux pommettes saillantes de Guérassime

qui somnolait, il lui était soudain venu à l’esprit : “Et si vraiment ma vie, ma vie consciente

ne fut pas ce qu’elle aurait dû être?” Il lui vint à l’esprit que ce qu’il considérait jusqu’ici

comme une impossibilité absolue, c’est-à-dire qu’il eût vécu autrement qu’il aurait dû le

faire – pouvait être la vérité315».

C’est des suites de cette réalisation que finalement, il parvient à déserter sa

perspective égoïste sur sa vie pour comprendre les gens qui l’entourent, pour voir au-delà

de sa propre souffrance, celles des autres. Dans la même lignée, Jankélévitch, dans un

commentaire sur la thématique de la mort chez Tolstoï, a ces quelques lignes au sujet d’une

scène dans Anna Karénine alors qu’un mourant se défait de ses draps :

Le mot russe dont se sert Tolstoï est obiratsia, un mot paysan qui s’applique

aussi bien à la cueillette, au fait de dépouiller un arbre ou de plumer une

volaille. Au sens trivial, on dirait : le malade repousse ses couvertures, arrache

ses vêtements, fait le geste d’enlever. Le regard aigu de Tolstoï a noté ce geste,

mais il ne lève pas l’équivoque. Il ne dit pas simplement : le malade se

dépouille parce qu’il a trop chaud, cette notation n’en vaudrait pas la peine;

mais il ne dit pas non plus : le malade se dépouille pour comparaître dans sa

315 Tolstoï, Ivan Ilitch, op. cit., p. 68.

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pureté […] Pourtant la mort est bien une simplification. Les mystiques grecs

disaient une « haplôse », haplous désignant ce qui est simple, et sans détour, et

ne fait pas de plis. La grande épreuve de l’ascétique tolstoïenne, aux approches

de la mort, a pour résultat cette suprême simplification316.

Or, c’est précisément cette simplification que la vertu opère au sein de la conscience.

Déjà, nous écrivions que la sincérité effectue le même travail de simplification que la

mort317. Mais pratiquement, de quoi est-il question avec cette simplification? Qu’est-ce qui

est abandonné et laissé en arrière?

Ce n’est pas une question bien difficile à résoudre à l’aune de l’odyssée de la

conscience telle que nous l’avons définie. Si effectivement il est question de revenir à

l’innocence par delà la chute, sans doute que la simplification implique de lénifier les

méfaits de cette dernière. En ce sens, il s’agit pratiquement de rendre effective l’équation

du « minimum d’être dans le maximum d’amour ». En réinscrivant l’agent dans le registre

de l’innocence, chaque bonne intention marque une victoire sur la tendance gravitationnelle

au profit de l’amour. Dans ce progrès, le sujet tend vers le minimum d’être, comme vers

une limite. Il se défait de ses épaisseurs et de leur emprise pour se régénérer dans la ligne

de l’altruisme. Se faisant, la conscience s’effile, devient moins dense et plus fine et

Jankélévitch dans le sillage de François de Sales parle de la « cime effilée de l’âme » :

Une charité moyenne n’est pas une charité du tout. Le « désintéressement » de

Fénelon, la « bonne volonté » de Kant, la « pureté du cœur » de Kierkegaard

sont trois formes d’un même maximalisme, trois façons d’exprimer cette

impérativité catégorique et intransigeante d’un amour qui aime sans réserve ni

partage; cet amour-là a pour seule mesure la démesure; cet amour-là ne connaît

qu’une place, la première; ne veut jamais qu’un degré – le maximum; et il

concerne non pas une portion de l’âme, mais l’âme toute entière. Et c’est encore

cet amour au sommet (αχρον) que vise saint François de Sales quand il parle de

sa « fine pointe »; la fine extrême pointe désigne la cime de l’âme, « acumen

mentis », ou, si l’on préfère une image en profondeur, le « fond intime » de

l’esprit; cette suprême délicate pointe, Fénelon la compare au donjon de la

316 S, p. 30-31. 317 Voir la p. 74.

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forteresse, parce qu’elle est le fin bout de l’âme et parce qu’elle représente le

comble de la pureté318.

C’est donc vers cette cime que tend l’ascension morale. On l’aura compris, le

rapprochement avec la mort renvoie au fait que dans les deux cas, le spectre matériel ou

corporel est éliminé. Ainsi, Golovine sur son lit de mort regarde avec dédain l’ensemble de

sa vie matérielle et tourne son attention davantage vers ce qui ressortit à l’esprit, au

pneuma. Par ailleurs, en passant sur la cime de l’âme dans cette citation, Jankélévitch rend

compte synthétiquement de plusieurs éléments essentiels, dont le plus important pour nous

à ce point-ci est de constater que la vertu, à l’opposé de l’égoïsme, tend vers la simplicité,

l’unité et la transparence. L’être déchiré par la méchanceté cède le pas au saint qui veut

avec l’âme entière et qui contracte son être en une suprême pointe et tout cela

subséquemment à l’amorce de la volonté319. Incidemment, il n’en tient qu’à nous, à notre

liberté, de nous faire tendre vers le terme de l’odyssée morale :

Nous disions, parlant des organismes : il n’y a que des totalités; tout ce qui est,

est complet, parfaitement viable et global, et se suffit à soi. Il s’en faut pourtant

que la plénitude soit toujours également dense, que l’homme frivole et méchant,

mesquin et superficiel, se totalise constamment : c’est dans l’acte libre, et

quand l’âme entière se ramasse en chaque motif, que nous redevenons

translucides : c’est donc la liberté, et non l’acte régional qui répond à la

vocation de la vie; c’est la liberté qui permet la regénération320.

Bref, la morale n’est pas seulement une intention fugitive, elle tend vers un mode de

vie qui lui-même érode à rebours la densification opérée par la chute. En posant tout cela

nous avons touché ce qui nous intéresse au plus haut point, c’est-à-dire, non pas les

conditions de possibilités de la vie morale, mais la positivité propre de celle-ci, son régime

alors que l’entrave est dépassée. Ajoutons pourtant encore quelques mots avant d’y venir. Il

importe d’insister sur cette idée d’un régime affectant le sujet dans sa totalité. En ceci, la

vertu se distingue de toutes les autres formes d’activités, elle ne fait pas que remplir une

partie d’un emploi du temps, elle prétend à beaucoup plus :

318 TV2.2, p. 232-233. 319 Voir à ce sujet le chapitre « Avec l’âme tout entière », dans HB, p. 286-296. Ainsi que les références

originales Platon, La République, Trad. fr. Georges Leroux, Paris, GF-Flammarion, 2004, p. 364 [518c],

Bergson, op. cit., p. 112, 1458. 320 HB, p. 286.

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Que dirait-on du moraliste, s’il était moral le dimanche seulement? On dirait

que ce n’est pas un moraliste : on dirait que c’est un « dilettante », le

dilettantisme étant non pas la fidèle et sérieuse occupation de tous les jours,

mais le jeu des dimanches, des jours fériés et des loisirs souriants ,[sic] Les

saints ne prennent jamais de vacances, et de même l’homme éthique ne connaît

pas de « jours sans morale »; il est moral non pas de temps en temps, mais tout

le temps. À la différence de la gymnastique, de la promenade et du réveil

musculaire, la morale n’est pas, dans la journée, un moment de « l’emploi du

temps ». Un peu comme cette obsédante « prière du cœur » que les Hésychastes

de la Philocalie voulaient ininterrompue la continuité morale est la limite,

l’inattingible, l’insoutenable limite à l’intérieur de laquelle s’inscrit la ferveur

discontinue des faibles321.

Ici, un nouveau glissement s’opère. La vie éthique n’est plus considérée comme un

mélange d’instants et d’intervalles, elle prétend à une effectivité chronique. Comment est-

ce possible? Pour y voir plus clair, étudions la dernière phrase de la citation. Il y est

question de la Philocalie. Pour rendre compte de celle-ci, une voie intéressante est sans

doute l’exemple des Récits d’un pèlerin russe322, un petit livre que le philosophe français

affectionnait beaucoup323. D’un auteur inconnu, l’histoire raconte les aventures d’un

humble et pauvre pèlerin russe qui s’attache au projet de « prier sans cesse » conformément

à la recommandation de l’Épître de Paul aux Thessaloniciens324. Avec l’aide d’un recueil de

textes patristique, la Philocalie, le voyageur intériorise progressivement la prière de Jésus :

« Seigneur Jésus-Christ ayez pitié de moi325». Il la débite le plus souvent possible et chaque

jour davantage jusqu’au moment où il parvient à la réciter sans interruption, au rythme

même de ses inspirations et expirations. À la lettre, il parvient véritablement à « prier sans

cesse ». Mais à quoi renvoie cette image? De quoi est-il question ici? Le pèlerin russe

incarne l’exemple dernier, le maximum de la vie morale, son achèvement effectif

indépassable. La « limite » que représente la prière du cœur, n’est pas une asymptote, mais

bien une cible, un objectif qui peut être atteint et qui n’est autre chose que l’innocence et la

cime de l’âme. Innocence donc qui accomplit l’impensable en maintenant une ferveur

continue : « Mais l’innocence est commencement éternel […] l’innocence surmonte la

321 TV1, p. 238-239. 322 Jean Laloy, Récits d’un pèlerin russe, Trad. fr. Jean Laloy, Boudry, Baconnière/Seuil, 1966. 323 De Montmollin, p. 82-83. 324 Thessaloniciens 5 : 17. 325 Laloy, op. cit.,p. 12-13.

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disjonction de l’instant et de l’intervalle, valable seulement pour une demi-conscience qui

ne peut culminer à la pointe d’elle-même, sinon par intermittence, et fulguration

discontinue : cette fois l’intervalle est dans l’instant lui-même, ou bien vice versa l’instant

est dans l’intervalle, comme sa vie, son âme et son intensité soutenue326». Nous nous

questionnions à savoir comment l’innocence peut être le terme du mouvement moral?

Comment la station peut être le point culminant de la motion? Le paradoxe évoqué par la

question se dissipe dès lors que l’on comprend la véritable teneur de l’innocence. Celle-ci

n’est pas stationnaire, seulement, sa dynamique transcende celle de l’instant et de

l’intervalle. C’est qu’en touchant la cime de l’âme, l’agent n’est plus sujet à retomber dans

les tropismes de son instinct327. La lutte entre les deux pôles de l’égoïsme et de l’altruisme

s’efface pour faire place à la simplicité parfaite du sujet et donc à une certaine forme de

continuité dans l’intentionnalité du vouloir. C’est là la clef de voûte du mystère de

l’innocence, qui n’est en dernière instance que le mystère d’amour puisqu’en effet, c’est

seulement l’amour qui peut se maintenir jeune à tout jamais à l’image d’Éros, toujours

enfant328. Seule l’intention amoureuse accomplit l’incompréhensible en recommençant

éternellement sans tourner en répétition, en gardant toute la ferveur de son avènement, mais

de manière chronique. Ainsi, dépassant le rabâchage désâmé, Jankélévitch réfère au

retentissement, à la jeunesse toujours jeune de l’amour329. L’auteur du Traité des vertus

convient que sa démonstration est difficile à faire comprendre au moyen de concepts

rationnels330, mais, en prenant exemple sur Diogène s’opposant à Zénon d’Elée,

Jankélévitch appelle à un dépassement de l’argumentaire rationnel. Si celui-ci s’embourbe

et ne parvient pas à rendre parfaitement compte de l’innocence, il faut se permettre de

passer outre en considérant le fait miraculeux de l’effectivité de l’innocence. L’exemple ici

fait office de démonstration331.

Ainsi, l’innocence est bien le terme de l’odyssée de la conscience. Elle incarnerait la

modulation de conscience dernière. Celle de celui qui aurait traversé l’épreuve de la chute

326 TV3, p. 437. Aussi : « L’innocence, quoiqu’elle ne soit pas elle-même une vertu spéciale, est donc bien

coextensive à l’habitus d’une manière d’être quotidienne ». Ibid., p. 438. 327 Jankélévitch parle même de l’innocence comme d’un « devoir transcendé ». Ibid., p. 187. 328 M, p. 8-9. 329 TV3, p. 336-437. 330 Ibid., p. 437. 331 Ibid., p. 438.

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et l’aurait dépassée pour se convertir à l’ordre de l’amour et qui, partant se trouverait libéré

de l’influence du diable332. À l’évidence, ce n’est pas là la description normale de la

destinée de tout un chacun, mais plutôt l’exemple ultime des destinées extraordinaires,

comme celles des héros chez Bergson :

L’innocence deuxième, en tant qu’elle est innocence dans la vigilance, serait

inébranlable : et non seulement toute tentation la laisse intacte et immaculée

(l’effectivité héroïque et vertigineuse du sacrifice étant elle-même une

innocence), mais sur cet innocent les entreprises même du diable, s’il y avait un

diable, ne pourraient plus rien; ainsi, dans la troisième partie de la Faust-

Symphonie de Franz Liszt, la frêle chanson de Marguerite sort indemne des

terribles orages que Méphistophélès a déchaînés sur elle; elle n’apporte que sa

douceur et sa divine simplicité; c’est sa présence qui est son message; mais

alors (et alors seulement), la volonté de Faust lui communique son

enthousiasme, son élan généreux, et elle devient terrible à son tour; terrible et

douce; irrésistible et invincible comme seule une volonté peut l’être; plus forte

que le mal et plus forte que la mort. […] Il est certes plus facile de tuer un mort

que d’exterminer un innocent, car l’innocence est à la lettre inexterminable.

Heureux ceux qui ont gardé un cœur innocent parmi les sarcasmes333 !

2.3.3 L’innocence ultérieure

Jusqu’ici, notre propos s’est principalement attaché à la question de la force

entendue dans le registre de la volonté. C’est ce que nous notions en parlant de la

méchanceté à savoir que le choix entre l’amour et l’égoïsme ne procède que d’un capital de

force suffisant pour se braquer à rebours de ses tropismes. À tout prendre, notre dernière

332 Ajoutons une remarque importante. Comment doit-on comprendre le rapport de l’innocence à la

conscience? Puisque l’innocence est libérée de l’influence du mauvais vouloir, doit-on en comprendre qu’elle

est inconsciente? C’est pourtant l’odyssée de la conscience qui rend possible l’innocence. Comment

l’innocence peut-elle exclure ce qui la fonde? En fait, il faut comprendre que l’innocence n’est pas la plus

haute expression de la conscience. Plutôt, l’odyssée de la conscience réduit la conscience à un minimum

absolu qui lui libère l’esprit. L’innocence en ceci n’est pas tellement une forme de la conscience, mais plutôt

un régime de cohabitation entre l’esprit, le pneuma, et la conscience qui lui fait écran. Nous travaillerons ce

régime dans le dernier chapitre, mais il importe de remarquer que l’innocent est un « être spirituel ». Il ne

caractérise pas une inconscience morale ou intellectuelle, mais plus profondément une inconscience de

l’esprit qui laisse justement ce dernier s’épanouir, s’investir dans l’efférence, dans le déplacement d’optique

qui fait de l’autre le point focal de l’action. L’innocence en ceci est plutôt une « préconscience » qu’une

inconscience, elle est le minimum de conscience qui libère l’esprit. Cette « préconscience », cette conscience

amenuisée est, elle, le sommet de l’odyssée de la conscience. Voir le développement de Jankélévitch sur cette

question complexe dans TV3, p. 185-190. 333 Ibid., p. 458.

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section nous fait passer dans un tout autre domaine334. Plutôt que d’étudier les tribulations

et la lutte, nous traitons plus spécialement de la cime de l’âme. En d’autres mots, nous

laissons ici ce qui a trait à l’entrave, l’embûche et la contrariété pour ouvrir à la positivité

du mouvement moral, ce en quoi il réside au moment de sa plus haute expression. Ce sera

d’ailleurs l’objet spécifique de notre dernier chapitre. Cela dit, avant d’y venir directement,

nous terminerons par quelques remarques synthétiques à propos de l’innocence, la liberté et

le devenir.

Nous insistions précédemment sur l’idée selon laquelle l’odyssée de la conscience

est une quête d’authenticité, une manière de ressaisie de l’agent de sa propre ipséité.

Comprenons qu’avec la chute, le mal et la méchanceté, la dissipation et l’épaisseur qui

touchent la vie de la conscience, celle-ci s’abandonne notamment en abdiquant sa liberté

pour se laisser agir par ses tropismes. En ce sens, les vertus, en remobilisant la volonté et en

ramenant la conscience à une expression plus simple, permettent à cette dernière de se

ressaisir de ses ressources et de son dynamisme : « Or les vertus n’ont d’autre “but” que de

désopacifier le regard intérieur, en rendant l’ipséité à son dynamisme essentiel, soit à sa

souplesse, à sa perméabilité, à son innocence et à sa joie, grâce à une ressaisie et à une

refonte de toutes les tendances anarchiques de la nature dans l’élan incandescent de

l’amour335». Cette ouverture de soi-même se couple à un autre phénomène corrélatif

puisqu’en abandonnant le géotropisme, l’agent peut se réinsérer dans le monde, s’ouvrir à

celui-ci. La méchanceté étant ce mouvement de sédition, il est normal qu’à l’inverse,

l’innocence procède d’une réintégration :

Elle possède la clairvoyance véritable, l'objective, l'extatique, la bienheureuse,

et lit à livre ouvert dans l'extériorité. Et non seulement elle voit le vrai, mais elle

en est le porte-parole; et non seulement elle est la porte-parole de la vérité,

mais elle est la vérité elle-même: car au travers de l'innocent la nature entière

transparaît en filigrane; oui, dans ce regard absent c'est la totale présence du

monde qui nous regarde de ses yeux sérieux et limpides; au-delà des prunelles

candides de Mélisande, on entrevoit les mers lointaines, les archipels, les

minéraux et les constellations; ce n'est pas le paysage qui s'y reflète par devant,

comme dans un viseur, mais l'univers qui est visible par-derrière. Car, au lieu

334 JIII, p. 76-77. 335 De Montmollin, op. cit., p. 360.

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que l'égoïste est une existence trop existante, une massivité compacte et une

grossière concrétion, l'innocent est une existence quasi inexistante et une

présence absente; présente, mais, comme le cristal invisible; invisible, mais, au

contraire du cristal, intangible; insensible en général, et pourtant existante et

résistante: telle est la nue ipséité en son inviolable sanctuaire, telle la personne

en son irréductible mystère336.

