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Mémoire original La précipitation comme 1 er mode suicidaire : étude épidémiologique et psychopathologique First suicide attempt by jumping: epidemiological and psychopathological study F. Eudier a, *, T. Ledu b , S. Gault a , C. Vialleton a a Unité de psychiatrie et de psychologie médicale, centre hospitalier universitaire de Rennes, 35033 Rennes cedex, France b 1, rue d’Ouessant, 35760 Saint-Grégoire, France Reçu le 16 août 2002 ; accepté le 25 octobre 2002 Résumé À partir de l’expérience de psychiatrie de liaison au sein du CHU de Rennes, les auteurs ont repéré les caractéristiques épidémiologiques et cliniques de 25 suicidants qui ont utilisé la précipitation comme premier mode suicidaire. Ils proposent une réflexion psychopathologique sur ce mode suicidaire rare et spectaculaire. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Abstract From experience of consultation-liaison Psychiatry at General Hospital of Rennes (France), the authors report epidemiological and clinical data about 25 first attempters who used jumping suicide. They propose psychopathological hypotheses relating to the use of this suicidal method. © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. Mots clés : Hôpital général ; Précipitation ; Tentative de suicide Keywords: Attempted suicide; General Hospital; Jumping De tout temps, en tout lieu, quelles qu’aient été leur civilisation, leur religion ou leur loi, des hommes se sont suicidés par précipitation (du latin praecipitare qui signifie, qui tombe la tête en avant), laquelle apparaît comme un mode particulier tant par sa faible fréquence (environ 5 % des suicides) que par sa gravité et son caractère spectaculaire. Elle est décrite dès l’Antiquité, avec le suicide d’Empédo- cle qui se jeta dans l’Etna, laissant ses sandales au pied du volcan afin que la population soit avertie de son geste. Dans l’histoire contemporaine, de nombreux lieux sont connus pour être utilisés à des fins suicidaires par précipita- tion ; les plus connus sont la Tour Eiffel (369 suicides de 1889 à 1989), le Golden Gate Bridge à San Francisco (918 suicides de 1937 à 1991), les chutes du Niagara et le Mont Mihara-Yama au Japon. En raison de sa rareté, les études centrées sur cette moda- lité suicidaire sont assez peu nombreuses. À notre connais- sance, aucune étude n’a été consacrée aux survivants d’une tentative de suicide par précipitation, lorsque la précipitation a été le premier mode suicidaire utilisé. 1. Méthodes Le CHU de Rennes assure toutes les urgences médico- chirurgicales pour une agglomération d’environ 300 000 habitants et reçoit en moyenne 1500 suicidants par an. * Auteur correspondant. Adresse e-mail : [email protected] (F. Eudier). Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 283–288 © 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés. DOI: 10.1016/S0003-4487(03)00035-0

La précipitation comme 1er mode suicidaire : étude épidémiologique et psychopathologique

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Mémoire original

La précipitation comme 1er mode suicidaire :étude épidémiologique et psychopathologique

First suicide attempt by jumping: epidemiologicaland psychopathological study

F. Eudiera,*, T. Ledub, S. Gaulta, C. Vialletona

a Unité de psychiatrie et de psychologie médicale, centre hospitalier universitaire de Rennes, 35033 Rennes cedex, Franceb 1, rue d’Ouessant, 35760 Saint-Grégoire, France

Reçu le 16 août 2002 ; accepté le 25 octobre 2002

Résumé

À partir de l’expérience de psychiatrie de liaison au sein du CHU de Rennes, les auteurs ont repéré les caractéristiques épidémiologiqueset cliniques de 25 suicidants qui ont utilisé la précipitation comme premier mode suicidaire. Ils proposent une réflexion psychopathologiquesur ce mode suicidaire rare et spectaculaire.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Abstract

From experience of consultation-liaison Psychiatry at General Hospital of Rennes (France), the authors report epidemiological and clinicaldata about 25 first attempters who used jumping suicide. They propose psychopathological hypotheses relating to the use of this suicidalmethod.

