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LA TYPOLOGIE DISCURSIVE DU POEME EN PROSE FRANÇAIS THÈSE DE DOCTORAT Virgil BORCAN 1

La typologie discursive du poème en prose françqis

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Thèse de doctorat soutenue en 2008 à Craiova (Roumanie)

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CHAPITRE PREMIER : Aperu historique

LA TYPOLOGIE DISCURSIVE DU POEME EN PROSE FRANAISTHSE DE DOCTORAT

Virgil BORCANTable des matires2Table des matires

4Avant-propos

6Aperu historique

10A. La prose

14B. La posie

17Conclusion prliminaire

19Le Romantisme et labolition des frontires entre les genres littraires

28Pome en prose et discontinuit discursive

39La poticit du pome en prose (marques distinctives)

48Origines

50Justification

51Corpus de textes et auteurs

53Trajet diachronique du pome en prose

63La matrice absorbante-projective

69Difficiles nugae: Aloysius Bertrand ou le pome kalidoscopique

72Maurice de Gurin, lternel enfant

75Charles Baudelaire ou la fracture existentielle

79Arthur Rimbaud ou la rbellion permanente

85Lautramont lobscur

88Le texte-limite et les limites du texte

91Situation narrative dans Les Chants de Maldoror

97En guise de conclusion

98Nommer lInnommable: Stphane Mallarm

102La mare haute du surralisme

102A. Le cadre historico-littraire

105B. Analyse dun fragment de Louis Aragon

113Saint-John Perse ou la solennit du discours

116Conclusions

120Bibliographie gnrale

Avant-propos

In principio erat Verbum.(Jean 1,1)

Deux millnaires se sont couls, mais la sve de ces quelques mots ne sest pas endurcie, ils conservent encore leur poids smantique.On devrait se les rappeler chaque fois que lon tente de se rapprocher dun principe absolu, du noyau dur dun problme ou dun phnomne, de la cause ou de leffet de que sais-je.Essayer de dmontrer une loi universelle, cest coup sr penser, rflchir, mditer, exercer sa raison. Or, on sait depuis dj belle lurette que la pense est discursive, que lon ne peut pas mettre un jugement de valeur la manire dun flash instantan (ce serait peut-tre le privilge des anges!).

On pense sous la forme dune phrase avec sujet et prdicat, on organise sa pense de manire discursive ou bien on ne sait jamais le Logos divin est celui qui nous pense, qui nous pousse nous exprimer verbalement.

Le paradoxe ontologique de la pense humaine, qui la rend sublime et tragique la fois, cest dtre oblige de se penser, de produire un raisonnement raisonnable sur elle-mme et lintrieur delle-mme.Mutatis mutandis, cest le cas de toute situation mta-textuelle, de tout discours qui, partant de la littrature et ayant comme objet et but la littrature, la double et lenveloppe: critique et histoire littraires, thorie de la littrature, potique et potique.Aperu historique

Fascinante existence, que celle des mots! Il y en a qui apparaissent comme du nant (bien que tout le monde y concde ex nihilo nihil) et qui sclipsent galement vite. Mais il y a aussi des mots trs anciens et, pourtant, trs actuels, qui semblent tre l depuis toujours, et dont la porte significative et symbolique est norme.Cest le cas du grec poiein. Si pour les Doriens (peut-tre avant mme quils jetassent le cri de stupeur Thalassa! Thalassa!) il signifiait natre, engendrer, crer, il est souponner quils ne pouvaient pas se rendre compte, cette brumeuse poque-l, de son avenir linguistique.

Car cet avenir, qui couvre le prsent et plonge ses racines dans la prhistoire (au sens historiographique du terme) est cosubstantiel au mot posie, avec tout ce que celle-ci sous-tend: pote, pome, potique ainsi de suite. En ce qui nous concerne et nous intresse, il donnera naissance aprs une maturation plus que bimillnaire au syntagme pome en prose, la fois exact et ambigu, dlimit et flou, couvrant un intervalle temporel prcis (XIX-e et XX-e sicles), mais califourchon entre lEncyclopdie et lExistentialisme.

Ce que lon peut avancer pour linstant, cest que le pome en prose ne saurait tre dfini dans les termes classiques dAristote. Des concepts comme Romantisme, Baroque, roman courtois ou bien tragdie classique ont un contour smique solide, remplissent bien lespace significatif qui leur est vou. Si prcaires soient nos comptences dhistoire littraire, on sait de quoi on parle.

Tandis que pome en prose, la rigueur, na pas de genre proche ni de diffrence spcifique. On ne peut pas le dfinir, si ce nest que par lui-mme, c'est--dire dans le contexte, cela en vertu du fait incontestable quil est un genre hybride, qui puise ses nergies deux sources diffrentes (la prose, du point de vue formel, la posie, dans le plan symbolique, deux ralits du langage littraire dont il faudra soccuper plus tard).

Une foule de questions surgissent, chacune lgitime. Pourquoi est-ce que le pome en prose (en loccurrence, celui franais, qui de toute faon est dfinitoire et illustratif du phnomne) apparat prcisment au XIX-e sicle avec Aloysius Bertrand, est fix dans sa dignit gnrique par Baudelaire, atteint le znith de la maturit stylistique avec Rimbaud et succombe (mieux dit: se transforme et se dissout) au XX-e sicle, aprs avoir pouss le chant du cygne avec Saint-John Perse? Pourquoi alors, et pas au XII-e sicle (qui dailleurs, comme on le sait, a invent lamour)?

Voil autant de dilemmes, que lon ne saura rsoudre sans faire recours lhistoire littraire, voire mme lhistoire tout court.La pense est discursive on a vu dj ce truisme, aux yeux de la psychologie contemporaine. On pense avec sujet et prdicat; en thorie de la traduction par exemple, on affirme ne pas pouvoir traduire bien sans avoir pntr auparavant lespace culturel de la langue-cible: on traduit bien en chinois si lon pense la chinoise. En dautres termes, et synthtisant, on ne peut pas se passer de la parole, tout comme les enfants ne peuvent pas se passer des contes de fes.

Voil le clou de laffaire. De quoi a-t-on le plus besoin? De la mtaphore (le Roumain est n pote, dit un proverbe), id est de la synthse potique du monde quelle nous offre? Ou bien, de la narration, de lhistoire, du il tait une fois? Diachroniquement parlant, faut-il mettre laccent (dans les deux plans, celui de la cration et celui de la rception) sur la prose, ou bien sur la posie?Sont-ce les deux formes dexpression irrconciliables, ou bien convergent-elles? Difficile rpondre.On va essayer quand mme dbaucher une rponse possible, en prenant les deux modalits discursives une une, dans ce quelles ont de spcifique et dirrductible.

A. La prose

Si lon est daccord avec les Anciens que la nature abhorre le vide, on doit galement convenir que lhumain abhorre lillogique. Tout ce qui est dpourvu de sens et de raison dtre, tout ce qui est mconnu et imprvisible nous rend la chair de poule, car le mystre, le brumeux font peur. Cest un mcanisme si profondment ancr dans notre psychisme que lon peut sans trop deffort lui dcouvrir des racines pr-humaines, si jose dire. Il existe en biologie une discipline de date assez rcente, appele thologie, et qui tudie le comportement de certains groupes danimaux qui se ressemblent lhomme. (Ce sont par exemple les loups, les singes et d'autres espces animales dites sociales). Or, on a observ et cest devenu lquation fondamentale en thologie qu' tranger gal ennemi.Tout ce qui nappartient pas un paradigme reconnaissable nest pas seulement diffrent, mais divergent, contradictoire, hostile. Pour pouvoir exercer son empathie il faut (et il le faut absolument) pouvoir reconnatre.

Lobservation est dautant plus valable pour lespce humaine, de quelque perspective ontologique quil nous plaise de lenvisager: chrtienne, dterministe, scientifique, marxisante ainsi de suite.Lhomme a besoin dordre, de rgles et de logique; si le degr dentropie est trop grand, il s'embrouille.

Or, cest exactement ce que fait la prose, mieux dit la narration, dans le sens que donne au terme Genette, entre autres. Depuis les premiers rcits que lanthropologie structurale et lethnographie ont pu identifier et classifier, savoir depuis les mythes fondateurs et les cosmogonies, on a pu observer que les rcits offraient non seulement une explication du monde, mais aussi une image (imago mundi) du monde, un reflet, une reproduction plausible.Ce nest pas par hasard si, plus tard, Aristote imposera la tragdie dimiter "dans les limites du vraisemblable et du ncessaire". J'anticipe dj une objection que l'on peut dresser et que je me suis moi-mme faite: au fur et mesure que la littrature s'taye, se spcialise et devient institution, les divers types de rcit sous-tendent des portions de plus en plus exactes de la ralit environnante, et le "reflet littraire" de cette dernire s'loigne progressivement de son objet d'intrt. La narration se complique, se paufine, se technicise jusqu faire compltement oublier le il tait une fois du temps des contes de fes.Si jen suis daccord, il nest pas moins vrai que le besoin de la fable, la ncessit de se faire dire (ou voir, les derniers temps) des histoires est irrpressible. On ne raconte plus la manire du grand-papa, il est vrai; mais on le fait, tout de mme, parfois sous des formes extrmement retorses et imprvisibles (au risque dsagrable de lautocitation, je vous soumets lattention une analyse que j'ai faite il y a quelques annes sur ce que lon appelle tlromans - en roumain telenovele- espce assez productive dorigine sud-amricaine, mais une analyse fonde sur le modle formel propos au dbut du XX-e sicle par V.I. Propp dans sa Morphologie du conte. Quasi toutes les fonctions gnratives dont parle le formaliste russe, et jusqu leur succession immuable, peuvent tre reconnues dans cette variante tlvisuelle des anciens rcits au coin du feu, do le titre de mon article).

On est encore loin de lextinction de la littrature, si changeante soit sa forme de transmission et de rception.Et pour comprendre un peu le pourquoi de cette rsistance inoue (qui fait que le livre de fiction se vende encore bien, avec ou sans succs de critique), je vais mappuyer sur une possible dfinition du roman en tant que genre privilgi de la narration: un roman cest un micro-univers autonome. Cest ce qui a du sens et de la logique, cest quelque chose lintrieur de quoi on se reconnat, a peut mme avoir une finalit (sinon une tlologie). Pas de mystre (pas trop, de toute faon), on entend de quoi il sagit, et on laccepte puisquon en a besoin.B. La posie

Plus proche de la condition (id est de la dignit) de dmiurge, le pote est - au sens tymologique du terme le fabricateur dunivers plus ou moins fabuleux ou fascinants, plus ou moins loigns ou proches du ntre, en fonction de la frquence et de lassiduit des visites que lui font les Muses, si j'ose dire. A la diffrence du prosateur ou, mieux dit, du conteur, le pote fait jaillir des images en quelque sorte statiques, cest--dire occupant un certain espace, ayant un relief dtermin, des couleurs et une forme (si tranges soient-elles) prcises. Paradoxalement, elles peuvent ne rien signifier, au sens linguistique du terme. Bien sr, ce nest pas obligatoire, mais il se peut lhistoire littraire en tmoigne que le signifi dun beau pome soit nul ou tellement codifi, quil ne vaille pas la peine de se casser la tte en le dchiffrant. Si ce ntait pas ainsi, on ne parlerait pas du Parnasse, de la posie pure ou des formes figes.Et, il faut ladmettre, le patrimoine potique universel serait inconcevable en labsence de Rimbaud, de Mallarm ou du Dada.

