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La thèse socioconstructiviste dans les nouveaux programmesd’études au Québec : un trompe l'oeil épistémologique?

Philippe JonnaertDépartement de mathématiques et CIRADEUniversité du Québec à MontréalC.P. 8888, succ. Centre-VilleMontréal (Qc) H3C 3P8Téléphone: (514) 987 3000, # 5689Courriel (Email): [email protected]

(Version française d’un article accepté pour publication après arbitrage et corrections de l’auteur pourla reuve : Canadian Journal of Science, Mathematics and technology Education, I(2), automne 2000)

Résumé courtLe Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) propose actuellement de nouveaux programmes d’études. Ladernière version de ceux-ci pour le premier cycle de l’école primaire a été soumis à la Commission Nationale desProgrammes qui, malgré quelques réserves sur la présentation, n’a pas émis d’objections majeures à leurimplantation dès l’automne 2000. Le discours de ces programmes nous semble toutefois comporter des lacunesimportantes. Ainsi, à l'analyse, on peut noter un décalage épistémologique entre le discours sur la cognition et leformat des programmes ancré dans une tradition positiviste du savoir; une incohérence qui résulte de l'usagesimultané de discours sur la cognition liés à des paradigmes incompatibles (socioconstructivisme etcognitivisme); la réduction dans ce même discours du statut conceptuel de la notion de compétence à celuid'objectif pédagogique. Ce sont là des obstacles sérieux à une véritable intégration de la perspectiveconstructiviste dans les pratiques pédagogiques.

Mots-clésprogrammes d’études, épistémologie, cognition, constructivisme.

Résumé longCe texte propose une réflexion sur les nouveaux programmes d’études promulgués par le Ministèrede l'Éducation du Québec (MEQ). Ces nouveaux programmes font le pari audacieux de se réclamerdu paradigme socioconstructiviste de la cognition. L’analyse des documents provisoires diffusés à cejour par le MEQ nous a permis de relever au moins trois ordres de difficultés potentielles liées auxaspects suivants: le décalage épistémologique entre le discours des programmes à propos de lacognition et l'organisation des contenus suivant un format curriculaire relevant de la traditionpositiviste des disciplines scolaires; l'incohérence paradigmatique qui traverse ce discours par laréférence simultanée à plusieurs paradigmes incompatibles de la cognition (constructivisme,cognitivisme et behaviorisme); la réduction dans ce même discours du statut conceptuel de la notionde compétence à celui d'objectif pédagogique. Ce sont là des critiques importantes dont on devra tenircompte si l'on souhaite assurer l'intégration de la perspective constructiviste aux pratiquespédagogiques. Mais, s’agit-il d’une mission impossible?Nous ne le pensons pas. Les documents actuels diffusés par le MEQ témoignent d’une volonté derenouveler les pratiques pédagogiques. Nous constatons cependant que, dans ce projet, lesrédacteurs des programmes sont encore à un carrefour épistémologique. Ils ont tenté de se dégagerde la thèse béhavioriste de la cognition qui règne depuis belle lurette sur la programmationpédagogique, mais on peut observer ici et là des relents de ce qui, d'une certaine manière, étaitdevenu la façon normale et évidente de concevoir la cognition. Les incohérences relevées font partiede cet héritage et l'on doit envisager la mise en route d'un long processus de conversion. Lespremiers résultats ne sont pas nécessairement négatifs, ils nécessitent néanmoins des réajustementsimportants associés aux critiques que nous avons formulées. Élimination du décalageépistémologique et création d'un nouveau format pour présenter les tenants et aboutissants desnouveaux programmes. Éradication des contradictions eu égard au paradigme de la cognition quifournit le cadre de référence pour orienter les pratiques pédagogiques. Redéfinition du concept decompétence dans une perspective socioconstructiviste afin, d'une part, de le dissocier de celuid'objectif ou de but pédagogique et, d'autre part, de l'associer au concept de situation éducative.