Comprenons nous bien, les deux mouvements sont interdépendants l’un de l’autre. Le

retour à l’innocence rend possible l’amour qui est caractérisé justement par un mouvement

altérocentrique. L’amour de soi existe par manière de dire selon Jankélévitch, le véritable

amour à l’inverse indique un rapport au monde où le soi se dégonfle de sa prétention

géocentrique pour plutôt se lier à l’alter. Devenir soi-même est donc gage de communion

avec le monde, d’une relation droite337 de la conscience avec l’altérité :

Le moi-rentier, le moi-grenouille, gonflé d’égoïsme, se désiste de ses

prétentions et renonce à digérer l’univers; la joie de la perdition remplace

décidément les ruminations solitaires. L’égocentrisme, comme l’araignée au

milieu de sa toile, organisait l’univers entier autour de soi, assimilant toute

proie et toute altérité; la ravissante dilection (l’amour), elle, a son centre de

gravité et son accent tonique hors d’elle-même, et précisément dans le Tu : car

la deuxième personne est l’autre-que-moi par excellence, le plus

immédiatement proche de moi, et en même temps plus autre ! […] Mais au lieu

que l’eudémoniste, trop occupé à augmenter la densité de son être et la masse

de son avoir […] le moi d’amour se veut raréfié, absent et quasi inexistant; cet

être sans poids, aimanté par la deuxième personne, cède à l’attraction de

l’univers338.

Ajoutons que c’est précisément parce que l’accent tonique n’est pas placé sur le sujet

lui-même, que celui-ci évite le piège de l’itération et participe au contraire d’un mouvement

de création. L’instinct et les tropismes comme nous les avons définis n’ont pas besoin du

concours de la volonté pour exister. À l’inverse, la surnature morale n’est pas donnée et

doit être créée à chaque occurrence. Le bien dépend à tout instant des volontés humaines

prêtes à en prendre la charge339. Dès lors, il faudra voir l’agent moral comme un créateur de

valeur : « La valeur se crée au fur et à mesure de l’action, dans les démarches effectives

336 TV3, p. 193-194. 337 Voir la section « l’innocence et la voie droite » dans PI, p. 305-314. 338 TV2.2, p. 200-201. 339 TV1, p. 223.

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d’une volonté qui renonce à soi-même, souffre, aime, espère. […] L’inspiration

bienveillante n’a donc pas de valeur, mais elle est la valeur même, ou mieux la source des

valeurs, ce qui pose toute valeur; ce qui confère une valeur aux choses sans valeur; ce qui

fait que les valeurs ont une valeur340».

La question de la création ressortit directement à la grâce et c’est au détail de cette

dernière que nous nous attacherons pour notre troisième et dernier chapitre. Pour l’heure, ce

que nous tenions à expliquer ici tient davantage à l’aventure que représente l’odyssée

morale de tout un chacun. Si l’innocence en est le point de départ, il est inévitable qu’une

chute survienne qui empâte la conscience, la divise et « l’épaissit ». Mais, ce n’est pas un

destin. Au contraire tout un chacun, au moyen de sa liberté et de l’exercice des vertus a les

moyens de sa libération. Libération qui s’opère ponctuellement à travers chaque intention,

mais qui s’inscrit aussi dans un travail et un labeur quotidien. Progressivement, la

conscience s’achemine vers son point de départ, l’innocence, à la différence que l’on

parlera dès lors d’une innocence ultérieure, enrichie, Erinnerung. Cette innocence

caractérise un rapport au monde fait d’amour et d’extériorité et partant de création continue

de valeur. L’ordre de l’être fait place à celui du faire341. Pour autant ce n’est pas une cure

miracle, l’agent doit toujours négocier avec l’alternative et partant, avec l’impératif de

maintenir un minimum d’être tout en revoulant à tout instant. La rechute est donc toujours

« possible ».

Par ailleurs, plaçons une dernière remarque à propos de la non-résistance au mal

évoquée à la fin de la première partie. Nous expliquions que si la méchanceté est dans la

mauvaise volonté, alors il n’en tient qu’à nous de faire la sourde oreille à ses tentations

pour que la faute disparaisse. Par la suite nous avons dû relativiser l’idée. En effet, puisque

l’innocence citérieure ne peut être maintenue, que la chute doit advenir, alors l’agent

engagé dans la tendance intentionnelle de l’égoïsme ne peut pas se réinventer passivement

en niant les mauvaises tentations. L’agent doit plutôt activement travailler à une forme de

réforme intérieure s’opérant au sein de sa conscience pour parvenir à une disposition

d’esprit morale, précisément celle du « maximum d’amour dans le minimum d’être ». C’est

340 Ibid. 341 PP. p. 245.

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à ce stade du devenir de la conscience que la thèse de la non-résistance au mal découvre

son véritable relief puisqu’alors le diable doit tenter une conscience trempée par son voyage

odysséen. En d’autres mots, l’odyssée de la conscience accomplit une forme de

transformation de l’être à titre de quoi un renversement fait passer l’égoïsme à la

secondarité qui grevait initialement la morale. Mais c’est une secondarité sans mordant si

l’on peut dire, puisque la vertu avait l’avantage du devenir, alors que la rechute souffrirait

un retour en arrière. C’est dans ce dépassement et ce revirement, dans cet avènement d’un

être nouveau, que doit se lire l’idée la plus importante de ce chapitre :

Car celui qui est prêt à tout risquer et même la vie, à tout braver jusqu'à la mort,

celui-là cesse de se débattre dans les transes de l'inquiétude; il ressemble à Ivan

Ilitch qui trouve subitement la paix de la vérité et de la simplicité le jour où il

cesse de se cramponner fiévreusement à la vie, où il dit enfin oui à sa grande

douleur mortelle. La tranquillité d'âme en première ligne; aux hommes de

l'arrière l'insécurité, l'insomnie et le tremblement. Ceci est juste. Puisque les

coquins ont voulu signer trop vite leur paix honteuse, il est juste qu'au moindre

bruit le nez leur saigne de terreur. Être brave, au contraire, c'est avoir le dessus,

même s'il faut finalement succomber. La menace terrifiante est ici prise à la

gorge, sommée de se découvrir et de dire son vrai nom. Le diable ne peut pas

nous faire mal, mais il peut nous faire peur. Le brave conjure par sa bravoure

cet envoûtement de la frayeur; comme lui gardons-nous simple, pauvre, nu et

sans arrière-pensées, indifférent aux détails mesquins, pour que le diable crève

de notre innocence et de notre courage342.

342 TV2, p. 137-138.

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III La réalité, Dieu, la grâce

À la toute fin du premier chapitre, nous concluions avec une citation : « il est contre

nature de vouloir sa propre douleur et surnaturel de vouloir le plaisir de l’Autre : à la

Super-nature on accède par la Contre-nature, notre douleur étant le moyen de votre joie343».

On constate aisément qu’il y a trois pôles ici : le naturel, le contre naturel et le surnaturel.

Revenons brièvement sur ces trois catégories. Comme nous l’avons vu, le naturel renvoie à

la prime intentionnalité, vitale entre toutes, qui cherche à satisfaire l’instinct, c’est-à-dire

les nécessités de la survie biologique. Tout un chacun cherche à manger et dormir, à se

pourvoir d’un toit et à se reproduire. Dans cette dynamique, c’est l’agent lui-même et sa

satisfaction personnelle qui orientent l’agir. Mais est-ce là véritablement le fons et origo de

la condition humaine? Si à certains endroits l’instinct apparaît comme la tendance

intentionnelle la plus originaire, la plus innée, à d’autres moments on lit complètement

autre chose. À la lumière de l’odyssée de la conscience, ne pouvons-nous pas identifier

l’innocence citérieure comme la forme d’intentionnalité primordiale à laquelle succède une

« chute » et une vie mue par l’égoïsme? Comment comprendre cette double primauté

contradictoire de l’instinct et de l’innocence? Nous nous arrêterons sur la question en cours

de route. Remarquons pourtant que c’est justement dans l’idée de ramener la conscience à

sa disposition première – l’innocence ici — que Jankélévitch justifie le devoir moral. Ce

dernier signe en effet ce que l’on entend par le contre naturel. En ce sens, le devoir cherche

à contrer l’instinct, à désenfler la gloutonnerie de l’ego et à replacer l’agent dans une

relation balancée avec le monde. En d’autres mots, il s’agira chez le sujet de prendre acte

de son statut partiel et mineur dans l’économie de l’univers. Un recadrage, on le notera, qui

ne se fait pourtant pas sans heurt puisqu’il se pratique aux dépens de l’individu lui-même et

de ses plaisirs. Grossièrement, c’est en ceci que l’on peut dire que le devoir moral implique

de la douleur. Il faut pourtant voir que c’est justement en sacrifiant en manière d’holocauste

ses prétentions égoïstes que l’agent libère sa conscience, la rend disponible. Mais

disponible à quoi? À l’amour. L’amour définit le mouvement altérocentrique par

excellence. L’agent n’est plus l’origine et la fin de l’intentionnalité, mais sa source toute

tournée vers l’autre. Ainsi, plutôt que de chercher l’assouvissement effréné de ses désirs au

343 TV1, p. 141.

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détriment de tous les autres, l’amour entend s’abandonner à l’autre, chercher son plaisir et

son bonheur à lui344. L’amour met donc en place un renversement total des structures

initiales.

Comme Bergson avant lui, Jankélévitch pense un univers moral divisé entre deux

grandes tendances345: le naturel et le surnaturel. On sait en effet que pour l’auteur de

l’Évolution créatrice, la morale s’exerce selon deux modalités ontologiques distinctes; le

clos et l’ouvert. C’est justement le propre des héros et des saints de pouvoir prétendre au

deuxième mode qui est, à la lettre, une manière de faire divine qui échappe à l’instinct clos

et inné. De la même manière, chez Jankélévitch, l’amour surnaturel permet à l’agent moral

de transcender la nature pour s’inscrire dans un mouvement intentionnel métaphysique et

divin. Cette possibilité, c’est l’opération de la grâce et c’est à l’exposition de celle-ci que

nous passerons maintenant. Qu’est-ce qui la fonde? Quelle est sa valeur? Comment

s’exécute-t-elle? Pour bien répondre à toutes ces questions, c’est l’ensemble de notre travail

qui est mobilisé : l’instinct, la liberté, la conscience, le devenir, etc. Notre étude opérera en

deux temps. D’abord, nous nous arrêterons sur ce mouvement divin. Nous chercherons à

voir comment Jankélévitch l’interprète, quelle est son importance ontologique et

métaphysique. Fort de ce développement nous chercherons à voir dans quelle mesure

l’homme peut y participer et quelles nouvelles possibilités cela découvre.

3.1 Dieu, la réalité et la quoddité

Au début du deuxième chapitre, nous nous sommes intéressés au Diable. Nous

avons vu qu’il incarne une mauvaise tendance du vouloir, une erreur de la conscience, une

chute, etc. Dans le Traité des vertus, Jankélévitch traite aussi de Dieu. On peut ainsi

légitimement se demander s’il est possible de le comprendre à l’envers du Diable? Comme

une bonne tendance du vouloir, une conscience droite et un devenir sain? On réduirait dès

lors la question de Dieu à une réalité purement humaine. En fait, chez Jankélévitch, Dieu

est incomparablement plus important. Si le Diable exerce son influence au sein de la

conscience, Dieu lui dynamise et fonde la réalité. Il est la figure ontologique et

344 Nous référons ici au plaisir égoïste, l’amour quant à lui s’accompagne souvent de joie. Voir aussi G. W.

Leibniz, Confessio philosophi, la profession de foi du philosophe, Trad. fr. Yvon Belaval, Paris, Vrin, 1961,

p. 24. 345 On notera que la contre nature est une tendance intentionnelle à mi-chemin entre la nature et la surnature.

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métaphysique cardinale de l’œuvre jankélévitchienne. C’est d’ailleurs à travers une étude

de la réalité que nous le découvrirons. À ce chapitre, le propos de Jankélévitch est

particulièrement dense et métissé de l’héritage de Bergson, de Schelling, de plusieurs

mystiques et d’autres encore. Ainsi, pour nous guider, nous utiliserons principalement

l’ouvrage Philosophie première. Dans celui-ci, notre philosophe cherche à fonder une

véritable métaphysique. À travers cette recherche, il dépeint la structure de la réalité en plus

de rendre compte de ses influences principales.

3.1.1 Les trois types de connaissance

En 1954, l’auteur du Traité des vertus publie Philosophie première. C’est un livre

complexe où la prose du philosophe français se révèle beaucoup plus aride que dans ses

autres volumes. Il y annonce plusieurs des grands thèmes qui l’occuperont par la suite :

l’amour, le mystère, l’ipséité, la création, etc. Tous orbitent autour de l’objectif annoncé de

l’ouvrage : constituer une philosophie première. Qu’est-ce à dire? Philosophie première

cherche à rendre compte d’une « dimension » première de la réalité, la quoddité qui, elle,

devrait être l’objet par excellence de la philosophie. C’est ce que Jankélévitch explique

d’entrée de jeu en commentant la métaphysique d’Aristote. Il remarque que celle-ci relève

davantage d’un traité de définitions. Le Stagirite décrit en effet ce que sont les substances,

la quiddité, l’être, etc. Il dédie sa métaphysique à décrire le déjà là, le déjà posé, le figé. Or,

comme nous l’avons vu, Jankélévitch cherche constamment à penser à rebours du statique,

à interpréter la conscience, la liberté, les instincts dans des dynamiques, des mouvements.

Le figé, comme chez Bergson, relève plutôt d’une opération de l’intelligence, c’est-à-dire

d’une vue secondaire sur l’objet346. À cette enseigne, la métaphysique d’Aristote n’est pas

une philosophie première :

Le fait que la métaphysique d’Aristote se présente à certains égards comme un

traité de la définition témoigne par ailleurs de la secondarité réelle de cette

philosophie « première » : car définir n’est pas poser, mais c’est simplement

énoncer l’ousia d’un être déjà-étant. Une métaphysique qui traite non pas du

fait d’Être, mais de l’être en tant que tel, non pas de l’ειυαι mais de l’oν, c’est-

346 PP, p. 236.

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à-dire du plus essentiellement « étant » (ens) de cet être, une telle métaphysique

ne peut être qu’hypothétique347.

Ainsi, le Stagirite fait fausse route dans son rapport à la réalité, ou plus exactement, il

vise trop avant. Philosophie première se veut une tentative de réinterprétation radicale de

cette métaphysique et de la conception de la réalité qui lui est afférente. En effet, il faudra

penser la primauté, ce qui précède l’être fait, c’est-à-dire ce qui le pose. Pour distinguer ce

que serait une philosophie première, l’auteur du Traité des vertus identifie trois types de

connaissance348.

Tout d’abord, il y a le savoir le plus évident, celui qui est le plus répandu entre tous,

c’est-à-dire la connaissance empirique (la connaissance troisième). Empirique est ici

entendu dans son sens le plus trivial, comme expériences et observations partielles et

individuelles d’un agent349. En d’autres mots, il s’agit des opinions inconsistantes de tout

un chacun. Anthropologiquement et dans le sillage de Platon, nous pourrions associer ce

type de connaissance à celui entretenu par les prisonniers de la caverne350. Dans un

deuxième temps vient la connaissance hypothétique (la connaissance deuxième). Plutôt que

de s’en tenir strictement aux opinions, elle fait usage de la raison et de la pensée. Cette

dernière est définie par Jankélévitch comme la capacité de mettre en relation351. Confrontée

à l’éparpillement des opinions, la connaissance hypothétique lie les phénomènes entre eux,

elle cherche à en comprendre les lois, les rouages, l’organisation générale. Son objet est

347 Ibid., p. 1. Comme le note fort à propos Daniel Moreau, la lecture jankélévitchienne d’Aristote est parfois

critiquable. Bien souvent, le philosophe français lit et critique Aristote à l’aune de ses propres critères. Or, le

Stagirite ne vise pas la même réalité que l’auteur du Traité des vertus. Réinterprété, Aristote est disqualifié

par un argumentaire étranger à sa pensée. Plus encore, Moreau montre bien que Jankélévitch et Aristote sont

bien plus proches qu’on ne pourrait le penser. En définitive, dans la perspective de ce mémoire, c’est la

pensée de Jankélévitch qui est étudiée. À cette enseigne, les exemples aristotéliciens de Jankélévitch, pour

inexacts qu’ils soient, restent pertinents puisqu’ils ont pour objet d’expliquer la philosophie jankélévitchienne.

Pour une correction en bonne et due forme, on se référera au chapitre « Les tensions entre le rapport à soi et le

rapport à autrui : débat sur la question de l’“amour de soi” entre Jankélévitch et Aristote » dans Moreau, op.

cit., p. 357-396. 348 Jankélévitch ne dédie aucune section de son ouvrage précisément à la délimitation de ces trois types de

connaissances, mais il en traite tout au long du volume. Voir par exemple Ibid., p. 46, 87, 101-103, 236. Voir

aussi sur la même question De Montmollin, op. cit., p. 121-123 et l’article de Jean Wahl qui s’y intéresse

longuement : Jean Wahl, « La philosophie première de V. Jankélévich », Revue de métaphysique et de

morale, 60e Année, No. 1/2 (Janvier-Juin 1955), p. 161-217. 349 PP, p. 5-6. 350 Ibid., p. 154-155. Platon, La République, op. cit., p. 359 [515]. 351 PP, p. 101-102. C’est aussi parce que cette connaissance procède par mises en relation qu’elle est dite

« hypothétique ». Voir aussi Wahl, loc. cit., p. 168.

