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HAL Id: tel-01315023 https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-01315023 Submitted on 12 May 2016 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La question du divin dans la philosophie aristotélicienne Fabienne Baghdassarian To cite this version: Fabienne Baghdassarian. La question du divin dans la philosophie aristotélicienne. Philosophie. Université Jean Moulin – Lyon III, 2011. Français. tel-01315023

La question du divin dans la philosophie aristotélicienne

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La question du divin dans la philosophie aristotélicienneSubmitted on 12 May 2016
HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers.
L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés.
La question du divin dans la philosophie aristotélicienne Fabienne Baghdassarian
To cite this version: Fabienne Baghdassarian. La question du divin dans la philosophie aristotélicienne. Philosophie. Université Jean Moulin – Lyon III, 2011. Français. tel-01315023
La question du divin dans la philosophie aristotélicienne
Thèse soutenue le 20 octobre 2011, à 14h, à l’Université Jean Moulin – Lyon III
Sous la codirection de : M. Jean-Joël DUHOT, Maître de Conférence à l’Université Lyon III et
M. Gilbert ROMEYER DHERBEY, Professeur émérite à l’Université Paris IV
Jury composé de : M. Jean-Joël DUHOT, Maître de Conférence à l’Université Lyon III M. Pierre-Marie MOREL, Professeur à l’École Normale Supérieure – Lyon M. Carlo NATALI, Professeur à l’Università Ca’ Foscari Venezia M. Marwan RASHED, Professeur à l’École Normale Supérieure – Ulm M. Gilbert ROMEYER DHERBEY, Professeur émérite à l’Université Paris IV
II
REMERCIEMENTS
Ce travail a bénéficié du savoir et des encouragements que beaucoup lui ont prodigués. Qu’ils trouvent ici le témoignage de ma très sincère reconnaissance.
En premier lieu, je tiens à exprimer toute ma gratitude à MM. Jean-Joël DUHOT et Gilbert ROMEYER DHERBEY, pour avoir accepté la direction conjointe de cette thèse, pour en avoir suivi l’élaboration avec une grande disponibilité et une bienveillance constante, pour l’avoir toujours enrichie de leur exigence intellectuelle et de leurs observations.
Mes remerciements sincères vont également aux membres du jury, MM. les Professeurs Pierre-Marie MOREL, Carlo NATALI et Marwan RASHED, pour l’attention qu’ils ont prêtée à mon travail.
Je suis également redevable à MM. les Professeurs Jonathan BARNES, André LAKS et Francis WOLFF de m’avoir accueillie dans leur séminaire destiné aux doctorants en philosophie ancienne et de m’avoir ainsi permis d’exposer certains de mes travaux qui ont très certainement bénéficié de leurs conseils.
Je remercie aussi vivement Matthieu CAMPBELL et M. le Maître de Conférence Pascal LUCCIONI, pour avoir tous deux accepté de relire plusieurs passages de ce travail et pour l’avoir éclairé de leurs précieuses remarques.
Je dois encore dire toute ma reconnaissance et mon affection à ma sœur et à mes parents, dont la confiance m’honore, ainsi qu’à Valentine REYNAUD, Benoît GIDE, Guillaume CARRON, Élise PAVY et Simon CALENGE, ces amis qui ont fait preuve d’écoute et de soutien.
Enfin, mes remerciements vont à Lionel DUMARTY qui a sacrifié un été, un bel été, à revoir l’intégralité de mes traductions, et dont la patience et l’affection m’ont accompagnée pendant ces années de recherche. Lui en dédier le résultat n’épuise pas ma dette.
III
SOMMAIRE
AVERTISSEMENT IV
INTRODUCTION V
PREMIÈRE PARTIE : LE TRAITEMENT DU DIVIN PAR LA SCIENCE PHYSIQUE 1
CHAPITRE I : La démonstration de l’existence d’un premier moteur par la science physique 3 CHAPITRE II : La théologie astrale et son ancrage dans la science physique 93 CHAPITRE III : La concurrence entre deux sciences physiques 154
DEUXIÈME PARTIE : L'EXAMEN OUSIOLOGIQUE DU PRINCIPE 232 CHAPITRE IV : Le fondement absolu – La doctrine de l’acte pur. 234 CHAPITRE V : L’identification du principe au Bien 295 CHAPITRE VI : La causalité finale du Premier Moteur : raisons de douter, raisons de croire 373 CHAPITRE VII : Le nombre des substances immobiles – Les mathématiques discréditées 470 CHAPITRE VIII : La διαγωγ divine 540
TROISIÈME PARTIE : DE LA PHILOSOPHIE À LA THÉOLOGIE 658
CONCLUSION 690
BIBLIOGRAPHIE 716
IV
Avertissement
Sauf mention contraire, les traductions des commentateurs anciens et toutes celles d’Aristote nous sont imputables, à l’exception, toutefois, des citations issues du De Cœlo et du De Generatione et Corruptione, pour lesquelles nous reprenons respectivement la traduction de P. Moraux (Paris, Belles Lettres, 1965) et celle de M. Rashed (Paris, Belles Lettres, 2005). La source de la traduction utilisée pour les autres auteurs cités est mentionnée en note, lors de la première occurrence de l’ouvrage concerné.
V
INTRODUCTION
« Y a-t-il une théologie d’Aristote ? »1 La question a de quoi surprendre. Elle paraît ignorer les témoignages nombreux et sans appel que l’histoire de la philosophie, la tradition des études aristotéliciennes et Aristote lui-même semblent apporter en faveur d’une telle science. Comment douter de son existence, en effet, quand la conception aristotélicienne du dieu est l’une des références philosophiques privilégiées de la tradition théologique médiévale, et thomiste au premier chef ; quand on y voit, tour à tour, l’origine de postures théologiques diverses, telles que l’onto-théologie ou la théologie négative2 ; quand une quantité considérable de commentaires et de monographies s’attache, depuis la fin de l’antiquité, à discuter la nature du dieu aristotélicien, sa transcendance ou son immanence, les voies de sa causalité, l’objet de ses pensées ; enfin quand Aristote lui- même évoque l’existence d’une φιλοσοφα περ τ θεα3 ou qu’il formule explicitement le projet d’une πιστμη θεολογικ4 ?
Étonnante, légèrement provocatrice, cette question n’est pourtant pas absurde5. Poser la question du divin chez Aristote, en effet, ce semble être autre chose que de 1 Nous reprenons ici le titre fort à propos d’un article d’E. Berti (2006, pp. 55-71). 2 P. Aubenque, 1962, p. 488. 3 De partibus animalium, I, 5, 645a4. 4 Métaphysique, E, 1, 1026a19. 5 Disons d’emblée que, à la différence de R. Bodéüs, nous n’entendons pas par là remettre en cause la
possibilité scientifique d’une telle discipline (1992, pp. 118 ; 169-182), ni la divinité véritable des êtres dont on estime ordinairement qu’Aristote les tient pour des dieux – les astres et les substances immobiles (1992, pp. 1-61 ; 76-112). Selon R. Bodéüs, il ne peut exister, chez Aristote, de théologie scientifique, puisque toute science part des données empiriques, et que les dieux ne se donnent jamais à observer. Toute réflexion théologique serait donc, chez Aristote, de nature essentiellement dialectique : elle se fonderait sur les opinions philosophiques et populaires en la matière. Cette analyse paraît excessive. Elle semble ignorer que ni la connaissance, ni la science, ne se résument à l’expérience sensible. Que dire, sinon, de la science des substances immobiles, en Métaphysique Λ ? En outre, l’analyse de R. Bodéüs fait l’hypothèse qu’Aristote ne reconnaîtrait pas d’autres dieux que ceux de la tradition, tandis que ce serait par analogie uniquement avec les dieux traditionnels que les réalités astrales et immobiles seraient qualifiées de divines. Cette hypothèse repose sur la volonté de réconcilier les allusions multiples d’Aristote aux dieux traditionnels, d’une part, et son discours philosophique et technique sur le Premier
Introduction
VI
s’intéresser à la conception aristotélicienne du divin. Dans ce dernier cas, l’intérêt paraît devoir se porter presque exclusivement sur les doctrines et les concepts qui permettent de décrire la nature et les activités de ces êtres qu’Aristote tient pour des dieux. Dans le premier cas, en revanche, il semble qu’il faille également prêter attention à l’environnement problématique de ces doctrines. Il ne s’agit pas simplement de déterminer le contenu d’une théorie, ni d’apprécier la richesse conceptuelle d’une position philosophique, qu’on envisagerait pour elle-même. Il s’agit au contraire de la replacer dans son contexte d’énonciation, de suivre le fil qui la relie à la problématique qui l’a vu naître. En somme, poser la question du divin chez Aristote, c’est déterminer à quelle question la conception aristotélicienne du divin doit pouvoir répondre. La littérature secondaire se consacre moins abondamment à ce problème qu’au premier, au sujet duquel les recherches ne manquent pas, qui s’interrogent sur la signification exacte des remarques ou des doctrines qu’Aristote développe pour décrire les réalités divines et le Premier Moteur Immobile, en tout premier lieu. Bien sûr, pareille étude implique souvent de discerner la logique conceptuelle ou problématique à laquelle les textes répondent. Ce discernement, cependant, est souvent circonstancié ou sporadique. Il accompagne une étude qui ne s’y résume pas, de sorte que les environnements problématiques des différents textes qui traitent du divin ne sont pas reliés entre eux, ni comparés les uns aux autres, de sorte également que la conception aristotélicienne du divin demeure, in fine, une réponse qui peut faire question, mais dont on ne voit pas à quelle question elle répond.