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Article

La thèse socioconstructiviste dans les nouveaux programmes d’études auQuébec: un trompe l'oeil épistémologique?

Introduction

Larochelle et Bednarz (1994-b) précisent que les travaux développés dans la perspective duconstructivisme épistémologique ont contribué à une meilleure compréhension de la formation desconnaissances des apprenants et apprenantes. Ces travaux ont aussi permis l’élaboration desituations didactiques susceptibles de favoriser l’évolution de leurs connaissances. Cependant,l’intégration des thèses constructivistes au renouvellement des pratiques pédagogiques en milieuscolaire restent, selon ces deux auteures, marginale. Le Ministère de l’Éducation du Québec (MEQ) adonc fait un pari audacieux en inscrivant sa réforme dans une perspective socioconstructiviste de laproduction des savoirs et de leur apprentissage par des élèves. Les nouveaux programmesd’études, qui font nécessairement écho à cette prise de position, permettront-ils pour autant une plusgrande intégration des thèses constructivistes aux pratiques des enseignantes et des enseignantsdans leurs classes ?

Les documents actuellement diffusés par le MEQ sont encore provisoires mais leur lecture nous aamené à formuler les trois questions suivantes. Une approche curriculaire des programmes d’études,inspirée de la programmation pédagogique des apprentissages scolaires, est-elle compatible avecune perspective socioconstructiviste de l’apprentissage? Un programme d’études qui reflètesimultanément plusieurs paradigmes de la cognition ne risque-t-il pas d’être source de confusions,notamment pour les enseignants et les enseignantes? Le concept de compétence, tel que défini dansle programme, est-il conciliable avec une perspective socioconstructiviste de la cognition? Lesréponse à ces questions permettent d'estimer dans quelle mesure le nouveau programme d’étudesfacilitera, ou non, l’intégration de la perspective constructiviste de la cognition dans les classesquébécoises. Ce texte articule ces trois questions et tente de repérer des points sensibles dans leprocessus d’implantation de cette réforme du curriculum de l'école québécoise.

Tradition curriculaire et modèle de la cognition

Le concept de programme retenu par le MEQ s’inscrit dans la tradition curriculaire de laprogrammation pédagogique des apprentissages scolaires diffusée dans les milieux occidentaux del’éducation depuis plusieurs décennies. Les nouveaux programmes scolaires québécois, au moinsdans les formules provisoires diffusées actuellement, ne démentent pas cette approche. Même si ilssuggèrent des innovations dans leur façon de construire les contenus de ces programmes, même siils proposent des contenus novateurs, les concepteurs des nouveaux programmes semblent en effetadopter une perspective classique des programmes d’études et de leurs fonctions habituelles dont leformat, faut-il le rappeler, fut défini dans le cadre d'une conception béhavioriste de l’apprentissagescolaire (Bloom, 1956; Gagné, 1965; Taba, 1962). D'autre part, une analyse comparative de quelquesdéfinitions plus récentes du concept de programme (De Landsheere, 1992; Legendre, 1988; Raynal &Rieunier, 1997) montre aussi à l’évidence que les concepteurs des nouveaux programmes nes’écartent pas du format traditionnel des programmes d’études. En ce sens, au-delà d’une référenceconstante et quelque peu incantatoire au socioconstructivisme et à l’interdisciplinarité, les nouveauxprogrammes présentent un découpage disciplinaire qui n’est pas sans évoquer le tableau synoptiquedes disciplines scientifiques proposé par Auguste Comte au début du dix-neuvième siècle. Or, dans laperspective positiviste, les disciplines scientifiques se définissent en fonction des méthodes et desobjets d'études spécifiques qui, par ailleurs, sont présumés correspondre à des morceaux de réalitérévélateurs d’autant d’états du monde. De plus, dans la vision comtienne les disciplines scientifiquessont mutuellement exclusives.