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potentiellement infini entendu qu’ : « il y a à l’infini de quoi penser et relationner352». Elle

touche ainsi un éventail extrêmement large de domaines : les mathématiques, la physique,

la sociologie, l’histoire, la biologie, bref toutes ces disciplines qui s’échinent à gloser sur

l’empirie et qui s’efforcent de créer un ordre intelligible dans la multiplicité du réel. À

l’évidence, la philosophie est profondément ancrée elle aussi dans cette tradition. Chez

cette dernière, le travail de mise en relation cherche souvent à découvrir des essences :

essence de la justice, de la beauté, de la vérité353, etc. Dans cette perspective, on peut voir

dans la connaissance seconde une forme d’introduction à la métempirie354. Pour autant,

Jankélévitch a des mots très durs à l’encontre de la philosophie hypothétique. En effet, en

ne s’attachant qu’à la pensée, elle se ferme la possibilité de traiter de ce qui passe la

relation : « ce qui passe la relation nous surpasse355». Dès lors, il lui est impossible de

véritablement penser l’en soi isolément, elle réfère nécessairement à d’autres concepts pour

en rendre compte. C’est donc une contradiction dans les termes de chercher à penser l’en

soi en soi356. Incidemment, puisque les hommes qui font usage de leur rationalité ne

réalisent pas eux-mêmes les limites drastiques qui touchent leur forme de connaissance,

puisqu’ils ne voient pas que leur savoir laisse filer le plus important, ce qui est

véritablement premier, alors ils ne sont guère plus avancés que les prisonniers de la

caverne, ce sont des « rêveurs » : « Car qui dort, s’il vous plaît, le plus profondément : les

rêveurs de l’empirie fantasmatique, ou les rêveurs du monde intelligible qui prétendent

réveiller les premiers? et comment un aveugle dessillerait-il les yeux à d’autres

aveugles357 ?».

Au fond, bien que les connaissances deuxième et troisième soient distinctes l’une de

l’autre, ontologiquement, le problème demeure le même, ce sont des formes de

connaissances quidditatives. Celles-ci sont grevées par deux défauts majeurs. D’abord, elles

s’intéressent à ce qui est, au sens fixe du terme. Incidemment, toute la question du devenir

352 PP, p. 101. 353 Wahl, loc. cit., p. 161. 354 Isabelle de Montmollin réfère à la connaissance hypothétique comme à la connaissance métempirique (De

Montmollin, op cit. p. 121). C’est une interprétation que nous entendons corriger. Ce qui est hypothétique

peut passer l’empirie, mais pas nécessairement. La philosophie des essences est métempirique, mais peut-on

en dire autant des sciences sociales? 355 PP, p. 102. 356 Ibid., p. 101-102. 357 Ibid., p. 253.

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est éludée. Dans ce registre, la métaphysique d’Aristote est l’exemple archétypal. Ce qui est

considéré doit être réduit à une chose inanimée, stable et fixe. C’est une première violence

importante faite à la réalité358 et qui conduit la quiddité à isoler ses objets, réduisant du

même souffle drastiquement leur être. Jankélévitch écrit : « Quand on considère, après

l’être total et indéterminé, l’être déversé dans les entia, le je-ne-sais-quoi cède la place au

je-sais-quoi : on demande en effet ce que sont les choses qui sont, une fois qu’elles sont

déjà, au lieu de constater le fait qu’elles sont359». La quiddité ne limite toutefois pas ses

artifices à cette isolation puisqu’en réduisant son objet à une chose, elle a beau jeu de la

déconstruire, d’en décortiquer les sous-phénomènes liés les uns aux autres, d’en identifier

les rouages et les pièces. Bien vite, ce n’est plus un homme auquel on a affaire, notre

meilleur ami par exemple, mais plutôt l’organisation complexe de tels et tels organes

associés à cette qualité-ci et ces maux-là360. Comme l’écrit Goethe dans son Faust : « Qui

veut connaître et décrire un être vivant commence par en chasser l’âme : alors il en a entre

les mains toutes les parties; mais hélas! Que manque-t-il361 ?». Ajoutons dans cette foulée

que la quiddité travaille le « je-sais-quoi », c’est-à-dire qu’avec la pensée, elle peut

relationner les phénomènes entre eux pour les expliquer. Ainsi, l’inconnu est

méthodiquement ramené au connu, au même. C’est ce dont témoigne le langage par

exemple. Le langage lorsqu’il désigne une « maison » ne définit pas plus ma maison que

celle du voisin. Le charme particulier – le « je-ne-sais-quoi » — est étranger à l’universalité

du langage qui fait de « maison » une catégorie extrêmement souple dans laquelle toutes

s’équivalent. Prenons pourtant bien la mesure de ce que Jankélévitch avance ici. Il ne

cherche certainement pas à saper la légitimité des connaissances deuxième et troisième. Il

en reconnaît l’utilité. Cela dit, il constate de manière critique que toutes deux laissent

échapper ce qui, à ses yeux, est l’essentiel : la quoddité.

La connaissance souffre donc un double problème. D’abord, il y a un mur. La

rationalité ne peut pas dépasser le savoir hypothétique. Celui-ci épuise ses possibilités. La

pensée ne peut s’exercer que sur ce qui peut être mis en relation. Or, il s’avère que la

358 Nous développerons ce point sous peu. 359 JI, p. 26-27. 360 Ibid., p. 27. 361 J.W. Goethe, «Faust», Trad. fr. Gérard de Nerval et Suzanne Paquelin dans Théâtre complet. Paris,

Gallimard, 1988, p. 1170.

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quiddité n’est qu’une facette de la réalité, ce qui est posé. Dès lors, il existe un mouvement

qui la met en place : la quoddité. Ainsi, il s’agit de découvrir non seulement un pan de la

réalité, mais aussi un moyen de l’atteindre qui n’est pas rationnel. Ce sera le projet de la

métalogique et de Philosophie première. Cela dit, pour éviter toute confusion, nous ne

saurions traiter nos deux problèmes en même temps. Pour cette raison, nous nous

intéresserons d’abord à l’intuition, le mode de connaissance de la métalogique362. Celle-ci

introduira le propos sur la quoddité en tant que telle.

On le comprend d’entrée de jeu, l’intuition mobilise une autre manière de connaître.

Celle-ci peut s’interpréter schématiquement comme l’articulation de trois simplicités, celles

du sujet, de l’objet et de l’instant. D’abord, chez l’agent, c’est uniquement à un sujet bien

disposé, c’est-à-dire innocent, que peut se révéler l’intuition. Nous avons déjà insisté sur

l’idée selon laquelle l’innocence est une forme de simplicité. À celle-ci se conjugue la

simplicité de ce qui est intuitionné, son objet si l’on veut, mais compris dans sa quoddité363.

Finalement, l’intuition opère dans une durée temporelle extrêmement brève, l’instant. À

l’opposé, dans la connaissance hypothétique par exemple, le sujet peut étudier son objet, le

calculer, le mesurer, le comparer. L’ayant sous les yeux, il peut tenter toute sa vie d’en

approfondir la connaissance. L’intuition quant à elle ne jouit pas du même luxe. Son affaire

ne dépasse pas l’instant : « l’au-delà est ce qu’à la rigueur on peut atteindre, dans les

pointes intermittentes, exceptionnelles et rarissimes de l’extase intuitive, mais il est ce où,

par définition même, nulle créature finie ne peut prétendre séjourner sans contradiction364».

C’est dans cette perspective que Jankélévitch qualifie le rapport entre l’agent et son objet de

« tangence » : « La tangence, c’est-à-dire le contact instantané et quasi impondérable par

lequel l’intuition effleure le tout-autre365». Bref, agent, objet et instant forment une triade de

simplicités caractéristique de l’intuition : « La simplicité de l’objet et la simplicité du sujet,

362 En raison des limites imparties par notre travail, nous ne saurions prêter une étude trop fouillée de la

question de l’intuition, nous nous limiterons donc aux éléments les plus importants en regard de notre

développement. Par ailleurs, Isabelle de Montmollin y consacre une section de son ouvrage : « intuition et

ipséité », De Montmollin, op. cit. p. 108-116. 363On peut comprendre la quoddité, dans cette occurrence, comme le caractère irréductiblement unique de

quelque chose. Nous y reviendrons dès la prochaine section. 364 PP, p. 84. 365 Ibid.

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coïncidant dans la simplicité de l’instant sans intervalle, font une triple et unique

simplicité : cette simplicité est l’identité évanouissante de trois presque-rien366».

Or, comme la citation le mentionne, ces trois simplicités n’en forment en fait qu’une

seule. En effet, il ne faudrait pas réduire l’intuition à une composition, à un alliage, comme

le vert que l’on produit en mélangeant ensemble du jaune et du bleu. La pensée nous

autorise jusqu’à un certain point à dénaturer notre objet et à en isoler les composantes, mais

ultimement il faudra s’efforcer de comprendre l’intuition comme une seule chose, comme

le point tangence où trois presque-rien coïncident : « En réalité, l’intuition de l’instant n’a

pas lieu “dans” l’instant, mais elle “est” elle-même un instant, un événement mental induit

en nous par l’événement quodditatif et qui à son tour capte ce dernier comme presque-

rien367». Après s’en être pris à la philosophie substantialiste classique, c’est maintenant au

corrélationnisme moderne que s’attaque Jankélévitch. En effet, selon le penseur français,

une connaissance du réel en soi est possible. Il place la possibilité de celle-ci au sein de

l’expérience interne de l’agent, comme un vécu mental, comme s’il était possible, pour un

instant, de vivre l’objet de la connaissance intuitive. L’amour, qui est une forme

d’intuition368, témoigne de ceci dans le Traité des vertus : « aimer c’est donc à la fois être et

n’être pas soi-même; l’amour accomplit ce miracle d’être avec un autre, coesse, d’être à la

place de l’autre, d’être cet autre369». L’agent peut être l’autre. C’est ce qui explique

également ce passage à propos de la connaissance résultante de la tangence : « l’homme

d’après la tangence n’est pas détenteur d’un message secret, mais il est lui-même et

personnellement ce message370». Cette position ne lui est pas originale à proprement parler.

Bergson considère aussi qu’il est possible intuitivement de connaître le réel en-soi au sein

même de la conscience371. Cela dit, pour ce dernier, cette possibilité n’existe que parce que

le monde et la conscience procèdent tous deux de la durée, ils partagent la même structure

ontologique. Jankélévitch nous conduit à une interrogation similaire. En effet, si l’agent,

366 Ibid., p. 119. 367 Ibid., p. 168. 368 Ibid., p. 249. 369 TV2.2, p. 208 ainsi que : « Les fins-en-soi, les absolus au pluriel que nous appelons ipséités

communiquent incompréhensiblement à travers le vide d'un royaume déchiré : cette perdition du moi dans

une ipséité étrangère et si voisine, si lointaine et si fraternelle est un fait qui ne s'explique pas, mais

s'accomplit ». Ibid., p. 133. 370 PP, p. 87. 371 Bergson, op. cit., p. 644-650.

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l’instant et l’objet peuvent converger et former une seule unité, alors sans doute y a-t-il un

lien ontologique qui les unit.

3.1.2 Ontologie et quoddité

On le devine aisément, ce lien ontologique c’est la quoddité. Nous y avons déjà fait

référence au premier chapitre, mais il importe maintenant d’y accorder davantage

d’attention afin d’en apprécier la portée réelle. Pour Isabelle de Montmollin, la « structure »

la plus fondamentale de l’œuvre jankélévitchienne tient justement à cet antagonisme du

quid et du quod372. Cela dit, même si la question de la quoddité traverse de part en part

l’œuvre de notre philosophe, il faut admettre qu’il est malaisé de découvrir une exposition

complète de la question. D’ailleurs dans le tome un du Traité des vertus Jankélévitch

explique : « le seul discours qui ait prise sur le Quod serait peut-être une sorte de discours

apophatique assez semblable à la théologie négative de l’Aréopagite373». Ainsi, le quod

semble plutôt se deviner, se délimiter implicitement par ce qu’il n’est pas. Heureusement,

l’opposition de la quoddité et de la quiddité n’est pas particulière à Jankélévitch. C’est chez

Schelling que notre auteur semble s’être inspiré. Ainsi, afin de bien asseoir notre exposé

nous commencerons par étudier ce qu’en dit ce dernier. Nous y découvrirons le fondement

de l’opposition de la quiddité et de la quoddité. Pour rendre celle-ci plus parlante, nous

chercherons à voir comment quid et quod peuvent se comprendre lorsqu’ils sont appliqués

à l’être humain. Ce faisant, nous dégagerons clairement cet autre versant de la réalité que

nous introduisons depuis le début de ce chapitre.

Chez Schelling, comme chez Jankélévitch, la quoddité est mobilisée afin de

critiquer une tendance de la pensée trop centrée sur la rationalité aux dépens de l’existence

concrète. Ainsi, plutôt que d’interroger la plénitude des « mystères » de la vie, de

l’existence et de la liberté, les philosophes idéalistes abandonnent la réalité pour se

questionner sur ses conditions de possibilité. Comme notre philosophe l’explique : « La

nature est là, inépuisable, riche, pleine d’énigmes passionnantes – et l’idéalisme en est

encore à se demander comment la nature est possible374 ! » Incidemment, Schelling

372 De Montmollin, op. cit., p. 116. 373 TV1, p. 268. 374 OC, p. 329.

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cherchera à ramener la philosophie vers des considérations plus effectives, plus ancrées

dans la réalité. C’est dans cette perspective qu’il développe la distinction entre quoddité et

quiddité :

C’est ici qu’il faut remarquer qu’en tout étant réel il y a deux choses à

connaître, totalement différentes, à savoir ce qu’est un étant, quid sit, et qu’il

est, quod sit. La réponse à la première question : qu’est-il? – me donne une vue

de l’essence de la chose, ou elle me fait comprendre la chose, elle fait que j’ai

une compréhension ou un concept d’elle […]. Quant à l’autre (réponse), la vue

portant sur le fait qu’elle est, elle ne me confère pas un simple concept, mais

quelque chose qui excède le simple concept et qui est l’existence375».

Ici Schelling explique plusieurs choses absolument centrales. D’abord, le réel tel que

nous le considérons doit être interprété selon deux modalités ontologiques, l’essence et

l’existence. Ainsi, sous un certain regard, la quoddité traverse la totalité de la réalité.

Deuxièmement, cette effectivité est étrangère aux concepts et ne peut en aucun cas s’y

mouler.

Là pourtant où la question se montre particulièrement intéressante, c’est lorsque

l’on considère la quoddité et la quiddité hors des schèmes de l’épistémologie, au sein même

de la vie. Si vraiment ces deux pôles articulent l’ensemble du réel, alors il y a là matière à

réflexion. À quoi peut-on assimiler essence et existence dans la vie humaine par exemple?

C’est déjà ce que nous étudiions dans notre premier chapitre, lorsque nous traitions de la

quoddité. Nous l’avions alors définie comme caractérisant tout ce qui tient au seuil, au

commencement et à l’avènement à l’opposé de ce qui continue, se prolonge et demeure.

Bien, mais qu’est-ce qui valide une telle interprétation? En fait, la citation de Schelling

livre toutes les clefs. Si l’on demande qu’est-ce qu’un homme en attendant une réponse

quidditative, alors il faudra expliquer l’homme selon ce qu’il est de manière permanente et

intransitive, ce qui tient de son essence. On pourra alors essayer d’expliquer ce qui lui est

absolument propre; organisation biologique, comportements uniques (religion, culture),

rationalité, etc. L’histoire propose un luxe d’interprétations variées.

375 Schelling, op. cit., p. 77-78.

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Or, limiter l’être humain à ces définitions a quelque chose de révoltant. Dans

l’immense spectre des destinées, les vies humaines ne suivent pas toutes le même cours.

Tous ne vivent pas de la même façon. Il y a Nelson Mandela et Klaus Barbie, Martin

Luther King et Pol Pot. Comment rendre compte de la différence? À la question quid sit

Nelson Mandela on peut dire bien des choses, mais si l’on se demande ensuite quod sit

Nelson Mandela, alors il faut admettre qu’on est à la recherche de quelque chose de plus

impalpable, un je-ne-sais-quoi, une manière d’être, une qualité. Certes, après coup, une

biographie peut établir les faits et gestes, les influences qui contribuèrent à former

l’individu, mais reste toujours un impondérable qui échappe à toutes les catégories.

L’« être » d’un homme se révèle ainsi beaucoup plus ambigu que ce que nous présentions

d’abord. L’être quodditatif, par définition, échappe à la pensée et aux concepts. Il tient

davantage à un mouvement, à une dynamique particulière. N’y a-t-il pas là une filiation

évidente avec le devenir? Le devenir compose justement une certaine manière de faire et de

vouloir au fil des choix particuliers à chacun : « La façon des façons-de-faire de l’Acte

s’appelle Intention, mais la Manière de l’être, la manière qu’a l’être d’être en n’étant pas,

cette manière s’appelle “Devenir”. Après les manières du maniérisme voici donc la

Manière intentionnelle du devenir. Le Devenir est l’insaisissable manière d’être de l’être, et

l’on peut donc dire au sens propre : le temps est l’intention de l’être376». En d’autres mots,

ce qui qualifie l’être, entendu comme l’être quodditatif de l’homme, c’est sa manière d’être,

manifestée dans le temps par le devenir : « L’être, considéré concrètement, et par exemple

dans la personne, se ramène donc à ce je-ne-sais-quoi de douteux et d’équivoque, à cet

hybride d’être et de non-être, à ce presque-rien en un mot qu’est le fuyant devenir […]. Et

de même encore que le bien ne reçoit un contenu que de la bonne volonté, laquelle est une

intention, de même l’Être, acte général et presque vide qui tend vers le rien comme vers sa

limite, ne reçoit son contenu qualitatif que du devenir377». Le « contenu qualitatif » est donc

le fruit du travail de sculpte du devenir. L’être doit être pensé dans le temps,

dynamiquement. Au moyen de la quoddité, Jankélévitch s’inscrit dans un mouvement de

réinterprétation radical de la question ontologique. Mouvement du reste auquel n’était pas

étranger Bergson : « Bergson avait déjà dégagé ces deux vérités : l’être est tout devenant, et

temporel de fond en comble; le devenir est intimement ontologique. […] Ainsi l’épiphanie 376 JI, p. 30. 377 Ibid., p. 30-31.

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de l’être est l’être lui-même et l’être tout entier; l’être sans doute s’oppose au paraître, mais

il n’y a pas d’être hors de l’apparaître, pas d’être en dehors de cette émergence continuée de

quelque chose où s’explicite un infini pouvoir de réalisation qu’il faut bien appeler le

Temps378».

Devons-nous en conclure que la quoddité de l’homme c’est le devenir? Oui et non.