Entre les deux possibilits discursives principales rcit et posie la diffrence majeure est vite saisissable. La matire premire en est la mme: la parole (bien que Verlaine et crit Romances sans paroles). Mais le mode dorganisation de cette matire et le fonctionnement de lengrenage qui en rsulte sont diffrents. Le rcit coule, depuis la source jusqu verser dans la "mer" textuelle; il a un trajet plus ou moins sillonn, plus ou moins tortueux, mais il va de A jusqu B. Tandis que le pome est statique, fixe, ptrifi pour ainsi dire. Issu du monde, il le reflte et le contient, tout en sy opposant. Il est surtout image, et ce nest pas pour des prunes que les Anciens avaient dit Ut pictura poesis. Cela tient probablement de la plus importante des six fonctions du langage, celle potique, dont la qualit principale est, selon le linguiste tchque, de paradigmatiser le syntagme, donc de fournir une image unique, irremplaable, synonymie zro. Une mtaphore na pas dquivalent, elle est l, mme par excs, dirait Georges Bataille. Elle ne raconte ni ne dmontre rien, na pas de but (donc de force illocutionnaire) et parfois pas mme de logique. Elle soffre, tout simplement, comme une fleur sur un champ.Le fait dtre statique, irremplaable et hypostasi dans sa moule potique nest pas sans rappeler, peut-tre, lobservation que fait Freud dans Au-del du principe du plaisir, lorsquil identifie la pulsion morbide vers le minral et le gomtrique existants en nature.Conclusion prliminaire

Certes, dans notre modeste tentative dexpliquer les deux possibilits (en thorie, du moins) discursives existantes, nous avons mis de ct pas mal de variantes intermdiaires: lpope en vers, le pome rime blanche ou la posie postmoderne, ainsi de suite. En fixant notre objet dintrt quelque part au milieu des extrmits, nous avons simplement voulu suggrer quen expression artistique il y a deux attitudes possibles, sous-jacentes, en fin de compte, deux visions distinctes du monde et deux attitudes philosophiques prcises: celle dHraclite (Panta rhei Tout coule), propre la narration, au rcit, et celle de Znon, des lates (Rien ne bouge. La flche tire de larc reste sur place. Tout est fixe, immobile.), propre la posie.

Sans faire, pour linstant, des observations (indispensables, dailleurs) dordre stylistique, on se contente davancer une hypothse: paru au XIX-e sicle et contemporain dune sensibilit (non seulement lyrique) tout neuve, le pome en prose va essayer, ses heures astrales, de rconcilier les deux chemins divergents, de fondre dans la moule d'une expression unique deux catgories discursives jusqualors irrductibles.

On verra par la suite si cette tentative de raliser limpossible a russi.

Le Romantisme et labolition des frontires entre les genres littraires

Il faudrait avoir perdu tout esprit de rigueurpour essayer de dfinir le romantisme.Paul Valry

En citant les paroles qui ont fait fortune du pote et thoricien de Ste, Elena Tacciu, auteur dune tude archtypale sur le romantisme roumain, touche un problme fondamental tant pour lhistoire littraire, la critique et la potique, que pour ltymologie tout court.

Do vient, tout dabord, le terme de romantisme?

En France, par exemple, on a cru un moment donn que lon a tout dit en mentionnant lutilisation du nom romanticisme, employ par Stendhal et provenant de litalien romanticismo; trange paradoxe, que la paternit de lanctre du terme romantisme attribue un crivain qui, certains gards (Je veux crire la manire du Code civil.), reste violemment anti-romantique.

A vrai dire, il y a un vritable magma linguistique et conceptuel contournant ce terme plurivoque, qui rend compte de la complexit du phnomne en question. Par exemple, dans lAngleterre du XVII-e sicle, romantique voulait dire amateur de romans chevaleresques. Tout ce qui, sur le plan idel, tait extravagant, trange, absurde et mme faux tait considr comme appartenant au romantisme.

Lorigine dans roman, romanesque, romance et romancero (en Espagne), Romania (lespace gographique du dveloppement de la langue latine) et mme langue romane complique encore davantage les choses.

On sait, depuis Vauvenargues, que tout ce qui nest pas clair nest pas franais. Comment alors rsoudre cet nigme, cet inextricable rseau de significations (parfois contradictoires) qui tiennent pas seulement du terme, mais aussi (et surtout) du concept de romantisme, du courant dides qui a marqu si profondment le paradigme intellectuel du XIX-e sicle europen?

Historiquement parlant, les choses ne sont pas si compliques.

On a affaire a des archtypes dont parle lauteur franais le plus romantique de tous, Alfred de Musset, dans sa Confession dun enfant du sicle: Toute la maladie de notre sicle a deux sources: le peuple qui est pass par 1793 et par 1814 porte deux plaies dans le cur: tout ce quil tait, nest plus; tout ce quil sera, ne lest pas encore. Toute lvolution mouvemente du XIX-e sicle y est, dans ces deux archtypes qui sont de vritables mythes modernes (Barthes pourrait nous en parler): la Rvolution et Napolon.

Ce mal du sicle, cette vritable nause mtaphysique pour ainsi dire est un point commun de tous les esprits modernes.

Limpact sur le plan conceptuel et scriptural en est diffrent, vu que lon na pas un seul romantisme (ft-il la littrature dhpital dont parlait Goethe), mais des romantismes: anglais, allemand, franais, italien, ainsi de suite.

Ex nihilo nihil. Prpar par certains aspects de la littrature baroque, par la longue maturation des ides philosophiques du XVIII-e sicle, peru parfois comme un ingrdient (donc in statu nascendi) chez des auteurs plus anciens, le romantisme bat son plein surtout dans la premire moiti du XIX-e sicle.

Grosso modo (voir les ouvrages de Madame de Stal et de Victor Hugo, entre autres), on distingue, sur le plan thorique, entre un romantisme du Nord (modle: Ossian) et un romantisme mridional (modle: Homre).

On est loin de Boileau (mme de labb Batteux) et de la limpidit solaire du classicisme. Le got esthtique a chang. Les gens voyagent, dcouvrent, traduisent.

Au fait, laristocratie a perdu le droit de prminence quant la reprsentation fictionnelle. Cest lpoque de la bourgeoisie croissante et de la libert dans lart, qui parfois peut dclencher de vritables batailles, comme cest le cas dHernani; ce sujet, on possde un tmoignage fidle autant quironique, dans les Mmoires dAdle Hugo.

On met un bonnet rouge au vieux dictionnaire. On brise les rgles et les contraintes, on cherche la nature (natura naturans), labsolu, la nuit, le rve, lesprit fminin. Le temps du gigantesque et du gnie (parfois satanique) est venu. Lhistoire et le folklore entrent en littrature.Philosophiquement parlant, on se trouve en pleine poque transformiste: soit le dynamisme de Vico et de Herder, soit la dialectique dHgel.

On valorise cent pour cent le mythe des ges de lhumanit, on croit fermement dans le progrs ininterrompu de celle-ci, dans lhistoire ascensive. Dans le dveloppement de lart, on identifie trois tapes: la forme symbolique (la forme primitive de lide), le moment classique (lide trouve sa forme), et finalement la phase romantique en cours. La religion (Chateaubriand), les murs et les lois influent sur la littrature, qui les influence son tour.Le pote nest plus le fou divin qui parle dans la langue des dieux, comme pendant lAntiquit (dmarche hermneutique, puisquelle suppose un transfert du mythos dans le logos). Il a un rle social. Tout un pome sociogonique en fait la preuve.

Les modles changent. Si le XVIII-e sicle avait pour modle le philosophe,le XIX-e sicle en a le pote, le crateur, le gnie.Dtenteur des secrets du monde (voir, dans un registre diffrent, lAntiquaire de La Peau de chagrin de Balzac et tout le paradigme des initiateurs), le gnie romantique opre une vritable rvolution mtaphysique.

Le mythe du gnie sous-tend toute la cration littraire du romantisme europen, en concurrence avec celui du lampadophore. La mission du pote est soit mtaphysique (il veut rsoudre les nigmes de lUnivers), soit historique et sociale (Platon en serait excd).

Comme ctait naturel, cela est dune porte immense pour la littrature; mais la tche du critique, du thoricien et de lhistorien littraire est dautant plus difficile, vu quil ne sagit pas dun romantisme, mais de romantismes, chacun spcifique dun certain horizon dattente propre aux diffrentes zones de lEurope.

Dautre part, linvestigation se complique, de faon majeure, vu que le romantisme (si lon accepte lexistence dun courant esthtique portant ce nom) se manifeste dune manire diffrente dans les diffrents genres.

Aboutissant au maximum de force en posie et au thtre, il est moins rvlateur quant au roman, vu que, dans ce dernier cas, il ne suscite pas tellement la haine des partisans du classicisme.

Depuis Atala (1801) de Chateaubriand jusqu Elena (1862) de Dimitire Bolintineanu, le roman romantique volue sur un plan moins troubl par la querelle entre les Anciens et les Modernes que la tragdie, par exemple; ignor ou mpris par les potiques classiques (dAristote jusqu Boileau), le roman peut prendre son libre essor et gagner la dignit gnrique au XIX-e sicle; il reste cependant prciser qu la diffrence de la posie et de la dramaturgie, le roman romantique possde une certaine ouverture vers le ralisme (voir les premiers romans de Stendhal et de Balzac).

Quant la posie et au thtre, les choses ne se passent pas de la mme faon. Si le classicisme postulait la puret des genres, le romantisme suppose un mlange, une union des contraires. Pour Platon, Aristote et leur ligne, le lyrisme quasi nexistait pas, la posie tant surtout mimsis et le pote lyrique tant banni de la cit.

En revanche, pour les romantiques la cration potique englobe toutes les ambitions, elle est le genre majeur et privilgi, depuis les premires Mditations de Lamartine jusqu lapoge de luvre hugolienne. Artisan (voir le champ smantique du latin poeta) pendant lAntiquit, le pote occupe le devant de la scne au XIX-e sicle;cela grce aussi, et pas en dernier lieu, une forte critique de soutien (Madame de Stal, Sainte-Beuve etc.) de la part de ses contemporains, mais pas seulement.La critique littraire franaise impose, longtemps aprs la disparition du romantisme, une vritable figure mythique du pote (surtout des potes allemands), qui dfie toute tentative dinvestigation critique exhaustive: La psychanalyse veut gurir le pote de sa posie.

Quant au thtre romantique, il fut au XIX-e sicle le lieu cyberntique dune polmique virulente (et parfois contondante) entre les tenants du classicisme, qui invoquaient leur profit Aristote et Boileau, et les jeunes loups dramatiques qui les supplantent, de faon plus o moins violente, dans leur rvolution contre le got classique et son esthtique ferme.