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.

Mots clés : Hôpital général ; Précipitation ; Tentative de suicide

Keywords: Attempted suicide; General Hospital; Jumping

De tout temps, en tout lieu, quelles qu’aient été leurcivilisation, leur religion ou leur loi, des hommes se sontsuicidés par précipitation (du latinpraecipitare qui signifie,qui tombe la tête en avant), laquelle apparaît comme un modeparticulier tant par sa faible fréquence (environ 5 % dessuicides) que par sa gravité et son caractère spectaculaire.

Elle est décrite dès l’Antiquité, avec le suicide d’Empédo-cle qui se jeta dans l’Etna, laissant ses sandales au pied duvolcan afin que la population soit avertie de son geste.

Dans l’histoire contemporaine, de nombreux lieux sontconnus pour être utilisés à des fins suicidaires par précipita-tion ; les plus connus sont la Tour Eiffel (369 suicides de

1889 à 1989), le Golden Gate Bridge à San Francisco (918suicides de 1937 à 1991), les chutes du Niagara et le MontMihara-Yama au Japon.

En raison de sa rareté, les études centrées sur cette moda-lité suicidaire sont assez peu nombreuses. À notre connais-sance, aucune étude n’a été consacrée aux survivants d’unetentative de suicide par précipitation, lorsque la précipitationa été le premier mode suicidaire utilisé.

1. Méthodes

Le CHU de Rennes assure toutes les urgences médico-chirurgicales pour une agglomération d’environ 300 000habitants et reçoit en moyenne 1500 suicidants par an.

* Auteur correspondant.Adresse e-mail : [email protected] (F. Eudier).

Annales Médico Psychologiques 161 (2003) 283–288

© 2003 Éditions scientifiques et médicales Elsevier SAS. Tous droits réservés.DOI: 10.1016/S0003-4487(03)00035-0

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Nous avons réaliséune étude rétrospective qui s’étend surune durée de 4 ans (1994-1998) et qui concerne des patientsayant eu recours à la précipitation d’un lieu élevé commepremière modalitésuicidaire et ayant bénéficiéd’une consul-tation psychiatrique au CHU de Rennes dans le cadre de lapsychiatrie de consultation–liaison.

1.1. La population étudiée

L’ inclusion a concerné tout sujet ayant eu recours à laprécipitation d’un lieu élevé, admis au CHU de Rennes etpour lequel un avis psychiatrique a été demandé. Sous leterme de précipitation nous avons considéré aussi bien ladéfenestration, la chute d’un lieu élevé (pont) ou la précipi-tation du haut d’un escalier ; tous les âges ont été inclus ; iln’y a pas eu de critère de domicile (Rennes et aggloméra-tion).

Nous avons exclu les patients ayant déjà présenté unantécédent de tentative de suicide, que nous l’ayons apprispar le patient, sa famille ou son dossier médical.

La population étudiée est donc celle de primo-suicidantset représente 25 personnes.

1.2. Recueil de données

L’étude a été réalisée en trois temps :• Le premier temps a consisté à recueillir les données

initiales par la lecture systématique de tous les comptesrendus de consultation émanant de l’unitéde psychiatrieet de psychologie médicale dans le cadre d’appel pourune tentative de suicide par précipitation. Le dossier depsychiatrie résume l’entretien psychiatrique et com-prend :C le recueil de données socio-démographiques générales

du patient ;C les antécédents psychiatriques et notamment les anté-

cédents de tentative de suicide ;C l’analyse sémiologique et clinique de la problématique

du patient. L’entretien permet de porter un diagnosticselon les critères de la Classification Internationale desMaladies 10e révision (CIM-10) et de proposer uneorientation thérapeutique.