Il y a que le devenir n’est pas une chose à proprement parler, c’est plutôt une dynamique,

mais cette dynamique elle-même s’érige sur une multiplicité d’intentions et d’actions. C’est

là qu’il faut chercher la quoddité. Chaque mouvement intentionnel qui arrache l’homme à

l’indétermination de l’instinct, qui mobilise donc sa volonté et sa liberté, est un acte

quodditatif puisqu’il l’engage dans le devenir379. Dès lors, le devenir n’est pas la quoddité,

mais bien la conséquence des actes quodditatifs. Ce sont eux qui posent le devenir. De ce

point de vue, ne pourrions-nous pas revenir plus en amont, voir dans cette pluralité de

quoddités, les manifestations d’une quoddité plus élémentaire? En effet, la naissance d’un

individu n’est-elle pas une suprême et radicale quoddité? Une matrice à quoddités qui seule

rend possible toutes les autres que nous venons de nommer? En ce sens, la vie elle-même,

en apparaissant quodditativement sur fond de non-être, peut être comprise comme une

grande quoddité dont la teneur est déterminée par le devenir380.

Bref, en raison du caractère mouvant de la quoddité, on comprendra pourquoi

Jankélévitch y réfère souvent comme à un « je-ne-sais-quoi ». Nous citions précédemment

un passage sur lequel nous voudrions revenir : « Quand on considère, après l’être total et

indéterminé, l’être déversé dans les entia, le je-ne-sais-quoi cède la place au je-sais-quoi :

on demande en effet ce que sont les choses qui sont, une fois qu’elles sont déjà, au lieu de

constater le fait qu’elles sont381». Il existe donc une franche opposition entre le je-ne-sais-

quoi et le je-sais-quoi. Nous montrions plus tôt comment la quiddité cherche constamment

à ramener ses objets au « même ». C’est l’exemple de la maison. Chaque maison est liée à

d’autres maisons et subsumée sous le pronominal « maison ». Le langage par définition

travaille à ramener les phénomènes dans des catégories générales qui, puisque justement

378 Ibid., p. 34-35. 379 On rejoint ici l’interprétation initiale de la quoddité comme événement. 380 PP, p. 245-246. 381 JI, p. 26-27.

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elles sont générales, peuvent être comprises par tous. Bref, la quiddité, par le biais de la

pensée, crée de la connaissance rationnelle, du « je-sais-quoi ». Mais comment la quoddité

pourrait-elle s’inscrire dans un je-sais-quoi? En effet, il importe de comprendre que la

quoddité est l’affaire précisément de l’unicité, de l’autre. Chaque événement n’est-il pas,

sous un certain regard, absolument unique? Il survient à un moment précis dans ma vie, à

un lieu donné, à une heure précise, dans une année particulière, etc. Plus particulièrement

encore, ne disions-nous pas que le devenir, qui est intimement lié à la quoddité, est aussi la

manière d’être de l’être? Or, chaque devenir est unique à chacun, tous ont leur manière

d’être propre et particulière. Au fond n’est-il pas question ici de l’ipséité? Et puisque

l’ipséité tient à ce qui est absolument original, la conscience ne peut l’associer au même, au

je-sais-quoi, et ainsi se découvre à elle un je-ne-sais-quoi : « C’est donc à ce savoir inspiré

et allusif que renvoie le mot “je-ne-sais-quoi”, signifiant ainsi que les totalités spirituelles,

de nature infinie en tant que qualitatives, débordent toujours nos réductions conceptuelles

et, de la sorte, appellent de notre part l’“acte” cognitif qui consiste à les aborder en leur

irréductible spécificité, autrement dit en leur “ipséité”382». C’est précisément à ce type de

« savoir » que renvoie l’intuition383. Un savoir qui est plus proche peut-être de l’ignorance

que de la véritable connaissance et que Jankélévitch nomme la « docte ignorance » :

« Jankélévitch assimile l’intuition à une “docte ignorance”, c’est-à-dire à une connaissance

qui, ayant su renoncer à la “fausse profondeur” intellectualiste (“ignorance”), se verrait

directement connectée au mystère de l’existence (“docte” ignorance)384». Ainsi, dans

l’ordre de la connaissance première, l’agent est incapable de rationaliser ce qu’il

intuitionne. Non seulement les mots lui manquent, mais aussi les liens possibles, les cas

d’espèce similaires. Il est confronté à l’Autre. Incidemment, le savoir de l’intuition en est

un plus allusif, métalogique, quelque chose d’impalpable, d’indéfinissable, plutôt comme

une présence, un « il y a ». N’est-ce pas précisément ce que semble exprimer la fameuse

phrase de saint Augustin : « Qu’est-ce donc que le temps? Si personne ne me le demande,

je le sais; si je cherche à l’expliquer à celui qui m’interroge, je ne le sais plus385»?

382 De Montmollin, op. cit., p. 117. 383 On comprend maintenant mieux ce dont il était question lorsque nous parlions de la quoddité d’un objet

d’intuition. 384 Ibid., p. 111. 385 Saint Augustin, Confessions, Trad. fr. Arnauld d’Andilly, Paris, Gallimard, 1993, p. 422 [XI : XIV].

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Bref, la question de la quoddité dans la réalité est incontournable. Bien plus qu’une

simple donnée ontologique, celle-ci conditionne pour une large part le propos de notre

philosophe qui, comme on le sait, s’est toujours particulièrement intéressé au je-ne-sais-

quoi. Au surplus, nous avons pu voir implicitement comment l’intuition est possible. En

fait, c’est parce que l’agent réduit à sa quoddité même, dans l’innocence, touche l’autre

dans sa quoddité à lui, son ipséité, l’espace d’un instant386. Ces trois quoddités peuvent

ainsi, en convergeant, créer une seule quoddité dans une extrême ponctualité. En d’autres

mots, cet événement, nous pouvons le comprendre comme « une intuition ». C’est donc à

partir de celle-ci que devrait être pensée une philosophie première. Cela dit, si nous nous

sommes intéressés à l’intuition, c’était avant toute chose afin d’explorer la question de la

quoddité. Or, pour véritablement compléter la réflexion, il importe de voir au-delà de

l’ontologie l’importance métaphysique de la quoddité.

3.1.3 Métaphysique et quoddité

Nous avons progressé de manière importante dans notre compréhension de la

question de la quoddité. Cela dit, nous avions introduit notre recherche au moyen de la

critique jankélévitchienne de la métaphysique d’Aristote. En effet, nous insistions sur l’idée

que le Stagirite est demeuré limité à une philosophie deuxième, c’est-à-dire quidditative.

Nous avons ensuite montré les problèmes inhérents à celle-ci pour mieux faire l’apologie

de l’intuition qui donne accès à la quoddité. Ce faisant, nous n’avons pourtant pas expliqué

en quoi la quoddité se révèle plus essentielle que la quiddité. Or, suivant le propos de

Jankélévitch, il faudra montrer que la quoddité est le fondement premier et indépassable de

la réalité, le premier mouvement sur fond de néant qui pose l’être. En un mot, nous

entendons poser la question dernière de l’organisation de la réalité, celle de son origine

radicale. Pour y parvenir, nous ancrerons notre propos dans une critique d’Aristote. Chez le

philosophe grec, tel qu’il l’explique dans la Physique, le monde s’organise selon un

principe de reconduction du même, le semblable génère le semblable. C’est là une aporie en

regard du projet Jankélévitchien qui cherche, lui, à rendre compte de la nouveauté dans

l’ontologie. Nouveauté que l’on pourrait comprendre comme l’équation renversée

386 L’instant aussi est une quoddité puisqu’il se détache de l’intervalle comme un moment aigu du devenir et

de l’intention.

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d’Aristote où le dissemblable engendre le dissemblable. C’est seulement au prix de cette

nouveauté qu’il sera possible de penser une origine, une source capable de générer la

réalité, de la créer quodditativement. À travers cette démonstration c’est donc de Dieu qu’il

est question en dernière instance et, de manière plus microscopique, du fin mot de

l’organisation de la réalité.

Dans la Physique, Aristote écrit : « La nature entendue comme génération est un

chemin vers une nature387». L’homme engendre l’homme, l’arbre l’arbre et ainsi de suite.

La nature s’organise moyennant la reconduction des formes. La physique aristotélicienne

rend compte de la continuité du même, le semblable génère le semblable. Dans ce schème,

la possibilité de la nouveauté est évincée de facto388. Or, Jankélévitch entend prendre le

contre-pied complet de cette thèse, mais pour y parvenir, il devra réinterpréter

l’organisation de la réalité suivant une nouvelle loi, celle de la nouveauté où c’est « le

dissemblable qui génère le dissemblable389». C’est précisément ce que rend possible

l’identification de la quoddité et de la quiddité. En effet, en disloquant la réalité selon une

double modalité ontologique, Jankélévitch bouscule les fondements de la Physique. Tous

les étants ne peuvent plus être subsumés à un seul registre ontologique et la thèse de la

reconduction de la forme apparait pour le moins hasardeuse. Mais il y a bien plus. C’est un

truisme que d’avancer que Jankélévitch n’embrasse pas la même temporalité qu’Aristote.

Ce dernier, tributaire de la pensée grecque, endossait une interprétation du temps cyclique,

alors que l’auteur du Traité des vertus aborde la temporalité de manière linéaire, scindée

entre passé, présent et futur. Dans cette perspective se découvre la possibilité de placer une

primauté et une secondarité ontologique, un dissemblable qui engendre un dissemblable, la

quoddité et la quiddité.

En effet, pour notre penseur, quid et quod n’ont pas la même importance, ce ne sont

pas deux valeurs commensurables de l’être comme le seraient l’abscisse et l’ordonnée par

exemple. À l’inverse, tout comme la morale et l’instinct engagent des tendances opposées,

la quiddité et la quoddité définissent deux mouvements ontologiques antagonistes, mais

soudés l’un à l’autre. Comme Bergson avant lui, Jankélévitch pense un univers où le

387 Aristote, Physique, Trad. fr. Pierre Pellegrin, Paris, GF-Flammarion, 2002, p. 121 [193b]. 388 Ou bien elle est présente, mais comme erreur ou monstruosité. 389 Wahl, loc. cit., p. 204-205.

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mouvement créateur, en s’exerçant, se fixe et se lénifie390. La quoddité, dans l’éclair de

l’instant, crée l’être, fait advenir une situation nouvelle. Or, celle-ci, bien qu’elle soit

apparue brusquement, devient par la suite la trame, l’horizon normal et continu de

l’existence. Ainsi, dans la célèbre pièce Roméo et Juliette, l’amour tragique des

protagonistes est rendu impossible par la haine entre Capulet et Montaigu. Haine qui mène

Roméo et Juliette à la mort. Or, paradoxalement, c’est dans la létalité de leurs enfants que

les familles découvrent l’irrationalité de leur aversion. Au-delà de leur immémoriale

discorde, la peine les rapproche et c’est sur des paroles de paix que se conclut l’œuvre.

Capulet dit : « O brother Montague, give me thy hand. This is my daughter’s jointure, for

no more can I demand391». Ainsi, l’essentiel de la pièce joue sur une situation qui est par la

suite brusquement renversée, abandonnée et remplacée. La ligne continue est soudainement

rompue et un nouvel horizon s’érige. La mort tragique, comme une écluse, fait transiter les

personnages d’une trame à une autre. Bref, en un instant, Capulet change complètement son

regard sur Montaigu. La guerre qui déchirait les deux familles se résorbe en amitié. Cet

instant où tout bascule s’opère l’espace d’un éclair, pourtant il fonde la suite des choses

pour de bon. Ainsi, on pourra avancer que la paix s’érige certes sur les cendres de la

rivalité, mais plus encore sur l’instant de la conversion. C’est là précisément ce que nous

cherchons à illustrer; un instant créatif quodditatif qui pose une continuité quidditative.

Comprenons-nous bien, dans cette dernière, l’instant n’est plus, il est épuisé puisque par

définition il ne dure pas. Capulet, dans ses nouvelles relations dix ans plus tard, ne passe

pas de la haine à l’amitié à chaque fois qu’il croise Montaigu. La quoddité révolutionnaire

se lénifie en continuité quidditative. Il y a là le passage d’une forme d’être (quod) à une

autre (quid) et on saisira sans doute mieux ce qu’exprime Jankélévitch lorsqu’il écrit :

« l’érection d’une existence se fait toujours au prix de quelque liquidation; toute présence

s’édifie sur une absence forcée392», « ce qui pose tout le reste n’est pas posé en retour, mais

bien plutôt nié et supprimé par ce qu’il pose393». Dans cette perspective, on peut

comprendre la quoddité comme ce qui fonde et pose la quiddité. Les conséquences en sont

radicales puisque la quoddité se révèle être le principe de la réalité, elle même comprise

390 Bergson, op. cit., p. 705. 391 William Shakespeare, «Roméo et Juliette», Trad. fr. V. Bourgy dans Œuvres complètes, Tragédies I. Paris,

Robert, Laffont, 1995, p. 678. 392 OC, p. 20. 393 PP, p. 107.

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comme un devenir : « l’effectivité (le quod) n’est pas une propriété comme les autres, elle

fait la réalité de toutes les propriétés394».

Mais alors, nous sommes renvoyés à une question autrement plus complexe. En

effet, en plaçant la quoddité à l’origine de la quiddité, on explique certainement la

génération de celle-ci, mais alors, ne pouvons-nous pas nous poser la question de la

fondation de la quoddité? Si le quod génère le quid, alors qu’est-ce qui génère le quod? La

quoddité mineure est-elle rendue possible par une quoddité plus essentielle et ainsi de suite

ad infinitum? Jankélévitch tombe-t-il dans une aporie du troisième homme bis? On pourrait

le croire, mais ce serait oublier une distinction fondamentale entre le quod et le quid, à

savoir qu’ils ne sont pas commensurables. La quoddité est d’une tout autre nature

ontologique que la quiddité, ainsi malgré que celle-ci soit fondée, la quoddité quant à elle

peut être pensée autrement. Cela dit, puisque son être est tout entier impliqué dans la

fondation, dans le fait de poser, il est beaucoup plus difficile de la comprendre. En effet,

l’être quidditatif est disponible, assignable, sous-la-main comme dirait Heidegger, alors que

l’être quodditatif est beaucoup plus obscur. Jankélévitch utilise une panoplie d’expressions

pour en rendre compte : il n’existe pas, c’est une nuit, un absolument autre : « ce qui fait

exister n’existe pas395», « l’acte inqualifiable et inquantifiable donne la qualité et la

quantité, et encore : l’instant qui est zéro de tout pose le temps, l’informe pose les formes.

Par une conséquence du même principe, l’absolument autre est la source du simple ou

relativement autre396». C’est ce que Jankélévitch nomme « le dernier métalogisme de la

philosophie première » : « ce qui fait n’a pas d’être, comme ce qui éclaire est ténébreux; —

et même, à proprement parler, ce qui fait n’est pas; le faire n’a pas d’être, et la source du

bonheur n’est pas heureuse397».

Ici encore, notre philosophe apparaît redevable à Schelling. Pour bien comprendre

l’origine de la quoddité, il faut l’interpréter comme Ungrund. L’Ungrund est ce non-

fondement, indifférencié et indifférent qui précède tous les étants398. Schelling écrit que

394 Ibid., p. 148. 395 Ibid., p. 188. 396 Ibid., p. 89. 397 Ibid., p. 258. 398 Nous ne nous étendrons pas sur la définition de l’Ungrund en raison de la complexité de la question. Pour

un détail synthétique, voir la section « Du non-Fond (Ungrund) au secret de l’Amour » dans Laurence

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l’Ungrund : « n’est pas un produit des opposés, qui ne sont pas non plus contenus en elle

implicite, mais elle est un être propre, à part de toute opposition, et sur lequel se brisent

tous les opposés, un être (Wesen) qui n’est précisément rien d’autre que le non-être (Nicht-

seyn) des oppositions, et qui pour cette raison ne saurait recevoir aucun prédicat, si ce n’est

précisément celui de l’absence de prédicats, sans être pour autant un rien ou un monstre

(Unding)399». Rapprochons ce passage d’un autre, dans Philosophie première, où

Jankélévitch traite du « premier étage » de la connaissance :

Avouons-le enfin : il n’y a pas d’« ordre » premier, parce que le tout-autre n’est

rien d’étant : ni « ens » ni essence de cet ens… L’ordre est le privilège de la

secondarité métempirique, métaphysiquement intermédiaire entre le désordre de

l’empirie et un je-ne-sais-quoi d’autre, qui n’est ni ordre ni désordre et où il faut

bien se décider à reconnaître la source de l’ordre, « fons ordinis ». De nos trois

étages, il y en a donc un qui n’est pas comme les autres, qui n’est comme rien

d’autre, puisqu’il est autre que tout existant et toute essence, c’est-à-dire le tout-

autrement de l’absolument-autre […]. Cet innommé qui est à la fois inexistant

et inessentiel, invisible et impalpable, et qui est pourtant le contraire du néant,

laisse pratiquement la suprématie à l’ordre métempirique; l’acumen est toujours

évasif et se perd dans les nuages […] Si donc l’ordre « intelligible » est ce qui

fait comprendre et rend significatif le désordre sensible, le surordre

inintelligible ne vise pas à faire comprendre l’intelligibilité toute transparente et

vraiment maximale des axiomes et principes éternels, mais il fonde cette

intelligibilité et, la fondant, il révèle le non-sens de son sens, la contingence et

la relativité de sa nécessité, la nuit enfin d’où sa lumière est issue400.

Comme le note la citation, le surordre inintelligible n’est rien d’étant, mais il n’est

pas rien. Malgré la fracture ontologique qui le sépare des deux autres ordres, il entretient

tout de même un rapport déterminant avec ceux-ci puisque c’est lui qui les fonde. Comme

le Grund et l’Existenz jaillissent de l’Ungrund401, l’acte quodditatif, l’acte fondateur sourd

du surordre :

Gagnon-Montreuil, Le système de la liberté et la métaphysique du mal dans les recherches de 1809 comme

aboutissement de la réflexion sur le problème de la différence chez F.W.J. Schelling, Québec, Université

Laval, 2015, p. 87-93. 399 F.W.J. Schelling, Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine et les sujets qui s’y

rattachent, dans Œuvres métaphysiques (1805-1821), Trad. fr. J.-F. Courtine et E. Martineau, Paris,

Gallimard, 2010, p.188 [407]. 400 PP, p. 88-89. 401 Gagnon-Montreuil, op. cit., p. 90.