Des espces mprises par une longue tradition, telle la comdie (ce qui nest pas sans rappeler Le Nom de la rose dEco), prennent le devant de la scne.

La fameuse rgle des trois units est finalement abolie. A vrai dire, elle a t fausse par les coryphes-mmes du classicisme, vu quelle ntait pas prcise de faon explicite dans la Potique dAristote; une seule mention (la tragdie tend se passer dans les limites dune seule rotation du Soleil.) a t surcharge de significations et dimportance par les auteurs du XVII-e sicle, qui ont tay sur elle lunit de temps. Lunit de lieu est son tour mise de ct, seule demeurant (accepte par Hugo, entre autres) lunit daction.

Plus daristocrates sur les trteaux; cest lheure propice du peuple, de lindividu et de ses passions violentes. Depuis Manzoni jusqu Hugo, le drame reste la forme de prdilection, qui seule permet la fusion du grotesque et du sublime, du terrible et du bouffon, du tragique et du comique.

Quant aux autres espces littraires romantiques, elles foisonnent. Un seul exemple suffirait nous en convaincre: en sparant la posie de la rime, Coleridge fait place, son insu, au dveloppement ultrieur si prodigieux du pome en prose, texte sans architexte si lon emprunte le syntagme de Grard Genette.

Issu dune poque extrmement mouvemente, le romantisme europen a marqu de faon indlbile le champ de la rflexion philosophique et de la cration littraire sous-jacente. Ses chos ne cessent de retentir (quitte tre parfois mpriss par les auteurs contemporains), son hritage est immense. On a crit et on crira probablement des bibliothques entires au sujet de ce courant littraire.

Et cela en vertu, peut-tre, de sa dmarche fondamentale: la tentative du gnie de raliser labsolu.Pome en prose et discontinuit discursive

Toute littrature est un espace continu:les ruptures proclames dune manire vhmentesont illusoires, les mutations ou les mtamorphoses ne sont que les moments dcisifs et spectaculairesdune ncessaire continuit.Irina Mavrodin

Surgi dune rvolte esthtique et dune lassitude (vu la tyrannie du vers classique et de la Potique dAristote), le pome en prose a toujours essay de gagner sa dignit gnrique. Difficult quasiment impossible rsoudre, tant donn son caractre hybride. A la limite et forant un peu les choses, il participe de deux cts gnriques, de deux types de discours distincts, le rcit et la posie; il peut tre la fois locution libre, donc objet de la potique et locution rgle, cest dire objet de la rhtorique.

Dans son exhaustive thse de doctorat, Suzanne Bernard a essay de faire un peu le point sur le paradigme auquel pourrait se subordonner le pome en prose du point de vue formel, comme tape finale dune volution qui va du vers classique et du vers libre, en passant par la prose potique (Rousseau, Chateaubriand) et jusqu son initiateur duquel se rclame Baudelaire, donc Aloysius Bertrand.

Une fois apparu au XIX-e sicle, il parcourt un chemin spectaculaire autant quingal, de Baudelaire (qui nexcluait pas le rcit de la poticit) et des symbolistes, en passant par Lautramont et Rimbaud, par le grand dferlement surraliste et jusquaux Vents de Saint-John Perse. Mais si, diachroniquement parlant, le phnomne est discontinu, la discontinuit peut tre identifie aussi au niveau du discours, dans tel ou tel cas (et surtout chez Rimbaud). Des prcisions thoriques simposent donc.

Depuis Platon (qui distinguait entre logos et lexis) et Aristote et jusqu Genette, on a toujours essay de donner une dfinition du discours; la plus neutre serait squence continue, structure et cohrente. En ce sens, discours est synonyme de texte (squence dunits cohrentes et actualises).Quant la discontinuit, elle est un trait des units au niveau du systme (donc des invariantes par rapport aux variantes); les linguistes donnent comme synonyme de discontinu le mot discret ; proprit de lunit de se caractriser par une rupture de contenu par rapport aux units voisines, ralise par le fait quelle est distincte de tout ce quelle nest pas.De ce point de vue, discontinu se dfinit par opposition continu, qui est un trait retrouvable quelque niveau que ce soit ou pour nimporte quel domaine o ont lieu des passages graduels dun lment-unit un autre ; il devient impossible dtablir des limites prcises, vu lexistence des zones de transition o interfrent des traits appartenant aux deux lments/units.

Ce qui assure lunit du discours/texte, sa monotonie dont parle Irina Mavrodin cest sa cohsion, qui repose sur plusieurs lments: la rcurrence, le paralllisme, la paraphrase(le texte peut tre rsum), les proformes, lellipse, le temps et laspect, la perspective fonctionnelle des propositions et, pour les textes oraux, lintonation (de ce dernier point de vue, cest trs intressante lobservation de Genette, qui met la disparition du critre mtrique distinguant auparavant entre prose et posie sur laffaiblissement continu des modes auditifs de la consommation littraire posie antique, lecture publique, ainsi de suite).

Ambigu et plurivalent (polyisotope, dirait Le Groupe ), le pome en prose rompt avec la tradition millnaire qui voulait que la posie soit mimsis. En tant qu objet absolu ou bien que totalit en fonction, le pome en prose se prte une lecture tabulaire, simultanment sur plusieurs niveaux : Le pome se veut un ensemble suffisant soi-mme, avec de multiples irradiations de signification, en se prsentant comme un rseau de tensions des forces absolues qui agissent successivement sur les couches pr-rationnelles, en faisant vibrer la fois les zones de mystre des notions.

Il nexiste plus cette homognit dun niveau donn de significations, qui assure une lecture uniforme du texte, fonde sur une cohrence smantique; bien sr, il sagit l du pome moderne.Contrairement Jean Cohen, qui veut que la posie soit une anti-prose, et contrairement Claude Lvi Strauss (cit par Umberto Eco), le pome moderne est une uvre ouverte, polysmique et ambigu, qui cependant ne renvoie a rien dautre qu soi-mme.

Entendue comme substitution du langage affectif, motionnel et connotatif au langage intellectuel et dnotatif, la posie (y compris le pome en prose), par sa fonction dont parle entre autres Jakobson veut motiver le langage du point de vue de larbitraire du signe linguistique (Donner un sens plus pur aux mots de la tribu), sur ce champ de bataille qui oppose depuis si longtemps la transitivit de la prose lintransitive de la posie.

Pour ce faire, le pome en prose dispose dun assez large ensemble de moyens, et mme de plusieurs modes dnonciation et modalits dcriture (narration, description, dialogue); y compris les registres peuvent varier, allant du lyrique et du pathtique jusquau fantastique et lpique. Ce qui importe, dune part, cest la cohrence et lunit du fragment, y compris du recueil malgr leffet de discontinu (ce qui narrive pas toujours pour Rimbaud, par exemple), et dautre part la tension entre signifiant et signifi, la valeur symbolique tout court.

Prenons un exemple: certes, pour lauteur de Gaspard de la Nuit, la dfinition du rcit donne par Genette nest pas oprante, vu le caractre essentiellement potique de ses Fantaisies la manire de Rembrandt et de Callot.Un petit pome en prose comme LHeure du sabbat pourrait, la rigueur, tre contract un verbe (selon le modle propos par le mme Genette dans Ulysse rentre Ithaque ou Marcel devient crivain), mais il demeure, cote que cote, un texte potique, fulgurant comme un clair, et qui respecte les lois de brivet, de concentration et dautonomie exiges par les contraintes du genre (si lon peut se permettre de considrer le pome en prose comme un genre distinct).

Pour quun texte fonctionne, dit Irina Mavrodin, il doit tre monotone (donc continu) et r cognoscible.

Certes, on peut reconnatre la griffe de Bertrand, si lon pense lensemble du recueil; le pome en question nen reste pas moins discontinu et cass, si lon peut dire. Il sagit dune discontinuit au niveau smantique et syntaxique, malgr une certaine cohsion (v. Le Groupe ) au niveau transphrastique.La prsence du verbe, du noyau narratif la fin du pome nest pas sans rappeler la topique latine. En outre, on peut identifier ce que Genette appelle pithtes impertinentes, logiquement inacceptables en leur sens littral (ciel mort, vent crisp).

En arrivant au cas dAloysius Bertrand, une prcision en quelque sorte collatrale simpose, tout de mme. Il faut blanchir comme si le texte tait de la posie, disait-il dans ses Instructions M. le metteur en pages. En dautres termes, un pome en prose peut tre discontinu y compris au niveau de son iconicit, de la dlimitation du texte par des espaces blancs et par des points, par ce que le Groupe appelle mtaboles de support (graphiques et typographiques); le cas-rvlateur du point de vue de la para-textualit de ldition princeps de la Thalassa de Macedonski est significatif, entre autres.

Les choses vont voluer dune vlocit assez grande, pendant un sicle. Linconsquence croissante de la coordination peut tre entendue comme le passage des coordinations presque toujours logiques du discours classique aux ruptures momentanes du discours romantique, puis linconsquence systmatique et continue quinaugurent les Illuminations et qui spanouit dans lcriture surraliste.

En faisant le point de cette manire, Genette sans prcisment envisager le pome en prose sous-entend une priode historique qui va jusquaux carts surralistes, qui sont non rductibles, comme dans le fameux Lhutre du Sngal mangera le pain tricolore. Certes, dans ce dernier cas, lcart peut tre compris soit comme dtour, selon un critre smantique, soit comme invention, selon un critre psychosociologique.

Dans cet intervalle temporel dune centaine dannes environ, la contribution de Rimbaud est essentielle autant quincontournable, puisque dans son dsir dune posie objective il arrive aux confins du discours en tant que possibilit ontologique dexpression.

Dans son ouvrage dj cit, Suzanne Bernard identifie les trois types de phrase qui font fonctionner un pome en prose, en le rendant discontinu parfois: il sagit de la phrase heurte, de la phrase ondulatoire et de la phrase lyrique.

Dans le cas spcial des Illuminations, elle parle dune vritable esthtique du discontinu (phrases sommet vague) redevable la prose la plus heurte et la moins artistique. Il sagit dun phnomne de tlescopage et dune vision (il ne la subit pas), de ce que lauteur appelle linstantanit du texte rimbaldien.Parues en 1886 son insu, daprs un manuscrit rest chez Verlaine, les Illuminations frappent, sur le plan de lexpression, par la nouveaut des associations de tout genre. Rimbaud brise les rgles et les contraintes, il cherche et il trouve une forme lui, un vers dsarticul.

Le style est syncop, plein dincohrences contrastantes et dun dsordre voulu. Le ton, le rythme, laccent et lexpression sont profondment originaux.

Cest du moins ce que pense Alexandru Philippide : la recherche de formes nouvelles, Rimbaud est all loin. En brisant les formes existantes, il sest forg un mode dexpression syncop, allusif, associatif lextrme.Tel nest pas le cas de Lautramont, par exemple, et de son type de discontinuit discursive, que Bachelard appelle cinma acclr; pour lauteur des Chants de Maldoror on pourrait parler plutt dune continuit profonde qui soppose la discontinuit de surface.