Discours théologique et discours sur le divin.
À cet égard, l’attitude la plus simple, ou la plus naturelle, voudrait qu’on rattachât une théorie philosophique à un questionnement sur l’objet que cette théorie éclaire. Dans le cas du divin, cela signifierait qu’une théorie théologique répondrait à un questionnement théologique également, à une théologie. Néanmoins, si l’on entend par « théologie », un corps organisé et cohérent de doctrines rationnelles dévolues à l’élucidation de la nature divine1 considérée comme telle, alors c’est en vain qu’on en cherchera une version aristotélicienne originale ni même pleinement constituée. Qu’impliquerait, en effet, que la conception aristotélicienne du divin s’intégrât à une
Moteur et les astres, de l’autre. R. Bodéüs regrette, en effet, que l’on sacrifie ordinairement les premières au second. Toutefois, plutôt que de les réconcilier, son analyse le conduit en réalité au sacrifice inverse, qui n’est pas moins excessif que le premier. Il n’y a pas à douter que les astres et les substances immobiles sont des dieux et l’hypothèse d’une divinité par analogie semble trop faible pour rendre compte des textes. Elle fait l’objet d’une critique circonstanciée dans le corps de ce travail.
1 Nous nous référons ici à la définition liminaire que C. Natali (1974, p. 12) et S. Broadie (1999, p. 205) donnent de la théologie telle que nous l’entendons aujourd’hui.
Introduction
VII
théologie ? De quels éléments devrions-nous alors pouvoir discerner la présence, dans les textes ?
On répondra sans difficulté qu’une définition technique, précise et personnelle de la nature du dieu est un indice sûr de l’existence d’un questionnement théologique. Bien sûr, Aristote dispose d’une définition ferme et constante de la divinité. Est un dieu, à ses yeux, tout être vivant éternel et bienheureux :
« Or, nous disons bien que le dieu est un être vivant éternel et parfait »1
L’immortalité ou l’éternité et la félicité2 sont pour lui des marques sûres de la divinité. Cette définition liminaire, cependant, appelle immédiatement deux remarques. La première notera le caractère extrêmement conventionnel de l’entente aristotélicienne du divin. Rattacher la divinité à l’immortalité et à la félicité n’a rien d’original, ni même de proprement philosophique. Aristote reconduit en fait, à cet égard, la définition traditionnelle et populaire du divin, qui situe toujours les dieux au-dessus de l’ordre corruptible et humain3. Il peut certes arriver que la caractérisation de la nature divine se fasse plus précise. Aristote peut en traduire l’immortalité en termes d’éternité4. Il peut aussi en formuler l’excellence, en s’opposant à la crainte populaire de l’ ρις5. Il peut insister sur son entière perfection6 ou en énoncer la nature céleste7 ou noétique1. En 1 Métaphysique, Λ, 7, 1072b28 : φαμν δ τν θεν εναι ζον διον ριστον. 2 Ethica Nicomachea, X, 8, 1178b8-9 : « Car nous sommes d’avis que les dieux sont bienheureux et
heureux au plus haut point. » / τος θεος γρ μλιστα πειλφαμεν μακαρους κα εδαμονας εναι. Sans prétendre à l’exhaustivité, on peut encore citer l’Ethica Nicomachea, I, 12, 1101b23-24 : « En effet, nous proclamons la félicité et le bonheur des dieux » / τος τε γρ θεος μακαρζομεν κα εδαιμονζομεν ou la Politique, VII, 1, 1323b23-24 : « pour ceux qui prennent le dieu comme témoin, lui qui est heureux et bienheureux » / μρτυρι τ θε χρωμνοις, ς εδαμων μν στι κα μακριος.
3 En atteste cette autre remarque qui insiste sur la primauté divine : « il est nécessaire que le divin soit immuable dans sa totalité, lui qui est premier et suprême. » / τ θεον μετβλητον ναγκαον εναι πν τ πρτον κα κρτατον· (De Cœlo, I, 9, 279a32-33).
4 De Cœlo, II, 3, 286a9 : « Or, l’acte de Dieu, c’est l’immortalité, c'est-à-dire la vie éternelle. » / Θεο δ νργεια θανασα τοτο δστ ζω διος (texte et traduction par P. Moraux, Paris, Belles Lettres, 1965).
5 Métaphysique, A, 2, 983a2 : « mais il n’est pas possible que le divin soit jaloux » / λλ' οτε τ θεον φθονερν νδχεται εναι.
6 De Philosophia, fragment 16 (Simplicius, In de caelo, 288, 29-289, 15) : « Donc, puisque, dans les êtres, une chose est meilleure qu’une autre, il y a donc aussi quelque chose de parfait qui serait le divin. » / πε ον στν ν τος οσιν λλο λλου βλτιον, στιν ρα τι κα ριστον, περ εη ν τ θεον. Citons aussi cette remarque, faite en passant, dans l’Ethica Nicomachea, IX, 4, 1166a21-22 : « car le dieu possède déjà le bien » / χει γρ κα νν θες τγαθν.
7 De Cœlo, II, 1, 284a11-14 : « Les anciens ont assigné aux dieux le ciel et le lieu d’en-haut, parce qu’ils le considéraient comme seul immortel. Le présent exposé atteste qu’il est incorruptible et inengendré, qu’il est, en outre, à l’abri de tous les ennuis liés à la condition mortelle… » / Τν δ’ ορανν κα τν νω τπον ο μν ρχαοι τος θεος πνειμαν ς ντα μνον θνατον δ νν μαρτυρε λγος ς φθαρτος κα γνητος, τι δ παθς πσης θνητς δυσχερεας στν...
Introduction
VIII
chacune de ces remarques, néanmoins, il se conforme encore à la tradition théologique, philosophique cette fois-ci, et plus particulièrement platonicienne, qui lie indissolublement l’ordre du divin à celui de l’intelligible. En somme, qu’il s’agisse du fondement minimal de la divinité – la vie, l’éternité et la félicité – ou bien de l’identité de ces réalités qu’Aristote reconnaît être des dieux – les astres et les intelligences séparées – la part d’innovation du discours aristotélicien semble réduite, voire inexistante. Au mieux, peut- on dire, en suivant les démonstrations de B. Botter2, que la conceptualisation aristotélicienne du divin s’appuie sur le principe argumentatif du « μλιστα »3, raisonnement par lequel Aristote exhausse au superlatif les qualités positives des êtres corruptibles. Celui-ci, cependant, ne va guère au-delà ; il ne procède ni à un renouvellement, ni à une refonte, des concepts théologiques ordinaires. Il n’y a pas, chez lui, de définition théologique explicite plus précise que celle-ci : le dieu, ou le divin, est par nature un être éternel et excellent, de sorte que n’importe quel être excellent et éternel mérite, à ce titre, le qualificatif de divin.