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C’est sans doute dans l’instantanéité fondatrice qu’il faudrait rechercher la

positivité suprême, celle qui n’est même plus « fondement », mais pure

« fondation » au [sic] acte de fonder, qui n’est ni infondée [sic] ni

fondamentale, qui est en quelque sorte, comme le moteur purement mouvant

d’Aristote, sans participe-passé-passif. Or, si le fondement est sans fondement,

et par suite insuffisant et déficient, comme un principe dont la légitimité et la

valeur ne seraient pas justifiées en droit, la fondation, elle, est plutôt sans fond;

l’acte de fonder est littéralement insondable, et le terme boehmiste

d’« Ungrund », qui signifie non-fondement, est sans doute sa seule

définition402.

En d’autres mots, Jankélévitch montre que la quoddité est l’acte qui fonde la réalité et

qu’elle est elle-même non-fondée. Sa seule «substantialité» est dans le faire. Dans

Philosophie première, notre philosophe explique d’ailleurs que cette impalpabilité du quod

le rend inaccessible pour la plupart des hommes avant d’ajouter que c’est « le pointillé

pudique de la religion403». Il apparaît donc que ce dont il est véritablement question, c’est

de Dieu : « Dieu n’est-il pas la quoddité radicale en tout quod 404? » et ailleurs, « L’amour

de Dieu serait peut-être ce pur amour si Dieu était toujours conçu comme insondable

quoddité et commencement métempirique de toute effectivité au lieu d’être décrit en ses

adjectifs et attributs405». Ici, nous sommes de plain-pied dans le sillage de l’apophatisme de

la théologie négative. Dieu ne peut en aucun cas être décrit au moyen des étants, il se

définit bien davantage dans la négation de ceux-ci. En effet, en assimilant Dieu à

l’Ungrund, Jankélévitch coupe court à toute prétention de définir le divin comme quelque

chose qui est, entendu en son sens substantif et quidditatif. Pour autant, Dieu n’est pas un

néant non plus. Comme quoddité, il s’inscrit entre l’existence et le néant, dans le faire, dans

l’acte de créer et de poser : « Dieu n'est ni celui qui est, ni même celui qui fait, ni celui qui

est ce qui fait être; non, Dieu fait, purement et simplement406».

402 PP, p. 102. Voir aussi sur la même question Élisabeth Grimmer, « De l'effectivité ou la présence absente de

Schelling chez Jankélévitch », Archives de Philosophie, Tome 73 (2010/2), p. 270-271. Voir aussi M.

Gueroult, « L’odyssée de la conscience dans la dernière philosophie de Schelling d’après M. Jankélévitch »,

PUF, Revue de Métaphysique et de Morale, T. 42, No. 1 (Janvier 1935), p. 79-80 (p. 77-105), Wahl, loc. cit.,

p. 204. 403 PP, p. 103. 404 J1, p. 103. 405 TV2.2, p. 202. 406 PP, p. 183.

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115

On aurait raison de voir dans ce faire divin un héritage bergsonien encore que

l’empreinte de Schelling y soit bien présente. En effet, ce faire n’est pas continu comme la

durée, mais plutôt convulsif, métissé d’intervalles et d’instants, de négations et de

continuités407. Plus encore, en s’appropriant l’Ungrund, Jankélévitch place du non-être au

cœur de la création. On sait comment Bergson avait traqué l’illusion du néant comme une

projection malvenue de l’intelligence. À ses yeux rien de tel n’existe dans la durée408.

Jankélévitch entérine complètement la démonstration bergsonienne. Il reconnaît l’illusion

intellectuelle du néant409. Pour autant, au chapitre de la création, l’auteur du Traité des

vertus remarque que pour que celle-ci soit véritablement, il faut bien qu’elle advienne,

qu’elle apparaisse là où elle n’était pas auparavant. En un mot, si la création est, alors le

néant lui est nécessaire : « la position n’a-t-elle pas besoin d’un vide à meubler, ou mieux

encore, du néant pour poser410 ». Le néant ne se limite donc pas simplement à une

projection intellectuelle, auquel cas il est incorrectement compris et découvert, mais il se

révèle aussi comme condition sine qua non de la création. C’est en commentant cette

révision de Bergson que Jean Wahl écrit : « La philosophie première de Jankélévitch, c’est

Bergson plus zéro411». Mais justement, aux yeux de notre philosophe, ce zéro est capital

puisqu’il force une plénitude beaucoup plus importante de la création. Celle-ci devra être

ousique et ontique, création d’existence et d’essence412. Dieu n’est pas un menuisier qui

construit une table avec des matériaux et des outils, il n’assemble rien. Tout au contraire,

Dieu n’a pas de fondement préalable, pas de limite contraignante, son activité s’exerce

génialement dans une création pure et totale :

Dieu n’est pas un vice-créateur chargé d’exécuter les plans du Créateur, chargé

en l’espèce de confectionner le type d’univers possible qui comporte le principe

d’identité et le théorème de Pythagore; […] Dieu enfin n’est pas le secrétaire

407 « Cette durée dramatique où fusent à tout instant les négations énergiques et les contradictions aiguës offre

assurément un visage assez différent de ce devenir bergsonien où nulle crise ne réussit à installer violemment

une discontinuité ». OC, p. 29. Voir aussi Wahl, loc. cit., p. 167, Grimmer, loc. cit., p. 270-272. Ajoutons que

selon nous, interpréter la temporalité jankélévitchienne seulement à l’aune de la durée bergsonienne est une

erreur importante. Le devenir schellingien est lui aussi absolument central bien qu’il soit moins souvent

mentionné. Cette moindre occurrence doit être interprétée justement, c’est-à-dire en prenant en compte les

facteurs historiques et biographiques. À ce sujet, l’article d’Élisabeth Grimmer est particulièrement pertinent. 408 Bergson, op. cit., p. 727-734. 409 PP, p. 28. 410 Ibid., p. 218. 411 Wahl, loc. cit., p. 167. 412 PP, p. 218, 222. Voir aussi la section « La divine improvisation », Ibid., p. 226-229.

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d’un démiurge qui s’occupe d’accommoder les concepts du patron, de dégrossir

les idées toutes conçues et de remâcher une besogne déjà mâchée […] Rien de

tout cela! Dieu est l’inventeur lui-même. D’ipséité plus géniale, de cause plus

directe, plus radicale, plus efficiente, il n’y en a pas413.

Mais, puisque Dieu est faire alors, le fait en tant que tel, constitué et fini, se vide de

son impulsion divine. Dans la quiddité, le Dieu jankélévitchien n’existe pas. La relation de

la quoddité à la quiddité n’en est pas une de cause à effet. Le quod pose le quid et le posant

s’élimine414. C’est en ce sens que notre philosophe réfère au faire comme à une verticalité

plutôt qu’à une horizontalité. Qu’est-ce à dire? La relation verticale est caractérisée par la

symétrie et l’équilibre (le même). Elle se manifeste de toutes sortes de manières, en chimie

par exemple avec la célèbre formule selon laquelle « rien ne se perd, rien ne se crée », dans

la justice où chaque faute est compensée par une peine proportionnelle ou encore dans

l’alternative où tout geste est frappé par son choc en retour. La quoddité quant à elle répond

à une autre logique, verticale, où la différence et le déséquilibre sont à l’honneur. Son

organisation lie deux modes d’êtres opposés. En amont, la quoddité, Dieu, l’absolument

autre par définition, celui qui est impossible à réduire à n’importe quel être, dont toute

l’essence est d’échapper à l’essentialisation et à la chosification :

Celui dont toute l’essence est d’être autre, qui est, si l’on peut dire, tout autre en

soi et par vocation, et toujours autre, et absolument autre, éternellement autre,

puisqu’il est, à l’infini, autre que n’importe quel autre, celui-là n’est pas

seulement autre part ni seulement plus tard, celui-là ne déjoue pas seulement les

catégories de la naturalité contingente. Ce toujours-tout-autre que l’autre, étant

autre chose que n’importe quelle chose, ne peut être qu’anti-res ou non-

chose415.

Cet absolument autre divin, au moyen de son activité créatrice, fait advenir en aval

une création quidditative – donc autre que l’absolument autre — : « Dieu pose l'être de

l'autre (ce qui s'appelle créer) et nie son être propre; cette dissymétrie entre l'être qu'il pose

et celui qu'il refuse pour lui-même en tant que constitutionnel et préexistant, c'est tout le

déséquilibre paradoxal et toute la disparité de la grâce créative416». La verticalité accomplit

413 Ibid., p. 222-223. 414 Ibid., p. 103, Wahl, loc. cit., p. 204. 415 PP. p. 123-124. 416 Ibid., p. 183.

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donc la réflexion ontologique et métaphysique de Jankélévitch quant à l’organisation de la

réalité. En effet, la quoddité qui est le faire, l’activité divine, absolument autre et infondée,

pose l’être continu et quidditatif. Le dissemblable génère le dissemblable et le monde se

révèle dépendant d’une activité créatrice qui peut opérer en dehors de toute légalité puisque

c’est elle qui fonde la légalité et l’ensemble de la réalité417. La philosophie première, si elle

existe, doit donc se détourner d’une métaphysique deuxième, de la quiddité, et forcer son

regard à faire violence à l’intellect pour embrasser l’intuition métalogique, seul pont

possible avec la quoddité. Dieu quant à lui, doit être bien compris. On se souviendra que

Satan s’était révélé être une manière de vouloir. Ontologiquement, Satan se réduit donc à

une forme d’intentionnalité humaine. Dieu est beaucoup plus important pour Jankélévitch

puisqu’il caractérise toute la création dans l’univers. Il y a bien une interprétation de ce

qu’il incarne en morale, mais au-delà de celle-ci, Dieu explique le monde dans sa totalité

puisqu’il le fait. Dieu est le principe métaphysique de la réalité.

En introduction de cette partie, nous mettions l’accent sur le fait que l’éthique

jankélévitchienne insiste sur le naturel, le contre naturel et le surnaturel. Ces trois termes

nous semblaient architectoniques pour bien comprendre le propos de Jankélévitch. Or, si

nous avons déjà bien insisté sur les deux premiers termes, le dernier souffrait d’un

développement trop pauvre. Une situation dans laquelle nous n’aurions pu maintenir

entendu que la question de Dieu est peut-être la pièce maîtresse de la pensée morale de

notre philosophe. En effet, notre développement nous menait inéluctablement vers ce

fondement premier qui pose tout le reste. Comme le temps chez Augustin qui se présente

fort simplement, mais qui, lorsque l’on s’y arrête à essayer de le connaître, se révèle

profondément mystérieux, Dieu chez Jankélévitch est à la fois extraordinairement simple et

profondément complexe à étudier philosophiquement. C’est la raison pour laquelle nos

développements précédents ont cherché à laisser deviner son importance avant que l’on

n’implique directement sa nécessité à travers la quoddité. Nous nous y sommes finalement

frottés en fin de partie avec l’aide de Bergson et Schelling. Les conséquences en sont

majeures puisqu’elles forcent à reconsidérer la réalité selon une double modalité. Aucune

417 Il y a là un lien évident avec Bergson. En effet, dans le décloisonnement total de Dieu, dans son effusion

d’altérité, il y a l’idée d’une ouverture suprême : « L’ipséité divine n’a d’autre définition que l’ouverture elle-

même, l’ouverture infinie qui est précisément l’impossibilité de définir, de circonscrire ou de “comprendre”. »

Ibid., p. 139.

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zone n’est ménagée. Qu’en est-il dès lors de la morale? Quel lien Dieu entretient-il avec

l’éthique jankélévitchienne? Quel principe fonde la morale chez l’auteur du Traité des

vertus? Comment doit-on comprendre la quoddité?

3.2 Dieu et les hommes

Au premier chapitre, nous suivions le propos de Jankélévitch dans le Traité des

vertus en légitimant l’éthique au moyen de la liberté. Nous expliquions que puisque nous

pouvons choisir, alors il peut être question de meilleurs et de moins bons choix. Nous avons

par la suite cherché à montrer que psychologiquement, la vertu engage une meilleure vie,

plus simple, plus pure, moins intriquée. Cela dit, en dernière instance, la véritable légitimité

de la morale et de l’amour porte beaucoup plus loin. À travers l’éthique se dessine l’enjeu

radicalement prioritaire de l’existence. Il s’agit de poser un choix : soit atteindre la

possibilité divine en nous, soit se morceler, s’enliser et s’éteindre. Ainsi, c’est un tout

nouvel éclairage que nous jetons sur notre propos. En effet, peut-on encore supputer que

l’alternative englobe l’existence humaine, qu’elle est « la signature de notre finitude » alors

que nous venons de découvrir l’importance surnaturelle de la quoddité qui irrigue la totalité

de la réalité? Faudra-t-il repenser l’espace dans lequel se meut le sujet? Et le spectre de ses

possibilités? À la lettre, si Dieu est la source de toute quoddité et que l’homme participe de

celle-ci alors il faudra repenser l’être humain. C’est dans ce registre que nous inscrirons le

deuxième segment de ce troisième chapitre. Pour parvenir à nos fins, nous découperons

notre propos en trois sections. D’abord, nous reviendrons sur la question de l’innocence.

Nous en avons déjà étudié l’importance sur le plan psychologique, nous chercherons

maintenant à voir son rôle dans la relation de l’homme à la quoddité. De là, nous serons

menés directement à la grâce et nous verrons que l’innocence rend possible une forme

d’intuition de Dieu qui positionne l’homme dans la quoddité pure. Nous compléterons en

exposant comment cette quoddité pure se manifeste sur le plan des vertus.

3.2.1 L’état de grâce

Au dernier chapitre, nous avons traité de l’innocence ultérieure. Nous avons montré

comment celle-ci s’incarne sur le plan de la conscience. Cela dit, il importe maintenant de

compléter notre propos. En effet, à certains endroits, Jankélévitch réfère à l’innocence

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comme à une « disposition à recevoir » ou à un « état de grâce ». De quoi est-il donc

question? C’est ce que nous examinerons au moyen d’une étude croisée de Jankélévitch et

Bergson. En effet, à bien des égards, la voie qui mène à l’innocence s’apparente à la nuit

obscure bergsonienne.

On sait que Bergson s’est profondément intéressé à la mystique pour la rédaction de

son ouvrage les Deux sources de la morale et de la religion. Au cours de ses recherches, le

philosophe s’arrête sur le concept de « nuit obscure »418. La nuit obscure marque chez le

mystique le moment qui suit immédiatement une révélation première. Après

l’éblouissement de la communion avec le principe divin, le saint est ramené à son existence

normale. C’est la déréliction. Le contraste est total. Comment peut-on jouir de la vie après

avoir tâté de l’absolu? Cette chance se présentera-t-elle de nouveau? C’est toute l’idée de la

nuit obscure; obscure de la lumière divine, de l’extase, de la communion. Nuit de silence,

d’abandon, de questionnements. On le comprend très bien, la nuit est une dénomination

métaphorique. La nuit obscure occupe une temporalité indéfinie. Mais justement dans ce

temps de désespoir quelque chose se produit. L’action du tourment modifie la posture

psychologique du mystique. À cet égard, Bergson écrit : « Une machine d’un acier

formidablement résistant, construite en vue d’un effort extraordinaire, se trouverait sans

doute dans un état analogue si elle prenait conscience d’elle-même au moment du montage.

Ses pièces étant soumises, une à une, aux plus dures épreuves, certaines étant rejetées et

remplacées par d’autres, elle aurait le sentiment d’un manque ça et là, et d’une douleur

partout419 ». Pour le dire en quelques mots, c’est au moyen de son désespoir que le

mystique refaçonne son esprit afin de le rendre disponible à une nouvelle communion avec

Dieu. Il devient comme une machine, c’est-à-dire un outil docile, malléable, disposé à être

utilisé. Un être essentialisé dans sa totale mise à disposition. La nuit obscure, malgré sa

douleur, se révèle donc être un passage non seulement obligé, mais tout à fait névralgique

dans la relation du saint à Dieu.

Il est facile de constater que Jankélévitch est très proche de l’idée de la nuit obscure.

Pour autant, son langage et sa démonstration ne sont pas les mêmes que chez Bergson. En

418 Bergson, op. cit., p. 1171-1173. Voir aussi saint Jean de la Croix, Trad. fr. Grégoire de saint Joseph, « La

nuit obscure » dans Œuvres spirituelles, Paris, Seuil, 1947, p. 475-676. 419 Bergson, op. cit., p. 1171-1172.

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effet, si Jankélévitch se réfère à la mystique, c’est surtout afin d’en dégager des

enseignements moraux420 et partant, il s’agira de voir comment peut se manifester

l’opération de la nuit obscure au sein des vertus. Ce sera précisément l’affaire de l’humilité.

Au moyen de celle-ci, l’agent réduit son être au minimum et tend vers l’innocence.

Comprenons-nous bien, il n’est pas simplement question d’épurer l’agent de ses biens

matériels, de ses loisirs dissolus pour lui faire apprécier l’incommensurabilité de la

matérialité et de l’âme421. Évidemment, c’est une partie de l’équation, mais Jankélévitch

appelle en fait à beaucoup plus puisqu’en regard des dynamiques intentionnelles, l’ascète

peut très bien être un fat vaniteux. Dès lors, il n’est pas plus avancé que le quidam

superficiel. Dans les deux cas, le problème central demeure le même, c’est l’agent qui se

place au centre du monde, qui prétend à une légitimité supérieure et peut-être en ceci, la

pédanterie de l’ascète est pire encore puisqu’elle s’exerce sous les oripeaux de la sainteté.