• Dans un deuxième temps, nous avons étudié les dossiersd’hospitalisation dans les différents services où étaithospitaliséle suicidant (Orthopédie — Réanimation chi-rurgicale — Otorhinolaryngologie — Neurochirurgie— Rééducation fonctionnelle — Urgences) ; cela nous apermis de compléter les données générales concernantla situation socio-économique du patient, de compléterles données de l’anamnèse, de déterminer le bilan lé-sionnel, de préciser l’orientation des patients à la sortiede l’hospitalisation et de noter l’évolution des lésionstraumatiques.

• Dans un troisième temps, nous avons étudié les dossiersdes quelques patients transférés àl’hôpital psychiatriquede Rennes.

2. Résultats

À partir de ce recueil nous avons identifié 25 sujets primo-suicidants, comprenant 13 femmes et 12 hommes. L’âgemoyen des hommes est de 26,5 ans (15-34 ans) et celui desfemmes de 40,7 ans (16-69 ans). Cela permet de constaterd’emblée une prédominance du sujet jeune : 68 % ont moinsde 35 ans, avec une sur-représentation dans cette tranched’âge des sujets de sexe masculin (70,5 %). Au-delà de35 ans, les patients sont tous de sexe féminin.

En ce qui concerne la situation maritale, 13 patients sontcélibataires, 3 sont séparés ou divorcés, 9 sont mariés ouvivent maritalement. Les hommes sont plus souvent céliba-taires (n = 9), les femmes plus souvent mariées (n = 7).

Au niveau professionnel, au moment du geste, 11 sontactifs, 2 retraités, 7 inactifs et 5 étudiants.

2.1. Caractéristiques cliniques de la précipitation

• La hauteur de la précipitation la plus élevée de notreétude est de 28 m ; lorsque les patients se sont jetés d’unefenêtre d’ immeuble, 7 l’ont fait àpartir du 1er étage, 6 àpartir du 2e et 3 à partir du 3e étage.

• La répartition des lésions traumatiques est la suivante :C traumatisme du rachis : 13 sur 25 avec compression

médullaire dans 4 cas (dont 3 paraplégies) ;C fracture des membres inférieurs : 12 sur 25 ;C fracture du bassin : 7 sur 25 ;C fracture de côte : 6 sur 25 ;C traumatisme crâniofacial : 6 sur 25 ;C fracture des membres supérieurs : 5 sur 25.

Il n’a pas été noté de spécificité de lésions en fonction dusexe. Les lésions osseuses sont donc prédominantes en parti-culier au niveau du rachis et des membres inférieurs, ce quiindique que la réception au sol s’est fait sur les pieds et vientconforter selon Fornes [7] l’ intention suicidaire de la chute.

À noter qu’aucun de ces patients n’a présenté de lésionsviscérales.

2.2. Antécédents psychiatriques

L’étude des antécédents psychiatriques montre que 68 %(n = 17) des sujets souffraient d’une affection psychiatriquecaractérisée avant leur passage à l’acte suicidaire : 6 patientsétaient suivis pour une maladie alcoolique, 10 pour unepathologie dépressive et 1 pour une schizophrénie.

Cinq patients sur 25 avaient été hospitalisés antérieure-ment en milieu psychiatrique et 10 sur 25 recevaient dessoins pour une pathologie psychiatrique en cours : suivipsychiatrique ambulatoire (7 sur 25), traitement psychotropeprescrit par un médecin généraliste (2 sur 25) et hospitalisa-tion en psychiatrie actuelle (1 sur 25).

2.3. Prises associées de toxiques

Au-delà de l’histoire personnelle des patients et du poidsde leurs éventuels antécédents, nous avons recherché

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d’autres facteurs qui auraient pu favoriser le passage à l’actepar précipitation.

2.3.1. L’alcoolTous les patients considérés comme alcooliques chroni-

ques étaient en état d’ébriété au moment du passage à l’actesuicidaire. Au total, nous avons trouvé une alcoolémie posi-tive pour 8 patients (5 hommes et 3 femmes).

2.3.2. Les médicamentsSur les 25 patients, seules 2 patientes (âgées de 59 ans et

50 ans, dépressives chroniques) avaient pris des médica-ments avant de se précipiter (Lexomil® et Imovane®).