Une seconde remarque soulignera que cette définition liminaire du divin repose sur une indistinction fondamentale, non pas en ce qu’elle rendrait floues les frontières de la divinité, mais plutôt en ce que, à l’intérieur de cette sphère de la divinité, elle ne permet de procéder à aucune discrimination théologique bien nette. Ainsi que le souligne C. Natali4, il n’y a guère de différence, chez Aristote, entre le divin et le dieu, entre θεον et θες. Pour Aristote, comme pour Platon5, et conformément, du reste, à la signification ordinaire du terme6, la divinité est d’abord une question de classe, non pas d’individualité7. Elle désigne prioritairement un type d’êtres, celui qui coiffe la hiérarchie des réalités, et non des individus singuliers, encore moins des personnes. C’est pourquoi, chez Aristote, des êtres étonnamment divers, corporels et en mouvement pour les uns, sans grandeur et immobiles pour les autres, peuvent tous et sans contradiction être décrits comme des dieux. La divinité répond ici à une logique attributive, plutôt que définitionnelle. Elle ne dit pas l’essence des astres ni des moteurs immobiles, mais leur commune appartenance à
1 Ethica Nicomachea, X, 8, 1178b21-22 : « De sorte que l’activité du dieu, laquelle se distingue par sa
félicité, sera théorétique. » / στε το θεο νργεια, μακαριτητι διαφρουσα, θεωρητικ ν εη. 2 B. Botter, 2005, p. 30. 3 La citation de l’Ethica Nicomachea, X, 8, 1178b8-9 en est un exemple. 4 C. Natali, 1974, p. 37. 5 Cf. U. von Wilamowitz, 1920, p. 348 ; G. A. Grube, 1935, p. 150. 6 W. K. C. Guthrie, 1965, p. 257 et G. Watson, 1970, p. 56. 7 C’est ce constat qu’exprime B. Botter (2005, p. 30), lorsqu’elle explique que θες indique une modalité
de l’être, plutôt qu’une substance individuelle. Toutefois, la formule est assez ambiguë, puisqu’il n’est pas de dieu, pour Aristote, qui ne soit une substance et qu’une substance, à ses yeux, est toujours d’abord individuelle.
Introduction
IX
une classe d’êtres supérieurs et immortels. Si, à l’égard du corruptible, elle est pour eux un motif de séparation, elle n’est certainement pas, en revanche, un outil de définition, qui permette de les différencier les uns des autres en vertu de leur nature. C’est là l’objet d’autres questionnements.
Il semblerait, néanmoins, qu’on pût adresser deux objections à cette analyse. À un premier égard, en effet, on pourrait fort bien s’étonner qu’on soulignât ainsi le faible niveau d’élaboration conceptuelle de la définition aristotélicienne du divin, quand, le corpus développe, au contraire, pour décrire les dieux, quantité de concepts techniques, originaux et coordonnés entre eux. La théologie astrale aristotélicienne, par exemple, ne s’adosse-t-elle pas à l’analyse rigoureuse de la rotation1, laquelle repose à son tour sur la formulation d’une doctrine inédite, celle de la quintessence2 ? Par le fondement érotique3 qui la relie à l’étude des dieux incorporels, ne témoigne-t-elle pas qu’elle s’intègre à un ensemble plus vaste, dans lequel les doctrines s’articulent entre elles ? Quant à la théorie du moteur immobile, ne s’appuie-t-elle pas sur des modalités conceptuelles précises et proprement aristotéliciennes : l’immobilité et la transcendance du principe4, sa pure actualité5 et sa perfection6, son intelligibilité7 qui se double d’une auto-intellection8 ? Ces concepts, enfin, n’approfondissent-ils pas tous les représentations théologiques traditionnelles, en montrant comment concevoir l’éternité, l’excellence et le bonheur, en précisant à quelles conditions ou à quelles logiques ces qualités théologiques répondent ? Tout cela est indéniable ; nous n’envisageons pas de le nier. Précisons toutefois qu’il ne suffit pas, pour parler de théologie, au sens où nous l’entendons, que les concepts qui servent à décrire les dieux présentent un fort niveau d’élaboration. Il faut encore que ce soit dans ce but, décrire les dieux, qu’ils aient été si finement élaborés. Or il ne semble pas que ce soit le cas. Il est trois ensembles de textes dans lesquels Aristote place ces concepts au centre de son discours : De Cœlo, I-II ; Physique, VII-VIII et Métaphysique Λ9. Cela ne
1 De Cœlo, I, 2-4 ; Physique, VIII, 7-9. 2 De Cœlo, I, 2-4. 3 Métaphysique, Λ, 7, 1072b1-4. 4 Physique, VIII, 5, 258b4. 5 Métaphysique, Λ, 6, 1071b12-22. 6 Ibidem, Λ, 7, 1072a25-b1. 7 Ibidem. 8 Ibidem, 1072b14-30 ; Λ, 9. 9 Cela ne signifie pas que nous circonscrivons notre étude à ces trois traités. Ils sont, à nos yeux, les
témoins les plus remarquables du questionnement aristotélicien sur les dieux. Ils n’en sont toutefois pas les seuls. Notre travail s’appuiera donc sur une considération exhaustive des développements aristotéliciens sur la question, à deux exceptions près : le livre K de la Métaphysique, d’une part, les Magna moralia, de l’autre. L’authenticité de ces deux textes, en effet, est hautement controversée.
Introduction
X
signifie pas qu’il n’y ait que trois textes dans lesquels Aristote les mobilise. Cela signifie, en revanche, qu’il ne se trouve que trois textes dans lesquels il les convoque en réponse à un questionnement central. Aucun d’entre eux, cependant, ne développe une problématique théologique. Entendons par là qu’Aristote ne s’interroge pas alors sur la nature du divin en lui-même, mais sur la nature d’un être dont l’étude montre, in fine, qu’il est un dieu, en raison des qualités que l’enquête philosophique lui a attribuées. C’est ainsi l’étude physique, et non pas théologique, des corps élémentaires1 qui conduit, dans le De Cœlo, à l’élaboration de la doctrine de la quintessence, dont les propriétés rotatives naturelles justifient que les astres soient des dieux immortels, délivrés des soucis de l’humaine condition2. C’est encore l’examen physique de l’éternité du mouvement3 qui engage à prouver, en Physique VIII, l’existence d’un Premier Moteur Immobile, c’est-à- dire d’un être immuable et transcendant. Enfin, c’est l’analyse des οσαι et de leurs principes4 qui induit, en Métaphysique Λ, l’étude de la nature de ce Premier Moteur. Chacun de ces textes traite d’êtres divins, sans toutefois s’articuler, en première intention, autour d’une réflexion sur leur nature divine. La problématique théologique n’est donc ni centrale ni première dans la majeure partie des textes sur le divin. Aussi faut-il apprendre à se défier de cette tendance de l’interprète à autonomiser son objet d’étude, à croire qu’il engendre lui-même le questionnement auquel il répond. L’objet d’un discours, en réalité, peut se distinguer de sa motivation ou de son contexte d’énonciation : traiter des réalités divines n’est pas nécessairement développer une analyse théologique, de sorte que l’élucidation de la nature de ces êtres qui sont des dieux peut constituer, à nos yeux, une conception théologique, sans pour autant s’ordonner à un discours théologique.
Remarquons cependant que l’exclusion de Métaphysique, K ne nous prive guère, puisqu’il ne s’agit là que d’une redite de ce qu’on trouve ailleurs, dans des formes moins condensées. Quant aux motifs de l’exclusion des Magna moralia, elle tient essentiellement à la circonspection que son auteur manifeste à l’endroit de la thèse de Métaphysique, Λ, 9. Nous nous en expliquons plus loin, au chapitre VIII, p. 655, n. 2.
1 De Cœlo, I, 2, 268b13-14 : « Nous allons parler maintenant de ses [l’univers] parties spécifiquement distinctes… » / περ δ τν κατ' εδος ατο μορων νν λγωμεν.
2 Ibidem, II, 1, 284a11-18. 3 Physique, VIII, 1, 250b11-15 : « Est-ce que le mouvement a été engendré à un certain moment, alors
qu’il n’existait pas auparavant et, inversement, est-ce qu’il est détruit de sorte que rien n’est mû, ou bien est-ce qu’il n’est ni engendré ni détruit, mais qu’il a toujours existé et que toujours il existera et que cela, immortel et sans trêve, appartient aux êtres, étant comme une vie pour tous les êtres constitués par nature ? » / Πτερον γγον ποτε κνησις οκ οσα πρτερον, κα φθερεται πλιν οτως στε κινεσθαι μηδν, οτ' γνετο οτε φθερεται, λλ' ε ν κα ε σται, κα τοτ' θνατον κα παυστον πρχει τος οσιν, οον ζω τις οσα τος φσει συνεστσι πσιν;
4 Métaphysique, Λ, 1, 1069a18-19 : « Cette étude porte sur les substances, car ce sont les substances dont on recherche les principes et les causes. » / Περ τς οσας θεωρα· τν γρ οσιν α ρχα κα τ ατια ζητονται.