Le cœur de l’humilité jankélévitchienne tient donc à une réduction du grammatique et du

pneumatique. C’est seulement à ce prix que l’agent touche à ce moindre être ultime au-delà

duquel ne se trouve que la mort. Mais pratiquement, comment doit-on interpréter

l’humilité? Sans trop nous avancer sur la question, on peut comprendre l’humilité dans le

sillage de la nuit obscure. L’humilité est un sentiment violent de l’homme devant son

imperfection, son égoïsme, sa grossièreté. Ce n’est qu’au moyen d’une mauvaise

conscience, entendue cette fois dans son acceptation positive, c’est-à-dire comme

conscience malheureuse de sa posture, désespérée par son géotropisme422, que peut s’opérer

un travail de refonte intérieur débouchant sur l’innocence. L’humilité est donc une

mauvaise conscience et un désespoir, mais une mauvaise conscience et un désespoir qui

travaillent justement, imperceptiblement, à acheminer l’agent vers l’innocence423. Notons

420 Bergson semble utiliser la mystique pour valider son interprétation des deux sources. Aussi, son œuvre

cherche moins à expliquer les vertus, l’humilité par exemple, qu’à proposer un fondement métaphysique à

celles-ci. 421 Voir Taylor à propos de Descartes dans Les sources du moi, op. cit., p. 196-197. 422 « La dure et lourde honte, toute négative, toute murée en son désespoir, consent enfin à vivre dans les

régions basses, à être mendiante et nue et la dernière des dernières — non pas avec l'espoir secret que la

région basse deviendra base et fondement, mais sans arrière-pensées, par simple vocation et consentement

intime; ce consentement est la grâce illuminante qui convertit, comme parle saint Bernard, l'humiliation en

humilité ». TV2, p. 384. Voir aussi ibid., p. 349-351. 423 Notons bien qu’il y a une différence fondamentale entre l’humilité et la modestie. L’humilité ne cherche

pas seulement à placer l’agent dans une perspective équilibrée par rapport au monde, elle refuse à l’agent tous

les droits. En ceci, on peut comprendre l’humilité comme une vertu verticale et quodditative. La modestie

quant à elle est plus modérée, elle caractérise plutôt une attitude rationnelle et équilibrée. Elle tient à la

quiddité. Pour compléter, voir « L’humilité et la modestie », ibid., p. 285-402.

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bien pourtant que l’humilité doit être authentique. Encore une fois, c’est l’idée cardinale de

l’intention que nous retrouvons. Si un tiers entend s’humilier dans le dessein d’en jouir, si

un calcul intervient, alors l’intention reste dans le sillage de l’égoïsme, à des milles de

l'innocence. Tout le mouvement de l’humilité est désamorcé et vidé de sa valeur de refonte.

Ainsi, c’est le même registre qui décrit la nuit obscure et l’humilité. Jankélévitch écrit :

« Elle n'a pas vécu cette nuit de Gethsémani de l'humilité qui rencontre la grâce

irrationnelle de l'aurore au plus profond des ténèbres et du désespoir424». Et ailleurs :

La modestie diffère de l’humilité parce qu'elle n'aura pas eu sa minute de

déréliction au mont des Oliviers; elle n'aura pas rebondi du néant à la plénitude;

elle n'aura pas touché le fond du désespoir; il lui manque ainsi la détente

miraculeuse, le ressort, l'élan infini qu'on prend sur le tremplin du non-être. Son

mouvement n'est pas le mouvement hyperbolique et gratuit de tout à rien et de

rien à tout, le mouvement maximal qui relie l'infime bassesse et la suprême

hauteur425.

Bref, c’est au prix de cette « nihilisation » de l’ego que se paie la transparence de

l’innocence. Là, les faux-semblants sont impossibles, l’agent réinvente son rapport au

monde, « il se reconnaît obligé envers tous les autres », il ne prétend plus à aucune

prérogative, tout au contraire, son existence est abandonnée à tous. C’est ce que

Jankélévitch dit ici :

Le courage de la modestie nous donne seul la force de trancher ce débat d'une

conscience qui hésite entre la dignité exceptionnelle de sa vocation, et la

simplicité, la facilité, la pauvreté démocratique de sa besogne… car qu'y a-t-il

de plus pauvre qu'un bon vouloir? Par le courage, ce moi qui souffre, envie et

convoite, se force à la coûteuse abstraction par laquelle le mien et le tien

apparaissent réciprocables; il corrige à tout instant l'angle que la prévention

justifiée et la partialité nécessaire font avec la vérité; il s'élève vaillamment à ce

sérieux destin dont personne ne peut plus se vanter puisqu'il est la totalité, c’est-

à-dire la condition de l'homme en général426.

C’est ce qui est encore exprimé dans cette autre citation :

424 Ibid., p. 331 425 Ibid., p. 343. 426 Ibid., p. 328-329.

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Avoir, être et essence, l’ascétisme infini rejette tout cela avec l’or d’Ophir

parmi les cailloux des torrents; […] ce n’est plus seulement l’ego qui est

amenuisé, c’est l’égoïté de l’ego qui est anéantie; et c’est l’ipséité qui est non

pas seulement annihilée, mais nihilisée; non pas seulement dépossédée,

désappropriée, réduite à sa nudité élémentaire, mais exterminée. Par l’effet de

l’humiliation, le moi se reconnaît obligé envers tous les autres427.

On voit bien le travail qu’opère l’humilité sur l’ego. Le moi abandonne ses

prétentions. Or, c’est justement la condition de possibilité de l’innocence. N’écrivions-nous

pas que celle-ci place l’agent dans une relation de communion avec le monde? Qu’elle

inscrit l’homme dans la « totalité »? L’agent ne retient rien pour lui, mais se considère

obligé envers tous les autres.

Il y a là quelque chose de central. En effet, force est de constater que l’humilité n’a

aucune valeur en circuit fermé. La fin dernière de la pauvreté n’est pas la pauvreté elle-

même. La négativité inhérente à l’innocence n’est esquissée que dans le dessein de

rebondir, d’accueillir sans réserve une positivité beaucoup plus grande. Réduire l’agent au

minimum joue donc un rôle clef dans un processus plus large. En d’autres mots, l’humilité,

comme la nuit obscure, transforme l’agent en instrument, en machine :

Cette innocence sans conscience et presque sans être est le clair regard de

l’ipséité. Or, si la matière est un tourbillonnement et un épaississement de l’être

devenu solide et impénétrable, les ipséités, elles, ne s’entr’empêchent jamais et

se compénètrent […] L’innocent ne se sert pas d’intermédiaires : il est lui-

même le médium, c’est-à-dire le héraut de la vérité et le véhicule des forces

cosmiques; car la vérité en personne parle par sa bouche, et elle rend ses oracles

en se servant de l’innocent-prophète comme d’un instrument428.

Ainsi, nous devons comprendre que le terme de l’odyssée de la conscience,

l’innocence ultérieure, indique le stade dernier de la transformation de la conscience, mais

tant s’en faut le terminus de l’activité morale. C’est le cas également chez Bergson, la nuit

obscure remodèle l’individu pour lui permettre d’avoir d’autres intuitions divines. C’est une

évidence que ces intuitions sont liées, mais ne correspondent pas au travail de refonte

intérieure, il y a là deux éléments qui forment une synergie. Jankélévitch reprend un

427 Ibid., p. 318. 428 TV3, p. 194.

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schéma similaire avec la question de l’innocence, c’est ce que manifeste sa formule

classique : « le plus d’amour possible dans le moins d’être possible429». Dès lors, une juste

compréhension de l’innocence reviendrait à faire de celle-ci une « mise à disposition » :

« L’innocent est bon conducteur, et la lumière du jour le traverse de part en part; car

l’innocence est à la lettre un “état de grâce”; une disposition à recevoir430» et Isabelle de

Montmollin d’écrire : « le moi humble est un moi énucléé, vidé de soi-même et creusé en

réceptacle de grâce431». Bref, nous sommes maintenant mieux en mesure de comprendre

au-delà de l’empirie, la valeur métempirique de l’innocence; elle réduit l’être au minimum

absolu, au presque-rien. Ainsi, sur le plan de l’instinct, l’agent n’est plus à risque d’être mû

par ses appétits. Mais aime-t-on pour autant? et peut-on se forcer à aimer? À quelle fin doit-

on devenir un instrument? Qu’est-ce qui traverse l’innocence comme la lumière du jour?

3.2.2 La grâce

Précédemment, nous posions la question à savoir si l’alternative englobe la totalité

de la réalité. La réponse est ambivalente. L’alternative définit de fond en comble une part

de la réalité; l’empirie. Or, nous avons vu que cette empirie s’érige en fait sur un

mouvement métempirique qui la pose. En ce sens, il apparaît évident que Dieu échappe

d’une part à l’empirie et d’autre part aux dichotomies de l’alternative : il est tout entier

quod, il est omniprésent, il n’a pas de cause, il crée de manière pure, etc. Reste à savoir dès

lors si l’être humain participe aussi de ce mouvement métempirique et si oui, dans quelle

mesure? C’est là précisément toute la question de la grâce. Nous venons de voir que

l’innocence est un « état de grâce », un « réceptacle de grâce ». Il est maintenant temps de

voir la portée de cette assertion. Historiquement, la grâce occupe un rôle de premier plan

dans la théologie chrétienne. Déjà Saint Paul s’y référait tout comme Augustin, Luther,

Calvin, Pascal, etc. Sous l’éclairage du christianisme, on peut comprendre la grâce de

manière générale comme une forme de secours divin, une aide consentie par Dieu aux

mortels pour les aider à gagner leur ciel432. Évidemment, l’Église n’épuise pas les usages du

terme, mais à l’aune des références mobilisées par Jankélévitch on peut avancer avec

429 PM, p. 90. 430 TV3, p. 193. 431 De Montmollin, op. cit., p. 324. Jankélévitch écrit la même chose TV2.2, p. 133-134. 432 Jacques Duquesne, Dictionnaire de la Théologie chrétienne, Paris, Encyclopaedia Universalis/Albin

Michel, 1998, p. 375.

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assurance que c’est dans l’acception théologique qu’il trouve ses influences. Nous verrons

ce qu’il en est en approfondissant d’abord la question de l’innocence comme creuset de la

grâce. Nous poursuivrons en étudiant la grâce en elle-même. Nous constaterons alors que la

grâce est une forme d’intuition qui place l’homme dans un mouvement quodditatif qui

dépasse l’alternative.

Ainsi, pour que l’homme échappe à l’alternative, il faut que d’une certaine manière

il ait accès à la métempirie. Comprenons-nous bien. L’alternative procède d’une certaine

légalité : le partage. À cette enseigne, le cœur du problème de l’homme tient à sa situation

amphibolique, c’est un mélange d’être et de faire. Or, c’est exactement à ce problème que

s’attaque l’innocence, dans la mesure où celle-ci caractérise une posture où l’être est réduit

à un presque-rien infinitésimal. C’est dans ce débalancement vertical où le faire prend toute

la place que réside la possibilité d’une forme d’agir dégagée de la situation de partage :

Voilà derechef l’état non pas d’indifférence, ni même d’insouciance, mais

d’innocence qui, secondé par l’esprit de simplicité et par la non-résistance au

diable, déblaye nos voies spirituelles pour le miraculeux mouvement de la pitié.

La grâce opère ainsi sans les armes de la guerre et dans la nudité de l’esprit,

quoiqu’elle ne soit pas la conséquence de cette nudité mais, après coup, son

effet imprévisible; et elle veut des âmes préparées en ceci qu’elle les veut

détendues et naturelles, simples et paisibles […] disposées pour l’opération

gracieuse; car c’est bien cela l’état de grâce433 !

Cela dit, l’innocence n’est pas la grâce, mais sa condition de possibilité. Comprenons

bien dans quelle mesure. L’innocence est le terme d’un mouvement particulier. Celui qui

s’oppose à l’égoïté et aux instincts. Dans cette lutte, il y a une matière, quelque chose à

neutraliser, une tendance sur laquelle faire porter ses efforts. L’humilité est le point

culminant de ce processus, mais toute la difficulté tient au fait que l’innocence terminale ne

débouche sur rien. Au terme de l’odyssée de la conscience, il n’y a pas la grâce. Ce n’est

pas en se battant contre l’égoïsme que l’on se convertit à l’amour. Il y a deux mouvements

en présence. Le premier, celui du travail, a pour objet non pas de déterminer la grâce, mais,

beaucoup plus humblement, de ne pas l’empêcher. On peut donc comprendre l’innocence

comme le fondement de la grâce, comme son Grund :

433 TV2, p. 69.

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L’humilité nous met […], en « état de grâce », mais cette condition nécessaire

n’est pas encore suffisante, et ne nous donne pas droit à l’inspiration aimante.

Les théologiens s’accordent à dire en général que l’humilité est le

« fondement » des vertus : fondement sans doute, mais en outre fondation au

sens du « Grund » schellingien qui est la passivité primordiale antérieurement à

l’initiative entreprenante de l’archée434.

En faisant de l’innocence un Grund, Jankélévitch force à considérer l’opération

gracieuse à partir d’elle-même et c’est sans doute pour cette raison que l’on en parle

comme d’une « conversion » puisque l’on ne peut absolument pas la comprendre à partir de

l’empirie.

Toujours est-il que pour que la sortie de l’alternative soit possible, il faut plus que

l’innocence. En effet, toute la valeur de celle-ci tient à la possibilité d’un faire pur, vidé de

l’être. Or, l’innocence prise en elle-même, sans faire, n’équivaut qu’à un presque-rien. Il

faut dès lors que ce moindre être soit complété par l’opération gracieuse, ce que

Jankélévitch nomme aussi nos « voies spirituelles » ou « l’initiative entreprenante de

l’archée ». Il importe donc de comprendre la relation de l’homme à la grâce non pas d’un

seul bloc, mais bien comme un double mouvement; d’une part l’agent qui se rend

laborieusement disponible, et d’autre part, l’instant quodditatif qui le visite soudainement et

qui libère le faire pur. Comment comprendre cette opération? Nous pourrions contourner le

problème et répondre que l’opération de la grâce est un « miracle » : « Un événement

effectif, quelque chose de métempirique qui advient familièrement en cours d’empirie,

voilà sans doute tous les symptômes du miracle435» et conclure que la suspension ou le

dépassement des lois d’alternative est « un fait qui ne s’explique pas, mais s’accomplit436».

Jankélévitch lui-même utilise fréquemment le miracle pour rendre compte de la grâce437.

On ne peut jamais expliquer l’opération de la grâce puisque justement la grâce n’a pas de

cause, elle survient gratuitement, spontanément, sans préfiguration : « cette effectivité

advient comme un événement décousu, initial et gratuit, en tant qu’elle est le

commencement pur, l’innovation soustraite à la continuation hypothétique des lois438».

434 Ibid., p. 287-288. 435 M, p. 7. 436 TV2.2, p. 133. 437 Par exemple : TV3, p. 262, 266, TV2, p. 343, TV2.2, p. 129-133, etc. 438 TV2, p. 389.

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Tout au plus, peut-on s’abandonner, se laisser traverser, mais encore une fois, la grâce peut

tout aussi bien ne jamais arriver. Un esprit bien disposé peut en être privé toute sa vie439.

Cela dit, on remarquera que ces maigres tentatives d’explication découvrent leur

faiblesse justement dans l’angle d’approche empirique préconisé. Métempiriquement,

Jankélévitch propose une interprétation très fouillée de l’opération de grâce. Si l’innocence

n’est pas la grâce, elle demeure tout de même une introduction à l’ordre métempirique en

ceci justement qu’elle entend réorganiser l’être au-delà des impératifs de l’alternative. En

devenant presque-rien, « étincelle », l’innocent se rend semblable à Dieu lui-même : « Il

faut être instant soi-même pour comprendre l’instant et pour être présent à la présence, pour

coïncider avec le point pneumatique de la parousie : car on ne coïncide avec l’étincelle

qu’en devenant soi-même étincelle, c’est-à-dire presque-inexistence sans dimension ni

chronicité440». Ainsi, l’innocence permet de « coïncider avec le point pneumatique de la

parousie ». En d’autres mots, il est question d’intuition. L’être humain peut très bien

intuitionner Dieu dans la mesure où la condition de possibilité de l’intuition tient à une

parenté ontologique. Cette intuition est donc systématiquement bloquée par la condition

amphibolique de l’agent. Cela dit, l’innocence libère le sujet de ses enclaves quidditatives

pour l’inscrire dans sa quoddité fondamentale, dans son pneuma. Dès lors, en vertu de

l’organisation de l’intuition, il ne manque qu’un dernier presque-rien pour que l’opération

soit possible, l’instant : « L’insuffisance métaphysique du demi-dieu peut se lire dans les

grâces mêmes de l’instant que sa bonne chance lui concède. L’intuition, le courage et la

joie, et le mouvement même de charité qui les résume nous placent… pour un instant au-

dessus des circonstances sociales et au-delà des conditions biologiques de l’instinct […]

439 « Il n’y a pas de recettes pour créer, il y a des conditions négatives qui éliminent toute entrave à

l’inspiration; et quoique l’inspiration n’arrive jamais comme le salaire ou la récompense dus à un effort

méritoire, ni sous la forme exacte à la minute précise où nous l’attendions, l’inspiration pourtant

n’adviendra pas sans les conditions favorables ou sine qua non que le labeur seul peut créer. Autrement

dit, ces conditions seules ne donneront pas automatiquement le don divin de l’inspiration à celui qui a le

cœur vide — car la définition du don gratuit, c’est que personne n’y a droit; mais sans ces conditions, un

cœur inspiré à son tour peut rester éternellement stérile […]. Ainsi donc la propédeutique, la gymnastique

et l’ascèse peuvent favoriser la visite inopinée de la grâce, faciliter le fait de la conversion en général :

elles n’en déterminent ni la date, ni le lieu, ni les modalités, elles ne décident ni du Comment, ni du

Quand». Ibid., p. 61. 440 PP, p. 264.

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l’homme désintéressé transcende, quand il donne ou pardonne, la naturalité de ses passions

et la mercenarité de son égoïsme441».

Visiblement, dans la tangence qui fait coïncider un effort d’épuration avec des

potentialités métempiriques, il faut lire une réinterprétation philosophique de la grâce. Il

n’est pas tellement question d’un secours divin, mais plutôt de la possibilité unique

concédée à l’homme de sortir de la naturalité pour s’inscrire dans un mouvement

quodditatif créateur. La tangence de l’homme et de Dieu n’est pas un lien théorique, le

résultat d’une contemplation. Le rapport de l’un à l’autre s’effectue dans l’action. Puisque

Dieu est jaillissement continu et création442, l’homme qui s’y rend semblable y parvient en

créant lui aussi, en aimant, bref en faisant. Dès lors, Jankélévitch traduit une interprétation

de la relation à Dieu qui tranche avec les conceptions classiques. Dieu n’est pas absolument

transcendant ni totalement immanent, mais plutôt une manière de faire :

Entre la transcendance exclusive de toute communion mystique ou même

simplement religieuse, et l’expérience naturiste du panthéisme, il y a place pour

un acte irrationnel, discontinu, miraculeux qui annule la distance et qui est

justement l’acte d’amour; surnaturelle à sa manière, notre liberté n’est pas

donnée toute immergée dans le divin : ni elle ne se trouve nez à nez avec

l’absolu, ni elle ne forme bloc avec lui : c’est le libre mouvement exprès et

spontané de l’amour qui la relationne avec l’absolu443.