2.3.3. Les droguesLes drogues psychodysleptiques (cannabis, LSD, mesca-

line...) sont connues pour provoquer un trouble du jugementet une distorsion de la perception ; des précipitations ont étédécrites soit dans le cadre de fantasmes de vol et d’émanci-pation de l’apesanteur, soit dans le cadre d’un raptus suici-daire lors d’un mauvais voyage.

Aucun patient de notre étude n’a semble-t-il eu recours àce type de drogues.

Au total, 40% des patients (10 sur 25) ont associé uneprise de toxiques à la précipitation et dans 80 % (8 sur 10) deces cas, il s’agissait d’alcool.

2.4. Diagnostics psychiatriques posés après le gestesuicidaire

La répartition des diagnostics principaux, tels qu’ ils appa-raissent sur la fiche de liaison, est la suivante (Tableau 1 ) :

Les troubles de personnalité sont représentés par unefemme « émotionnellement labile » (F60.3), une femmehistrionique (F60.4), une femme et un homme ayant unepersonnalité dyssociale (F60.2).

2.5. Orientation thérapeutique des patients

Un tiers des patients ont été orientés vers le secteur psy-chiatrique privé ou public, à la sortie des services du CHU(8 sur 25). Les autres patients ont étéadressés dans un centrede rééducation (15 sur 25) et deux sont rentrés à leur domi-cile.

3. Discussion

3.1. Comparaisons épidémiologiques

Les patients de notre étude sont jeunes puisque 68 % ontmoins de 35 ans. Cette prédominance de sujets jeunes a éténotée par plusieurs auteurs [2,12].

Dans notre étude, 68 % des patients présentent des anté-cédents psychiatriques au sens large. Ce fort pourcentage serapproche de celui constaté dans les suicides par précipita-tion lors des autopsies psychologiques décrites par Bour-geois [2].

Les données de la littérature regroupant l’ensemble descas de précipitation mentionnent en général une prédomi-nance de patients psychotiques : ainsi Kontaxakis [10] atrouvé plus de psychopathologies sévères chez les patientsqui se sont précipités que chez ceux qui ont ingéré desmédicaments ; Prasad et Llyod [14] ont trouvé aussi despatients avec une psychopathologie majeure, en particulierdes maladies dépressives sévères, des schizophrénies etl’abus d’alcool. Cantor [3] a trouvé des éléments psychopa-thologiques sévères, surtout schizophréniques, parmi les pa-tients qui ont sauté de ponts. En Australie, Pounder [13] atrouvé également un taux plus important de maladies psycho-tiques chez ceux qui se sont précipités que dans les autresméthodes suicidaires. De Moore [5], comparant les tentativesde suicide par arme à feu et par précipitation, trouve plussouvent chez ceux qui se sont précipités des éléments psy-chotiques.

Au contraire, l’étude de Gunnell et Nowers [9] en Angle-terre n’a trouvéaucune différence entre les groupes de suici-dants quant à leur psychopathologie. Les résultats de notreétude sont différents puisque nous avons noté une fréquenceplus élevée des troubles de l’humeur et de la pathologiealcoolique dans les antécédents des patients.

Près d’un tiers des patients de notre étude souffraientd’une pathologie alcoolique associée avec alcoolémie posi-tive au moment de la précipitation. En dehors des étudesgénérales sur les tentatives de suicide, nous n’avons pastrouvé de travaux spécifiques sur les liens entre la précipita-tion et l’alcoolisation.

3.2. Discussion psychopathologique

Plusieurs hypothèses peuvent être avancées pour résoudrela question du choix du mode suicidaire.