Introduction
XI
Il existe encore une seconde raison de revaloriser l’hypothèse d’une théologie aristotélicienne. Aristote lui-même ne mentionne-t-il pas l’existence d’une science des dieux ? Peut-être l’évocation, dans le De partibus animalium1, d’une φιλοσοφα περ τ θεα n’est-elle pas particulièrement problématique. Elle ne dément pas, en tout cas, la distinction qui précède entre l’objet d’un discours et son contexte d’énonciation. Elle s’y subordonne au contraire : la philosophie des êtres divins n’est pas encore une philosophie de leur divinité. Elle peut fort bien mener l’étude de certaines réalités, toutes membres de la classe divine, sans relever d’une recherche théologiquement motivée. C’est en tout cas ce que semble confirmer le contexte du passage, puisqu’Aristote, par cette formule, ne vise pas la science de l’ensemble des réalités divines, mais de certaines uniquement – les astres, en l’occurrence2. Par son manque d’exhaustivité, la φιλοσοφα περ τ θεα témoigne de ce qu’elle ne questionne pas tant le concept de divinité que la nature de certains êtres divins. Nettement plus embarrassante, en revanche, est la formulation, en Métaphysique, E, 1, du projet de constituer une science théologique, une πιστμη θεολογικ. N’est-ce pas là le signe que le questionnement théologique est au cœur des préoccupations aristotéliciennes ? N’est-ce pas l’indice que les différents éclaircissements que le corpus livre sur les dieux s’ordonnent originellement à l’ambition de questionner la nature divine en elle-même ?
Ce problème d’interprétation est tout à fait indépendant du point le plus communément débattu au sujet de ce chapitre de la Métaphysique, lequel touche la question de savoir s’il est vraiment légitime, tant d’un point de vue conceptuel que philologique3, de lire la reconduction, qu’Aristote semble y exprimer, de la science de l’être en tant qu’être vers la science des seules substances immobiles. Aussi n’entrerons- nous pas dans cette question difficile et qui tient plus à la nature de la métaphysique aristotélicienne qu’à la possibilité d’une science proprement théologique. Il n’en demeure pas moins que ce texte, dont il semble qu’il rabatte la science générale de l’être sur la philosophie première, non seulement affirme l’existence d’une science théologique, mais propose encore une justification de cette appellation, en pointant quelques critères qui paraissent redéfinir la divinité, en lien avec des concepts philosophiques et non plus traditionnels. Aristote, après avoir énoncé l’existence d’une science physique et d’une science mathématique, qui portent respectivement sur des objets soit substantiels et
1 De partibus animalium, I, 5, 645a4. 2 Aristote, en effet, se réfère, au début du passage, à ceux qui, parmi les êtres naturels, sont inengendrés et
incorruptibles (644b22-23). 3 Certains interprètes doutent, en effet, de l’authenticité des deux dernières lignes du chapitre. Citons, par
exemples, W. Leszl (1970, p. 535 ; 2008, p. 257) et A. Stevens (2000, p. 231 ; 2008, p. 284).
Introduction
XII
mobiles, soit immobiles et non séparés, se tourne vers une philosophie d’un autre genre, dont l’objet synthétise les critères de la séparation substantielle et de l’immobilité :
« Quant à la science première, elle est au sujet de réalités à la fois séparées et immobiles. Or, il est nécessaire que toutes les causes soient éternelles et surtout celles-ci car elles sont causes des réalités visibles parmi celles qui sont divines. De la sorte, il y aura trois philosophies théorétiques : la mathématique, la physique, la théologique. De fait, il n’est pas douteux que si le divin existe quelque part, c’est dans une nature de ce genre qu’il existe… »1
En précisant ici que la nature divine existe indubitablement dans une nature immobile et séparée2, Aristote paraît non seulement s’interroger sur les réquisits conceptuels de la divinité elle-même, mais encore la fonder sur des motifs proprement philosophiques, qui seraient comme les témoins de son souci de développer un discours théologique rationnel. Ni l’immobilité, ni la séparation substantielle, en tout cas, ne sont des caractéristiques traditionnelles du divin. Compatibles, bien entendu, avec son éternité ou son excellence, elles s’en distinguent toutefois, en appartenant à une appréciation philosophique et non pas populaire de la nature de certains êtres. Il semble alors qu’il faille en déduire que l’ensemble des analyses aristotéliciennes consacrées aux substances immobiles appartienne prioritairement à une étude théologique à part entière, qu’elles répondent à l’ambition de dire la nature du divin, plutôt qu’à celle de mieux connaître l’essence de certains êtres dont il apparaît, par ailleurs, qu’ils sont des dieux.
Néanmoins, il est évident que le mouvement argumentatif du texte ne va pas du divin vers l’immobile et le séparé, mais que, à l’inverse, Aristote part de la considération des substances immobiles, pour ensuite souligner leur adéquation à la divinité. Cela signifie que, bien que les concepts d’immobilité et de séparation substantielle d’une part, de divinité de l’autre, puissent se correspondre, ceux-là ne servent toutefois pas à dire les critères de celui-ci, ni à le traduire dans un langage philosophique. Aristote note une simple correspondance : dire que le divin existe assurément dans des réalités d’un certain genre – substantielles et immobiles – ne signifie pas nécessairement que la divinité consiste dans l’immobilité et la séparation substantielle3. Comme le note B. Botter1, la
1 Métaphysique, E, 1, 1026a15-21 : δ πρτη κα περ χωριστ κα κνητα. νγκη δ πντα μν τ ατια
δια εναι, μλιστα δ τατα· τατα γρ ατια τος φανερος τν θεων. στε τρες ν εεν φιλοσοφαι θεωρητικα, μαθηματικ, φυσικ, θεολογικ· ο γρ δηλον τι ε που τ θεον πρχει, ν τ τοιατ φσει πρχει…
2 A. Jaulin (1999, pp. 81-86 ; 2008, pp. 30-31) estime qu’Aristote ne désigne pas ici les moteurs immobiles, mais la forme des substances. Cette interprétation, cependant, est peu naturelle et tient essentiellement au souci de ménager à la fois le propos explicite du texte, qui fait de la philosophie première la science de l’être en tant qu’être, et le refus d’une metaphysica specialis.
3 Comme le note R. Bodéüs, (1992, p. 65), dans le but, cependant, de nier que les substances immobiles soient des dieux.
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XIII
divinité demeure ici un concept attributif ; elle ne fait pas l’objet d’une définition. Or, si pareille attribution est envisageable, c’est parce que, entre les concepts d’immobilité, de séparation et de divinité, deux moyens termes sont incontournables : l’éternité d’une part, la divinité de certains êtres visibles de l’autre. C’est, en premier lieu, parce que les substances immobiles sont des causes et qu’elles donc sont éternelles, c’est ensuite parce qu’elles sont des causes des dieux visibles – les astres – et qu’elles leur sont donc supérieures, que se justifie vraiment le fait que ces substances soient divines et que l’étude qui les concerne mérite le nom de théologique. Deux concepts jouent donc ici en faveur de cette appellation de la philosophie première : l’éternité et la supériorité vis-à-vis d’autres dieux. Le premier n’est rien d’autre que la base la plus traditionnelle et la plus élémentaire de la divinité. Le second permet l’extension de la divinité des astres aux êtres dont ils dépendent, en vertu d’un raisonnement a fortiori2 ou relevant du principe du μλιστα3 : ce qui est supérieur à des dieux est lui-même divin. Aristote ne renouvelle donc en aucune façon la conception théologique : un dieu continue d’être une réalité éternelle et supérieure et c’est en vertu de ces deux seuls critères que les substances immobiles peuvent être qualifiées de divines. Ce n’est donc que dans cette mesure que la science qui en fait l’étude est une science théologique : non pas en ce qu’elle mettrait au centre de ses préoccupations l’approfondissement, voire le renouvellement, de la nature divine, mais bien plutôt en ce qu’elle se donne pour objet des êtres qui, en vertu de leur immobilité, sont des causes éternelles des dieux célestes et surplombent donc la hiérarchie des êtres, de sorte qu’ils réunissent ainsi les conditions de la divinité, telle qu’on la définit usuellement. Deux arguments étayent encore cette lecture. Le premier consiste simplement à noter, à la suite de R. Bodéüs4, que si les astres sont ici des dieux, c’est encore en vertu de leur éternité principalement, de sorte que le fondement de la divinité des substances immobiles et de la philosophie première se réduit encore un peu, dissuadant de la sorte de croire que la science théologique soit un questionnement sur la nature divine. Un second argument ajoutera une remarque parente de celle que nous formulions plus haut, au sujet de la φιλοσοφα περ τ θεα : dans la mesure, en effet, où Aristote exprime ici clairement que la science théologique n’est pas la science de tous les dieux, mais de ceux qui sont immobiles uniquement, il devient alors douteux qu’elle puisse faire l’étude de la nature divine en tant que telle, en excluant de son champ d’enquête des objets qui devraient pourtant l’intéresser, si tel était vraiment son objectif scientifique.