Cela, si lon accepte limportance du verset biblique dans loeuvre du Monteviden (on peut tablir une filiation du moins stylistique entre lApocalypse et les Chants) et si lon ne perd pas de vue que, en ce qui le concerne, entre prose et vers il y a une diffrence de degr, pas de nature.

Les coupes (rythmes) lautramontiennes recrent les mouvements et les lans de ltre intrieur. A ce sujet, il serait intressant de remarquer la dissolution dune subjectivit vraiment maladive dans lobjectivit minrale de lhymne a lOcan, par exemple.Rimbaud et Lautramont, Andr Gide les nommait les grands matres des cluses pour la littrature venir. Et quand Rimbaud affirme: Je ne sais plus parler, il fait tat de linsuffisance du langage traduire la pense. ce titre, dune gale importance sont les mots isols (dans ses pomes appels parfois polyphoniques) et le silence, qui renvoie, entre autres, au fameux refus de la parole mallarmen.

Rimbaud et Mallarm sont indispensables pour la naissance de ce que Dominique Combe appelle une nouvelle rhtorique des genres, dont lexclusion du rcit (id est de la continuit) est la clef de vote. Le pome dissocie, fragmente plus quil ne rassemble les lments du rcit, affirme Combe.

En parlant de la littralit absolue du langage potique, qui ne peut pas tre transpos dans le langage commun, Irina Mavrodin rvle la polysmie et lambigut du pome moderne: Sous linfluence de la musique (...) la posie devient, de faon programmatique, suggestive, constitue sur des analogies, des symboles, des correspondances. Lobscurit principale (H. Friedrich) se ralise par discontinuit au niveau du discours et de la composition, et par dissonance. La posie moderne rclame de la sorte un langage spcifique au mode absolu, cest dire gouvern par les lois dune logique spcifique, qui fait impossible la transposition dun pome dans le langage commun, strictement rfrentiel, et gouvern par une autre logique.

Albert Bguin tourne, au dbut de Lme romantique et le rve, contre la psychanalyse d'o il est issu. Pourrait-on nous imaginer la fin de notre petite dissertation et ne ft-ce que pour le plaisir du jeu intellectuel que lacte dcrire des pomes et lcriture sous-jacente se produisent dans un tat de rve?

Or, il ne faut pas tre psychanalyste pour se rendre compte que le contenu manifeste du rve est bien dgards discontinu; toute la dmarche surraliste repose sur ce fait. Une analyse du pome en prose de ce point de vue reste faire, mais elle appartiendra un autre champ dinvestigation, qui ne nous intresse pas pour linstant.

Cependant, une phrase de Greimas este apte a nous donner matire rflexion : Du point de vue des effets de sens produits sur lauditoire, on peut par extension considrer comme potique ce que pour dautres civilisations tient du sacr.La poticit du pome en prose (marques distinctives)

Dfinie par le Groupe comme thorie de la posie, donc dun genre littraire qui est, sans doute, le plus littraire (donc le plus rhtorique) de tous, la potique, en tant que science du langage, doit tre pourvue dun objet et dune mthode. Quel serait donc lobjet de ce type de dmarche intellectuelle? Sans doute, le pome et la poticit. Et quelle place occuperait, dans ce contexte, le pome en prose franais?

Au cours de lvolution historique du genre, donc dune perspective diachronique, le pome traverse de nombreuses tapes, de lpope en vers jusquaux textes postmodernes.En tant que totalit en fonction, lobjet absolu quest le pome suppose la prsence de ce quon appelle, depuis Jakobson, la fonction potique, la projection du principe de lquivalence de laxe de la slection sur laxe de la combinaison, tandis que le potique ralis dans le pome exprime le mieux la spcificit de la posie, qui cesse dtre lie uniquement aux formes versifies, pouvant tre tendue dautres formes littraires, ventuellement dautres manifestations que celles verbales, selon le Groupe .La difficult mthodologique majeure, pour ce qui est du pome en prose, cest son caractre hybride. Il faut distinguer entre le plan formel (prose) et la finalit (posie). Le pome en prose parvient exprimer lessence de la posie tout en saffranchissant des rgles formelles de la versification (il ne faut pas confondre prose potique qui nest que matire, forme du premier degr - et pome en prose).Ce quont essay de faire les auteurs qui nous intressent, dAloysius Bernard Breton, ctait dexclure totalement le narratif de la poticit. De ce point de vue, Suzanne Bernard a raison daffirmer que le pome en prose doit viter les digressions morales ou autres, les dveloppements explicatifs, tout ce qui nuirait son unit, sa densit; cela, vu que le genre pome en prose se distingue des genres potiques voisins (pope en prose, nouvelle, mditation morale ou lyrique).

Selon le Groupe , les pomes possdent tous une structure smantique, organise partir dun modle triadique (Anthropos Cosmos Logos), ce qui constitue la condition ncessaire et suffisante du fait potique, mais non pas, cependant, de la valeur potique (vu que la potique ne se fonde pas sur une chelle axiologique). Le texte potique doit reposer sur lisotopie, c'est--dire sur lhomognit dun niveau donn de signifis qui puissent assurer une lecture uniforme du texte, base sur une cohrence smantique.

Voil dj un premier paradoxe, vu que pas mal de pomes en prose surralistes semblent fonctionner comme alotopes (pour ne plus parler de la fameuse rencontre entre un parapluie et une machine coudre sur une table de chirurgien, dont parle Lautramont). Cest dailleurs ce quobserve Todorov, en rangeant le potique du ct des arts prsentatifs, donc dun groupe o le signifiant et surtout le signifi cessent dtre transparents et transitifs.

De ce point de vue, la raison dtre du pome consisterait dans leffort de clore le discours sur lui mme, chaque unit signifiant par ses rapports avec toutes les autres units du texte. Autrement dit, il sagit de ladquation de la partie lensemble et de lensemble la partie.

Le trait dfinitoire du langage potique, selon Jakobson, rsiderait dans les corrlations entre les niveaux smantique et phonologique du discours. Voil une observation capitale, vrifiable sur un grand corpus de textes; pensons par exemple Ondine dAloysius Bertrand, qui repose sur tout un jeu euphonique (allitrations, frquence des consonnes liquides etc.).

Dans ses efforts pour transformer lexpression potique, Baudelaire, entre autres, voulait mettre linfini dans le fini. Pas mal dauteurs de pomes en prose possdent cette ambition mtaphysique, cette magie suggestive contenant la fois lobjet et le sujet, le monde extrieur lartiste et lartiste lui-mme; voil pourquoi on peut rencontrer parfois, dans tel ou tel texte, des ides en forme daphorisme (le modle du verset biblique nest pas sans jouer un rle, dans ce cas). Il ne faut pas, cependant, oublier la trs importante loi de gratuit: le pome en prose ne tend rien dautre qu lui-mme, et verse dans la prose ds quil se propose de narrer ou de dmontrer.

Le pome en prose suppose, tout dabord, une volont consciente dorganisation en pome. On oppose, de cette faon, le plan passif de la vision au plan actif de la cration potique, deux exceptions prs: Rimbaud, qui selon les mots de Mallarm sest opr vivant de la posie, et les surralistes, avec leur criture automatique.

Ce qui importe aussi, cest que le pome en prose doit se prsenter comme un tout organique et autonome, comme un micro-univers. la limite, chaque pome est une image; voil pourquoi, dans nombre de cas, liconicit de celui-ci compte pour beaucoup.Elle staye sur ce que le Groupe appelle mtaboles de support, graphiques et typographiques; pensons, par exemple, la fameuse, lpoque (mais, hlas! dj oublie), dition princeps de la Thalassa de Macedonski, qui tait un vritable modle de paratextualit.

Il ny a pas (malheureusement?) des rgles prcises dlaboration dun pome en prose, vue sa diversit; voil pourquoi tablir une typologie discursive sujet de ma thse de celui-ci sera une entreprise difficile. Mieux dit, les rgles en question sont souples et modulables.

Parfois, il existe une profusion de dtails concrets la limite du descriptif, et qui sordonnent dans le texte en suivant une logique syntagmatique (voir aussi le sens du mot pome, qui tymologiquement veut dire composition). Les contraintes de la prosodie classique sont abolies, tant donn quun texte rim nest pas potique par le simple fait dtre rim; on dit souvent: Ce sont des vers, mais nullement de la posie. Le pome reste, selon la dfinition de Valry, de la littrature rduite lessence de son principe actif, nimporte le type de phrase utilise (heurte, ondulatoire ou rythmique).

Dans certains cas (mais ce nest pas obligatoire), la technique de lauteur peut anticiper sur son esthtique; par exemple chez Mallarm, qui voulait donner un sens plus pur aux mots de la tribu, dans sa tendance labstraction et la concentration qui tmoignait dun effort surhumain vers lessence des choses, vers le Nom. En repensant la grammaire, lauteur du Coup de ds () passe de la parole, qui cre les analogiques des choses par les analogies des sons, lcriture, qui marque les gestes de lide; il ne faut pas cependant oublier que la posie nest pas simple traduction dune ide, mais cration dun monde potique.

Un autre trait distinctif du pome en prose, que lon peut identifier dans nombre de textes, cest son intemporalit, critre trs important, qui distingue le pome en prose de la fiction en prose pure et dure. Quant la temporalit, il est vident que, dans le cas du rcit, nous avons affaire aux deux axes dont parle Umberto Eco dans son Lector in fabula: le temps objectif de la digse et le temps subjectif de la lecture. Tout cela si lon excepte ab initio les textes qui obissent un certain schma narratif, comme par exemple certains pomes de Baudelaire nexiste pas dans le pome en prose, o il ne sagit plus de cette concatenatio rerum propre Balzac, entre autres. On peut identifier de nombreux textes de ce type, dont des exemples loquents seraient les Illuminations rimbaldiennes (Aprs le dluge, ainsi de suite) et certains textes surralistes.

Mais pour ne pas tre pris ni pour une nouvelle, ni pour une prose potique comme celle de Rousseau, le pome en prose doit aussi tre bref, la brivet tant co-substantielle sa spcificit; elle est aussi trans-historique, allant de Bertrand jusqu Saint-John Perse. Cette forme brve doit tre toujours identifiable par un titre, qui, comme on sait depuis longtemps, est un pacte de lecture. Dhabitude, le pome en prose est structur par paragraphes, ce qui nest pas sans rappeler le verset biblique dont on a dj parl (influence visible de lApocalypse dans les Chants de Maldoror, par exemple).

De la musique avant toute avant toute chose: Verlaine fait observer la ncessaire musicalit du langage, fonde sur des assonances et des allitrations. La ponctuation est elle aussi mise profit.

On a not que, dans le pome en prose, les relations mtonymiques prennent le pas sur celles mtaphoriques. Il sagit des tropes, dans la terminologie de Pierre Fontanier, ou des mtaboles, dans celle du Groupe .Leur diversit est tonnante:

figures de sens (tropes): mtaphores, allgories, comparaisons, gradations, mtonymies, synecdoques, priphrases, antonomases;

figures de la pense: antiphrases, hyperboles, litotes, euphmismes;

figures dnonciation: apostrophes, prosopopes;

figures de construction: symtries, chiasmes, antithses, asyndtes, ellipses, parataxes;

figures de rptition: anaphores, panalepses.