3.2.1. L’accessibilitéPar l’absence de barrières de protection sur les ponts, sur

certains monuments élevés et sur les fenêtres des immeubles,la précipitation ne nécessite aucun préparatif particulier ; elleest donc « à la portée de tout le monde », ce qui n’est pasforcément le cas pour d’autres méthodes (acquisition d’unearme à feu, de médicaments...). Comparant précipitation etutilisation d’une arme à feu, De Moore et Robertson [5]indiquent que l’état mental est une variable additionnelle etimportante dans le choix de la méthode : pour ces auteurs, le

Tableau 1

Diagnostics Hommes Femmes TotalSchizophrénie 4 0 4Troubles de l’humeur 2 5 7Troubles de la personnalité 1 3 4Anorexie mentale 0 1 1Alcoolisme chronique 4 2 6Troubles non précisés 1 2 3Total 12 13 25

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premier argument est que les patients psychotiques ont peut-être une pensée trop chaotique pour s’organiser et obtenir unearme à feu ; le second argument est que l’on trouve plussouvent d’antécédents de violence, de comportements anti-sociaux chez les patients qui ont vécu dans un mauvaisenvironnement éducatif, les exposant à plus de violence et àl’utilisation d’arme à feu, ce qui n’est pas la configurationhabituelle des schizophrènes.

3.2.2. La dimension socioculturelleCe sont les Asiatiques (en particulier les Japonais) qui se

suicident plus souvent par précipitation (et par arme blan-che), les Maghrébins utilisent plutôt les caustiques, les Fran-çais la pendaison, les Américains les armes à feu.

3.2.3. La dimension symboliqueElle peut être liée au monument ou au site, qui peuvent

constituer un « attrait » représentatif pour certains suicidants.Ces facteurs interviennent probablement dans un choix

qui répond d’abord à la problématique du suicidant : s’ infli-ger une souffrance physique, chercher au contraire à l’éviter,préserver ou au contraire attaquer violemment l’ intégritéphysique sont autant de soubassements conscients ou incons-cients qui jouent un rôle fondamental. Il est probable qu’unsuicidant ne cherche pas toujours à recourir à la méthode laplus efficace « objectivement », mais plutôt à la méthode quile représente le mieux dans son histoire personnelle et sonaboutissement suicidaire. Que peut-on dire à propos de laprécipitation, où la notion de chute paraît fondamentale ?

4. La précipitation

4.1. D’un point de vue anthropologique

La précipitation renvoie selon Durand [6] au premierchangement de position brutale imposé àla naissance ; pourcet auteur, la chute constituerait « une expérience doulou-reuse fondamentale » représentant pour la conscience « lacomposante dynamique de toute représentation du mouve-ment et de la temporalité »; la chute condense et résume lesaspects redoutables du temps : « Elle nous fait connaître letemps foudroyant. »

4.2. D’un point de vue phénoménologique

Bota [1], traitant des rapports entre l’ image du corps et lesconduites suicidaires, tente de déterminer ce qui est mis enscène à travers la dramatisation du rapport du sujet à lui-même et àson propre corps. Pour lui, il semble y avoir dans ladéfenestration « une disparition de la double polarité desmurs de la pièce qui, de simple limite définissant l’espace dededans et l’espace de dehors, deviennent des barrières infran-chissables, à l’ intérieur desquelles le sujet vit une véritablepanique claustrophobique » ; l’extérieur de la fenêtre pourraitalors être la solution face à l’éclatement du corps ressenti par

le patient, ce pourrait être une angoisse massive de déréalisa-tion avec appel incoercible vers un « trou ».

Rousselot [16] décrit la précipitation comme un jaillisse-ment en toute-puissance du corps dans l’espace. À l’ instardes modifications de ce dernier, le corps se disloque et vientparticiper au vide qui l’accompagne. Mais la précipitation estaussi un engagement dynamique, conquête corporelle parlaquelle le sujet se réunit et se re-mobilise, expérimente laprofondeur et l’ascension. Il considère que la précipitationest une recherche de la mort dans le jeu corporel paroxysti-que qu’ il décompose en plusieurs phases : croissance del’attention, décharge brutale, suspension du temps et réalisa-tion purement motrice.

Bourgeois [2] distingue deux temps dans la défenestra-tion :

• une période ascensionnelle, affranchissement de la pe-santeur et saut dans le vide ;

• une phase de chute avec retour àla terre pouvant traduireun réel désir de mort.