1 B. Botter, 2005, p. 168. 2 R. Bodéüs, 1992, p. 66. 3 B. Botter, 2005, p. 169. C. Natali (1974, p. 39) parle, quant à lui, d’un raisonnement métaphorique. 4 R. Bodéüs, 1992, p. 66.
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XIV
Bien sûr, on pourrait encore tenter de revaloriser l’appellation « théologique » de cette science, en s’étonnant qu’Aristote croie bon de la mentionner, s’il est vrai qu’elle ne doit rien dire d’autre que l’éternité des êtres qu’elle prend pour objet d’étude. Pourquoi Aristote prendrait-il soin de préciser que la philosophie première est une théologie, puis d’en justifier le terme, si le caractère théologique de cette science était purement périphérique, qu’il n’en constituât pas l’objet ? On pourrait toutefois répondre que l’énumération des trois sciences théorétiques rend cette dénomination utile. La science théologique, jusque là, n’a pas eu d’autre nom que celui qui désigne son rang : elle est une philosophie première et antérieure. Le texte, pourtant, consiste à la mettre en balance avec deux autres sciences qui ne sont pas désignées par leur place dans l’économie des sciences théorétiques, mais par le genre de leur objet : physique ou mathématique. Aussi est-il intéressant, voire utile, pour rendre le propos plus précis ou plus frappant, de caractériser également la classe à laquelle appartiennent les objets de la philosophie première, afin de ne pas la désigner uniquement par son rang. Cette nécessité, du reste, obéit à la problématique de la totalité du chapitre, puisqu’il s’ouvre sur la mise en opposition d’une science générale à des sciences génériques1. Aussi est-il indispensable de pouvoir qualifier le genre des êtres qu’étudie la philosophie première et de ne pas s’en tenir uniquement à sa prééminence.
Théologie et archologie
Ces remarques ne dissuadent pas seulement de discerner, chez Aristote, l’ambition de bâtir une science théologique à proprement parler. Elles indiquent également dans quel contexte problématique se pose la question de la nature de ces êtres éternels, dont on peut dire qu’ils sont des dieux. En effet, le fondement de la divinité des substances immobiles est qu’elles sont éternelles et supérieures aux dieux visibles. C’est à ce double titre que se justifie l’extension de la divinité à leur cas. Or, en E 1, ces deux motifs sont chacun reconduits à la notion de cause : éternelles, les substances immobiles le sont en tant qu’elles sont des causes ; supérieures aux dieux célestes, elles le sont encore parce qu’elles en sont les causes. Du reste, les remarques qui précèdent, dans le chapitre, traduisent la centralité du concept de cause ou de principe dans la description de cette science. Dire, en effet, qu’elle est antérieure à la physique et à la mathématique (προτρας μφον 1026a13), c’est suggérer qu’elle se tient au plus près du principe, conformément à la première acception de l’antériorité, posée en Métaphysique, Δ, 112. Quant à la mention du concept de cause, pour la décrire et soutenir sa primauté et son éternité, elle se justifie en vertu de 1 Métaphysique, E, 1, 1025b3-18. 2 Ibidem, Δ, 11, 1018b9-12. C’est encore l’antériorité principielle qui sert à décrire la science du moteur
immobile, en De Generatione et Corruptione, I, 3, 318a1-8.
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XV
la cible problématique de l’ensemble du chapitre, puisque, d’une part, il est admis d’emblée que toute science est une science des causes et des principes1, puisque, d’autre part, c’est une science de l’être en tant qu’être et de ses causes qu’il s’agit d’élaborer2. Aussi apparaît-il clairement que la science des dieux est, en réalité, la science des causes premières. C’est, à un premier niveau, parce qu’elles sont des causes premières ou des principes que les substances immobiles sont éternelles et supérieures et, par suite, qu’elles sont des dieux ; c’est aussi parce qu’elles sont des causes premières ou des principes que l’intérêt d’Aristote se porte sur elles. Concluons, en somme, avec E. Berti3, C. Natali4 et B. Botter5, que l’étude philosophique des êtres qui sont des dieux n’intègre pas ici une problématique théologique, mais archologique6.
Cet état de fait n’est pas isolé. Deux sortes d’indices confirment, au contraire, qu’il n’y a, chez Aristote, aucune enquête sur les dieux qui ne soit motivée par une recherche archologique. Le premier concerne cet autre texte du corpus, dans lequel Aristote formule le projet de réaliser une science qui traite des dieux, mais en la rattachant explicitement à une enquête sur les principes. En Métaphysique, A, 2, en effet, la σοφα est bel et bien décrite comme une science qui, à un égard ou à un autre, fait l’étude du dieu. Cependant, cette appartenance objective du dieu à la σοφα s’explique en raison de la causalité du divin :
« En effet, le dieu semble être l’une des causes de toute chose et un principe »7
Ainsi, c’est, en premier lieu, parce que la σοφα est une science des causes premières et des principes premiers8, c’est ensuite parce que la représentation du dieu implique qu’on reconnaisse qu’il se range parmi ces causes et ces principes, qu’on peut ensuite redéfinir la σοφα comme une science du dieu. Ici, pas plus qu’en E 1, celui-ci ne fait l’objet d’une étude théologique : la science du dieu est à nouveau une science de la cause première et du principe.
La seconde classe d’indices relève de la signification que recouvrent, chez Aristote, les termes « θεολογα » et « θεολγος », ainsi que du contexte argumentatif dans lequel il les mobilise. On sait que le terme « θεολογα » apparaît pour la première fois chez
1 Métaphysique, E, 1, 1025b5-7. 2 Ibidem, 1025b3-4. 3 E. Berti, 2008 (1), pp. 378-379. 4 C. Natali, 1974, p. 40. 5 B. Botter, 2005, p. 168. 6 E. Berti (2006, p. 65) parle d’une « protologie ». 7 Métaphysique, A, 2, 983a8-9 : τε γρ θες δοκε τν ατων πσιν εναι κα ρχ τις. 8 Ibidem, 982b7-10.