Un examen succinct des documents disponibles montre donc que les rédacteurs et les rédactricesdes nouveaux programmes ont reconduit le découpage disciplinaire classique autant dans leurméthode de travail que dans la présentation des contenus du programme: mathématiques, langues,sciences et technologie, art, etc. Une telle atomisation des savoirs ne peut se traduire que par uneconception réifiante de l'objet d'apprentissage. Autant de “choses” que l'élève doit ingurgiter, absorber,

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digérer selon la métaphore culinaire qui a pignon sur rue dans nombre de nos institutions scolairesafin de parler de la cognition. C'est d'ailleurs ce qui rend plus ou moins paradoxale la tentative desconcepteurs des nouveaux programmes de réhabiliter le sujet connaissant en se réclamant duparadigme socioconstructiviste qui par définition interdit toute velléité d'assimiler l’élève à un sujetapprenant désincarné, abstrait, sans historicité et sans socialité. Or, le découpage arbitraire et défini àpriori du savoir, comme le faisait d'ailleurs une pédagogie par objectifs, anéantit nécessairement cetteréhabilitation du sujet puisqu'il ne peut le prendre en considération qu'au titre d'une abstraction. Ildevient un sujet quelconque, l'élève, l'étudiant ou l'étudiante, pour lequel on a conçu un savoir “prêt àporter” en quelque sorte. On peut également penser que la décision d’opter pour le concept decompétence s'inscrivait dans une perspective de réhabilitation du sujet apprenant. D'ailleurs, nousverrons plus loin comment il est possible de définir le concept de compétence dans le cadre d’uneconception socioconstructiviste de l’apprentissage et dès lors en faire un instrument au service del’habilitation des élèves. Cependant, dans le cadre du format de programme retenu, les compétencessont définies sans référence à un sujet apprenant en particulier ou à une situation éducative précise.Bref, elles ont le même statut conceptuel que les objectifs dans la pédagogie béhavioriste dont nousvenons de voir qu'elle nie la spécificité du sujet apprenant.

Enfin, les concepteurs et les conceptrices des nouveaux programmes, en particulier à travers lesconcepts de domaine de vie et de compétence transversale, se sont donné des outils intéressantspour développer des approches interdisciplinaires dans les classes. Toutefois, par le choix d’un formatde programme classique, ils présentent les disciplines scolaires de façon cloisonnée. Ils mettent ainsià risque les approches interdisciplinaires dans les classes, les enseignants pouvant choisir d’entrerdans les contenus des programmes de façon exclusivement disciplinaire.En somme, comme nous venons de voir, le format de programme utilisé s’inscrit en faux par rapportaux intentions pédagogiques retenues par le MEQ. Les textes actuels reflètent donc un premierniveau d’incohérence, celui d’un programme d’études construit dans la tradition béhavioriste desthéories curriculaires, incompatible avec l'orientation socioconstructiviste de la production et del'apprentissage des savoirs dont les rédacteurs souhaitent faire la promotion. Cette première formed'incohérence, essentiellement liée à la forme du programme d’études actuel, n’est pas sansconséquence au regard de l’interprétation que les enseignantes et les enseignants en feront et surleur volonté de développer ou non une approche socioconstructiviste des apprentissages scolairesavec leurs élèves. Un travail préalable à la rédaction du programme d’études a-t-il été réalisé? Ils’agissait de redéfinir le véhicule du contenu des réformes annoncées et de proposer un nouveau typede programme d’études adapté aux perspectives suggérées par les rédacteurs du programme. Àdéfaut, les lectrices et les lecteurs sont confrontés à des incohérences majeures, celles dues àl’incompatibilité entre un contenu et son véhicule. Nous nommons cette incompatibilité: décalageépistémologique. Ce décalage ne risque-t-il pas d’entraver l’intégration de thèses de typeconstructiviste au renouvellement des pratiques pédagogiques?