Pour cet auteur, ce qui est en bas compte sans doute autantque l’acte en lui-même, en particulier lorsqu’ il s’agit d’eau,car il y a peut-être làune illusion ou un espoir que la chute nesera pas mortelle.

Pommereau [12] dégage un certain nombre de caractéris-tiques phénoménologiques communes retrouvées fréquem-ment dans les tentatives de suicide par précipitation : l’ab-sence fréquente de préméditation de l’acte, « une ambianceparticulière » lors du passage à l’acte où prédomine la déper-sonnalisation, la notion d’acte « plein », d’acte vrai où lecorps entier se mobilise du dedans vers le dehors, matériali-sant le franchissement, donc la transgression implicitementexprimée dans tout passage à l’acte.

4.3. D’un point de vue psychanalytique

Freud a abordé le problème de la précipitation dans unarticle traitant de l’homosexualité féminine [8]. Le cas clini-que est celui d’une jeune fille de 18 ans affichant publique-ment son homosexualité par dépit et défi inconscient enversson père ; lors d’une promenade, elle rencontre son père quila foudroie du regard, lui exprimant colère et mépris ; l’amie,soucieuse de ne pas courroucer davantage le père, met finimmédiatement à leur relation. Aussitôt la jeune fille en-jambe le parapet et se jette sur la voie de chemin de ferdésaffectée, située en contrebas.

L’ interprétation de Freud est que cette jeune fille réalisemétaphoriquement le désir d’avoir un enfant de son père(polysémie du mot allemand niederkommen, signifiant à lafois mettre bas, accoucher et tomber). L’acte suicidaire estl’accomplissement de ce désir inconscient, infantile et inces-tueux. En même temps, la jeune fille s’auto-punit de son désiren s’ infligeant elle-même la chute, elle assouvit sa hainecontre le père et ses désirs de mort envers la mère.

Reprenant l’observation de Freud, J. Lacan [11] a vu dansl’acte de « laisser tomber » la marque de la faillite dudiscours : l’acte signe alors le point où il n’y a plus de parolepossible, plus d’adresse à l’Autre, où il n’y a plus que cet

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instant où le sujet, arrivéau bout de son «désêtre », choit et serencontre enfin, dans sa chute même, avec lui-même dans lamort. Selon Lacan, ce « se laisser tomber » est le corrélatessentiel de tout passage à l’acte.

Le caractère scopique de l’exemple de Freud situe latentative de suicide par précipitation dans le registre spécu-laire qui traduit selon Pommereau [12] une problématiquenarcissique : à partir de la notion du stade de miroir et laproblématique du double, la tentative de suicide par précipi-tation traduit une faillite de l’ identité : « Brisé dans sonidentité, exécutant au pied de la lettre une ultime tentative devicariance de l’ image de soi, le suicidant par précipitationserait celui qui se jette à corps perdu à travers le miroir,brisant à la fois son image et son double et du même couptoute perspective directive du corps et de l’esprit, de l’exté-rieur et de l’ intérieur, de l’amour et de la haine, du conscientet de l’ inconscient. »

Rachlin (cité par Rousselot) [16] qualifie les suicides parprécipitation de counter symbiotic suicid dont la finalitéserait d’anéantir le rapproché érotique ou fusionnel à l’objetd’attachement parental, oscillant entre l’amour, la dévorationet le rejet. La précipitation serait une façon de détruire cettesymbolique de spatialisation du rapport du sujet à l’objetd’attachement.

On retrouve ces questions chez J.F. Solal [17] qui effectueun commentaire sur un tableau de Balthus intitulé «Fenêtre »(1933) qui représente une adolescente effrayée, assise sur lerebord d’une fenêtre : « Elle peut fuir les contraintes pulsion-nelles nouvelles, mais aussi chercher une sortie de l’enfancevers le monde des adultes [...] elle peut aussi fuir la contrainted’un désir qui n’est pas le sien. Dans les trois cas de figure,l’adolescente ne cherche pas la mort mais une issue àune viemenacée [...] elle se tient dans l’entre-deux, entre deux mena-ces, l’une interne l’autre externe. » La fenêtre apparaît alorscomme « un espace libre laissé dans un acte ».