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Platon, en République, II, 379a5. R. Bodéüs1 montre que Platon, en forgeant ce néologisme, respecte cette tendance de la langue grecque à faire du suffixe -λογα l’indice d’un discours incongru, dépassé, voire ridicule. À partir d’une analyse quasi exhaustive des composés de -λογα2, en usage à l’époque d’Aristote, R. Bodéüs conclut, en effet, que la plupart de ces termes ont ceci de commun qu’ils désignent un style naïf ou désuet du discours3. Aussi la θεολογα désigne-t-elle, pour Platon, le discours poétique consacré aux dieux, la narration fantaisiste de leur naissance et de leurs agissements, un discours irrationnel et imaginaire, sans commune mesure en somme avec celui que la philosophie doit produire. Et, bien que Platon, dans ce passage de la République, propose d’en élaborer une version nouvelle, respectueuse de la nécessaire excellence des dieux, le terme indique principalement des récits anciens, ceux d’Homère ou d’Hésiode. Le vocable reprend, chez Aristote, un sens parfaitement identique. L’unique occurrence du corpus4 insiste, elle aussi, sur le caractère archaïque de ces discours. Quant aux références, un peu plus nombreuses, à ceux qui les tiennent, aux θεολγοι, elles relèvent encore l’irrationalité, la fantaisie et le caractère désuet de leurs récits. En Métaphysique, A, 35 et B, 46, par exemple, Aristote souligne, avec une pointe de moquerie parfois, l’âge reculé auquel remontent leurs discours et, par suite, leur inintelligibilité, tant ils sont obsolètes. En Métaphysique, Λ, 67, Λ, 108 et N, 49, c’est sur le manque de pertinence ou de cohérence interne de leurs propos qu’il préfère mettre l’accent. En aucun cas la θεολογα ne peut donc passer pour une science véritable de la nature divine ; ce n’est que dans la terminologie stoïcienne, puis néo-platonicienne, que le terme pourra correspondre à ce que nous entendons par théologie. De là, il ne s’ensuit pas nécessairement, contrairement à ce qu’en
1 R. Bodéüs, 1992, pp. 301-327. 2 Et dont le premier élément est indifféremment un adjectif ou un substantif. 3 Selon R. Bodéüs, le cas de l’ στρολογα ne ferait pas exception, bien que le terme désigne couramment,
chez Aristote notamment, la science astronomique. L’acception rationnelle ou scientifique du terme serait, selon lui, le prolongement de cette acception première qui fait de l’ στρολογα une connaissance traditionnelle du cours des astres, au fondement des techniques agricoles et nautiques. Parce que l’étude mathématique des translations astrales, plutôt que de les nier, donne une base et une confirmation scientifiques aux observations traditionnelles des astres, un même mot (στρολογα) désignerait à la fois la connaissance désuète et pratique des étoiles et l’étude scientifique que le mathématicien réalise à leur sujet. Aristote, en tout cas, souligne à plusieurs reprises le caractère empirique ou pratique de l’στρολογα (Analytica Priora, I, 30, 46a19 ; Analytica Posteriora, I, 13, 78b40 ; Physique, II, 2, 194a8 ; Politique, I, 11, 1259a10 ; Ethica Eudemia, I, 6, 1216b12-15).
4 Météorologiques, II, 1, 353a34-35. 5 Métaphysique, A, 3, 983b28-33. 6 Ibidem, B, 4, 1000a5-19. 7 Ibidem, Λ, 6, 1071b27. 8 Ibidem, Λ, 10, 1075b24-27. 9 Ibidem, N, 4, 1091a29-b15.
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conclut Natorp1, qu’il ne puisse y avoir de théologie aristotélicienne. L’objet peut, en effet, être désigné par un autre nom que celui auquel nous sommes accoutumés. Surtout, Aristote ne craint pas, on l’a vu, de s’en remettre à un adjectif de même racine pour qualifier la φιλοσοφα πρτη. Cela ne signifie pas, cependant, comme l’a clairement montré R. Bodéüs2, qu’Aristote souhaite attribuer à cette science théologique les tares qui sont celles de la θεολογα. Le rapport de l’ πιστμη θεολογικ à la θεολογα peut être conçu sur le modèle de celui qu’Aristote esquisse parfois entre l’ πιστμη στρολογικ et l’ στρολογα, c’est-à-dire comme une science rationnelle et spéculative, relativement à un discours irrationnel et d’ordre pratique3.
Ce redressement d’un discours par une science, cependant, il n’est pas certain que ce soit sur la question du divin qu’Aristote l’envisage. Malgré ce que laisse entendre leur nom, les théologiens ne sont jamais mentionnés par Aristote, en raison du discours qu’ils tiennent sur les dieux, mais plutôt relativement à celui qu’ils développent au sujet des principes. Chacune des occurrences précédemment énoncées s’inscrit, en effet, dans une discussion sur l’identité ou le mode d’être des principes. C’est à cet égard, et à cet égard seulement, qu’il plaît à Aristote de mentionner les conceptions des θεολγοι, pour en faire ressortir, à chaque fois, l’inanité. C’est ainsi dans la doxographie consacrée à la cause matérielle et, plus particulièrement, à la prééminence de l’élément aqueux, qu’intervient l’occurrence de Métaphysique, A, 3 ; c’est encore dans le développement d’une aporie – la dixième – sur l’identité ou la différence des principes des êtres corruptibles et des êtres incorruptibles que se situe la référence de Métaphysique, B, 4 ; c’est au sujet de l’antériorité de l’acte que les conceptions d’Hésiode et d’autres théologiens sont mentionnées, en Métaphysique, Λ, 6. Quant aux occurrences de Métaphysique, Λ, 10 et de N, 4, elles s’inscrivent, pour l’une, dans la discussion de la nécessité d’un principe premier immatériel, pour l’autre, dans l’établissement de son identité au bien. En chacune de ces occurrences, les termes associés à la notion de théologie relèvent d’une même préoccupation fondamentale. Aucune des références d’Aristote à ce qu’il appelle les théologiens (à savoir Homère, Hésiode, Orphée et leurs épigones, au sujet desquels il souligne qu’ils furent les premiers penseurs du divin) n’est motivée par le souci d’examiner la nature du dieu. L’irrationalité de leur discours sur cette question les discrédite d’emblée. S’il demeure donc, dans leur propos, quelque chose qui puisse
1 P. Natorp, 1888, pp. 37-65 ; 540-574. 2 R. Bodéüs, 1992, pp. 333-334. B. Botter (2005, pp. 167-168), sur ce point comme sur les précédents, se
rallie aux conclusions de R. Bodéüs. 3 Bien que R. Bodéüs cite l’occurrence de l’Ethica Eudemia, I, 6, 1216b12-15, celle des Analytica
Posteriora, I, 13, 78b39-40 nous semble plus pertinente : Aristote, en effet, non seulement préfère alors le terme d’ στρολογικ à celui d’ στρολογα, mais il precise également toute la distance qui réside entre l’astronomie mathématique et l’astronomie nautique.
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XVIII
continuer d’intéresser le philosophe, il doit s’agir des explications qu’ils donnent au sujet des principes dont le monde est issu. Ce n’est donc jamais dans le but de discuter la nature du divin, mais dans celui d’approfondir la définition des causes et des principes du cosmos qu’Aristote les fait figurer parfois dans sa doxographie, quand bien même ce ne serait que pour en formuler une critique sévère. Il souligne d’ailleurs souvent le consensus qui réside entre les options des théologiens et celles, plus crédibles, de certains philosophes : les poètes semblent ainsi d’accord avec Thalès pour affirmer la nature aquatique du principe premier1, ou bien ils rejoignent Speusippe pour dire que la perfection n’est pas dans le principe, mais dans les êtres qui en dérivent2. Il apparaît, en tout cas, que ces références aux θεολγοι et à la θεολογα répondent aux mêmes motifs que ceux qui président à l’appellation « θεολογικ », pour décrire la philosophie première en Métaphysique, E, 1. En chaque cas, le théologique sert à désigner un discours sur des principes premiers et divins, de sorte que l’ πιστμη θεολογικ, si elle doit être la correction rationnelle et théorique de la θεολογα, le sera à titre d’examen philosophique de la nature des principes premiers.
En vérité, dans le corpus aristotélicien, aucun des principaux développements consacrés aux réalités divines ne dément cette pleine intégration de la question du divin à la problématique archologique. Aucun des trois textes, dans lesquels la conception du divin répond au questionnement central, ne mène une enquête qui ne soit principalement orientée vers la connaissance des principes. En effet, dans les deux premiers livres du De Cœlo, c’est la question des principes corporels de l’univers, et du premier d’entre eux notamment – l’éther –, qui fonde les observations sur les dieux célestes. Dans la Physique, l’examen du Premier Moteur Immobile est partie prenante de la preuve de l’éternité du mouvement qui, en elle-même, fait signe vers la question du principe,
« car, en la matière, saisir le vrai ne concerne pas seulement l’étude de la nature, mais également la recherche du principe premier. »3
Son immobilité, son éternité ou son unité sont ainsi les conséquences directes de la conception d’un moteur, sur lequel on puisse faire reposer l’existence d’un mouvement éternel, unique et continu. Quant aux développements les plus riches, ceux de Métaphysique Λ, ils s’inscrivent dans une recherche des principes des substances4, laquelle aboutit à la connaissance de l’ ρχ, dont chaque description, chaque qualité – l’Acte pur, la perfection et l’intelligibilité, la multiplicité même – répond au souci de proposer une définition cohérente et rigoureuse d’un principe premier et efficace. L’étude 1 Métaphysique, A 3, 983b20 sqq. 2 Ibidem, N, 4, 1091a35. 3 Physique, VIII, 1, 251a5-7 : πρ ργου γρ ο μνον πρς τν περ φσεως θεωραν δεν τν λθειαν, λλ κα
πρς τν μθοδον τν περ τς ρχς τς πρτης. 4 Métaphysique, Λ, 1, 1069a18-19 (cf., p. X, n. 4).