Le programme et les paradigmes de la cognition

Jonnaert et Vander Borght (1999) suggèrent qu’un programme d'études doit baliser les démarches deconstruction des connaissances des élèves et formuler des propositions à propos de ce processus:nature des connaissances, leurs modes de construction ou de transformation de même que leurviabilité. Une telle hypothèse a un impact sur la forme et les contenus de ces programmes. Autrementdit, la proposition de ces auteurs inscrit nécessairement la réflexion sur les programmes d’études etleurs contenus dans le cadre d'un modèle de la cognition.

À ce sujet, en paraphrasant Le Moigne (1997), ils estiment qu’un programme d’études devrait alorsapporter diverses précisions notamment de nature épistémologique. Il s’agit dans ce cas de spécifier:(1) ce qui sera considéré comme étant une connaissance du point de vue de l'apprenant ou del'apprenante, et non plus seulement la forme que le savoir peut prendre à travers telle ou tellediscipline scolaire, c’est la question épistémologique du didacticien; (2) comment cette connaissancese construit, se modifie individuellement et collectivement, et non pas comment elle se transmet, c’estla question du didacticien liée à la théorisation ou la modélisation des processus d'apprentissage; (3)comment la viabilité de cette connaissance est confirmée ou infirmée, et non plus seulement commentelle est évaluée, c’est la question éthique du didacticien.

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La construction des savoirs et leur appropriation par des élèves dans la perspective que nous venonsd'évoquer doit être située explicitement au coeur des préoccupations des programmes d’études. Dansce cas, les trois catégories de questions formulées dans le paragraphe qui précède, non seulement ytrouvent réponse mais surtout en assurent la cohérence. Évidemment, une telle approche desprogrammes d’études s’écarte du courant des théories classiques du curriculum dans lesquelles lesavoir n'est pas problématisé. C’est dès lors le paradigme de la cognition dans lequel s’inscrivent lesréponses aux questions épistémologiques, théoriques et éthiques qui détermine la viabilité du formatdes nouveaux programmes d’études à construire. Autrement dit, d’entrée de jeu, ceux-ci s’inscriventdans un paradigme de la cognition qui oriente l’ensemble de la réflexion. Toute ambiguïté à ce niveauengendre confusion et incohérence. Il est donc impératif que les programmes d'études explicitent leparadigme de la cognition à l’intérieur duquel les enseignantes et les enseignants peuvent situer leursgestes professionnels quotidiens. Au moment où ils préparent des activités pédagogiques à l’intérieurdesquelles leurs élèves construiront des connaissances c’est d’un paradigme de la cognitionclairement précisé dont ils ont besoin. En effet, un paradigme de la cognition est un cadre général deréférence. Il articule entre eux des concepts et des catégories qui guident la pensée et l’action del’enseignante et de l’enseignant lorsqu’il ou elle s’intéresse aux questions relatives à la construction etau développement des connaissances. Ce cadre de référence est donc fondamental et influencequotidiennement les activités d’apprentissage des élèves. Il s’agit d’un ensemble cohérent depropositions articulées entre elles qui servent, pour un temps indéterminé, de toile de fond à toutes lesactivités dans la classe, que celles-ci relèvent de la responsabilité des élèves tels leurs projetsd'orientation et leurs apprentissages ou de la responsabilité de l’enseignant, c'est-à-dire ses pratiquesprofessionnelles.

On comprend dans cette perspective que lors de l’analyse d’un programme d’études la questionrelative au paradigme de la cognition dans lequel il s’inscrit devient primordiale. Les documentsprovisoires du MEQ précisent que les programmes d’études s’inscrivent simultanément dans uneperspective socioconstructiviste et dans une perspective cognitiviste fondée sur des théories dutraitement de l’information ce qui, on en conviendra. ne constitue pas un mince paradoxe. De plus,on peut repérer dans les textes une série de termes qui ont une connotation carrément béhavioriste.Autrement dit, le nouveau programme d’études s’alimente à des paradigmes de la cognitionantinomiques. Afin d'illustrer ce point de vue, les paragraphes qui suivent résument deux des posturesépistémologiques relevées dans les nouveaux programmes d’études. Par ailleurs, pour les besoins dece texte, nous n’analyserons qu'une dimension de celles-ci, soit la relation entre la connaissance et cequi est tenu pour réel.