5. Conclusions

Au cours de notre étude, nous avons été frappés par larécurrence de l’amnésie de l’acte suicidaire, même en l’ab-sence de traumatisme crânien ou d’alcoolisation associée.L’analyse de l’histoire des patients nous conduit àpenser quec’est un trouble fondamental de l’ identité et que l’angoissequi en découle est à la base de ce mode suicidaire.

Nous entendons le terme « identité » dans le sens deRacamier [15] lorsqu’ il a proposé le terme de « personna-tion », signifiant la permanence de soi ressentie par le sujetlui-même. Le corps est le lieu privilégiéoù s’ inscrit l’ identitéde l’ individu dans sa singularité. Il apparaît comme un sup-port essentiel dans la double articulation qui le lie d’une partau sujet qui le ressent comme sien, d’autre part àautrui qui lereconnaît comme représentant l’ individu.

Le geste suicidaire surviendrait en réponse à l’ irruptiond’une représentation de soi inacceptable, davantage dans lesens de l’étrangeté (vécu de non-moi) que dans le sens del’ insatisfaction (vécu de l’écart entre moi idéal et moi).

Selon Aronoff (citépar Degiovanni) [4], la rupture du lienau corps vient sauvegarder la possibilitéd’une identitéqui seformule dans le paradoxe : « Je suis en n’étant pas. »Le corpsest « lâché », le moi le « laisse tomber » en tant que représen-tant d’une identité refusée. Il jette son corps par-dessus bordcomme on jette un passager clandestin surpris sur un bateau.Des suicidants décrivent parfois cette représentation de leurcorps écrasé par terre, représentation consciente qui s’ im-pose juste avant le passage à l’acte.

Il nous paraît possible de soutenir que c’est la capacitéauclivage avec le corps entier qui rend possible ce type depassage à l’acte. Si le sujet gardait un « morceau » de soncorps représenté psychiquement, il ne pourrait pas le « jeterdans le vide » et il utiliserait d’autres moyens suicidaires.Cette hypothèse psychodynamique permet de comprendreque différents diagnostics psychiatriques aient été posés,dans notre étude comme dans d’autres publications :

• dans l’épisode dépressif majeur, le corps peut être réduità un déchet dont il faut entièrement se débarrasser ;

• dans la schizophrénie, la dissociation psychique permetun clivage massif et c’est probablement pour cette raisonqu’ il est classique de dire que les suicides par précipita-tion sont le fait des psychotiques (ce que notre étudeconteste) ;

• dans les troubles de personnalité ou les névroses, leclivage avec le corps entier est rare, mais non impossi-ble, face à des situations qui rendent véritablement in-supportable l’ image de soi ou lors de situations fragili-sant l’organisation du Moi telles qu’une prise d’alcoolou de drogues ;

• dans l’alcoolisme, la problématique narcissique est évi-demment présente, l’effet désinhibiteur du produitjouant sûrement un rôle facilitateur.

Enfin, que penser du recours à ce moyen suicidaire dès lepremier acte ? Cette question épidémiologique et psychopa-thologique est beaucoup plus difficile à résoudre. En effet, siles caractéristiques que nous avons décrites peuvent en elles-mêmes y répondre (premier épisode mélancolique, dissocia-tion débutante ou première alcoolisation aiguë), force est deconstater que la majoritédes patients étaient déjàconsidéréscomme malades puisque déjà suivis par un psychiatre. Ilapparaît donc plus plausible de penser que la précipitation estsurvenue au cours d’un mouvement psychique insupporta-ble, lié lui-même à un événement de vie ou à une situationrelationnelle. L’étude rétrospective, sur dossiers, ne permetpas d’étayer ces dernières hypothèses.

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