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du divin n’est ainsi jamais menée à part, ni pour elle-même ; elle s’ancre, au contraire, dans un examen explicitement dédié aux principes premiers de la φσις ou des οσαι. La conception aristotélicienne du divin et des dieux est ainsi le produit d’un examen méthodique des êtres premiers et des principes, examen grâce auquel Aristote espère produire une détermination rigoureuse du mode d’être du principe en tant que tel et résoudre, par là même, certaines apories relatives à la question de l’ ρχ. Il s’agit, en somme, de déterminer ce que le principe doit être pour jouer le rôle que la science de la nature ou des substances enseigne être le sien.
Cet axe problématique permet sans doute de rendre compte des aspects les plus remarquables de la conception aristotélicienne du divin en général, et du Premier Moteur en particulier. Ils constitueront la colonne vertébrale de notre travail, dont les moments principaux s’articulent autour des modalités de l’enquête aristotélicienne sur l’ ρχ divine. Précisons toutefois que nous n’entrerons pas dans la question fort embarrassée des rapports qu’Aristote entend peut-être tisser entre la connaissance de Dieu et celle de l’être en tant qu’être. Bien que ce problème puisse toucher au statut principiel du divin, nous choisissons cependant de le maintenir en dehors de notre étude. Deux raisons nous y conduisent principalement. La première est d’ordre matériel : cette thématique est en effet bien trop vaste pour pouvoir trouver une place pertinente ou significative au sein de ce travail. La seconde raison tient au déplacement conceptuel et problématique que cette question nous forcerait d’opérer. Le problème de la metaphysica specialis et de la metaphysica generalis, en effet, en posant la question de savoir si une science universelle peut se résumer à l’étude de l’instanciation éminente de son objet, n’envisage pas tant le divin comme le principe premier de l’univers et de son ordre que comme la ratio cognoscendi de l’être des choses.
Archologie ou archologies
Cette définition, en première approximation, du contexte problématique de la conception aristotélicienne du divin est encore insuffisante. Elle permet sans doute de déterminer la question à laquelle elle répond, d’en mieux apprécier la signification et la fonction, d’en circonscrire plus nettement la place, au sein de l’édifice philosophique dans lequel elle s’inscrit. Elle demeure toutefois doublement lacunaire. À un premier niveau, en effet, la substitution du concept d’archologie à celui de théologie échoue partiellement à traduire l’originalité du questionnement aristotélicien sur le divin. Il ne semble pas hors de propos, en effet, de la transposer aux réflexions présocratiques1, dont L. P. Gerson2 montre
1 Cf., en ce sens, les remarques de S. Broadie, 1999, p. 206. 2 L. P. Gerson, 1990, pp. 7-9.
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que l’innovation principale, dans le domaine théologique, consiste précisément dans l’accouplement de la notion de dieu à celle de principe. Cela ne signifie pas qu’insister sur le contexte archologique du traitement aristotélicien de la question revienne à formuler une évidence telle qu’elle n’apprenne rien sur la méthode aristotélicienne. Sans doute cette précision présente-t-elle au moins l’avantage de prémunir contre une tendance à l’anachronisme. Peut-être même enseigne-t-elle une filiation problématique qui, par- dessus son héritage platonicien, relie Aristote aux Présocratiques. Bien sûr, la représentation platonicienne du divin est intimement liée à celle des réalités premières1 ; à n’en pas douter, elle s’inscrit dans une interrogation sur le principe et sa causalité2. Toutefois, en luttant contre l’athéisme3, en argumentant soigneusement en faveur de la bonté et de la justice des dieux4, en critiquant5 les formes de la piété traditionnelle, elle présente d’autres aspects encore, qui témoignent d’un intérêt plus net pour les questions théologiques et religieuses. Ces aspects transparaissent parfois chez Aristote6. Celui-ci, cependant, ne les approfondit guère. Il n’en fait pas le moteur principal de son questionnement.
Il convient surtout de noter que cette première approche n’enseigne rien encore sur la méthode qu’Aristote fait sienne dans son traitement de la question. Elle ne dit rien des nuances nombreuses qui distinguent entre eux les principaux textes qui s’y consacrent. Elle peut même laisser croire, à tort, que ces développements sont tous uniformes. Bien sûr, ils s’ordonnent tous à l’élaboration d’une conception du principe qui soit à la fois intrinsèquement cohérente et utile à l’explication du monde. On sait toutefois que la méthode scientifique aristotélicienne est essentiellement variable :
« En effet, il faudra saisir au sujet de chaque chose la manière <de conduire la recherche.> »7
G. Romeyer Dherbey a montré que cette variabilité n’avait rien d’une inconséquence, d’un manque de rigueur, mais qu’elle relevait, au contraire, du souci de se tenir au plus près des
1 Comme en témoigne l’association du divin et de l’intelligible : le Phèdre, 249c en est sans doute le signe
le plus éloquent, puisque la divinité n’est plus la condition, mais la conséquence, de l’intelligibilité et de l’intelligence des dieux.
2 Le Timée et le Xème livre des Lois en sont les exemples les plus frappants. 3 Lois, X, 887b. 4 République, II, 379b-382c ; Lois, X, 900d-901a, par exemple. 5 Euthyphron, 14b-e ; Lois, X, 905e sqq. 6 On peut citer, en ce sens, la critique de la crainte de l’ ρις (Métaphysique, A, 2, 983a2 ; Ethica
Nicomachea, X, 7, 1177b32-1178a2), la mise en évidence de la σοφα divine (Métaphysique, A, 2, 983a9- 10 ; Topiques, V, 4, 132b11) ou encore la réprobation des mensonges que les mythes expriment (Métaphysique, A, 2, 983a3 ; Λ, 8, 1074b4-7).
7 De Anima, I, 1, 402a18-19 : δεσει γρ λαβεν περ καστον τς τρπος.
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choses, de s’entretenir avec elles en « tête-à-tête »1. À l’opposé de la méthode cartésienne, de cette méthode a priori « qui fait abstraction du contenu particulier de ce à quoi elle s’applique », il y a la méthode aristotélicienne, qui veut que « chaque chose étudiée sécrète en quelque sorte la méthode qui convient à son étude : autant de types de réalités, autant de méthodes »2. Aussi les sciences sont-elles génériques et incommunicables entre elles3. Leurs frontières sont celles du réel : à chaque science son genre, à chaque science sa méthode. Si la question du divin était une question théologique, on devrait s’attendre à ce que des enquêtes multiples sur une réalité unique (l’ordre céleste ou celui de l’immobile) engendrassent des traitements méthodologiquement identiques. L’objet divin dicterait sa méthode à une science qui, en chaque cas, devrait nécessairement l’exploiter. Pourtant, il existe des nuances remarquables entre les différents traitements des réalités divines. Toutes les remarques relatives à la théologie astrale ne sont pas strictement superposables, pas plus que ne le sont les diverses études du Premier Moteur Immobile.
Il peut sembler, par là, que nous remettions en cause la validité de cette segmentation méthodologique des discours et des sciences. Il n’en est rien. À sa manière, notre travail prolonge les analyses de G. Romeyer Dherbey, en montrant comment différents objets dictent sa méthode non seulement à la science, mais aussi à l’étude du principe divin. La science, en effet, ne porte-t-elle pas toujours concomitamment sur un objet et sur ses principes ? Dans le cas du divin, cependant, cela peut sembler paradoxal. Parce que les dieux sont des réalités premières, parce qu’ils sont des causes universelles, il pourrait sembler normal que la science qui en fait l’étude ne fût pas soumise à variations. Néanmoins, il n’est pas de principe, dans l’absolu, pas plus qu’il n’est de recherche archologique absolument générale. Le principe est toujours celui de quelque chose. Cela ne signifie pas, bien entendu, qu’il ne peut y avoir de principe universel, dont l’influence s’étend in fine à l’ensemble des réalités. Cela signifie, en revanche, que la question du principe, même divin, n’est elle-même jamais formulée indépendamment d’un certain contexte scientifique, qu’elle se pose toujours dans le cadre d’une certaine recherche, qu’elle épouse les préoccupations d’une certaine science.