L’argument initial partagé par toutes les épistémologies constructivistes est celui du primat du sujet(Le Moigne, 1995), même si elles sont potentiellement divisées dans leurs variantes. En outre, onestime que ce sujet connaissant est capable d’attacher une certaine valeur à la connaissance qu’ilconstruit. La connaissance implique donc un sujet connaissant et n’a pas de sens ou de valeur endehors de lui. Ainsi, ce sujet connaissant n’est pas tenu de supposer ou d’exclure la possibilité d’unréel connaissable qui lui serait étranger et qui aurait donc une existence en soi de nature ontologique.L’inconnu ne serait alors pour le sujet connaissant qu’un connaissable en instance d’actualisation.Cette thèse constructiviste postule donc que la connaissance qu’un sujet peut construire du réel estnécessairement celle qui est liée à sa propre expérience. La connaissance n’est donc pasindépendante du sujet. Par ailleurs, la connaissance que le sujet a de sa propre expérience ne devientconnaissance que si il lui attribue une valeur propre. Cette valeur n’est pas non plus indépendante dusujet connaissant.

À l'encontre de cette posture épistémologique, on soutient dans la perspective cognitiviste que laconnaissance dit quelque chose à propos d'une réalité déjà informée, indépendante de la descriptionqu'en font des observateurs qui auraient donc, sans que l'on sache comment, un accès à une réalitéontologique. Cette connaissance est vérifiable dans une réalité localisée à l’extérieur du sujetconnaissant. Elle est communicable et transmissible. Elle est antérieure aux démarches que le sujetconnaissant fait pour l’appréhender. La connaissance représente alors une portion de la réalité qu’elledécrit. La connaissance est indépendante du sujet connaissant. La valeur de la vérité de cetteconnaissance est donc également indépendante du sujet connaissant.

Cet aperçu des deux postures épistémologiques qui s'entremêlent sans cesse dans le nouveauprogramme d’études indique à quel point elles sont contradictoires. Or, il n’est pas souhaitable pourun programme scolaire d’être pluriparadigmatique à ce chapitre. En effet, la présence simultanée de

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plusieurs paradigmes de la cognition contradictoires risque de rendre difficile l’utilisation de ceprogramme d’études. Nous percevons dans cette approche pluriparadigmatique une contradictioninterne importante que nous nommons une incohérence paradigmatique. Celle-ci ne risque-t-elle pasd'entraver sérieusement l’intégration des thèses constructivistes au renouvellement des pratiquespédagogiques?

Socioconstructivisme et compétence

Les nouveaux programmes d’études intègrent de plus une approche par compétences et il estlégitime de se demander si celle-ci est également conciliable avec une perspectivesocioconstructiviste de la cognition. Nous allons montrer dans les paragraphes qui suivent qu’uneapproche par compétences peut en effet s'inscrire dans un paradigme socioconstructiviste de lacognition à la condition de s'articuler à une conception congruente de la connaissance.