Le pome en prose doit tre autonome, on le sait. Cest pourquoi il sagit, dans nombre de cas, dune criture du fragment; la cohrence et lunit de ce fragment sont donnes par sa densit. En fin de compte, cest une question defficacit et de force potique.

Puisquil est parfois considr comme un vritable bijou, le pome en prose suppose une architecture travaille. Celle-ci repose sur des lments tels que la construction, la progression, la symtrie, les chos, leffet de clture. En outre, on peut remarquer une tonnante varit des modes dnonciation et des modalits dcriture (narratif, descriptif, dialogues), sans jamais oublier la poticit, qui reste indispensable et naturellement implicite.Les registres peuvent eux aussi varier, en allant du lyrique et du pathtique jusquau fantastique et lpique. Les frontires inter-gnriques sestompent souvent (posie, thtre, roman), et surtout au XX-e sicle. Cest un effet majeur de la libert foncire du genre, si tant est que le pome en prose peut tre envisag comme un genre distinct.

On est parfois frapps par la tension entre le signifiant et le signifi, autrement dit par la valeur symbolique du texte, mais aussi par la vrit des situations et des thmes: amour, souffrance, imaginaire, rve, objets transfigurs, propos, ainsi de suite.

Genre hybride et totalisant, expression dun affranchissement qui remonte au XVIII-e sicle, le pome en prose franais se prte, on la vu, une lecture plurielle (tabulaire, dirait le Groupe ).Malgr la diversit formelle, qui se soumet aux lois volutives de la diachronie, sa poticit reste vidente. Cest, si lon ose dire, le noyau dur du genre, llment-cl qui rejoint le Scarbo de Bertrand aux Vents de Saint-John Perse. Il parvient exprimer lessence de la posie.

OriginesType sans prototype (ce que lon essayera de dmontrer par la suite), le pome en prose franais surprend maints gards, et tout dabord par le moment prcis de son closion et par son volution fulgurante, sinon mtorique. Une histoire littraire plus que bimillnaire navait pas donn entendre quil allait surgir au monde des Lettres. En pleine priode des Lumires, une sensibilit cent pour cent nouvelle (celle prromantique) ntait pas parvenue, en termes dexpression, que tout au plus la prose potique dun Rousseau, par exemple.

Or, il serait assez saugrenu de supposer que la loi de gratuit qui rgit le fonctionnement du pome en prose net pas fonctionn jusqualors en littrature. Il y a eu en France des priodes de sensibilit lyrique exceptionnelle (celle des troubadours, par exemple), mais qui ne sont pas parvenus sexprimer de faon cohrente sous la forme du pome en prose. Celui-ci dut attendre le XIX-e sicle pour faire son entre en littrature.La difficult majeure, pour lhistorien littraire consquent et correct, cest dexpliquer ltranget de cette apparition ex nihilo, dans la premire moiti du XIX-e sicle. Mis au monde discrtement par Aloysius Bertrand, il poussera son dernier soupir une centaine dannes plus tard, avec Saint-John Perse; son apoge (avec Lautramont et Rimbaud) est galement le prsage de son agonie, qui ne fut pas douloureuse, vu quil disparat de faon galement discrte, en infusant dautres genres qui porteront sa sve dans leur substance (pensons certains textes de Gide, par exemple).

Certes, les moyens dexpression lui manquaient.volue, stratifie, diversifie et spcialise lextrme, la littrature (jignore de propos dlibr le discours critique, en ne me rapportant pour linstant qu la prose et la posie) ne semble pas en avoir eu besoin.Le pome en prose nexistait pas encore, puisque personne ne sen tait pas encore souci, et il ntait pas encore tenu colmater aucun trou.Justification

Une dfinition un peu calembouresque de la narratologie, cependant accepte, affirme que celle-ci ne dit pas nimporte quoi sur tous les textes, mais tout sur nimporte quel texte.Dhabitude partant du particulier vers le gnral, elle est essentiellement inductive (le verbe fort tant infrer) et offre un systme professionnel de lecture qui repose sur des donnes quasiment statistiques, ou de toute faon vrifiables.

Cette digression nest quen apparence superflue. Nous nous proposons de dcouvrir (si cela existe) la loi interne de fonctionnement du pome en prose franais, en faisant un dcoupage diachronique qui stend sur plus ou moins une certaine dannes: des pr-baudelairiens (Aloysius Bertrand en tte de liste) jusqu Sait-John Perse y compris. Cest lpoque de lincontestable essor du genre, et si celui-ci possde un mcanisme cohrent et logique, cest l-dedans quil faut lidentifier, et pas ailleurs. Si, en outre, ce dernier est auto-reproductif, notre mthode ressemblerait du moins formellement la narratologie au sens restreint, la potique au sens large, en tant que thories du discours littraire.

Corpus de textes et auteurs

Sil est vrai quil y a des phnomnes de tout genre qui se reproduisent rgulirement, il dvient galement vrai quil doit y avoir une loi qui rgisse ces phnomnes. La rcurrence suppose uniformit et constance. Tant quil y aura lintrieur dun univers autonome une ou plusieurs exceptions la rgle de lunit, ou ne saurait les accepter comme renforant la rgle que par sophisme46.Si on est daccord avec ces vrits videntes, toute dmarche thorique et taxinomique ayant pour objet le pome en prose franais (mieux dit, la somme virtuelle de tous ces pomes, passs, prsents et, qui sait, futurs) doit reposer sur une loi de reproduction qui puisse rendre compte de lensemble partir du fragment.Comme dans les gravures de Max Escher (o une goutte deau reflte tout ce quil y a alentour), le fragment contient et exprime lensemble, ou alors il ny a pas densemble cohrent.Par consquent, on nest pas obligs dinventorier tous les pomes en prose franais de toutes les poques (la seule liste des auteurs respectifs serait norme).

En dautres termes, et quitte renverser les tapes logiques de notre algorithme, nous pouvons oprer un dcoupage lintrieur de cet univers bouillonnant.Nous verrons par la suite si, comme les Romains, nous avons digr notre festin ab ovo usque ad mala, ou si, par contre, il ny a pas de cohsion organique lintrieur de ce tronon dhistoire littraire.

On soccupera donc, par la suite des auteurs suivants:

1) Aloysius Bertrand

2) Maurice de Gurin

3) Charles Baudelaire

4) Arthur Rimbaud

5) (Isidore Ducasse, comte de) Lautramont

6) Stphane Mallarm

7) Les surralistes

8) Saint-John Perse

Non en dernier lieu, il est prciser que ces quelques noms seront mis en exergue suivant la technique dite du bas-relief, cest--dire lintrieur de leur co(n)texte historico-littraire: ils sont les sommets surgissant au milieu des collines, lintrieur de la vaste plaine de la littrature franaise.Trajet diachronique du pome en prose

Dans lhistoire des Lettres franaises (plus exactement, dans une possible histoire des genres) une question qui na pas encore t lucide de faon premptoire est celle de ltiologie du pome en prose. Elle devient dautant plus intressante, que les difficults surmonter ne sont pas que de nature thorique.

La premire (mais pas la plus facile) des questions que lon peut poser concerne la filiation et lvolution du genre. On constate que le pome en prose apparat dans une certaine mesure ex nihilo dans la premire moiti du XIX-e sicle, se dveloppe avec une vlocit extrme (plus rapidement que, disons, le roman raliste), atteint son apoge avec Lautramont et Rimbaud, connat une dernire pousse majeure en contexte surraliste pour steindre avec Saint-John Perse; nimporte la peine quon se donnerait, il est trs difficile didentifier quelque titre significatif aprs Anabase. Les ventuels cas dattardement dans le paradigme (comme par exemple, chez nous, celui de Gellu Naum) nont pas de relevance diachronique.

Dans la perspective de la thorie de la rception, voil une situation assez trange et- du moins premire vue- sans prcdent; puisquil va de soi que nimporte combien puisse voluer et se modifier lespce (dHomre au Nouveau Roman, par exemple), la fonction demeure transhistorique (le rcit).

Il se peut (en tout cas, cest la seule hypothse tant soit peu vraisemblable) que la ncessit historique de cette apparition inhabituelle hic et nunc, tienne un postulat fondamental du Romantisme, savoir labolition des frontires inter-gnriques; hypothse renforce entre autres, par une catgorique filiation allemande (Aloysius Bertrand est beaucoup dgards redevable Hoffmann, Nerval traduit Faust etc.).

Dautre part, mme si on admet (ce qui nest pas sr du tout) sa qualit de genre cohrent, unitaire et distinct, la tension smantique interne demeure maximale. Au fond, quel rapport peut-il y avoir entre un romantique mineur comme Bertrand et les Paradis artificiels de Baudelaire (mme si ce dernier se rclame, dans un moment de remarquable honntet intellectuelle, de lauteur dOndine)? Ou bien, entre le Centaure de Maurice de Gurin et ce document presque psychanalytique quest lAurlia de Grard de Nerval? Ou entre la reprsentation archtypale de la divinit dans Les Chants de Maldoror et Les Champs magntiques (mme si le texte de Breton et Soupault se veut prcisment ce livre futur que prsageait lUruguayen)? Et la liste dexemples pourrait sallonger.

Quelque dsute que cela puisse paratre, une dfinition digne destime ne peut pas se passer de la logique formelle. Or, il est extrmement difficile, sinon impossible didentifier le genre proche et la diffrence spcifique, lorsquil sagit du pome en prose de France ou dailleurs. Le fait mme que lon hsite souvent entre les deux dnominations gnralement admises (pome en prose et prose potique) semble lindiquer. On a limpression qui ni Roman Jakobson en personne ne saurait nous tirer de lembarras.Car, si on accepte - et on na pas de raison de ne pas le faire - que lessence de la fonction potique consiste dans la paradigmatisation du syntagme, il devient trs difficile dexpliquer pourquoi, assez souvent, le pome en prose contient un noyau narratif indiscutable, sinon plusieurs; chose que lon essayera de dmontrer par la suite.

Il se produit ce qui tait dailleurs prdictible, savoir une perptuelle oscillation entre poticit et narrativit, entendues non seulement comme de simples caractristiques surajoutes, mais comme instances constitutives du texte.

De manire strictement intuitive ce qui, de toute faon, ne peut pas constituer un argument acceptable on est enclins accorder un certain droit de prminence la premire.

Mais lessentiel nest pas sur laquelle des deux composantes tombe laccent quantitatif, mais limpossibilit organique dans laquelle nous nous trouvons de trancher pour de bon en faveur de lune ou de lautre. Et il est mme probable que cet apparent dsavantage se transforme dans un grand atout.

Ceci, vu que lhsitation structurale entre les deux ples susdits exprime peut-tre le mieux lessence de cet enfant terrible du discours: celle de se constituer dans un genre la fois et en gale mesure hybride et totalisant, contradictoire et intgrateur.