Sur la question des principes divins, comme ailleurs, on assiste ainsi, chez Aristote, si ce n’est à leur cloisonnement, à une régionalisation stricte des discours. Dans la mesure, en effet, où l’examen du divin s’inscrit toujours, pour Aristote, dans celui du principe, dans la mesure, d’autre part, où il n’est pas de questionnement sur le principe qui n’émerge dans un contexte scientifique particulier, dans la mesure, enfin, où il n’est pas de science dont la méthode ni les concepts soient étrangers à son objet, il apparaît que la
1 G. Romeyer Dherbey, 1983, p. 23. Cf. déjà Le Blond (1939, pp. 195 sqq). 2 Ibidem. 3 Analytica posteriora, I, 7, 75a38-b15.
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conception aristotélicienne des principes divins, bien qu’elle insiste sur leur primauté et, partant, sur leur universelle validité, fait toujours l’objet d’une structuration par les logiques et les instruments argumentatifs de la science, dans le cadre de laquelle la question du principe premier a originellement été posée. Selon que cette question prend naissance au sein de la science naturelle ou de la science des substances, selon qu’elle appartient à la physique ou à l’ousiologie, la preuve de l’existence des réalités divines, de même que la description de leur nature et de leurs fonctions, fait l’objet de formulations diverses, toutes inféodées à la logique conceptuelle de la science qui les rend possibles. À cet égard, l’examen du Premier Moteur Immobile, en Physique VII-VIII et celui de Métaphysique Λ se distinguent nettement par leur méthode, leur rythme démonstratif, et même par la valeur ou la nature des concepts qu’Aristote mobilise : tandis que, dans le premier texte, il s’astreint à décrire un moteur et qu’il exploite, dans ce but, des outils argumentatifs tous issus de la science du mouvement et des êtres naturels, dans le second, en revanche, il décrit une substance, dont il dévoile la nature, au moyen d’un infléchissement ousiologique du dispositif conceptuel. Quant à l’étude des corps célestes divins, le ton et la méthode en sont entièrement travaillés par les motifs de la science physique et cosmologique dans laquelle elle s’inscrit, de sorte qu’il n’est pas une seule de leurs qualités qui ne se fonde sur l’analyse de leur mouvement ou de leur constitution matérielle. En somme, chaque examen des réalités divines se distingue par sa tournure singulière, qui n’est autre que le produit de l’adaptation du discours aux outils de la science qui l’occasionne. Aussi, pour déterminer entièrement le fondement conceptuel et problématique de la question aristotélicienne du divin, ne suffit-il pas de souligner qu’elle relève toujours et principalement d’une problématique archologique ; il faut encore ajouter qu’elle se fond dans les cadres épistémiques déjà en place, de sorte qu’elle présente des visages argumentativement et conceptuellement distincts.
Dans sa globalité, comme dans son détail, notre travail repose sur la conjugaison de ces deux indices interprétatifs. Leur examen permettra d’éclairer substantiellement la nature du questionnement aristotélicien sur le divin, en en définissant la motivation problématique. Il pourra également en dévoiler le modus operandi, en déterminant le domaine scientifique d’appartenance des concepts qu’il mobilise. Il fournira enfin le moyen d’en apprécier le positionnement face à ce discours alternatif – le discours théologique –, dont Aristote ne fait jamais le centre de son questionnement, et auquel les recherches archologiques finissent par se substituer.
Progression de l’enquête
Dans la première partie, nous nous proposons d’analyser comment la science physique entreprend l’étude des réalités divines qui, soit parce qu’elles sont mobiles – les
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astres –, soit parce qu’elles sont une cause motrice première, intègrent de plein droit son questionnement. À cet égard, il est remarquable qu’Aristote, dans le corpus conservé, comme dans les fragments des œuvres perdues, se contente d’exploiter scrupuleusement les ressources de la science de la nature et du mouvement. Le chapitre premier montre ainsi comment la démonstration de l’existence d’un principe premier transcendant opère toujours au moyen d’une considération précise des règles qui régissent les phénomènes naturels : l’ordre et la beauté de la nature dans le De Philosophia, le principe de la transitivité du mouvement et les réquisits du mouvement éternel circulaire, en Physique, VII-VIII. L’étude des astres ne dément pas cette méthode. Le chapitre II montre, en effet, comment, dans le De Philosophia et dans le De Cœlo principalement, chacune de leurs propriétés, même divines, dépend de présupposés physiques et, plus particulièrement, de l’existence, physiquement argumentée, d’un corps premier éternellement mû en cercle, dont sont formées les étoiles. Sans doute est-ce d’ailleurs à cette subordination de la conception du divin aux outils argumentatifs de la science physique qu’il revient d’expliquer pourquoi le concept de Premier Moteur Immobile semble absent de la majeure partie du De Cælo, qui préfère, à cet égard, s’en remettre à celui d’un premier moteur automoteur. Dans le chapitre III, nous tentons d’élucider les motifs de cette absence, en montrant le conflit sourd qui oppose deux conceptions de la science physique, l’une engageant nécessairement à poser l’existence d’un Premier Moteur Immobile, quand l’autre se satisfait de l’automotricité du ciel. En tout état de cause, cette variation doctrinale suggère très clairement que la conception aristotélicienne du divin est en premier lieu ordonnée à la question du principe et qu’elle est, en conséquence, le produit des normes qui servent à l’analyse du monde naturel.
Bien que le concept de Premier Moteur Immobile se fonde sur une certaine appréciation du mouvement, il dépasse très largement les cadres de la science physique. Celle-ci ne peut rien en dire d’essentiel. C’est donc à un autre type de science qu’il revient de dire la nature d’un tel être. La seconde partie de ce travail fait donc pendant à la première. Quand nous envisageons, dans celle-ci, les motifs et les outils dont dispose la science physique dans son étude du principe divin, nous nous penchons, dans celle-là, sur la singularité de l’enquête ousiologique qu’Aristote conduit en Métaphysique Λ. À cet égard, le chapitre IV montre comment, en Λ 6, le premier moment de l’étude de la substance immobile, en développant la doctrine de l’Acte pur, parvient non seulement à qualifier la nature du principe, en en disant l’efficace et la primauté, mais encore à décrire la nature d’un certain être, en soulignant sa pleine subsistance et son autarcie. Il engendre aussi une doctrine centrale, de laquelle procède chaque résultat de la science ousiologique du principe. Dans les chapitres V et VI, par exemple, on voit comment, en Λ 7, l’essentielle actualité du principe immobile est progressivement reconduite vers la thèse de sa perfection et de son intelligibilité, dont il découle qu’il n’est pas d’autre voie causale
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qui lui convienne que celle de la finalité et de l’érotique. Le chapitre VII se penche, quant à lui, sur l’exploitation, autant que sur la délimitation du discours ousiologique, auxquelles procède Aristote en Métaphysique, Λ 8. En proposant, en effet, de multiplier le nombre des substances immobiles, Aristote prolonge indéniablement la connaissance du principe immobile, en même temps qu’il réfute clairement la pertinence de tout autre discours, mathématique surtout, à traiter des substances principielles divines. Enfin, le chapitre VIII, à travers l’étude du second volet démonstratif de Métaphysique, Λ 7 et de l’intégralité de Métaphysique Λ 9, essaie de mettre en évidence la pertinence de la science ousiologique, en montrant l’étendue de ses pouvoirs descriptifs. La détermination de l’occupation de la substance immobile se présente, en effet, comme le point culminant de l’examen d’Aristote, dont il traduit les résultats précédemment acquis – l’Acte pur, la perfection, l’intelligibilité – dans la logique de l’activité noétique. Ce n’est plus alors seulement la nature du principe premier qu’il dévoile, mais celle de la substance immobile, substance dont il peut à présent souligner la divinité. L’enquête ousiologique atteint ainsi un sommet. Elle n’ira pas au-delà.
Enfin, dans une troisième partie, nécessairement plus succincte, en raison même de la rareté des développem