Selon Glasersfeld (1994), les connaissances des sujets ne sont pas seulement construites par celuiou celle qui apprend mais elles ont pour eux un caractère adaptatif. Autrement dit, elles sontmaintenues aussi longtemps qu’elles sont viables pour l’apprenant ou l'apprenante. En ce sens,articulées à d’autres ressources (discursives, matérielles, etc.), ces connaissances viables doiventpermettre à leur auteur d'atteindre les buts qu'il poursuit, de réaliser ses projets et ainsi de fairepreuve de compétence dans une série de situations éducatives. Ces situations forcément signifiantespour l’élève doivent également à terme devenir pertinentes eu égard à des pratiques socialementétablies. Par exemple, il a été montré que des élèves du primaire pouvaient fort bien en contextescolaire construire des connaissances mathématiques localement viables (Cobb, 2000), mais il estfort utile, voire nécessaire, de pouvoir faire usage des procédures de comptage socialementreconnues. C'est dans le cadre de telles situations éducatives que sont sans cesse remises en causeles connaissances de l’apprenant, ce qui lui permet de les transformer et de les enrichir. Autrementdit, ce n’est plus le contenu disciplinaire qui est déterminant pour les apprentissages, mais bien lessituations éducatives dans lesquelles l’élève peut utiliser ses connaissances viables pour réaliser sesbuts. La réalisation de tests de viabilité de ses propres connaissances nécessite, cela va de soi, lamise en oeuvre de pratiques réflexives de cognition. En somme, les connaissances du sujetapprenant dans une perspective socioconstructiviste ont les caractéristiques suivantes: elles sontconstruites et non transmissibles; elles sont temporairement viables et non définies une fois pourtoutes; elles résultent d'une pratique réflexive et ne sont donc pas admises comme telles sans remiseen cause; elles s'articulent à des contextes et des situations éducatives qui doivent êtreéventuellement liées à des pratiques sociales établies. C'est dans ce cadre de référence que se posela question de l'arrimage du concept de compétence avec une approche socioconstructiviste desconnaissances. C’est en tout cas le défi suggéré par les rédacteurs des programmes d'études.D’entrée de jeu, il est nécessaire de rappeler que dans une perspective socioconstructiviste, onestime que les connaissances, tout comme les compétences, s'élaborent en contexte, plusprécisément dans celui de situations éducatives variées à l'intérieur desquelles des sujets réalisentdes projets d'apprentissage. Le concept de situation éducative devient alors l’élément central dumodèle de la cognition; c’est dans le cadre de telles situations que l’élève développe descompétences. Il ne s’agit alors plus, comme nous l'avons déjà précisé, d’enseigner des contenusdisciplinaires décontextualisés (l’aire d’un trapèze, l’addition de fractions, un procédé de calcul mental,etc.), mais bien de définir des situations éducatives à l’intérieur desquelles les élèves peuventconstruire des connaissances et développer des compétences, c'est-à-dire des capacités à mobiliserune variété de ressources pour réaliser un projet. Il ne s’agit plus de partir d’une notion mathématiquedécrite dans un programme d’études, il s’agit plutôt de travailler avec l’élève à la construction deconnaissances et de compétences pour réguler efficacement l'action et parvenir à des buts. Bref, danscette perspective, la tâche de l’enseignant devient complexe: aménager des situations éducativespour permettre à l’élève de construire des connaissances et de développer des compétences. Lessituations éducatives sont donc source du développement des compétences. C'est aussi dans cesmêmes situations que se juge le degré leur viabilité; elles sont alors critère d'appréciation dudéveloppement des compétences. Source et critère de viabilité des compétences, les situations sontaussi source et critère de viabilité de connaissances. Ces connaissances, dans la mesure où ellessont viables dans ces situations, sont aussi une des ressources qui permettent au sujet de développerdes compétences dans ces mêmes situations. Si ces connaissances participent au développementd’une compétence, cette compétence devient à son tour critère d'appréciation de ces connaissancesqui seront viables dans ce contexte tant et aussi longtemps qu’elles permettent à la compétence de