Nous sommes contraints accepter un apparent paradoxe, savoir le fait que toute dmarche descriptive est - de par sa nature mme - normative. Parler de quelque chose cest proposer, plus exactement instituer comme valeur ce quelque chose-l. Il y en a dinnombrables exemples, lun des plus rcents tant le systme narratif labor par Grard Genette: des lments structuraux rcurrents, caractristiques pour un grand nombre de paradigmes discursifs, sont obtenus en partant du cas concret (du phnotexte, pourrait-on dire) que reprsente le cycle proustien.

Mutatis mutandis, cela semble tre la voie la plus indique, lattitude intellectuelle la plus adquate lobjet de notre investigation. Si, apparemment, on ne peut pas dcrire jusqu ses derniers ressorts ce vritable champ de forces quest le pome en prose franais, on peut du moins essayer didentifier, pour les mettre en vidence, quelques-uns de ses sommets nergtiques, si on peut le dire. Au risque assum que les lments ainsi obtenus ne prsentent aucun rapport entre eux, aucune solution de continuit.

Sans pour autant altrer en aucune mesure la mmoire du pote, on se voit cependant contraints admettre que les deux principaux titres que lon doit Maurice de Gurin, Le Centaure et La Baccante ont une valeur plutt documentaire, prsentant de lintrt surtout pour la chronologie du genre.

Cela nest plus valable pour lautre initiateur, savoir Aloysius Bertrand. Pas parce que comme on pourrait le croire le pre du pome en prose (nous avons nomm ici Baudelaire) lui reconnat les mrites et la primaut. Largument dcisif en faveur de la valeur esthtique de Gaspard de la Nuit consiste dans une remarquable intuition de lauteur, intuition prcoce (si on ne perd pas de vue que lon se trouve au dbut du phnomne) autant que moderne par ses consquences de nature esthtique.

Bertrand sent que le type de discours quil propose peut, voire il est oblig de faire recours des moyens dorigine musicale et picturale. Ce qui est encore plus intressant, cest que pour exprimer cela, lauteur procde de faon inattendue, mettant profit un lment de para-textualit. On le sait dj, le titre est (ou devrait tre) un pacte de lecture. Or, Gaspard de la Nuit a comme sous-titre Fantaisies la manire de Rembrandt et de Callot. Avec une remarquable conomie de langage (un exemple quivalent, mais dans un autre contexte, pourrait tre le dtail balzacien, qui est toujours significatif et symbolique: lhabit vert du cousin Pons contient toute la fiche biographique du personnage), le syntagme rsume de la plus convaincante faon la spcificit du texte: loscillation entre sublime et grotesque, diaphane et opaque, lumire et ombre.

Mme si quelques-unes de ces fantaisies, peuvent donner limpression quon se trouve en prsence de micro-rcits, la poticit du texte bertrandien nous semble llment dcisif.

Un fragment tel Ondine est susceptible dune analyse stylistique lextrme minutieuse, allant, grce la quantit deuphonies jusquau niveau phonologique: Ecoute! Ecoute!Cest moi, cest Ondine qui frle de ces gouttes deau les losanges sonores de ta chambre illumine par les mornes rayons de la Lune etc.

Sans pour linstant approfondir les cas de Baudelaire et Rimbaud (qui de toute faon, ont t investigus de faon presque exhaustive), nous nous contenterons dune observation un peu collatrale, et qui tient plutt du ct pragmatique de leur cration.En ce sens (comme grille thorique) lloge du haschich ou du vin semble avoir la mme importance, pour une bonne comprhension des Petits pomes en prose baudelairiens, que le drglement conscient et permanent de tous les sens a pour un accs correct au sens profond des Illuminations rimbaldiennes.

Sans avoir le courage de supposer lexistence dune filiation directe entre les deux attitudes, qui dailleurs serait indmontrable, on ne peut pas sempcher de constater leur caractre programmatique, caractre que sous une forme diffrente allaient garder les exprimentas surralistes concernant la rgression hypnotique et lcriture automatique. De la mme faon, Les Filles du feu ne dvoilent pas leur signification si on ignore la fonction prcise que Nerval confre au rve dans Aurlia.Un cas tout fait exceptionnel, du moins par ses consquences long terme, est celui du comte de Lautramont.

Il na pas dimportance si Robert Faurisson a raison lorsquil le considre le plus grand farceur de la littrature franaise.Le texte des Chants et des Posies demeure toujours ouvert, protiforme, regorgeant des plus contradictoires significations (reprsentations archtypales, bestiaire fabuleux, mta-textualit dbordante ainsi de suite). Il y a cependant un lment qui nous semble reprsentatif au plus haut degr pour la spcificit du discours ducassien, savoir la narrativit tout fait spciale de celui-ci. Nimporte les dimensions dun texte donn, on considre quun critre sr de validation de sa narrativit est la possibilit de sa contraction. Genette nous donne quelques fameux exemples de contraction de textes, entre autres Ulysse rentre Ithaque (pour LOdysse) et Marcel devient crivain (pour le cycle proustien).La mme observation reste valable pour les Chants, disons:

Maldoror sengage dans la carrire du mal absolu.

Mais les similitudes sarrtent ici, puisquun dilemme fondamental pour toute analyse narrative nous semble impossible rsoudre: il sagit de linstance narrative. Au fond, qui assume le discours? Le rapport narrateur/narrataire ne peut pas tre lucid compltement, vu le double masque qui cache le visage ducassien, ainsi que le drisoire voulu du message (surtout dans le deuxime volet de luvre).

Le peu de donnes biographiques ne semble pas fortuit; si on tient compte de ce que dclarent les quelques contemporains qui lont connu, on peut avoir affaire un anonymat volontaire. Toute dmarche interprtative du type psychanalytique devient par consquent irralisable, mme si -et justement- dautant plus sduisante. Si tout cela on ajoute le caractre en quelque sorte autofage de luvre (car bien des postulats des Chants sont systmatiquement nis dans les Posies; voir lpigraphe de celles-ci), on se trouve coup sr devant un cas unique dans la littrature franaise.

Parfois, un grand crivain peut tre jug aussi (et surtout) par sa postrit. De ce point de vue, Andr Gide avait certes raison de considrer Lautramont, ct de Rimbaud,le grand matre des cluses pour la littrature venir.

Mais pour voir comment leurs acquis allaient diffuser dans la grande rvolte surraliste, une nouvelle discussion simpose.En essayant de justifier tant soit peu notre dmarche qui, toutes proportions gardes, tient plutt de la thorie que de lhistoire ou de la critique littraires nous avons prcis la ncessit dune loi dinduction qui justifie notre dcoupage (auteurs et corpus de textes). Lobjet de nos investigations est le pome en prose franais, des pr-baudelairiens (Aloysius Bertrand) jusqu Saint-John Perse, soit peu prs un sicle de littrature.

Rien de plus htroclyte, dira-t-on. Quand mme, si une structure rcurrente qui puisse rendre compte de tous (n.s.) les pomes en prose existe, elle doit ncessairement exister y compris lintrieur de ce corpus, si fortes soient les diffrences et la tension quil sous-tend. Cest, du moins, notre espoir, car autrement notre dmarche pourrait sarrter ici, vu quelle irait en pure perte.La matrice absorbante-projective

Lorsquon avait essay de justifier le dcoupage dun sicle environ qui nous mena au corpus de textes et dauteurs dont on soccupe, on avait au fait essay de postuler une loi de reproduction du texte: Si les lments A, B et C appartiennent cinq auteurs de pomes en prose se succdant le long dun sicle, cest que ces lments-ci tiennent de la nature intrinsque du pome en prose.Or, il faut avouer que notre supposition repose sur un sophisme, vu quil y a tout autant dlments divergents (qui sparent Baudelaire de Lautramont et de Saint-John Perse) que dlments communs lintrieur de notre objet dtude. Par exemple, la phrase musicale est propre certains auteurs (Aloysius Bertrand, Baudelaire par ailleurs, Saint-John Perse), mais trangre dautres, qui prfrent ce que Suzanne Bertrand appelle phrase heurte.

Pour que notre infrence soit correcte et sa conclusion sous-jacente productive, il faudrait que cette loi soit de nature statistique, donc quelle puisse rendre compte dun grand nombre de textes, sinon de tous.

Une telle tude est inexistante jusqu prsent, et elle devrait reposer sur une trituration si possible exhaustive des pomes envisags; on ne saurait que la souhaiter pour lavenir.Pour linstant, et ne ft-ce que pour le simple plaisir du jeu intellectuel, supposons que cette loi soit vraie. Elle nous mnerait un modle thorique relevant, une structure rcurrente apte rendre compte de tous les pomes en prose; ce serait dduire le gnral du particulier. Cest l le noyau dur de notre dmarche, puisque cette structure nest rien dautre que la typologie discursive du pome en prose, qui:

1) soit nexiste pas, invalidant ainsi la dignit gnrique de tel type de texte.

2) soit elle existe, et alors on peut se la reprsenter sous la forme dun schma, dun modle universellement valable, cach lintrieur des textes envisags.

Cest la deuxime hypothse que lon considre comme vraie, sans pouvoir pour linstant justifier notre choix. Et le modle thorique que lon propose pour dcrire le fonctionnement de ce genre de textes, choisi dune multitude de variantes possibles est celui de la matrice absorbante-projective.

Certes, cest un syntagme forg de toutes pices, mais qui essaie de rendre visible le mcanisme de fonctionnement du pome en prose, le moteur produisant le texte.En admettant la dignit gnrique du pome en prose (bien que proprement parler il sagit plutt dune espce que dun genre), on se voit cependant obligs dadmettre, dans le sillage de Genette, quil sagit dun texte sans architexte, sans prototype; tandis que bildungsroman, sonnet; ou satyre sont des concepts littraires poids et volume incontournables, le pome en prose nest pas susceptible dune dfinition aristotlique, il na pas de genre proche et de diffrence spcifique. De par son flou smantique, il est apparent la notion de postmodernisme, en ce sens quil couvre (presque) tout et (quasi) rien. lintrieur du syntagme pome en prose la tension smantique est maximale; voil pourquoi on prfre le terme de matrice ceux darchtype ou prototype.Matrice, daccord, mais pourquoi absorbante-projective?L, les choses se compliquent et largumentation devient plutt empirique. On ferra appel des modles thoriques propres la physique et lastronomie, mais qui ont lavantage de fournir un schma symbolique plus palpable que ne lest une dfinition appartenant strictement la thorie littraire. Cependant, il faut avouer que lide nous est venue mesure que lon est appesanti sur ce que, dans la cas de Proust, Irina Mavrodin appelle roman potique, plus exactement sur le fonctionnement de ce genre de roman: un noyau mtaphorique qui se propage sous la forme dune irradiation dordre mtonymique.En quelque sorte, cela ressemble la structure du microcosme (latome: un noyau entour de protons, lectrons et neutrons) et du macrocosme (le systme solaire: des plantes contournant le Soleil).Cest un mcanisme de production et reproduction textuelle, qui absorbe des lments disparates et pas ncessairement potiques (le bonnet rouge du vieux dictionnaire, dirait Hugo) pour les projeter par la suite sous la forme dun texte accompli, cohrent, circonscrit du point de vue spatial, assez bref et obissant ce que Suzanne Bertrand appelle la loi de gratuit.