Qu’il soit question d’un « acte irrationnel, discontinu, miraculeux » ou encore de

« coïncider avec le point pneumatique de la parousie », dans tous les cas c’est de

l’opération de la grâce qu’il est question et qui se traduit par un « repositionnement » de

l’homme dans sa divinité : « La quoddité diminutive refait dans l’amour, c’est-à-dire dans

l’intuition, dans la décision héroïque et dans la joie, l’acte miraculeux de la grande quoddité

primordiale, à la cime de l’intervalle le demi-dieu accomplit la reposition instantanée d’une

création éternelle qui est pur Faire-être et pur-amour444». Ainsi, comme Bergson avant lui,

Jankélévitch pense l’homme comme une miniature de Dieu, une « quoddité diminutive » :

« L’homme, à la lettre, est Dieu; Dieu noyé dans les discours, Dieu milliardième de

441 Ibid., p. 247. 442 TV3, p. 134. 443 TV2.2, p. 199-200. 444 PP, p. 249.

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seconde. Le second créateur, alter conditor445». Évidemment, cette divinité doit être

comprise dans sa juste mesure. L’homme ne peut jamais se défaire pour de bon de sa

situation amphibolique. Il peut, l’espace d’un instant, échapper à l’alternative, mais celle-ci

le rattrape toujours, tout comme les tropismes de l’instinct qui forcent le plus grand des

saints à manger et à dormir même si des orphelins crient à l’aide. L’activité quodditative

continue est inaccessible à l’homme. Certes la philocalie entend viser cette ferveur continue

comme un idéal, mais c’est effectivement là un idéal, voire une utopie. L’homme est donc

dieu, mais pas toujours, seulement l’espace d’un instant, jamais chroniquement. Ipso facto,

l’absoluité ne le définit pas complètement. Elle lui échappe, se dérobe. Dès lors, l’homme

n’est pas absolument absolu, son absoluité tient paradoxalement plus à une manière d’être :

C’est tout le mystère de la personne semelfactive et, dans la personne

semelfactive, de l’instant semelfactif, car l’instant se révèle comme

l’irremplaçable de l’incomparable et l’extrême pointe d’une pointe, acuminis

acumen : être paradoxalement absolu (c’est-à-dire solitaire) côte à côte avec

d’« autres » absolus, ou contradictoirement absolu « durant » ce milliardième

de seconde qui est la durée sans durée du presque-inexistant, cela s’appelle, en

termes après tout étranges, avoir une certaine manière d’être absolu446.

L’homme n’est donc absolu que de loin en loin, dans son amphibolie se manifeste le

paradoxe d’une absoluité relative :

Appelons absolu tout court, ou Absolu pur et simple, l’Absolu absolument

absolu, puisque aussi bien l’adverbe exprime des manières d’être de l’acte et

l’adjectif des épithètes ou prédicats qualificatifs du sujet et puisque le sujet pur

(qui est aussi l’acte pur), excluant tout « quatenus », n’est pas à proprement

parler absolu, mais L’Absolu; l’Absolu lui-même (ipse)… En ce cas il faudrait

appeler absolu-relatif le sujet impur, celui qui est à demi lui-même et à demi un

autre, et qui n’est acte qu’à l’occasion, celui qui est Faire par instants ou de loin

en loin et Être à longueur d’intervalle447.

Ainsi, la grâce n’est pas un Deus ex machina qui achèverait ce que Jankélévitch

nomme « notre grand combat ». La mise à disposition de l’agent est un labeur constant, la

445 Ibid., p. 239. 446 Ibid., p. 248. 447 Ibid.

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reconquête de sa divinité mobilise tout son courage448. Pour autant, c’est là que se découvre

la possibilité de sortir de l’alternative, de démontrer qu’elle n’englobe pas l’existence dans

sa totalité.

3.2.3 Faire pur

Maintenant que nous avons expliqué la nature métempirique de la grâce, une

question d’importance demeure. En effet, comment se manifeste la grâce concrètement

dans la vie morale? Comment devons-nous comprendre son importance? Quelles

possibilités ce faire divin et métempirique découvre-t-il?

Nous avons vu que l’existence de tout un chacun en s’incarnant force des

découpages. En acceptant d’être moi, je refuse d’être celui-ci ou celle-là, en choisissant une

option donnée, j’abandonne d’autres possibilités. La futurition empirique implique une

foule de fractionnement et de contrecoups afférents, c’est ce que nous nommions le « choc

en retour ». Toute activité souffre sa passivité corrélative. Il faut pourtant bien remarquer

que le choc en retour n’est possible que moyennant l’interaction d’un être, compris en son

sens substantif et quidditatif, et d’un faire. C’est l’être qui est impacté par le faire; c’est la

personne que je suis qui est déterminée par ce que je fais. Dès lors, comment peut bien

s’appliquer un tel mécanisme chez l’innocent touché par la grâce, lui qui est tout entier

quoddité et activité? Son être est tout d’un bloc absorbé dans le devenir. Le retour sur soi

que force le choc en retour lui est antinomique : « Il n’y a que l’acte “pur”, c’est-à-dire

absolument dense, qui n’ait pas à se compenser lui-même, et qui soit entièrement tout ce

qu’il est. […] Le geste gracieux […] est tout positif par son mouvement449» et ailleurs : « la

grâce limite, évoquerait le prodige du premier moteur d'Aristote, qui touche sans être

touché, c’est-à-dire sans supporter les frais de son action, et qui agit par un mouvement de

production pure450». Cette totalité de l’action est ce sur quoi Jankélévitch met l’accent avec

des expressions comme « acte pur » ou « absolument dense ». Pur de tout retour sur soi,

dense de tout l’« être » qui y est concentré sans résidu, sans reste, sans division. En 448 « Et puisque la nature divine est ce passage continué du possible à l’effectif, que la créature finie, créatrice

et créée tout ensemble, reconquiert sans cesse sa propre divinité à force de courage. Cette épuisante

reconquête de chaque minute n’est-elle pas notre grand combat, c’est-à-dire à la fois notre perpétuelle

“agonie” et notre continuelle renaissance? » TV1, p. 270-271. 449 A, p. 58. 450 TV2.2, p. 263.

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opposition à l’égoïsme qui rabat tout sur lui-même, qui se place au cœur de l’univers, dont

l’action est conséquemment afférente et centripète. La grâce, quant à elle, est une activité

extroversée, efférente et centrifuge451. N’est-ce pas là la description du mouvement

d’amour que nous énoncions en introduction? De la volition qui va à l’envers de la nature?

L’insuffisance métaphysique de l’homme fait en sorte qu’il ne peut pas échapper à

son instinct de manière chronique, pour autant, ce que décrit la grâce, c’est la possibilité

impondérable, mystique et mystérieuse que l’agent puisse, l’espace d’un milliardième de

seconde être pur, c’est à dire vouloir le bien de l’autre452 plutôt que le sien propre, en

oubliant le sien propre devrions-nous même dire. Comprenons-nous bien, l’occurrence de

l’intentionnalité pure, du pur amour tranche vigoureusement avec toute autre forme de

volonté en ceci que l’agent veut avec l’âme tout entière. Le presque-rien de l’innocence

autorise une sortie de la situation de partage de l’alternative, dans la fulgurance de l’instant,

c’est l’homme tout d’un bloc qui se meut en faire, qui peut vouloir scandaleusement et sans

sourciller, immoler son être au faire. À ces occasions, l’homme est comme Dieu, son

activité n’est pas grevée par l’amphibolie de l’alternative, mais Grund, création,

jaillissement efférent, il est l’origine radicale. Ses faits et gestes n’ont pas à s’accorder à un

patron quidditatif, ils peuvent s’exercer dans la verticalité hors catégorie de la quoddité.

Nous écrivions précédemment que l’instinct incarne la manière d’être première de tout un

chacun. Or, cette primauté, si elle est vraie sur le plan empirique, est contredite totalement

métempiriquement. À cette enseigne, l’instinct tient à l’itération, à la stagnation. Tout le

contraire de la grâce qui justement marque la sortie de l’itération au profit de la création. Le

bon mouvement, comme nous l’avons vu, n’est pas causé, il ne répète rien, ne s’enchaîne à

rien, il est causa sui, fondement et création ex nihilo. Il y a dans le geste amoureux quelque

chose qui tranche avec le naturel et qui est en ceci véritablement premier et nouveau : « Par

éclairs l’amoureuse primarité taille dans l’alternative ses brèches d’absolutisme et de

surnaturalité; par éclairs, la grâce aérienne prend son envol à travers le mur de la pesante

laideur. […] L’amour est la rupture quodditative de cette continuation : aussi implique-t-il

non point récurrence, mais progrès; l’instant effectif tranche tout soudain l’intervalle

451 TV1, p. 207, TV2, p. 119, TV2.2, p. 262, TV3, p. 391, PP, p. 105. 452 Voir Leibniz, Confessio philosophi, op. cit., p. 25.

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hypothétique453». Ainsi, si l’on suit Jankélévitch dans sa démonstration, la grâce manifeste

la possibilité morale de bouleverser la nature, de lui faire violence, de refuser les réactions

instinctives pour y suppléer les initiatives amoureuses, d’oser l’inouï, c’est-à-dire

d’abandonner les voies balisées de la répétition pour s’abandonner au faire pur :

L'homme touché par la grâce, au lieu de faire la guerre à la guerre, lui déclare la

paix […] la chair glorieuse est toute transmuée d'amour. […] aimer l'homme en

général, même et surtout s'il est méchant : car dans l'amour du méchant éclate

avec évidence un désintéressement qui est à la limite de l'humain et du

surhumain. L’essentiel est […] que nous devenions nous-mêmes cet amour, en

nous rendant consubstantiel au bien; que nous soyons nous-mêmes et tout entier

amour, mouvement d'amour, intention aimante, acte d'aimer454.

C’est la même dynamique que celle des Évangiles où « Les apôtres ne se lassent pas

d'accumuler les antithèses où, en alliances de mots scandaleuses, éclate le paradoxe de la

grâce : aimez ceux qui vous haïssent, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour vos

persécuteurs455». L’instinct, l’égoïsme ou le mal n’ont plus prise sur le sujet.

Miraculeusement celui-ci se défait de sa nature amphibolique, il brise la légalité de

l’empirie. Dans ce bris, éclate la possibilité métempirique d’une nouvelle « parousie »

entendue au sens de l’instauration d’un « ordre nouveau » où le pardon prend la place de la

vengeance, où la violence cède le pas à la charité, où l’amour devient la règle et génère une

nouveauté continue. C’est dans cette perspective que Jankélévitch parlait de l’homme

comme d’un « second créateur, alter conditor456» : « L’arithmétique paradoxale de la grâce

ouvre ainsi une brèche dans l’alternative qui est la loi de notre finitude457». C’est la même

idée que celle de l’ouverture chez Bergson où le saint abandonne sa nature fermée pour

s’inscrire dans la durée et créer.

À titre d’exemple archétypal, le sacrifice d’amour manifeste l’absoluité du scandale

gracieux. En effet, mourir volontairement pour un aimé implique un « non » sans appel ni

lendemain aux poncifs de l’instinct. Rien n’est économisé dans la décision extrême du

453 TV2.2, p. 265. 454 Ibid., p. 257. 455 Ibid., p. 256. 456 PP, p. 239. 457 TV2.2, p. 167.

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sacrifice, c’est l’être entier qui doit être immolé. C’est la nature empirique dans sa totalité

qui est reniée. Le sacrifice place l’agent devant sa propre mort et plutôt que de se défiler, de

chercher à s’en protéger, il y marche tout droit. Il ne s’agit pas d’endurer stoïquement, mais

bien d’affronter volontairement et courageusement l’épreuve des épreuves. Ce n’est pas un

test de force, d’endurance où le plus résilient l’emporte. Le sacrifice présente plutôt le plus

haut sommet de la liberté humaine, la manifestation ultime de la possibilité de s’extraire de

la nature instinctive :

Le sacrifice est cette nuit du quatre-août métaphysique où l’ipséité abdique non

seulement ses droits, mais son être. C’est le concentré d’une volition sublime

qui se veut abolie. Ainsi, s’explique que le sacrifice soit une rupture tranchante

avec l’ordre existant : […] exaltant la liberté jusqu’au point où elle contredit

l’existence même de l’agent, il est l’absurde, l’inexplicable et imprévisible

discontinuité; l’impossible enfin accompli458.

En ceci, il faut bien comprendre que le non empirique du sacrifice à la vie est un oui

métempirique, un oui d’amour, la possibilité d’un vouloir pur, libéré de sa féodalisation à la

quiddité459. Dans cette perspective, il ne faut pas lire le sacrifice à la lumière de

l’alternative, comme un choix déchirant auquel il faut se résigner, mais plutôt comme le

dépassement gracieux de l’empirie s’accomplissant dans la joie : « Le sacrifice, ce n’est pas

de “consentir” avec résignation, mais de “vouloir” avec joie460». Plus encore, le sacrifice

manifeste dans toute son ampleur la grâce de la charité qui permet d’aimer son prochain

comme soi-même, d’être extatiquement, de manière efférente, son prochain, de s’offrir

spontanément et gratuitement tout entier sans aucune contrepartie, en donnant tout sans rien

recevoir et qui plus est, dans la joie. La grâce force donc à considérer le sacrifice comme la

plus brillante manifestation de sa vérité alors que sous l’angle de l’alternative c’est la plus

violente et la plus injustifiable contradiction.

De contraste plus puissant, il n’en existe pas. Par ailleurs, le sacrifice n’est pas le lot

de tout un chacun. Son exceptionnalité tient justement à un capital de liberté et d’amour

remarquable allié à des circonstances tout aussi hors du commun. Jankélévitch n’engage

458 Ibid., p. 345. 459 PI, p. 303-304 460 TV2.2, p. 343.

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pas ses lecteurs à mourir d’amour, mais il utilise l’image du sacrifice à titre d’exemple afin

de montrer la radicalité tectonique de la grâce. Si le sacrifice ne survient presque jamais, la

grâce implique tout de même une guerre à l’égoïsme. N’est-ce pas ce dont il est question

dans la toute dernière page du Traité des vertus : « Endossez l’armure de Dieu. Cette

armure, c’est le fort blindage de l’innocence. Bon chevalier de l’innocence! Rendez-vous

purs, indifférents et limpides; faites-vous invulnérables à la mauvaise volonté et à la

mauvaise foi. Le diable n’était fort que de notre faiblesse, qu’il soit donc faible de notre

force461».

Depuis le début de ce mémoire, nous cherchons à définir l’amour puisqu’il est le

fondement de la morale. L’amour est une grâce. Celle-ci se révèle être la plus haute

expression de l’activité humaine. Celle par laquelle les saints et les héros s’arrachent de la

légalité quidditative pour se déifier, pour faire sans être. La grâce? C’est le devenir rétabli

dans son élan créateur, dans sa toute-puissance quodditative. La grâce recoupe en son sein

la moelle du propos des vertus puisqu’en elle se concentrent tous les concepts clefs; Dieu,

la création, la quoddité, l’instant, le courage, la joie, l’amour, le sacrifice, le pardon, le don,

etc. Dans tous les cas, il s’agit de penser la vie hors des balises naturalistes, sous la lumière

de la métalogique. Isabelle de Montmollin avançait que : « L’ordre de la grâce ne fait qu’un

avec cette différence de potentiel, qui permet au courant de circuler462». Mais cette

différence de potentiel n’est qu’une facette de la grâce, à savoir la verticalité. Au surplus, la

verticalité n’est pas propre à la grâce et Jankélévitch y associe même la haine463.

Philonenko quant à lui propose que : « ce que cherche Jankélévitch c'est le moment moyen

et immédiat entre l'universel et le singulier qui se trouve être la médiation dans l'acte

gracieux464». C’est là encore une lecture trop étroite. La sortie de l’alternative est

certainement une grâce, mais cette dernière n’est pas qu’un simple mouvement médiat,

c’est littéralement le repositionnement de l’agent dans sa divinité et l’action qui s’ensuit.

Dans cette perspective, la grâce est le faire amoureux pur qui fonde lui-même le Traité des

vertus. Jankélévitch invite donc à un radicalisme, à une vertu sublime, placée à la cime de

l’âme où l’homme se fait Dieu et aime :

461 TV3, p. 459. 462 De Montmollin, op. cit., p. 336. 463 TV3, p. 124-130. 464 Alexis Philonenko, Jankélévitch, un système de l’éthique concrète, Paris, Sandre, 2011, p. 94.

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Mais la charité n'est-elle pas justement la brèche fulgurante en pleine

alternative? Comme ses sœurs la joie et l'intuition, comme toutes les situations-

limites et comme tous les sommets vertigineux qui jalonnent la ligne de faîte

discontinue de l'existence, la charité est fille de la grâce : et c'est par la grâce

héroïque que nous crevons de loin en loin le plafond de l'alternative; l'amour

aigu réussit par instants sa traversée métempirique à travers la croûte d'impure

et mauvaise conscience qui nous retient dans notre condition moyenne de

créature amphibie; c'est pourquoi saint François de Sales parle de la cime

effilée, de la fine suprême pointe qui nous permet d'accéder au tout-autre-ordre,

et puis d'effleurer, d'une tangence impalpable, l'Absolument autre. Par la grâce

d'Agapé, arété retrouve sa vocation profonde qui est de n'être point juste-milieu,

mais αριστον, excellence et acmé; l’extrémisme n’est plus frénésie

d’exagération, comme il l’était par rapport à la bourgeoise médiocrité de la

demi-conscience, mais il est bien plutôt le radicalisme normal d'un esprit qui se

maintient à la crête de lui-même465.