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traiter avec succès les problèmes qui ont été cernés. La boucle se referme donc. Connaissances etcompétences s’articulent étroitement à l’intérieur des situations éducatives. Dans une telleperspective, le concept de compétence n’est donc pas incompatible avec un paradigmesocioconstructiviste. Compétences et connaissances se construisent en interaction étroite et sonttemporairement viables en contexte. Bien plus, au-delà de son caractère plus global que lesconnaissances, puisque sa mise en oeuvre suppose la mobilisation d'une variété de ressources, unecompétence, dans une perspective socioconstructiviste, comporte les mêmes caractéristiques quecelles-ci. Tout comme une connaissance, une compétence est construite, située, réflexive ettemporairement viable. De plus, la compétence remplit des fonctions spécifiques dans le processusd'apprentissage, c'est-à-dire permettre au sujet de mobiliser et coordonner une série de ressourcesvariées (discursives, affectives, sociales, matérielles, etc.); traiter avec succès les différentes tâchesque sollicite un problème et tester la pertinence sociale des résultats. Ainsi explicité, le concept decompétence n’est pas un obstacle à l’intégration de thèses socioconstructivistes au renouvellementdes pratiques pédagogiques. Au contraire, utilement associé à une réflexion sur les connaissances,inscrit dans des situations éducatives, le concept de compétence permettra probablement derenforcer la thèse socioconstructiviste comme référence dans les pratiques pédagogiques élaboréeset mises en oeuvre par des enseignantes et des enseignants.

Conclusion

Les réponses que nous formulons aux trois questions posées dans l’introduction ont permis de mettreen évidence dans le discours des nouveaux programmes d'études ce que nous avons nommé undécalage épistémologique, puis de repérer une contradiction fondamentale sur le plan du paradigmede la cognition qui les oriente. De plus, nous avons montré que pour assurer l'arrimage du concept decompétence et la perspective socioconstructiviste il était nécessaire de redéfinir ce concept et del'associer à une conception de la connaissance et de son développement chez les apprenants et lesapprenantes.

Il nous semble nécessaire de tenir compte de ces critiques afin d'assurer l'intégration de laperspective constructiviste aux pratiques pédagogiques. Mais, s’agit-il d’une mission impossible?Nous ne le pensons pas. Les documents actuels diffusés par le MEQ témoignent d’une volonté d’unrenouvellement important des pratiques pédagogiques. Dans leurs recherches actuelles d’uneperspective intéressante pour les apprenants, nous constatons que les rédacteurs des programmessont encore à un carrefour épistémologique. Ils ont tenté de se dégager de la thèse béhavioriste de lacognition qui règne depuis belle lurette sur la programmation pédagogique, mais on peut observer iciet là des relents de ce qui, d'une certaine manière, était devenu la façon normale et évidente deconcevoir la cognition. Les incohérences relevées font partie de cet héritage et l'on doit envisager lamise en route d'un long processus de conversion. Les premiers résultats ne sont pas nécessairementnégatifs, ils nécessitent néanmoins des réajustements importants associés aux critiques que nousavons formulées. Élimination du décalage épistémologique et création d'un nouveau format pourprésenter les tenants et aboutissants des nouveaux programmes. Éradication des contradictions euégard au paradigme de la cognition qui fournit le cadre de référence pour orienter les pratiquespédagogiques. Redéfinition du concept de compétence dans une perspective socioconstructiviste afin,d'une part, de le dissocier de celui d'objectif ou de but pédagogique et, d'autre part, de l'associer auconcept de situation éducative.

Ce travail ne nous semble pas irréaliste dans la mesure où les concepteurs du nouveau programmed’études ont déjà posé une série de choix. La réflexion préalable est donc déjà entamée, il s’agit del’asseoir en évitant tout risque d’incohérence. Notre hypothèse est que le respect de ces ordres deréajustements peut faciliter l’implantation de la thèse constructiviste pour le renouvellement despratiques pédagogiques dans les classes.