Si la notion de roman potique nous fournit une image quivalente, lessence textuelle du pome en prose (on pourrait, la rigueur, lappeler textuante) est discernable laide du susdit Grard Genette et aussi de Roman Jakobson.Imaginons le contexte suivant, qui de toute faon nest pas improbable: on a lire quelques pages en prose, en ignorant de qui elles sont et quel leur en est le titre; tout ce quon peut affirmer, et qui tient de la nature de lvidence, est que ces pages-l sont littraires.La premire dmarche (mieux dit, le premier pas de lalgorithme suivre), cest de voir sil sy agit dune narration (ft-elle la rigueur une prose potique la manire de Rousseau ou de Snancour) ou pas. La procdure appliquer est celle propose par Genette, savoir la contraction de texte, sur le modle Ulysse rentre Ithaque (pour LOdysse) ou bien Marcel devient crivain (pour le cycle proustien).Si la contraction est faisable, si on arrive une proposition simple, voire un verbe narratif au sens fort du terme, cest que lon a sans conteste faire un rcit, une quelconque narration.Si en revanche, la contraction textuelle est impossible faire, si quelque effort que lon fasse, on naboutit pas une mise en abyme de type verbal (prdicatif), si tout ce que lon obtient est une mtaphore ou une srie mtaphorique, on est coup sr, devant un texte potique, ft-il exprim (textuellement parlant) en prose; le raisonnement inverse est galement valable: le fait que LIliade est crite en hexamtres, donc rime, ne diminue en rien son caractre pique, donc narratif en fin de compte.Si, par la suite, on peut faire la preuve que ce noyau mtaphorique est l en vertu de la fonction potique dont parle Jakobson, si, en dautres termes, au point focal de notre texte on dcle un syntagme paradigmatis, si cette mtaphore est incontournable et intraduisible (ce que Solomon Marcus, dans sa Potique mathmatique, appelle synonymie zro), nous sommes en prsence dun texte potique, plus exactement dun pome en prose. Et cest le deuxime pas de lalgorithme en question.

Le fait que cette mtaphore irradiante opre par la suite la manire dune srie mtonymique, dun dbordement textuant qui soit (ou qui, tout au mois, emprunte les caractres) de la prose, cest dj un problme dordre secondaire; la preuve de la poticit a dj t faite.Difficiles nugae: Aloysius Bertrand ou le pome kalidoscopique

On entend parfois dire, la grande stupeur des lecteurs tant soit peu aviss, que la vraie littrature se trouve dansles gros bouquins. Qui plus est, elle ne serait accessible qu ce genre de lecteur, stupfait, daccord, mais galement chevronn, habitu la fine spculation intellectuelle. Nayant pas lexprience requise, la jeunesse daujourdhui ne peut pas en profiter et y puiser la sagesseRien de plus faux. Soit lmetteur de ce genre de pense na pas lu le petit livre de Wittgenstein, soit il fait semblant doublier les tomes de la soi-disante littrature sovitique, avec leurs dizaines de milliers de pages pas seulement illisibles et inutiles, mais franchement toxiques.Sil est vrai, mutatis mutandis, quon doit connatre Dieu y compris par Sa cration (pour les noplatoniciens, la nature tait le vtement vivant de la Divinit) peut-on, a-t-on le droit moral dtablir et dimposer arbitrairement des hirarchies? Dadmirer avec Kant le sublime dune tempte marine, et de ddaigner la goutte de rose sur une fleur?Si je forais ma cervelle et que je violais ma conscience, je pourrais accepter, uniquement pour le plaisir de la spculation, que les accumulations quantitatives produisent le saut qualitatif.Combien de fois, cependant, si lon veut rester honntes avec nous-mmes, lhistoire littraire na pu rcuprer, de plusieurs mtres cubes de mauvais vers, que deux ou trois mtaphores fulgurantes?

Retournons donc aux classiques: Non multa, sed multum.

Dans ce genre de situation, lgrement ingrate, se trouve en France un des prcurseurs de Baudelaire, duquel ce dernier se rclame dailleurs: Aloysius Bertrand, considr (aprs sa mort, comme dhabitude) linitiateur du pome en prose. Je nexagre point en affirmant, et dailleurs je ne suis ni le seul ni dautant moins le mieux autoris de le faire, que Gaspard de la Nuit cest un joyau, le dmenti involontaire de ldifice unanimement accept et promu (car cest plus confortable) des genres et espces littraires officielles et majeures.La nouveaut surgit ds le sous-titre: Fantaisies la manire de Rembrandt et de Callot. Comme tout pacte de lecture, celui-ci indique ab initio la perspective de lecture, qui est dordre pictural. Dailleurs, dans sa lettre lditeur, Bertrand mentionne jusquaux moindres dtails typographiques, prcdant de presquun sicle linventeur des Calligrammes (jai nomm ici Apollinaire).En permanente pendulation entre la lumire et lombre, le grotesque et le sublime, entre des touches nergiques et des nuances estompes, les petits pomes en prose (le terme est de Baudelaire) de Bertrand capturent, dans le succin de la langue franaise, des figures hraldiques, mythologiques, fabuleuses, dune poticit incontestable, bien que trop ludique parfois.Voici, pour nous en convaincre, Ondine: coute! coute!Cest moi, cest Ondine qui frle de ces gouttes deau les losanges sonores de ta chambre illumine par les mornes rayons de la Lune!...Sans jouir (sauf peut-tre parmi les spcialistes) de la postrit quil aurait mrit, Aloysius Bertrand reste toutefois un finis filum, la premire borne kilomtrique sur une route dont lornire allait tre largie, de Baudelaire Saint-John Perse, par tous ceux qui affectionnent cette espce qui nest mineure quen apparence.Mis en branle par lacte de la lecture, ses clats multicolores composent le dessin kalidoscopique dune tapisserie potique trangement belle.Et qui justifie cette ncessaire restitution.Maurice de Gurin, lternel enfant

Lorsqu'il devenait orphelin de mre, neuf ans peine, Georges Pierre Maurice de Gurin (1810-1899) ne pouvait pas souponner linfluence que- dans une famille pieuse et rigoriste- sa sur Eugnie allait exercer sur lui. Layant subi sans rechigner, il a cependant su sy drober, en ce sens que son uvre, autobiographique plusieurs gards, conserva les frontires dun royaume o elle (Eugnie n.n.) na pas rgn.Diverse, cohrente et fluide, la cration de Maurice de Gurin couvre, pendant une vingtaine dannes, les quelques genres littraires en vogue aux dbuts du Romantisme: lettres, journal intime, pomes acadmiques, vers libres, pomes en prose (Bal, promenade et rverie Smyrne, Le Centaure, La Bacchante), mais limportant nest pas l.Ce qui prime, cest qu partir de la fonction littralement incantatoire quil donne au mot, toutes ces formes scripturales versent les unes dans les autres, tel point que la posie devient, par une trange et fascinante alchimie, transmutation en langage de tout ce qui est vcu, du polymorphe existentiel tant et tel quil a t. Le clivage dhabitude net entre le moi crit et le moi crivant sestompe, lhomme devient expression de luvre et vice versa; une analyse psychocritique, qui reste faire, pourra peut-tre y dnicher des lments importants et intressants, en investiguant par exemple (et compte tenu des donnes biographiques) la grotte matricielle et bienheureuse qui voit natre Le Centaure.Pour nous en convaincre, il suffit de donner la parole lauteur lui-mme: Jtends au large le sens du mot imagination: cest pour moi le nom de la vie intrieure, lappellation collective des plus belles facults de lme, de celles qui revtent les ides de la parure des images, comme de celles qui, tournes vers linfini, mditent perptuellement linvisible et limaginent avec des images dorigine inconnue et de forme ineffable.Au fait, cela revient dire que la posie est un acte existentiel qui sacralise lunivers, puisque, de lavis de lauteur, on est pote par expansion et parole naturelle.

Paradoxalement, malgr lducation cent pour cent religieuse quon lui a donn, et comme une sorte de rvolte pousse jusque sur le plan esthtique, lunivers potique de Maurice de Gurin est mythologique, panthiste, un univers o le mot est la chose. Sans pour autant rgresser au niveau du discours magique (dont parle entre autres Claude Lvi-Strauss dans son Anthropologie structurale) des dbuts de lhumanit, la parole potique gurinienne, avec ses imprvisibles ondoiements cycliques, restitue lhomme la dignit primordiale, une poque de spcialisation littraire et de rification progressive.Raison suffisante pour ne pas lignorer.Charles Baudelaire ou la fracture existentielle

Il y a dans tout homme, toute heure,deux postulations simultanes:lune vers Dieu, lautre vers Satan.Charles Baudelaire

Demeurer lucide cote que cote nest pas lexclusif de Baudelaire, dans la littrature franaise; mais avoir pleinement la conscience dans le mal est assez rare. Sous cet aspect, le pote se situe dans le sillage de Villon, Sade, Lautramont et anticipe sur Georges Bataille.

Lexistence de Baudelaire est ds le dbut et jusqu la fin place sous le signe du double, du noir et blanc, de la dichotomie; y compris en amour, il oscillera toujours entre la Vnus noire et la Vnus blonde. Cette scission nest pas (comme on serait tents de le croire), signe de la souffrance psychique (comme pour le malheureux et suicidaire Nerval); cest son credo, sa faon de concevoir le monde o il vit, la posie, le destin. Il dirige tout, lucidement, de main de matre; sous cet aspect, le vin ou la drogue ne lui servent pas pour apaiser la tempte intrieure, mais pour lui faciliter laccs aux Paradis artificiels quil visite en nous invitant dy voyager.

Dans un ouvrage qui continue de faire fortune, Marcel Raymond tablit une distinction entre deux catgories principales de potes, en fonction de leur pratique scripturale et de leur temprament artistique. Il existent, donc, des potes-artistes (tels Mallarm ou Valry) et des potes-visionnaires (Rimbaud).