465 TV2.2, p. 238-239. Ajoutons une dernière remarque. Notre propos sur la grâce souffre une importante

lacune. Pour véritablement traiter la question dans toute sa profondeur, un chapitre portant sur le rapport à

autrui serait nécessaire. C’est là un aspect central de la philosophie jankélévitchienne et une clef de

compréhension importante de la grâce. Cela dit, en raison des limites imparties par notre travail nous n’avons

pu que l’effleurer. Pour compléter, nous renvoyons à l’excellent ouvrage de Daniel Moreau, La question du

rapport à autrui dans la philosophie de Vladimir Jankélévitch, qui porte précisément sur la question.

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Conclusion

En introduction, nous insistions sur l’idée de Husserl selon laquelle la philosophie

doit absolument renouer avec une réflexion sur le sens de la vie humaine. C’est précisément

dans ce sillage que s’inscrit la philosophie éthique de Jankélévitch. Son propos s’organise

autour d’une réflexion par rapport au devenir, à l’aventure, à la vocation, à la voie droite,

etc. Dans tous les cas, il est question du sens de la vie humaine. Une remarque s’impose

pourtant. On pourra se demander pourquoi le philosophe français ne répond pas de manière

plus prosaïque à la question. Le sens de l’existence ne pourrait-il pas être le bonheur? Ou

l’amour? Ou encore la sagesse? N’existe-t-il pas une manière de vivre qui dépasse toutes

les autres? En fait, l’appel de Husserl doit être compris dans toute sa densité. Poser la

question du sens de la vie humaine commande, avant tout, de savoir ce qu’est cette vie

humaine. C’est là justement un problème auquel Jankélévitch a consacré beaucoup

d’énergie. En proposant un sens de la vie qui n’est pas catégorique, mais qui prend la forme

plus souple d’une direction, d’un devenir, Jankélévitch s’inscrit dans un mouvement de

réinterprétation profond de l’existence. À la suite de Schelling et Bergson, l’auteur du

Traité des vertus pense la vie humaine dans une perspective dynamique. Chaque homme

existe dans une temporalité particulière, dans un mouvement distinct. Ainsi, en se

demandant quel est le sens de la vie, il faut prendre en compte le mouvement qui en est

constitutif et comprendre que la réponse diffère en fonction de chaque dynamique. Comme

il l’écrit dans l’Irréversible et la nostalgie : « L’homme est toute temporalité, et ceci de la

tête aux pieds, et de part en part, jusqu’au bout des ongles. […] L’homme est tout entier

devenir, et n’est que cela466». Cette particularisation de la situation temporelle de chacun

n’engage pas un relativisme déguisé. Jankélévitch se tient loin d’une définition lâche de

l’existence qui ferait en sorte que chacun possède sa vérité propre. Si toute vie humaine se

manifeste dans un mouvement distinct, celui-ci ne se meut pourtant pas dans un espace

moral indifférencié. Jankélévitch reconnaît des polarités fortes. C’est à cette condition

seulement que l’on peut maintenir la question du sens de la vie humaine.

Dans cette perspective, on comprend que chez notre penseur cette question s’érige

sur une double réflexion au sujet de la dynamique de l’existence et des polarités de l’espace

466 IN, p. 8.

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moral. C’est fort de ce double ancrage que nous avons entrepris notre exposé. Notre

premier chapitre a cherché à introduire la question de la liberté. En ouvrant notre propos

avec Bergson et les deux sources de la morale, nous avons voulu insister sur l’idée selon

laquelle la conscience est sollicitée par deux tendances de l’agir. La tendance que nous

avons identifiée en premier est l’instinct. L’homme, comme être vivant, est poussé

instinctivement par une volonté de survie biologique. L’instinct engage la conscience à

vouloir manger, dormir, se reproduire, etc. Cela dit, la conscience rend aussi possible

l’ouverture d’un spectre plus large de potentialités. L’être humain peut faire violence à son

instinct, il peut choisir de nourrir son frère même s’il meurt de faim lui-même. La nature

biologique n’est pas un destin ou une fatalité. À tout moment, librement, l’homme peut se

braquer contre elle. La vie humaine doit donc se comprendre dans une lutte entre la liberté

et l’instinct bien que la liberté doive nécessairement composer avec un minimum d’instinct

pour pouvoir s’exercer. Un homme qui ne mange pas ne peut pas aider son prochain. À

cette enseigne, on peut comprendre l’instinct comme l’organe-obstacle de la liberté; il veut

contre la liberté, mais il la rend possible. Les deux tendances du vouloir n’existent donc pas

dans des régimes complètement séparés. L’un et l’autre entretiennent des relations.

Pour Jankélévitch, ce conflit n’est pas neutre moralement. La vie instinctive défait

l’homme de sa liberté. Puisque les poncifs biologiques ne commandent aucun effort de

volonté, puisqu’ils s’accompagnent de plaisirs, alors l’homme n’a qu’à s’y abandonner

avec facilité. Il devient un « automate voluptueux ». Il y a là un danger certain, les instincts

ne s’accommodent pas les uns les autres, ils se font violence. Un instinct sexuel débridé

peut écraser tous les autres. Il contrevient alors à sa nécessité originaire puisqu’il met la vie

de l’agent en péril. Au surplus, une conscience seulement mue par l’instinct évolue dans un

registre extrêmement général, chaque instinct la sollicite, mais elle n’a pas les moyens de

discriminer lequel favoriser. Ainsi, le sens d’une vie instinctive se perd dans la multitude

des stimulations qui excitent tour à tour la conscience. À l’inverse, la liberté, puisqu’elle

s’oppose à l’instinct, commande un effort. De la même manière que l’exercice forme un

corps aguerri, la liberté donne de la vitalité à la capacité d’initiative. L’agent est de plus en

plus capable de se défaire librement des nécessités instinctives. Il prend ainsi la gouverne

de sa propre existence, c’est lui qui la sculpte, la dirige, l’organise. Au surplus, la liberté,

puisqu’elle existe en opposition aux poncifs biologiques a une matière à travailler, quelque

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chose à quoi s’opposer, des chaînes à secouer. Son activité prend ainsi une « voie étroite »,

elle est canalisée par la résistance de la nature. La vie libre donne ainsi forme à l’existence.

Dans notre deuxième chapitre, nous avons approfondi notre étude. Les tendances du

vouloir dépendent en fait d’abord et avant tout de la conscience. Pour Jankélévitch, il ne

fait pas de doute que la disposition de la conscience détermine la manière de vouloir de tout

un chacun. Un individu méchant a une conscience déformée, repliée sur elle-même, une

mauvaise conscience. Le saint et le héros quant à eux ont une conscience innocente, ouverte

sur le monde et sur l’autre. Ainsi, on comprend que Tolstoï a pu écrire une nouvelle entière

sur l’idée d’une médiation entre une mauvaise conscience et l’innocence. Pour passer de

l’égoïsme à l’amour, il faut un travail de sculpte, une modulation de la conscience, du

temps. La conscience n’est donc pas indifférente, ni passive, ni brute, ni stable. Elle vit. Sa

disposition est fonction des tendances du vouloir. C’est en voulant méchamment plusieurs

fois que l’on forme une mauvaise conscience. On voit dès lors que la conscience s’organise

dans une logique circulaire, elle conditionne le vouloir et le vouloir, à son tour, la

conditionne.

Mais il y a plus encore. Comme le gland de chêne pousse pour devenir arbre, la

conscience suit une évolution particulière et déterminée. Son stade primitif, l’innocence

citérieure, la conscience de l’enfant, doit être dépassé. La conscience voudra découvrir le

spectre de ses possibilités. C’est le moment de la chute. Là, un danger point. La conscience,

à l’inverse du gland, peut ne pas évoluer comme elle le devrait. La chute ouvre un risque à

la conscience, celui de s’enliser dans les plaisirs, dans l’instinct, de devenir un « automate

voluptueux ». Suivant cette voie, l’agent devient progressivement de plus en plus centré lui-

même : il est égoïste, vicieux, méchant. Le devenir de sa conscience est bloqué. Des

pathologies s’ensuivent. La conscience se fragmente, se divise, le sujet ne maîtrise plus ses

pulsions, il perd la gouverne de sa liberté. Cela dit, cette chute n’est qu’une étape.

Intrinsèquement, la conscience possède les ressources nécessaires pour progresser et passer

outre. La raison vient neutraliser les pulsions aveugles. Elle fait la part des choses, elle

rebalance la relation de l’agent au monde. C’est l’ère de la justice, de la tempérance, de la

modestie, etc. Vient ensuite l’innocence qui entend dépasser l’équilibre de la raison pour le

déséquilibre de l’amour, autrement plus vrai et qui place la conscience dans son état le plus

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haut, le plus élevé, celui de la simplicité, de la transparence, de la disponibilité et de

l’abandon.

À la lumière de cette découverte du devenir de la conscience, on comprend que la

question éthique du sens de l’existence est beaucoup plus complexe que l’on aurait pu le

croire. L’éthique jankélévitchienne n’est pas un dualisme bien tranché. Le bien et le mal se

traversent et se recoupent. Déjà, dans notre premier chapitre, nous accordions que l’homme

doit ménager une place aux nécessités de l’instinct. Le devenir de la conscience pousse

beaucoup plus loin. Pour Jankélévitch, une vie accomplie doit chuter. Il faut mal vouloir,

être égoïste, découvrir les possibilités de la mauvaise conscience. À un certain moment de

l’évolution du devenir, la bonne chose à faire – le sens de l’existence – est de mal faire!

Cela dit, ce mauvais vouloir s’inscrit dans une logique plus profonde. Puisque la conscience

doit évoluer, elle doit dépasser ce mauvais vouloir. Pour Jankélévitch, le saint n’est pas

celui qui s’est abstenu de pécher toute sa vie — c’est un frein contre nature au devenir —,

mais bien celui qui a bel et bien péché, mais qui n’est plus tenté, qui est passé à un nouveau

stade de la conscience. C’est à cette enseigne que Jankélévitch écrit que l’innocent est

invincible au mal467. C’est une idée qu’il expose dans un paragraphe éloquent :

Tout est pur aux purs; et voilà la vraie définition de l’innocence, dont c’est peu

de dire qu’elle fait la sourde oreille au tentateur puisque pour elle il n’y a même

plus de tentation. Il y a chez Épictète un propos sublime qu’on peut paraphraser

ainsi : le tyran s’amusait à déguiser ses courtisans en histrions pour leur faire

jouer la comédie; l’un de ceux-ci ayant demandé au sage : « Vaut-il mieux

monter sur scène ou mourir? » Le sage répondit : « Monter. Tu demandes si la

mort est préférable à l’esclavage… je réponds : l’esclavage; le supplice au

plaisir… je réponds : le plaisir. – Mais toi ? – […] Moi je ne me pose pas la

question468.

Toujours est-il que l’innocence n’est pas la fin du cheminement moral

jankélévitchien. En effet, l’auteur du Traité des vertus n’est pas un stoïcien et son éthique

ne culmine pas dans une forme d’imperméabilité au mal. C’est ce que nous avons exploré

dans le troisième chapitre. Pour ce faire, un important détour était nécessaire. Nous avons

dû nous défaire temporairement de notre questionnement par rapport à l’homme pour

467 TV3, p. 458. 468 Ibid., p. 342.

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étudier la nature de la réalité. Jankélévitch considère que celle-ci dépend d’une double

modalité ontologique: le quod et le quid. Nous avons cherché à montrer comment l’un et

l’autre sont absolument distincts, mais aussi que c’est le quod qui pose le quid, qui place la

réalité. Plus fondamentalement, nous avons voulu démontrer que ce quod est en fait Dieu,

mais Dieu réinterprété comme un mouvement de création pure et continue qui définit la

réalité. Or, puisque l’homme est capable de gestes quodditatifs lui aussi, il faut réévaluer le

spectre de ses possibilités. On touche ici au cœur du propos jankélévitchien. Le sommet de

la vie morale doit se comprendre comme la possibilité gracieuse de coïncider avec le

mouvement créateur divin. Jankélévitch explique que la conscience qui touche à

l’innocence ne se défait pas seulement de son mauvais vouloir et de l’attraction de ses

instincts, elle prend la forme d’un presque-rien, c’est-à-dire d’une simplicité ultime,

infinitésimale, à la limite du néant. C’est là que peut se produire la coïncidence avec le

mouvement divin, c’est l’opération de la grâce : le presque-rien se meut en action, en faire,

en une quoddité pure. On sait que la liberté telle que nous l’avons décrite au premier

chapitre n’est pas pure, elle lutte contre la gravité de la nature. La grâce quant à elle

dépasse le combat, elle crève le plafond de l’alternative, elle n’est plus complètement

humaine, elle est divine et c’est à cette enseigne qu’elle peut, comme le premier moteur

d’Aristote, être toute quoddité, complètement quoddité, n’être qu’un faire pur et

essentiel469. C’est à ces occasions que l’homme témoigne de ses activités les plus hautes : «

créer, commencer, donner : ces instants prévenants se résument dans le joyeux mouvement

d’amour, qui est la reposition humaine de la position fondatrice470». Le faire gracieux se

manifeste ainsi comme amour puisque l’amour plutôt que de se fermer sur lui-même —

comme l’instinct qui favorise la survie de l’agent —, recrée la position efférente divine qui

crée et génère471. C’est justement dans cette reposition que Jankélévitch donne la

justification dernière de son éthique. Pourquoi devons-nous préférer l’amour à l’égoïsme?

Parce que l’amour est la survérité qui pose la vérité, elle est la source de la vérité et du sens

de l’existence, elle déborde métempiriquement l’égoïsme :

469 TV2.2, p. 257. 470 PP, p. 259. 471 Ibid., p. 234-235.

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Le Bien472 est survrai : le Bien est à la lettre plus que vrai, infiniment mieux que

beau! le Bien est à la lettre plus vrai que la vérité. Le Bien n’inclut pas le vrai,

mais, ce qui est tout différent, il le pose et, l’ayant posé, va au-delà; il ne

contient pas en acte toutes les valeurs, mais il les rend valables, mais il fonde la

valeur des valeurs. […] C’est pourquoi l’amour est tout entier donation de

valeur : il dispense la valeur à ce qui n’en a pas! Et comme il est à la lettre sans

valeur, il donne ce que lui même n’a pas, et il le crée miraculeusement en le

donnant473.

Ainsi, l’éthique de Jankélévitch s’achève dans un propos qui rejoint le surhomme de

Nietzsche. L’agent moral ne se conforme pas à une loi donnée, il n’obéit à aucune causalité

prédéterminée, il est le créateur de la valeur, la source de sens de l’existence :

Mais l’amour a quelque chose de radioscopique, — c’est-à-dire qu’il passe au

travers du corps et que toute chair lui devient transparente : ni l’amour

n’enfonce dans ce mauvais conducteur qu’est l’objet-sujet, ni il ne rebrousse

chemin vers son point de départ. Étant le premier absolument et au superlatif, il

est de la nature de ces surhommes dont Nietzsche dit qu’ils espacent les rangs,

nomment les bêtes et les choses, posent le droit au lieu d’en appliquer les

règles : loin de se conformer à une loi préexistante, ces natures gracieuses

créent la loi par le seul jaillissement de leur puissance, comme le Dieu scotiste

de Descartes crée les vérités éternelles par le décret arbitraire de son vouloir474.

L’itinéraire qui lie la nature instinctive au surhomme de la grâce rend manifeste la

complexité du propos éthique jankélévitchien. La question de la vie bonne ou du sens de

l’existence doit composer avec le dynamisme irréductible de la vie humaine. La grâce doit

nécessairement être comprise dans sa solidarité avec le cheminement éthique qui la rend

possible. À ce titre, dans Le pur et l’impur, Jankélévitch écrit que : « l’innocence retrouvée

est une remise à l’endroit de tout ce que l’excès de conscience a placé de travers ou à

472 Il est question ici du Bien, Jankélévitch en fait que l’amour est «la bonne volonté de ce Bien». TV3, p. 308.

En d’autres mots, le Bien, c’est d’aimer. 473 Ibid., p. 309. Ajoutons une remarque capitale. Dans le premier chapitre, nous posions comme définition

préliminaire de l’éthique qu’elle doit être une recherche du plus-être. Or, le plus-être est grevé par les limites

de l’alternative. Le plus-être de celui-ci se glane au dépens du plus-être de celle-là. L’opération de la grâce

déboute cette équation. La véritable éthique gracieuse ne joue pas sur un régime de compétition entre les

divers agents. Par l’action gracieuse, l’alternative et le plus-être sont renversés, le régime de la « pénurie

ontologique » fait place à celui de l’opulence gracieuse, le héros n’arrache pas son bonheur à son voisin, mais

tout au contraire il lui offre à bras ouverts et ce faisant, le génère. La grâce dépasse la pénurie et les

déchirements pour y suppléer l’abondance infinie, le partage et la joie. 474 TV2.2, p. 266.

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l’envers, c’est-à-dire en sens inverse de la liberté, du temps et surtout de l’efférence475».

Cette triple mise à l’endroit caractérise l’itinéraire inévitable de la vie morale. C’est

précisément autour de cette séquence – la liberté, le temps (le devenir), et l’efférence (l’acte

gracieux) – que nous avons construit nos trois chapitres. On pourrait tricher, réduire la

philosophe éthique de Jankélévitch à un discours enflammé à propos de l’amour. Ce serait

manquer toute la concrétude de l’œuvre. L’éthique jankélévitchienne tire sa force de sa

profonde filiation au monde de la vie. La survérité de l’amour n’est pas un angélisme.

Humainement elle s’érige sur une médiation trouble qui compose avec la chute,

l’enlisement de la liberté, les déchirements de la mauvaise conscience, les douleurs de

l’épreuve, etc. Dans Le pur et l’impur, Jankélévitch conclut son ouvrage avec une réflexion

sur un mot de Diotime dans Le Banquet: Ιτης476 : «Eros est celui-qui-va477». C’est l’idée

que nous placions au début de cette conclusion. Si l’existence a un sens chez Jankélévitch,

c’est celui de la marche, du progrès et de l’aventure478. À l’inverse du cercle vicieux qui

clôt un mouvement sur lui-même, le devenir engage une progression, une odyssée dont le

point culminant et presque intangible est le mouvement gracieux d’amour.

475 PI, p. 310. 476 Platon, Œuvres complètes I, Trad. fr. de Léon Robin, Paris, Gallimard, 1950, p. 736, [Le Banquet, 203d]. 477 PI, p. 305. 478 Ibid., p. 310.

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