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Références

Bloom, B.S. (1956). Taxonomy of educational objectives. Handbook 1: Cognitive domain. New York:McKay.Cobb, P. (2000). Constructivism in social context. In L.P. Steffe & P. Thompson (Eds.), Radicalconstructivism in action: Building on the pioneering work of Ernst von Glasersfeld (pp. 152-178).London: The Falmer Press.De Landsheere, V. (1992). L’éducation et la formation. Paris: Presses universitaires de France.Fourez, G., Englebert-Lecomte, V. & Mathy, Ph. (1997). Nos savoirs sur nos savoirs. Un lexiqued’épistémologie pour l’enseignement. Bruxelles: De Boeck.Gagné, R.M. (1965). The conditions of learning. New York: Holt, Rinehart and Winston.Glasersfeld, E. (1994). Pourquoi le constructivisme doit-il être radical? Revue des sciences del’éducation, 20(1), 21-28.Jonnaert, Ph. & Vander Borght, C. (1999). Créer des conditions d’apprentissage. Un cadre deréférence socioconstructiviste pour la formation didactique des enseignants. Bruxelles: De Boeck.Larochelle, M. & Bednarz, N. (dir.), (1994-a). Constructivisme et éducation. Revue des sciences del’éducation, numéro thématique, 20(1).Larochelle, M. & Bednarz, N. (1994-b). À propos du constructivisme et de l’éducation. Revue dessciences de l’éducation, 20(1), 5-19.Legendre, R. (1988). Dictionnaire actuel de l’éducation. Paris: Larousse.Le Moigne, J.-L. (1997). Les épistémologies constructivistes. Paris: Presses universitaires de France.Raynal, F. & Rieunier, A. (1997). Pédagogie: dictionnaire des concepts-clés. Apprentissage, formationet psychologie cognitive. Paris: ESF éditeur.Taba, H. (1962). Curriculum development and practice. New York: Harcourt, Brace and World.

Notes

Je remercie vivement Rosette Defise, chargée de cours à l’Université de Sherbrooke, qui aeffectué une lecture critique des différentes versions de l’article. La version finale est enrichie desapports de cette lectrice attentive. Nous ne décrirons pas longuement dans cet article ce que nous entendons parsocioconstructivisme. Nous renvoyons le lecteur et la lectrice à trois ouvrages qui explicitentdifférentes thèses constructivistes: Fourez, Englebert-Lecomte & Mathy (1997), Jonnaert & VanderBorght (1999), Larochelle & Bednarz (1994-a).

Tout au long du texte, nous différencions savoir et connaissance. Lorsque nous parlons desavoir nous évoquons les contenus des programmes et des manuels scolaires, des curricula, desrépartitions de matières, des plans de cours. Il s’agit en général de contenus disciplinaires instituéspar le système scolaire lui-même et par la société. Ces savoirs sont parfois désignés sous le vocable'savoirs codifiés'. Par contre, lorsque nous parlons de connaissance, nous référons au patrimoinecognitif de l’apprenant. Dès qu’un savoir est construit ou reconstruit par un apprenant il devient uneconnaissance pour ce dernier. Il n’est pas possible de savoir si il y a correspondance entre les savoirsenseignés par l’enseignant et les connaissances construites par l’apprenant.

Actuellement, le système scolaire québécois vit une période de rénovation de sesprogrammes d’études. Les premiers documents diffusés portent sur le premier cycle de l’écoleprimaire. Ces documents ont fait l’objet d’une recommandation favorable par la Commission desProgrammes même si on suggère quelques modifications mineures. Legendre (1988) relève trois fonctions pour les programmes d’études: (1) expliciter lesintentions éducatives propres à chacune des disciplines et qui rejoignent les visées du systèmed’éducation; (2) fournir aux agents d’éducation du réseau scolaire un ensemble structuré d’objectifs etdes contenus d’apprentissage jugés essentiels à la formation des élèves; (3) faciliter l’action desenseignants au chapitre de la planification, de l’intervention et de l’évaluation.

Une analyse des références et des termes les plus fréquemment utilisés dans les textespermet d'appuyer l’hypothèse selon laquelle le paradigme dominant de la cognition qui oriente laconception de ces nouveaux programmes correspond à une forme de psychologie cognitive fondéesur traitement de l’information. Sur le plan épistémologique les tenants de ce paradigme supposentqu'il est possible d'accéder à la réalité en soi.