Or, ce qui nest paradoxal quen apparence, Baudelaire tient des deux catgories. A travers son magma (cependant fort organis) potique, le regard baudelairien transperce lexistence commune.Passionn par lalexandrin classique, il le fond cependant en prose musicale, et ce qui en rsulte cest un effet de miroirs qui reflte le nome potique lui-mme (Invitation au voyage, Le Confiteor de lartiste, Une hmisphre dans une chevelure, ainsi de suite).La motivation est simple autant quirrfutable, car, croit le pote, Il y a autant de beauts quil y a de faons habituelles de chercher le bonheur. Et on ne saurait trouver rien redire, vu que, de lavis de Baudelaire, la posie est ce quil y a de plus rel, cest ce qui nest compltement vrai que dans un autre monde. Cest exactement ce que Marian Popa, dans son tude consacre aux voyages de lpoque romantique, observe propos de la posie: elle nest pas (ou plus) versification, mais tat intime du cur, en prose ou en vers; apothose du sentiment.Ce qui est intressant, cest quen admettant lexistence de deux hypostases potiques de lauteur (dont lalter ego nest ni lombre, ni un double schizode), on arrive de nouveau la double postulation baudelairienne: prince et bouffon. Le couple hamltique (dextraction romantique) du roi et du fou, est dcelable en maints textes baudelairiens (La Muse vnale, Le Vieux Saltimbanque, Les Vocations, Les Bons Chiens etc.). Il ne fait pas tat dun clivage intrieur (au niveau de la personnalit de Charles Baudelaire, mort en 1867), mais exprime une dichotomie au niveau de linstance textuante (du Marcel qui nest pas Marcel Proust, si vous voulez): tmoin et narrateur, Baudelaire nest pas pour autant un narrateur-tmoin (en termes de la thorie narrative).Le cible vis est lInconscient, lInconnaissable, la vie intrieure dans ce quelle a de plus intime. Mais sil est vrai quentre lil et sa proie il y a un intervalle, il est galement vrai que la tnbreuse et profonde unit laquelle renvoient les symboles, les vivants piliers se veut dchiffrer. Cela en vertu du fait que les objets (mystrieux, fascinants, effrayants parfois) qui nous entourent sont les signes dune ralit plus profonde, que le pote sait et doit mettre nu. Insigne honneur que Baudelaire fait la posie, place en haut de la science mme, car de son avis la posie est le plus sr moyen de connaissance.En dfinitive, quelle soit en vers ou quelle soit en prose, leffet vis (et obtenu avec essentiellement le rle actif du lecteur) reste le mme: une obscure clart ressuscite par la sorcellerie vocatoire du pote. La sensibilit citadine et urbaine de Baudelaire cesse alors dtre un simple effet de dandysme, et son spleen le range ( ct de Balzac ou Verhaeren) parmi les initis avoir atteint sans se destructurer larchtype de la ville moderne.Le trajet de la cration devient alors visible et sensible, car la conscience de la mort et de limpuissance de lart (qui pousse Baudelaire de la versification classique au pome en prose n.n.) donne naissance un nouveau art, un art foncirement moderne.

Arthur Rimbaud ou la rbellion permanente

Dans une possible dfinition du tragique (non pas celui thtral, mais le tragique existentiel tout court), Gabriel Liiceanu le conoit comme lintersection entre le destin inexorable (et maintes fois absurde) et la finitude de ltre humain. En ce sens, une destine hache brutalement et trop tt est une destine tragique (la mort dun jeune pote qui aurait pu devenir gnial, par exemple), tandis que la mort plus de quatre-vingt ans de Victor Hugo ne lest pas, car il a eu le temps de donner pleinement la mesure de sa valeur.Toutes proportions gardes, tel fut le trajet potique du rvolt de Charleville, qui des dires de Mallarm sest amput vivant de la posie; cette diffrence prs, que le jaillissement potique rimbaldien ne fut pas interrompu par une mort prmature, mais par la propre volont de lauteur, qui pensait avoir tout dit.Il tait sans le savoir ladepte de Paul Valry, qui allait dire plus tard: Il faut puiser le champ du possible.Ne pouvant pas prciser limprcis, on se voit contraints de constater ltonnante diversit, voire le polymorphisme de luvre potique rimbaldienne. Des pomes communards (Chant de guerre parisien, Les Mains de Jean-Marie, Paris se repeuple) aux fulgurantes Illuminations, en passant par ce compte-rendu de sa relation mouvemente avec Verlaine quest Une Saison en Enfer, Rimbaud ouvre (mieux dit, fonce) les portes lyriques vers un monde o nul avant lui na os avancer. Qui plus est, il le fait avec une froideur, lucidit et courage qui lui ont rendu lpithte de Voyant, sans pour autant le dsaronner: part Lautramont et peut-tre Villon, la discrtion de son existence est sans exemple dans lhistoire des lettres franaises.Depuis Aristote et jusquaux mdias modernes, en passant par la lyrique des troubadours, la vue, le sens du visuel a t des plus privilgis; presque tout est (se rapporte la) vision, au point de vue, la focalisation narrative etc.Sous cet aspect aussi, Rimbaud a le mrite insigne davoir fondu dans sa moule potique un monde hors du commun, un monde autre et cependant le mme; plus exactement, il y dcouvre et rend visibles des rapports inhabituels, des relations complexes dordre essentiellement mtaphorique auxquelles nul navait pens, avant lui (la couleur des voyelles, livresse du bateau, la symbiose entre les bureaucrates et leurs chaises ainsi de suite).Tout ceci, subordonn la volont synthtisante dun dmiurge moderne (La fonction du pote est de rvler lunit du monde), dont les pomes sont des rvlations ltat pur.Explicable par le milieu familial et scolaire, la rvolte rimbaldienne (englobant par ailleurs occultisme, magie et cabale) nest pas strile, mais elle aboutit la configuration dun systme mtaphysique anticatholique; mcontent de Nietzsche, il va plus loin et exige: Mort Dieu!. Le pote dchire le voile du transcendant et donne expression ce quil trouve au-del (Si ce quil rapporte de l-bas a forme, il donne forme; si cest informe il donne de linforme), tout en assistant lclosion de sa pense.

Il se fait Voyant, nappartient plus lui-mme (Je est un autre), et obtient cette mthode de connaissance par un long, immense et raisonn drglement de tous les sens.Voyou, misanthrope et iconoclaste, Rimbaud prouve cependant un dsir de posie objective, visant changer la vie et contenant en elle-mme la ncessit du malheur (de ce ct, il sapparente Lautramont). Mme plus: il sest avanc, avant mme de renoncer, jusqu lendroit o la littrature, ne pouvant que se taire, devait envisager son aphasie moins par dfaut dinspiration, quen raison dun souffle trop fort fouettant les mots et courrouant la raison.Sur le plan du langage potique proprement-dit, Rimbaud accepte et mme loue Baudelaire (mais pas du point de vue formel), tout en se forgeant un idiome lui-mme: les inventions dinconnu rclament des formes nouvelles. Son ambition, cest de trouver une langue qui soit de lme pour lme, qui puisse tout rsumer parfums, sons, couleurs, qui soit de la pense accrochant la pense et tirant (lettre Georges Izambard du 13 mai 1871, dite du Voyant).

Mettant nu des motions diverses et disperses, Les Illuminations sont la fois un priple entre lEpire, le Japon, lArabie, Carthage et Brooklyn, (il serait peut-tre intressant de trouver le lieu gomtrique de ces parages quil visite), et une destructuration farouche du rel par un permanent va-et-vient entre rtrospective et anticipation, haine et transfiguration, prophtisation et renoncement.Htrognes de par leur contenu, Les Illuminations mettent en branle des images et des processus nigmatiques, sous la forme destampes diversement colores et dans un langage qui oscille en permanence entre la rupture et lenchantement.Des choses apparemment solidaires sont spares, et vice versa, labsurde est exprim en termes de prcision, dans un texte qui semble ignorer le lecteur sans pour autant le ddaigner.Tout simplement, cette tempte de dchargements hallucinants ne se veut pas comprendre.

Sans aucun doute, cette alchimie du verbe que Rimbaud met en uvre aux guises de sa fantaisie dictatoriale ne pouvait pas passer sans laisser des traces au niveau de lagencement du texte, et il faut avouer que ces traces sont profondes.Par exemple, Marine de 1872 est, semble-t-il, le premier exemple de vers compltement libre en France, qui utilise une technique tout fait indite, celle de linsertion (le marin dans le terrestre).Le dramatisme pulvrisant le monde est requis par lexigence du mystre, qui se laisse voir travers le dsordre et labsurde (dans Aprs le dluge, un livre, dans le trfle, nonne travers une toile daraigne sa prire larc-en-ciel), prsagent le surralisme.Dautres pomes fonctionnent soit en vertu danalogies musicales (succession des degrs dintensit, mouvements ascendants et descendants, accumulations et dchargements etc.), soit par synesthsies audio-visuelles. en croire les tmoins, Rimbaud labourait le texte, et ses jaillissements lyriques qui nous laissent bout de souffle supposaient logique, rigueur et prcision. En pleine ascension, il proclame jamais: Je ne peux plus parler.Limportant, ce nest pas quil ait tenu parole, mais quil aura essay de noter linexprimable. Ce qui quivaut une tentative de raliser limpossible.Lautramont lobscur

Cet homme est trop nuisible lhumanitpour que jen prive lunivers.Georges Bataille

Lintertextualit que le titre comporte (v. Mallarm lobscur) na pas de vise parodique. Elle ne fait quexprimer un doute mthodologique et le malaise qui en dcoule.La tentation psychanalytique, sous quelque forme quelle puisse se prsenter, est sans conteste puissante dans le cas de Ducasse-Lautramont. Mais exception faite de Gaston Bachelard, auquel il faudra revenir, une lecture de ce type commencer par la plus rigoureuse dentre elles, la psychocritique de Charles Mauron reste, de par ses critres mme, sans validit pour les Chants de Maldoror et les Posies.

Dabord, on na pas encore tabli si luvre ducassienne comporte plusieurs titres ou bien un seul. Cest au mme Bachelard de lobserver: lcriture lautramontienne nest pas contradictoire, puisquelle repose sur deux mouvements apparents: la furie (Les Chants) et une torpeur non moins violente. Autant vaut dire que Les Chants et Posies ne sont pas, en dfinitive, des units scripturales distinctes et opposes. On peut donc les envisager ne ft-ce quune hypothse de travail comme un seul et mme texte, de la mme faon que lon peut se reprsenter la personne de Janus bifrons. Do sensuit que la psychocritique ne peut pas porter trop de fruit, ce sujet.

Car, dune part, son premier postulat suppose la superposition de plusieurs textes du mme auteur, ce qui nest plus le cas, daprs le parti pris thorique ci-dessus.Dautre part, vrifier dans la biographie de lcrivain lexactitude de limage ainsi obtenue reste quasi impossible, puisque lindigence des donnes biographiques concernant Lautramont cest--dire Ducasse est dconcertante; franchement parlant, la photographie dcouverte par Robert Faurisson ne sert rien. Le mme risque mine, dans le cas qui nous intresse, la critique monothmatique de Jean-Paul Weber, par exemple.Sans adhrer tout fait lopinion polmique dAlbert Bguin, qui pensait que la psychanalyse veut gurir le pote de sa posie, on peut toutefois sexpliquer, de la sorte, pourquoi la lecture bachelardienne de Lautramont reste, beaucoup dgards, valable encore de nos jours: cest quelle ne se borne pas au cadre rigide de la psychanalyse, si fascinant ft-il; la mthode est subordonne lanalyse, ce qui malheureusement narrive pas toujours.

En outre, si pour les Posies on peut accepter la prsence dun code mtalinguistique sous-jacent (Les gmissements potiques de ce sicle ne sont que des sophismes, ou, mieux encore, Jaccepte Euripide et Sophocle, mais je naccepte pas Eschyle), lexistence du mme code dans les Chants est peu probable.

Si dans lloge de lOcan fait par lexil, et mme dans celui des saintes mathmatiques on supposait par exemple, une rfrence intertextuelle Victor Hugo, qui nous empcherait de voir, par la suite, dans le Eau soucilleuse, il qui gardes en toi/Tant de sommeil sous un voile de flamme de Valry la mme rfrence? Ce serait nanmoins absur